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  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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24 avril 2020 5 24 /04 /avril /2020 13:15

La question de la censure, de l’auto-censure et des tabous existant sous différentes formes et à différents degrés dans toute société doit faire l’objet de recherches et de réflexions sans fausses retenues de la part des penseurs et des chercheurs. Sinon la science cesse. Il est donc salutaire d’avoir une réflexion sur les censures, blocages ou tabous fonctionnant dans la société française actuelle, en particulier au niveau des médias mais aussi de l’édition. L’antisoviétisme proclamé, unilatéral et inconditionnel est certes devenu aujourd’hui une clef facilitant la carrière, comme c’est aussi le cas de toute dénonciation d’Etats, de régimes, d’idéologies ou de religions considérées comme opposées aux « valeurs européennes » ...que personne n’a été jusqu’à présent d’ailleurs en état de définir de façon précise.

Les aléas de la traduction de l’ouvrage phare de l’historien britannique Eric Hobsbawm témoignent de cette situation mais, à la lecture de l’ouvrage, on doit néanmoins poser la question sur les raisons premières qui ont expliqué les difficultés qu’a rencontré sa traduction en France. Ce que traite l’article qui suit en posant une question inédite, à savoir si cet épisode de l’histoire de l’édition française ne vient pas d’ailleurs, et si en conséquence le judéocide nazi constitueune question historique et morale ou s’il n’est pas devenu un prétexte pour justifier la pratique d’un nouveau culte immobiliste dont on peut percevoir les causes géo-politiques ?

La Rédaction


 


 

L'affaire Hobsbawm vingt ans après

-

Avril 2020


 

Marc Antoine Coppo


 

Dans sa préface à une réédition de L'Âge des extrêmes d'Eric Hobsbawm (rebaptisé "L'Ère des extrêmes" dans la nouvelle traduction) qui vient de paraître chez Agone (1), Serge Halimi revient sur ce qu'il appelle la "fatwa" éditoriale dont l'historien britannique (décédé en 2012 à l'âge de 95 ans) aurait été victime en France à la fin des années 90 (1). Sans surprise, il reprend la thèse désormais bien connue (et parfaitement admise par la "gauche de la gauche") selon laquelle le refus de la prestigieuse maison d'édition Gallimard, par l'intermédiaire de son directeur de collection, le celèbre historien Pierre Nora (2), de publier la traduction française du livre s'expliquerait par l'anticommunisme hargneux de l'intelligentsia française. Cette dernière n'aurait pas accepté la parution en France d'une fresque historique qui aurait pu passer, dix ans après la "chute du mur", pour une entreprise révisionniste de réhabilitation de l'Union soviétique.


 

Philosoviétisme ?

Vingt ans après, cette thèse reste plausible (3) mais elle est néanmoins surprenante tant l'historien britannique se montre critique et désabusé sur l'expérience révolutionnaire au vingtième siècle. Ainsi, il reconnaît que la révolution bolchevique de novembre 1917 qui devait - dans l'esprit de Lénine - constituer l'acte fondateur de la révolution mondiale a complètement échoué dans son objectif avec des conséquences assez désastreuses pour la Russie :

 « La révolution mondiale, au nom de laquelle Lénine avait engagé son pays sur la voie du socialisme, ne fut pas au rendez-vous, condamnant la Russie à une génération d'isolement dans l'appauvrissement et l'arriération » (p. 98),

Lénine étant lui-même dépeint sous les traits d'un « marxiste fondamentaliste », à la fois intolérant et pragmatique (p. 503). Hobsbawm interprète l'apparition et l'essor du fascisme en Italie et du nazisme en Allemagne avant tout comme une réaction violente au léninisme (rejoignant l'analyse de l'historien conservateur Ernst Nolte), allant jusqu'à écrire que

 «  les apologistes du fascisme ont probablement raison de soutenir que Lénine a engendré Mussolini et Hitler » (p.172) » 

Quant au coût humain exorbitant du "socialisme réel", Hobsbawm ne cherche aucunement à le dissimuler et le condamne sans équivoque : 

 « Quelles que soient les hypothèses retenues, le nombre des victimes directes et indirectes doit se mesurer en huit chiffres plutôt qu'en sept. Peu importe qu'on retienne une estimation prudente, plus proche de dix millions que de vingt, ou un chiffre plus élevé, dans tous les cas, on a un bilan honteux que rien ne saurait atténuer ni justifier » (p. 508) » 


 

Enfin, Hobsbawm achève son chapitre consacré à "la fin du socialisme" par le constat amer selon lequel 

 « la tragédie de la révolution d'Octobre est précisément de n'avoir pu produire qu'un socialisme autoritaire, implacable et brutal » (p. 642).

On est certes très loin de la tonalité accusatrice du "Livre noir du communisme" (Hobsbawm prenant soin de constamment contrebalancer son propos), mais le lecteur attentif ne trouvera pas dans L'Âge des extrêmes matière à regretter la disparition de l'URSS, ni à réviser à la hausse son bilan historique tant l'échec y apparaît patent, irrémédiable, et ... lourd de conséquences.


 

Que pouvait donc bien reprocher un éditeur aussi modérément anticommuniste que Pierre Nora à l'auteur de L'Âge des extrêmes sinon de ne pas avoir entonné le grand air de la repentance qui correspondait parfaitement à « l'air du temps » selon la jolie formule de Nora ? En réalité, sur le fond du propos, il n'y a vraiment pas grand chose d'apologétique. À cet égard, le portrait glaçant qu'Hobsbawm dresse de Staline : 

 « Un autocrate d'une férocité, d'une cruauté et d'une absence de scrupules exceptionnelles pour ne pas dire uniques, qui dirigea son parti, comme tout ce qui était à la portée de son pouvoir personnel, par la terreur et par la peur " (pp. 493 et 504) 

aurait très bien pu être le fait d'un auteur anticommuniste du temps de la guerre froide ... 


 

Homme sans illusions parvenu à l'âge de la raison, Hobsbawm demeure marxiste dans l'analyse des évènements historiques. Certes, cette fidélité intellectuelle au marxisme avait de quoi déranger le petit monde des éditeurs parisiens de cette fin du XXe siècle, mais cela suffit-il pour expliquer une censure politique (5) ? Il est permis d'en douter.


 

L'autre hypothèse

Dès lors, on est conduit à formuler une autre hypothèse pour expliquer cette "fatwa française" que Serge Halimi suggère à demi-mot mais qu’il se contente d'effleurer dans sa préface : celle de l'antisémitisme. Il rappelle ainsi que :


 

«  Dans une simple note de bas de page, sans en rajouter, sans s’y attarder, Pierre Nora reproche ainsi à son « ami Eric », de ne pas parler d’Auschwitz dans The Age of Extremes, preuve selon lui de l’« ambiguïté du genre ».


 

Signalons au passage (ce que Serge Halimi se garde de faire) que Pierre Nora est lui-même - comme la plupart des historiens français réputés de sa génération - juif ashkenaze (6). Serge Halimi balaye aussitôt le reproche fait à Hobsbawm quant à son silence sur "Auschwitz" en rétorquant que :


 

«  Bien entendu, Hobsbawm évoque « l’extermination systématique des juifs »dès le premier chapitre de son ouvrage (« L’ère de la guerre totale ») et il renvoie au livre de Raul Hilberg pour le nombre des victimes (environ cinq millions). » 


 

Bien entendu, bien entendu... Toutefois, si Hobsbawm évoque effectivement l'holocauste dès le premier chapitre de L'Âge des extrêmes, Serge Halimi omet de préciser qu'il n'en est plus du tout question dans la suite de l'ouvrage ! Et quand on prend la peine d'examiner de plus près la manière dont Hobsbawm parle de l'holocauste, on constate que ce n'est jamais isolément mais toujours en relation avec d'autres évènements tragiques ayant fait un très grand nombre de victimes (massacre des Arméniens, siège de Leningrad), et avec une volonté assez évidente de le relativiser. Ainsi, s'il est exact qu'Hobsbawm reprend l'estimation de Hilberg concernant le nombre de victimes, on notera qu'il ajoute aussitôt que : « les chiffres demeurent contestés » (p. 80). Le lecteur français sera certainement surpris d'apprendre que les chiffres de l'holocauste sont contestés ! Mais contestés par qui exactement ? Hobsbawm ne dit mot sur l'identité des "contestataires" (7).


 

Mais ce qui a dû faire frémir les tenants d'une histoire judéo-centrée du XXe siècle dans laquelle l'holocauste occuperait une place primordiale, c'est le passage suivant qui est quasiment sacrilège :


 

«  L'horreur de l'holocauste serait-elle moindre si les historiens en arrivaient à la conclusion qu'il avait exterminé non pas six millions de Juifs (la première approximation, certainement exagérée) mais cinq ou même quatre ? » (p.71).


 

En posant cette question, Hobsbawm ne semble pas avoir eu conscience que ce chiffre de six millions de morts était devenu - en France du moins - quasiment incontestable, et que quiconque chercherait à le remettre en question en le révisant à la baisse serait immédiatement suspecté de révisionnisme ou, pire, de négationnisme ; ni s'être aperçu que la "Shoah" (nom donné à l'holocauste dans notre pays) faisait l'objet d'un véritable culte mémoriel en association avec le rappel systématique des "heures les plus sombres de notre passé".


 

Si, pour Hobsbawm, l'holocauste n'est certainement pas un "point de détail de l'histoire" (selon la célèbre formule de Jean-Marie Le Pen qui fit scandale (8)), il est manifeste à la lecture de L'Âge des extrêmes qu'il ne le considère pas non plus comme un évènement central qui mériterait une analyse spécifique. Pour l'historien britannique, c'est la révolution d'Octobre qui demeure, à l'évidence, l'évènement majeur du "court vingtième siècle" en raison de ses répercussions mondiales et de la formidable espérance qu'elle a suscitée, justifiant qu'il y consacre de longs développements (9).


 

Par conséquent, il me semble que l'hypothèse selon laquelle le refus de publication des éditeurs parisiens aurait eu pour raison véritable (mais bien cachée) la place extrêmement réduite accordée à l'holocauste dans L'Âge des extrêmes et la manière très inhabituelle dont l'auteur en parle mériterait d'être davantage prise en considération.


 

Marc-Antoine Coppo


 

Notes :


 

(1) Eric Hobsbawm, L'Ère des extrêmes, Histoire du court XXe siècle (1914-1991), Agone, 2020. Les références aux pages du livre faites dans cet article renvoient à l'édition de 1999.

(2) https://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2020-04-16-preface-Hobsbawm

(3) Signalons que ce même Pierre Nora avait, au début de la décennie 1990, édité un livre d'Hobsbawm intitulé "Nations et nationalisme depuis 1780" dans la prestigieuse collection "Bibliothèque des Histoires" chez Gallimard, preuve qu'il n'avait pas d'hostilité de principe vis-à-vis de son collègue britannique.

(4) La thèse apparaît d'autant plus plausible que les justifications de Pierre Nora pour motiver son refus d'éditer L'Âge des extrêmes sont très peu convaincantes (cf. "Traduire : nécessité et difficultés", Le Débat, n° 93, 1997, pp. 93-95).

(5) Cf. M. Bordeleau, « La censure politique du livre Ages of extremes d'Eric Hobsbawm : des anticommunistes au comportement stalinien ». Bulletin d'Histoire politique, 9 (2000), 193-198.

(6) C'est également le cas d'un des plus féroces contempteurs de L'Âge des extrêmes, l'historien polonais Krzysztof Pomian (cf. Le Débat, op. cit.).  Ce dernier écrit : « Ni dans la page que je viens de résumer ni dans aucun autre endroit du livre n'apparaît un passage qui aurait essayé d'évaluer l'importance de l'antisémitisme allemand, qui aurait dit clairement que la "solution finale" du "problème juif" a été programmée par un parti allemand, avec le consentement, souvent enthousiaste, de millions d'Allemands, et mise en œuvre avec la participation active de dizaines de milliers, même quand il était devenu patent qu'elle consistait non pas en une expulsion de masse mais en une extermination de tous les Juifs. »  (cf. "Quel XXe siècle ?", Le Débatop. cit., p. 41-75) 

(7) En France, ce sont essentiellement des auteurs estampillés "négationnistes" qui remettent en question ces chiffres.                                                                                           (8) En 1987, Jean-Marie Le Pen a prétendu que l'existence des chambres à gaz était un point de détail de l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale. Pour un parallèle douteux avec Hobsbawm, voir Bret L. Stephens, "Eric Hobsbawm and the details of History", The Wall Street Journal, 5 octobre 2012. 

(9) Les passages consacrés à la révolution d'Octobre sont les seuls du livre qu'on peut considérer comme apologétiques, Hobsbawm adoptant presque sans réserve le point de vue de Lénine bien que, curieusement, il s'en défende (cf.  "Commentaires », Le Débat, Op. cit. p. 85-92).

 

 

 

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