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  • : Le blog de la-Pensée-libre
  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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3 décembre 2012 1 03 /12 /décembre /2012 18:03

 

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Notre Rédaction a décidé de traduire et de reproduire l'introduction faite par par l'Institut d'histoire de la classe ouvrière de Chicago à laquelle appartient un des membres de notre rédaction, William Pelz. Introduction qui précède la reprise d'un entretien accordé par Eric Hobsbawm à la grande revue new yorkaise New Left Reviewil y a deux ans et que nous avons traduit pour l'occasion. Ce qui nous permet de rappeler la place tenue dans la recherche par ce grand historien disparu récemment et qui a toujours eu beaucoup de difficultés à trouver sa place parmi les éditeurs français, alors même que sa renommée était mondiale et que ses approches ont grandement contribué à renouveler la recherche, y compris dans les pays anglo-saxons pourtant aujourd'hui tellement marqués par les pesanteurs de structures économiques et sociales d'un autre âge. Chose qui, malgré tout, n'a pas pleinement pesé sur la recherche à la différence d'autres pays pourtant autrefois réputés plus audacieux.

La Rédaction
 

Se souvenir de Eric Hobsbawm

Décembre 2012

La vie d'Eric Hobsbawm reflète les opportunités et les tourments de ce que lui-même, dans un de ses livres les plus célèbres, a surnommé l'«Age des extrêmes». Né à Alexandrie, en Egypte, il a passé son enfance à Vienne et à Berlin, et, après avoir perdu ses parents à un jeune âge, il s'installa à Londres où il a passé la majorité de sa vie. Doublement menacé par la tyrannie fasciste, à la fois comme juif et communiste, Hobsbawm a su mêler de façon fructueuse les expériences de sa vie avec ses réflexions savantes.

Il nous a montré que l'application novatrice allant de pair avec la poursuite du développement de la méthodologie marxiste peuvent conduire à des conceptions historiques perspicaces, indépendamment du fait que les approches socialistes puissent être favorisées ou non au sein de la recherche universitaire. Il n'est donc pas surprenant que les spécialistes représentant un large éventail d'écoles et de savoirs célèbrent la prodigieuse érudition de Hobsbawm, sa prose éloquente, et souvent ses conclusions inattendues. De Niall Ferguson, l'une des icônes de l'érudition conservatrice, jusqu'aux grands historiens libéraux et socialistes, le travail et la vie d'Eric Hobsbawm sont commémorés.

L'analyse historique, à l'instar de nombreuses autres façons de donner un sens à notre monde, est formée par la perspective de chacun. Le point de vue de Hobsbawm était celui des opprimés, des marginalisés, des exploités et des dominés. En donnant souvent une voix à ceux qui sont sans voix, il a participé aux luttes entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent rien. Eric Hobsbawm nous a quittés, mais il n'a certainement pas disparu. Ses nombreux livres et articles, tout le chemin qu'il a mené à partir d'études spécialisées sur les «Rebelles primitifs» et la musique du jazz jusqu'à sa magistrale histoire de notre monde depuis la Révolution française en quatre volumes, ainsi que son tout dernier ouvrage sur l'histoire et la persistance de la pertinence du marxisme, sont en attente d'être découverts et redécouverts. Et, ce qui est le plus digne de considération pour l'un des historiens les plus créatifs de notre époque, c'est que le flux des investigations ouvertes par Hobsbawm n'a pas été épuisé par sa mort physique. Pour le printemps prochain en effet, il est prévu que son désormais vraiment dernier livre doive sortir. Il aura pour titre « Fractured Spring » (Un printemps fragmenté ?). Ainsi Eric Hobsbawm continuera de rester une présence vivante pour les historiens et leurs lecteurs en particulier surtout pour ceux qui s'intéressent à l'histoire de la classe ouvrière.


 

 


 

 


 UN MONDE DÉTREMPÉ

-

Entretien

 

ERIC HOBSBAWM

 

 

 

New Left Reviewn°61, Janvier-Fevrier 2010 ; Traduction en français décembre 2012

 

L' Âge des extrêmes se termine en 1991 avec un panorama d'un glissement de terrain mondial - l'effondrement des espoirs d'un âge d'or dans un monde de progrès social. Que percevez-vous comme élément constituant les principaux développements dans l'histoire du monde depuis cet ouvrage ?

 

Je vois cinq principaux changements.Tout d'abord, le déplacement du centre économique du monde de l'Atlantique Nord vers le Sud et l'Asie orientale. Cela a commencé au Japon dans les années 1970 et 1980, mais la montée de la Chine dans les années 1990 a constitué une réelle différence. secundo, bien sûr, la crise mondiale du capitalisme, qu'on nous avait prédit, mais qui a néanmoins pris beaucoup de temps à se produire. Tertio, l'échec retentissant des tentatives des USA visant à l'hégémonie mondiale en solo à partir de 2001 et qui a très visiblement échoué. En quatrième lieu, l'émergence d'un nouveau bloc de pays en développement comme entité politique, le BRIC-s, ce qui n'avait pas encore eu lieu lorsque j'ai écrit l'Âge des extrêmes. Et cinquièmement, l'affaiblissement systématique et l'érosion de l'autorité des Etats: des Etats nationaux sur leurs propres territoires, et pour de grandes parties du monde, de toute forme d'autorité étatique efficace. Cela aurait pu être prévisible, mais ce processus s'est accéléré à un point auquel je ne m'attendais pas.

 

Quoi d'autre vous a surpris dans le monde depuis lors ?

  

Je ne cesse d'être surpris par la folie douce du projet néo-conservateur, qui non seulement fait semblant que l'Amérique représente l'avenir, mais qui a même été pensé comme si ce projet avait élaboré une stratégie et des tactiques permettant de parvenir à cette fin. Or, pour autant que je peux le voir en termes rationnels, ces gens n'ont pas de stratégie cohérente. Deuxièmement – ce qui est beaucoup plus faible, mais significatif - le renouveau de la piraterie, que nous avions largement oublié, ce qui constitue une phénomène nouveau. Et troisièmement, ce qui est beaucoup plus local: l'effondrement du Parti communiste indien (marxiste) CP1 (M) dans le Bengale occidental, ce à quoi je ne m'attendais vraiment pas. Prakash Karat, le Secrétaire général du CPI (M), m'a dit récemment que dans le Bengale occidental, ils se sentaient en difficulté et assiégés. Ils s'attendent à recevoir des graves coups de la part du nouveau parti du Congrès lors des élections locales. Cela, après avoir gouverné comme parti national pour ainsi dire, pendant trente ans. La politique d'industrialisation, en mettant la question de la terre à l'écart des paysans, a eu un très mauvais effet, et a clairement constitué une erreur. Je constate donc que, comme tous ces survivants des gouvernements de gauche, ils ont eux aussi dû s'adapter au développement économique, y compris au développement privé, et il leur a semblé naturel de développer une base industrielle solide. Mais il semble un peu surprenant que cela ai dû conduire à un revirement aussi spectaculaire.

 

Pouvez-vous envisager une recomposition politique de ce qui était autrefois la classe ouvrière?

  

Pas sous sa forme traditionnelle. Marx avait sans doute raison dans sa prédiction portant sur la formation de grands partis de classe à un certain stade de l'industrialisation. Mais ces partis, lorsqu'ils réussissaient, n'agissaient pas purement en tant que partis ouvriers: s'ils voulaient aller au-delà de cette catégorie sociale restreinte, ils devaient agir en tant que partis populaires, tout en étant structurés autour d'une organisation inventée par et pour les besoins de la classe ouvrière. Et même ainsi, il y avait des limites à la conscience de classe. En Grande-Bretagne, le Parti travailliste n'a jamais dépassé 50% des voix. La même chose est vraie en Italie où le Partic communiste italien était devenu beaucoup plus un parti populaire qu'un parti ouvrier. En France, la gauche a eu pour base une classe de travailleurs relativement faible mais qui se trouvait être politiquement renforcée par la grande tradition révolutionnaire dont elle avait réussi à se présenter comme l'héritier principal, ce qui a donné un effet de levier à gauche.

 

Le déclin de la classe des travailleurs manuels dans l'industrie semble aujourd'hui arrivé à un stade terminal. Il y a, ou il y aura, beaucoup de personnes quittant l'activité manuelle, même si la défense de leurs conditions demeure une tâche majeure pour tous les gouvernements de gauche. Mais ce terrain ne peut plus constituer le fondement principal de leurs espérances: ces partis n'ont plus, même en théorie, le potentiel politique nécessaire, parce qu'ils n'ont pas le potentiel pour l'organisation de la vieille classe ouvrière. Il y a eu à cet effet trois autres grandes évolutions négatives.

 

La première, fut, bien sûr, la xénophobie qui constitue pour la majorité de la classe ouvrière, comme Bebel l'a déjà remarqué une fois, «le socialisme des imbéciles»: préserver mon travail contre les personnes qui sont en concurrence avec moi. Plus le mouvement syndical est faible, plus les appels à la xénophobie attirent.

 

Deuxièmement, beaucoup d'emplois manuels et dans ce que l'on a l'habitude d'appeler dans la fonction publique britannique les «niveaux mineurs et manufacturés» ne sont pas des emplois permanents, mais temporaires: effectués par des étudiants ou par des migrants, travaillant dans la restauration, par exemple. Il n'est pas facile de considérer ces travailleurs comme étant potentiellement organisables. La seule fraction facilement organisable de cette catégorie de travailleurs est celle qui est employée par les pouvoirs publics, car ici les autorités sont politiquement vulnérables.

 

Le troisième développement, et le plus important à mon avis, c'est le fossé qui se creuse et qui est produit par un nouveau critère de classe, à savoir, celui de pouvoir passer des examens dans les écoles et les universités comme billet d'entrée pour obtenir un emploi. C'est d'une certaine façon, une méritocratie, mais elle est mesurée, institutionnalisée et soumise à la médiation des systèmes éducatifs. Ce qui a pour effet de détourner la conscience de classe de l'opposition aux employeurs vers une opposition visant les « aristos » d'une sorte ou d'une autre, les élites des intellectuels, des élites libérales, des gens qui se la jouent plus envers nous. L'Amérique constitue un exemple classique de ce phénomène, mais il n'est pas absent au Royaume-Uni si vous analysez la presse britannique. Le fait que, de plus en plus, il faille obtenir un doctorat ou au moins un diplôme de troisième cycle vous donnant également une meilleure chance d'obtenir des millions complique un peu la situation.

 

Peut-il y avoir de nouveaux pouvoirs ? Cela ne peut plus fonctionner en termes d'une seule classe, mais, à mon avis, cela en fait n'a jamais été le cas. Il y a une politique progressiste de coalitions à mener, des coalitions relativement durables comme, disons, la coalition regroupant les gens instruits, les lecteurs du Guardian de classe moyenne et les intellectuels - les gens les plus instruits qui dans l'ensemble ont tendance à être plus à gauche que les autres- et la masse des pauvres et des ignorants. Ces deux groupes sont essentiels pour l'émergence d'un tel mouvement, mais ils est peut-être plus difficile de les unifier qu'auparavant. En un sens, il est en revanche possible pour les pauvres de s'identifier aux multi-millionnaires, comme c'est le cas aux États-Unis, en se disant: «Si seulement j'avais de la chance, je pourrais devenir une pop star». Alors que vous ne pouvez pas dire: «Si seulement j'avais de la chance, je serais devenu un lauréat du prix Nobel». Il s'agit d'un réel problème dans la coordination de la politique des gens qui, objectivement, pourraient être du même côté.

 

Comment comparez-vous la crise contemporaine avec la Grande Dépression?

  

1929 n'a pas commencé avec les banques, car elles ne se sont effondrées que deux ans plus tard. Au contraire, la bourse a d'abord déclenché une crise de surproduction, avec un taux de chômage beaucoup plus élevé et une plus grande baisse réelle de la production comme il n'y en a jamais eu depuis. La dépression actuelle a été plus préparée que celle de 1929 qui est arrivée presque à l'improviste. Il aurait dû être évident assez tôt que le fondamentalisme néolibéral produit une instabilité considérable pour les opérations du capitalisme. Jusqu'en 2008, cela n'a semblé affecter que les régions marginales, l'Amérique latine dans les années 1990, et au début des années 2000, l'Asie du Sud et la Russie. Dans les grands pays, tout ce qu'on pouvait constater, c'était des chutes occasionnelles des bourses qui ont ensuite récupéré assez rapidement. Il m'a semblé que le vrai signe que quelque chose de mauvais se produisait a été l'effondrement de la gestion du capital à long terme en 1998, ce qui prouve à quel point le modèle de croissance entier était erroné, mais cela n'a pas été alors considéré alors comme tel. Paradoxalement, on constate que ce sont quelques hommes d'affaires et quelques journalistes qui ont alors redécouvert Karl Marx, comme celui qui avait écrit quelque chose d'intéressant à propos d'une économie moderne mondialisée; cela n'avait cependant absolument rien à voir avec l'ancienne gauche.

 

L'économie mondiale en 1929 était moins globalisée qu'à l'heure actuelle. Ceci a eu, bien sûr, un certain effet - par exemple, il était à l'époque beaucoup plus facile pour les gens qui avait perdu leur emploi de retourner dans leurs villages qu'aujourd'hui. En 1929, dans une grande partie du monde hors Europe et Amérique du Nord, les fragments d'économie mondialisée n'étaient véritablement que de petites variables qui entouraient le gros d'une structure largement inchangée. L'existence de l' URSS n'a eu aucun effet pratique sur la dépression, mais il a eu en revanche un effet énorme sur le plan idéologique car cet Etat constituait alors une alternative. Depuis les années 1990 en revanche, nous avons assisté à la montée de la Chine et des pays émergents, ce qui a eu effectivement un effet pratique dans la dépression actuelle, car ces pays ont contribué à maintenir l'économie mondiale à flot bien plus encore qu'il en aurait été sans eux. En fait, même à l'époque où le néolibéralisme affirmait qu'il était florissant, la croissance réelle était pour une large part concentrée dans ces pays en voie de développement, en particulier en Chine. Je suis sûr que si la Chine n'avait pas existé alors, la crise de 2008 aurait été beaucoup plus grave. Pour ces raisons donc, je pense que nous sommes susceptibles d'en sortir plus rapidement, bien que certains pays, notamment la Grande-Bretagne, continueront d'être assez déprimés pendant un certain temps.

  

Qu'en est-il des conséquences politiques?

  

La dépression de 1929 a conduit majoritairement à un déplacement politique vers la droite, à l'exception notable de l'Amérique du Nord, y compris le Mexique, et la Scandinavie. En France, le Front populaire en 1936 avait en fait seulement obtenu 0,5% de voix de plus que ce qu'il avait obtenu en 1932, de sorte que sa victoire a marqué un changement dans la composition des alliances politiques plutôt qu'un fait représentant un processus plus profond. En Espagne, malgré une situation quasi - ou potentiellement - révolutionnaire, l'effet immédiat de la crise fut aussi un déplacement vers la droite, en terme d'effet à long terme. Dans la plupart des autres pays, en particulier en Europe centrale et de l'Est, le curseur politique s'est déplacé très rapidement vers la droite. L'effet de la crise actuelle n'est en revanche pas aussi clair. On aurait pu penser que des changements politiques majeurs ou des changements dans la politique ne se produiraient pas aux États-Unis ou en Occident, mais presque certainement en Chine. Mais on ne peut que spéculer en fait sur ce qu'ils sont susceptibles d'être.

 

Voyez-vous la Chine continuer de résister à la crise ?

 

Il n'y a pas de raison particulière de penser qu'elle va soudainement cesser de croître. Le gouvernement chinois a subi un mauvais choc avec la dépression, car il a dû faire face à un très grand nombre d'industries soumises à un arrêt temporaire de production. Mais le pays est encore aux premiers stades du développement économique, et il y a là donc une place énorme pour l'expansion. Je ne veux pas spéculer sur l'avenir, mais on pourrait imaginer que la Chine dans vingt ou trente ans occupera une place relativement plus importante qu'aujourd'hui, à l'échelle mondiale, au moins économiquement et politiquement, mais pas nécessairement sur le plan militaire. Bien sûr, elle rencontre des problèmes énormes, et il y a toujours des gens qui se demandent si le pays peut se maintenir uni. Mais je pense qu'il existe à la fois des raisons réelles et des raisons idéologiques très fortes pour que les gens souhaitent là-bas que la Chine reste unie.

  

Comment évaluez-vous l'administration Obama, un an après?

 

Les gens étaient tellement heureux d'avoir élu un homme comme lui, et dans une situation de crise, ils pensaient qu'il devrait être un grand réformateur, capable de faire ce que Roosevelt avait fait. Mais il ne l'a pas fait. Il a mal commencé. Si vous comparez les cent premiers jours de Roosevelt avec les cent premiers jours d'Obama, ce qui saute aux yeux, c'est la capacité de Roosevelt de prendre des conseillers officieux, d'essayer de faire quelque chose de nouveau, par rapport à l'insistance d'Obama à rester dans le centre. Je pense qu'il a râté sa chance. Sa véritable opportunité, c'était au cours des trois premiers mois, lorsque la partie adverse était totalement démoralisée, et avant qu'elle ne soit capable de se remobiliser au Congrès, et c'est ce qu'il n'a pas fait. On peut lui souhaiter bonne chance, mais je pense que les perspectives ne semblent pas très encourageantes.

  

En regardant le plus chaud théâtre d'un conflit international dans le monde à l'heure actuelle, pensez-vous qu'une solution à deux Etats, telle qu'elle est actuellement envisagée, est une perspective crédible en Palestine?

  

Personnellement, je doute que ce soit le moment. Quelque soit la solution, rien ne va se passer jusqu'à ce que les Américains ne décident de changer d'avis fondamentalement, et de faire pression sur les Israéliens. Et il ne semble pas que soit ce qui soit en voie de se passer.

 

Y at-il des régions du monde où vous pensez que les projets progressistes positifs sont encore en vie, ou susceptibles de revivre?

 

Certes, en Amérique latine, la politique générale et les discours publics sont toujours menés selon la terminologie des anciennes Lumières - libérales, socialistes, communistes. Ce sont des endroits où l'on trouve des militaristes qui parlent comme des socialistes- et qui sont socialistes. Vous trouverez là-bas un phénomène comme celui de Lula, basé sur un mouvement de la classe ouvrière, et Morales. Où cela va-t-il mener ? C'est une autre affaire, mais la vieilles formulations peuvent toujours être mises de l'avant dans cette région du monde, et les anciens modes de vie politique restent là-bas disponibles. Je ne suis pas absolument sûr de la même chose pour ce qui est de l'Amérique centrale, mais il y a là-bas aussi des indications d'une légère reprise de la tradition de la Révolution, au Mexique même, non pas que cela va aller très loin, puisque le Mexique a pratiquement été intégré dans l'économie américaine. Je pense que l'Amérique latine a bénéficié de l'absence de nationalisme ethnique et linguistique, et des divisions religieuses, ce qui l'a rendue beaucoup plus apte à maintenir le vieux discours progressiste. Il m'a toujours semblé que jusqu'à tout récemment, il n'y avait aucun signe de politique ethnique là-bas. Il est certes apparu au sein des mouvements indigènes au Mexique et au Pérou, mais jamais au même niveau que tout ce qui s'est produit en Europe, en Asie ou en Afrique.

 

Il est possible qu'en Inde, en raison de la force institutionnelle de la tradition séculière de Nehru, les projets progressistes pourraient être relancés. Mais cela semble très loin d'atteindre les masses, à l'exception de certaines régions où les communistes ont, ou ont eu, un soutien de masse, tels que le Bengale et le Kerala, et peut-être là où certains groupes comme les naxalites ou les maoïstes sont présents, comme au Népal. Au-delà, l'héritage des anciens mouvements travailliste, socialiste et communiste en Europe reste assez forte. Les partis formés à l'époque d'Engels existent encore un peu partout en Europe, comme partis potentiels de gouvernement ou comme partis importants d'opposition. Je pense qu'à un certain stade, le patrimoine du communisme, par exemple dans les Balkans et même dans certaines parties de la Russie, peut resurgir d'une manière que nous ne pouvons pas prédire.

 

 Que va-t-il se passer en Chine ? Je ne sais pas. Mais il ne fait aucun doute qu'il s'agit de penser en termes différents, et non plus selon une formulation maoïste ou marxiste modifiée.

 

Vous avez toujours été critique du nationalisme comme force politique, mettant en garde la gauche contre le fait de les repeindre en rouge. Mais vous vous êtes également fortement opposés aux violations de la souveraineté nationale au nom des interventions humanitaires. Quels types d'internationalisme, après la disparition de ceux qui sont nés du mouvement ouvrier, sont souhaitables et réalisables aujourd'hui?

  

Tout d'abord, l'humanitarisme, l'impérialisme des droits de l'homme, n'a pas grand-chose à voir avec l'internationalisme. C'est plutôt l'indication qu'il s'agit soit d'un impérialisme revivifié, qui trouve une bonne excuse pour les violations de souveraineté d'Etat – et qui peuvent être des excuses parfaitement sincères - ou sinon, plus dangereusement, ce n'est que la réaffirmation de la croyance en la supériorité permanente de la région qui a dominé le monde du XVIe siècle jusqu'à la fin du XXe siècle. Après tout, les valeurs que l'Occident cherche à imposer constituent des valeurs spécifiquement régionales, qui ne sont pas nécessairement universelles. Si ce sont des valeurs universelles, alors elles devraient être reformulées dans des termes différents. Je ne pense pas que nous avons affaire ici à quelque chose qui est en soi national ou international. Le nationalisme ne fait pas partie de tout cela cependant - parce que l'ordre international westphalien fondé sur des Etats-nations - constitue un système qui a été dans le passé, en bien ou en mal, une des meilleures garanties contre des puissances étrangères s'installant dans certains pays. Il ne fait aucun doute que, une fois que ce système sera aboli, la route sera ouverte pour une guerre agressive et expansionniste, et c'est en effet, la raison pour laquelle les Etats-Unis ont dénoncé l'ordre westphalien.

 

L'internationalisme, qui est l'alternative au nationalisme, constitue une affaire délicate. Ou bien il s'agissait d'un slogan politiquement creux, comme c'était le cas, à toutes fins pratiques, dans le mouvement international du travail où il ne signifiait riende précis, ou c'est une façon d'assurer l'uniformité des puissants, autour d'organisations centralisées, comme l'Église catholique romaine, ou le Komintern. L'internationalisme signifie que, en tant que catholique, vous avez cru dans les mêmes dogmes et pris part aux mêmes pratiques, peu importe qui vous êtes et où vous étiez, la même chose était théoriquement le cas avec les partis communistes. Dans quelle mesure c'est cela qui s'est réellement passé, et à quel stade, cela a cessé de se produire - même dans l'Église catholique - c'est une autre affaire. Tout cela, ce n'est pas vraiment ce que nous entendons par «internationalisme».

 

  

L'Etat-nation a été et demeure le cadre de toutes les décisions politiques, nationales ou étrangères. Jusqu'à tout récemment, les activités des mouvements des travailleurs - en fait, toutes ses activités politiques - ont été presque entièrement réalisées dans le cadre d'un Etat. Même au sein de l'Union européenne, la politique reste toujours formulée en termes nationaux. Autrement dit, il n'existe aucun pouvoir supra-national en état d'agir, mais seulement des Etats distincts dans le cadre d'une coalition. Il est possible que l'islam missionnaire fondamentaliste constitue une exception à cet égard, qui se propagera à travers les Etats, mais cela n'a pas encore été réellement démontré. Les tentatives panarabes précédentes de créer des super-Etats, comme celui entre l'Egypte et la Syrie, sont tombées en panne en raison précisément de la persistance des Etats actuels - ​​anciennement coloniaux – avec leurs frontières.

 

Observez-vous en conséquence l'existence d'obstacles inhérents à toute tentative de dépasser les limites de l'État-nation?

 

Sur le plan économique et dans la plupart des autres domaines - y compris dans une certaine mesure culturellement - la révolution des communications a créé un monde véritablement international, dans lequel il y a des pouvoirs de décision qui tendent dans une direction transnationale, des activités qui sont transnationales, et, évidemment, des mouvements d'idées, des communications et des personnes qui sont beaucoup plus facilement transnationaux qu'ils ne l'étaient auparavant. Même les cultures linguistiques sont élargies maintenant par des idiomes internationaux de communications. Mais en politique, il n'y a eu aucun signe que quelque chose de ce genre soit en train de se passer, ce qui constitue la contradiction fondamentale existant à l'heure actuelle. L'une des raisons pour lesquelles cela n'a pas eu lieu, c'est que, au XXe siècle, la politique a été démocratisée dans une large mesure, et qu'une très grande masse de gens ordinaires s'y sont impliqués. Pour eux, l'État est indispensable pour le développement des activités quotidiennes normales et pour leurs conditions de vie. Des tentatives visant à briser l'Etat de l'intérieur, par la décentralisation, ont été entreprises, principalement dans les trente ou quarante dernières années, et certaines d'entre elles ont rencontré des succès, comme la décentralisation en Allemagne qui a réussi à certains égards, ou en Italie où la régionalisation a été effectivement bénéfique. Mais la tentative de mettre en place un Etat supra-national n'a pas fonctionné. L'UE constitue à cet égard un exemple évident. Elle était dans une certaine mesure handicapée par ses fondateurs qui pensaient précisément en termes de super-Etat analogue à un Etat national, mais en plus gros, alors que ce n'était pas le cas. Je pense que c'est une possibilité, mais ce n'est certainement pas le cas maintenant. L'UE constitue une réaction spécifique au sein de l'Europe. Il y avait des signes, à un moment ou un autre, de la tendance vers un Etat supra-national au Moyen-Orient et ailleurs, mais l'UE constitue le seul exemple qui semble s'être constitué réellement. Je ne crois pas par exemple, qu'il y ai beaucoup de chances de voir une fédération plus grande se développant en Amérique du Sud. Je serais prêt à parier contre elle, moi-même.

 

La question non résolue, reste donc cette contradiction: d'une part, il existe des entités transnationales et des pratiques qui sont en train de miner les fondements de l'Etat, peut-être au moment où il va s'effondrer. Mais si cela arrive - ce qui ne constitue pas une perspective immédiate, dans les Etats développés - qui, ensuite, sera en état de reprendre en main les fonctions de redistribution ou d'autres qui, jusqu'ici, étaient du seul domaine de l'Etat ? À l'heure actuelle, vous avez une espèce de symbiose et de conflit à la fois. C'est l'un des problèmes fondamentaux portant sur la nature de la politique populaire aujourd'hui.

  

Le nationalisme constitue clairement l'une des forces motrices de grandes politiques du XIXe siècle et tout au long de la majeure partie du XXe siècle. Quelle est votre lecture de la situation aujourd'hui?

 

Il ne fait aucun doute que, historiquement, le nationalisme constituait, dans une large mesure, une partie du processus de formation des États modernes qui avaient besoin d'une autre forme de légitimation que l'Etat traditionnel théocratique ou dynastique. L'idée originale du nationalisme a été celle la création d'États plus grands, et il me semble que cette fonction unificatrice et expansionniste a été très importante. Typique sur ce point fut la Révolution française lorsque, en 1790, les gens semblaient dire: «Nous ne sommes plus Dauphinois ou du Midi, nous sommes tous des Français». À un stade ultérieur, à partir des années 1870, vous avez observé le développement de mouvements de groupes au sein de ces États pour pousser vers la réalisation de leurs propres États indépendants. Ceci, bien sûr, s'est produit au moment historique wilsonien, avec le droit à l'autodétermination, même si, heureusement, en 1918-19, ce moment a été encore corrigé dans une certaine mesure par quelque chose qui a depuis complètement disparu, à savoir la protection des minorités. Il a alors été reconnu, si ce n'est par les nationalistes eux-mêmes, qu'aucun de ces nouveaux États-nations n'était en fait ethniquement ou linguistiquement homogène. Mais après la Seconde Guerre mondiale, la faiblesse des dispositifs existants a été prise en compte, et pas seulement par les Rouges, mais par tout le monde, avec la décision de créer par la force une homogénéité ethnique. Cela a amené une énorme quantité de souffrances et de cruauté, et sur le long terme, cela n'a pas fonctionné non plus. Néanmoins, à cette période, le type de nationalisme séparatiste a relativement bien fonctionné. Il a été renforcé après la Seconde Guerre mondiale par la décolonisation, qui, par sa nature, a créé plusieurs Etats, ce qui a été encore renforcé à la fin du siècle par l'effondrement de l'empire soviétique, qui a également créé de nouveaux mini-Etats distincts, dont un grand nombre, comme dans les colonies, n'avaient en fait pas voulu se séparer, et à qui l'indépendance leur a été imposée par la force de l'histoire.

 

Je ne peux pas m'empêcher de penser que la fonction des petits Etats séparatistes qui se sont multipliés considérablement depuis 1945 a changé. D'une part, ils sont reconnus comme des entités existantes. Avant la Seconde Guerre mondiale, les mini-États, comme Andorre ou le Luxembourg etc., n'étaient même pas considérés comme faisant partie du système international, à l'exception des collectionneurs de timbres. L'idée que tout le bas de la Cité du Vatican soit désormais un État, et peut-être même un membre de l'Organisation des Nations Unies, est nouvelle. Il est tout aussi évident que, en termes de puissance, ces États ne sont pas capables de jouer le rôle de pays traditionnels - ils ne possèdent pas la capacité de faire la guerre contre d'autres Etats. Ils sont devenus, au mieux, des paradis fiscaux ou des sous-bases utiles pour les décideurs transnationaux. L'Islande constitue un bon exemple, et l'Écosse n'est pas loin derrière.

  création d'une nation sur la base d'un État-nation ne s'appuie plus sur du nationalisme. Ce n'est plus, pour ainsi dire, un slogan très convaincant. Cela a pu être un moyen efficace pour créer  La fonction historique de la des communautés et les organiser par rapport à d'autres entités politiques ou économiques. Mais aujourd'hui, l'élément xénophobe dans le nationalisme est de plus en plus important. Plus la politique se démocratise, plus il y a de potentiel pour lui. Les causes de la xénophobie sont maintenant beaucoup plus importantes qu'elles ne l'étaient auparavant. C'est culturel plutôt que politique - observez la montée du nationalisme anglais ou écossais au cours des dernières années - mais ce n'est pas moins dangereux pour autant.

  

Le fascisme n'inclut-il pas de telles formes de xénophobie?

 

Le fascisme constituait encore, dans une certaine mesure, un élément visant à promouvoir la volonté de créer de grandes nations. Il ne fait aucun doute que le fascisme italien était un grand pas en avant qui a transformé les Calabrais et les Ombriens en Italiens, de même en Allemagne, jusqu'en 1934 les Allemands pouvaient ne pas être définis comme des Allemands en soi, mais comme des Allemands, car ils étaient Souabes, ou Franconiens, ou Saxons. Certes, les fascismes allemands et ceux d'Europe centrale et orientale étaient passionnément opposés aux étrangers et, en grande partie mais pas seulement, aux Juifs. Et bien sûr, le fascisme a fourni des éléments enlevant les garanties existantes contre les instincts xénophobes. Un des avantages énormes des anciens mouvements des travailleurs résidait dans le fait qu'ils fournissaient une telle garantie. Cela a été très clair en Afrique du Sud: sans l'engagement des organisations de la gauche traditionnelle envers l'égalité et la non-discrimination, la tentation de se venger sur les Afrikaners aurait été beaucoup plus difficile à empêcher.

 

Vous avez insisté sur la dynamique séparatiste et xénophobe de nationalisme. Souhaitez-vous voir cela comme quelque chose qui fonctionne désormais en marge de la politique mondiale, plutôt que sur la scène principale des événements?

 

Oui, je pense que c'est probablement vrai mais il y a des domaines dans lesquels le nationalisme a fait une énorme quantité de ravages, comme dans le sud-est de l'Europe. Bien sûr, il est toujours vrai que le nationalisme ou le patriotisme, ou l'identification à un peuple précis - pas nécessairement ethniquement défini - constitue un atout énorme pour donner une légitimité aux gouvernements. C'est clairement le cas en Chine. L'un des problèmes en Inde, c'est qu'ils n'ont rien fait de tel. Les Etats-Unis ne peuvent évidemment pas être fondés sur l'unité ethnique, mais il y existe certainement de forts sentiments nationalistes. Dans beaucoup de pays fonctionnant bien, ces sentiments demeurent. C'est pourquoi l'immigration de masse crée plus de problèmes aujourd'hui qu'elle ne l'a fait dans le passé.

 

Comment envisagez-vous la dynamique sociale de l'immigration contemporaine de travailleurs extérieurs maintenant, alors que de nombreux nouveaux arrivants viennent chaque année dans l'UE comme aux USA ? Souhaitez-vous voir l'émergence progressive d'un nouveau melting-pot, rappelant celui du type américain, mais cette fois en Europe?

 

Mais aux USA, le melting pota cessé de fondre les gens dans un tout depuis les années 1960. En outre, à la fin du XXe siècle, les migrations sont devenues vraiment très différentes de celle des périodes antérieures, en grande partie parce que, en émigrant, on ne casse plus les liens avec le passé dans la même mesure qu'auparavant. Vous pouvez continuer à vivre dans deux, voire même dans trois mondes en même temps, et vous identifier à deux ou trois endroits différents. Vous pouvez continuer à être un Guatémaltèque pendant que vous êtes aux États-Unis. Il y a aussi des situations comme dans l'UE où, de facto, l'immigration ne crée pas de possibilité d'assimilation. Un Polonais qui vient au Royaume-Uni n'est pas censé être quoi que ce soit d'autre qu'un Polonais qui vient y travailler.

 

Il s'agit clairement d'une expérience nouvelle et très différente, disons le, et les gens de ma génération - celle des émigrés politiques, et je ne dis pas cela parce que j'étais l'un d'entre eux – où pas une seule famille n'était britannique, mais culturellement on ne cessait pas d'être autrichien ou allemand; et cependant, on croyait vraiment que l'on devait être anglais. Et même quand ils sont parfois revenus par la suite dans leur propre pays, ce n'était plus tout à fait le même chose, le centre de gravité s'était déplacé. Il y a toujours des exceptions: le poète Erich Fried, qui a vécu à Willesden depuis cinquante ans, a en fait continué à vivre en Allemagne. Je crois qu'il est essentiel de maintenir les règles de base de l'assimilation, que les citoyens d'un pays donné devraient se comporter d'une certaine façon et ont certains droits, et que ceux-ci doivent les définir, et que cela ne devrait pas être affaibli par des arguments multiculturels. La France avait, malgré tout, intégré à peu près un aussi grand nombre de ses immigrants étrangers que l'Amérique, relativement parlant, et encore maintenant, la relation entre les habitants et les immigrés anciens est presque certainement meilleure là-bas. C'est parce que les valeurs de la République française restent essentiellement égalitaires, et ne font aucune concession réelle en public. Quoi que vous fassiez en privé, c'était également le cas en Amérique au XIXe siècle, publiquement c'est un pays qui parle français. La vraie difficulté ne viendra pas tant les immigrés que des autochtones. C'est dans des endroits comme l'Italie et la Scandinavie, qui auparavant, n'avaient pas de traditions xénophobes, où cette nouvelle immigration a créé de sérieux problèmes.

 

Aujourd'hui, l'opinion est très répandue que la religion - que ce soit celle des évangéliques, des catholiques, des sunnites, des chiites, des néo-hindous, des bouddhistes ou d'autres formes religieuses – est redevenue une force extrêmement puissante sur un continent l'un après l'autre. Considérez-vous cela comme un phénomène fondamental, ou passager, de surface plutôt que profond?

 

Il est clair que la religion - comme phénomène de ritualisation de la vie, la croyance aux esprits ou aux entités non matérielles qui influent sur la vie, et constitue, ce qui n'est pas sans importance, un lien commun de communautés - est si répandue à travers l'histoire que ce serait une erreur de la considérer comme un phénomène superficiel, ou destiné à disparaître, du moins parmi les pauvres et les faibles, qui ont probablement plus besoin de ces consolations, ainsi que de ses explications potentielles sur le pourquoi les choses sont comme elles sont. Il existe des systèmes de domination, comme c'est le cas du système chinois, qui pour des raisons pratiques, n'ont pas eu quelque chose qui correspondrait à ce que nous considérons comme la religion. Ce qui démontre que cela est possible, mais je pense que l'une des erreurs du mouvement socialiste et communiste traditionnel a été de tendre vers la disparition violente de la religion à des moments où il aurait pu être meilleur de ne pas le faire. L'un des changements majeurs intéressants qui s'est produit après chute de Mussolini en Italie est arrivé quand Togliatti a cessé de discriminer les catholiques pratiquants, et cela à juste titre. Il n'aurait pas eu autrement 14% de femmes au foyer votant communiste dans les années 1940. Cela a changé le caractère du Parti communiste italien d'un parti léniniste d'avant-garde à un parti de classe de masse ou d'une partie du peuple.

D'autre part, il est vrai que la religion a cessé de constituer le langage universel du discours public, et dans cette mesure, la sécularisation a constitué un phénomène mondial, même si la religion organisée a été fortement déracinée dans certaines parties du monde. En Europe, c'est toujours ce qui se poursuit; pourquoi cela n'a pas eu lieu aux États-Unis n'est pas aussi clair, mais il ne fait aucun doute que la sécularisation s'est emparée d'une grande partie des intellectuels et d'autres personnes qui n'ont pas besoin de la religion. Pour les personnes qui continuent d'être religieuses, le fait qu'il y a maintenant deux langues du discours produit une sorte de schizophrénie, ce que vous pouvez voir assez souvent, par exemple, chez les juifs fondamentalistes en Cisjordanie, ils croient en ce qui est manifestement des bêtises, mais ils travaillent en même temps comme experts chez IT. Le mouvement islamiste actuel est en grande partie composé de jeunes technologistes et techniciens de ce genre. Les pratiques religieuses, cela ne fait aucun doute, vont changer très sensiblement. Que cela produise réellement une sécularisation n'est pas encore clair. Par exemple, je ne sais pas dans quelle mesure le changement majeur dans la religion catholique en Occident, à savoir le refus des femmes de se conformer à ses règles sexuelles, a réellement touché dans une moindre mesure les femmes croyantes catholiques.

Le déclin des idéologies des Lumières, bien sûr, a laissé la porte beaucoup plus ouverte pour une politique religieuse et des versions religieuses du nationalisme. Mais je ne pense pas qu'il y a eu une augmentation importante de la puissance de toutes les religions. Beaucoup sont clairement sur un chemin qui les mène vers le bas. Le catholicisme romain lutte très fortement, même en Amérique latine, contre la montée de sectes protestantes évangéliques, et je suis sûr qu'il ne se maintient en Afrique que par des concessions aux habitudes et coutumes locales dont je doute qu'elles auraient été faites au XIXe siècle. Les sectes protestantes évangéliques sont en hausse, mais dans quelle mesure leurs adeptes constituent plus qu'une petite minorité de personnes mobiles - comme le non conformistes qu'ils avaient l'habitude d'être en Angleterre - n'est pas clair. Il n'est pas non plus évident que le fondamentalisme juif, qui fait du mal comme c'est le cas en Israël, constitue un phénomène de masse. La seule exception à cette tendance est l'Islam qui a continué à se développer sans aucune activité missionnaire efficace au cours des derniers siècles. Dans le cas de l'Islam, il reste difficile de savoir si les tendances comme le mouvement militant actuel visant à la restauration du califat représentent plus qu'une minorité agissante. L'islam cependant, me semble avoir de grands atouts pour continuer à se développer, en grande partie parce qu'il donne aux pauvres le sentiment qu'ils sont aussi bons que n'importe qui d'autre, et que tous les musulmans sont égaux.

Ne pouvait-on pas dire la même chose du christianisme ?

Mais un chrétien ne croit pas qu'il est aussi bon que n'importe quel autre chrétien. Je doute que les chrétiens noirs croient qu'ils sont aussi bons que les colonisateurs chrétiens, tandis que les Noirs musulmans peuvent le faire. La structure de l'Islam est plus égalitaire et l'élément militant est plutôt fort dans ce cas. Je me souviens avoir lu que des marchands d'esclaves au Brésil avaient cessé d'importer des esclaves musulmans, car ils ne cessaient de se rebeller. D'où nous nous trouvons, on peut penser qu'il y a des dangers considérables dans cette attirance, car dans une certaine mesure l'islam rend les pauvres moins réceptifs à d'autres appels en matière d'égalité. Les progressistes dans le monde musulman savaient depuis le début qu'il n'y avait aucun moyen de pousser les masses loin de l'islam, et même en Turquie, ils ont dû en revenir à une sorte de modus vivendi avec lui, c'est probablement le seul contexte où cela a été fait avec succès. Ailleurs, le développement de la religion comme élément politique d'une politique nationaliste, a été extrêmement dangereux. Dans des endroits comme l'Inde, il y a eu le très puissant phénomène de classe moyenne, et d'autant plus alarmant car lié à des élites militantes et quasi-fascistes avec les organisations telles que le RSS, plus facilement mobilisables en tant que mouvement anti-musulman. Heureusement, la sécularisation de la classe supérieure de la politique indienne a jusqu'ici bloqué cette poussée. Non pas que l'élite de l'Inde soit anti-religieuse, mais l'idée de base de Nehru était celle d'un État laïque où la religion était évidemment omniprésente - car personne en Inde ne pouvait supposer le contraire, ou aurait forcément eu envie qu'il en soit autrement - mais elle est limitée par la suprématie des valeurs de la société civile laïque.

La science constituait la partie centrale de la culture de la gauche avant la Seconde Guerre mondiale, mais au cours des deux générations suivantes, cet élément a pratiquement disparu comme facteur de premier plan dans la pensée marxiste ou socialiste. Pensez-vous que l'irruption croissante des questions environnementales est susceptible de faire le lien entre la science et la politique radicale ?

Je suis sûr que les mouvements radicaux continueront à être intéressés par la science. L'environnement et d'autres préoccupations donnent aussi de bonnes raisons de lutter contre le viol de la science et de procéder par une approche rationnelle des problèmes qui se sont répandus dans les années 1970 et 80. Mais en ce qui concerne les scientifiques eux-mêmes, je ne crois pas qu'une telle évolution va se produire. Contrairement aux chercheurs en sciences sociales, il n'y a rien qui mène les sciences naturelles vers la politique. Historiquement parlant, ces sciences ont été dans la plupart des cas soit non-politiques soit en liaison avec la politique standard de leur classe. Il y a des exceptions, par exemple, chez les jeunes du début du dix-neuvième siècle en France, et tout particulièrement dans les années 1930 et 1940. Mais ce sont des cas particuliers, en raison de la reconnaissance par les scientifiques eux-mêmes que leur travail a été de plus en plus indispensable à la société, mais que la société ne le savait pas. Le travail crucial à cet égard est l'ouvrage de Bernal La fonction sociale de la sciencequi a eu un effet énorme sur les autres scientifiques. Bien sûr, les attaques d'Hitler menées de façon délibérée contre tout ce qui était essentiel pour la science a beaucoup aidé à cela.

Au XXe siècle, les sciences physiques ont été au centre du développement, alors que dans le XXIe siècle, c'est clairement le domaine des sciences biologiques que cela se produit. Parce que ce sont des sciences qui sont au plus près de la vie humaine, et où il peut y avoir un plus grand facteur de politisation. Mais il existe également un contre-facteur: le fait que de plus en plus, les scientifiques ont été intégrés au sein du système capitaliste, à la fois comme individus et au sein des organisations scientifiques. Il y a quarante ans, il aurait été impensable pour quelqu'un de parler du brevetage d'un gène. Aujourd'hui, on brevète un gène dans l'espoir de devenir millionnaire. Ce phénomène a éloigné un grand nombre de scientifiques des politiques de gauche. La seule chose qui peut encore les politiser, c'est la lutte contre les gouvernements dictatoriaux ou autoritaires qui interfèrent avec leur travail. L'un des phénomènes les plus intéressants liés à l'Union soviétique résidait dans le faits que les scientifiques soviétiques ont été forcés là-bas à se politiser, car ils ont reçu comme privilège certains droits civiques et des libertés de sorte que les gens qui, autrement, n'auraient été rien d'autre que de fidèles fabricants de bombes H sont devenus des leaders dissidents. Il n'est pas impossible que cela se produise aussi dans d'autres pays, mais il n'y a pas beaucoup d'exemple de ce type pour le moment. Bien sûr, l'environnement constitue une question qui peut garder mobilisés un certain nombre de scientifiques. S'il y a un développement massif des campagnes autour du changement climatique, il est clair que les experts vont se trouver engagés, en grande partie contre le ignorants et les réactionnaires. Donc tout n'est pas perdu.

Passons aux questions historiographiques: qu'est-ce qui vous a attiré à l'origine vers le sujet des formes archaïques de mouvement social chez les rebelles primitifs. Et dans quelle mesure avez-vous planifié cela à l'avance?

Cela s'est développé à partir de deux éléments. Voyager en Italie dans les années 1950, où j'ai fait la découverte de ces phénomènes aberrants – des sections du Parti communiste dans le Sud de l'Italie qui élisaient des Témoins de Jéhovah comme Secrétaires du Parti, et d'autres faits de ce type, des gens qui songent à des problèmes modernes, mais pas dans des termes auxquels nous n'avons pas été habitués. Secundo, et en particulier après 1956, cela vient de l'expression d'une insatisfaction générale devant la version simplifiée que nous avions du développement de la classe ouvrière et des mouvements populaires. Dans Rebelles primitifs, j'étais très loin d'être critique face à la lecture standard de ce phénomène au contraire, j'ai fait remarquer que ces mouvements n'allaient mèner nulle part sauf s'ils adoptaient tôt ou tard le vocabulaire et les institutions modernes. Mais néanmoins, il est alors devenu clair pour moi que ce n'était pas suffisant de simplement négliger ces autres phénomènes, et d'affirmer que nous savons comment toutes ces choses fonctionnent. J'ai réalisé une série d'illustrations et études de cas de ce genre, et déclaré : «tout cela ne s'emboite ne pas ». Ce qui m'a amené à penser que, même avant l'invention du vocabulaire politique moderne, ses méthodes et ses institutions, il y avait des façons dont les gens pratiquaient la politique qui englobaient les notions fondamentales des relations sociales - entre les puissants et les faibles, les gouvernants et les gouvernés - et qui avaient une certaine logique et étaient emboîtés. Mais je n'ai pas vraiment eu l'occasion de poursuivre cette question plus loin, et ce n'est que bien plus tard, avec la lecture de l'ouvrage de Barrington Moore Injustice que j'ai trouvé un indice quant à la façon dont on pourrait peut-être se mettre au travail. Ce fut le début de quelque chose qui n'a jamais été vraiment exploité, et je le regrette un peu. J'espère encore essayer de faire quelque chose sur ce sujet.

Dans Interesting Times, vous avez exprimé de sérieuses réserves à propos de ce qui était alors les dernières modes historiques.

 

 Pensez-vous que la scène historiographique demeure relativement inchangée ?

 

Je suis plus impressionné par l'ampleur du changement dans l'histoire intellectuelle et les sciences sociales des années 1970. Ma génération d'historiens, qui dans l'ensemble a transformé l'enseignement de l'histoire ainsi que beaucoup d'autres, a été pour l'essentiel marquée par la volonté d'essayer d'établir une liaison permanente, une fécondation mutuelle, entre l'histoire et les sciences sociales, un effort qui remonte aux années 1890. L'économie a suivi un chemin différent. Nous avons pris pour acquis que nous parlions de quelque chose de réel: la réalité objective, même si, depuis Marx et la sociologie de la connaissance, nous savions qu'il ne fallait pas simplement enregistrer la vérité telle qu'elle est. Mais ce qui était vraiment intéressant, c'étaient les transformations sociales. La dépression a joué un rôle dans ce domaine, car elle a réintroduit le rôle joué par les grandes crises dans les transformations historiques: la crise du XIVe siècle, la transition vers le capitalisme. Ce n'était pas réellement les marxistes qui ont introduit cela - c'était Wilhelm Abel, en Allemagne, qui, le premier, a fait relire les évolutions du Moyen Age à la lumière de la Grande Dépression des années 1930. Nous étions dans une démarche de résolution de beaucoup de problèmes, préoccupés par de grandes questions. Il y avait d'autres aspects qui ont été négligés: nous étions en opposition avec les traditionalistes, avec l'histoire sur les gens du dessus, ou la question de l'histoire des idées, et nous avons rejeté tout cela. Ce n'était pas une position particulièrement marxiste - il s'agissait d'une approche générale adoptée par les Weberiens en Allemagne; par des gens en France qui n'avaient aucune formation marxiste, qui venaient de l'écoles des Annales;et aussi, à leur manière, par les sociologues américains.

 

À un certain stade dans les années 1970, il s'est produit un changement brusque. Past & Present a publié un échange entre moi et Lawrence Stone en 1979-80 sur la «relance du discours - ce qui arrive aux grandes question du pourquoi ? ». Depuis lors, les grandes questions, les questions de transformation ont généralement été oubliées par les historiens. Simultanément, il y a eu une énorme expansion de la gamme de sujets traités dans l'histoire, on a pu désormais écrire sur tout ce qu'on voulait: les objets, les sentiments, les pratiques. Certains de ces sujets étaient intéressants, mais il s'est aussi produit une augmentation énorme de ce qu'on pourrait appeler « l'histoire fanzine », qui fait qu'on se regroupe pour écrire dans le but de se sentir mieux dans sa peau. L'intention était triviale, les résultats n'étaient pas toujours triviaux. L'autre jour, j'ai remarqué un journal d'histoire du nouveau travaillisme avec un article sur les Noirs au Pays de Galles au dix-huitième siècle. Quelle que soit l'importance des Noirs au pays de Galles, ce n'est pas, en soi, un sujet particulièrement central. L'exemple le plus dangereux de cette évolution, est constitué par l'augmentation de la mythologie nationale, qui est, bien sûr, un sous-produit de la multiplication de nouveaux Etats qui ont dû créer leurs propres histoires nationales. Un élément important de tout cela, c'est que les gens disent, qu'ils ne sont pas intéressés par ce qui s'est passé, mais par ce qui fait qu'on se sent bien. L'exemple classique est celui des Amérindiens qui ont refusé de croire que leurs ancêtres avaient émigré d'Asie, et affirmé : «Nous avons toujours été là».

 

Une bonne partie de ce changement était dans un certain sens politique. Les historiens qui sont venus de 1968 n'étaient plus intéressés par les grandes questions - ils ont pensé qu'ils avaient tous reçu une réponse. Ils étaient beaucoup plus intéressés par les aspects volontaires ou personnels. History Workshop a constitué un développement tardif de ce genre. Je ne pense pas que les nouveaux types d'histoire ont produit des changements spectaculaires. En France, par exemple, l'histoire post-Braudel ne constitue pas un tâche sur la génération des années 1950 et 1960. Il peut y avoir du travail occasionnel très bon, mais ce n'est pas la même chose. Et je suis enclin à penser que la même chose est vraie pour la Grande-Bretagne. Il y avait un élément d'anti-rationalisme et de relativisme dans cette réaction des années 1970, que j'ai trouvé, dans l'ensemble, hostile à l'histoire.

 

D'un autre côté, il y a eu aussi certains développements positifs. Le plus positif, c'est l'histoire culturelle, que nous avions, incontestablement, tous négligée. Nous n'avons pas porté assez d'attention à l'histoire telle qu'elle se présente en fait elle-même pour les acteurs. Nous avions supposé que l'on pouvait généraliser sur les acteurs; mais si vous venez à dire que les hommes font leur propre histoire, il faut dire comment ils la font, dans leurs pratiques, dans leur vie ? Le livre d'Eric Wolf, Europe and the People without History (l'Europe et les gens sans histoire), constitue un exemple d'un bon changement à cet égard. Il y a également eu une augmentation énorme de la production sur l'histoire mondiale. Parmi les non-historiens, il y a eu beaucoup d'intérêt porté sur l'histoire générale, à savoir, comment la race humaine a commencé. Grâce aux recherches d'ADN, nous savons maintenant beaucoup de choses sur l'histoire des déplacements des êtres humains à travers le monde. En d'autres termes, nous avons ici une base réelle nous permettant de produire une histoire du monde. Parmi les historiens, il y a eu une rupture avec la tradition eurocentrique ou occidentalocentriste. Une autre évolution positive, en grande partie chez les Américains, et en partie aussi chez les historiens post-coloniaux, a été la réouverture de la question de la spécificité de la civilisation européenne ou atlantique, et de la montée du capitalisme – Le livre de Pomeranz The Great Divergence et tout ce qui a suivi. Cela me semble très positif, même si on ne peut nier que le capitalisme moderne est né dans certaines régions d'Europe, et pas en Inde ou en Chine

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Si vous deviez choisir des thèmes ou des champs encore inexplorés présentant des défis majeurs pour les futurs historiens, quels seraient-ils?

 

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