Obsèques de Claude Karnoouh
Nous mettons en ligne ici, l’éloge funèbre prononcé par Nicolas Plagne devant la tombe de Claude Karnoouh le 22 septembre 2021, après les obsèques officielles auxquelles ses amis ont poliment assisté. Et qui ont pu étonner plus d’un participant, dans la mesure où, derrière un recueillement familial compréhensible accompagné des mots de réconfort prononcé par une pastoresse réformée rappelant son baptême originel, on a pu avoir aussi l’impression de vouloir faire oublier l’agnosticisme du défunt, son respect pour les rites funéraires populaires, son respect pour la parole du Christ, toutes choses qui allaient de pair chez lui avec son refus radical de toute récupération pouvant justifier les dérives ethnicistes à prétention « bibliques ». Toutes choses contre lesquelles Claude Karnoouh s’était élevé, et parfois violemment, en particulier dans ses analyses scientifiques, ses prises de positions acérées et son militantisme internationaliste, universaliste, anticolonialiste, antimilitariste et antisioniste.
Cet éloge funèbre fut fait oralement, à partir d’un long texte écrit tentant de résumer l’oeuvre de notre collègue et ami, à publier dans la suite des articles de la revue.
Au nom de toute la Rédaction de La Pensée libre
Cher Claude très cher Claude !
Tu aurais sûrement aimé, toi l'homme des expériences sociales, l'observateur psychologue et l'ami de l'amitié charismatique fédérateur, nous voir tous ensemble un jour réunis, nous, tes amis de différents âges, époques, lieux et nationalités, professions et éducation, types psychiques peut-être et caractères aussi, comme aujourd’hui nous le sommes auprès de toi, pour méditer la richesse et la cohérence fondamentale de ta vie, à travers cette espèce de résumé de tes voyages et de tes engagements dont nous offrons des images vivantes. Des images de liens amicaux, affectifs, mutuels choisis qui ont duré des années, parfois des décennies, relations solides, éprouvées par le temps et qui témoignent publiquement et ensemble, aujourd’hui, de l'importance de l'amitié dans ton existence, dans ton cœur. de l'importance de l'amour aussi bien sûr, et nous saluons très affectueusement ta compagne de tant d'années, Cristiana présente jusqu'au bout et si durement frappée par ta disparition soudaine, qui chérira ta mémoire pour toujours par delà la mort et qui pourra compter sur notre soutien sache le. Mais tu le savais !
Ici réunis tant d'amis que je ne connais pas tous, certains seulement de nom et que je ne peux pas tous nommer maintenant mais qui m’excuseront et se reconnaîtront. Parmi eux, je distinguerai pour marquer des compagnons particulièrement fidèles depuis très longtemps, ta chère Hélène, complice du séminaire de Marc Ferro et confidente de tant d’années. Remo, le grand interlocuteur dans la pensée qui a tenu à venir te saluer en signe d'admiration intellectuelle et d’affection. je mentionnerai aussi tes amis plus récents mais très proches, les compagnons de ta revue La Pensée libre, Bruno et Jean-Pierre et aussi Gilles cher à ton cœur. Parmi les présents, moi-même, le petit Nicolas comme tu disais, et à qui tu demandas autrefois de parler pour tes funérailles et que rien n'aurait empêché de le faire, rien ni personne parce qu’une promesse est une promesse et que la volonté des morts doit être respectée. J'aurais aimé signaler la présence parmi nous de tes filles que nous n'avons pas voulu exclure. Mais ce qui s'est passé à cet égard depuis deux semaines jusqu’à cet après-midi ne mérite pas d'être dit ici et maintenant, et surtout ne nous empêchera pas de te rendre l’hommage que nous leur avions annoncé. Un absent encore que je veux nommer mais présent par l’esprit, ton vieil ami Georges Corm retenu au Liban.
Claude ! Tu l'aurais voulu cette réunion disais je, car toi le fédérateur charismatique, l'homme de parole et de langage, tu aurais souvent souhaité, je crois, favoriser des rencontres et des dialogues que les circonstances, les lieux, les modes de vie ou les caractères des uns et des autres ne facilitaient pas forcément. Mais aussi parce que tu croyais, en anthropologue, à l'importance des rites et aux honneurs rendus comme il faut, quant il faut.
Si tu repose aujourd’hui auprès de tes parents et de ta sœur chérie, nous savons que t’ avait tenté une cérémonie traditionnelle paysanne au Maramures, avec ses déplorations féminines. A la place de ces thrènes immémoriaux chers à ton cœur, nos paroles d’amitié laïque, sincère surtout. Et nous savons que tu les aurais appréciées.
Cher Claude ! Je parle comme tu m'en avais prié pour célébrer en modeste porte-parole de cette assemblée réelle et virtuelle l'ami et l’intellectuel, le maître aussi. J’ai beaucoup médité ce discours que j’ai poli et réécrit depuis des jours, en repensant intensément à toi et à notre relation, avec parfois le sentiment de mieux dire enfin certaines choses, d'exprimer plus nettement, plus expressivement sentiments et pensées. Ce texte écrit que j'ai préparé aurait été trop long et sera donné ailleurs, n’en doute pas et d'abord dans la revue La Pensée libre. Mais la saison, les circonstances et la sagesse m'ont convaincu de faire plus court pour cette occasion et Cristiana, Bruno et Jean-Pierre avec qui je médite cette parole depuis dix jours parlent avec moi dans cet éloge trop bref et forcément incomplet.
Claude ! Tu fus pour nous d'abord un ami vivant, exigeant et fidèle, qui a marqué nos vies d'une façon indélébile et nous venons d'abord te remercier de cela. Souvent drôle et plein d'esprit pratique, toujours affectueux et attentif, sachant alterner légèreté et profondeur, capable de la plus grande délicatesse et de témoigner d'un vrai souci des autres, de partager leurs peines et leurs joies, tu t'es donné à nous, en homme entier, sincère, franc, loyal, pour qui l'amitié n'était pas un vain mot mais une façon de vivre et d'être au monde.
Pour nous, tu tenais table ouverte si j'ose dire. Très disponible à Paris dans ton bel appartement de la rue du Faubourg Poissonnière, dans tes restaurants préférés, italien ou vietnamien, ou dans tes villégiatures de vacances, par exemple dans les Cévennes. Nous gardons le souvenir marquant de ta conversation vive et amusante, de tes réparties savoureuses comme de tes questions sérieuses ou de tes conseils amicaux dans ces agapes ou devant un café ou quelques alcools balkaniques sortis des fagots de tes armoires.
Homme de parole tu restes pour nous un intarissable parleur à la conversation riche et variée nourrie d’une immense culture, raffiné et d'une grande expérience du monde et des hommes. Face à face, sous ton regard direct et perçant ou dans de grandes conversations téléphoniques, nous avons tellement parlé avec toi de musique, de littérature, de politique, de la vie aussi et de ses surprises, de ses mystères, de ses joies et de ses peines, parfois de l'intime, en confidents mutuels confiants de recevoir de toi écoute et compréhension, et parfois des conseils modestes. Il nous reste de cela les lettres que tu nous envoyais de ta petite écriture fine, et quelques courriers électroniques sauvegardés. Mais surtout, la mémoire d'une atmosphère de qualité dans l’art d'être ensemble.
Cet existant que tu étais Claude, ce bon vivant sachant apprécier le monde, la beauté de la nature, des monuments historiques ou des œuvres d’art, la bonne cuisine et les voyages, les gens simples, les animaux, les plantes même, nous ne pouvons oublier qu’il était pour nous aussi un intellectuel sérieux, radical et engagé, Si je puis utiliser ce mot d’intellectuel suspect à tes yeux. Car il désignait pour toi une catégorie sociale qui n’avait pas souvent brillé par la lucidité et le courage dans l’histoire. Disons alors que tu étais pour nous un vrai chercheur, un écrivain soigneux, soucieux du style, un professeur pédagogue et pour beaucoup, une sorte de maître.
Formellement, administrativement, bureaucratiquement, disais-tu, tu étais chercheur au CNRS ou enseignant du supérieur classé dans une case de nomenclature bien définie, apparemment selon des illusions disciplinaires du positivisme. Tu cherchais à comprendre le monde, à bien l’interpréter et tu prenais ton bien intellectuel partout où tu le trouvais, avec une sorte d’assurance, de certitude intérieure, sans te soucier du qu'en-dira-t-on, de ces juges aveugles qui voulaient expliquer le chemin. Plus qu’interdisciplinaire, ton esprit était libre, ouvert, plastique, souple, universel, nourri des philosophes et des grands anthropologues classiques comme des poètes voyants et des écrivains visionnaires. Tu aimais la pensée en actes, intense, attentive, le choc des esprits, des œuvres stimulantes « roboratives » disais tu, en somme puissantes. Ne comptait pour toi dans la pensée que la grandeur mais sans exclusive idéologique. La médiocrité, la prudence timorée, les timidités et illusions de scientificité par méthodologie conforme, cela t’ennuyait, et tu ne le cachais pas !
Agacé par les prétentions féodales de petits spécialistes de pas grand-chose, qui ne sont au fond spécialistes de rien parce qu'il leur manque le sens des liens essentiels transversaux, tu répondais volontiers être spécialiste des généralités, et pas seulement par boutade ! Si tu étais un vrai professionnel technicien de ta discipline, ne t’intéressait au fond que la pensée créative, avec ses risques interprétatifs, et l’honnêteté, la nécessité de les assumer. Et vraiment les critiques des petits maîtres inconscients du ridicule de leurs remontrances, cela suscitait en toi une ironie mordante, mêlée de mépris, ou un soupir et un haussement d'épaule, pour revenir vite à l'essentiel.
A vrai dire, l'université ou les institutions de recherche, tu n'en attendais pas grand-chose, convaincu de la faillite des institutions éducatives et culturelles faites par Nietzsche, Heidegger et ton maître Gérard Granel ; en marxiste aussi conscient de la puissance des biais idéologiques. Les institutions en général, tu ne les as pas fuies, mais c'était des cadres souvent obligés mais limités et décevants, parfois nocifs. C’est pourquoi ta carrière académique respectable n'a pas été ce qu'elle aurait pu être. Tu étais trop libre pour l'esprit du temps et les compromissions nécessaires. Et tu n'avais aucun remord, aucun regret de tes choix, aucun ressentiment de leurs conséquences. Inspiré par tes maîtres, soucieux de faire et de laisser une belle œuvre, tu faisais ton travail sereinement et disais ce que tu voulais dire parce que cela s'imposait à ton esprit, que c’était vrai et juste, même si cela dérangeait, que cela porte sur l'anthropologie en général, sur la Roumanie ancienne ou contemporaine, sur la société occidentale et le capitalisme tardif, sur le post-communisme ou sur la mondialisation.
Ton réalisme lucide tenté de sens tragique de l’histoire et ponctué d’ironie cruelle nous impressionnait et contrastait avec le wishfull thinking et le politiquement correct. Oui Claude ! Tu nous asmontré qu'un professeur, qu'un intellectuel, si ça mérite de parler et d'écrire, ne doit pas se payer de mots, mais doit dire ce qui est au moins ce qu'on peut voir. Il analyse sans accepter les pressions sociales et politiques quel que soit le sujet ! Mais aussi qu'il doit penser créativement, selon ses forces, à la suite de maîtres exemplaires par leur travail, car le sérieux du travail est la seule mesure de la grandeur, en inventant des concepts, des interprétations originales. Sans perdre de temps dans les modes intellectuelles dérisoires qui font les carrières artificielles. Claude ! Je ne dirai guère sur la politique, dimension essentielle de l'homme en toi, consciente depuis toujours. Elle ne se séparait pas de ta pensée et avait quelques rapports avec tes amitiés, même si tu n’as jamais exigé l’alignement sur tes positions du moment parce qu'il y avait honnêteté et franchise dans le dialogue. Tu étais conscient jusqu'au bout de vivre des temps très durs, d'exploitation de l'homme par le capital et l'impérialisme, et dans ton travail tu auras toujours voulu montrer l'homme en danger mais aussi dénoncer les mensonges idéologiques, racistes, colonialistes ou néocolonialistes et autres économistes fatalistes bien sûr, aussi le nihilisme technique. Tu appelais ton humanisme tragique marxisme, communisme et tu souhaitais la révolution qui, pour toi, était nécessaire, ici, tout de suite, et non pas lorsque les « conditions objectives » seraient réunies car elles le sont déjà, disais tu, et sous notre nez.
Les illusions réformistes et le cirque des politiciens professionnels qui recommence en ce moment, Tu y voyais l’éternel abus de confiance sur les naïfs.
Claude ! Tu nous as beaucoup apporté et tu continueras de nous inspirer par cette esquisse d’éloge, nous avons donné forme à notre peine, à notre deuil, pour mieux les maîtriser et en faire le départ d'une autre relation avec toi. Tu aurais voulu cela ! Que libres et fidèles, nous te fassions honneur, tout en faisant ce que chacun nous pourrons et voudrons pour la bonne cause, tant que, selon l'expression que tu utilisas récemment avec une amie, Dieu nous prête vie.
Aristote dit que c’est seulement à sa mort qu'on peut dire d'un homme s'il a été heureux. Claude nous t’envions ! Sans connaître le déclin physique ou mental que tu craignais, mourant dans la pleine possession de tes moyens, tu auras eu une vie merveilleuse. Riche, intense, remplie dans ce monde cruel, terriblement cruel disais tu, tu seras resté lucide, sensible et serein. Et tu nous auras permis d'y prendre une part à cette vie à chacun de nous, selon la logique mystérieuse des affinités électives. Cette pensée nous aide à dépasser le choc, la tristesse de ta disparition et à continuer d'habiter poétiquement cette terre. Dans le présent de l'action de la pensée, de l'amitié et de l'amour. Sans souci des honneurs ou des glorioles sociales, avec la mémoire du passé partagé, que personne ne peut nous prendre. Et ouvert à l’avenir, sans peur de la mort, disponible créativement.
Merci Claude !