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  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:53

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La politique menée par l’État d’Israël soulève de nombreuses critiques dans le monde, mais rares sont ceux qui acceptent de démonter publiquement les fondements de cette politique. Plus rares encore sont ceux qui acceptent d’analyser en quoi le sionisme est en contradiction avec les traditions de lutte pour la liberté qui ont traversé l’histoire des Juifs. Rares aussi sont ceux qui arrivent à examiner le sionisme avec le même regard que tout autre courant nationaliste. La tragédie dont ont été victimes les enfants d’Israël en Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale, et la destruction simultanée de la plupart des courants juifs progressistes non sionistes, a eu pour conséquence de donner aux sionistes un quasi-monopole de fait, non pas de représentativité de la judéïté mais de représentation publique. Dans cet article qu’un des grands penseurs progressistes des États-Unis a eu la gentillesse de nous adresser, ces sujets sont abordés avec intelligence et courage.

La rédaction


Lettre de démission du peuple juif
-
Septembre 2005
 
Par Bertell Ollman*
 
 

« Parfois, il nous incombe d’intervenir. Lorsque des vies humaines sont en danger, que la dignité humaine est menacée, frontières et susceptibilités nationales doivent céder devant l’action. Là où des hommes et des femmes sont persécutés en raison de leur race, de leur religion, de leur situation politique ou sociale, est pour nous, en ce moment précis, le centre de l’univers.»

Elie Wiesel (Discours de réception du prix Nobel de la Paix, le 10 décembre 1986)[1]

Vous êtes-vous jamais demandé quelle serait votre dernière pensée au moment de mourir ? Moi oui, et j’ai eu ma réponse. C’était, il y a quelques années, dans le brouillard des derniers instants avant de me livrer au bistouri pour une opération mortellement dangereuse. Alors que les infirmières me roulaient vers la salle d’opération, ce qui surgit dans ma conscience n’a pas été, comme on pourrait s’y attendre, la peur de la mort, mais une terrible angoisse à l’idée de mourir juif. J’étais consterné à l’idée de finir ma vie encore lié par le cordon ombilical à un peuple auquel je ne pouvais plus m’identifier. Que ce fût là ma « dernière » pensée me surprit grandement alors, et me surprend toujours.

Qu’est-ce que cela signifiait…et pourquoi est-il si difficile de démissionner d’un peuple ? Je suis né à Milwaukee de parents juifs d’origine russe, qui n’allaient jamais à la synagogue et ne suivaient pas de règles kascher mais qui parlaient souvent yiddish à la maison et se considéraient eux-mêmes comme juifs. Pendant quatre ans, après l’école publique, je suis allé à l’école hébraïque, et à treize ans j’ai fêté ma bar-mitsvah. Venant de ce milieu, j’ai conservé quelques vagues croyances juives jusqu’à la fin de mon adolescence quand je suis devenu athée. Je m’identifiais encore comme juif, mais dans un sens qui devenait de plus en plus difficile à définir. Certains de mes amis étaient devenus sionistes, et j’ai même joué un temps pour l’équipe de basket d’un club de jeunesse sioniste ; malgré cela, ils ne réussirent pas à me convertir à leur cause, principalement, je crois, parce que leur programme semblait avant tout appeler au départ pour Israël. Cependant, ce que j’avais appris au cours de ces années au sujet de l’Holocauste et sur la situation souvent lamentable des Juifs dans le monde m’avait rendu réceptif à l’idée d’une patrie juive, à condition – ce que j’ajoutais toujours – qu’on puisse arriver à un arrangement avec les Palestiniens qui vivaient là.

C’est à l’université de Wisconsin à Madison, au milieu des années 1950, que je suis devenu socialiste et internationaliste. Milwaukee, du moins le Milwaukee que j’avais connu, était une ville très provinciale, et je me réjouis des possibilités qu’offrait l’Université de rencontrer des étudiants venant du monde entier. Je crois que, durant ma première année je devins membre de toutes les organisations d’étudiants étrangers ainsi que d’un certain nombre de clubs politiques progressistes. C’est là également que j’en ai appris bien davantage sur les relations Israël-Palestine, sauf qu’alors, ce n’était plus en tant que Juif de Milwaukee mais en tant qu’internationaliste, comme membre de la communauté humaine à laquelle Arabes et Juifs appartiennent au même titre.

Au cours des années suivantes, alors que le conflit entre Israël et les Palestiniens allait de mal en pis, et même au plus mal, deux développements surprenants, du moins pour moi, commencèrent à prendre forme. En dépit de tous mes efforts pour rester impartial envers les deux antagonistes, je me suis senti devenir de plus en plus anti-Israël, alors que la plupart des Juifs américains, y compris des amis juifs qui jamais ne s’étaient dits sionistes, devenaient des partisans enthousiastes de la cause israélienne. Déjà au cours des années 1980, pendant la première Intifada, l’oppression et l’humiliation infligées aux Palestiniens par Israël étaient devenues si choquantes que je grimaçais de douleur à l’idée d’appartenir au même peuple que ceux qui commettaient de pareils crimes, ou, dans le cas de la plupart des Juifs américains, qui les noyaient dans des rationalisations faciles. Aujourd’hui, la situation a dégénéré à tel point qu’il me faut en sortir. Mais comment, là est la question. On peut quitter un club, une religion (en se convertissant), un pays (en prenant une autre nationalité, et en allant vivre ailleurs), on peut même, la médecine le permettant aujourd’hui, changer de sexe. Mais comment peut-on démissionner du peuple au sein duquel on est né ? Révulsés par les actions de leur Église, quelques catholiques français ont écrit au pape pour demander un certificat de dé-baptisation. Était-ce là un précédent ? Mais moi, à qui devrais-je écrire ? Et que demander ? C’est alors que j’ai décidé d’écrire à la revue Tikkun[2] sans rien demander d’autre que d’être entendu.

D’après ce que j’ai dit jusqu’ici, il serait facile pour certains de me rejeter comme Juif ayant la haine de soi, mais ce serait là une erreur. Si je suis quelque chose, c’est bien un Juif qui s’aime, mais le Juif que j’aime en moi c’est le Juif de la Diaspora, le Juif qui eut la bénédiction pendant deux mille ans de n’avoir pas de pays à revendiquer comme sien.

Que cela se soit accompagné de nombreux et cruels désavantages est chose bien connue, mais la situation présentait un suprême avantage qui dominait tout le reste. Étant dans tous les pays des « outsiders » et appartenant à la famille des «outsiders » à travers le monde, la plupart des Juifs ont été moins affligés que d’autres peuples des préjugés mesquins qui défigurent toutes les formes de nationalisme. Si on ne pouvait être citoyen à part entière du pays où l’on vivait, on pouvait être citoyen du monde, ou, du moins, commencer à se penser comme tel, avant même que n’existent les concepts qui allaient permettre de clarifier ce que cela signifiait. Je ne dis pas que la majorité des Juifs de la Diaspora pensaient réellement ainsi, mais c’était vrai pour certains – Spinoza, Marx, Freud et Einstein étant parmi les plus connus - et l’inclination aussi bien que l’occasion pour les autres de se penser ainsi venaient du rejet même dont ils faisaient tous l’objet dans leur pays de résidence. De même, l’habitude largement répandue de traiter les Juifs comme en quelque sorte moins qu’humains provoquait en eux une réaction universaliste. Les Juifs présentaient l’argument – lorsqu’ils le pouvaient, ou le pensaient en silence quand la discussion était impossible - qu’en tant qu’enfants du même Dieu, ils avaient en partage une humanité commune avec leurs oppresseurs, et que cela devrait primer sur tout le reste. Ainsi, l’accusation antisémite selon laquelle les Juifs ont toujours et partout été cosmopolites et d’un patriotisme tiède comportait au moins ce grain de vérité.

Aujourd’hui, bien sûr, peu de Juifs prennent cette position. En 1990, lors d’une interview pour le Jerusalem Report, l’intellectuel et sioniste anglais le plus célèbre, Isaiah Berlin, rapporta une conversation qu’il avait eue avec le philosophe français, Alexandre Kojève, lequel lui avait tenu les propos suivants : « Vous êtes juif. Le peuple juif a probablement l’histoire la plus intéressante de tous les peuples qui ont jamais vécu. Et maintenant vous voulez être l’Albanie ? » Berlin répondit : « Oui, c’est ce que nous voulons. Pour nos aspirations, pour les Juifs, l’Albanie est un pas en avant. »[3] C’était là une réponse surprenante de la part d’un libéral culturellement sophistiqué, un athée, quelqu’un qui prétendait n’avoir jamais fait l’expérience d’un quelconque antisémitisme en Angleterre, et qui avait écrit en long, en large et en profondeur sur le nationalisme et ses périls. Ce qui l’emportait sur de telles considérations pour Berlin, c’était le besoin humain d’appartenance, par quoi il entendait appartenir non seulement à un groupe mais aussi à un lieu particulier. Privés d’un pays qui leur soit propre, les Juifs avaient souffert de toutes les formes d’oppression ainsi que de la nostalgie envahissante qui accompagne un exil prolongé indéfiniment. Berlin aimait à répéter que tout ce qu’il voulait pour les Juifs était qu’on leur permette d’être un « peuple normal » avec une patrie tout comme les autres. Oui, tout comme les Albanais.

Cependant, deux questions restent à examiner : (1) Est-ce que l’impulsion naturelle d’appartenir à quelque chose, prémisse principale de Berlin, pourrait être satisfaite par autre chose qu’un État-nation ? (2) En devenant semblables à l’Albanie (même à la Grande Albanie), est-ce que les Juifs n’ont pas été forcés d’abandonner quelque chose de bien plus précieux dans le judaïsme de la Diaspora ? S’il est vrai – et je suis prêt à l’admettre – que notre santé mentale et émotionnelle requiert une relation forte avec les autres, il n’y a aucune raison de croire que seuls les groupes nationaux occupant leurs propres territoires peuvent satisfaire ce besoin. Des groupes ethniques, religieux, selon le genre (gender), culturels, politiques et des classes sociales sans liens particuliers avec un pays peuvent aussi jouer ce rôle. Gitans, catholiques, féministes, homosexuels, francs-maçons et travailleurs conscients de leur classe ne sont que quelques-unes des populations qui ont trouvé des moyens de satisfaire ce besoin d’appartenance sans se confiner dans des frontières nationales. Le fait d’être membres de notre commune espèce offre encore une autre voie pour atteindre ce même but. Étant donné l’éventail des possibilités, le ou les groupe(s) au(x)quel(s) nous choisissons « d’adhérer », ou celui dans lequel nous reconnaissons notre identité première, dépend largement des choix disponibles à l’époque et dans le lieu où nous vivons, de la façon dont de tels groupes résolvent (ou promettent de résoudre) nos problèmes les plus urgents, et aussi de la socialisation à travers laquelle nous percevons ces différents groupes.

Quant à ce qui a été perdu au cours de l’acquisition d’une patrie, il est important de reconnaître que le sionisme est une forme de nationalisme comme n’importe quelle autre, et que le nationalisme - même des observateurs aussi bien disposés qu’Albert Einstein ont été obligés de le reconnaître - a toujours son prix. Alors que tout Juif sait qu’on a offert à Einstein la présidence du nouvel État juif, bien peu comprennent pourquoi il l’a refusée. À l’inverse de Berlin, qui voulait que les Juifs deviennent un peuple « normal » comme les autres, Einstein a écrit : , « Ce que je considère comme la nature essentielle du judaïsme résiste à l’idée d’un État juif avec des frontières, une armée et un degré de pouvoir temporel, aussi modeste soit-il. Je crains les dégâts internes que cela entraînerait pour le judaïsme ­– venant en particulier du développement d’un nationalisme exclusif dans nos rangs, contre lequel nous avons déjà eu à lutter avec force, même en l’absence d’un État juif. »[4] Qui peut douter aujourd’hui qu’Einstein ait eu raison de se faire du souci ?

Comme tous les nationalismes, le sionisme est, lui aussi, fondé sur un sens exagéré de la supériorité des membres de la communauté et une attitude indifférente, versant dans le mépris, à l’égard de ceux d’autres collectivités. Les Juifs sont entrés sur la scène de l’histoire mondiale par un acte de « chutzpah » (culot monstre) proclamant l’existence d’un Dieu juste, qui créa tous les êtres et qui, par la suite - pour des raisons connues de lui seul - choisit les Juifs pour être son peuple élu. (Pourquoi les chrétiens et les musulmans ont accepté si joyeusement leur statut inférieur dans cet arrangement demeure pour moi un grand mystère.) Mais, les sionistes ont poussé cet acte originel de « chutzpah » plus loin encore en l’appliquant aux Commandements de Dieu. Si les Juifs ont pu croire autrefois qu’ils avaient été choisis par Dieu comme dépositaires des Tables de la Loi au nom de l’humanité tout entière, les sionistes semblent croire qu’ils ont été choisis pour pouvoir passer outre chaque fois qu’elles contrarient leur intérêt national. Quelle possibilité demeure dès lors pour une croyance en l’égalité intrinsèque de tous les êtres humains ?

Il est admis que les anciens Hébreux reçurent non seulement les Commandements de Dieu mais encore, paraît-il, la promesse d’un lopin de terre particulier. Toutefois cette promesse a toujours été liée à l’obéissance des Juifs à ces lois, dont la plus importante – si l’on en juge d’après le nombre de fois où Dieu s’y réfère – est la prohibition formelle de l’idolâtrie. Bien que les Juifs n’aient construit aucune idole de Dieu, leur dossier sur l’idolâtrie, – peut-être en partie le résultat de leur résistance à la tentation de le représenter, – a probablement été plus chargé que celui de leurs voisins. Pendant trois mille ans et plus, le judaïsme a mené une bataille largement perdue contre l’idolâtrie au fur et à mesure que le temple de Jérusalem, les rouleaux de la Thora, et la terre d’Israël en sont venus à incarner, puis graduellement à se substituer aux relations du peuple avec Dieu et à l’ensemble des préceptes éthiques qu’ils étaient censés représenter. Mais ce n’est qu’avec le sionisme, la version actuelle de cette idolâtrie de la terre, que ces préceptes ont été complètement sacrifiés. Cette version moderne du Veau d’Or aurait évité à Moïse la tâche de briser les Tables de la Loi en l’accomplissant pour lui. Le fait qu’aujourd’hui de nombreux sionistes ne croient pas dans le Dieu de leurs pères leur rend simplement plus facile de faire de la terre d’Israël un nouveau Dieu. L’idolâtrie demeure. Sauf qu’à présent, les lois de Dieu peuvent être écrites par un comité sans souiller leur contenu nationaliste d’aucunes prétentions à l’universalité. Si un nationalisme aussi extrême est normal – qui fait de Spinoza, Marx, Freud et Einstein des gens complètement anormaux – alors, je suppose, Berlin a finalement obtenu son peuple normal.

Comme il est caractéristique des mouvements nationalistes, le lien organique que le sionisme présuppose entre le peuple et son territoire baigne aussi dans la sorte de mysticisme qui rend impossible toute discussion rationnelle de la situation. Cela est aussi vrai pour les sionistes religieux, qui croient réellement que leurs ancêtres ont fait une bonne affaire immobilière avec Dieu, que pour les sionistes sécularisés, qui oublient commodément les deux mille ans de la Diaspora juive lorsqu’ils mettent en avant leurs revendications « légales » sur la terre (ne se souvenant de la souffrance des Juifs dans la Diaspora qu’au moment où la discussion bifurque sur les raisons « morales » de leurs prétentions). Que reste-t-il alors de la possibilité de traiter de façon humaine et rationnelle les problèmes de la vie au XXIe siècle? La morale et la raison étant ainsi taillées pour servir les besoins de la tribu en premier… et en dernier lieu, la chambre d’horreurs que le sionisme a construite pour le peuple palestinien n’était qu’une question de temps. Est-ce vraiment là ce que les anciens prophètes hébreux avaient à l’esprit quand ils prédisaient que le peuple juif deviendrait « la lumière des nations »? Certainement non. Un tel développement aurait été inimaginable pour les Juifs au cours de la Diaspora quand, probablement, aucun autre peuple n’attachait autant de valeur à l’égalité et à la raison humaines. Einstein pouvait même affirmer, sans que personne ne se moque de lui, que la caractéristique la plus essentielle du judaïsme était son engagement en faveur de « l’idéal démocratique de justice sociale, doublé de l’idéal d’aide mutuelle et de tolérance entre tous les hommes »[5]. Aujourd’hui, Dieu lui-même devrait en rire…ou en pleurer.

Si la Diaspora, malgré toutes ses difficultés matérielles, a laissé les Juifs sur une sorte de piédestal du point de vue moral (voir Einstein ci-dessus), pourquoi en sont-ils descendus? Ils en sont descendus quand le piédestal s’est brisé. Les conditions sur lesquelles reposait la vie des Juifs de la Diaspora ont commencé à se désintégrer avec les progrès du capitalisme, de la démocratie et des Lumières, longtemps avant l’Holocauste, qui ne délivra que le coup final. Aussi étrange que cela paraisse s’agissant d’une histoire qui dura presque deux mille ans, le judaïsme de la Diaspora n’a été et ne pouvait être qu’une période de transition. Émergeant du judaïsme biblique, le judaïsme de la Diaspora s’est construit dès le départ sur la contradiction entre la nostalgie du pays perdu et l’effort si souvent hésitant et partiel de s’intégrer aux peuples et aux pays où les Juifs s’installèrent. L’un regardait en arrière vers la tribu et la terre qu’ils avaient un jour appelée la leur, et l’autre regardait devant, vers l’espèce humaine et le monde entier à travers lequel les Juifs, plus qu’aucun autre peuple, s’étaient répandus. Mais comme pendant très longtemps, les relations qui mettaient en contact les peuples et les lieux – qu’il s’agisse de culture, de religion ou de commerce, bien souvent par l’intermédiaire des Juifs – restèrent peu développées, la possibilité pour les Juifs de penser leur situation nouvelle jusqu’à ses conclusions logiques et de se déclarer citoyens du monde n’était même pas concevable pour la plupart d’entre eux. Cependant, leur attitude envers le reste de l’humanité, sinon encore leurs actions, rendit les Juifs de plus en plus suspects aux peuples plus enracinés parmi lesquels ils vivaient, et qui ne cessaient de les condamner pour leur « cosmopolitisme » (un gros mot, apparemment, pour pratiquement tout le monde sauf pour les Juifs). Et c’est à la faveur des multiples reconfigurations du globe associées au capitalisme, aux Lumières, à la démocratie, et, finalement, au socialisme qu’un plus grand nombre de Juifs purent en fait se reconnaître citoyens du monde et se sentirent libres de le déclarer publiquement.

Cependant, le même bouleversement économique et social, avec ses possibilités d’ascension sociale et l’effrayante montée de l’antisémitisme, qui avait conduit de nombreux Juifs à échanger leur identité première comme membres de la tribu pour une identité en tant que membres de l’espèce humaine, en amena d’autres à rejeter leur cosmopolitisme en évolution pour se lancer dans un projet nationaliste renouvelé. Ce n’est pas une coïncidence si tant de Juifs sont devenus socialistes ou sionistes à la fin du XIXe siècle et dans la première partie du XXe. Alors qu’aucun changement dans la condition du peuple juif n’avait semblé possible auparavant, deux alternatives se présentaient maintenant qui allaient entrer en compétition pour le soutien populaire. Tandis que l’une cherchait à mettre fin à l’oppression des Juifs en mettant fin à toutes les oppressions, l’autre voulait atteindre le même but en expédiant les Juifs vers un refuge supposé sûr en Palestine. Et le processus même, qui avait donné naissance à ces deux possibilités, amena la désintégration progressive, puis rapide, du judaïsme de la Diaspora. Bien qu’aujourd’hui la plupart des Juifs vivent hors d’Israël dans ce qu’on appelle encore la Diaspora, la grande majorité appartient soit au camp socialiste, soit, de plus en plus, au camp sioniste (y compris à des versions plus modérées de chacun), et le reste finira probablement par s’identifier sous peu à l’un ou l’autre camp. Le judaïsme de la Diaspora, tel qu’il fut pendant deux mille ans, a pratiquement cessé d’exister. Il s’est divisé le long de la ligne de sa contradiction majeure, d’un côté, en un socialisme qui cherche le bien-être de toute l’humanité et, de l’autre, en un nationalisme préoccupé du seul bien-être du peuple juif et de sa reconquête d’Israël. Étant donné que le judaïsme a toujours tenté de synthétiser ces deux projets irréconciliables, leur séparation définitive – aussi artistement ficelée que soit la nostalgie qui circule dans les médias – peut être considérée comme la fin du judaïsme lui-même. Il se peut fort bien que tout ce qui en reste se compose d’ex-Juifs qui se disent socialistes ou communistes, et d’ex-Juifs qui se disent sionistes (la distinction religieux/séculiers parmi ces derniers est peu pertinente pour mon analyse).

Par conséquent, si les socialistes qui rejettent les aspects nationalistes et religieux du judaïsme de la Diaspora ne sont pas juifs, et si les sionistes qui rejettent ses dimensions universelles et humanistes (et souvent aussi ses aspects religieux) ne sont pas juifs non plus, alors, le véritable débat porte sur la question de savoir laquelle de ces deux traditions a conservé le meilleur de leur héritage juif commun. En dépit de leur incessant bavardage au sujet des Juifs, je maintiens que c’est le sionisme qui a le moins en commun avec le judaïsme. Briser les membres des jeunes Palestiniens n’est pas le genre d’actions que les anciens sages avaient à l’esprit lorsqu’ils ont prédit que notre peuple deviendrait « la lumière des nations ». En Israël, aujourd’hui, où le « tsadik » (l’homme juste) et le « mensch » (l’homme décent et courageux) ne s’appliquent plus qu’à une minorité sur laquelle crache la grande majorité de la population, et où le « chutzpah » (culot) en est venu à signifier « la défense de l’indéfendable », que reste-t-il qui rappelle le noyau moral de la noble tradition d’autrefois ?

Quand j’étais enfant, ma mère essayait souvent de corriger certains comportements aberrants de ma part en me prévenant que c’était une « shandeh fur die goyim » (que non seulement je me couvrirais de honte ainsi que ma famille, mais aussi tous les Juifs aux yeux des gentils). Ce que je veux hurler le plus fort possible devant les crimes du sionisme et de tous ceux qui essaient de les défendre, c’est que ce qu’ils font est une « shandeh fur die goyim », qu’eux tous, les grosses huiles comme le menu fretin, sont une honte aux yeux des gentils. (Maman, je me souviens.) Tout socialiste et ex-Juif que je sois, je crois que j’ai encore trop d’amour et de respect pour la tradition juive que j’ai laissée derrière moi pour supporter que le monde porte sur elle la même condamnation qu’il porte à juste titre sur ce que les ex-Juifs qui se disent sionistes sont en train de commettre en son nom. Et si, en changeant mon statut de Juif de la Diaspora en celui de non-Juif, j’inspire ne fût-ce que dix personnes justes (le «minyan » de Dieu) à agir contre le détournement du label « Juif », c’est un sacrifice que je suis prêt à faire.

Pour ceux qui se demanderaient en quoi la démission du peuple juif de la part d’un athée communiste pourrait déranger d’autres Juifs, je leur rappellerai que le plus grand péché qu’un Juif puisse commettre – ce qu’on m’a appris de tous bords – est de quitter son peuple (généralement en se convertissant à une autre foi). La réaction habituelle de la famille est de faire « shivah » (d’accomplir le rituel destiné aux morts) pour la ou le coupable. L’intensité de la honte et de la colère que bien des Juifs ressentent lorsqu’une telle chose se produit est difficile à expliquer et tient, probablement, à la force du lien social qui unit tous les Juifs – conséquence, sans doute, à l’origine, d’être les élus de Dieu, mais aussi d’avoir subi et survécu ensemble à tant de siècles d’oppression. Alors que la relation d’un chrétien à Dieu est individuelle, la relation d’un Juif à Dieu s’est toujours faite à travers son appartenance au peuple élu, peuple que Dieu tient collectivement responsable des manquements de chacun de ses membres. Conscients de cet enjeu, les Juifs n’ont jamais pu s’offrir le luxe de l’indifférence devant les choix de vie de leurs coreligionnaires. Une éducation juive minimale suffit pour que ce lien devienne si intériorisé que même des Juifs athées et communistes puissent ressentir la défection d’un Juif comme l’amputation d’un membre de leur propre corps. Pour sûr, la persistance de mon identification en tant que juif, aussi vague fût-elle et bien que dépourvue de tous les attributs d’un croyant, aide à expliquer pourquoi j’ai ressenti le besoin insurmontable de démissionner quand « Juif » en est venu à signifier quelque chose que je ne pouvais pas accepter, (ni ignorer). Et ce même lien organique peut aider à expliquer que des Juifs, y compris ceux dont je suis le plus critique et qu’on ne serait par surpris de voir se réjouir de ma démission, puissent se sentir si troublés par la forme dans laquelle ma critique s’est exprimée.

Me voilà presque à la fin de ma lettre de démission, et je n’ai pas encore parlé de l’Holocauste. Nombre de sionistes trouveraient là une raison suffisante pour rejeter ce que j’ai à dire. Pour ma défense, j’aimerais vous rapporter une histoire que Joe Murphy, ancien vice-chancelier de la City University of New York, racontait souvent à propos de sa mère juive. « Joe », lui disait-elle, « il y a deux sortes de Juifs. Ceux qui ont réagi devant l’indicible horreur de l’Holocauste en jurant qu’ils feraient tout leur possible pour s’assurer qu’une telle chose n’arrive jamais plus à notre peuple. Et ceux qui tirèrent comme leçon de ces tragiques événements qu’ils devraient faire tout leur possible pour s’assurer que cela n’arrive jamais plus à aucun peuple nulle part. » « Joe », ajouta-t-elle, « promets-moi que tu seras toujours un Juif de la seconde sorte.» C’est ce qu’il fit, et c’est ce qu’il fut.

Les Juifs de la première sorte, qui sont pour la plupart sionistes et selon mes termes véritablement « d’ex-Juifs », sont allés, de façon éhontée, jusqu’à faire de l’Holocauste un gourdin dont ils frappent tout critique qui a la témérité de mettre en question ce qu’ils font subir aux Palestiniens (sous prétexte de légitime défense.)[6] [7]. Toute critique du sionisme, aussi modérée et justifiée soit-elle, se voit assimilée à de l’antisémitisme, et l’accusation d’ « antisémite » est devenue le mot code pour entacher les critiques d’une part de responsabilité dans l’Holocauste et de l’espoir secret qu’il y en aura un second. C’est-là une accusation de taille, qui a fait la preuve de son efficacité en réduisant au silence nombre de critiques potentiels. Aussi n’est-ce pas une simple coïncidence si un impressionnant renouveau d’intérêt pour l’Holocauste de la part des médias se produit à un moment où le sionisme a le plus grand besoin de son ombre protectrice. Par ce procédé, la pire violation des droits de l’homme qu’ait connue l’histoire est cyniquement manipulée pour rationaliser l’une des pires violations des droits de l’homme de notre temps. La mère de Joe Murphy s’attendrait à ce que les Juifs de la seconde sorte soient les premiers à le montrer du doigt et à le condamner.

Reste la question de la sécurité. Les sionistes insistent pour dire qu’en créant leur propre État, ils ont amélioré la sécurité des Juifs non seulement en Israël mais partout ailleurs. Malheureusement, avec son abominable traitement des Palestiniens, son hypocrisie « wiesélienne » et ses rebuffades de plus en plus arrogantes envers la communauté internationale, Israël a créé plus d’antisémitisme réel qu’il n’en a probablement jamais existé, non seulement dans les pays arabes mais à travers le monde. Pour le moment, les sionistes se sentent à l’abri des répercussions inévitables de leur politique grâce au bouclier dont leurs alliés américains les couvrent. Le monde, à l’exception semble-t-il de la plupart des Américains, reste frappé d’ébahissement devant la réussite quasi miraculeuse des sionistes à capturer le soutien politique de l’Establishment U.S. En ce qui concerne le conflit en Terre Sainte, les électeurs américains pourraient aussi bien se dispenser de choisir entre les Démocrates et les Républicains et voter directement pour Sharon. Les Juifs orthodoxes, comme on le sait, emploient un non-Juif, ou « shabbes goy », pour allumer l’électricité pendant le Sabbat. Comme il y a beaucoup de choses que l’ État d’Israël ne peut pas faire lui-même, il est parvenu à s’emparer du Gouvernement américain comme « shabbes goy », et celui-ci paie même les notes d’électricité ! Si ce miracle n’est pas l’égal de celui de Dieu quand il fendit la mer Rouge, il nous faut alors découvrir comment cela s’est produit, car nous ne le savons pas vraiment, pas encore, pas dans les détails.

Pour être valable, toute bonne explication aurait à mettre au jour le réseau des relations tissé entre le gouvernement israélien, le lobby sioniste (dans ses diverses dimensions), les chrétiens fondamentalistes (qui croient que la seconde venue du Christ n’aura lieu que lorsque tous les Juifs seront rassemblés en Israël), les deux partis politiques américains, les électeurs juifs, et les intérêts liés à l’expansion politique et économique de la classe capitaliste américaine. Car aussi déterminante qu’ait pu être l’influence d’Israël sur la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, elle n’aurait pu réussir aussi bien si ses intérêts n’avaient coïncidé dans une mesure considérable avec les desseins impériaux de notre classe dirigeante. Pour ce qui est de l’élément sioniste dans ce réseau, la décision clé date probablement de 1977, lorsque Begin et le Likoud sont arrivés au pouvoir, et que le Gouvernement israélien a décidé de forger des liens plus étroits avec les chrétiens fondamentalistes des États-Unis (forts de 70 millions de personnes), afin de les aider à devenir un lobby politique plus efficace et pour lequel les objectifs sionistes seraient primordiaux. Netanyahu, du côté d’Israël, et du côté américain Jerry Falwell (qui a reçu d’Israël le prestigieux Prix Jabotinsky et…un petit avion pour son usage personnel) ont été particulièrement actifs dans le développement de cette alliance, selon l’article de Donald Wagner paru dans le Christian Century : « Evangelicals and Israel ».[8] L’administration Bush II ne nous offre que l’exemple le plus récent de la réussite de cette stratégie. Même si les Démocrates vident les Républicains de la Maison Blanche à l’issue des élections en cours ou des prochaines élections, notre gouvernement n’en soutiendra pas moins Israël, car le lobby juif – dans ce cas, à l’aide du vote juif qui est majoritairement pour les Démocrates – est encore plus influent sur le parti de Kerry.

Il est peu probable, cependant, que cette relation particulière à Israël demeure stable, car les fondements sur lesquels elle s’est assise sont en train de s’éroder rapidement. D’abord, comme le montrent tous les sondages, le peuple américain n’a jamais été aussi pro-sioniste que ses gouvernements, et, dans la mesure où des sentiments favorables existaient, ils ont été sérieusement entamés par la réaction inhumaine d’Israël aux Intifadas. S’il était possible autrefois de voir Israël dans ses guerres avec le monde arabe comme le jeune David affrontant le géant Goliath, la brutale répression par son armée d’un peuple palestinien virtuellement désarmé a inversé l’analogie, et c’est Israël qui joue à présent le rôle du monstrueux Goliath. Avec l’accumulation de nouveaux meurtres, de nouvelles blessures, de nouvelles humiliations, avec le nombre croissant de démolitions de maisons, de vols de terre et d’eau, et maintenant la construction d’un mur d’apartheid progressant de jour en jour (souvent au vu de tous sur les écrans de télévision), la politique israélienne nous incite à remettre en question la version officielle selon laquelle Israël serait victime de terroristes semblable à ceux qui ont détruit les tours de New York (et donc mériterait à ce titre notre compassion et notre aide), et à le voir plutôt comme un instigateur majeur de la violence musulmane dans le monde. De plus, l’impopularité croissante de la guerre en Irak (guerre sans perspective de fin et qui n’aurait jamais dû commencer), pour laquelle Israël et ses plus ardents supporters au sein du Gouvernement américain étaient, au minimum, parmi les meneurs les plus bruyants, est en train de contaminer l’attitude des Américains à l’égard d’Israël. Finalement, l’insécurité croissante des approvisionnements en pétrole du Moyen-Orient, dont les conséquences sur les prix et les profits se font sentir du haut en bas de l’économie - due aux guerres mais aussi à la barbarie croissante d’Israël envers un peuple arabe (avec laquelle les États-Unis sont nécessairement associés) – a commencé à enfoncer un coin entre Israël et les intérêts du capitalisme américain. Sous peu – si cela n’est pas déjà le cas – une section importante de la classe dirigeante capitaliste américaine réclamera que le Gouvernement des États-Unis adopte une nouvelle politique à l’égard d’Israël. Et quand la masse du public américain aura enfin ouvert les yeux sur le prix exorbitant et toujours croissant en sang et en argent que lui coûte son rôle de « shabbes goy » pour Israël, au moment précis où toutes sortes de programmes populaires font l’objet de suppressions drastiques dans le budget – une vague d’antisémitisme pourrait bien menacer la sécurité des Juifs et des ex-Juifs partout dans le monde.

L’antisémitisme est souvent compris comme une haine irrationnelle des Juifs non pour ce qu’ils croient ou ce qu’ils font, mais simplement à cause de qui ils sont. Cela est incorrect, parce qu’il y a des raisons. Seulement, il se trouve qu’elles sont toutes mauvaises, soit parce qu’elles sont fausses (comme la rumeur selon laquelle les Juif utilisaient le sang d’enfants gentils pour fabriquer les « matzots » de leur Pâque), ou exagérées, ou remontant à la nuit des temps, ou sans pertinence, ou – si elles contiennent un grain de vérité (comme l’idée que les Juifs sont riches, etc.) – elles ne s’appliquent qu’à un très petit nombre. Voilà pourquoi haïr tous les Juifs n’est pas seulement irrationnel mais injuste, et, comme nous le savons, les conséquences en ont souvent été meurtrières. Compte tenu de cette histoire, non seulement tout Juif, mais toute personne non juive, humaine et éprise de justice se doit de s’opposer à la montée de l’antisémitisme de toutes ses forces. Que cette histoire, aussi douloureuse soit-elle, ne donne aucunement aux Juifs le droit de commettre leurs propres crimes devrait être évident, et ce n’est rien d’autre qu’une monstruosité lorsque des criminels juifs répondent à leurs critiques en les taxant d’antisémitisme, même si, comme c’est le cas pour les sionistes, ils croient avec leurs crimes servir les intérêts du peuple juif, et même s’ils sont parvenus – un autre miracle ? – à faire que la troisième édition du Webster’s International Dictionary définisse « l’antisionisme » comme une forme d’antisémitisme. Or, en assimilant l’antisionisme à l’antisémitisme, les sionistes courent le risque que les gens acceptent la logique de leur position sans toute fois en tirer les conclusions auxquelles ils s’attendaient. Selon cette logique, on ne peut qu’être à la fois antisioniste et antisémite, ou ni l’un ni l’autre. Les sionistes supposent que, devant ce choix, la plupart de leurs honnêtes détracteurs abandonneront tout simplement la partie et se tairont. Mais vu les conséquences de plus en plus désastreuses du sionisme en Palestine, le choix de leurs critiques pourrait aller en sens inverse. À savoir, quelques adversaires du sionisme convaincus par la logique décrite plus haut mais qui n’en demeurent pas moins opposés aux pratiques sionistes pourraient simplement embrasser aussi l’antisémitisme. Ainsi, au lieu de diminuer le nombre d’antisionistes, cette approche produit probablement plus d’antisémites. La seule conclusion possible est qu’en tant que police d’assurance contre de futurs pogroms, Israël n’est pas simplement dépourvu de valeur, mais carrément dangereux pour la santé de ceux et celles qui ont investi leur foi et leur argent dans l’entreprise.

À ce point de ma lettre, sinon plus tôt, nombre de mes lecteurs me reprocheront de sembler traiter les sionistes comme s’ils étaient tous de la même espèce. J’ai pleinement conscience des nombreuses différences qui existent dans le camp sioniste, et je suis plein d’admiration pour les efforts courageux déployés contre l’Establishment israélien par les sionistes plus humains et plus progressistes de Meretz, de la Paix maintenant, ou de Tikkun, entre autres groupes. Cependant, si je ne fais pas exception pour eux dans mon analyse, – et ce n’est pas seulement parce que leurs réformes semblent vouées à l’échec,– c’est parce qu’ils partagent nombre des présupposés sur lesquels le sionisme (version Likoud comme version Parti travailliste) s’appuie. Fonder un État dans lequel seuls des Juifs seraient citoyens de plein droit, l’installer dans un pays déjà habité par des millions de non-juifs, prétendre s’opposer à l’antisémitisme dans le monde par une manifestation ostensible de la puissance juive, chercher à convaincre tous les Juifs qu’ils seront plus en sécurité parce qu’ils auront dorénavant un pays où se réfugier (au cas où), et enfin tenter de rationaliser l’ensemble en combinant des mythes religieux et l’expérience de l’Holocauste – tout cela est au cœur du sionisme, mais c’est aussi la logique inhérente à ces positions qui nous a menés à l’impasse d’aujourd’hui. Et je ne vois pas comment il aurait pu en être autrement. Les occasions où il semble que l’histoire moderne d’Israël aurait pu prendre un autre tour, comme le pensent les sionistes progressistes, ne sont que chimères pour sauver la face. De plus, ce n’est qu’en rejetant radicalement ces positions que nous pourrons voir le sionisme et la situation qu’il a générée pour ce qu’ils sont vraiment, et que nous pourrons commencer à nous orienter idéologiquement et politiquement en conséquence.

Par exemple, sur le plan idéologique, il n’est plus besoin d’accepter qu’Israël invoque la confrontation de deux droits, caractérisation favorite de nombreux sionistes modérés ou même socialistes. Il y a un droit, et les sionistes, qui sont les envahisseurs et les oppresseurs, ont tort. Seuls les présupposés qui sous-tendent le projet sioniste ont empêché certains de reconnaître ce fait. Cela signifie également qu’on ne peut pas considérer la violence perpétrée par le Gouvernement sioniste contre les Arabes et par les Arabes contre les Juifs en Israël aujourd’hui de la même manière. Certes, je déplore profondément la tuerie et la destruction qui ont lieu, et je souffre plus que je ne saurais dire pour les victimes et leurs proches des deux camps. Cependant, seul Israël, son gouvernement et ceux qui le soutiennent méritent d’être condamnés, et pas seulement parce qu’ils ont eu recours à des avions et à des tanks et qu’ils ont tué un plus grand nombre d’innocents. Ce qui compte plus que tout ici est le fait que c’est le gouvernement israélien qui détient le monopole du pouvoir dans le pays, et que c’est ce gouvernement qui a fixé les règles du jeu sinistre auquel les Palestiniens sont forcés de participer dans des conditions épouvantables. Ce sont eux et eux seuls qui ont le pouvoir de changer ces règles et ces conditions à tout moment, et qu’il faut par conséquent tenir pour responsables de les maintenir telles qu’elles sont. Ce sont eux les vrais terroristes, et non les pauvres êtres désorientés que l’escalade de l’oppression et les humiliations qui l’accompagnent ont rendus fous et désespérés au point qu’ils utilisent leur propre corps comme projectiles meurtriers. La terreur d’État, et non la terreur individuelle, est le problème principal auquel se trouve confronté quiconque souhaite hâter la fin de ce conflit, et c’est cela que nos tactiques doivent refléter. Sharon avait raison au moins sur un point : Arafat ne comptait pour rien. Et peut-être, malheureusement, en est-il de même du reste des Palestiniens en ce qui concerne l’instauration d’une paix durable. Au lieu d’ergoter indéfiniment sur la part de responsabilité des Palestiniens dans le conflit – ce qui a pour effet de saper notre efficacité potentielle - nous devons diriger toute notre attention sur les moyens de faire pression, toutes sortes de pression, sur Israël.

Politiquement, cela signifie éviter toute forme de collaboration avec cet État voyou (comme on le fit naguère pour l’Afrique du Sud), le boycotter sur le plan économique et en toutes occasions (l’exclure des jeux Olympiques, par exemple), faire pression sur nos politiciens pour qu’ils arrêtent toute aide (privée ou publique)à Israël, soutenir à son encontre l’instauration de sanctions diverses (y compris sur le commerce), exiger les résolutions les plus dures possibles aux Nations unies, dénoncer les violations sionistes des droits de l’homme dans toutes les instances de discussion, enfin, bien sûr, attaquer de front le lobby juif qui se dressera contre toutes ces mesures. Des actions semblables devraient être entreprises en Europe et ailleurs, mais, étant donné le pouvoir de l’Amérique dans le monde en général et en Israël en particulier, c’est aux États-Unis que le sort du peuple palestinien – et finalement de celui du judaïsme et de ce qui reste du peuple juif – sera décidé. Sans aucun doute, isoler Israël de toutes les manières que je préconise nuira à ceux qui travaillent de l’intérieur pour changer la politique de leur gouvernement, mais, par ailleurs, ces mesures les aideront aussi en faisant monter le prix à payer pour cette politique à des niveaux inacceptables. Ce qui est clair, c’est que pour les Juifs dont la conscience ne s’arrête pas à la solidarité du sang, le silence, la modération, et la neutralité ne sont plus des choix possibles, s’ils le furent jamais. Après tout, les régimes oppressifs n’ont jamais eu besoin de plus que d’un soutien passif et mitigé pour accomplir leur besogne. S’ajoutant aux Juifs de plus en plus nombreux qui défendent ouvertement la conduite inhumaine d’Israël, ces Juifs modérés, souvent pleins de bonnes intentions, nourrissent eux aussi le stéréotype antisémite selon lequel tous les Juifs sont pour le moins des complices passifs des crimes du sionisme et donc méritent la haine que ces crimes suscitent. N’est-ce pas là ce que la plupart des Juifs pensaient de la passivité des soi-disant “bons” Allemands pendant la période nazie? Dans quelle mesure cette passivité, à une époque où la moindre action était bien plus dangereuse que pour nous à présent, a-t-elle contribué à l’hostilité ressentie par tant de Juifs envers tous les Allemands? Un combat tous azimuts contre le sionisme de la part des Juifs serait, par conséquent, la lutte la plus efficace contre l’antisémitisme réel.

En outre, si le sionisme est en fait une forme particulièrement virulente de nationalisme et, de manière croissante, de racisme, et si Israël agit envers sa minorité captive d’une manière qui ressemble de plus en plus à celle dont les nazis traitaient leurs Juifs, il faut le dire. Pour des raisons évidentes, les sionistes se montrent très susceptibles lorsqu’on les compare aux nazis (pas susceptibles au point de se sentir freinés dans leurs actions,mais suffisamment pour qu’ils s’écrient « injuste !» et qu’ils profèrent l’accusation d’« antisémitisme » quand cela se produit). Et pourtant, les faits sur le terrain, une fois dénudés de toute rationalisation sioniste, révèlent que les sionistes sont les pires antisémites aujourd’hui dans le monde, car ils oppriment un peuple sémite comme aucune nation ne l’a fait depuis les nazis. Non, les sionistes ne sont pas tout à fait aussi odieux que les nazis, pas encore, mais le monde n’est-il pas témoin d’un nettoyage ethnique rampant à l’encontre des Palestiniens au moment où nous parlons ? Si les sionistes (et leurs supporters) trouvent cette comparaison outrageusement insultante et injuste, qu’ils arrêtent tout simplement de faire ce qu’ils font (et soutiennent) ! Mais je crains que la logique de leur position ne les pousse à commettre (et à soutenir) à l’avenir des atrocités encore plus infamantes que celles qu’ils ont perpétrées jusqu’à présent, y compris le génocide – une autre spécialité nazie. Qu’est-ce que ce sionisme peut bien avoir en commun avec les valeurs juives traditionnelles ?

En ce qui me concerne, le comédien Lenny Bruce a fourni la seule bonne réponse à cette question quand il dit :, « Écoute-moi, je suis juif. Count Basie est juif. Ray Charles est juif. Eddie Cantor est goyish…Marine Corps – pur goyish…Si vous habitez New York ou toute autre grande ville, vous êtes juif. Si vous habitez Butte, Montana, vous serez goyish même si vous êtes juif…Kool-Aid est goyish. Le lait en poudre est goyish même si ce sont des Juifs qui l’ont inventé…Le pain de seigle noir est juif et, comme vous savez, le pain blanc en tranches est très goyish…Les Noirs sont tous juifs…Les Irlandais qui ont rejeté leur religion sont juifs…L’art de manier la canne de tambour-major est très goyish. »[9]

A cela, j’ajouterai seulement ceci :, « Noam Chomsky, Mordechai Vanunu et Edward Saïd sont juifs. Elie Wiesel est goyish. De même aussi, tous les Juifs neo-con*. Le socialisme et le communisme sont juifs. Sharon et le sionisme sont pur goyish. » Et, qui sait, si cette version du judaïsme allait prendre racine, je pourrais un jour faire une demande de réadmission au peuple juif.


 

Traduction : Paule Ollman, avec la collaboration de Claude Karnoouh

* Bertell Ollman est professeur au département d’études politiques (Politics) de la N.Y.U (New York University). Il a publié une douzaine de livres sur la théorie marxiste et le socialisme, dont le plus récent a été traduit en français sous le titre: La Dialectique mise en oeuvre: le processus d’abstraction dans la méthode de Marx, Éditions Syllepse, 2005. Pour ses autres écrits, voir son site internet.

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Notes :
[1] Elie Wiesel, Discours d’Oslo. Éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 1987, pp. 13-14.

[2] Tikkun. A Bimonthly Jewish Critique of Politics, Culture, & Society. La version anglaise de ce texte y a été publiée dans la livraison de janvier-février 2005.Tikkun est une revue juive étasunienne de critique de la politique dont la devise est un vaste et généreux programme : « guérir, réparer et transformer le monde».

[3] Rochelle Furstenberg, « Reflections of a Zionist Don », The Jerusalem Report, octobre, 1990, p. 51.

[4] Albert Einstein, « Our Debt to Zionism », Ideas and Opinions, Modern Library, New York, 1964, p. 6. Les considérations de Ben Gourion concernant l’offre de la présidence d’Israël à Einstein valent la peine d’être rappelées: « Dites-moi ce que je dois faire s’il dit « oui ». J’ai été obligé de lui offrir le poste parce que ne pas le lui offrir était impossible. Mais s’il accepte, on va avoir beaucoup d’ennuis ». Fred Jerome, The Einstein File, St. Martin’s Press, New York, 2002, p. 111.

[5] A. Einstein, Ideas and Opinions, p. 212. Ce qu’aurait été la réaction d’Einstein devant la situation actuelle en Palestine est suggéré par des commentaires tels que: « L’aspect le plus important de notre politique (celle d’Israël) doit être notre désir toujours présent et manifeste d’instituer une égalité complète des citoyens arabes parmi nous […] L’attitude que nous adoptons envers notre minorité arabe sera le véritable critère de notre niveau moral en tant que peuple».(1952) Ibid., p. 111. Et dans une lettre à Weisman (1923), il écrit: « Si nous ne réussissons pas à trouver le moyen d’une coopération honnête avec les Arabes, nous n’aurons rien appris de nos deux mille ans d’épreuves et nous mériterons tout ce que le sort nous réserve ». Ibid., p. 110.

[6] Robert Fisk, “A Warning to Those Who Dare Criticize Israël in the Land of Free Speech”, The Independent, Londres, 24 avril 2004, p. 39. « Avertissement à ceux qui osent critiquer Israël au pays de la liberté d’expression ».

[7] Voir Norman G. Finkelstein, L’Industrie de l’Holocauste, La Fabrique, Paris, 2001.

[8] Donald Wagner, “Evangelicals and Israel: Theological Roots of a Political Alliance”, The Christian Century (Nov. 4, 1998), p. 1023.

[9] Lenny Bruce, “Jewish and Goyish”, Record Number 5 of Lenny Bruce: Let the Buyer beware, Shout Factory, le 14 septembre

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