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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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20 avril 2024 6 20 /04 /avril /2024 15:54

Nous n’avons pas l’habitude de faire des interviews mais nous estimons qu’en l’absence d’information dans les gros médias sur le sujet de la guerre qui se déroule au Donbass depuis 2014 et qui explique en grande partie la guerre russo-ukrainienne actuelle, en fait la guerre Russie-OTAN en cours depuis février 2022, il nous a semblé nécessaire de transmettre cet aperçu “provenant de l’autre côté du miroir”.

La Rédaction

 

DE RETOUR DU DONBASS

-

Avril 2024

 

André FADDA*

 

Entretien :

 

Tu viens de rentrer d’un voyage au Donbass en tant que membre d’une délégation internationale conduite par la Banda Bassotti. Qu’est ce qui t’a motivé à partir là-bas?

 

Oui, je suis parti avec la Caravane antifasciste, organisé tous les ans depuis 2014 par le groupe de musique italien Banda Bassotti. Depuis le massacre d’une quarantaine de communistes, syndicalistes et anti-Maïdan dans la Maison des syndicats à Odessa par des groupes néonazis ukrainiens, une dizaine de militants de plusieurs pays font le déplacement. Cette année, je suis allé avec des communistes et antiimpérialistes allemands, espagnols, italiens, mexicains, portugais et y compris une camarades palestinienne.

 

Comme tu sais, les informations données par les médias occidentaux, y compris par l’Huma, sur le conflit entre la Russie et l'OTAN en Ukraine sont tendencieuses, soutiennent Zelensky et les néonazis d’Azov les yeux fermés et nient la réalité vécue par les travailleurs et les populations du Donbass.

 

En France, nous sommes un certain nombre à savoir tout ce qui s'est passé en Ukraine depuis 2014. Comment cette guerre a démarré il y a 10 ans suite au coup d'état du Maïdan, soutenu financièrement et militairement par les États-Unis et les Britanniques. En tant que syndicaliste et communiste, il est de mon devoir de faire preuve de solidarité et de tout faire pour contrer le tas de mensonges et manipulations orchestrées par la France et colportées par mon organisation syndicale et par le PCF où je militais jusqu’à il y a peu. Voilà donc pourquoi j’ai décidé d'aller au Donbass. Une fois arrivé là-bas j’ai pu palper de première main sur le terrain, la souffrance mais également la résistance et l’espoir de gens dont leurs histoires sont réduites au silence.

 

Depuis 2014, le point de vue qui est diffusé par l’Union européenne, les médias et les partis politiques présents à l’Assemblée nationale est clairement celui qui est affiché par le gouvernement de Kiev. Les gens du Donbass, les militants et sympathisants des partis et organisations de la gauche ukrainienne, les journalistes qui sont emprisonnés et parfois assassinés parcequ’ils se sont opposés à l’idéologie néonazie, sont invisibles. Nous parlons de personnes qui sont persécutées, qui n'ont pas le droit de s’exprimer dans les médias. Leur réalité n'apparaît pas, les persécutions, les tortures, les disparitions, les exécutions sommaires et les bombes qui frappent ces populations, ces militants de gauche, ces journalistes, ces travailleurs, n'existent pas dans les journaux télévisés, dans la presse des pays occidentaux y compris dans la presse syndicale.

 

En 2022, la Russie a justifié son intervention parce qu'il s'agissait d'une guerre contre le néonazisme en Ukraine. A travers les échanges que tu as pu avoir avec la population, cela ressort dans les conversations?

 

Oui, cela ressort fortement. Avant que la Russie ne décide d'intervenir en Ukraine en février 2022, cette situation existait déjà. Juste après le coup d’état du Maïdan, le putschistes qu'ont-ils interdit ? Une partie de la culture de l'Ukraine et pas n’importe laquelle. Celle liée à la mémoire historique. La loi sur la condamnation du nazisme, abrogée. Le Parti communiste ukrainien qui était la 4ème force politique en Ukraine, avec une implantation très importante dans le Donbass mais également dans la ville de Kherson, interdit. Dix autres partis de gauche, interdits. L'interdiction de l'utilisation de la langue russe dans les écoles et dans les médias et toute forme culturelle liée au monde russe. L'emprisonnement de militants politiques de gauche. L'assassinat de journalistes. La réhabilitation des collabos nazis ukrainiens de la Seconde Guerre Mondiale et les cérémonies officielles en leur hommage. La création de la page internet Myrotvorets, soutenue par Kiev, qui répertorie toute personne jugée prorusse et qui dresse une liste noire de «gens à abattre». Et quand un de ces “ennemis” de l'Ukraine est tué, alors la photo de cette personne est affichée sur sa page.

 

Les gens que nous avons rencontré nous ont clairement raconté la violence qu’ils ont subit. Un certain nombre d’Ukrainiens originaires de Karkhov ou d’Odessa, comme le député Alexey Ablu, se sont réfugiés dans le Donbass afin d’échapper à une mort certaine. Pour rappel, le massacre de la Maison des syndicats à Odessa le 2 mai 2014, avait été perpétré par des organisations néonazies comme le Pravy Sektor et les bataillons Aïdar et Azov. Ce jour-là, ils avaient mis le feu à l’immeuble. Des vidéos de cette journée que l’on peut voir sur internet, montrent comment ceux qui ont tenté d'échapper aux flammes ont été abattus ou battus à mort. Une quarantaine de morts et plus de 200 blessés. Comme les gens du Donbass, ces Ukrainiens n’ont pas accepté le coup d'État. Lorsqu’en 2014, ils ont commencé à voir les symboles de l'extrême droite sur les murs de la ville et les néonazis défiler dans les rues, ils ont compris qu’il fallait se battre.

 

Ceux que j’ai rencontré m’ont dit, qu’ils espèrent que dès mon retour en France, beaucoup plus de gens écouteront mon témoignage et comprendront que la réalité n'est pas celle que raconte les médias occidentaux.

 

Quel est l’état d’esprit des gens que tu as rencontré? Comment réagit la population à la présence de l’armée russe?

 

Partout où nous sommes allés nous avons pu échanger avec les gens. La population du Donbass est russe. Et ils sont fiers de l’affirmer. La participation massive aux élections présidentielles de mars en est une preuve.

 

C'est pourquoi, lorsque l'armée russe expulse l’armée ukrainienne lors de sa progression sur le terrain, les habitants qui se terraient dans les sous-sols des immeubles et subissaient les exactions des bataillons néonazis, accueillent les soldats russes en libérateurs. Il faut savoir que dans les localités du Donbass qui sont encore occupées par l'armée ukrainienne, la population est traitée comme une “race inférieure”, selon les témoignages des habitants de Artiomosk (Bakhmut) que nous avons pu rencontrer dans un centre de réfugiés.

 

Penses-tu que la population du Donbass conserve le souvenir de ce qu'était l'URSS ?

 

Lors de notre voyage j’ai pu constater à quel point la mémoire et le souvenir sont bien vivants dans les régions que nous avons traversé. Les travailleurs et les étudiants du Donbass mais également de Melitopol, de Akimovski et de Berdiansk (Zaporozhie) restent très attachés à l'histoire de l'Union Soviétique. Tous ceux que j’ai rencontré, jeunes et vieux, nous disent plus ou moins la même chose: “Nos parents et grands-parents croyaient intensément en Lénine et au communisme. Maintenant, nous ne vivons pas dans le communisme, mais cela fait partie de notre histoire et nous ne laisserons pas qu’elle soit détruite”.

 

Par ailleurs, nous avons croisé de nombreux militaires russes, dont certains font partie d’unités locales, portant sur leur treillis de combat des patchs aux couleurs du drapeau de l’URSS, des portraits de Lénine ou de Staline. Sur un certain nombre de véhicules blindés, les drapeaux rouges avec la faucille et le marteau flottent au vent. Les monuments à la gloire de Lénine, Artiom, l’Armée rouge, des partisans contre le nazisme ou de héros du travail comme le mineur Stakhanov, sont présents dans de nombreuses villes. Presque toutes les familles russes ont perdu un proche dans la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 et le Donbass s’est particulièrement illustré par son activité antinazie. La célèbre Jeune Garde, groupe clandestin de jeunes communistes qui avaient résisté à l’occupation allemande dans la région de Lougansk, fut immortalisée par le livre d’Alexandre Fadeiev.

 

Donc le sentiment d’appartenance aux idées communistes est bien réel au Donbass…

 

Après le coup d’état du Maïdan et l’ATO (opération antiterroriste) lancée contre le Donbass par le régime de Kiev en 2014, les communistes s’étaient organisés en milices populaires pour défendre les localités, les mines et les aciéries. Ils ont été réjoints par de nombreux militants du PCU et de l’organisation communiste Borotba d’Odessa, Kharkov, Kiev et autres villes, qui fuyaient la barbarie néonazie. Les structures de ce qu’était le Parti communiste d'Ukraine dans le Donbass étaient ensuite devenues les partis communistes des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk. Aujourd’hui, elles font partie du KPRF, le parti communiste de la fédération de Russie.

 

Cependant, le symbolisme soviétique dont je parlais plus haut, ne signifie pas une adhésion automatique et généralisée aux idées marxistes-léninistes. Il fait partie de la mémoire collective de la population, qui n'oublie pas son passé et maintient vivante son Histoire antifasciste. Il exprime un attachement de la population aux valeurs de solidarité, de justice sociale et une fierté du monde ouvrier.

 

Tu as rencontré le syndicat. Quelle est la situation des travailleurs dans les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk ?

 

Lors de rencontres avec des syndicalistes, j’ai pu me rendre compte à quel point le syndicat est un outil précieux et une organisation de classe et de masse qui vient en aide aux travailleurs et à la population.

 

En 2014, Kiev refuse de leur verser les pensions, supprime leurs droits sociaux et culturels tout en bloquant l’économie de la région. Après les avoir traiter de “race inférieure”, de “sous-hommes”, l’ancien président Porochenko, lance la guerre contre le Donbass et fait bombarder les villes. Les travailleurs de Donetsk, Lougansk, Marioupol et mais aussi d’Odessa et Kharkov, ne se laissent pas faire. Avec leurs syndicats ils se sont alors mobilisés pour organiser la résistance. Au Donbass, des milices populaires sont créées et de nombreux travailleurs et syndicalistes qui n’avaient jamais pris une arme partent sur le front pour défendre leur territoire, leur entreprise, les bassins miniers et les aciéries.

 

Aujourd’hui, après 10 ans de guerre et avec le rattachement des républiques à la Russie, il est possible de trouver des produits partout, il y a des médicaments dans les pharmacies, de nombreuses entreprises se sont remis à produire. Les supermarchés et les stations-service fonctionnent. Sur les routes, on peut voir un important afflux de transport de marchandises. De nombreux travailleurs sont sur le front dans les unités de combat, aujourd’hui intégrées dans l'armée russe. Mais beaucoup d’autres font tourner les usines métallurgiques et les mines de charbon. Une politique d’embauche et des actions de formation professionnelle qualifiante envers les jeunes est mise en oeuvre. Mais il y a également beaucoup d'autres qui ont perdu leur emploi en raison de l'exode forcé de leurs villes suite aux combats.

 

Plus concrètement, comment le syndicat s’est adapté à la situation de guerre?

 

Les principales activités économiques du Donbass sont les mines de charbon et la sidérurgie. Comme nous en France, pour le syndicat de cette région la question du salaire décent, la sécurité sociale et les conditions de travail font partie de leurs principales préoccupations y compris en temps de guerre. Malgré les bombardements et la menace constante des drones, les syndicalistes cherchent à améliorer les conditions de vie des travailleurs du Donbass. L’accès à la santé, au logement et à l’éducation font partie de leurs priorités. Lors de nos visites dans les orphelinats de la région où nous avions remis du matériel scolaire et le résultat de collectes financières, le camarade syndicaliste nous accompagnait.

 

La place et le rôle du syndicat est quand même remarqué. Il participe à la vie politique et administrative de la région. C’est un acteur incontournable.

 

Quel bilan tires-tu de ce voyage ?


Le fait d'être allé dans le Donbass et de parler avec ses habitants est indispensable pour se faire une idée précise de ce qui se passe et pouvoir ainsi en témoigner. J’ai pu percevoir les désirs de paix de ceux qui subissent la guerre depuis déjà dix ans. Face à la propagande que nous subissons ici en France et dans le reste des pays de l’Union européenne, briser le mur de la désinformation est indispensable. On ne peut pas nier une réalité historique, sociale et politique déjà complexe. En tant que communistes, l’exercice d’analyse et de compréhension s’impose. Nous ne pouvons pas laisser aux médias et aux politiciens, y compris ceux qui se réclament de la gauche, la construction d’un narratif aligné à celui de l’OTAN et l’UE et nous empêcher, voire interdire tout débat sur une réalité inconfortable pour eux. Nous devons faire prendre conscience que la réhabilitation du fascisme a pignon sur rue en Ukraine. La barbarie nazie revient à grands pas.

 

* Syndicaliste CGT, Militant de l’Association nationale des Communistes (ANC)

 

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1 avril 2024 1 01 /04 /avril /2024 13:02

L’ouvrage d’Emmanuel Todd constitue certainement une œuvre phare de ce qui reste de la pensée critique en France. Il pose beaucoup de questions pertinentes auxquelles il apporte des réponses pertinentes. Il appelle au débat et à porter un regard critique sur certaines de ses thèses, mais pas pour aller dans le sens de la pensée unique et du conformisme néolibéral et néoconservateur dominant. Les réflexions et les thèses de l’auteur doivent nous permettre en effet d’affiner les positions critiques et de nourrir une discussion salutaire sur les sources de ce que fut « l’Occident » et des causes profondes de sa crise et de sa déchéance actuelle. Celles-ci étant incontestablement multiples, ce qui devrait permettre de saisir les contradictions sociales fondamentales nécessitant une analyse concrète de la réalité concrète.

La Rédaction

 

 

Retour sur « La défaite de l’Occident » d’Emmanuel Todd

-

Mars 2024

 

Pierre Lenormand*

 

- En brisant un certain nombre de tabous et d’idées convenues, Emmanuel Todd s’est attiré beaucoup d’ennemis : déjà, son hostilité à l’UE et à l’euro allait à l’encontre de la doxa officielle ; son refus de considérer Poutine comme un tyran et/ou un fou, va à l’encontre de la russophobie ambiante : son rejet de la fable des ‘démocraties’ venant au secours d’une jeune démocratie libérale agressée va à l’encontre de la propagande de guerre occidentale. Guerre qu’il décrit comme celle d’ ‘oligarchies libérales’ contre la ‘démocratie autoritaire’ russe. En cela, comme d’autres contributions l’ont souligné, la lecture de cet ouvrage est donc salutaire

- On y trouvera aussi quelques poncifs comme ‘la chute’ du communisme’ ou ‘la fin des idéologies’ qu’il semble curieusement reprendre à son compte, comme la référence au scepticisme de Raymond Aron sur le sens de l’histoire, en exergue de l’ouvrage. Son appel à l’empirisme et au pragmatisme peut agacer. Mais Todd a fait aussi la preuve qu’il était capable de revenir sur certaines de ses annonces, comme par exemple son imprudent pari sur le ‘hollandisme révolutionnaire’.

- Il nous faut donc essayer, de notre point de vue, d’y voir un peu plus clair, ce qui n’est pas facile face à un ouvrage aussi foisonnant.

____

De sa brève jeunesse communiste Todd a gardé quelques réflexes utiles, mais il a pris ses distances avec le marxisme. Pour lui, le moteur de l’histoire ne serait pas, ou plus, la lutte de classes. Ainsi conclut-il l’introduction de son livre : ‘Une vérité simple apparaîtra : la crise occidentale est le moteur de l’histoire (celle) que nous vivons », précise-t-il (page 36). Mais en même temps les transformations de la structure de classe des sociétés contemporaines y trouvent leur place : il y a d’ailleurs aussi consacré un ouvrage (les luttes de classe en France au XXIème siècle (Seuil, 2020).

La guerre en Ukraine est pour Todd le révélateur ou plutôt la confirmation de ce qu’il avait annoncé. Mais, paradoxe de ce livre, une action militaire de la Russie nous amènera à la crise de l’Occident’ (p. 35). Cette guerre réserve donc aussi des surprises. Todd en dénombre dix, soit autant de chapitres qu’il examine successivement. Une place particulière est faite à ‘la dixième et dernière surprise (…) en train de se matérialiser. C’est la défaite de l’Occident. On s’étonnera d’une telle affirmation alors que la guerre n’est pas terminée. Mais cette défaite est une certitude, parce que l’Occident s’autodétruit plutôt qu’il n’est attaqué par la Russie’ (p. 20).

Sa démarche et ses conclusions doivent être prises au sérieux. Rappelons que dans son livre ‘la chute finale, essai sur la décomposition de la sphère soviétique’, il annonçait en 1976 la fin de l’URSS. En 2002, dans son après ‘l’Empire, essai sur la décomposition du système américain’, il renouvelait l’exercice qui le conduit aujourd’hui à mettre au centre de sa réflexion la crise occidentale et plus spécifiquement américaine, terminale, qui met en péril l’équilibre de la planète’.

A l’origine de cette crise, Todd reprend une idée développée déjà à plusieurs reprises, l’effondrement du fait religieux, qui même réduit au monde chrétien, est à bien des égards paradoxale.

 

I. Le protestantisme, la religion, l’État : une approche idéaliste

A l’origine de la réflexion de Todd, on trouve «’L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, deux articles de 1904 et 1905 du sociologue allemand Max Weber (réunis dans une traduction française en 1964) établissant la rationalité du capitalisme : une analyse de l’intérieur, à partir des idées, et non de l’extérieur, à partir des données économiques, comme l’avait fait Marx. La référence fondamentale, constante, à la religion inscrit la démarche de Todd dans la tradition idéaliste, qu’il revendique d’ailleurs. Pour définir l’Occident, écrit-il, ‘je vais donner une importance cruciale à la religion. A l’origine et au coeur du développement occidental, on ne trouve pas le marché, l’industrie et la technique, mais (…) une religion particulière’, celle de Luther et Calvin. ‘A l’origine le protestantisme se trouve doublement au coeur de l’histoire de l’Occident : pour le meilleur avec l’essor éducatif, puis économique, et pour le pire avec l’idée que les hommes sont inégaux’ (p. 139). S’ensuivrait une possible indulgence ou complaisance envers les discriminations et les racismes, dont seraient a priori préservés chrétiens catholiques et orthodoxes.

Mais l’ambition de Todd est de ‘dépasser Weber’, car ‘la mort, aujourd’hui, du protestantisme est la cause de la désintégration de l’Occident, et plus prosaï-quement de sa défaite’ (id). S’attachant en premier lieu au cas états-unien, il distingue 3 étapes dans son effondrement. On y serait passé d’une religion ‘active’ à une religion ‘zombie’ (n’en gardant que les apparences), jusqu’à disparition quasi complète, au niveau ‘zéro’. Divers éléments sont pris en compte, comme la fréquentation des offices, le recours croissant aux incinérations et ‘le mariage pour tous’.

Cet accent mis sur les religions, et non sur les idéologies qui - via diverses injonctions leur sont liées - surprend. Todd n’ignore pas qu’il existe une idéologie libérale, puis néolibérale, comme une idéologie communiste, tout à fait identifiables (1). Todd s’en tient cependant au religieux : faut-il y voir un simple effet du thème ressassé de ‘la fin des idéologies’ ou de son souci de principe : intégrer mieux (…) les besoins spirituels de l’homme’ (p. 32). Mais nul n’est tenu de le suivre sur ce terrain.

Contre une idée chère aux Français, le protestantisme aurait aussi été le premier moteur du développement des États-nations’. On assisterait aujourd’hui, parallèlement au repli religieux, à l’évaporation de l’État-nation’. Evaporation entamée dans l’OTAN, et poursuivie par l’Union européenne.

Dans son chapitre 6, il décrit longuement cette ‘évaporation’, également en trois étapes, telle que le montrerait la Grande-Bretagne, passée du stade de nation active à inerte’ pour en arriver au stade zéro’. La désintégration religieuse, la fin du ‘Welfare state’, la réaction thatchérienne et le Brexit auraient ainsi conduit la nation à la pauvreté et à l’anomie, sans règle et sans conscience collective. Avec une économie détruite et sans grandes ressources naturelles, sous l’emprise de nouvelles élites acquises au wokisme, l’État britannique est devenu totalement dépendant des États-Unis et réduit à une impuissance de fait, que son engagement belliciste ne peut masquer (p. 194 à 229).

Mais peut-on véritablement parler d’État ‘zéro’ : comment alors expliquer les atteintes massives aux services publics, à la protection sociale, au droit du travail, aux systèmes publics de santé et d’éducation mises en oeuvre partout en Europe ? Comment de même comprendre la multiplication des subventions publiques au capital privé pour soutenir les profits et les investissements, la démolition méthodique des conquis sociaux par les gouvernements et les parlements, et la mobilisation des appareils répressifs d’État pour briser les mobilisations qui osent les contester ? Sans oublier bien sûr la croissance de tous les budgets des armées.

Emmanuel Todd aurait-il oublié la nature profonde de l’État, comme instrument des classes dominantes, qu’il a pourtant souvent analysées ? Les États occidentaux sont aujourd’hui très éloignés des promesses de l’après guerre, car passés au service d’oligarchies de plus en plus étriquées, qui pour assurer leur survie et l’achèvement du ‘tout marché’, utilisent sans vergogne toutes les ressources de ces États qu’ils vouent par ailleurs à la disparition. Ce que vient d’ailleurs de souligner Bruno Lemaire, décrétant la fin de ‘l’État-Providence’ au profit d’un État d’un nouveau genre présenté comme ‘protecteur’, inspiré peut-être par la politique du ‘dorlotement’ (tittytainment) préconisée dès 1995 par Brzezinski à destination des 20 % de la population mondiale décrétés inutiles à l’économie capitaliste.

Cette même hypothèse est reprise pourtant dans le chapitre 8 qu’il consacre à ‘la vraie nature de l’Amérique’ qui présenterait le degré ultime de déliquescence de l’État et des sociétés occidentales : ‘oligarchie et nihilisme’. On y reviendra.

II. Des instruments d’analyse qui sont ceux de l’anthropologie et de la démographie

Dans cet ouvrage, Todd utilise un certain nombre de données explicatives qui lui sont habituelles :

- Une place particulière doit être faite aux structures familiales et de parenté opposant, en simplifiant beaucoup, les structures communautaires, propres aux familles élargies, chez les Russes par exemple, et les familles nucléaires, reposant sur le couple, répandues dans les sociétés occidentales.

Il en tire des conclusions radicales : la famille communautaire, productrice ‘d’égalitarisme et d’autoritarisme’, serait donc, comme naturellement, productriceaussi de communisme’ (p. 120). Dans un autre passage, il confirme qu’à son sens le poids des systèmes familiaux l’emporterait sur celui de la révolution bolchevique et de Lénine (p. 55-56).

A l’inverse, le fonds familial nucléaire, individualiste et inégalitaire (voir aussi p. 324) aurait conduit à la démocratie libérale et à l’affirmation du capitalisme. Todd n’ignore évidemment pas dans ce développement, outre le protestantisme, le rôle des villes textiles flamandes et des banquiers lombards, mais il n’en souffle mot.

Dans les deux cas, il donne la prééminence aux données de structure, non seulement comme des conditions favorables mais comme des facteurs déterminants. On n’est pas obligé de suivre ce ‘familialisme’ jusque là.

Dans le même esprit, suivant que l’autorité au sein des familles soit paternelle ou partagée, l’anthropologue Todd distingue les sociétés patrilinéaires où tout dépend du père, dominantes dans une majeure partie du monde (comme l’indique la carte p. 327) et celles marquées par la bilatéralité, dans les familles nucléaires reposant sur le couple, propres aux sociétés occidentales.

Todd emprunte ainsi beaucoup au structuralisme, suivant lequel la vérité ne peut être comprise qu’en examinant les structures qui façonnent les individus et les évènements, système de pensée devenu prédominant dans les années 1960 et 70, en opposition au marxisme.

- Mais comme toujours, Todd s’appuie aussi sur tout un appareil de données et statistiques démographiques, objectives, mesurables, qui apparaissent assez largement explicatives, voire convaincantes.

- Il souligne notamment des taux de fécondité partout désormais faibles : autour de 1,6 enfant par femme dans le monde libéral occidental stricto sensu (Etats unis, Royaume Uni, France, Scandinavie), 1,5 en Allemagne et en Russie, 1,2 en Ukraine : ‘Partout les populations semblent désormais incapables de se reproduire’ (p. 336). Pour la Russie, chute de la population et arrivée de classes creuses sont sources d’inquiétudes : ainsi se donne-t-elle ‘cinq ans pour gagner la guerre’ (p. 67).

- il note aux USA comme en France, l’augmentation de la mortalité infantile et la chute récente de l’espérance de vie dans les pays occidentaux, alors que la Chine poursuit son rattrapage (graphique p.207).

- Il recourt par ailleurs à des ‘indicateurs’ comme le taux de suicides et le taux d’homicides. Après avoir plus que doublé (de 14 à 34 pour 100 000 habitants) pendant la période Eltsine, le taux d’homicides est en Russie revenu à 4,7 en 2020. D’autres comme les décès par alcoolisme, ou le nombre de détenus par million d’habitants (530 aux Etats-Unis contre 300 en Russie) sont également des marqueurs négatifs de la santé physique et morale des populations (p. 38). Todd évoque aussi le taux d’obésité : 42 % de la population est en surpoids aux USA (p. 264).

- A l’inverse, le fait qu’il y ait plus d’ingénieurs russes que d’ingénieurs américains confirme le redressement économique et industriel de la Russie.

Ce sont là des éléments essentiels à la compréhension du monde réel.

 

III. Du rôle des transformations de la société

Deux transformations majeures ont selon Todd affecté les sociétés contemporaines :

- Après 1945, ‘la mise sous tutelle soviétique déclencha dans toute l’Europe de l’Est un décollage éducatif. L’idéologie communiste a en effet en commun avec le protestantisme l’obsession de l’éducation » (p.127). Cet effort, considérable et bien entendu très positif, ‘engendra’, comme l’indiquent les données statistiques, de nouvelles classes moyennes. Le développement de ces couches intermédiaires serait pour Todd un élément explicatif de la décomposition de la sphère soviétique, démocraties populaires  incluses : fabriquées par le communisme, ces couches moyennes une fois libérées ont mis leurs prolétariats au service du capitalisme occidental’ (p. 137) et plus précisément, peut-on ajouter, de l’industrie allemande.

Cet essor est aussi un élément essentiel de ‘la décomposition du système américain’. La perte attendue ou provoquée des repères, et d’abord des repères de classe, a fait de l’extension des ‘classes moyennes’ un projet et une cible idéologique de choix pour assurer la perpétuation des sociétés capitalistes. On serait aujourd’hui passé à un stade plus avancé de la décomposition endogène de l’Amérique et de l’Europe, par l’éducation supérieure, la dissolution des croyances collectives, l’atomisation mentale de leurs peuples et de leurs élites(p. 313).

- Les délocalisations industrielles massives vont de leur côté réduire les effectifs et la place de la plupart des classes ouvrières occidentales. Je viens de comprendre, un peu tard je l’admets, (ce) que ce monde est advenu par la grâce de la globalisation’. (...). ‘Le libre échange absolu corrompt absolument’. Il en résulte un ‘prolétariat occidental transformé en une plèbe vivant largement du travail des Chinois et d’autres peuples du monde (p. 314 ).

S’agissant de la France, il va plus loin encore : « Les partis de gauche (…) s’appuyaient sur des classes ouvrières exploitées. Les partis populistes s’appuient sur des plèbes dont le niveau de vie dérive largement du travail sous-payé des prolétaires de Chine du Bangla Desh ou d’ailleurs. (…) Les électeurs populaires du Rassemblement national sont au regard de la théorie marxiste la plus élémentaire, des extracteurs de plus value à l’échelle mondiale, ils sont normalement de droite (p. 315).

Ce ne serait donc plus les capitalistes, mais les couches populaires qui seraient désormais des ‘extracteurs de plus value’ ? Engels puis Lénine avaient déjà souligné, il est vrai, ‘la participation indirecte des classes ouvrières de l’Ouest, via l’exploitation coloniale, aux surprofits générés par l’impérialisme’ (p. 312). Elles n’en n’échappaient pas pour autant à l’exploitation capitaliste, qu’elles combattirent pied à pied, puis avec succès à la suite de la victoire contre le nazisme.

Mais le parallèle que Todd - à la suite de la prophétie de l’Anglais Hobson dans son livre ‘Imperialism’ en 1902 - introduit entre les prolétariats d’aujourd’hui et ‘la plèbe romaine assistée’ (p. 312), livrée ‘au pain et aux jeux’ paraît bien décalée. Elle dénote aussi à mon sens une vision très personnelle de la réalité sociale, que l’on retrouve dans la pyramide des 4 couches sociales que Todd établit pour la France aux lendemains de la crise des Gilets jaunes (2) : couches définies non pas comme classes en fonction de leur rapport au capital et au travail, mais comme des catégories socio-professionnelles qui font disparaître la réalité de l’exploitation capitaliste, sous ses formes anciennes mais aussi nouvelles. Comment dès lors arracher à la réaction un prolétariat défini non pas comme l’ensemble de tous ceux qui n’ont que leur travail pour vivre (privés d’emploi, chômeurs, temps partiels, handicapés et précaires inclus), mais réduit aux seuls30 % d’ouvriers et employés non qualifiés’ ?

 

IV. Nihilisme, postmodernité.

Au terme de sa dégénérescence, l’Amérique serait donc en proie au ‘nihilisme’, initié par les couches supérieures de la société, passées des luttes sociales aux questions ‘sociétales’ concernant les diverses minorités et les comportements sexuels délictueux.

Todd n’utilise pas le terme sociétal, comme il n’utilise qu’accessoirement celui de postmoderne (2). Le mot apparaît dans le titre du chapitre 3 consacré à la vague de sentiments antirusses - en grande partie irrationnelle - en Europe orientale, ‘une russophobie postmoderne’. Il refait surface p. 337, pour rappeler que les Russes sont aussi des postmodernes qui pensent d’abord à leurs plaisirs et à leurs peines, et pour qualifier le nihilisme de forme extrême de la postmodernité’.

On a résumé l’État d’esprit postmoderne comme le renoncement aux valeurs héritées des Lumières : la reconnaissance des droits fondamentaux de l’homme, l’universalisme, la raison, le progrès. Né dans les couches supérieures de la bourgeoisie, les plus éduquées notamment, et d’abord au sein des universités états-uniennes, ce renoncement s’est affirmé avec le retour du racialisme et les succès de la théorie du genre : il conduit à une confusion entre le fait et le discours, à la primauté de l’émotion sur la raison, à la négation du progrès, et à un relativisme absolu, autant de traits partagés par la plupart des post-modernes.

Todd préfère pour sa part, ‘après avoir beaucoup hésité’ (p. 243) parler de nihilisme, qu’il définit comme ‘l’état d’esprit qui nie la réalité du monde et tend vers la guerre’.

- Pour Todd, cet état d’esprit trouverait son origine dans le ‘surgissement d’un féminisme radical’ (p. 325). La défense puis la promotion de l’homosexualité et de la bisexualité, nourrissant une idéologie gay puis LGBT, et la légalisation du mariage pour tous relèvent à des degrés divers d’un déni de réalité, qui atteint son comble avec le phénomène transgenre. Todd a beau jeu de rappeler que les deux sexes sont inscrits dans nos gênes, xx ou xy, femelle ou mâle, et ce quels que soient les comportements, les traitements hormonaux ou les opérations chirurgicales (p. 257). La négation du biologique par les théoriciens les plus extrêmes du ‘genre’ rejoint le refus de la raison et le relativisme général propres aux postmodernes.

- Reste le second aspect du nihilisme, qui tend vers la guerre. Todd affirme son besoin ‘d’un concept central qui symbolise la conversion de l’Amérique du bien au mal’ (p. 244). Il l’ emprunte, après avoir beaucoup hésité aux Allemands Rausschning (1939) et Leo Strauss (1941). ‘La dynamique allemande des années 30 et la dynamique américaine actuelle ont en commun d’avoir pour moteur le vide (…) La vie politique fonctionne sans valeurs, elle n’est qu’un mouvement qui tend vers la violence’ (p. 245). Appliqué aux USA, ce vide induit, à côté des obsessions résiduelles comme l’argent et le pouvoir, une propension à l’autodestruction (3), au militarisme

 

V. La guerre, entre géopolitique et nihilisme

Revenons à la géopolitique : la guerre d’Ukraine clôt le cycle ouvert en 1990. Trois décennies ont suivi la guerre froide et plongé l’OTAN dans le piège ukrainien’ (p.335). Pour Todd, les Etats Unis sont ‘l’acteur central de cette marche à la guerre’ contre ‘la Russie, nation inerte mais stable’ (p. 338).

Parce qu’il reste convaincu, contre toute réalité objective, de sa supériorité économique et militaire, lOccident a cru pouvoir en finir avec la puissance montante russe et au monde multipolaire auquel elle travaille. L’Amérique et ses vassaux se sont lancés imprudemment dans une guerre non conventionnelle, sans hommes sur le terrain’. (…) ‘Nous faisons faire la guerre dont nous avons besoin par un pays à bas coût : le corps humain ne coûte pas cher en Ukraine (p. 318).

Cette guerre est pour l’Occident exclusivement économique, faite de considérables livraisons d’armes et de munitions. Celles-ci trouvent désormais leurs limites, qu’une Russie stabilisée, disposant d’immenses ressources naturelles et demeurée industrielle, ne connaît pas. Parce que ‘la guerre sans industrie est un oxymore’ (p. 29-30), cette guerre par procuration ne peut plus être gagnée par l’Occident.

La guerre a pourtant révélé ‘la résistance inattendue’ voire paradoxale de l’Ukraine, État en faillite’ (p.73) et ‘profondément divisé’ : une Ukraine occidentale ultra nationaliste, une Ukraine centrale autour de Kiev, et une Ukraine orientale (d’Odessa au sud à Kharkov au nord, par le Donbass) vaste croissant de régions russophones, pour Todd clairement russes. Todd évoque à peine la politique antirusse et la véritable guerre menée par Kiev dans le Donbass depuis 10 ans, suite au coup de Maïdan qui a donné en 2014 tous les pouvoirs aux cadres militaires et politiques de l’ouest et du centre (p. 90-96). Les pressions occidentales - notamment de l’UE qui a sommé le gouvernement de Kiev de choisir entre elle et la Russie - ont eu pour effet de refuser tous les projets d’accords de paix, possibles encore en décembre 2021. Fin janvier, le secrétaire d’État américain Blinken a dit non’. C’est à ce ‘moment qu’elle a choisi’ (p. 365) que la Russie a déclenché, au nom de la souveraineté, l’opération militaire spéciale, reconnue désormais comme une véritable guerre, et qu’elle a les moyens de remporter.

Car une autre raison de la défaite prévisible de l’Amérique et de ses vassaux tient à la nouvelle configuration du monde. La poursuite de ‘l’exploitation économique du monde par l’Occident’ (p. 311 et suiv.) et la fin de l’emprise des nouvelles ‘valeurs’, promues par ses deux branches, américaine européenne’, ont définitivement isolé l’Occident (4). La réalité du monde, c’est ce double antagonisme, économique et anthropologique qui oppose le Reste du monde à l’Ouest (p. 310). La politique des sanctions a enfin poussé ce ‘Reste du monde’ à ne pas condamner, voire à soutenir la Russie dans son effort pour briser l’OTAN’. L’Union soviétique avait puissamment contribué à la première décolonisation ; une multitude de pays attendent de la Russie qu’elle concoure aussi à la deuxième (p. 311).

En conclusion, Todd s’interroge sur l’issue que les États-Unis donneront à cette guerre, et il s’inquiète. Comment cette oligarchie libérale, travaillée par le nihilisme qui règne sur une économie en décomposition (chapitre 9) et dirigée depuis le village’ et ‘la petite bande’ de Washington par desAméricains sans mémoire’ va-t-elle sortir de la surenchère guerrière dans laquelle ‘l’Amérique post-impériale s’est enfermée ? Todd ‘s’interdit toute prédiction raisonnable quant aux décisions ultimes de ses dirigeants (5) et conclut : Gardons à l’esprit que le nihilisme rend, tout, absolument tout, possible’.

______

J’y ajouterai une autre inquiétude, celle de l’absence des peuples. En postulant que ce sont les structures, familiales ou sociales, qui déterminent les systèmes politiques et leur devenir, Todd réduit au minimum le rôle de l’action politique et des mouvements militants. Il avait ailleurs souligné que les progrès de la condition féminine devaient plus aux besoins du capitalisme qu’aux mouvements féministes. Pourtant, a souligné depuis Vera Nikolski, renoncer à ces luttes serait prendre des risques inconsidérés.

Qu’en est-il de la paix et de la guerre ? Faut-il attendre que la crise de l’Occi-dent, rendant la victoire de la Russie inéluctable, conduise après de longues négociations, à la paix et à la fin des horreurs de cette guerre, dont les peuples ukrainien et russe font aujourd’hui les frais ?

Quelle place pour l’action contre la guerre et pour la paix, quand un simple accident frontalier, ou l’envoi de troupes sur le terrain par des dirigeants irresponsables pourrait conduire à la catastrophe d’une guerre mondiale ? N’oublions pas non plus les puissants groupes militaro-industriels, devenus l’un des derniers centres de profits, qui ont tout intérêt à ce que cette boucherie continue sur le terrain le plus longtemps possible. N’y a-t-il pas danger à démobiliser, à désarmer les peuples dans les luttes nécessaires pour en finir en Ukraine, comme à Gaza (5) et ailleurs, avec toutes les guerres ?

29 mars 2024

 

Pierre Lenormand*

* Géographe, retraité, militant de l’Association nationale des Communistes (ANC)

 

NOTES :

(1) S’agissant de l’Angleterre, Todd reconnaît l’importance de l’idéologie néolibérale. On peut penser qu’elle a dû jouer aussi un rôle dans ‘l’effondrement, ou la débâcle, l’implosion de l’Union soviétique’. Todd revient d’ailleurs dans sa conclusion sur « l’illusion originelle que la chute de l’URSS découlait d’une victoire américaine », au motif que « les Etats-Unis étaient eux-mêmes en déclin depuis vingt cinq ans ». L’argument convainc peu. Sans doute les prémisses de ce déclin en étaient visibles suivant les critères de Todd, mais le coup d’état contre Allende au Chili en 1973 a bel et bien signé la victoire des Chicago Boys et le triomphe d’un nouvel esprit du capitalisme, que l’on ne détaillera pas ici. Dans cette deuxième phase de la guerre froide, les dépenses militaires imposées à l’URSS et les difficultés de l’économie centralisée ont joué leur rôle. Mais l’idéologie néolibérale aussi. En pénétrant profondément les cadres du régime elle est une des causes ayant conduit non pas à la ‘chute du communisme’, mais à la défaite du soviétisme, parachevée dans la trahison par ses plus hauts responsables des principes - il en existe - et des acquis sociaux du ‘socialisme réel’.

(2) La pyramide des 4 couches sociales établie par Todd en 2020 était la suivante : l’aristocratie stato-financière (1%) la petite (?) bourgeoisie des cadres et professions intellectuelles supérieures CPIS (19%), la majorité atomisée des agriculteurs, professions intermédiaires, employés qualifiés, artisans et petits commerçants (50 %), le prolétariat des employés et ouvriers non qualifiés (30%).

(3) Parmi les aspects mortifères du nihilisme états-unien, Todd souligne l’augmentation parallèle de la mortalité et des dépenses de santé : ‘dépenser plus pour mourir plus’. La diffusion massive et dramatique d’antidouleurs dangereux, addictifs, à base d’opioïdes, soutenue par le Congrès, relève, écrit-il, d’une entreprise de destruction de la population (p.248).

(4) Todd retrouve ici le poids des structures familiales. Les taux de patrilinéarité élevés cohabitent avec un système familial communautaire, égalitaire, anti-individualiste et réfractaire à un féminisme radical : ils dessinent un énorme bloc de l’Afrique de l’ouest au Kamtchatka (carte p.327), proche de la carte de l’homophobie (p. 331). C’est le ‘Reste du monde’, opposé de plus en plus aux nouvelles ‘valeurs’ promues par l’américanosphère. Le conservatisme sur le plan des mœurs affiché par la Russie lui attire à l’inverse beaucoup de sympathie dans cette partie, majoritaire, de la planète (p. 330).

(5) Todd consacre à Gaza un post-scriptum : ‘Nihilisme américain : la preuve par Gaza’. aussi, ‘s’agissant de ses choix stratégiques, nous devons abandonner toute rationalité’.

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12 mars 2024 2 12 /03 /mars /2024 12:03

La géopolitique a été d’abord une méthode d’analyse des rapports entre puissances sur une base sans doute trop largement mécaniste, déterministe et réductrice, en liaison avec des intérêts de puissance conjoncturels. Ce qui l’a souvent amenée à justifier les dérives impérialistes et guerrières des grandes puissances et à être du coup largement abandonnée comme outil après le désastre humain de la Seconde Guerre mondiale. Mais dès lors qu’on réexamine cet outil en y rajoutant la question des bases de classe de chaque entité étatique et les questions économiques et culturelles en liaison avec la réalité géographique, cet outil se révèle utile pour comprendre le fonctionnement des moteurs du développement des Etats et de leurs relations mutuelles.

C’est dans cette perspective que nous abordons ici la question palestinienne qui nous semble concentrer à nouveau depuis octobre 2023 les principales contradictions du monde actuel, à la fois géopolitiques, géo-culturelles, géo-économiques et de classe.

La Rédaction

 

Géopolitique appliquée et bataille pour la paix et le droit au développement

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La Palestine comme point central du rapport de force mondial

 

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Mars 2024

 

Bruno Drweski

Dans son récent ouvrage, La défaite de l’Occident, Emmanuel Todd constate que les Etats-Unis et leurs associés ne savent plus réagir à chaque crise internationale que sous une forme violente, ce qui leur a permis de donner le 8 octobre 2023 un permis illimité de tuer à Israël. Cette « réaction » notée par Todd va en fait bien plus loin qu’une manifestation de nihilisme d’une civilisation en perdition, même si elle témoigne de la décadence morale des élites qui dominent les pays occidentaux et du coup tentent de continuer à imposer leurs règles à la planète entière. Mais les humeurs belliqueuses de nos dirigeants sont aussi le résultat du renforcement constant du poids du complexe militaro-industriel privé qui s’est développé dans les pays occidentaux aux dépens des productions civiles utiles au progrès économique et social des populations. Ce à quoi ont abouti les délocalisations des industries civiles dans les pays à bas salaires et le passage du bloc occidental à un phase de domination de son secteur financier sur son secteur industriel. La lutte pour la paix et contre la militarisation de nos sociétés n’est donc pas seulement une exigence morale, elle complète le combat nécessaire pour la défense des entreprises civiles existantes et pour la promotion d’une politique de ré-industrialisation de nos pays. Ce qui ne peut se faire que dans le cadre d’une politique économique planifiée par un pouvoir d’État sous contrôle populaire privilégiant les investissements socialement rentables, productifs, créatifs, aux dépens des marchands de mort. La lutte contre l’envoi d’armes en Ukraine ou en Israël, contre les interventions militaires et l’envoi de militaires ou de mercenaires en Ukraine et en Israël, contre les bombardements du Yémen ou d’autres pays ciblés par l’OTAN, contre la présence des troupes étrangères en Europe et ailleurs, contre les politiques de sanctions et de blocus, c’est aussi le combat pour la reconstruction de nos forces productives, pour le développement de la recherche scientifique et pour le progrès social. Ce n’est qu’à ces conditions que l’on pourra terrasser les forces qui répondent aux intérêts meurtriers des marchands de mort courant partout dans le monde pour multiplier leurs profits. Profits dont les salariés, les travailleurs, les précaires et les chômeurs, reçoivent de moins en moins de miettes, baisse tendancielle du taux de profit oblige. Le capitalisme tardif mondialisé est arrivé en bout de course depuis que la terre entière a été soumise à ses règles et à ses tarifs, qu’il n’a plus devant lui de nouveaux marchés à conquérir et que, en réaction, des peuples et des bourgeoisies locales ont commencé à promouvoir un développement du territoire où ils habitent, travaillent, produisent et créent. Ce qui explique la naissance de puissances contre-hégémoniques comme la Chine ou la Russie ou d’Etats idéologiquement très différents mais ayant fait des choix s’opposant au « capitalisme sans frontières » comme Cuba, le Venezuela, la Corée (du nord), le Nicaragua, la Biélorussie, l’Iran ou l’Erythrée.

Le combat pour la paix vise donc à désarmer des pouvoirs qui ont failli à remplir leurs engagements, comme celui figurant dans le préambule de la constitution française censé instituer un « république sociale » et ceux figurant dans la Charte des Nations Unies interdisant l’usage de la force en dehors du droit de légitime défense, droit qui devrait être interprété uniquement dans le cadre du système des Nations unies.

 

La géopolitique comme méthode d’analyse des conflits internationaux et des relations sociales

La géopolitique est au départ une méthode d’analyse qui s’est surtout développée dans les milieux des chercheurs au service de certaines puissances coloniales. Elle visait alors à analyser, à partir des données géographiques et du territoire, les intérêts fondamentaux de chaque Etat, censé être opposé ou au contraire partenaire d’autres Etats. Cette méthode tendait à déterminer de façon au départ assez mécanique les conflits vus comme étant quasi « naturels » et inévitables dans le but de contrôler un « espace vital ». Ce qui a amené dans sa forme la plus extrême à justifier le nazisme cherchant à conquérir « l’espace vital nécessaire au peuple allemand ». Ce qui a délégitimé la géopolitique après 1945 comme une science bourgeoise et impérialiste, avant qu’on ne redécouvre progressivement dans l’URSS des années 1970, mais aussi aux Etats-Unis, des éléments pertinents contenus dans cette méthode, surtout si on les rend dynamiques en recourant à une analyse de classe de la politique de chaque Etat.

Pour utiliser de façon dynamique la géopolitique, il faut donc d’abord déterminer la base de classe de chaque Etat tout en sachant qu’à notre époque, il n’existe aucun système « chimiquement pur » car tout Etat est confronté à des tendances le repoussant soit vers plus de capitalisme et de marché dérégulé soit, au contraire, le poussant à s’en éloigner pour construire des pistes alternatives. C’est dans ce contexte que la place occupée par chaque pays à l’époque de la mondialisation dans « la division internationale du travail » se combine avec le territoire qu’il occupe et les potentialités économiques que cela lui donne. Ce qui explique pourquoi notre époque est celle d’une Troisième Guerre mondiale de fait entre les forces de l’unipolarité centralisées autour des USA, de l’OTAN et de leurs associés face aux contre-forces de la multipolarité. Mais, arme atomique oblige, cette guerre se déroule aujourd’hui sous une forme « hybride », celle de multiples guerres chaudes « locales » soutenues par des protagonistes qui ne peuvent pas ou ne souhaitent pas s’affronter directement. Ce facteur « pacifiant » est d’autant plus marqué que la domination du modèle de la société de consommation et de l’individualisme triomphant dans le cadre du néolibéralisme a poussé une masse de gens à rejeter l’idée d’accepter de devoir risquer leur vie au service d’une cause supérieure.

Les puissances occidentales dominantes sont contrôlées par des bourgeoisies pouvant décider des prix des marchandises (« Terms of trade ») et en tirer des richesses qui peuvent, à l’occasion et en fonction des rapports de force entre pays et entre classes sociales, leur servir à distribuer des miettes permettant de corrompre une partie au moins de leurs classes populaires qui ont un intérêt objectif à rompre avec le capitalisme centralisé autour de Wall Street et de la City londonienne.

Dans les pays économiquement dominés par contre, on a affaire à une bourgeoisie compradore qui profite de son rôle de relais local des bourgeoisies impérialistes étrangères. Mais on y trouve aussi des bourgeoisies nationales qui cherchent à défendre leur marché national, leur territoire, et à lancer des politiques de développement autocentré pour faire face aux poussées de la concurrence des puissances dominant le marché mondial. Les travailleurs salariés des pays dominés et surexploités, mais aussi à l’intérieur des pays du « centre », jouent dans ce contexte un rôle d’aiguillon poussant leurs bourgeoisies nationales et petites bourgeoisies à faire preuve d’une plus grande indépendance. Dans ce combat, les forces populaires et les bourgeoisies nationales s’appuient sur les atouts que leur donne leur territoire national, en termes de ressources ou de position géostratégique. Avec comme objectif, celui de conquérir des espaces d’autonomie leur permettant de lancer des politiques de développement, d’industrialisation, voire de réformes socialement progressistes. La géopolitique peut donc être une méthode scientifique utile si elle combine l’analyse de la situation territoriale de chaque entité politique, sur le plan stratégique, des ressources, des liens historiques avec son voisinage (« géo-économie » et « géo-culture »), etc. avec l’analyse de la base de classe de chaque formation étatique. C’est dans ce contexte qu’il nous apparaît que, parmi la quarantaine de conflits armés dans le monde, connus ou méconnus, plus ou moins actifs ou « gelés », depuis octobre 2023, le conflit en Palestine est devenu le « conflit central » entre le bloc unipolaire et la « nébuleuse » des pays et des peuples manifestant des tendances contre-hégémoniques. Conflit qui prolonge les guerres et les tensions que nous observons en particulier en Ukraine, en Syrie, au Yémen, dans les pays africains du Sahel mais aussi autour de Taïwan et dans la péninsule coréenne, soit en particulier tout autour du noyau eurasiatique.

 

Géopolitique de la Palestine

Si nous observons la carte de la Palestine et de l’entité israélienne qui en a pris le contrôle total entre 1948 et 1967, une première chose saute aux yeux, c’est le fait que ses frontières ont été dessinées lors des accords anglo-français Sykes/Picot suivant la Première Guerre mondiale de telle façon qu’elle englobe tout le désert du Sud (Negev ou Naqab), ce qui permet à ce territoire de s’étendre jusqu’à la mer Rouge, ce qui, par le fait même, donne à celui qui contrôle la Palestine un « poignard » coupant en deux la nation arabe, le monde islamique et l’espace afro-asiatique (« Tiers monde » ou « Sud global »). Ces deux parties situées de part et d’autre du territoire palestinien redessiné par le colon anglais ne peuvent plus communiquer directement sans passer par le territoire palestinien (« israélien »). En conséquence, chaque Arabe, chaque musulman et aussi chaque militant anticolonial d’Afrique ou d’Asie voit son espace territorial, national, culturel, religieux ou de solidarité anticoloniale, donc autant son espace imaginaire que politique, bloqué ou tout au moins gêné dans ses mouvements. Cette réalité a déjà été, dans l’histoire, celle de l’État des croisés au Moyen-Age et, géopolitiquement parlant, c’est exactement la même position qu’occupe l’entité israélienne (voir le contexte géostratégique du sionisme à partir du développement du colonialisme anglais : https://www.youtube.com/watch?v=_DgeL2DDtmY&t=3897s ).

La question palestinienne, à cause de cela, est devenue par excellence la cause emblématique de tous les mouvements anticoloniaux dans le monde. Selon leurs sensibilités politiques et culturelles et selon les clivages de classe, chacun a pu accentuer la composante anti-impérialiste, nationaliste, culturelle ou religieuse de cet état de fait. Il y a donc, dans la géopolitique de la Palestine, simultanément, un aspect géopolitique anti-occidental, un aspect social visant à promouvoir la lutte des classes populaires contre la bourgeoisie de « l’Occident collectif » et un aspect symbolique et identitaire qui peut se décliner sous la forme du nationalisme arabe, du socialisme arabe, d’un nationalisme palestinien plus spécifique ou d’un islam vécu comme élément d’affirmation face au colonisateur. Car, comme l’avait déclaré Thomas Sankara, «  On ne lit pas la Bible ou le Coran de la même manière si l’on est riche ou si l’on est pauvre, sinon il y aurait deux éditions de la Bible et deux éditions du Coran ». Ce qu’a d’ailleurs amplement prouvé la période qui a succédé au démantèlement du camp socialiste et de l’Union soviétique.

 

La Palestine au centre des contradictions géopolitiques du monde contemporain

Cet aspect central de la question palestinienne, à la fois géopolitique, politique et identitaire, explique pourquoi il existe une opposition particulièrement violente entre les bourgeoisies compradores arabes à la tête de régimes peu légitimes et pour cette raison particulièrement autoritaires, et la « rue arabe », terme désignant les masses arabes, palestiniennes tout particulièrement, y compris les masses palestiniennes réfugiées dans les pays voisins, Jordanie, Liban, Syrie, Irak, pays du Golfe. Cette situation explique aussi pourquoi tous les conflits en Asie occidentale, en Afrique septentrionale mais généralement aussi ailleurs dans le monde, ont un lien plus ou moins direct avec la question palestinienne. On le perçoit très clairement dans l’aire culturelle arabo-islamique, mais on en voit aussi les manifestations en Afrique subsaharienne, dans les pays socialistes, en Amérique latine et au sein des différentes couches de populations marginalisées en Occident. La mobilisation exceptionnelle visible aujourd’hui et dans le passé des Irlandais en faveur de la Palestine apparaît dès lors comme extrêmement symptomatique des raisons objectives et subjectives mentionnées plus haut, en liaison avec la lutte de libération nationale du peuple irlandais, car l’Irlande a été géopolitiquement confrontée à l’impérialisme britannique comme elle l’est encore aujourd’hui dans le cadre du monde unipolaire centré sur les puissances anglo-saxonnes ( https://www.youtube.com/watch?v=87T8OprliCU ).

 

Palestine et luttes de libération nationale

La géopolitique palestinienne est marquée par la tentative faite par les sionistes depuis le début de la colonisation de la Palestine de « déterritorialiser » le peuple autochtone pour le remplacer par un peuplement colonial d’importation censé devoir se « territorialiser » à sa place. Et, aujourd’hui dans le monde, tous les conflits autour de la question de la mondialisation posent en fait la question du territoire et de son rôle dans les politiques de droit au développement face aux politiques de délocalisations des productions et de promotion de choix stratégiques et économiques « supranationaux ». Ce qui explique pourquoi « Israël » a été et reste perçu par l’ensemble des peuples arabes comme un « corps étranger » bloquant toute possibilité d’intégration régionale et de développement. Cette situation explique aussi pourquoi en toute logique jusqu’à la disparition de l’URSS, les Palestiniens ont pu en général s’appuyer sur les pays socialistes et les pays non alignés et décolonisés. Après la crise puis la fin de ce monde « bipolaire », les Palestiniens se sont retrouvés esseulés dans un environnement où, tout naturellement, ce sont les bourgeoisies compradores du Golfe, d’Egypte, du Liban et de Jordanie qui ont eu tendance à dominer la région. Mais plus largement, tous les peuples du monde perçoivent la cause palestinienne comme emblématique de leur propre rapport à la question du droit au développement reconnu dans les années 1970 par l’ONU, du capitalisme mondialisé, du néocolonialisme et de l’impérialisme. La révolution iranienne, la montée en puissance de la Chine populaire puis le retour dans la politique mondiale d’une Russie où s’est affirmée en partie une bourgeoisie nationale opposée aux « oligarques », en fait à la bourgeoisie compradore locale, ont été la cause du développement du processus d’intégration eurasiatique qui a entraîné la formation du BRICS et de l’Organisation de Coopération de Shanghaï. Ces organismes constituent un contrepoids contribuant à dé-serrer l’étau impérialiste en particulier sur l’Asie occidentale et l’Afrique. Et au fur et à mesure que l’impérialisme euro-atlantique est entré dans une crise profonde, en particulier à partir de 2008, des fractions de la bourgeoisie des pays clefs comme les pays du Golfe, la Turquie, l’Indonésie, le Pakistan, le Venezuela, etc. ont été de plus en plus tentées de prendre leur distance avec le centre unipolaire pour tendre vers « l’aventure multipolaire ». Le dernier épisode en date étant l’accession de pays comme l’Arabie saoudite ou l’Egypte aux BRICS. Et dans ce contexte marqué par de multiples contradictions planétaires et sociales on peut constater que, objectivement et indirectement, les processus d’affirmation de contre-pouvoirs dans le monde ont permis de redonner un nouveau souffle à la résistance du peuple palestinien comme conséquence de l’affaiblissement du pôle occidental. Aujourd’hui, les Palestiniens, grâce à l’aspect militaire de l’action du 7 octobre 2023, et après les défaites américano-européennes en Irak, en Syrie, en Afghanistan et en partie au moins en Ukraine, ont pu reprendre leur place centrale sur la ligne de clivage entre « Occident collectif » et « Sud global », nouveau facteur contre-hégémonique vers lequel tendent aussi les « pays de l’Est européen » les plus indépendants. Ce que la Chine, jusque-là très prudente sur la question palestinienne, vient de souligner de façon particulièrement remarquée devant la Cour de justice internationale puisque pour la première fois depuis les années 1970, elle justifie la lutte armée comme moyen légitime et reconnu internationalement de lutte d’un peuple colonisé ( < https://www.youtube.com/watch?v=gf8rJiVB7po >).

 

La nouvelle étape de la lutte des peuples, des pays et des Etats tendant vers la souveraineté

Les délocalisations et la désindustrialisation des pays du bloc OTAN centré sur les Etats-Unis, les « Five Eyes » anglo-saxons, l’UE et le Japon, ayant Israël comme avant-poste colonial de peuplement placé au carrefour afro-asiatique, ont renforcé chez eux le poids du seul secteur productif non délocalisé, le complexe militaro-industriel. Les puissances contre-hégémoniques émergentes sont tentées de leur côté de promouvoir une politique de développement économique plus productive et donc plus pacifique. Ce qui explique pourquoi la Russie a attendu de 2014 à 2022 avant de réagir face à la poussée vers l’Est de l’OTAN la menaçant en Ukraine, et que la Chine ou l’Iran privilégient la diplomatie et les liens économiques sur l’usage de la force pour modifier les rapports de force internationaux. Ce qui correspond aux intérêts des bourgeoisies nationales locales, par ailleurs organiquement réticentes devant toute tension internationale qui pourrait pousser les masses populaires à prendre directement en main la lutte pour la souveraineté nationale et donc pour la souveraineté populaire et la démocratisation des rapports sociaux et économiques, et des systèmes politiques.

La différence entre la bourgeoisie nationale et la bourgeoisie compradore dans les pays du Sud global est clairement perceptible quand on observe la peur du peuple qui taraude cette dernière tandis que la première cherche à garder l’appui de son peuple tout en souhaitant conserver le monopole du pouvoir. Trahison d’un côté et tendance à un certain opportunisme de l’autre. Dans le contexte où les tensions sociales tendent à exploser partout dans le monde à cause de l’appauvrissement relatif et souvent absolu des masses, la Palestine, et Gaza en particulier, constitue la « cocotte minute » du monde qui ne pouvait qu’exploser suite aux tentatives faites par les puissances occidentales et les régimes conservateurs arabes et africains visant à enterrer la question palestinienne en mettant de l’avant des questions moins brûlantes. C’est donc là que l’on trouve une des raisons qui explique pourquoi la direction militaire du Hamas palestinien a pris la décision de répondre par un acte volontariste au désespoir du peuple de Gaza et de Palestine, mais aussi des pays voisins et plus lointains qui se sentent humiliés. Elle a en effet préparé de longue date le coup de force du 7 octobre qui, quoi qu’on en pense dans le détail, a fondamentalement modifié le rapport de force international. Ce qui explique dès lors l’écho extraordinaire que Gaza a rencontré chez les peuples partout dans le monde, y compris dans les pays occidentaux. Aux Etats-Unis par exemple, les mobilisations en faveur des Palestiniens représentent les manifestations les plus massives qui se sont produites dans ce pays au cours des deux dernières décennies, au point où 40 % des juifs des USA se désolidarisent d’Israël et où 30 % des néo-évangélistes se prononcent désormais en faveur des Palestiniens. Ce qui démontre que les préjugés visant à essentialiser un groupe religieux ou un autre sont contre-productifs. En France, l’interdiction par le gouvernement Macron des manifestations dénonçant le génocide en cours à Gaza, les agressions répétées visant le Liban, la Syrie, la Cisjordanie, ne témoignent pas de la force du pouvoir, mais bien au contraire, de sa faiblesse. Les autorités conservatrices françaises se voient obligées de faire montre d’un autoritarisme particulier renouant avec ce qui s’était vu pendant la guerre d’Algérie puis progressivement à partir du mouvement de masse des Gilets jaunes dans le but d’éviter une possible « convergence des luttes » entre « pro-palestiniens », quartiers populaires largement peuplés de populations issues de l’immigration, mouvement pour des retraites dignes, agriculteurs, villes périphériques, Gilets jaunes, syndicalistes, militants associatifs, militants politiques radicaux, musulmans, marxistes, prêtres ouvriers, etc. Pour tout progressiste en France comme ailleurs dans le monde, et indépendamment de ce que certains peuvent penser de l’outil palestinien que constitue le Hamas (appuyé par ses alliés laïcs ou marxistes en Palestine, au Liban, au Yémen, en Irak), cet outil a su prendre en compte les contradictions locales et mondiales du moment. Bond qualitatif qui explique d’ailleurs pourquoi aucune organisation palestinienne, y compris même l’Autorité palestinienne de Ramallah, n’a cru pouvoir critiquer cette action. Si l’on doit toujours éviter le fétichisme qui mène à aduler certaines organisations ou, au contraire, à en diaboliser d’autres, il faut aussi être en état d’observer en quoi elles sont capables ou incapables de modifier le rapport de force sur le long terme. Les organisations ne sont que des outils qui, parfois consciemment parfois moins consciemment, peuvent de temps à autre déclencher un processus nouveau de lutte faisant basculer les choses en aboutissant à la délégitimation de tout un bloc de puissances. C’est ce qui explique l’immense joie de la « rue arabe », et plus largement des quartiers et couches populaires du monde entier, devant la vision de jeunes « vanupieds » palestiniens prenant d’assaut des tanks derniers cris israéliens. Au moment où, en Ukraine, des tanks envoyés par les puissances occidentales sont détruits. On nous a donc parlé, pour faire oublier ces extraordinaires faits d’armes, des horreurs commises par ces nouveaux fedayins, et cela même depuis que certains témoins israéliens et certaines enquêtes des rares médias israéliens encore libres ont commencé à les au moins en partie mettre en doute ( voir : < https://www.middleeastmonitor.com/20231030-report-7-october-testimonies-strikes-major-blow-to-israeli-narrative/ > ; < https://www.youtube.com/watch?v=kkHs7ZG7rFY > ; < https://www.chroniquepalestine.com/wp-content/uploads/2024/01/Hamas_our_narrative.pdf >).

Tout cela nous rappelle l’article écrit par Karl Marx dans le New York Daily Tribune (< https://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/MARX/15001 > ) décrivant les violences commises par les insurgés cipayes indiens contre les colons britanniques responsables de violences de situation et d’humiliations antérieures bien plus douloureuses. Alors, même si la douleur extrême que nous ressentons devant le martyre de Gaza qui nous rappelle d’autres martyres de l’histoire, la Commune de Paris, le ghetto de Varsovie, les milliers de villages soviétiques, yougoslaves, polonais, chinois, grecs, algériens, vietnamiens, coréens, etc. dont la population fut exterminée pour la punir d’avoir enfanté des rebelles ayant pu eux-aussi commettre des actes de violences contestables voire condamnables, l’essentiel au regard de l’histoire est que la question palestinienne dépasse largement la question du seul Hamas qui n’est qu’un outil du peuple palestinien à un moment donné de l’histoire. Mais l’action du Hamas a en revanche permis de replacer au centre de la contradiction mondiale la question palestinienne, la question pivot dans les rapports de force entre le pôle impérialiste et les divers courants contre-hégémoniques se manifestant dans le monde. C’est cela que les peuples du monde ont déjà retenu, et c’est donc cela que l’histoire mondiale retiendra. Pour réfléchir sur l’avenir possible de la Palestine réunifiée et multi-ethnique après la faillite de « la solution à deux Etats », voir mon article dans la revue Géostratégiques de 2020 : < https://www.academiedegeopolitiquedeparis.com/palestine-historique-inventer-deux-citoyennetes-sur-un-meme-territoire-comme-etape-vers-une-citoyennete-commune-2/ >.

La situation de « guerre mondiale hybride » actuelle démontre donc que la géopolitique constitue une méthode d’analyse utile, à combiner avec l’analyse des rapports sociaux et des rapports économiques. Il devient indispensable, à notre étape de l’histoire humaine, de faire un effort intellectuel pour être en état de comprendre le monde dans sa globalité et relier le drame que vivent aujourd’hui les Palestiniens avec celui que vit l’Ukraine, la Syrie et aussi tous les autres pays en guerre ou sous blocus économique, face à un monde capitaliste dominant dont le caractère vermoulu nous apparaît de plus en plus nettement.

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18 février 2024 7 18 /02 /février /2024 20:01

La guerre contre Gaza continue semaine après semaine, chose qui témoigne que la résistance palestinienne a réussi dans la durée, et malgré les massacres de masse, à faire encore plus que n’importe quelle armée arabe depuis 1948. Et donc à démontrer que plus le temps passe plus la position de l'entité coloniale créée en 1948 se heurte à un défi grandissant. Mais les événements de Gaza contribuent parfois à nous faire oublier les tueries qui se déroulent en Cisjordanie mais aussi au Liban où, là aussi la résistance n’a pas baissé les armes. Pour comprendre pourquoi Tel Aviv ne se limite pas à mener la guerre à Gaza, il faut redécouvrir ce qui est enfui depuis le début du projet sioniste, ses objectifs territoriaux à long terme que nous rappelle ici une dirigeante libanaise.

La Rédaction


 

Le projet impérialiste – sioniste

 

Et la guerre qui s’étend de Gaza au Sud Liban

-

Février 2024

 

 

*Marie Nassif-Debs

 

Le 18 janvier 1919, les « Alliés », vainqueurs de la Première Guerre mondiale, tinrent la « Conférence de paix de Paris »1, dans le but, disaient-ils, de négocier les traités de paix avec les vaincus, mais aussi et surtout afin de redessiner la nouvelle carte du monde en distribuant officiellement les parts entre les vainqueurs, surtout que la Grande-Bretagne et la France (avec la Russie tsariste) s’étaient déjà mises d’accord en 1916, avant la fin de cette guerre, sur la manière de partager l’héritage de « l’homme malade » ottoman sous le nom « Accords de Sykes-Picot », et que le ministre britannique des Affaires étrangères, James Balfour, avait présenté un an plus tard, en 1917, une promesse au mouvement sioniste, par l’intermédiaire de son représentant, le banquier Rothschild, de lui céder une partie de la Palestine et d’accroître le taux de l’immigration juive vers ce pays, vu que cette immigration n’avait pas donné les fruits espérés par le mouvement sioniste, puisque la proportion des juifs par rapport à la population indigène en Palestine ne dépassait pas, en 1919, les 8 %. Voilà pourquoi, aucun des représentants des vingt-sept pays présents à la conférence n’a été surpris qu’il y ait parmi eux une délégation de l’Organisation sioniste mondiale, ni que cette délégation ait présenté un document contenant des propositions parmi lesquelles nous citons : Premièrement, la reconnaissance du « droit historique du peuple juif » en Palestine, et de son droit à reconstruire « sa patrie nationale » sur son territoire… Deuxièmement, le traçage des frontières de cette entité se prolongerait jusqu’au fleuve libanais Litani, au nord, à l’est jusqu’à la ligne ferroviaire du Hedjaz saoudien et au sud jusqu’à la région égyptienne du Arich2.

Toutes les propositions, ou presque, furent acceptées ; et la Grande-Bretagne, désignée par la SDN puissance mandataire sur la Palestine, ce qui voulait dire qu’elle avait la décision exclusive d’accorder la citoyenneté palestinienne à qui elle voulait, allait faciliter, avec l’accord des autres puissances capitalistes, dont la France, l’expansion de l’émigration juive vers la Palestine. Et, c’est ainsi que le nombre des Juifs est passé, en 22 ans, de moins de cent mille à quelques cinq cents mille (presque le tiers de la population). Cet événement fut célébré par la « Conférence Biltmore » qui s’était tenue en 1942 à New York et qui annonça que les émigrés juifs ont contribué à « faire fleurir le désert » et que le moment était venu pour que l’émigration juive se développe sans aucune condition, y compris en dehors des prérogatives de l’Etat mandataire. A noter que Ben Gourion, non satisfait du fait que les Juifs ne représentaient encore que le tiers de la population palestinienne, avait déclaré alors, qu’il acceptait temporairement de construire son Etat sur une partie de la Palestine, à partir de deux critères : le premier, dépendant de la capacité du mouvement sioniste à assurer rapidement une présence décisive pour les Juifs dans la zone qu’il souhaitait contrôler ; le second, relevant de l’influence que le mouvement sioniste devait exercer sur les grandes puissances afin de les pousser à accepter les frontières du « Grand Israël »3.

 

« La terre et le force » : mots d’ordre sionistes

Dans la bande de Gaza et en Cisjordanie

Ce que nous essayons de mettre au clair, c’est que tous les projets proposés par le mouvement sioniste et adoptés par la Grande-Bretagne, puis par les Etats-Unis devenus « puissance mandataire » après la Seconde Guerre mondiale, n’étaient que des projets partiels au sein du projet de base qui s’étend du Nil à l’Euphrate et dont « la Palestine historique », invoquée par le mouvement sioniste lors de la Conférence de Paris, devait constituer le cœur de ce projet. Et, c’est pour réaliser ce projet de base que le mouvement de colonisation des territoires s’est toujours poursuivi sans relâche, à commencer par les territoires palestiniens occupés en 1948, et, surtout, après la guerre de 1967 et le texte de la résolution internationale 242 qui avait donné à l’entité sioniste la possibilité d’éviter le retrait de tous les territoires occupés (dont Al-Quds (Jérusalem) et la Cisjordanie palestiniennes, le Golan syrien, les fermes de Chebaa et les hauteurs de Kfarchouba libanaises) sous prétexte que la version anglaise de cette résolution parlait « de certains» et non de tous territoires occupés… Il faut dire que le ministre des Affaires étrangères britannique, qui avait rédigé le texte de la résolution, a réussi, une fois de plus, à donner à cette entité la capacité de s’armer du pouvoir international afin de mettre la main sur la presque totalité de la Palestine, et sur une grande partie des hauteurs syriennes et libanaises qui surplombent la plaine de Houleh, et d’amener de nouveaux émigrants pour remplacer la population d’origine soumise, depuis 1948, à de multiples transferts forcés4.

Il convient de noter que l’accélération du mouvement de colonisation, après la signature des accords d’Oslo en 1993, est venue réduire les pertes résultant du retrait de l’occupation sioniste de la bande de Gaza, du démantèlement des colonies qu’elle avait implantées à l’intérieur de celle-ci, tout en gardant la partie dite « Zone de couverture » qui encercle le territoire gazaoui, le transformant en une vaste prison à ciel ouvert où vivotent plus de deux millions de personnes menacées soit par une lente tuerie, soit par le déracinement. A cela s’ajoutent la saisie d’une grande partie des terres palestiniennes en Cisjordanie occupée et le déploiement, par dizaines, de nouvelles colonies, ce qui fait que les Palestiniens vivent actuellement sur seulement 12% de leur territoire national originel, tout en rendant impossible la mise en œuvre de la résolution 181 du Conseil de sécurité de l’ONU concernant la partition de la Palestine et la constitution d’un nouvel Etat palestinien, si minime soit-il. Enfin, il ne faut pas oublier toutes les attaques qui ont eu lieu contre les camps des réfugiés, notamment au Liban, les guerres et les opérations « punitives » contre l’OLP, en particulier contre les forces de la gauche qui en font partie, et les assassinats qui ont été perpétrés, et le sont encore, contre les dirigeants et les cadres palestiniens.

D’ailleurs, si nous examinons de près l’histoire des trente dernières années, nous pouvons nous rendre compte de ce plan, élaboré par le mouvement sioniste, dans le but d’achever la saisie de tout le territoire de la Palestine « historique »5. Il convient aussi de noter, ici, que ce plan reposait, et repose toujours, principalement sur le slogan « La terre et la force », c’est-à-dire s’emparer des terres appartenant aux Palestiniens tout en commettant les crimes de déplacement forcé et de génocide par la force des armes, notamment l’armée de l’air usant toujours des nouvelles technologies de pointe US.

 

Le pourquoi de toutes ces tentatives et tout ce déploiement de la force?

Parce que le facteur démographique, prôné par certains sionistes extrémistes au pouvoir depuis Ben Gourion, n’a pas jusqu’à ce jour réussi à faire pencher la balance en faveur de l’occupant. Bien au contraire ; à fin de chaque guerre d’agression, la fuite parmi les anciens colons et les nouveaux venus est prédominante. Par contre, le mouvement de l’immigration des Falachas6 n’a pas réussi à inverser la tendance : les nombre des sionistes en Palestine occupée va décroissant7.

C’est pourquoi, il est devenu nécessaire, pour les sionistes israéliens, de pratiquer un nouveau transfert, à Gaza cette fois, et aussi de massacrer toutes celles et tous ceux qui refusent de partir. Mais pour aller où ? Les avis des criminels vont de l’Egypte à une ile proche que l’on peut louer ; seuls seront tolérés, selon certains responsables sionistes, quelques deux cents mille nécessaires pour les bas travaux que les colons refusent de pratiquer8.

En plus de ce qui précède, nous devons aussi citer deux facteurs importants qui font de Gaza un centre économique essentiel pour l’entité sioniste et pour les Etats-Unis.

Le premier de ces facteurs concerne les gisements de Gaz présents dans les eaux territoriales de Gaza et évalués à plusieurs mille milliards de dollars9.

Le deuxième est que cette région est considérée, depuis le début des années 1960, notamment à la suite de la nationalisation du canal de Suez par Nasser et de l’agression tripartite qui l’a suivie, comme l’emplacement idéal pour construire un nouveau canal reliant le golfe d’Aqaba à la Méditerranée.

Ce projet, reporté à plusieurs reprises en raison de son coût élevé et de la différence de longueur avec le Canal de Suez, vient d’être renouvelé et redessiné dernièrement en collaboration avec Washington : il devrait passer par Gaza qui constituera la route la plus courte, la plus large (deux voies de navigation) et la moins chère… donc, une alternative plus lucrative, surtout que Washington en a impérieusement besoin pour faire face au projet chinois de la « Route de la soie ».

 

« Le projet du « Grand Israël

Mais ce projet visant à s’emparer de la bande de Gaza et à déplacer sa population vers l’inconnu marquera-t-il la fin de la colonisation en Cisjordanie et aussi la fin de l’expansion sioniste vers les pays alentour ?

La réponse à cette question est non.

En effet, le mouvement sioniste continuera, sauf en cas de dissuasion musclée, à vouloir aller de l’avant dans son projet expansionniste, présenté en partie à la Conférence de paix de Paris…

Rappelons que l’entité sioniste, non contente d’avoir soutiré au Liban, en octobre 2022, 1 420 kilomètres carrés de nos eaux territoriales gorgées de gaz, vient de poser le problème de la révision des frontières terrestres, mais aussi de l’application de la résolution 1 701 prise par le Conseil de sécurité à la suite de l’agression de 2006 contre le Liban et stipulant le retrait de toute résistance armée jusqu’à quarante-cinq kilomètres des frontières avec la Palestine occupée… Ce qui veut dire repousser les frontières libanaises jusqu’au fleuve Litani présenté en 1919 par la délégation sioniste comme étant la frontière nord de son entité grandissante.

D’ailleurs, le sud du Liban subit, depuis le début de l’agression sioniste contre la Bande de Gaza, des agressions quotidiennes. La bande frontalière, mais aussi des villes et des localités du Sud profond, sont bombardées avec des armes interdites, dont le phosphore blanc ; plus de cent mille personnes ont été obligées de quitter leurs villages et leurs biens et quelques trois cents civils, dont des femmes et des enfants surtout, ont trouvé la mort. Le gouvernement Netanyahu ne se prive pas, non plus, de menacer la capitale Beyrouth…

Tous ces crimes, qui se poursuivent depuis plus de quatre mois contre les peuples palestinien et libanais, se déroulent à l’ombre du silence officiel arabe et international… à l’exception de la position honorable de la République de l’Afrique du Sud et de la Cour internationale de Justice visant à protéger les Palestiniens de Gaza et de prévenir le génocide que les sionistes préparent à leur encontre.

Enfin, il ne faut pas oublier la mainmise sioniste sur le Golan syrien occupé, avec la bénédiction de l’administration de Donald Trump, ni les tentatives d’expansion vers la Jordanie et l’Egypte, ni la forte présence israélienne dans le Kurdistan irakien.

Voilà pourquoi la seule solution possible réside dans la création d’un mouvement international de résistance. Un mouvement global et uni face aux plans colonialistes impérialistes et sionistes, quel que soit le nom sous lequel ils se présentent.

 

NB : Ce texte est basé sur un article en langue arabe paru, le 2 février, dans la revue « Taqaddom ».

Le 16 février 2024

 

* Dirigeante du Parti communiste libanais


Notes :

1 La Conférence de paix de Paris dura une année, au cours de laquelle plusieurs accords furent signés, dont, principalement, l’Accord de Sèvre considéré comme une mise en œuvre de l’Accord de Sykes-Picot. La Société des Nations, alors créée, accepta le mandat de la Grande-Bretagne et de la France sur le Sultanat ottoman. On sait que la révolution bolchévique dévoila auparavant le contenu de l’Accord de Sykes-Picot, signé aussi par le ministre des Affaires étrangères du tsar, Sergueï Sazonov.

2 Cf. Les études et les livres parus à la fin du siècle dernier.

3 Cf. Le livre d’Anita Shapira « Land and Power », publié par l’Université de Stanford-Californie en 1999. Il nous faudra ajouter que l’appellation « Le Grand Israël » du projet sioniste fut utilisée pour la première fois, à la suite de la « Guerre des six jours » en 1967.

4 Il nous faut préciser que le premier point de la résolution 242 (signée le 22 novembre 1967, c’est-à-dire presque six mois après la guerre) stipulait ce qui suit : « Withdrawal of Israeli forces from territories occupied in the recent conflict », ce qui fut interprété « quelques territoires » vu l’absence de l’article défini « the » devant les « territoires occupés ». De plus, Lord Caradon avait ajouté une clause qui stipulait que la résolution serait votée telle quelle sans aucun amendement, de sorte qu’elle serait soit acceptée sans changement, soit rejetée. Seuls la Syrie et le mouvement Fath avaient déclaré leur refus…

5 Cf. La déclaration de l’entité sioniste comme « Etat des Juifs dans le monde », les tentatives poursuivies dans le but de « judaïser » Al-Quds (Jérusalem) et d’en faire la capitale de cet « Etat », le soi-disant « Accord du siècle » suivi par la Conférence de Manama au Bahreïn, l’extension du mouvement de normalisation des relations avec les pays du Golfe arabique et le Soudan afin de redonner vie à l’Accord de Camp David, les discussions incessantes concernant la création de l’Etat palestinien… Tout cela sous l’égide de l’administration étasunienne ‘républicaine ou démocrate’ qui use et abuse du droit de veto afin de protéger ce qu’elle appelle sa « base avancée » au Moyen-Orient. Il ne faut pas oublier, non plus, le régime préférentiel accordé par l’Union européenne à l’entité sioniste.

6 Juifs noirs d'Éthiopie, qui se disent les descendants des Hébreux venus de Jérusalem en Éthiopie sous la conduite de Ménélik, fils de Salomon et de la reine de Saba. On dit que près de 70 000 d'entre eux ont été accueillis en Israël au cours des opérations « Moïse » (1985) et « Salomon » (1991), après la reconnaissance officielle de leur appartenance au judaïsme.

7 Cf. le livre d’Ammon Safer « The Separation Barrier », deuxième partie, Université de Haïfa, 2004.

8 Revoir les déclarations de certains ministres du gouvernement Netanyahu, dont, en particulier, celles des ministres de la sécurité et des finances, Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich.

9 Les eaux au large de la bande de Gaza comprennent deux principaux gisements de gaz : le premier est situé à 35 kilomètres à l’ouest de la ville de Gaza, et le second s’étend entre les eaux territoriale de cette région et celles des territoires palestiniens occupés.

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9 février 2024 5 09 /02 /février /2024 17:17

Cet article est en fait un compte-rendu de quelques articles traduits et choisis d’un livre qui est paru en Biélorussie où plusieurs auteurs analysent une vingtaine de « révolutions colorées » qui, à leur avis, ont été plus ou moins orchestrées sous l’égide d’organisations « non » gouvernementales visant des gouvernements ne plaisant pas au gouvernement des Etats-Unis. Il s’agit dans cet ouvrage d’essayer de comprendre la trame générale qui permet de constater la répétition d’un scénario plus ou moins bien huilé selon les cas d’opérations qui ont l’apparence de révolution tout en étant l’exact contraire d’une vraie révolution, qui nécessite un bouleversement politique visant à changer fondamentalement la structure sociale et économique d’un pays. Nous avons ici affaire à une tentative de réflexion dans un des pays qui a été visé en 2020 par une tentative non réussie de « révolution colorée ».

La Rédaction


 

« Le goût des révolutions de couleur » : éléments d’analyse

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février 2024


 

Odette Auzende

« Le goût des révolutions de couleur »1 (2013) est un projet international du centre d'analyse ECOOM2 et de la maison d'édition « Belarus Aujourd’hui ». Des auteurs de plus de 20 pays montrent leur vision du phénomène des « révolutions colorées », autour d’une idée centrale : « une « révolution de couleur » n'est pas une révolte sociale, ni un phénomène spontané ni une protestation politique, mais une « technologie », typiquement américaine ou britannique, qui permet de manipuler une société dans l'intérêt d'atteindre certains objectifs ». C’est cette vision qui est mise de l’avant dans cet ouvrage dans la vingtaine de pays étudiés.

Nous allons dans un premier temps examiner la notion de « révolution de couleur » telle que la considèrent les auteurs des divers chapitres du livre, puis étudier quelques exemples et voir si ces exemples sont, ou non, des « révolutions de couleur », selon la définition donnée plus haut par les auteurs du travail eux-mêmes.

 

Qu’est-ce qu’une « révolution de couleur » ?

Une « révolution de couleur » apparaît dans un contexte bien précis ; il y a des principes de mise en œuvre, des modes de déclenchement, des conditions qui la favorisent. Nous allons étudier successivement chacune de ces rubriques.

 

Le contexte nécessaire à une « révolution de couleur »

Une « révolution de couleur » ne peut se mettre en place que dans la sphère spirituelle et morale, ce qui est irréalisable dans un espace qui rassemble les gens en une seule communauté politique unifiée consciente, un seul peuple donc, par opposition à une situation où s’est réalisé un processus d'atomisation de la société et où les intérêts personnels prévalent sur les intérêts publics.

De nos jours, dans nos sociétés, les jeunes sont plongés dans des formes ludiques et divertissantes de perception de la réalité où le plus grand pouvoir appartient aux médias et aux moyens de communications de masse, où l’utilisation créative des réseaux sociaux en ligne revêt une importance cruciale. Cela peut permettre, par la création de conditions propices à une aggravation de la situation intérieure, d’exalter le potentiel de protestation nécessaire et ne nécessite finalement que des coûts minimes. On remarquera que les auteurs de l’ouvrage analysé ici n’accordent pas trop d’importance aux facteurs économiques et aux différences de classes existant dans la société.

 

Principes de mise en œuvre

La théorie des « structures virtuelles » est mise en œuvre. Son essence consiste en la transmission à l'individu de messages créant artificiellement des besoins, au détriment de ses propres intérêts fondamentaux et de ceux de l'État. Cela se fait en transformant les valeurs historiques dans diverses couches de la société, et en créant, par l’utilisation généralisée des technologies numériques, une dissonance cognitive, lorsque la vérité et le mensonge deviennent indiscernables.

En conséquence, certains citoyens perdent la capacité d'analyser l'information, ont une vision simplifiée de la réalité, créent une pensée en essaim, donc ce sont des conditions idéales pour gérer et manipuler la conscience publique et individuelle. C’est ce phénomène de la société post-moderne surmédiatisée qui constitue la base du potentiel de protestation indispensable à une « révolution colorée ».

Un système à long terme d'influence, sur les jeunes en particulier, peut alors être formé, à travers divers fonds, programmes et projets éducatifs, l'introduction du processus de Bologne et le culte de l'individualisme. Des chaînes Telegram spéciales sont créées, le potentiel des « opinions alternatives » et les projets de réseau sont activement utilisés, leur financement étant assuré par un réseau de divers types d’organisations internationales « non gouvernementales », de fondations et de structures privées, de centres d’information et d’analyse situationnelle déployés à l’étranger.

Ces structures d'information alternatives travaillent à discréditer le gouvernement et ses représentants. Une « révolution de couleur » ne présuppose pas la présence d'une idéologie, mais repose au contraire uniquement sur des slogans critiques envers le gouvernement sans proposer de projet social alternatif.

Des dirigeants promus « artificiellement » peuvent être proposés. Ils ne sont généralement associés à aucun parti mais se considèrent comme les principaux porteurs des « valeurs nationales » ou « universelles ». Internet peut alors être monopolisé par les opposants politiques à l'État : il fournit des canaux de contrôle de réseau fiables et crée l'illusion d'une protestation générale. Les manifestations antigouvernementales sont grossies par des techniques de filmage sélectionnées et les groupes s’y opposant sont ignorés ou minimisés.

Des campagnes de propagande et de désinformation à grande échelle, visant à attiser les sentiments antigouvernementaux et à lancer des manifestations de masse, convainquent une partie importante de la population de la « nécessité d’un changement révolutionnaire ». Une opinion publique négative se forme alors, créant l'illusion d'une protestation générale.

 

Déclenchement d’une « révolution de couleur »

C’est le vote aux élections qui devient généralement le point de départ de la « révolution colorée ». L'algorithme mis en œuvre suppose les étapes traditionnelles suivantes : agitation dans les bureaux de vote ; enregistrement de « violations » ; décompte « alternatif » des votes ; désaccord avec les résultats ; accusation de falsification envers les autorités ; organisation de provocations ; impact massif de cette information sur les citoyens ; création d’une image de protestation générale ; appel à la « communauté internationale » pour demander la non-reconnaissance des résultats ; défilés de partisans de l’opposition dans la rue ; affrontements avec les agents des forces de l'ordre ; émeutes de masse ; déclaration de victoire du chef de l'opposition ; prise du pouvoir par le « carré » ; soutien des pays « démocratiques » ; passage de représentants des forces de l'ordre aux côtés des opposants aux autorités ; légitimation des résultats du choix du « peuple » ; tentative de créer un « sacrifice ».

Comme incitation supplémentaire, on peut éventuellement voir apparaître un groupe militaire aux frontières de l'État et une déclaration de volonté de soutenir les forces « démocratiques »…

 

Conditions favorisant une « révolution de couleur »

Un certain nombre de conditions favorisent la réussite d’une « révolution de couleur » :

  • l'existence d’une opposition radicale qui veut se venger, sous couvert de soutenir un candidat indépendant,

  • l’absence d'une structure hiérarchique centralisée des opposants, pour gérer le potentiel de protestation de citoyens ayant des opinions politiques et socioculturelles différentes, entraînant une idée commune : l’exigence de la destitution du pouvoir,

  • une présence faible dans l'espace d'information d’opposants « traditionnels » au pouvoir, abordant les questions d'actualité de la vie socio-politique,

  • l’utilisation massive des canaux numériques pour mobiliser les citoyens, notamment les jeunes (étudiants universitaires, jeunes informaticiens, « yuppies », lycéens et étudiants),

  • l’application de méthodes du suivi de la conscience sociale des citoyens, tenant compte de leur niveau d'activité politique, de leur potentiel de protestation et de leur état émotionnel,

  • l’analyse opérationnelle de toute initiative des structures de pouvoir, suivie d’une réponse rapide aux changements de situation et de la mise en œuvre de contre-mesures utilisant les ressources de communication, qui permettent la domination dans l'espace d'information,

  • la combinaison de ces composantes et le pouvoir de la « protestation sociale », qui peuvent intensifier constamment le niveau de protestation à travers la production continue d'informations et leur transmission aux consommateurs en temps réel.

 

Exemples de révolutions

Une vingtaine de révolutions colorées sont présentées dans le livre, mais toutes ne sont pas, à notre avis, des « révolutions de couleur » ou n’en présentent qu’une partie des caractéristiques. Certaines ont réussi, d’autres pas. Nous en étudions quelques-unes, par ordre chronologique.

 

La France : les événements de mai 1968

La France de 1968 était un pays prospère où personne ne s’attendait à une révolution. Le développement était associé à une transformation profonde et très rapide de la société, principalement avec l’exode des zones rurales et l’arrivée de masses ouvrières dans les usines. L’opinion publique était agitée par la guerre du Vietnam, à laquelle s’opposaient les jeunes Américains. L'extrême gauche pro-nord-vietnamienne et l'extrême droite pro-sud-vietnamienne et pro-américaine s’opposaient, tandis que de Gaulle souhaitait organiser des négociations de paix. Enfin, c’était une période d’affrontement entre forces prosoviétiques et pro-chinoises à l’intérieur de la gauche révolutionnaire.

Sartre peut être considéré comme l'un des inspirateurs de Mai 68. Il encouragea les jeunes cercles de la bourgeoisie parisienne à déclarer leur « révolutionnisme3 », leur internationalisme et leur libertarisme. Mai 1968 fut de fait constitué de deux mouvements presque indépendants : le mouvement étudiant, inégalement politisé, hédoniste et extrémiste de gauche, qui commença à l’université de Nanterre, et le mouvement ouvrier, issu de différents groupes de travailleurs, y compris les non syndiqués, dont beaucoup étaient des paysans mal intégrés et mal protégés, d’où sont sortis les grévistes les plus déterminés luttant pour des droits sociaux encore inexistants. Ces deux mouvements n’avaient rien de commun, cependant, ils se sont produits presqu’au même moment et le mouvement étudiant a tenté de diriger les travailleurs à l’aide de slogans de gauche.

De Gaulle craignait une prise de pouvoir imminente par la CGT et le PCF, ce qui explique son déplacement à Baden-Baden pour négocier avec l'URSS. L’auteur affirme que le Parti communiste y croyait également, mais qu’il ne voulait pas renverser l'ordre socio-politique dans lequel il commençait à s'intégrer et à peser sur toutes les questions politiques.

D’après l’auteur, il s’agissait essentiellement d’une lutte anti-culturelle, visant à détruire la culture traditionnelle telle qu’elle existait encore en 1968, mais le mouvement de contestation n’offrait de fait aucun renouveau culturel : il n’y avait que « moquerie – déconstruction – destruction » des valeurs sociales, morales et culturelles. Aucun des slogans étudiants n’était positif. C’était une bataille contre les racines et les fondements de tout ordre. La création d’un tel vide culturel a logiquement ouvert la porte à une américanisation cosmopolite de la société.

Les accords de Grenelle du 27 mai, négociés entre Pompidou, le patronat et les syndicats, donnèrent de nouveaux droits syndicaux dans les entreprises, l’augmentation du salaire minimum de 35 %, le paiement des jours de grève à 50 %, etc. De Gaulle organisa ensuite des élections législatives anticipées. Les élections des 23 et 30 juin s'achevèrent sur un raz-de-marée électoral pour les gaullistes, dont le groupe emporta la majorité absolue à l'Assemblée nationale.

Mais en avril 1969, lors d’un référendum proposé par de Gaulle, la campagne du « Non » coalisa toutes les forces antigaullistes. Le non l’emportant par 52,41% des voix, de Gaulle démissionna le soir même de la Présidence de la République.

Les leaders des masses adolescentes devinrent des semi-intellectuels médiatisés, des journalistes de mode, des hommes politiques et des hommes d'affaires qui vinrent surtout au final grossir les rangs du Parti socialiste de Mitterrand, leur ancien partenaire. Et c’est ce parti qui gouverna par la suite la France de 1981 à 1995 et de 2012 à 2017 et conserva, selon l’auteur, un « internationalisme » sans limites, un européisme, une hostilité envers la Russie, une sympathie pour le sionisme ainsi qu’un mépris pour l'histoire et l'État national.

Malgré l'ouverture des archives, mai 68 reste un événement plein de mystères : d’après l’auteur, il y eut participation notable de groupes transnationaux, Israël joua un rôle dans leur formation, ainsi que la Grande-Bretagne avant et après les événements par ses liens étroits avec Pompidou, l'École de Francfort y participa aussi… Mais si on a pu parler du rôle des USA, et certains même de la Chine, l’auteur n’en parle pas. Les preuves manquent. Cependant la chute de de Gaulle était souhaitée par ces puissances et d’autres. Cela est d’autant plus évident que le mouvement étudiant de mai 1968 était en fait faible et plutôt mal organisé. Et le fait que cela ait d’une certaine façon réussi en 1969 est déroutant.

Il semble donc difficile, selon nous, de classer les événements de mai 1968 comme une « révolution de couleur ». Les USA ont certainement analysé ces événements pour en tirer des leçons, mais pour nous, ce ne sont pas eux, empêtrés dans les manifestations anti-Vietnam, qui les ont provoqués et dirigés. Il est par contre indéniable que c’est le mouvement des jeunes Américains contre la guerre du Vietnam qui a provoqué une réaction auprès des jeunes Européens.

 

Le Portugal : la « révolution des œillets » de 1974 à 1976

Depuis 1932, le Premier ministre António Salazar avait créé un régime politique original au Portugal avec le soutien des Britanniques, de la bourgeoisie catholique et de l'armée. C’était un régime mixte, très conservateur, soutenu par les classes qui l’avaient porté au pouvoir. L'empire colonial (Cap Vert, Guinée-Bissau, Angola, Mozambique, etc.) servait de base pour restaurer la puissance portugaise.

Menacé dans ses colonies à la fois par l’URSS et par l’Angleterre néocoloniale (et qui ont soutenu les combattants pour l'indépendance africaine) et des États africains indépendants, le Portugal fut contraint d'envoyer de plus en plus de troupes dans les territoires d'outre-mer, ce qui conduisit à un rôle croissant des soldats dans le régime politique et dans la société. L'enlisement après plus de dix années de guerre fit de plus en plus de victimes parmi les jeunes enrôlés par la conscription et parmi les officiers engagés. Les guerres coloniales devinrent ainsi l'un des terreaux de la révolution.

En 1968, António Salazar fut remplacé par Marcelo Caetano et le régime entra dans une phase d'affaiblissement. Les affrontements commencèrent, les gouvernements se succédèrent, une crise économique et financière commença. En 1973, cette opposition s'organisa : des officiers de carrière créèrent le Mouvement des Forces Armées (MFA).

Le 25 avril 1974 eurent lieu les opérations de coup d’état pour renverser le régime, notamment sous l'impulsion et l'organisation du capitaine Otelo de Carvalho. En quelques heures, le pouvoir s'effondra. Durant ces opérations, des milliers de Portugais descendirent dans la rue, se mêlant aux militaires insurgés. L'un des points centraux de ce rassemblement fut le marché aux fleurs de Lisbonne, à ce moment-là richement fourni en œillets. Certains militaires insurgés mirent cette fleur dans le canon de leur fusil, donnant ainsi un nom et un symbole à cette révolte. Marcelo Caetano remit le pouvoir au général Spínola, qui s’était rapproché du MFA et avait manifesté avant les événements sa tendance à critiquer la conduite du pouvoir précédent, sans toutefois rompre de façon claire avec les politiques conservatrices.

Le premier gouvernement provisoire dura du 15 mai au 6 juillet, le deuxième gouvernement fonctionna du 17 juillet au 30 septembre, déjà opposé à Spinola. Le 21 septembre, le principe de l'indépendance des colonies africaines fut accepté contre son gré par le général Spinola, une guerre civile éclata entre le MFA et la droite de Spinola, qui appela à l'écoute de la « majorité silencieuse » contre la radicalisation politique en cours. En raison de l'instabilité politique, une crise économique et financière commença.

Le gouvernement s’orienta vers l’extrême gauche et on assista à une radicalisation et à une nationalisation de l’économie. Il y eut des arrestations de personnalités d’extrême droite, une foule attaqua l'ambassade américaine à Lisbonne. En mai 1975 et presque tout l'été, l’auteur affirme que des combats de rue eurent lieu au Portugal, l'effondrement économique s’intensifia et l'autorité gouvernementale fut ignorée dans les provinces. Cela dura deux ans et s'aggrava progressivement au fil du temps, « en partie à cause des oscillations entre le communisme, l'extrême droite et le socialisme, ainsi que de décisions hâtives : l'empire colonial était laissé au dépourvu, l'économie était désorganisée, le pays était divisé, les troubles civils étaient partout. » précise l’auteur.

Membre de l’OTAN, le Portugal était en effet associé à la « stratégie de tension » développée en Europe occidentale dans les années 1970. Les États-Unis et l’Angleterre le considéraient comme l’un des États les plus menacés par l’expansion communiste. Ainsi, le Portugal, comme l'Italie, a-t-il été l'objet de la plus grande attention dans le cadre d'une éventuelle guerre contre l'insurrection, connue en Italie sous le nom d'Opération Gladio, qui visait à déstabiliser tout gouvernement proche du Parti communiste en attisant des groupes d'extrême gauche incontrôlables ou des mouvements d'extrême droite.

L'adoption de l'actuelle constitution portugaise, le 2 avril 1976, et l'élection de Ramalho Eanes à la tête de l'État stabilisèrent la situation. C'est durant ces deux années que les colonies portugaises devinrent indépendantes à la suite d'un vote du 10 juillet 1974 reconnaissant leur droit à l'autodétermination. Un flot de réfugiés coloniaux afflua alors au Portugal et, en 1976-1977, le pays connut une pénurie alimentaire.

En quoi n’est-ce pas une « révolution colorée » ? A part le lien avec l’opération Gladio, qui visait à déstabiliser tout gouvernement proche du Parti communiste en attisant des groupes d'extrême gauche incontrôlables ou des mouvements d'extrême droite, mais n’affecta pas réellement la population, il n’y eut pas d’intervention massive et visible des USA auprès des Portugais, pas d’interventions via des réseaux alors inexistants, pas de prise d’influence sur les mentalités. La révolution fut menée par des militaires, et le peuple y assista pacifiquement, en l’appuyant dans de gigantesques meeting et débats publics. La « révolution des œillets » a en fait été une guerre civile... sans presqu’aucun mort.

 

La Pologne : Solidarność dans les années 1980

Solidarność a été l’une des premières véritables « révolutions de couleur » : elle reposait sur un véritable mécontentement social exigeant plus de socialisme et de démocratie mais aussi sur des slogans rapidement repris et canalisés par des intellectuels liés aux puissances occidentales.

Les États-Unis étaient actifs en Pologne depuis longtemps, entretenant des contacts secrets dans les cercles intellectuels d’opposition depuis au moins les années 1970. Solidarność s'est néanmoins développée d'abord sur la vague de grèves puis de slogans qui cherchaient à construire une « République autogérée de Pologne » basée sur un système d'administration autonome des travailleurs, tout en détruisant la légitimité des partis communistes trop centralisés et trop bureaucratiques et de leurs syndicats. Ce processus a été interrompu par la proclamation de la loi martiale en décembre 1981. Celle-ci allait casser le mouvement de masse, laissant des groupes minoritaires se constituer dans la clandestinité avec l’appui des puissances occidentales et d’organisations syndicales anticommunistes.

Dès le début de sa fondation jusqu'en 1989 et par la suite, la direction de Solidarność n'a montré aucun intérêt pour les mouvements de libération, ouvriers, de gauche, de classe, de libération nationale, réformistes ou révolutionnaires dans les pays capitalistes de l'Ouest ou du Sud ; elle limitait ses contacts avec des organisations syndicales plus riches ou des organisations politiques associées à des cercles occidentaux officiellement ou réellement conservateurs. C’est pourquoi, malgré le caractère incontestablement socialiste des revendications des grévistes d’août 1980, les structures de Solidarność ont progressivement été de plus en plus proches des propositions politiques, économiques et idéologiques de Washington, en train de passer des conceptions keynésiennes de la période des « trente glorieuses » à celles du néolibéralisme. Le syndicat a d’abord survécu dans la clandestinité, approvisionné et nourri en grande partie par les réseaux créés sous les auspices de Ronald Reagan et de Jean-Paul II, et recevant des conseils à travers ce réseau.

Le syndicat fut d’abord légalisé après l'accord de Gdansk du 31 août 1980. Il bénéficia du parrainage de l’Église catholique et les adhésions affluèrent : le nombre total de membres atteignit 10 millions, soit moins d’un tiers de la population totale de la Pologne, mais presque 80 % des salariés.

Mais dès la fin de 1981 et pendant la loi martiale, proclamée en décembre 1981, Solidarność fut « suspendu » par décret du général Jaruzelski, avant d'être interdit quelques mois plus tard. Cette loi martiale reçut l’appui passif d’une partie importante de la société, déçue par les tergiversations des chefs de Solidarnosc au cours de l’année 1981 et effrayés par la crise grandissante de l’économie. Subsistant comme mouvement clandestin, le syndicat perdit une partie importante de son ancienne base sociale et de son soutien. Le syndicat n’avait pas osé proclamer un programme de « construction du capitalisme » en Pologne, de sorte que le terme vague « économie de marché » fut rapidement inventé à la fin des années 1980 sans que cela ne permette de clairement voir qu’il s’agissait non plus d’une amélioration du socialisme mais du passage au capitalisme. Cela permit de ne pas aborder publiquement la question fondamentale de la propriété des moyens de production, alors que dans les accords sociaux de la table ronde conclus au printemps 1989, on promettait un grand débat national sur la question après les élections. Il s’agissait donc d’une manipulation externe massive, puis réussie, des masses sans conscience de classe par les dirigeants du socialisme réel, qui eux-mêmes étaient souvent sous l’influence des idées venant de l’Occident.

Le soutien non officiel de la CIA aux structures de l'opposition polonaise se poursuivit de 1981 à 1990, date à la fin de laquelle il a pris fin de jure car Solidarność fut légalisé après l’accord de la Table ronde en 1989, et put participer aux élections parlementaires. Un gouvernement de coalition mené par Solidarność fut formé. De nombreux conseillers américains avaient investi de nombreux ministères et départements supérieurs polonais, ainsi que certains dirigeants politiques, journalistes, hauts fonctionnaires, officiers militaires et agents des renseignements polonais formés aux États-Unis, notamment au siège de la CIA.

D'un État qui avait activement participé au développement économique et culturel de l'Irak, de l'Algérie, de la Libye, de la Syrie et d'autres pays, la Pologne s'était transformée en vassal au service des puissants. Aux yeux du monde, ou au moins dans les pays du Sud et de l’Est, la nouvelle Pologne est encore moins souveraine que celle qui s’est développée sous « souveraineté limitée » pendant l’existence du camp soviétique. Mais en Pologne, le discours dominant acclamait « le retour de la souveraineté ».

 
 

 

La Serbie et « Otpor » : une révolution réussie en 2000, mais une jeunesse trompée, mise au rebut

Le 5 octobre 2000 s’engagea en Serbie une des premières véritables « révolutions colorées » au monde, qui par des mouvements pacifiques, en utilisant les nouveaux outils techniques comme le téléphone mobile et internet, permit, en quelques jours, la chute du régime en place.

La Serbie intéressait depuis longtemps les acteurs étrangers et constituait l’un des enjeux de nombreuses organisations internationales. Dans les années 1980, des sociologues américains envisageaient la possibilité d’un changement de régime dans ce qui était alors la Yougoslavie socialiste (RFSY). Elle était considérée comme un « mauvais exemple » qui pourrait inciter d’autres pays à suivre une voie différente de celle de l’Occident, sans pour autant suivre l’Union soviétique. Les experts avaient conclu que la meilleure manière de détruire la Yougoslavie était de recourir aux institutions culturelles : films, musique et mode de vie américain, notamment en influençant la jeunesse. Malheureusement, l’effondrement de la Yougoslavie fut définitif et le démantèlement fut sanglant.

Utilisant les problèmes économiques et politiques objectifs de la Serbie devenue indépendante suite à l’effritement de la fédération yougoslave et sa plongée dans les guerres, les puissances étrangères, principalement la Grande-Bretagne, l'Allemagne et surtout les États-Unis, ont cherché à la déstabiliser, à remplacer le gouvernement en place et à amener aux postes de direction ceux qui feraient du pays une partie de l’Occident. Car le gouvernement serbe de l’époque avait refusé de s’aligner sur les puissances occidentales et d’ouvrir son marché sans condition. Il continuait par ailleurs à vouloir mener la politique de non alignement héritée de la période Tito.

Presque tout indique qu'entre décembre 1998 et le 24 mars 1999, lorsque les bombardements lancés par l’OTAN ont commencé, le Département d'État américain et finalement l'administration Clinton ne voulaient rien d'autre que le renversement de Milosevic. Aucune sanction n'a été imposée aux pays et aux participants à l'agression barbare des États-Unis et de l'OTAN, la question du Kosovo a été instrumentalisée à l’occasion. L'agression a été condamnée, entre autres, par la Russie, la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Espagne, Chypre, la Grèce, la Roumanie et la Biélorussie.

En Serbie, l’organisation « Otpor »4 (« Résistance ») avec l’opposition unie, qui comprenait plus de 20 partis politiques, et le DOS (Opposition Démocratique de Serbie) sont devenus les principales composantes de la « révolution des couleurs ».

Le « soft power » s’est mis en place. C’est un « pouvoir attractif » basé non seulement sur la persuasion ou la capacité de motiver raisonnablement les gens à faire quelque chose, mais aussi sur les « atouts » qui produisent son attractivité. Dans la foulée des défaites serbes dans les guerres de Yougoslavie, le vieux nationalisme serbe, en même temps que le socialisme yougoslave, ont été déconsidérés aux yeux de certains groupes, en particulier de jeunes, ce qui a créé un vide qui a permis à l’opposition pro-occidentale de s’imposer dans la rue et la vie publique, en agitant le mythe d’une Europe riche et prospère censée offrir une alternative à la pauvreté grandissante.

Une révision radicale du « capital symbolique » s’est réalisée. Le changement des hiérarchies symboliques se déroule approximativement selon le schéma suivant5 :

- il y a un changement dans la zone sacrée : une partie de la société plus mobilisée renonce à défendre « divinités » passées - la critique se développe, qui fait la place à de nouveaux « dieux » ;

- le caractère du nouveau sacré s'incarne dans la sélection précise des symboles - les noms des villes et des rues sont modifiés, les monuments sont remplacés ;

- à la suite des étapes précédentes - un changement dans la zone constituée d’ennemis : la société change sa hiérarchie dans le système « ami-ennemi » ;

- les textes anciens perdent de leur pertinence, un grand nombre de nouveaux textes idéologiques sont produits, destinés à justifier un changement de paysage politique. L’attrait du « neuf » dans un paysage saccagé par la défaite et le sentiment d’isolement touche une masse de jeunes sans perspectives.

Le premier ingrédient de cette évolution fut la création d’une mentalité de consommation, car un consommateur est avant tout une personne insatisfaite, que l’on peut diriger dans n'importe quelle direction si on a assez de fonds (financier, idéologique). Il fallut ensuite présenter l'ennemi sous un si mauvais jour qu'il devint presque impossible de le soutenir. Ainsi, les représentants d'Otpor et du DOS, critiquant constamment la restriction de la liberté des médias en Serbie, ont ouvert de manière incontrôlée divers types de « médias libres » et d'organisations non gouvernementales (des jeunes aux retraités) et se sont plaints haut et fort de la violation des libertés personnelles et politiques, sans que personne n’ose publiquement poser la question du financement de ces médias, et donc de leur caractère en fait dépendant eux-aussi.

Otpor était devenu un grand mouvement social et politique d'un nouveau type, bien organisé, discipliné et très efficace. Il a pu jouer un rôle décisif en surmontant la peur et l’apathie, en discréditant et en affaiblissant le régime et en mobilisant un électorat fatigué et désillusionné en Serbie qui à cette époque décidait de son sort politique.

Mais après le renversement du régime de Milosevic à la fin de l’année 2000, la réalisation du principal objectif politique de l’opposition serbe unie et d’Otpor, la régression incontrôlable du mouvement a commencé, par manque de projet social alternatif autre que d’ouvrir le pays aux capitaux et à la fuite de capitaux, et donc à un appauvrissement encore plus accéléré. Après une période de crise croissante, il a tenté de se transformer en parti politique, mais a immédiatement échoué aux élections parlementaires, obtenant moins de voix qu'il ne comptait autrefois de membres. "Otpor" a disparu de la scène politique serbe en septembre 2004, pour rejoindre le Parti démocrate (le composant principal du DOS) qui, lui aussi, allait difficilement maintenir son existence.

Quant aux résultats, la Serbie, plus de 20 ans après le renversement de Slobodan Milosevic, elle est confrontée aux mêmes problèmes qu’à l’époque : institutions démocratiques fragiles, intolérance à l’égard de la parole publique, divergences politiques irréconciliables, médias non libres, corruption, justice médiocre, etc.

 

L’Ukraine : deux « Maïdans », en 2004 et 2013, vers la décomposition du pays

Depuis 2004, le mot « Maidan » est devenu synonyme de « révolutions de couleur » ukrainiennes, car les principaux événements associés aux tentatives de changement des processus politiques par la pression de la rue ont eu lieu sur la place principale de Kiev, la place de l'Indépendance. Un premier « Maïdan » en 2004, un deuxième en 2013-2014.

Le Maïdan 2004 n’était pas antirusse par essence. Il a été véritablement non-violent, il n'y a pas eu ensuite de persécutions sérieuses contre les représentants de l'ancien régime. Il s'est terminé par un compromis entre les élites, qui a abouti à des modifications de la Constitution et à la transformation du pays en une république parlementaire-présidentielle avec une limitation différée des opportunités politiques du président victorieux. Le pouvoir arrivé en 2004 n’était pas de nature compradore et n'a pas conduit au démantèlement des fondements de la souveraineté et de l'intégrité de l'Ukraine. Un an et demi plus tard, les problèmes sociaux et économiques du pays n’ayant pas été résolus, les partisans de Viktor Ianoukovitch ont pu revenir au gouvernement et, en 2010, ils ont pris les pleins pouvoirs.

Si on a parlé de « justice », de « choix européen », de « progrès », etc., le Maïdan 2013-2014 (l’« Euromaïdan ») était lui antirusse dès le début. Il a représenté l'activation des forces compradores internes ukrainiennes qui, sous de nobles slogans, voulaient introduire un système de contrôle externe en Ukraine et assurer la position dominante des sociétés transnationales basées dans les puissances occidentales. Conformément aux principes des « révolutions de couleur », ce Maïdan n’était pas un processus spontané, mais un processus bien préparé, soigneusement planifié, structuré et financé par des fonds étrangers, précédé par plusieurs étapes : développement en Ukraine du réseau de la Fondation Soros et d'autres fondations occidentales, qui développèrent une vision du monde unifiée, des définitions communes ; insertion de ces principes et valeurs dans le courant dominant, y compris au niveau des institutions politiques et des institutions de pouvoir ; stages et formations à la « croissance personnelle », qui impliquaient l'identification de dirigeants potentiels, puis des formations sur la construction de réseaux de communication ; création d'associations gérées de médias, de journalistes, d'étudiants et d'autres intellectuels, d'un réseau d'organismes publics et d'une communauté d'experts.

L'accent était mis sur la nature exclusivement « pacifique » des manifestations, avec une tentative d'inciter les partisans du régime à recourir à la force pour disperser les manifestants. Mais ce Maïdan de 2014, qui n'avait pas de dirigeants, a fait des dizaines de victimes, dont le nombre exact est inconnu à ce jour. Victimes qui semblent, d’après les témoignages et les enquêtes journalistiques, provenir de provocations bien orchestrées par des groupes armés, sollicités par des groupes d’extrême droite ukrainiens n’hésitant pas à faire appel à des mercenaires étrangers formés à la provocation. Il a été déclaré que « les autorités avaient battu des étudiants, presque des enfants », ce qui a provoqué une vague d'indignation parmi les gens ordinaires et le régime a commencé à être détesté. Ensuite l'Ukraine a reçu sur le Maïdan la visite d'un grand nombre d'hommes politiques, de personnalités publiques et de personnalités culturelles, qui ont renforcé idéologiquement le Maïdan, le rendant populaire parmi les jeunes et l'intelligentsia libérale pro-occidentale ou nationaliste, en particulier en Ukraine occidentale.

En 2014, les vainqueurs ont agi selon le principe du « malheur aux vaincus » : pas de compromis avec les représentants du gouvernement précédent, lustration stricte, persécution des dissidents, imposition de leur doctrine politique comme la seule correcte. Le mouvement déboucha le 22 février 2014 sur la fuite puis la destitution du président pro-russe Viktor Ianoukovitch et la mise en place d'un nouveau gouvernement.

Ces événements ont réellement ralenti le développement des processus socio-économiques dans la société, ont miné le système d’équilibres (tant de la politique étrangère que de la politique intérieure), ont semé la confusion et ont conduit à une perte partielle de la souveraineté de l’Ukraine. Ils ont fini par provoquer des violences et des protestations et finalement la sécession de la Crimée et la guerre du Donbass au début de 2014

 

La Biélorussie : l’échec de la révolution colorée de 2020

En Biélorussie, le potentiel de protestation nécessaire existait ; la création des conditions propices à l'escalade de la situation intérieure ne nécessitait alors que des coûts minimes.

L’accent a été mis sur l’intelligentsia libérale, les entrepreneurs privés, les artistes, les athlètes, les prestataires de services informatiques privés et la jeunesse. Les promoteurs de la future « révolution de couleur » visaient essentiellement un reformatage délibéré de la conscience publique grâce à l’utilisation généralisée des technologies virtuelles. Des canaux Telegram spéciaux ont été créés, le potentiel des « opinions alternatives » et les possibilités de projets de réseau ont été activement utilisées.

Le financement de la « révolution de couleur » dans le pays devait être assuré par un réseau de divers types d’organisations internationales non gouvernementales, de fondations et de structures privées. Les ambassades et consulats étrangers ont été impliqués, en résolvant les problèmes de mouvement d'argent liquide. Sous les auspices des services de renseignement occidentaux, des centres d'information et d'analyse situationnelle ont été déployés en Lituanie, en Pologne et en Ukraine, composés de stratèges politiques, de spécialistes des relations publiques, de psychologues et d'informaticiens.

 

Notes :

1 Sergueï Musienko (Dir.), Le goût des révolutions de couleur, Ecoom, Minsk 2023, 400 p.

2 ECOOM : Centre d'analyse EcooM™ Mediafact-Eco LLC (Minsk, Biélorussie) créée en 2003 ; société privée indépendante, spécialisée en sociologie et marketing conseil en matière de recherche, de politique et de gestion. file:///C:/Users/33607/Downloads/Ecoom_UPR22_BLR_R_Main.pdf

3 Comportement révolutionnaire

4 Organisation politique, créée en 1998, avec le soutien de l'organisation américaine National Endowment for Democracy.

5 Travaux de la psychologue russe Maria Kholkina

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17 novembre 2023 5 17 /11 /novembre /2023 16:50

Nous livrons à nos lecteurs ici une suite d’interventions qui ont été faites lors d’une récente rencontre internationale qui s’est tenue en Afghanistan et qui nous apporte des informations sur ce qui se passe en ce moment dans ce pays. Elles divergent avec ce que nous communiquent (ou ne nous communiquent pas) les gros médias occidentaux et méritent à ce titre d’être examinées quoiqu’on puisse penser du système au pouvoir dans les vallées de l’Hindou Kouch. Avant de vous livrer ces interventions, nous vous présentons un court rappel des événements qui se sont succédé dans ce pays depuis plus de quarante ans et que beaucoup de ceux qui prononcent des opinions catégoriques sur le régime au pouvoir aujourd’hui à Kaboul ont tendance à oublier.

Le lecteur doit donc se rappeler tout d’abord que l’Afghanistan a connu en 1978 un coup d’état qui a amené au pouvoir les communistes du Parti démocratique populaire d’Afghanistan. Ce parti était divisé en plusieurs factions révolutionnaires représentant des lignes et des intérêts divergents dans une société marquée encore par de grandes différences entre milieux urbains et campagnes reculées, comme entre couches populaires rurales, couches populaires urbaines et milieux intellectuels. Ce qui explique pourquoi les réformes sociales ou en matière de traitement de la religion islamique introduites successivement par les différentes factions au sein du nouveau gouvernement n’ont pas toujours correspondu aux intérêts ou aux sensibilités des populations locales. Ce que les Etats-Unis ont su exploiter en implantant dans le pays et le long de la frontière pakistanaise une série de bases secrètes de la CIA qui allaient entraîner des militants contre-révolutionnaires souvent soutenus et formés par les monarchies absolutistes arabes. Et c’est pour contrer ces groupes armés et éliminer en même temps les factions communistes qui déplaisaient à Moscou qu’un groupe étroit de dirigeants soviétiques imposa au Kremlin le coup de force de décembre 1979 qui permit d’envoyer l’armée soviétique dans le pays. Cette irruption de troupes étrangères allait entraîner le pays dans une longue guerre opposant l’URSS, l’armée afghane et les différentes factions de supplétifs de la CIA et des monarchies arabes. Pour beaucoup d’Afghans peu au courant du fait que l’intervention des Etats-Unis avait précédé celle de l’Union soviétique, c’est cette dernière qui faisait figure d’envahisseur, ce qui contribua à leur faire apparaître la lutte des « moudjahidines afghans » comme une lutte de libération nationale.

C’est finalement la formation d’un nouveau gouvernement communiste, sous l’égide de Najibullah qui allait stabiliser un temps le pouvoir de Kaboul, y compris après le départ des troupes soviétiques. Et ce n’est donc qu’en 1992, suite à la rupture des approvisionnements et des relations commerciales de l’Afghanistan avec la Russie, après une décision du gouvernement Eltsine, que le gouvernement afghan se retrouva aux abois, alors qu’un de ses chefs militaires, le général Dostom, se rebellait contre lui pour se rapprocher de différentes factions de la rébellion pro-occidentale. Le gouvernement Najibullah s’effondra alors et le pays entra dans une guerre civile prolongée entre les différentes factions qui prirent Kaboul et qui avaient été formées au départ sous l’égide des Etats-Unis et de leurs alliés. Washington se désintéressa dès lors du sort du pays détruit qui sombra dans la misère et dans les guerres. Une partie des anciens rebelles antisoviétiques se sentirent alors trahis par l’Occident, ce qui procura des recrues au réseau désormais mondialisé d’« Al Qaïda ».

C’est alors qu’une partie des anciens élèves en religion formés dans les écoles religieuses au Pakistan dans le cadre de la lutte antisoviétique, les talibans, décidèrent de se rebeller contre tous les chefs de factions qui s’entredéchiraient et de prendre entre 1994 et 1996 le contrôle du pays pour y restaurer l’ordre, éliminer la corruption et le commerce de la drogue. Ils parvinrent vite au pouvoir avec l’appui d’une partie importante de la population opposée aux seigneurs de la guerre, ce qui leur permit d’instituer un gouvernement et un régime politique théocratique particulièrement dur s’appuyant sur la loi coutumière pachtoune, la « pushtunwali », combinée avec une interprétation rigoriste de la loi islamique.

En 2000-2001, l’Afghanistan des talibans refusa les conditions mises par Washington pour la construction d’un gazoduc devant relier l’Asie centrale à l’Océan indien, ce qui, outre des bénéfices pour leurs entreprises, aurait permis aux Etats-Unis d’étendre leur influence sur l’Asie centrale post-soviétique et futur nœud des communications du projet chinois « une ceinture, une route ». C’est dans ce contexte que les attentats du 11 septembre 2001 à New York ont servi de prétexte à l’invasion puis à l’occupation du pays par les Etats-Unis et l’OTAN. Une nouvelle guerre allait se dérouler entre les occupants et les talibans qui entrèrent dans la clandestinité et menèrent avec succès ce qu’ils considéraient comme une guerre de libération nationale. Celle-ci se termina par la déroute des occupants et l’instauration d’un nouveau pouvoir taliban sur le pays réunifié, et cela malgré la présence de groupes armés d’ ISIS (« Daech ») transportés dans le pays à partir de certains pays arabes, avec sans doute l’aval de certaines puissances occidentales au moment de leur défaite.

L’Afghanistan actuel est un pays gouverné par une sorte de « double pouvoir ». D’un côté les anciens dirigeants de la guérilla basés à Kandahar et d’un autre le gouvernement à Kaboul. Les premiers, comme partout en Asie, jouissent du respect dû aux anciens, d’autant plus que c’est eux qui ont animé ce qu’on considère comme la lutte de libération nationale. Ils ont donc la prééminence formelle sur le gouvernement. D’un autre côté, les gestionnaires plus jeunes, plus modernes et sans doute plus compétents dans leurs domaines, sont prêts à des réformes sociales et de mœurs qui devraient venir avec le temps. En Asie et dans l’aire musulmane, il faut savoir qu’on ne compte pas le temps comme on le fait en Occident, la patience est une vertu cardinale, et les autorités de Kaboul savent donc que le temps travaille pour elles mais qu’on n’a pas le droit d’accélérer la marche de l’histoire en engageant un conflit de générations et de compétences qui briserait la légitimité d’un régime acquise de longue guerre et qui remettrait peut-être en cause la paix si chèrement acquise.

La Rédaction

 

 

Afghanistan : Cap sur une

reconstruction heureuse

-

Novembre 2023

 

Karel Vereycken*

 

 

« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » – Mark Twain.

 

 

L’Afghanistan, un pays de la taille de la France peuplé de plus de 39 millions d’habitants a été ravagé par 40 ans de guerre soviétique et américaine. Or, la « communauté internationale » en a fait un pays paria, hors la loi. Estimant que l’arrivée au pouvoir des talibans le 15 août 2021 constituait un « coup d’état terroriste », Washington a jugé bon de confisquer 9,5 milliards de dollars des avoirs de la Banque centrale afghane à l’étranger et de suspendre, du jour au lendemain, toute aide extérieure (qui représentait jusqu’à 60 % du budget afghan), à un moment où le pays doit affronter la pire crise alimentaire, sanitaire et sécuritaire de son histoire, résultant des guerres d’occupation et non du nouveau régime.

 

Je reviens de Kaboul avec 1 000 idées et autant d’anecdotes. J’ai eu le plaisir d’y intervenir début novembre à un événement hors normes. Préparée depuis un an et financée exclusivement par des citoyens afghans de la diaspora à l’étranger, une belle conférence dans un grand hôtel à Kaboul a réuni trois jours de suite plus de six cent personnes, dont une bonne centaine de femmes, afin de dessiner les contours d’un nouveau départ pour le pays. Toute la première journée a été transmise en direct par la télévision nationale qui l’a repassée plusieurs fois les jours suivants, suscitant des milliers de commentaires et de likes sur les réseaux sociaux.

 

A la tribune des plénières, plusieurs ministres adjoints (dont celui des Affaires étrangères), secrétaires d’État et haut responsables de tous les ministères clés (Mines, énergie, eau, agriculture, éducation, finance, culture, etc.) ont montré un gouvernement décidé à s’affranchir des manœuvres géopolitiques à l’origine des conflits dans la région. En proclamant un pardon des offenses et une amnistie pour ceux ayant collaboré avec l’ancien régime, l’esprit était totalement « westphalien ». Tout Afghan et tout étranger de bonne volonté qui vient, en rangeant ses armes au vestiaire (guns down), est le bienvenu pour aider à la reconstruction, y compris les 1,3 millions d’Afghans que le Pakistan (avec une population de 230 millions) a décidé de lui renvoyer ! Les Afghans ont un cœur en or et savent accueillir l’étranger avec leur plus beau visage.

 

Pour tous, l’heure n’est plus à faire la guerre « par procuration » au service des autres (Londres, Moscou ou Washington). Fini l’époque où des ministres imposés par Washington possédaient 64 appartements dans la capitale alors que le peuple croupissait dans la saleté et la misère. « Un parlement, source permanent de corruption ? Non merci, on veut de l’eau ! »

 

L’Afghanistan a décidé d’éradiquer le mot « donateur » des esprits. Dans des conditions franchement cauchemardesques, il se prend en main, se retrousse les manches et construit, à la force du poignée et avec les moyens du bord, les infrastructures de base dont le pays a grand besoin. Les projets et les solutions sont connus. Carrefour historique sur les Routes de la soie depuis la nuit des temps, l’Afghanistan, en se connectant à initiative chinoise « Une ceinture, une route » et aux BRICS retrouvera la place qu’il mérite.

 

La question des femmes

Huit tables rondes thématiques (eau, agriculture, transport, héritage culturel /voir plus loin/, travail, éducation, santé et finance) ont été animées en présence d'experts étrangers venus des États-Unis, d’Allemagne, de Chine et de France, de responsables locaux et de représentants de la société civile.

 

Réellement historique, le fait que pour la première fois depuis la prise de Kaboul il y a deux ans, des responsables talibans et des mouvements de femmes, ont accepté de se parler dans une même enceinte, estimant que dans un élan général de reconstruction, le sectarisme cédera bien plus vite qu’on ne le pense. La bonne volonté, l’optimisme et le sourire étaient sur tous les visages, chacun sachant qu’il s’agissait d’un moment historique. Alors que 300 personnes s’étaient inscrites aux groupes de travail, 350 sont venues ! Avec 120 personnes dans l’assistance (dont 60 femmes), c’est le groupe de travail sur l’éducation qui a attiré les plus de monde. Ces femmes, qui occupent déjà 70 % des emplois dans le pays, réclament de l’eau, de l’électricité, un revenu et une formation professionnelle permettant cette émancipation dont tout le monde parle en Occident.

 

Le canal de la concorde

Et ça marche ! En août, Kaboul a fièrement annoncé l’achèvement des 108 km de la première phase du canal Qosh Tepa (aussi long que notre canal Seine Nord, le plus grand projet européen dans ce domaine) qui permettra l’irrigation de quelque 500 000 hectares supplémentaires des terres les plus fertiles au nord du pays. Jusqu’ici largement déficitaire en céréales, l’Afghanistan projette de devenir exportateur dans les années à venir !

 

Le projet du canal a suscité un véritable engouement national. Plus de 7 000 chauffeurs de camions de tout le pays se sont précipités sur le chantier pour y travailler jour et nuit sans se reposer un instant, achevant le chantier bien avant les délais. Le projet, qui va surtout permettre aux paysans d’origine tadjik et turkmène de reprendre une activité productive, met en pièce le « narratif » qui présente les Pachtounes (qui représentent 57 % de la population totale et non 37 % comme l’affirme wikipedia) comme une « minorité ethnique » n’agissant que pour son propre intérêt. Pour Le Figaro, il s’agit du « Canal de la discorde » car l’eau « détournée » par l’Afghanistan, n’irait plus remplir la mer d’Aral et priverait ses voisins (Ouzbékistan, Turkménistan) d’eau précieuse. En réalité, l’Afghanistan, de concert avec les pays voisins, travaille à rendre plus efficace (et donc moins consommatrice d’eau) les techniques d’irrigation permettant un partage plus équitable de la ressource.

 

Cette conférence est une belle leçon pour nous en Europe qui cédons si facilement au renoncement et finissent par préférer l’impuissance à la joie d’agir pour le bien commun.

 

*-*-*-*

Les Etats-Unis ont protégé les seigneurs de la guerre et la production du pavot mais les talibans ont publié récemment un décret ordonnant l’éradication du pavot d’opium et la production d'opium a été réduite de plus de 90 % ! C’est un résultat considérable, non seulement pour l'Afghanistan, mais aussi pour le reste du monde. En effet, près de 100 % de l'héroïne consommée en Europe est d’origine afghane. L'Europe compte plus d'un million d'héroïnomanes. Le reste du monde doit être reconnaissant aux talibans pour ce qu'ils ont fait.

Si vous mettez ensemble le grand succès remporté contre le terrorisme et contre les stupéfiants, le nouvel Afghanistan peut être présenté au monde d'une manière très positive.

*-*-*-*

Invité par le Centre de recherche et de développement Ibn-e-Sina, Karel Vereycken est intervenu le 7 novembre à la conférence sur la reconstruction du pays. Son propos introductif, dont voici un résumé, devant un groupe de travail composé d’historiens, d’archéologues et de membres de l’Académie des sciences d’Afghanistan, a donné lieu à un long après-midi d’échanges sur le rôle de l’art, la méthodologie scientifique et les combats à mener pour sortir l’Afghanistan de son isolement et préserver son héritage culturel qui est certes afghan mais appartient à toute l’humanité.

 

L'Afghanistan est un pays fascinant. Sa réputation de « tombeau des empires » a capté mon imagination. Récemment, le pays s’est émancipé de l’occupation américaine et de l'OTAN. Une poignée de combattants déterminés a mis en déroute un immense empire déjà en train de s’autodétruire et, il y a vingt ans, le pays avait chassé l’occupant russe. Avant cela, au XIXe siècle, il avait déjà résisté à l'Empire britannique au cours des trois guerres anglo-afghanes (1839, 1878 et 1919), lorsque Londres, engagé dans le « grand jeu » tentait d’empêcher que la Russie puisse accéder aux mers chaudes. Cette capacité de résistance et ce sens de dignité découlent, j’en suis convaincu, du fait que votre pays a su assimiler les diverses influences qui s’y sont rencontrées. Voilà ce qui est devenu au fil des siècles le socle d’une forte identité afghane, totalement à l’opposé de l’étiquette tribale que les colonisateurs cherchent à vous coller.

 

J’aborderai aujourd’hui uniquement l’influence grecque. Elle a été majeure dès le moment où Alexandre le Grand a traversé le Hindou Kouch en 329 avant J.-C. A partir de là, des dizaines de milliers de colons grecs, appelés « les Ioniens », se sont installés en Asie centrale. En 256 av. JC, Diodote Ier Soter fonde en Afghanistan le « Royaume gréco-bactrien », connu comme la « Bactriane », et dont le territoire englobait une grande partie de l'Afghanistan, de l'Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Turkménistan actuels, ainsi que certaines parties de l'Iran et du Pakistan.

 

De nombreuses fouilles archéologiques confirment un développement urbain, économique, social et culturel sans précédent. L’historien grec Strabon qualifie alors la Bactriane, extrêmement fertile et prospère, de « Terre des mille cités ». Sa capitale Bactra (aujourd'hui Balkh, à quelques kilomètres à l'est de Mazar-e-Shariff en Afghanistan) figure parmi les villes les plus riches de l'Antiquité. C’est là qu’Alexandre le Grand a épousé Roxana et adopté l’habit perse pour pacifier son Empire. C’est également là où allait naître le père du grand médecin et philosophe Ibn-Sina (Avicenne) avant de se rendre à Boukhara (Ouzbékistan actuel).

 

Au fil du temps, la Bactriane allait être le creuset des cultures et des civilisations où se mélangèrent, sur le plan artistique, architectural et religieux, les traditions grecques et les cultures locales. Le grec y fut la langue de l’administration mais les langues locales y foisonnaient. Rien que les noms des villes démontrent la prédominance de la culture hellénique. Car Ghazni s’appelait « Alexandrie en Opiana », Bagram « Alexandrie au Caucase », Kandahar « Alexandrie Arachosia » et Hérat « Alexandria Ariana », et la liste est longue.

 

Aï Khanoum, la Grecque

Si certaines villes ne firent alors que changer de nom, d’autres furent construite ex nihilo. C’est le cas d’Aï Khanoum, citée érigée au confluent de l’Amou Daria (l’Oxus des Grecs) et la rivière Kokcha. En 1961, le roi d'Afghanistan, voulant alors marquer son indépendance vis-à-vis des Soviétiques et des Américains, invita la France à participer aux fouilles. C’est le Département des archéologues français en Afghanistan (DAFA), qui a mis à jour les vestiges d'un immense palais dans la ville basse, ainsi qu'un grand gymnase, un théâtre pouvant accueillir 6 000 spectateurs, un arsenal et deux sanctuaires. Une stèle y rappelle les maximes grecques : « Dès l'enfance, apprenez les bonnes manières ; dans la jeunesse, maîtrise tes passions ; dans la vieillesse, sois de bon conseil ; dans la mort, n'ayez pas de regrets ». A une jetée d’Aï Khanoum, Shortugai, un avant-poste commercial et minier (étain, or et lapis lazuli) de la fameuse civilisation de l’Indus qui, au 3e millénaire avant notre ère, était à l’avant-garde sur le plan de l’irrigation et de la maîtrise de l’eau. En 144 av. JC, la Bactriane s’effondrait et fit face à l’invasion des nomades. Aï Khanoum fut pillée une première fois en 145 av. JC par les Saka, des tribus iraniennes d'origine scythe, suivis quinze ans plus tard par les nomades chinois Yuezhi.

 

Empire Kouchan

Les Yuezhi se sédentarisèrent et créèrent au début du Ier siècle « l'Empire kouchan » qui englobait une grande partie de ce qui est aujourd'hui l'Ouzbékistan, l'Afghanistan, le Pakistan et l'Inde du Nord. C’est sous le règne Kanishka le Grand (vers 127-150) que cet empire allait devenir célèbre pour ses réalisations militaires, politiques et spirituelles. Kanishka échangea des ambassadeurs avec l'empereur romain Marc Aurèle (161-180) et l'empereur Han de Chine. Il noua des contacts diplomatiques avec la Perse sassanide et le royaume d'Axoum (dans le Yémen, l'Arabie saoudite, l’Erythrée et l’Ethiopie d'aujourd'hui). Pendant 200 ans régna la « Pax Kouchana ». Si la dynastie kouchane reprit la tradition gréco-bactrienne, elle forgea peu à peu sa propre identité. Kaniskha, en 127, remplaça le grec par le bactrien, une langue moyenne iranienne rédigée au moyen de l’alphabet grec. Les Kouchans jouèrent également un rôle majeur dans la transmission du bouddhisme. Venue des rives du Gange, cette religion allait rayonner de l’Afghanistan vers la Chine et même Sri Lanka, favorisant au même temps l'expansion globale des Routes de la soie. Y compris après la chute de l’Empire kouchan à la fin de IIIe siècle, le bouddhisme allait poursuivre son expansion comme en témoignent les bouddhas géants de la Vallée de Bamiyan.

 

Le Musée national de Kaboul abrite des belles pièces, mais une grande partie du riche patrimoine a subit un pillage à une échelle quasi-industrielle. Rappelons que Daech, souvent encouragé en cela par des agences de renseignement étrangères, se finance par la vente d’objets d’art. Tout cela est maintenant derrière nous. Votre pays n’est pas seulement un gisement de métaux nécessaires à la prospérité du monde mais une mine de culture et d’inspiration. Merci.

 

Le 10 novembre à Kaboul, un éminent archéologue afghan nous a confié une excellente nouvelle mettant à mal ce qu’on peut lire chez nous dans la presse dominante. Ayant participé depuis une décennie aux fouilles de Mes Aynak, où un site archéologique en surface complique l’exploitation d’une énorme mine de cuivre, cet expert sait de quoi il parle. Aujourd’hui, suite aux dernières discussions fin octobre ayant été commencées entre les autorités afghanes et la Metallurgical Corp of China (MCC), cet expert est heureux de pouvoir annoncer que le dossier a trouvé enfin une issue favorable.

 

La richesse de son sous-sol fait de Mes Aynak (littéralement « petite mine »), à 35 km au sud de Kaboul, le deuxième plus grand gisement de cuivre du monde. Alors que la Chine et les autres pays du BRICS ont besoin de ce précieux métal pour leur développement industriel, l’exploitation de la mine pourrait fournir une manne conséquente, jusqu’à 300 millions de dollars par an, dont l’Afghanistan, un pays dévasté par 40 ans de guerre et de pillages, a urgemment besoin pour financer sa reconstruction.

 

En 2008, un premier contrat fut signé entre le gouvernement afghan et l’entreprise d’Etat chinoise MCC. Cependant, suite à des incidents de sécurité, le projet a été suspendu. Profitant de l’occasion, les archéologues qui soupçonnaient la richesse archéologique du site, ont pu fouiller le site et ont mis à jour un vaste complexe bouddhiste (IIIe-VIIe siècle) datant de la période kouchane et d’ores et déjà considéré comme un site majeur du bouddhisme à l’échelle mondiale. Le site comporte des monastères, des stupas (temples), des forteresses, des édifices administratifs, des habitations, des sculptures et des fresques. Des milliers d’artefacts ont été trouvés sur place.

 

Il est vrai que le contrat de 2008 n’envisageait de conserver qu’une toute petite partie du site et de transformer le reste en mine à ciel ouvert comme cela se fait au Chili. Or, selon notre interlocuteur qui a assisté fin octobre aux dernières discussions entre les différentes parties impliquées dans le projet, les choses ont radicalement changé : la société chinoise accepte désormais d’exploiter l’ensemble du site, et non pas une petite partie, par des méthodes d’exploitation minière souterraine. Par conséquent, et c’est vraiment une bonne nouvelle, c’est l’ensemble des vestiges historiques en surface qui se trouve désormais préservés de la destruction.

 

Alors qu’en 2001, le monde avait été choqué par le dynamitage des deux bouddhas géants de la vallée de Bamiyan, cet accord heureux marque un véritable tournant. Aussi bien l’Afghanistan que la Chine s’érigent en défenseur du patrimoine culturel de l’humanité tout en continuant, par le biais du développement économique et industriel, à apporter la prospérité à tous.

 

* Directeur de la publication Nouvelle Solidarité

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11 novembre 2023 6 11 /11 /novembre /2023 14:12

Palestine :

 

Géopolitique

et

relations internationales

-

11 novembre 2023

 

 

Bruno Drweski

 

 

La géopolitique est au départ une méthode d’analyse bourgeoise qui s’est développée dans les milieux des chercheurs au service de certaines puissances impérialistes pour analyser, à partir des données géographiques et du territoire, les intérêts fondamentaux de chaque Etat censé être opposé ou au contraire partenaire d’autres Etats en fonction de critères géographiques. Cette méthode tendait à déterminer de façon mécanique les luttes vécues comme quasi « naturelles » et inévitables pour conquérir un « espace vital ». Ce qui a amené dans sa forme la plus extrême à justifier le nazisme et sa politique d’extermination des populations placées sur le chemin de la conquête de « l’espace vital nécessaire au peuple allemand ». Ce qui a délégitimé la géopolitique après 1945 comme science bourgeoise avant qu’on ne redécouvre progressivement dans l’URSS des années 1970 mais aussi aux Etats-Unis des éléments pertinents contenus dans cette méthode, surtout si on les rend dynamiques en recourant à une analyse de classe de la politique des Etats.

 

Géopolitique et lutte de classe internationale

Pour utiliser de façon progressiste la géopolitique, il faut d’abord déterminer la base de classe de chaque Etat tout en sachant qu’à notre époque, celle du passage du capitalisme au socialisme, il n’existe aucun système « chimiquement pur » car tout Etat est confronté à des tendances le repoussant soit vers le capitalisme soit, au contraire, le poussant à en sortir, ce qui s’appelle le socialisme, comme phase transitoire vers le communisme. Car, dans une société capitaliste, il existe toujours en compétition des forces bourgeoises et des forces prolétariennes, mais aussi toute une gamme de couches intermédiaires pouvant pencher tantôt vers le capitalisme tantôt vers le socialisme. Et c’est dans ce contexte que la place occupée par chaque pays à l’époque de la mondialisation de l’impérialisme dans « la division internationale du travail » se combine avec le territoire qu’il occupe et les potentialités économiques que cela lui donne. En sachant donc que les puissances dominantes sont contrôlées par des bourgeoisies impérialistes pouvant piller le monde, décider des prix des marchandises (« Terms of trade ») et en tirer des richesses qui peuvent, entre autre, leur servir à corrompre leurs classes locales nationales qui ont globalement intérêt à rompre avec le capitalisme. Alors que dans les pays dominés, on a affaire à une bourgeoisie compradore qui profite de son rôle de relais local des bourgeoisies impérialistes étrangères. Face à elle, on trouve aussi des bourgeoisies nationales qui cherchent à défendre leur marché national, leur territoire, et à lancer des politiques de développement autocentré pour faire face aux poussées de la concurrence des bourgeoisies impérialistes plus puissantes.

Les masses des pays dominés et surexploités, prolétarisées ou semi-prolétarisées, quand elles n’ont pas pris directement le pouvoir par le biais d’un parti révolutionnaire, jouent un rôle d’aiguillon poussant leurs bourgeoisies nationales à faire preuve d’une plus grande indépendance et d’une plus grande fermeté envers les bourgeoisies compradores locales. Dans ce combat, les forces prolétariennes et les bourgeoisies nationales s’appuient sur les atouts que leur donnent leur territoire national, en terme de ressources ou de position géostratégique. Avec comme objectif, celui de conquérir des espaces d’autonomie leur permettant de lancer des politiques de développement, d’industrialisation et de réformes socialement progressistes. C’est pour cela que la géopolitique peut devenir une science utile si elle combine l’analyse de la situation territoriale de chaque entité politique, sur le plan de la stratégie, des ressources, des liens historiques avec son voisinage (« géo-économie » et « géo-culture »), etc avec l’analyse de la base de classe de chaque formation étatique à laquelle appartiennent les populations de chaque entité.

 

Géopolitique de la Palestine

Si nous observons la carte de la Palestine et de l’entité israélienne qui en a pris le contrôle total entre 1948 et 1967, une première chose saute aux yeux, c’est le fait que ses frontières ont été dessinées lors des accords anglo-français Sykes/Picot de telle façon qu’elle englobe tout le désert du Sud (Negev ou Naqab), ce qui permet à ce territoire de s’étendre jusqu’à la mer Rouge, ce qui, par le fait même, donne à celui qui contrôle la Palestine un « poignard » coupant en deux la nation arabe, le monde islamique et l’espace afro-asiatique. Ces deux parties situées de part et d’autre du territoire palestinien redessiné par le colon anglais ne peuvent plus communiquer directement sans passer par le territoire palestinien (« israélien »). En conséquence, chaque Arabe, chaque musulman et aussi chaque militant anticolonial d’Afrique ou d’Asie voit son espace territorial, national, culturel, religieux ou de solidarité anticoloniale, donc autant son espace imaginaire que politique, bloqué ou sous le contrôle de celui qui possède le territoire palestinien. Cette réalité a déjà dans l’histoire, été celle de l’État des croisés au moyen-âge et, géopolitiquement parlant, c’est exactement la même position qu’occupe l’entité israélienne créée par le sionisme sous la protection de l’impérialisme anglais puis anglo-américain ( voir le contexte géostratégique et historique du sionisme à partir du développement de l’impérialisme anglais : https://www.youtube.com/watch?v=_DgeL2DDtmY&t=3897s ).

La question palestinienne, à cause de cela, est devenue par excellence la cause emblématique de tous les mouvements anticoloniaux, islamiques ou de libération nationale arabe. Selon les sensibilités politiques et culturelles des uns ou des autres et selon les clivages de classe, les militants s’identifiant à chacune de ces causes ont pu accentuer la composante anti-impérialiste, nationaliste, culturelle ou religieuse de cet état de fait. Il y a donc, dans la géopolitique de la Palestine simultanément, un aspect géopolitique anti-impérialiste, un aspect social visant à promouvoir la lutte des classes populaires contre la bourgeoisie impérialiste de « l’Occident collectif » et de sa variante locale, la bourgeoisie sioniste, un aspect symbolique et identitaire qui peut se décliner sous la forme du nationalisme arabe, du socialisme arabe, d’un nationalisme palestinien plus spécifique ou d’un islam vécu comme élément de différenciation d’avec le colon et d’affirmation face à lui. D’autant plus que, comme l’avait déjà signalé Thomas Sankara «  On ne lit pas la Bible ou le Coran de la même manière si l’on est riche ou si l’on est pauvre, sinon il y aurait deux éditions de la Bible et deux éditions du Coran », manière de dire que la lutte des classes se déroule aussi au sein de la religion comme de tout courant philosophique laïc, marxisme et socialisme scientifique compris. Ce qu’a prouvé le démantèlement de l’Union soviétique où il y avait bien une lutte des classes à l’intérieur du socialisme et donc aussi à l’intérieur des partis communistes, ce qui a abouti à la victoire des fractions politiques bourgeoises en leur sein.

 

La Palestine au centre des contradictions géopolitiques du monde contemporain

Cet aspect central de la question palestinienne, à la fois géopolitique, politique et identitaire, explique pourquoi il existe un clivage particulièrement violent entre les bourgeoisies compradores arabes à la tête de régimes peu légitimes, donc faibles et pour cette raison particulièrement autoritaires, qui font face à la « rue arabe », terme désignant les masses arabes, palestiniennes tout particulièrement, y compris les masses palestiniennes réfugiées dans les pays voisins, Jordanie, Liban, Syrie, Irak, pays du Golfe. Cette situation explique aussi pourquoi tous les conflits en Asie occidentale, en Afrique septentrionale mais généralement aussi ailleurs dans le monde, ont un lien plus ou moins direct avec la lutte du peuple palestinien. On le perçoit très clairement dans l’aire culturelle arabe et islamique mais on en voit aussi les effets en Afrique subsaharienne, dans les pays socialistes, en Amérique latine et au sein des populations marginalisées en Occident. La mobilisation exceptionnelle visible aujourd’hui et dans le passé des Irlandais en faveur de la Palestine apparaît dès lors comme extrêmement logique pour les raisons objectives et subjectives mentionnées plus haut et en liaison avec la lutte de libération nationale du peuple irlandais, mais aussi parce que l’Irlande est géopolitiquement confrontée à l’impérialisme britannique comme l’a été le peuple palestinien, et comme il l’est encore aujourd’hui dans le cadre du monde unipolaire centré sur les puissances anglo-saxonnes ( https://www.youtube.com/watch?v=87T8OprliCU ).

 

Palestine et luttes de libération nationale

La géopolitique palestinienne est marquée par la tentative faite par les sionistes depuis le début de la colonisation de la Palestine de « déterritorialiser » le peuple autochtone pour le remplacer par un peuplement colonial d’importation censé devoir se « territorialiser » à sa place. Ce qui explique pourquoi « Israël » a été et reste perçu par l’ensemble des peuples arabes comme un « corps étranger » bloquant toute possibilité d’intégration régionale et de développement. Cette situation explique aussi pourquoi tout naturellement jusqu’à la disparition de l’URSS, les Palestiniens ont pu en général s’appuyer sur les pays socialistes, anti-impérialistes par nature de classe, et les pays non alignés décolonisés. Après la crise puis la fin de ce monde « bipolaire », les Palestiniens se sont retrouvés esseulés dans un environnement où, tout naturellement, ce sont les bourgeoisies compradores du Golfe, d’Egypte, du Liban et de Jordanie qui ont eu tendance à dominer la région. La révolution iranienne, la montée en puissance de la Chine populaire puis le retour dans la politique mondiale d’une Russie où s’est affirmée en partie une bourgeoisie nationale opposée à la bourgeoisie compradore locale, ont expliqué le développement du processus d’intégration eurasiatique qui a entraîné la formation du BRICS et de l’Organisation de Coopération de Shanghaï qui ont constitué peu à peu un contrepoids contribuant à déserrer l’étau impérialiste sur l’Asie occidentale et l’Afrique. Et au fur et à mesure que l’impérialisme euro-atlantique est entré dans une crise profonde, en particulier à partir de 2008, des fractions de la bourgeoisie des pays clefs pour l’ordre impérialiste comme les pays du Golfe, la Turquie, l’Indonésie, le Pakistan, le Venezuela, etc ont été de plus en plus tentées à prendre leur distance avec le centre unipolaire pour se rapprocher de l’aventure multipolaire. Le dernier épisode en date étant l’accession de pays comme l’Arabie saoudite ou l’Egypte aux BRICS, ce qui a objectivement et indirectement permis de redonner un nouveau souffle à la résistance du peuple palestinien par affaiblissement du pôle occidental. Aujourd’hui, les Palestiniens, grâce à l’aspect militaire de l’action du 7 octobre 2023, et après les défaites de l’impérialisme américo-européen en Irak, en Syrie, en Afghanistan et en partie au moins en Ukraine, ont pu reprendre leur place centrale sur la ligne de clivage entre impérialisme et anti-impérialisme.

 

La nouvelle étape de la lutte du peuple palestinien comme ouverture vers des luttes objectivement révolutionnaires

Alors que les délocalisations et la désindustrialisation des pays du bloc OTAN centré sur les Etats-Unis, les « Five Eyes » anglo-saxons, l’UE et le Japon, et ayant Israël comme avant-poste placé au carrefour afro-asiatique, ont renforcé chez eux le poids du seul secteur productif non délocalisé, le complexe militaro-industriel. Les puissances contre-hégémoniques émergentes sont tentées de leur côté de promouvoir un développement économique pacifique. Ce qui explique pourquoi la Russie a attendu de 2014 à 2022 avant de réagir à la poussée vers l’Est de l’OTAN la menaçant en Ukraine, et que la Chine ou l’Iran privilégient la diplomatie et les liens économiques sur l’usage de la force pour modifier les rapports de force internationaux. Ce qui correspond entièrement aux intérêts des bourgeoisies nationales locales, par ailleurs organiquement réticentes devant toute tension internationale qui pourrait pousser les masses populaires à prendre en main la lutte pour la souveraineté nationale et donc pour la souveraineté populaire et la démocratisation des rapports sociaux et des systèmes politiques. Les choses se passent évidemment différemment dans les pays à visée socialiste où ce sont les forces populaires qui contrôlent au moins en partie les outils politiques et idéologiques, et les pays où ce ne sont les bourgeoisies nationales patriotiques qui dirigent seules les choses.

La différence entre la bourgeoisie nationale et la bourgeoisie compradore dans les pays du Sud global est clairement perceptible quand on observe la peur du peuple qui taraude cette dernière tandis que la première cherche à garder l’appui de son peuple tout en souhaitant conserver le monopole du pouvoir. Trahison d’un côté et tendance à un certain opportunisme de l’autre. Dans le contexte où les tensions sociales tendent à exploser partout dans le monde à cause de l’appauvrissement relatif et souvent absolu des masses, la Palestine, Gaza en particulier, constitue la « cocotte minute » du monde qui ne pouvait qu’exploser à cause des tentatives faites par les puissances occidentales et les régimes conservateurs arabes et africains visant enterrer la question palestinienne en mettant de l’avant des questions moins brûlantes. Et c’est donc là une des raisons qui explique pourquoi la direction militaire du Hamas palestinien a pris la décision de répondre aux aspirations du peuple jusque là désespéré de Gaza et de Palestine, mais aussi des pays voisins et plus lointains humiliés, en préparant de longue date le coup de force du 7 octobre qui, quoiqu’on en pense dans le détail, a fondamentalement modifié le rapport de force international. Ce qui explique dès lors l’écho extraordinaire que Gaza a rencontré chez les peuples partout dans le monde, y compris dans le centre impérialiste. Aux Etats-Unis par exemple, les mobilisations en faveur des Palestiniens représentent les manifestations les plus massives qui se sont produites dans ce pays au cours des deux dernières décennies, au point où 40 % des juifs des USA se désolidarisent d’Israël et où 30 % des néo-évangélistes se prononcent désormais en faveur des Palestiniens. Ce qui démontre que les préjugés visant à essentialiser un groupe religieux ou un autre sont contre-productifs car même la vie des religions reflète, d’une façon plus ou moins claire ou plus ou moins déformée, l’évolution réelle des rapports de classe et des rapports impérialisme/mouvements de libération nationale ou sociale. En France, l’interdiction par le gouvernement Macron des manifestations dénonçant le génocide en cours à Gaza, mais aussi les agressions répétées visant le Liban et la Syrie et la terreur répandue en Cisjordanie, ne témoigne pas de la force du pouvoir, mais bien au contraire, de sa faiblesse. Les autorités se voient obligées de faire montre d’un autoritarisme particulier et jamais vu depuis la guerre d’Algérie dans le but d’éviter ce qui les terrorise en fait, la possible « convergence des luttes » entre « pro-palestiniens », quartiers populaires, mouvement pour des retraites dignes, campagnes et petites villes périphériques, Gilets jaunes, syndicalistes, militants associatifs, militants politiques radicaux, etc. Pour tout progressiste en France ou dans le monde, et indépendamment de ce que certains peuvent penser de l’outil palestinien que constitue le Hamas (suivi d’ailleurs de ses alliés laïcs ou marxistes en Palestine, au Liban, au Yemen, en Irak), cet outil a su prendre par son action à bras le corps les contradictions du moment, ce qui a permis un bond qualitatif de la lutte palestinienne. Bond qui explique d’ailleurs pourquoi aucune organisation palestinienne, y compris même l’Autorité palestinienne de Ramallah, n’ont pensé pouvoir critiquer cette action. Les progressistes doivent toujours éviter le fétichisme qui mène parfois à aduler certaines organisations ou, au contraire, à en diaboliser d’autres. Les organisations ne sont que des outils qui, parfois consciemment parfois moins consciemment, servent parfois les ennemis du peuple et des peuples, parfois déclenchent un processus nouveau de lutte servant objectivement le peuple et les peuples. C’est ce qui explique l’immense joie de la « rue arabe », et plus largement des quartiers et couches populaires du monde entier, devant la vision de jeunes « vanupieds » palestiniens prenant d’assaut des tanks derniers cris israéliens ou arrêtant dans son lit le général dirigeant tout le front sud d’Israël. On nous a donc parlé pour faire oublier ces extraordinaires faits d’armes des horreurs commises par ces nouveaux fedayins (ou « moudjahidins »), même quand certains témoins israéliens ou certaines enquêtes des rares médias israéliens encore libres ont commencé à les mettre en doute, au moins en partie ( voir : https://www.middleeastmonitor.com/20231030-report-7-october-testimonies-strikes-major-blow-to-israeli-narrative/ ou https://www.youtube.com/watch?v=kkHs7ZG7rFY ). Il va falloir pouvoir mener des enquêtes indépendantes avant de répondre à la question de l’étendue des (« éventuelles » ?) violences palestiniennes commises contre des éléments israéliens non armés mais il est en revanche sur que des violences « disproportionnées », pour utiliser le langage de « nos » médias, visent massivement les habitants de Gaza.

Tout cela nous rappelle l’article écrit par Karl Marx dans le New York Daily Tribune ( https://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/MARX/15001 ) décrivant les violences commises par les insurgés cipayes indiens contre les colons britanniques responsables de violences et d’humiliations antérieures bien plus douloureuses. Alors, même si la douleur extrême que nous ressentons devant le martyre de Gaza qui nous rappelle d’autres martyres de l’histoire, la Commune de Paris, les milliers d’Oradour, de villages soviétiques, yougoslaves, polonais, chinois, grecs, algériens, vietnamiens, coréens, etc dont la population fut exterminée pour la punir d’avoir enfanté des rebelles ayant pu eux-aussi commettre des actes de violences contestables ou condamnables, l’essentiel au regard de l’histoire est que la question palestinienne dépasse largement la question du seul Hamas qui n’est qu’un outil du peuple palestinien à un moment donné de l’histoire. Mais l’action du Hamas a en revanche permis de replacer la question palestinienne, la question pivot dans les rapports entre le pôle impérialiste et les divers courants contre-hégémoniques se manifestant dans le monde, au centre de la contradiction mondiale. C’est cela que les peuples du monde ont déjà retenu et c’est donc cela que l’histoire mondiale retiendra.

 

Bruno Drweski

 

PS. Pour réfléchir sur l’avenir possible de la Palestine réunifiée et multi-ethnique après la faillite, par la faute d’Israël, de « la solution à deux Etats », voir mon article dans la revue Géostratégiques de 2020 : < https://www.academiedegeopolitiquedeparis.com/palestine-historique-inventer-deux-citoyennetes-sur-un-meme-territoire-comme-etape-vers-une-citoyennete-commune-2/ >

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3 novembre 2023 5 03 /11 /novembre /2023 17:09

Depuis la fin du « monde bipolaire » opposant le bloc capitaliste occidental aux pays socialistes et non alignés, le nombre de guerres, de conflits et de blocus s’est multiplié à un rythme effréné, démontrant au monde que, dès qu’il se retrouve sans garde-fou, « le capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage » (Jean Jaurès). Les conflits s’étendent donc aujourd’hui partout sur terre à un rythme effrayant. Ils s’étendent aussi dans le ciel, dans l’espace même et donc bien sûr aussi sur mer. Partout le droit au développement est bafoué par un système voulant imposer les règles du profit au dépens des coopérations internationales, des nations et de leur développement. Au dépens aussi de leur souveraineté et de leur droit à exploiter leurs ressources sur terre comme sur mer et au dépens du droit de toutes les nations à participer à l’exploitation sur une base égalitaire à l’exploitation des grands fonds marins et des hautes mers.

La Chine qui, après avoir dû se refermer pendant la pandémie du covid, reprend son rôle pionnier dans les grandes rencontres internationales porteuses d’innovations a organisé récemment plusieurs grandes réunions de ce type, comme l’a montré l’article de notre numéro précédent. Cette fois ci, il s’agissait d’une conférence internationale sur le développement, l’écologie marine et les droits de l’homme qui a permis de relancer la dynamique en faveur du droit au développement que les puissances occidentales capitalistes ont tenté de faire oublier depuis la fin des années 1980 et l’émergence d’un éphémère ordre unipolaire. Nous présentons ici le discours d’ouverture de cette conférence présenté à Beijing par une des membres de notre conseil scientifique.

La Rédaction

 

 

Conférence internationale sur

« l’environnement, le développement et les droits de l'homme :

 

La protection de l'écologie marine dans le processus de modernisation »

-

Beijing, 26 septembre 2023

 

Tamara Kunanayakam *

 

Discours d'ouverture

 

Je remercie les organisateurs de m'avoir donné l'occasion de partager mes réflexions sur le projet ambitieux de la Chine de construire une communauté maritime avec un avenir commun, à un moment où la coopération internationale est indispensable pour relever les défis d'une crise systémique sans précédent, d'une ampleur épique, qui menace l'ensemble de l'humanité.

 

Je me sens particulièrement concernée car je viens d'une île stratégiquement située dans l'océan Indien – le Sri Lanka – qui a dû payer un lourd tribut pour avoir résisté aux pressions visant à l'amener à suivre le camp d'un hegemon mondial (les États-Unis) de plus en plus agressif et sur le déclin. Les ingérences extérieures dans nos affaires intérieures, les sanctions unilatérales, la déstabilisation politique, le ciblage sélectif au Conseil des droits de l'homme des Nations unies et une longue guerre séparatiste soutenue par l'étranger ont été notre lot au cours des quatre dernières décennies.

 

Nous sommes dans une situation d'urgence. Il est temps de traiter la crise de l'humanité à la racine. Identifier les responsabilités n'est plus une possibilité parmi d’autres, c'est une nécessité, car les décisions politiques ne sont jamais neutres. Elles reflètent une certaine vision de la société et du monde – et lorsque les visions sont inconciliables, il faut faire des choix – et les assumer !

 

Ma vision sera une approche du droit au développement – multidimensionnelle et systémique –, une approche alternative qui rejette l'idée que la civilisation occidentale définit le progrès et le développement. Elle appelle à une stratégie de développement dans laquelle les personnes sont les sujets centraux du développement et non des objets, la force motrice et les architectes de leur destin. Il n'existe pas de modèle unique ; il ne peut être imposé de l'extérieur. La déclaration des Nations unies sur le droit au développement de 1986 appelle à un développement fondé sur la justice sociale et l'égalité, et non sur les marchés, les profits ou la croissance, un développement dans lequel le progrès social n'est pas obtenu par la concurrence, mais par la solidarité et la coopération. L'approche du droit au développement cherche à s'attaquer aux causes des inégalités et des injustices à la racine, en les identifiant, puis en les éliminant, comme condition préalable à la réalisation du développement pour tous, sans discrimination.

 

À l'origine de la crise qui se manifeste sous diverses formes – économique, sociale, politique, environnementale, géopolitique, y compris au cœur de l'Occident capitaliste – se trouvent le modèle économique dominant, le capitalisme, et l'ordre mondial fondé sur l'hégémonie américaine, dont l'objectif est d'abattre les barrières nationales à l'expansion du capital en quête de profit. La souveraineté est le principal ennemi du capitalisme et de l'hégémonie américaine – d'où l'importance de relever le défi de la sécurité et de la paix maritime pour une protection écologique marine efficace. La défense de la souveraineté – et de son droit intrinsèque à l'intégrité territoriale – est également la pierre angulaire de l'ordre international fondé sur la Charte des Nations unies, sans laquelle la coopération entre États souverains, indispensable à la résolution de problèmes aux ramifications mondiales, serait impossible.

 

Toute discussion sur la construction d'une communauté avec un avenir commun ne peut donc ignorer les interrelations entre (a) le système économique dominant, le capitalisme ; (b) l'hégémonie américaine et la force militaire – elles vont de pair ; (c) la sécurité maritime ; et (d) le défi environnemental. La progression mondiale du capital s'accompagne toujours d'une idéologie visant à légitimer une expansion sans entrave et le recours à des mesures coercitives unilatérales, y compris les conditionnalités du FMI et de la Banque mondiale, les sanctions et la menace ou l'utilisation de la force militaire.

 

En ce qui concerne le défi maritime, comment se manifeste la vision unilatérale des États-Unis et de leurs vassaux, le Royaume-Uni et la France en particulier ?

 

La stratégie militaire américaine dite « Indo-Pacifique libre et ouvert » qui se joue en mer de Chine méridionale, le nébuleux « ordre fondé sur des règles » qu'elle cherche à imposer et la domination des précieuses ressources des fonds marins par l'idéologie du marché libre représentent la principale menace pour la construction d'une communauté maritime à l'avenir partagé.

 

J'aborderai chacun de ces points séparément :

 

      a. La stratégie militaire de l’« Indo-Pacifique libre et ouvert »

 

La stratégie de l'Indo-Pacifique libre et ouvert n'est pas différente de la logique qui a propulsé l'expansion coloniale occidentale. Il s'agit d'une stratégie militaire dont l'objectif est de combattre la Chine, de s'emparer des précieuses ressources des océans au nom d'une minuscule oligarchie et d'annuler la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 qui limite sa domination.

 

La Convention des Nations unies sur le droit de la mer a imposé certaines restrictions à la liberté des puissances maritimes occidentales dominantes de parcourir librement les mers. Un compromis conclu entre ces puissances et les pays en développement a considérablement réduit la zone de l'océan qu'elles avaient autrefois dominée en utilisant la politique illimitée de la liberté des mers du XVIIe siècle. Il a également élargi les espaces relevant de la juridiction nationale des États côtiers. Les eaux territoriales sous la souveraineté de l'État côtier sont passées de 3 à 12 milles nautiques, et une nouvelle zone économique exclusive (ZEE) de 200 milles nautiques a été créée, sur laquelle l'État côtier jouit de droits souverains et d'une juridiction. Les zones situées au-delà de la juridiction nationale ont été limitées à la haute mer, et une nouvelle politique de « liberté de la haute mer » a été mise en place, imposant des restrictions à son utilisation, y compris des dispositions prévoyant qu'elle soit réservée à des fins pacifiques.

 

Ce n'est pas une coïncidence si le pivot d'Obama vers l'Asie-Pacifique de novembre 2011 a vu la Chine comme la menace principale à un moment où le capitalisme occidental affrontait la Grande Récession de 2008 et où l'hégémonie américaine était remise en question par de nouvelles puissances émergentes, parmi lesquelles la Chine et ses partenaires stratégiques jouaient un rôle important. Dès cette époque, la supériorité du socialisme chinois et sa capacité à répondre aux besoins de l'humanité sont devenues évidentes.

 

L'Indo-Pacifique libre et ouvert est un sinistre système de sécurité en réseau conçu pour dominer deux océans et continents distincts, ainsi que leur espace aérien, leur cyberespace et leurs précieuses ressources marines. L'ancien conseiller adjoint à la sécurité nationale des États-Unis, Matt Pottinger, a décrit l'Indo-Pacifique comme une zone s'étendant « de la Californie au Kilimandjaro ». En d'autres termes, une zone couvrant toute l'étendue des terres et des eaux – de la côte Pacifique occidentale des États-Unis, en passant par la mer de Chine méridionale et l'océan Indien, jusqu'à la côte orientale de l'Afrique, l'Asie occidentale, le golfe Persique et le Moyen-Orient !

 

       b. « L'ordre fondé sur des règles »

 

En juillet 2010, l'administration Obama a déclaré que les opérations dites de « liberté de navigation » menées par des navires de guerre et des avions militaires américains en mer de Chine méridionale constituaient une priorité d'intérêt national. Ces opérations s'inscrivaient dans une stratégie de fait accompli visant à annuler la CNUDM et à imposer un nébuleux « ordre fondé sur des règles » en pénétrant de force dans les mers territoriales et les zones économiques exclusives des États côtiers qui fixent des restrictions à l'utilisation militaire des eaux relevant de leur juridiction. Dans le cas des mers territoriales, sur lesquelles l'État côtier exerce sa souveraineté, Washington prétend cyniquement que la disposition de la CNUDM autorisant le « passage inoffensif » s'applique également aux navires de guerre, et pas seulement aux navires commerciaux. Dans le cas des zones économiques exclusives, il rejette les droits souverains et la juridiction nationale accordés aux États côtiers, les qualifiant d'« eaux internationales » auxquelles s'applique une « liberté des mers » illimitée. Il convient de noter que les termes « eaux internationales » et « liberté des mers » n'existent que dans les documents militaires américains, et non dans le droit international.

 

     c. L'idéologie du marché libre et les ressources de l'océan

 

Quant à la facilitation du pillage par les grandes sociétés des précieuses ressources des fonds marins, les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont cyniquement manœuvré pendant les négociations de l'ONU sur le droit de la mer pour obtenir le contrôle des entreprises sur la zone des océans située au-delà de la juridiction nationale et reconnue comme patrimoine commun de l'humanité. Lors des négociations sur l'exploitation minière des grands fonds marins dans cette zone, les pays en développement ont plaidé en faveur d'une Autorité internationale des fonds marins multilatérale jouissant du monopole de l'exploitation des ressources des fonds marins. Ils étaient opposés à un modèle de marché libre qui ramènerait la valeur des ressources de ces fonds aux prix du marché libre, mesurerait l'efficacité en termes de concurrence et de viabilité commerciale et se fonderait sur des décisions prises sur la base de considérations techniques plutôt que sur des jugements politiques. L'Occident, quant à lui, a insisté sur la viabilité commerciale et les incitations pour les entreprises privées, assimilant le marché libre à la « liberté des mers ». Pour résoudre le conflit, les États-Unis ont proposé un « système parallèle » de compromis permettant aux deux modèles de fonctionner simultanément. Cependant, après avoir acculé les pays en développement à accepter le système parallèle, les États-Unis et leurs alliés occidentaux sont revenus sur les concessions qui avaient permis d'obtenir le système parallèle. Une fois ces concessions annulées, les États-Unis ont rejeté le régime pourtant déjà réduit et ont refusé de signer le traité.

 

Le résultat de cette trahison a été un accord de mise en œuvre sur le modèle commercial, avec le report du monopole de l’entreprise jusqu'à ce qu'elle puisse fonctionner sans subventions – ce qui veut dire jamais – ou du moins pas tant que nous n’aurons pas un nouvel ordre international juste ! Cet accord pourrait avoir des conséquences considérables sur les futurs accords juridiques portant sur des questions aussi importantes que le transfert de technologie et l'utilisation de l'espace extra-atmosphérique.

 

Comment négocier avec un adversaire dont l'histoire est faite de duplicité et de trahison ?

 

Conclusion

 

Compte tenu des obstacles considérables qui se dressent sur notre route, comment avancer vers la construction d'une communauté maritime avec un avenir commun ?

 

Nous ne pouvons plus nous contenter d'approches fragmentaires qui, dans le meilleur des cas, ne traitent que les conséquences, et encore de manière partielle ou temporaire. La situation exige que nous relevions le défi, que nous identifiions les causes avec honnêteté, que nous analysions la situation avec lucidité et que nous prenions des mesures courageuses.

 

Il est évident que le capitalisme, motivé par la recherche du profit, est incapable de répondre aux besoins et aux aspirations de la majorité de la population mondiale, ainsi qu’à la capacité de notre terre à maintenir la vie. Il est clair que l'hégémonie américaine, facilitée et protégée par le capitalisme, et dont la vision est un ordre mondial unilatéral basé sur l'idéologie de l'exceptionnalisme américain et de la destinée manifeste, s'oppose au multilatéralisme basé sur la Charte des Nations unies. Elle s’oppose donc aussi au besoin urgent de coopération internationale, fondé sur le respect du principe de souveraineté et d'égalité souveraine des États. Le capitalisme et l'hégémonie américaine constituent l’obstacle principal au développement, à la paix, aux droits de l'homme et à la vie sur Terre.

 

Ce qu'il faut, c'est la volonté politique de clarifier les concepts, de s'engager dans une bataille d'idées, de faire des choix et de traduire les paroles en actions concrètes. En fin de compte, c'est l'équilibre des forces qui déterminera quelle interprétation des concepts prévaudra, quelles idées s'enracineront et sous quelle forme les actions se concrétiseront.

 

Au cœur de la crise et de l'intensification des conflits géopolitiques et des guerres, y compris la guerre par procuration de l'OTAN contre la Russie en Ukraine, nous assistons déjà à un changement dans l'équilibre des forces – l'émergence d'un nouvel ordre mondial multipolaire sous l'impulsion de la Chine, qui promeut une vision d'une nouvelle forme de coopération où il n'y a pas de perdants, seulement des gagnants. Nous observons également une accélération des processus émancipateurs, tels que la dédollarisation, l'expansion des BRICS et le succès de l'initiative de « la Ceinture et la Route », qui fêtera bientôt son 10e anniversaire et implique plus de 150 pays et plus de 30 organisations internationales, touchant plus de 60 % de la population mondiale et environ 35 % de l'économie mondiale. Nous assistons également à une nouvelle vague de mouvements cherchant à se libérer des formes insidieuses de domination et de contrôle étrangers, comme c'est le cas au Sahel.

 

Avec les bouleversements sociaux et politiques qui affectent le monde capitaliste, la menace la plus importante pour « l'ordre fondé sur les valeurs » et les modèles institutionnels occidentaux est désormais le socialisme chinois, qui a réussi à réaliser ce qui a été décrit comme le miracle du XXIe siècle : l'élimination de l'extrême pauvreté en 2020, sortant 800 millions de personnes de la misère.

 

En comparaison, la pauvreté a continué de croître dans les régions les plus riches du monde capitaliste. Aux États-Unis, selon les chiffres officiels, la pauvreté a augmenté de 4,6 % en 2022, et la pauvreté des enfants a plus que doublé, augmentant de 7,2 %. Selon Oxfam, dans ce pays, le plus riche du monde, près de 40 millions de personnes (11 %) vivent dans la pauvreté. Une enquête récente du Wall Street Journal a révélé que chaque année, des centaines d'enfants meurent ou sont gravement blessés dans les services d'urgence des États-Unis, dont seulement 14 % sont certifiés comme prêts à traiter les enfants. L'Europe a également connu une augmentation alarmante du nombre d'enfants et de familles vivant dans la pauvreté. Selon un rapport du FMI, le nombre d'enfants souffrant de pauvreté dans l'UE a augmenté de 19 % en 2020, soit près d'un million. En Allemagne, l'un des pays les plus riches du monde, le nombre d'Allemands vivant dans l'extrême pauvreté a même augmenté de 40 % en 2019 pour atteindre 11,1 % de la population totale ; 13,8 millions d'Allemands vivent dans la pauvreté ou risquent de passer sous le seuil de pauvreté. En France, selon Oxfam, au moins 17 % de la population vit sous le seuil de pauvreté monétaire (alimentation et énergie).

 

Même la Banque mondiale a admis que la Chine est devenue le plus grand contributeur à la réduction de la pauvreté dans le contexte mondial. Selon ses chiffres de 2022, la Chine a contribué à environ trois quarts de la réduction de la pauvreté dans le monde.

 

La forme que prendra le nouvel ordre mondial qui se dessine reste à déterminer. Il existe déjà des instruments juridiques internationaux qui peuvent donner un sens à l'action collective en faveur d'un changement radical, notamment la Déclaration sur le droit au développement des Nations unies de 1986.

 

Dans quelques jours, nous commémorerons le 74e anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine. Le 1er octobre 1949, à 15 heures, dans son discours de proclamation, le président Mao Zedong a déclaré : « Nous, les 475 millions de Chinois, nous sommes maintenant debout et l'avenir de notre nation est infiniment lumineux ». Lors de notre visite à Qingdao ce week-end, nous avons pu constater par nous-mêmes les réalisations spectaculaires du peuple chinois et nous avons été frappés par la confiance que votre dirigeant fondateur avait en son peuple.

 

En retournant demain dans nos pays respectifs, nous emporterons avec nous l'image inspirante d'un peuple qui a une vision humaine et s'est engagé à construire une communauté maritime avec un avenir commun. Il nous appartient maintenant de veiller à ce que l'équilibre des forces penche en faveur de l'humanité ! Celui qui n’a pas d’objectifs ne risque pas de les atteindre.

 

* Ancienne Présidente du Groupe de Travail intergouvernemental de l'ONU sur le Droit au Développement et ancienne Ambassadrice, Représentante permanente de Sri Lanka auprès des Nations Unies.

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12 octobre 2023 4 12 /10 /octobre /2023 20:11

Retour de Chine

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Compte rendu d’un périple en Chine à l’invitation du département international du Comité central du Parti communiste chinois (ID CPC)

(05/9/2023 – 17/9/2023)

 

Bruno Drweski (texte relu et complété par les apports des autres membres de la délégation française à partir de leurs propres notes)

 

J’ai été invité dans le cadre d’une délégation d’Europe occidentale reçue par le département international du Comité central du Parti communiste chinois (ID CPC) et organisée par la section « Europe occidentale » de ce département. Cette délégation était intégrée dans le cadre d’un programme plus vaste de délégations venues d’autres parties du monde et devant toutes participer à la rencontre « Réalisations du Qinghai dans la pratique de la pensée de Xi Jinping sur le socialisme aux caractéristiques chinoises pour l’ère nouvelle ». Nous avons donc été reçus par le département international du PCC à Beijing qui a organisé pour nous des rencontres et discussions, puis nous avons été reçus à Xining, capitale de la province du Qinghai, et dans sa région pour participer à cette rencontre internationale, effectuer plusieurs visites et participer à plusieurs rencontres, et enfin nous sommes partis pour Chengdu, la capitale de la province du Sichuan, où nous avons aussi effectué plusieurs visites et participé à plusieurs rencontres.

Notre délégation européenne était présidée par un membre du Bureau politique du Parti progressiste des travailleurs de Chypre (AKEL, communiste) et la délégation française était dirigée par Carole Bureau-Bonnard, au titre de son rôle « d’amie du peuple chinois » comme ancienne député de LREM, qui fut Présidente de la délégation chargée des activités internationales et membre du groupe d’amitié France-Chine. Participaient donc à cette délégation donc des communistes chypriotes, des membres de la Fondation Rosa Luxemburg d’Allemagne, deux chercheurs italiens se réclamant du communisme mais représentant la fondation italianieuropei de tendance social-démocrate. Parmi les Français, il y avait, outre la personne déjà citée et moi, le représentant de l’association Solidarité et Progrès qui a été une organisation prônant la coopération eurasiatique dès la fin des années 1980, ce qui en a fait « des vieux amis du peuple chinois », et un représentant d’un fond d’investissement français. Cette délégation peut paraître très hétéroclite dans sa composition, mais il faut savoir que le PCC considère qu’il lui faut développer des relations avec tous les partis, groupes ou individus pouvant être classés dans la catégorie des « amis du peuple chinois » ou prêts à s’engager dans l’objectif mondial prôné par le PCC à l’heure actuelle, à savoir la création d’une « civilisation d’avenir partagée pour l’humanité dans le respect de la souveraineté des peuples et des États ». La question du socialisme et du communisme étant considérée par le PCC comme l’avenir ultime de l’humanité, mais selon un rythme qui doit être adapté aux conditions des différents peuples et en fonction de leur propre niveau de développement. A cet effet, le PCC cherche à entretenir des liens particuliers avec les organisations marxistes-léninistes du monde entier au niveau des échanges politiques et idéologiques mais sans exclusive à l’égard des autres courants politiques représentatifs des différents peuples.

Du coup, notre délégation française était présidée par une ancienne députée aujourd’hui membre du groupe politique Horizons et qui a été jugée par les Chinois comme une personne acquise à l’idée d’un rapprochement entre la France et la Chine malgré les vicissitudes des rapports entre les deux pays et les hésitations manifestées sur le sujet par Macron.

 

Musée de la science médicale chinoise :

Le musée fait partie de l’Académie chinoise des Sciences médicales. Cette visite a permis de découvrir l’ancienneté et le souci des autorités chinoises pour le développement de la médecine traditionnelle chinoise (acupuncture, moxibustion et massages), non seulement en Chine mais partout dans le monde. La médecine chinoise traditionnelle s’attache depuis des millénaires à connaître la nature, le processus vivant, à prévenir et traiter les maladies afin de rester en forme et prolonger l’existence.

L’accent est mis sur la personne, chacun ayant sa propre façon de s’adapter à un environnement donné. Dans la médecine occidentale on s’intéresse souvent uniquement à la bactérie ou au virus. Ces organismes invisibles à l’œil nu sont là quoi qu’il arrive. Comment se fait-il qu’à un certain moment ils deviennent nocifs, quel déséquilibre s’est installé dans le corps (notion taoïste du Yin et du Yang) ? Il faut traiter la vraie cause qui n’est pas le virus, mais le déséquilibre. C’est comme l’entente entre mari et femme nous précise-t-on: avant tout rétablir l’harmonie, faute de quoi l’un ou l’autre décroche. La médecine traditionnelle s’intéresse pareillement à chaque personne, sans distinction, traiter chacun « avec un cœur bon ». 

Nos interlocuteurs font preuve sur ce sujet d’un véritable esprit missionnaire. Nous avons nous mêmes tous subi un examen médical et chacun des membres de la délégation a ensuite été soumis à un traitement après une analyse de son pouls et des éventuels soucis de santé qu’il avait signalé.

 

Séminaire avec la cheffe du Bureau des affaires ouest-européennes de l’ID CPC :

Rappel des objectifs des communistes chinois depuis leur prise du pouvoir en 1949 :

 

1 – Réaliser la libération nationale par la coalition des quatre classes progressistes et anti-impérialistes chinoises, la classe ouvrière, la paysannerie, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale (opposée à la bourgeoisie compradore au service de l’impérialisme).

2 – Convaincre la nation chinoise de la justesse de poursuivre la lutte dans l’objectif de passer à une société socialiste puis communiste.

3 – Développer les forces productives pour atteindre et dépasser les grandes puissances capitalistes.

 

Le premier objectif a été atteint et le PCC veille en principe à ce qu’il ne puisse y avoir ni renaissance d’une bourgeoisie compradore au service de l’impérialisme des puissances occidentales ni naissance d’une bourgeoisie impérialiste chinoise. D’où la nécessité de maintenir le rôle dirigeant du Parti communiste et la dictature démocratique populaire inscrite dans la constitution.

Le second objectif reste à atteindre, car la Chine n’a fait que bâtir les bases pour un futur système socialiste développé qui devrait être atteint vers 2049. Pour le moment, le caractère socialiste de la Chine est dû selon ses dirigeants au fait que le Parti communiste chinois mène une politique de lutte contre la pauvreté. Cette politique a abouti à l’élimination de la grande pauvreté en 2021, au résultat que plus de 800 millions de Chinois sont sortis de la pauvreté (200 millions ont rejoint les « classes moyennes » ou supérieures) et que les 400 millions de pauvres restant sont désormais en voie de sortir de la pauvreté au cours des vingt prochaines années. Le fonctionnement du socialisme aux caractéristiques chinoises a permis, disent les dirigeants, d’éliminer en grande partie les contradictions de classe antagoniques et de régler pacifiquement les contradictions non antagoniques.

Le troisième objectif est de développer les forces productives, ce qui nécessite de permettre aux capitalistes de jouer un rôle pionnier dans certains domaines délimités, tant que ce système gardera ses caractéristiques dynamiques, efficaces pour le progrès économique, tout en veillant à ce que le Parti et le gouvernement gardent le contrôle des secteurs stratégiques de l’économie et insèrent le capitalisme en Chine dans un système de planification à visée socialiste. La période 1949-1978 a permis de créer les bases de l’industrialisation de la Chine en utilisant les méthodes de planification et la structure de propriété empruntée à l’Union soviétique puis, en 1978, sur la base de ces acquis, a été lancée une politique d’ouverture et de réformes, au moment du retour au pouvoir de Deng Xiaoping, dans l’objectif de créer un secteur capitaliste utilisable dans l’intérêt du peuple pour accélérer le développement qualitatif de l’économie chinoise encore sous-développée.

Après ces discussions et ma visite en Chine, je pense pouvoir personnellement définir le système chinois ainsi : « un système de démocratie consultative et de planification étatique d’économie mixte, développementaliste, redistributif, à visée communiste ». C’est-à-dire en fait, un système qui n’est pas caractérisé par ce que les marxistes appellent la « démocratie formelle », un système d’élections périodiques donnant la totalité du pouvoir à ceux qui ont réussi à obtenir la majorité absolue au parlement ou à la tête de l’État. Les Chinois préfèrent une démocratie consultative, c’est à dire un système où les élections directes n’ont lieu qu’au niveau du village ou du quartier, à partir de quoi chaque échelon supérieur est élu par les élus de l’échelon inférieur. Simultanément le Parti communiste, les partis associés et les organisations de masse (syndicats, organisations de jeunes et de femmes, personnalités reconnues) au sein de la Conférence consultative du Peuple chinois sont systématiquement consultées à tous les échelons avant de prendre les décisions. Les projets sont aussi mis en consultation publique par le Parti communiste, et les organisations de base du Parti font parvenir au sommet par un canal parallèle au canal administratif (gouvernemental) les opinions recueillies auprès de la population. Ce système est censé permettre une circulation des informations et de larges débats, plus démocratiques que le vote strictement formel tous les cinq ans de nos démocraties. J’ai vu l’interview de l’ancien dirigeant d’un parti taïwanais qui avait obtenu 14 % des voix aux élections et qui déclarait qu’il y avait plus de démocratie sur le continent chinois qu’à Taïwan, car il disait que le système appliqué sur le continent aurait donné à son parti la possibilité d’être systématiquement consulté sur les décisions politiques tandis que dans le système taïwanais (et occidental) celui qui a "pendant cinq minutes tous les cinq ans" 50 % plus une voix a un pouvoir absolu pendant cette période alors que lui, à Taïwan, aurait dû au moins avoir 14 % du pouvoir. Au lieu de quoi il a eu 0 % d’influence sur les décisions. Reste à savoir si ces principes du système chinois fonctionnent exactement comme prévu dans la réalité.

Sur le plan économique, le système chinois est un système d’entreprises publiques, mixtes et privées, orientées par le plan central étatique, menant dans le cadre d’une économie « développementaliste » (pour un pays du tiers-monde), une politique redistributive, que l’on peut considérer comme étant de type social-démocrate en faveur des classes populaires et des régions arriérées. Ceci, en gardant le contrôle de la superstructure et donc d’une éducation prônant la supériorité des comportements collectivistes sur les comportements individualistes avec visée ultime d’arriver à la société communiste. Voilà pour les principes tels qu’on pourrait les formuler dans un langage occidental et qui guident le fonctionnement du système chinois à l’heure actuelle. Ce qui ne veut pas dire que ces principes ne donnent pas lieu à des contradictions entre logique capitaliste et logique socialiste, aussi bien dans le domaine de l’économie, des rapports sociaux que de l’idéologie et des comportements quotidiens. En particulier, les capitalistes et les jeunes subissent l’attrait des clinquants consumérismes et individualismes de type occidental, capitaliste et bourgeois. Et dans les discussions que j’ai eues, j’ai bien senti que ces débats agitent la société chinoise et les membres du PCC.

Ce qui est censé garantir le caractère socialiste de la Chine, selon ses dirigeants et ses cadres, c’est le fait que le Parti communiste reste omniprésent par le biais de ses cellules de base, qu’il est censé surveiller et contrôler le développement de tendances néfastes, en son sein et dans la société, envers l’objectif socialiste, qu’il mène avant la prise de chaque décision politique ou la nomination de cadres une politique de consultations systématiques des masses, des organisations de masse et des partis politiques qui lui sont associés, qu’il possède des commissions de contrôle aux pouvoirs étendus pour surveiller l’honnêteté de ses membres et qu’il pratique systématiquement des séances de critique et d’autocritique qui sont censées permettre de déceler les comportements asociaux qui pourraient se développer en son sein et empêcher son « auto-révolution » permanente, terme très répandu récemment par la propagande du Parti. On dit aussi que le système chinois du « crédit social », si critiqué en Occident, vise avant tout à la dénonciation de cadres corrompus ou au comportement peu social plutôt qu’à contrôler la masse de la population. J’ai pu mesurer qu’il existe un consensus assez large en Chine sur la justesse du fonctionnement du régime politique actuel et de la capacité de son noyau dirigeant à impulser des débats, des changements et des consultations prenant réellement en compte les opinions du peuple selon le slogan de Xi Jinping « en toute chose, mettre le peuple en premier ! »

Par exemple, le premier jour de mon arrivée, j’ai dîné avec des amis chinois hors du cadre de ma visite. J’ai pu entendre de leur part que la suppression des médecins aux pieds nus créés dans les campagnes pendant la révolution culturelle a été une erreur qui pousse les ruraux chinois à venir se soigner en ville à l’invitation de leurs enfants qui y ont migré. Et qu’à ce sujet, il y a un débat dans les médias chinois aujourd’hui sur le fait que la médecine chinoise coûte trop cher à la collectivité et qu’on pourrait la rendre tout aussi efficace en diminuant les dépenses de santé de moitié si l’on acceptait de se heurter frontalement aux lobbies de l’industrie privée pharmaceutique. Aujourd’hui, la quasi-totalité des Chinois a accès à la sécurité sociale, alors que jusqu’à récemment cela ne concernait que les employés des entreprises publiques. La Chine est donc le pays au monde qui compte le plus grand nombre d’assurés sociaux, ce qui mérite d’être souligné vu que ce pays reste encore un pays en développement et, malgré les critiques de ce système mentionnées plus haut, cela reste évidemment une grande réalisation.

Un autre débat médiatique en Chine porte sur les comportements individualistes et égocentriques répandus chez les jeunes Chinois qui sont accrocs aux modes, styles et musiques venues d’Occident et qui participent de la « pollution spirituelle » de la société chinoise. Ces réalités expliquent le développement de tendances conservatrices, en réaction à ces phénomènes dans la société chinoise. Au lieu de poursuivre dans la voie du développement d’une morale socialiste, on voit donc se développer en Chine, m’a dit mon interlocuteur, des courants prônant le retour aux valeurs morales, sociales et familiales traditionnelles d’avant la révolution, ce qui peut parfois être positif, parfois moins car la morale traditionnelle avait beaucoup d’aspects contraignants dont les Chinois s’étaient libérés.

Il devient à la mode de prôner chez certains « quatre générations sous un même toit » pour remplacer la tendance des jeunes à chercher un logement séparé de leurs parents, grands-parents et arrière-grands-parents. ...il faut dire que le prix de l’immobilier à Beijing est quasiment le même qu’à Paris, pour des salaires inférieurs. En fait, l’idéal pour un Chinois reste de travailler pour une entreprise publique ou tout au moins pour une entreprise privée ayant les moyens d’assurer un logement à ses employés. J’ai pu visiter des quartiers ou des entreprises modèles qui réalisent ce type de politique et on peut espérer que cela s’étendra à l’avenir à l’ensemble du pays. Nos accompagnateurs ne cachaient pas le fait que ces entreprises ou quartiers modèles n’étaient pas généralisés et que les problèmes d’inégalités sociales, régionales, villes/campagnes persistaient. Mais le Parti cherche à montrer le chemin grâce à ces exemples modèles, à généraliser ensuite à tout le pays. Plus bas je décrirai ces visites.

Au cours de son intervention, la directrice de la section Europe occidentale de l’ID CPC a d’abord tenu à nous remercier pour notre courage d’avoir accepté d’être reçus, par le PCC, alors qu’elle est consciente du fait que nous subissons dans nos pays des pressions pour éviter tout contact avec la Chine et que, malgré cela, nous sommes venus pour écouter le point de vue chinois sur les questions intérieures et internationales. Le département international du PCC entretient à l’heure actuelle des contacts avec plus de 600 partis politiques dans 160 pays du monde. Ce parti considère que nous venons d’entrer dans « une nouvelle ère » de l’histoire de l’humanité, qui nécessite une compréhension mutuelle entre des sociétés ayant des expériences différentes et des niveaux de développement différents. Si le gouvernement chinois mène des relations d’État à État, le Parti communiste chinois mène des relations de peuple à peuple, ce qui explique son souci de développer désormais des relations avec tous les partis politiques représentatifs de chaque pays et de ne plus se limiter aux seuls partis marxiste-léninistes. L’objectif du PCC est ainsi de prôner la compréhension mutuelle entre les peuples tels qu’ils sont, à développer des réseaux d’amitié entre les peuples et d’aider à promouvoir partout la promotion de la partie de chaque société tournée vers le progrès social et scientifique.

La ligne directrice du PCC dans les relations internationales a trois objectifs : faciliter le développement global de l’humanité, créer les bases d’une nouvelle civilisation humaine et assurer la sécurité pour tous les peuples. Le PCC considère que tout recul d’un pays est néfaste pour l’humanité entière et pour le peuple chinois en particulier. Donc, malgré le caractère impérialiste des politiques européennes, l’objectif du PCC est de favoriser non pas l’affaiblissement de l’Europe, mais sa stabilité et sa prospérité, avec l’idée d’en faire à terme un partenaire stratégique. En particulier, la Chine souhaite faire le maximum d’efforts pour arriver à la paix en Ukraine. Le manque de compréhension entre la Chine et les pays européens qui règne aujourd’hui est jugé néfaste pour les deux parties. L’actuelle stratégie mise de l’avant par les dirigeants de l’UE sous la formule « derisking strategy » à l’égard de la Chine et de ce qu’on appelle en Europe le « risque chinois » ressemble trop aux yeux des Chinois à la stratégie des USA de « découplage d’avec la Chine ». « Nous devons chacun de notre côté évaluer correctement les risques en se basant sur les faits et pas sur les suppositions » ont-ils martelé. La surpolitisation de toutes les questions a abouti à ce que le thème sécuritaire pollue toutes les autres considérations. Les autorités chinoises ne comprennent pas les accusations d’espionnage régulièrement portées contre la Chine (espionnage allégué des étudiants chinois par exemple, ou de responsables d’entreprise comme Huawei). On ne peut souhaiter en effet que l’Europe soit stratégiquement plus autonome d’un côté, et l’espionner de l’autre, cela n’a pas de sens.

Le PCC considère avec étonnement la perte des repères au sein des partis politiques européens, le cas le plus marquant étant celui des partis au départ antimilitaristes comme les Verts qui sont devenus, en particulier avec la guerre en Ukraine, les avant-gardes du militarisme. Nous nous trouvons a dit le directeur adjoint de l’ID CPC dans une situation où il arrive que des partis d’extrême droite disent des choses sensées alors que des partis plus progressistes tombent dans l’irrationalisme. Cela étant, jamais le PCC ne souhaitera que ce soient les partis les plus rétrogrades qui prennent le dessus sous prétexte qu’ils peuvent dire ici ou là des choses justes. Mais on doit regretter que des partis progressistes disent des choses clairement fausses.

Après ces déclarations, les membres de la délégation ont pu intervenir. Michael Brie de la fondation Rosa Luxemburg a parlé du déclin des USA, de la montée de la Chine, de l’importance montante des BRICS et du fait que les USA ayant des ressources limitées avaient besoin de l’Europe pour garder leur statut de puissance dans l’objectif de rester compétitifs vis à vis de la Chine. La guerre en Ukraine est donc pour eux un catalyseur qui freine l’intégration eurasiatique et rend les pays de l’UE dépendants de Washington sur le plan énergétique, géopolitique, et des intérêts des complexes militaro-industriels. Dans ce contexte, il faut chercher des alternatives, alors qu’on constate qu’il existe objectivement un conflit d’intérêt entre les USA et les pays de l’UE sur l’Ukraine. La politique des USA contribue à déstabiliser l’Europe et l’Afrique dans une situation de découplage grandissant entre les élites européennes et les masses. Cela porte sur l’Ukraine mais aussi par exemple sur la perception de ce qu’est réellement la Chine.

Réponse ID CPC : Il existe un consensus entre les dirigeants chinois et européens visant à terminer la guerre en Ukraine le plus rapidement possible, la question portant désormais sur les méthodes pour y arriver. Cette guerre a été autant un choc pour les Chinois que pour les Européens. Personne ne souhaite une guerre prolongée en Ukraine, hormis le secteur des industries d’armement des USA. La Chine considère que la vieille architecture de sécurité a été un échec pour l’Europe et qu’il faut donc bâtir une nouvelle architecture de paix durable. Le projet de la nouvelle route de la soie, « une ceinture, une route » (BRI), participe pleinement de cette construction d’une nouvelle architecture de paix, de coopération et de sécurité mutuelle.

Le Président de la délégation (du parti AKEL de Chypre) a proposé de constituer des groupes de travail Chine/Europe sur des points précis : éducation, défense, lutte contre la drogue, nouvelles routes de la soie, etc.

Le représentant de Solidarité et progrès a souligné que le défi pour les Européens est de savoir comment réagir aux objectifs poursuivis par les Etats-Unis en ce qui concerne l’Europe. Le problème en effet n’est pas tant la politique américaine – certes problématique - que celle de l’Europe qui se soumet. En l’occurrence, il nous faut commencer par quitter l’OTAN affirme-t-il au nom de Solidarité et Progrès. C’est à dire rééditer le choix fait par de Gaulle en 1966, après qu’il ait été l’un des premiers chefs d’Etats occidentaux à reconnaître la République populaire de Chine, en 1964. Dans l’esprit du Traité de Westphalie qui prend en compte « l’avantage de l’autre », il faut remettre en avant la politique « d’entente, détente, coopération », leitmotiv du Général. Une des grandes difficultés en Europe est la montée de l’individualisme, en particulier chez les jeunes. L’idée qu’il existe un bien commun tend à disparaître, tant est favorisée par les gouvernements eux-mêmes la poursuite avant tout de leur intérêt personnel. L’idée même de nation est vidée de sa substance. La population française par exemple se dissout en une myriade d’identités réductrices selon l’ethnie, le genre, les croyances ou les groupes d’intérêt particuliers, dans une quête d’épanouissement individuel. Comme si l’on pouvait être « heureux » chacun dans son coin, indépendamment de ce qui se passe au-delà de notre quartier ou de notre pays. Le point de vue néolibéral pénètre ainsi tous les aspects de la vie, bien au-delà des échanges économiques. Les liens entre les gens, qu’ils soient sociaux ou citoyens, se désagrègent peu à peu. Fragmentée, la nation s’affaiblit. Le représentant de SetP a finalement évoqué la possibilité d’échanges entre jeunes Chinois et jeunes Européens sur le modèle de l’Office franco-allemand pour la jeunesse créé en 1963 sous l’impulsion de de Gaulle et du Chancelier Adenauer, contribuant à l’émergence, des deux côtés du Rhin, d’une génération de jeunes bien disposés les uns envers les autres et prêts à œuvrer pour le bien commun.

La représentante d’Horizons, ex-députée et membre du Groupe d’amitié France-Chine, a appuyé cette idée d’échanges de jeunes et souligné de son côté la continuité de la politique française vis-à-vis de la Chine. Dans le sillage de l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, qui est depuis 2018 le représentant spécial du ministère des Affaires étrangères pour la Chine, elle en a rappelé les grandes lignes, avec la métaphore du feu tricolore pour réguler la circulation :

- Feu rouge : points de blocage, notamment liés au respect des droits de l’homme

- Orange : points de coopération économique possible, à étudier au cas par cas

- Vert : points d’entente et de rapprochement, avec la coopération culturelle et les sujets internationaux d’intérêt commun (environnement, patrimoine..)

Pour ma part, j’ai concentré mon intervention sur le fait que la droite en Europe présentait la Chine comme un pays communiste et agressif, alors que la plupart des grands partis de gauche la présentait comme un pays trop capitaliste, voire impérialiste, ce à quoi la directrice a répondu que ces jugements étaient effectivement erronés : la Chine est bien un État socialiste, car aucun État capitaliste sous-développé et soumis à l’impérialisme n’avait réussi à réduire la pauvreté, ce qu’a fait la Chine. Le socialisme se mesure d’abord à ses résultats, et si le résultat est l’élimination de la grande pauvreté et la diminution de la pauvreté, comment peut-on considérer un tel Etat comme capitaliste ? Il ne faut pas confondre capitalisme et économie de marché. L’économie de marché peut fonctionner en faveur du socialisme.

Il est clair qu’il faut toujours commencer à poser la question de savoir pour qui sont élaborés les objectifs politiques. En Chine, ils sont élaborés à partir des intérêts du peuple, pour servir le peuple. Le PCC ne travaille pas en faveur du capital comme cela se passe au niveau des gouvernements dans l’UE. La politique du PCC est orientée vers la paix et l’élaboration de solutions pacifiques, ce qui est une autre caractéristique du socialisme. Nous savons que notre propre développement ne pourra vraiment aboutir sans le développement commun du monde entier, ce qui est un autre critère de socialisme. La tradition chinoise est collectiviste et non individualiste. Cela commence avec nos rapports avec nos voisins puis cela s’élargit au pays et enfin au monde. Les Chinois sont depuis toujours conscients par leur philosophie traditionnelle que toute l’humanité vit « sous le même toit » et partage donc un destin commun.

Rencontre et dîner avec le vice-directeur de l’ID CPC

Le vice-directeur nous a reçus en s’excusant de l’absence du directeur qui était en délégation auprès du Parti communiste du Vietnam et du Parti populaire révolutionnaire du Laos. Il a commencé son intervention en soulignant que le PCC voulait être humble et que chacun doit pouvoir apprendre de l’autre. Le but de notre visite et les régions que nous allions visiter ont été décidés après une longue réflexion. Notre délégation est la première délégation étrangère reçue par le PCC après la réouverture du pays suite à la crise du covid ce qui témoigne de l’intérêt de la Chine pour les pays et les partis d’Europe et d’Asie qui sont accueillis à cette occasion. Après notre visite et nos rencontres dans la capitale, il a été décidé de nous envoyer au Qinghai, région montagneuse du plateau Tibet-Qinghai car c’est la province la plus pauvre de Chine, donc celle où la lutte contre la pauvreté est la plus acharnée, celle qui est pionnière en terme de construction d’une civilisation écologique, celle où cohabitent plusieurs ethnies et qui doit donc être aussi pionnière en terme de cohabitation inter-ethnique. Par ailleurs, Xining, la capitale du Qinghai, et Chengdu, la capitale du Sichuan que nous allions aussi visiter, sont les deux têtes de ligne de chemin de fer du projet « une ceinture, une route » (Belt and Road Initiative) d'où partent les trains vers l’Europe à travers le Xinjiang, le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie pour atteindre la Pologne, à partir de quoi ils partent vers toute l’Europe occidentale.

Le XXe congrès du PCC a lancé un plan de développement devant faire d’ici 2050 de la Chine un pays de civilisation socialiste moyennement développée, ce qui permet aux partenaires de la Chine de voir en elle un pays prévisible dans ses principes et ses réalisations. La Chine peut être comparée à un train, c’est un attelage qui a des objectifs clairs, il peut rouler plus vite ou plus lentement mais sa direction est connue. La Chine est un Etat stable affichant clairement ses objectifs. Au cours du premier semestre 2023, le PIB de la Chine a progressé de 5,5 %, ce qui en fait l’économie ayant la croissance la plus rapide au monde. La Chine se heurte néanmoins à plusieurs problèmes, le plus grave étant que l’environnement économique du pays est en mauvais état, ce qui provoque des problèmes opérationnels et aussi que le développement de la consommation est du coup trop faible. Les médias occidentaux sont néanmoins selon lui trop pessimistes dans leurs analyses de l’économie chinoise et nous ne sommes pas inquiets pour l'avenir. Les médias occidentaux parlent du ralentissement de l’économie chinoise à cause des pressions extérieures que le pays subit, mais la Chine reste un des plus grands partenaires économiques mondiaux avec 140 pays qui commercent avec elle, et il est clair pour les dirigeants chinois que les pays occidentaux ne sont pas en état de se « découpler » de l’économie chinoise comme le soutiennent les dirigeants des USA. La Chine possède le système industriel le plus complet au monde et son marché intérieur est en augmentation constante par rapport à ses marchés extérieurs.

Dans les dix prochaines années 10 millions de Chinois devraient se déplacer vers les villes, ce qui devrait permettre le développement de la consommation et doper la croissance du pays. Le taux d’urbanisation est déjà de 75 % dans l’est du pays, en particulier dans les régions côtières, et de 65 % à l’échelle de tout le pays. Donc les dirigeants chinois estiment pouvoir faire preuve « d’optimisme raisonnable ». Le peuple chinois sait bien que le progrès du pays est dû à la direction du pays par le PCC et que le Parti doit maintenir son cap d’un parti mettant la compétence de ses cadres de l’avant. Après 100 ans d’existence et 70 ans au pouvoir, le PCC constitue un exemple étudié dans le monde, en même temps qu’au PCC on étudie l’histoire des partis politiques dans le monde. Chaque parti rencontre des problèmes, en particulier un parti comme le PCC qui approche les 100 millions de membres. Le PCC a sélectionné six grands problèmes auxquels le Parti est confronté :

1/ Ne jamais oublier ses fondements et des objectifs fondateurs. Si l’on analyse l’histoire des religions, on se rend compte que ce qui les rend attrayantes, c’est le fait que leurs règles fondamentales ne changent pas, aussi le PCC doit faire de même en n’oubliant jamais les buts à atteindre qui ont été formulés lors de sa fondation. Le PCC ne renoncera donc pas au marxisme-léninisme et à la pensée Mao Zedong comme fondement idéologique.

2/ Maintenir à tout prix l’unité du Parti, dans sa pensée, dans son action et dans sa volonté. L’idée qu’il puisse y avoir des factions constituées à l’intérieur du Parti est exclue. Le Parti encourage les discussions et les différences d’approche mais une fois que la décision est prise après larges débats, tous les membres du Parti doivent l’appliquer.

3/ Le PCC doit faire preuve d’une capacité à gouverner et à se développer tout le temps. Il doit savoir ce qui change dans un pays aussi grand que la Chine. Il doit être un parti compétent, où l’on connaît les langues étrangères, l’économie, la science et l’art militaire.

4/ Le PCC doit faire en sorte que ses membres soient des citoyens et des travailleurs politiquement et socialement actifs. Il ne peut accepter d’avoir des membres passifs et donc inutiles.

5/ Faire en sorte que le Parti trouve toujours des solutions aux problèmes.

6/ Mener en permanence une lutte contre la corruption par la méthode de l’auto-révolution. C’est ainsi que le PCC restera un parti populaire et efficace.

Tout le PCC et toute la Chine sont engagés dans un combat pour la paix et pour le progrès de l’humanité. Bon but, bonne compétence, bonne vision du monde à venir !

Après cette rencontre, nous sommes allés dîner avec la direction du département international. On remarquera qu’il nous avait été demandé de venir à la rencontre en cravate, mais quand le repas a commencé, le vice-directeur a retiré sa cravate, ce qui était le signe du fait que nous avons été reçus comme des officiels avant d’être admis comme des « amis ».

Lors du repas, un cadre du Parti répondant à la question de la guerre ou de la paix a déclaré « pourquoi y a-t-il des tensions autour de Taïwan alors que la Chine populaire a prouvé depuis des décennies qu’elle maintenait une politique pacifique dans la région ? » ce qui était une façon de montrer que ce sont les USA qui constituent là comme ailleurs le facteur de tensions, et pas la Chine.

 

Séminaire avec la directrice de l’Institut d’économie de l’Académie de macro-économie et de recherches

La directrice Guo Chenli a d’emblée souligné que pour les Chinois l’économie était, dans son fonctionnement, « macro-logique » et qu’elle allait nous présenter cinq points caractéristiques de la politique économique chinoise :

 

1° La modernisation chinoise

2° Les théories économiques

3° l’expérience économique depuis 1978

4° les réalisations obtenues depuis 2013

5° la signification globale des résultats de la Chine

 

La Chine a essayé tous les systèmes politiques et économiques inventés en Occident avant 1949, mais aucun n’a marché et ce n’est qu’avec la proclamation de la République populaire de Chine que le pays a commencé à sortir de l’arriération et de la pauvreté. De 1949 à 1978, le pays a construit sous l’initiative du Parti et de l’État les bases nécessaires à sa sortie du sous-développement par l’industrialisation de tous les secteurs économiques. Après quoi, la Chine a été en état de passer au développement qualitatif de ses forces productives dans le cadre de la politique de l’économie socialiste de marché et de l’ouverture. En 2012, le Congrès du Parti a lancé la nouvelle stratégie sous la direction de Xi Jinping et le XXe congrès de 2022 a lancé le projet d’unir le peuple dans la construction d’un pays socialiste moderne, objectif qui devrait être accompli en 2049 pour le centième anniversaire de la RPC.

La politique de modernisation socialiste prend en compte la situation générale et les spécificités chinoises. Il y a cinq caractéristiques distinctes :

 

1. La politique de modernisation se réalise dans le cadre d’un pays ayant un nombre gigantesque d’habitants,

2. Le principe de base est d’arriver à une « prospérité commune », sur la base de l’équité et de la justice,

3. Il faut mener une avancée simultanée dans les domaines à la fois matériels et spirituels. Renforcer la foi dans les objectifs du socialisme et tenir compte des traditions chinoises,

4. Progresser en faisant coexister pacifiquement l’homme et la nature par un développement soutenable. Atteindre la prospérité pour tous et pour l’équilibre environnemental,

5. Le développement de la Chine doit être pacifique, ce qui veut dire qu’il doit être assuré sans aller piller les pays étranger comme l’ont fait les colonialistes. La Chine doit apporter sa contribution au développement du monde entier.

 

- Mettre le socialisme de l’avant

- Assurer un développement partagé pour l’humanité

- Atteindre l’objectif d’un pays socialiste moderne et fort entre 2021 et 2049 ; atteindre en 2025 un niveau de modernisation modéré et passer à partir de 2025 à la construction d’un pays socialiste, prospère, démocratique, harmonieux et beau.

- Garder le rôle dirigeant du Parti et l’esprit de lutte.

 

Secteur par secteur, étape par étape, région par région, il faut lancer des innovations qui pourront ensuite être reproduites dans d’autres parties du pays. Savoir mener le développement en tenant compte de la tactique et de la stratégie. La stratégie générale est adoptée par la Conférence consultative politique du peuple chinois (assemblée du PCC, des autres partis politiques chinois et des organisations de masse) et la tactique doit être flexible et adaptée aux niveaux locaux.

Équité et efficacité. L’augmentation de la productivité doit donner des résultats bénéfiques et perceptibles pour tous.

Indépendance et ouverture dans le cadre de la division internationale du travail.

Servir le peuple et mettre toujours le peuple en avant !

Les innovations théoriques doivent être basées sur la pratique, sur une politique basée sur les réalités et qui ne copie pas passivement l’analyse marxiste arrivant de l’étranger sans tenir compte des spécificités chinoises. Développement coordonné, prospérité commune et empêcher la polarisation de la richesse.

La politique de réforme et d’ouverture se base sur des accords de libre échange (il y en a 93 actuellement), la création de zones franches et le développement du projet « une ceinture, une route » BRI.

S’appuyer sur la confiance et le courage de tous les groupes ethniques du pays.

La Chine a développé une économie efficace et productive soucieuse non plus seulement de la quantité mais aussi de la qualité. Aujourd’hui, le secteur des services représente 52,8 % de l’activité économique et il est donc devenu le principal moteur de l’économie, en particulier grâce aux innovations. L’industrie s’oriente de plus en plus vers la haute technologie, les équipements et l’industrie manufacturière. La structure de consommation s’oriente de plus en plus vers la satisfaction des besoins du marché intérieur. Le PIB est passé d’un facteur 1 à un facteur 20 depuis 1978. La Chine contribue à hauteur de 18,4% au PIB mondial. La productivité du travail augmente encore plus vite que le PIB.

Souci pour l’amélioration constante du bien-être social, des services publics, de la culture et de la sécurité sociale. L’espérance de vie en Chine a atteint 72 ans en 2022, ce qui donne à la modernisation chinoise un rôle mondial ; l’apport du Parti communiste chinois au développement de la civilisation mondiale est basé sur une politique de développement prenant le peuple comme point central de référence.

 

Question des invités : Quels sont les principaux obstacles rencontrés à l’étranger ?

- La situation internationale est redevenue complexe et nous devons tenter de maintenir la stabilité et se concentrer sur notre propre développement.

 

Question des invités : Pourquoi utiliser la notion de PIB sans inclure la notion de PPP qui, pour la Chine, est bien plus élevé que le simple PIB ? Et pourquoi continuer à communiquer les statistiques en fonction du taux de change du dollar ? Comment résoudre les inégalités ? Votre croissance est-elle due au capitalisme ou au socialisme ?

- L’évaluation par le PIB dans le cas chinois est beaucoup plus signifiante que dans d’autres pays car notre économie est basée sur une production réelle. Notre politique a permis d’éradiquer la grande pauvreté et de diminuer les écarts entre la ville et la campagne, entre les régions et entre les revenus, par le biais de transferts d’investissements, d’amélioration des infrastructures et d’aides directes. La poursuite de l’urbanisation, l’intégration entre les zones rurales et les villes environnantes, la construction de nouvelles infrastructures dans les zones rurales devraient continuer à réduire la polarisation. Par ailleurs, nous avons un système fiscal progressif, une assurance sociale et un système d’aides pour les plus pauvres, en particulier au cours de la période des restrictions dues au covid. Tout cela contribue à diminuer les différences mais nous devons introduire toutes ces mesures de façon telle que cela ne provoque pas en retour un développement de la paresse.

Pour ce qui est du marxisme, les politiques du PCC sur les questions propriété et de distribution montrent que le PCC est strictement marxiste. En Chine, c’est la propriété publique qui est dominante et elle joue également un rôle indirect par le biais des propriétés mixtes, qui permettent d’insérer l’économie privée au sein des mécanismes de l’économie publique. Tous les secteurs stratégiques en Chine appartiennent à l’État et le système de distribution est bâti en fonction du travail, de la protection des droits des travailleurs et de la redistribution de la richesse. Il y a interaction entre le plan et le marché.

Jiang Yigao (Chinese Civil Engineering Construction corp. Entreprise née en 1979, au tout début de la politique d’ouverture). Elle possède 111 filiales dans le monde entier avec 38 000 employés. Construction, design, consulting, financements, investissements, chemins de fer. Elle a formé 31 000 employés dans les pays où elle est présente. Construction de chemins de fer en Afrique, d’une université au Nigeria, etc. Elle a construit 9 000 km de chemins de fer à l’étranger (Afrique, EAU, Asie, etc). En Ethiopie la construction de la ligne de chemin de fer a permis la création le long de la ligne de 100 000 emplois et de six parcs industriels. Projets hydrauliques financés par la Banque africaine de développement, autoroutes, ponts, centres médicaux, logements, stades, aéroports, centrale d’énergie, tramways. La société est aussi présente en Europe, en particulier en Europe orientale et en Allemagne où elle construit des chemins de fer, des routes, organise le système de drainage des mines, des logements et des écoles, des formations. Elle s’est lancée en partenariat avec des Européens dans des projets en Afrique.

Contemporary World Magazine (édité par l’ID CPC www.ddsjcu.com) : pour la promotion d’un développement plus équitable en faveur des régions les plus pauvres. Pour la promotion du développement international. Appel à des contributeurs étrangers, chercheurs ou politiciens. Aujourd’hui, la situation internationale est devenue imprévisible. Promotion d’une version digitale du magazine qui atteint 7 millions d’abonnés.

Gao Yang : il vient de revenir à Beijing après trois années passées dans la politique de développement régional au Xinjiang. Son intervention avait pour titre « Pour la promotion d’une communauté humaine d’avenir partagé ». Les gens de tous les pays réalisent que ce à quoi aspirent toutes les sociétés c’est l’abondance matérielle, la paix, la stabilité et la prospérité culturelle. Pour atteindre ces objectifs, nous avons besoin de croissance, de sécurité et de civilisation, chaque aspect est complémentaire des autres et le tout se renforce mutuellement. Le Président Xi Jinping a en effet proposé en mars de cette année une initiative globale de civilisation, la troisième initiative globale donc qui vient compléter l’initiative du développement global et celle de sécurité globale. La croissance est à la base de la sécurité et de la civilisation. C’est seulement quand les pays prospèrent que la paix peut durer et la civilisation s’épanouir. Pour avoir la paix, il faut des gens bien nourris et bien habillés. Réciproquement, il ne peut y avoir de développement économique sans stabilité et sans sécurité.

Ces trois initiatives globales, qui mettent l’accent sur les enjeux fondamentaux dans un contexte de changements profonds et inédits dans le dernier siècle, tracent des chemins praticables pour qu’à l’échelle du monde se bâtisse une communauté humaine avec un futur partagé. Entrant dans une période de turbulence et de transformation, l’humanité a, une fois de plus, atteint un carrefour de l’histoire. Son futur dépend du choix de tous les peuples de par le monde. L’initiative de développement global (IDG) c’est d’abord l’aspiration et le besoin urgent, particulièrement pour les pays en voie de développement, d’une croissance économique plus rapide. Il faut résoudre le problème du développement inégal et impropre à l’intérieur même des nations et entre les nations. Pour toutes les questions liées aux conflits, aux guerres, à la stabilité et à la paix, l’IDG met en évidence la voie pratique pour arriver à l’initiative globale de sécurité (IGS) qui consiste aussi à traiter les points chauds régionaux et les conflits géopolitiques. Le succès que la Chine a obtenu en réalisant la médiation entre l’Arabie saoudite et l’Iran ainsi que son engagement à promouvoir un accord politique dans la crise ukrainienne à travers des pourparlers de paix, sont des exemples de la façon dont nous adressons les dilemmes sécuritaires dans le cadre de l’IGS.

L’initiative globale de civilisation (IGC) vise quant à elle à achever l’unité dialectique basée sur ce qui rassemble les civilisations au-delà de leur diversité, en recherchant les points communs entre elles tout en respectant intégralement leurs identités propres. D’un côté l’ICG souligne l’importance pour chaque civilisation de bien cultiver son héritage unique, en maîtrisant au mieux son histoire présente et passée, comme un miroir pour comprendre le présent et le futur. En même temps l’IGC appelle à un dialogue inter-civilisationnel et à des échanges soutenus de peuple à peuple afin de mieux se découvrir mutuellement et de nouer des liens d’amitié. Les outils du matérialisme dialectique et historique sous-tendent la vision des trois initiatives, révélant les lois qui gouvernent le développement de la société humaine et sa direction future. Le peuple y est toujours au centre. La civilisation chinoise a toujours prôné les liens de parenté entre toutes les créatures. Nous sommes à la veille d’une ère nouvelle pour toute l’humanité et cela pose la question de la guerre ou de la paix. Pour garantir la paix, il faut pouvoir imposer par la force la renonciation à la violence, ce qui permettra de déboucher sur une coexistence pacifique. Non pas sur la base d’une politique de force et de clash des civilisations, mais sur la base d’un futur partagé. La Chine ne va jamais rechercher l’hégémonie car nous recherchons la paix et le développement, ce qui est à la fois notre intérêt et celui de toute l’humanité, il n’y a aucune contradiction entre les deux.

Question : la guerre contre la pauvreté, l’unité et la diversité, le bien et l’intérêt commun contre l’individualisme, tout cela entre en opposition avec la financiarisation de l’économie qui s’oppose à l’économie physique. Or qu’en est-il de la spéculation immobilière en Chine ? Et pour l’Afrique, est-ce que la Chine ne contribue pas à l’endettement de ces pays ?

- La construction des infrastructures en Afrique aboutissent à la diminution constante de la main-d’oeuvre chinoise au profit de la formation d’employés locaux réalisant des projets décidés par les Africains. La construction par les Chinois de centres de formation devrait aboutir au résultat d’avoir aujourd’hui dans les projets chinois en Afrique, un Chinois pour 15 locaux. Si cela n’a pas toujours été le cas, désormais embaucher un Chinois revient plus cher. Mieux vaut embaucher des locaux et les former. L’objectif de la Chine dans son aide au développement est à long terme, il s’agit d’investissements qui doivent créer un cercle vertueux entre la Chine et les pays partenaires. La Chine forme des étudiants étrangers, elle permet la création de parcs industriels le long des chemins de fer qu’elle construit et cette expérience a d’ailleurs été réutilisée en Chine même, au profit des régions les plus pauvres du pays.

Sur la question de la rentabilité des investissements en infrastructure : « si tu veux devenir riche, construis une route » dit le proverbe chinois. On ne doit pas considérer ce que rapporte un chemin de fer par exemple, par le seul revenu venant des tickets vendus ou du règlement des factures de transport de marchandises. La vente des billets couvre les coûts d’exploitation (coûts de fonctionnement au jour le jour : énergie, salaire des personnels), pas les coûts liés aux investissements initiaux (les voies, les matériels ferroviaires). Il faut prendre en compte les revenus qui dérivent de l’activité induite par l’existence même de ce moyen de transport, en particulier les activités générées au sein des parcs industriels le long du chemin de fer. Si les retombées pour l’économie du pays sont toutes prises en compte, on estime qu’un dollar investi dans le chemin de fer, créé 9 dollars d’activité induite.

Pour ce qui est du secteur immobilier, il faut d’abord noter le développement réel de ce secteur. L’intervenant lui-même mentionne qu’il est originaire de la campagne et qu’il a pu ainsi mieux mesurer l’amélioration réelle de la qualité de vie dans les campagnes. Il y a une crise en Occident, mais il n’y a pas de crise en Chine. Suite à l’augmentation excessive des prix notamment dans les villes, la crise immobilière en Chine est le résultat du changement de politique décidé par les pouvoirs publics visant à provoquer un déclin relatif des investissements dans ce secteur. Le problème du secteur immobilier a été détecté par nous-mêmes et nous l’avons fait porter sur le dos des spéculateurs, dans le but de diminuer l’importance de ce secteur et tout particulièrement de la partie de ce secteur orientée vers les plus riches. L’État a planifié cette « crise » qui a servi d’avertissement.

 

Visite des Archives nationales chinoises pour les publications et la culture

Un énorme complexe de bâtiments construits à flanc de montagne avec le gros des collections sous terre. La partie visible est en partie ouverte aux visiteurs et a pour objet de montrer l’histoire de l’écrit en Chine. Chaque époque est traitée en montrant des œuvres de l’époque, choisies en fonction des priorités politiques actuelles. Montrant par exemple des documents anciens soulignant le caractère anciennement chinois de territoires contestés en mer de Chine, etc. Une importante section est dédiée aux études des œuvres du marxisme-léninisme sous le titre « La voie vers la vérité », une autre à la pensée de Mao Zedong puis d’autres aux théories de Deng Xiaoping, Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping.

 

Soirée dans un grand centre commercial à ciel ouvert de Beijing

Nous y avons été amenés par trois employés de l’ID CPC qui aiment y venir. Musique rock chinoise avec refrains en anglais, look « mondialisé anglo-saxon ». Lieux de rencontre de jeunes « branchés » qui aiment boire de la bière locale « faite maison ». Je demande à l’une de nos accompagnatrices qu’elle me traduise le texte de la chanson (techniquement assez bien faite d’ailleurs), elle me répond que c’est une des chansons les plus populaires dans la jeunesse chinoise aujourd’hui, mais qu’elle ne connaît pas les paroles.

Le lendemain, longue conversation avec une jeune employée de l’ID CPC qui connaît l’Europe. Elle parle de la jeunesse chinoise, du prix élevé des logements, des distances à parcourir entre son logement et son travail, du fait que les jeunes ne savent plus s’ils vivront mieux que leurs parents, que leurs parents avaient un avenir prévisible, que ce n’est plus le cas pour les jeunes et que la crise du covid a été un choc car ils ont soudainement compris que l’avenir n’était pas écrit d’avance. Globalement, elle pense que ses parents ont peut-être eu une vie meilleure qu’elle, que la jeunesse chinoise remet en avant par individualisme grandissant la centralité du travail comme valeur dominante en Chine et que le collectif et les entreprises devraient penser un peu plus aux intérêts des individus. Elle pense qu’avoir un enfant aujourd’hui coute cher à élever, à nourrir et à éduquer, que beaucoup de jeunes ne veulent pas avoir d’enfants car c’est une trop grande contrainte, et que s’ils en ont, ce sera rarement plus d’un enfant. Bref des questions qui ressemblent beaucoup à celles des jeunes des « classes moyennes » occidentales. Cela étant, elle nous dira par la suite très honnêtement qu’elle a demandé son adhésion au Parti « comme presque tous les jeunes des meilleures universités » par conformisme et parce que cela pouvait « un peu » aider dans sa carrière mais qu’après quelques années d’appartenance, de réunions de formation sur l’histoire du Parti et sa philosophie et de sessions de critiques et d’autocritiques visant à améliorer sa moralité et son comportement elle a été convaincue que le Parti était réellement là pour « servir le peuple » et qu’elle est contente de travailler à cette mission.

Visite de la Cité interdite, de la place Tien an Men et du temple du Ciel

Visite de la cité interdite sous la pluie, un lieu très fréquenté par les touristes, d’une grande beauté, très bien entretenue, mais palais et temples assez vides car la plupart des pièces ont été emportées par le Kuomintang à Taïwan au moment de sa débâcle et de la libération de Beijing. Elles sont exposées à Taipei dans un immense musée du palais impérial bâti là-bas à cet effet ...et qui prouve bien que Taïwan se considère comme chinoise et en est fière !

Les Chinois sont très fiers de leurs traditions mais la société semble en même temps très laïcisée, voire athéisée. Je constaterai tout au long de mon voyage que peu de Chinois comprennent ce qu’est la foi et la religiosité telle qu’elle peut être vue dans les pays de tradition monothéiste, ou même dans les autres pays de tradition bouddhiste. J’ai noté un moment particulier. Lors de la visite du temple du Ciel, il y a une pierre sur laquelle l’empereur se plaçait chaque année pour accomplir une prière demandant de bonnes récoltes et où il était censé avoir alors le lien direct avec le ciel pour que sa prière soit exaucée. Une masse de touristes chinois se font photographier sur cette pierre et font des vœux au ciel. Cela ressemble plutôt à une rigolade qu’à un acte sérieux et je demande aux cadres du Parti pourquoi ils ne font pas comme eux et je reçois la réponse, « ce sont des superstitions, nous devons les combattre ». A ce moment-là arrive un groupe organisé d’hommes et de femmes portant tous les mêmes chemises et un badge avec une étoile rouge, certains en plus un badge de Mao Zedong et certains même un troisième badge communiste. Et les uns après les autres, ils vont sur cette pierre en rigolant et en se faisant photographier. Je dis à la cadre qui venait de me parler des superstitions « Vous voyez, vous ne pouvez pas dire que eux ce ne sont pas des communistes et pourtant ils vont sur cette pierre comme les autres », ce à quoi elle me répond « ce ne sont visiblement pas de vrais communistes, tout au moins pas des cadres communistes ! On ne doit pas rigoler de la religion, on doit la traiter sérieusement et la combattre sérieusement ». Je lui demande alors si on peut être membre du PCC et croyant, elle me répond que non, les croyants peuvent adhérer aux autres partis politiques chinois associés au PCC mais ne peuvent pas adhérer au PCC. Les membres du Parti communiste peuvent entrer dans des temples religieux mais ils n’ont pas le droit d’y faire de rituels religieux. Ce qui explique pourquoi, par exemple, les Ouïghours qui font le Ramadan ne peuvent être membres du PCC (et ce qui a donné en Occident la version médiatique qu’on traque en Chine les fonctionnaires pratiquant l’islam, mais en fait on les exclut du Parti comme tous les autres pratiquants). Mais elle reconnaît que dans le Parti on trouve des gens qui camouflent leurs croyances.

J’ai eu aussi une longue discussion avec un cadre de l’ID CPC sur la question de savoir comment empêcher la dégénérescence du pouvoir populaire. Il m’a parlé du rôle très important de la Commission de contrôle au niveau central et à chaque niveau de l’organisation. Elle a plus de pouvoir que le Comité central et peut enquêter sur n’importe quel membre de la direction du Parti. Le Parti avance, selon lui, selon le principe « d’auto-révolution » qui vise à ce que chaque membre et chaque organisation du Parti s’améliore et surveille son propre comportement et celui de ses camarades. Chaque membre du Parti doit contrôler la discipline et l’honnêteté de chaque camarade, à quoi s’ajoute la formation théorique par la lecture des œuvres du marxisme-léninisme et de Mao Zedong. Le Parti à chaque niveau consulte les masses à propos du comportement des membres du Parti. Chaque promotion se fait après avoir envoyé le membre promu dans différentes missions et enquêté auprès des masses de chaque lieu d’activité sur l’opinion qu’elles ont du militant en question. Si les opinions concordent dans ces différents lieux, le militant est élu cadre à un niveau de base et ainsi de suite jusqu’au niveau national. Donc chaque cadre du Parti a d’abord « tourné » à différentes missions dans son entreprise puis son quartier, puis ensuite au niveau de son district, puis de sa province et finalement au niveau de tout le pays. Et c’est donc après ce processus qu’il peut être élu au Comité central où il reste sous la surveillance de la Commission de contrôle et « des masses » parmi lesquelles il est en mission.

Un autre point que j’ai remarqué en Chine c’est que le noyau dirigeant chinois est très masculin mais que les femmes sont particulièrement nombreuses à l’échelon immédiatement inférieur, dans le Parti comme hors du Parti (direction des départements au Parti, des hôpitaux, etc.)

Le hasard a fait que, à la table d’à côté du restaurant de l’hôtel où nous étions, j’ai remarqué une délégation syrienne (que j’allais recroiser d’ailleurs au Qinghai) et je suis allé vers eux. Cette délégation était nombreuse et pour moitié composée de femmes, c’était une délégation officielle du Baath socialiste arabe syrien (le parti du président Assad), ce qui montre l’étroitesse des relations de ce parti avec le PCC. J’ai donc discuté avec eux un long moment. La discussion a été très chaleureuse, ils m’ont dit que la Syrie n’avait pas cédé et que maintenant, même si la situation économique du pays sous blocus était catastrophique, la partie était gagnée, les Occidentaux n’ayant pas réussi à casser la colonne vertébrale du peuple syrien. J’ai expliqué que j’avais été deux fois en Syrie avant la guerre et que j’y avais même rencontré le président Assad dans le cadre d’une visite organisée par l’Appel franco-arabe et les éditions Le temps des cerises (dirigée alors par Francis Combes). Je garde de cet échange ce qu’ils m’ont dit lors de notre conversation, à savoir qu’en Syrie on fait la différence entre le peuple de France et ses élites, qu’un sentiment de solidarité très fort existe chez les baathistes envers la Russie, la Chine et l’Iran et qu’ils sont persuadés que l’intégration de toute l’Eurasie est en route alors que les USA sont sur le déclin. « Malgré le fait qu’ils détruisent notre monnaie, qu’ils nous affament, qu’ils volent notre pétrole et qu’ils bloquent même l’importation de médicaments, nous restaurons nos capacités productives, nous sommes un peuple patient, nous avons le temps et la ténacité et nous avons déjà gagné. La Russie n’a jamais été défaite dans l’histoire et, en s’attaquant à elle, les USA se sont condamnés, les Européens doivent comprendre que la guerre que les USA ont lancé contre la Russie est encore plus une guerre contre les Européens ».

 

Visite de la communauté de résident de Wentingxiang à Xining (Qinghai)

La première journée de séjour à Xining, la capitale de la province la plus pauvre du pays, le Qinghai, nous nous sommes promenés sans programme dans la ville. Une ville très moderne qui a connu un agrandissement très récent et où habite presque la moitié de la population de la province (la plupart des constructions remontent à moins de 15 ans). C’est une ville à majorité han dans une province où les minorités nationales représentent la moitié de la population (Tibétains, Mongols, Houeï-musulmans, Ta et autres).

Nos hôtes ne cachent pas qu’ils ont voulu nous montrer leurs réalisations dans cette région pauvre, pluriethnique et encore écologiquement préservée et que c’est la raison pour laquelle c’est une province pilote. Ce que nous verrons seront des réalisations modèles qu’il faudra ensuite généraliser à l’ensemble de la province et du pays. L’expérience acquise par les Chinois en Afrique et ailleurs à l’étranger leur a servi, disent-ils, pour faire de même dans les régions intérieures défavorisées de la Chine. C’est donc à partir d’une expérience extérieure que les Chinois se sont mieux attelés à une tâche comparable chez eux.

Notre visite de Xining a donc commencé par la visite de la communauté de résidents de Wentingxiang construite récemment et qui est un quartier modèle récemment visité par Xi Jinping. Il y a dans cette communauté de logements 7 232 logements construits en hauteur pour 22 000 habitants. La communauté est divisée en petites cités, chacune ayant son propre comité de résidents. L’organisation du Parti de la communauté compte six cellules avec 952 membres. La majorité des habitants appartient à l’ethnie han mais les minorités nationales sont regroupées dans une cité afin de faciliter la préservation de leurs langues et de leurs traditions culturelles. L’objectif affiché est donc de faciliter l’intégration pluri-ethnique par une cohabitation au sein de la communauté de résidents, tout en préservant simultanément les traditions culturelles des minorités nationales. Chaque minorité nationale peut cultiver ses traditions et les faire partager aux habitants de toute la communauté. C’est ainsi que pour les fêtes lamaïstes tibétaines, le nouvel an tibétain ou l’Aïd musulman, tous les habitants sont sollicités pour assister à des manifestations artistiques et goûter à des plats spécifiques. J’ai pu remarquer que, en Chine, le port du foulard islamique pour les femmes ou de la chechia pour les hommes est assez répandu et ne semble poser aucun problème, il est considéré comme une tradition culturelle ethnique tout aussi respectable que les habits traditionnels des autres minorités, y compris à l’école où la tendance dominante reste cependant l’uniforme commun à tous les élèves de chaque établissement, et se différenciant des uniformes d’autres établissements. On peut remarquer que beaucoup d’élèves portent aussi le foulard rouge de l’organisation des pionniers de la jeunesse communiste.

Une partie des activités sociales de la communauté est déléguée à des bénévoles. Les personnes âgées habitent avec les plus jeunes ou dans des logements où elles sont mélangées avec des plus jeunes. Chaque personne âgée doit pouvoir avoir à moins de quinze minutes de marche un accès à un club où elle pourra exercer des activités sociales permettant aussi de mieux irriguer leur cerveau (calligraphie, chant, broderie, peinture, lecture, etc.). Un local existe pour des consultations médicales et psychologiques. Le vivre ensemble est favorisé par le biais d’activités communes et d’activités de dialogue visant à éliminer les sources de tensions ou de violences. Des activités de formation sociales, artistiques, politiques, etc. sont proposées. Les habitants modèles sont proposés en exemple à leurs voisins et les personnes âgées ayant eu un parcours de vie intéressant sont sollicitées comme exemple pour parler de leurs vies aux plus jeunes. Tous les samedis ont lieu des rencontres de voisinage pour promouvoir « l’auto-gouvernance » et « l’harmonie collective », et éliminer à la base les problèmes d’insécurité et d’incivilité, afin qu’ils soient réglés avant d’avoir besoin de faire appel à la police. Le commissariat local de la « police du peuple » est en relation directe avec les comités de résidents pour prévenir les tensions et mener des activités d’éducation au droit. L’objectif affiché par les élus de la communauté est de ne laisser personne seul ou inactif, quel que soit son âge, ce qui passe par l’encouragement au bénévolat pour bâtir le lien social. Cette communauté est évidemment joliment construite, très verte, et fait figure de modèle à suivre. On peut penser que c’est une communauté exceptionnelle et que son rôle est de servir d’exemple à ce que le pouvoir cherche à propager sur tout le territoire. J’ai pu toutefois remarquer que partout où je passais en Chine, les allées étaient fleuries, les autoroutes bordées de larges espaces boisés, que les immeubles d’habitations ont tous un style spécifique, que les éclairages sont tous disposés la nuit de manière artistique, ce qui nécessite sans doute de fortes dépenses en électricité, et que toutes les constructions nouvelles sont faites en tenant compte de critères écologiques visant à l’autosuffisance de chaque unité en matière d’autonomie énergétique (panneaux solaires sur les toits, etc.).

 

Visite du Musée des ressources naturelles du Qinghai

Toute la province a été érigée en territoire pilote pour la Chine en raison de son caractère pauvre, pluri-ethnique et écologique. La province est la source des trois plus grands fleuves chinois et de l’Asie du sud-est (Le Mekong, le Yangtzé et le fleuve jaune), à cause de ses glaciers, qualifiés de « troisième pôle glaciaire » de la terre (derrière cette expression se profilent des revendications chinoises pour intégrer le processus de gouvernance de l’Arctique). C’est donc pour cela qu’elle a été choisie comme province pilote pour le développement d’une « civilisation écologique ». Xining est par ailleurs, à côté de Xian et de Chengdu que nous allons aussi visiter, la tête de la ligne de chemin de fer du projet « Une ceinture, une route » BRI en direction du Xinjiang, du Kazakhstan, de la Russie, de la Biélorussie et du port sec polonais de Malaszewicze, tête de ligne pour les trains de marchandises chinois en direction d’Europe occidentale.

A côté de cela, le Qinghai est le symbole du retour de la politique de l’État chinois vers le marché intérieur et les régions occidentales de la Chine, contrairement à la première phase des réformes de 1978 quand ce sont les régions maritimes qui jouaient un rôle pionnier dans le développement de l’économie nationale et internationale.

 

Visite du monastère bouddhiste tibétain (lamaïste) Kumbum de Ta’er

C’est un très vaste monastère avec une architecture extrêmement riche et bien entretenue qui permet de voir dans cette région multi-ethnique des caractéristiques tibétaines mélangées à une influence de l’architecture des régions hans et mongoles. L’impression générale que j’ai retenue est que les moines locaux ne faisaient pas grand-chose si ce n’est de nous regarder, de loin, ce qui m’a donné un peu l’impression d’être touriste découvrant une réserve indienne, d’autant plus que le guide nous expliquant la religion tibétaine n’était pas un moine mais une guide han. Ce monastère qui a semble-t-il joué un rôle fondamental dans la naissance du bouddhisme tibétain est censé nous montrer la politique de tolérance et d’aide aux activités religieuses et culturelles mise en place par l’État chinois mais j’ai quand même eu l’impression que si, sur le plan du décorum et du respect strict des règles du rituel, on a effectivement affaire à une protection du patrimoine historique et religieux tibétain, le volet « foi authentique » ne semble pas évident. Hormis les moines, c’est à une masse de touristes que l’on a affaire, un peu comme au mont St Michel, mais je n’ai vu en tout et pour tout au long de cette longue visite qu’une seule fidèle faire un acte de dévotion, les moines eux-mêmes donnant l’impression d’être désœuvrés ou se livrant sur la place centrale du monastère à quelque chose qui ressemblait plus à un jeu qu’à des discussions théologiques, même si on m’a expliqué qu’ils « jouaient » ainsi en se tapant les mains dans un rituel coutumier pour prendre la parole et contredire l’autre moine qui venait de donner son interprétation de ce que les moines avaient lu pendant la matinée. La majorité des moines ne participaient à aucune activité et on m’a dit que l’après-midi était le moment de pause après les études des textes sacrés du matin. Comme pause, j’avais plus l’impression de les regarder comme des animaux de zoo et eux aussi nous regardaient comme des bêtes étranges. Pendant ce temps-là, la guide han nous expliquait dans le détail les fondements théologiques de la religion lamaïste, sans oublier de mentionner en passant les inscriptions permettant de voir le rôle des empereurs de Chine dans le développement du monastère. Impression ambiguë. Mais, en ce qui concerne le nombre de moines, il faut constater qu’ils sont très nombreux et qu’on peut se demander qui les fait vivre.

 

Visite de l’usine de production de tapis traditionnels tibétains de Shengyuan à Xining (Shengyuan Carpet Co, Ltd.)

Le lendemain nous avons visité une usine de tapis traditionnels tibétains qui a été créée en 2007 en se basant sur les savoir-faire ancestraux, par un propriétaire han et sa fille. C’est aujourd’hui une usine qui produit des tapis pour le monde entier. Certains continuent à être produits à la main par des maîtres du détail et de la perfection, d’autres utilisent des machines modernes conçues pour produire des tapis aux motifs divers mais découlant de la tradition tibétaine et de solidité aussi proche que possible des tapis faits à la main. Les clients peuvent aussi commander des tapis « mixtes », avec une base industrielle et une finition faite main. Les machines ont été importées de Belgique et du Royaume-Uni et la fille du propriétaire a fait à cet effet un long stage dans l’entreprise belge les produisant. L’entreprise familiale coopère avec les éleveurs de Yak de la région, elle a construit des logements à bas loyers pour ses employés, ce qui est une forme de salaire différé pour les ouvriers et surtout ouvrières non originaires de la ville. Il existe un syndicat et une cellule du Parti dans l’usine. Un des principaux rôles du Parti est d’aider à la formation politique et professionnelle des ouvriers membres, pour les promouvoir ensuite à des postes de responsabilité.

J’ai profité de cette visite et de la visite dans d’autres entreprises pour essayer de comprendre le rôle des organisations du Parti dans les établissements publics ou privés. J’ai noté qu’il n’y a pratiquement jamais de grèves dans les entreprises publiques où les conditions de travail semblent nettement supérieures à celles des autres entreprises, ce qui explique qu’un Chinois préfère travailler dans une entreprise publique d’autant plus qu’à l’école il apprend que les entreprises d’État sont synonyme de socialisme et d’avant-garde alors que les entreprises privées sont des concessions provisoires faites au capitalisme dans le but d’accélérer le développement des forces productives tant que les entreprises publiques n’auront pas appris à être aussi efficaces que l’initiative privée, et qu’une concession au capitalisme est nécessaire pour sortir la Chine du sous-développement. Au départ, les grèves étaient extrêmement fréquentes dans les entreprises à capitaux étrangers, mais le Parti a finalement imposé la création d’organisations syndicales et du Parti dans ces établissements ce qui a abouti à la généralisation de l’application du code du travail et à la baisse radicale du nombre de grèves dans ces entreprises. Ce sont donc aujourd’hui surtout les entreprises privées à capitaux chinois qui sont touchées par des conflits sociaux de grandes ampleurs, d’où le souci, comme dans l’entreprise décrite plus haut, d’établir aussi dans ces entreprises des syndicats et des organisations du Parti qui permettent une meilleure éducation politique des travailleurs et une meilleure conscience de leurs droits. En général, m’a-t-on dit, une entreprise où il n’y a pas d’organisation syndicale ou du Parti est plus suspecte et plus souvent visitée par les inspecteurs du travail.

D’une façon générale, le Parti est un lieu où sont censés se retrouver les éléments les plus actifs, les plus éduqués et les plus utiles à la collectivité. C’est donc un lieu de formation et de promotion sociale. Mais pour éviter qu’il ne devienne un lieu de carriérisme, le candidat à l’adhésion doit obtenir une opinion positive de l’organisation du Parti qui vérifie sa motivation et son niveau de formation politique et idéologique et qui vérifie aussi auprès de ses collègues de travail l'opinion qu'ils ont de lui. Avant d’être accepté comme membre du Parti, il faut passer par l’étape du candidat à l’adhésion au cours de laquelle le postulant doit assister aux réunions, participer aux activités de l’organisation, réaliser les missions qu’on lui assigne, respecter les secrets internes à l’organisation, mais sans droit de vote aux réunions. Chaque candidat au Parti est suivi par deux membres de l’organisation qui le conseillent, le forment et l’évaluent. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que l’organisation du Parti prend une décision sur son admission, le prolongement de son stage de candidat ou sa non admission. Le même processus se répète à chaque promotion interne à un niveau supérieur en partant de la cellule de base d’entreprise ou de quartier jusqu’au niveau de la direction nationale. A chaque fois on recueille les opinions concernant le candidat de la part des membres du Parti et « des masses » auprès desquelles il a travaillé.

 

Visite de l’usine de panneaux solaires Trina Solar de Xining

C’est une énorme entreprise privée de production de panneaux solaires très largement automatisée et dont 2/3 du chiffre d’affaires provient des ventes faites à l’étranger. Elle possède un syndicat et une cellule du Parti. Dans cette usine comme dans celle des tapis, nos interlocuteurs insistent sur le rôle crucial de la Recherche/Développement et de la technologie.

 

Visite de l’exposition sur les « Réalisations du Qinghai dans la pratique de la pensée du Xi Jinping sur le socialisme aux caractéristiques chinoises pour l’ère nouvelle »

L’exposition a montré les détails des initiatives prises pour lutter contre la pauvreté, éliminer la grande pauvreté, développer une économie productive et écologique et faire du Qinghai une base du projet « Une Ceinture, une route » en direction de l’Asie centrale, de l’Asie occidentale et de l’Europe.

 

Participation au meeting international sur les « Réalisations du Qinghai dans la pratique de la pensée du Xi Jinping sur le socialisme aux caractéristiques chinoises pour la nouvelle ère de l’humanité » et « la modernisation chinoise visant à l’harmonie entre l’homme et la nature »

Notre délégation a été conviée à cette grande conférence de 150 représentants de partis politiques venus de 30 pays d’Europe occidentale et d’Asie, et avec lesquels le département international du PCC entretient des relations. Pour l’Europe occidentale, c’était notre délégation qui était présente, pour l’Asie-Pacifique, j’ai pu noter la présence de représentants du Pakistan, de Syrie, de Turquie, d’Iran, du Népal, des îles Fidji et sans doute d’autres pays encore.

La rencontre a été présidée par Liu Jianchao, directeur de l’ID CPC, de retour du Vietnam et du Laos. Il a axé son intervention sur les questions environnementales en soulignant qu’après de multiples études, le PCC avait décidé de lutter contre l’habituel « polluons d’abord et traitons ensuite » pour revenir à des principes contenus dans la culture chinoise traditionnelle d’harmonie avec la nature, en même temps qu’on procède au développement économique. La décision a été donc prise lors du XVIIIe congrès du Parti en 2012 de bâtir une « civilisation écologique » visant à multiplier les efforts de la Chine dans ce sens à l’échelle mondiale. L’écologie étant le point clef correspondant à l’intérêt ultime de tous les peuples, de tous les pays, de tous les groupes sociaux et de toutes les orientations politiques, elle peut permettre de bâtir cette entente minimum entre les pays nécessaire pour préserver la paix et faciliter les coopérations économiques. La Chine est donc devenue en dix ans le pays qui s’est le plus développé dans le domaine de l’amélioration de la qualité de l’air, qui a réussi à garantir que 87 % de ses cours d’eau soient sains et qu’elle représente le quart des étendues reboisées dans le monde. La Chine est arrivée à cela en utilisant une approche holistique des questions économiques et écologiques, elle a décidé de favoriser un tourisme écologique et de faire du projet « une ceinture, une route » un axe de « développement vert » à l’échelle du monde. Le XXe congrès du Parti a poursuivi dans cette ligne de développement les concepts novateurs de Xi Jinping en matière d’écologie visant à bâtir un pays socialiste moderne contribuant à la construction d’une nouvelle civilisation pour l’humanité entière. L’intervenant a souligné la responsabilité des partis politiques du monde entier dans cette tâche visant à inaugurer une nouvelle ère de progrès pour toute l’humanité.

La parole a ensuite été prise par Chen Gang, premier secrétaire du PCC de la province de Qinghai. Ce dernier vient d’être élu à ce poste depuis huit mois et est un nouveau venu dans la province. On lui avait dit avant qu'il vienne que c’était une province difficile, pauvre, éloignée, au climat et à l’altitude (3000 m et plus) rudes mais il a tout de suite été charmé par sa « magnificence » et le fait que sa tâche était concentrée, selon les documents de l’ONU, dans « une des quatre régions les plus propres du monde » ce qui devrait lui permettre de faire du Qinghai une province modèle pour la civilisation écologique chinoise en construction et pour le monde. Le Qinghai fait en effet partie du plateau Tibet-Qinghai encore peu touché par le changement climatique mondial, devant permettre plus aisément de passer de la théorie à la pratique. La mission qu’il a reçue du Parti pour appliquer la loi de la protection de la nature adoptée par la Chine et créer une région écologique modèle basée sur une vision innovante holistique de développement vert, est donc exaltante. Il faut protéger et en même temps utiliser pour le développement le troisième pôle glacier de la terre. En développant le nombre de parcs nationaux et en assurant la croissance des espèces naturelles locales, végétales et animales. L’humanité a-t-il dit ne peut se permettre de perdre la bataille contre les changements climatiques. La Chine atteindra en 2030 son pic carbone à partir de quoi il déclinera pour atteindre en 2060 la neutralité carbone. Au Qinghai, 84,5 % de l’énergie produite et consommée localement ou exportée dans d’autres régions du pays est une énergie propre.

L’objectif décidé par le Parti est de construire « une belle patrie » respectueuse de ses traditions culturelles et ethniques et propageant un éco-tourisme réfléchi à la place du tourisme de masse abrutissant en vigueur dans les pays capitalistes. Au Qinghai, 146 000 éleveurs ont été formés pour être également des protecteurs de l’environnement selon la philosophie chinoise traditionnelle, qui pourrait aider à promouvoir un futur commun pour toute l’humanité « tous sous un même ciel ».

A ces deux interventions de cadres du Parti ont succédé six interventions d’acteurs de terrain décrivant leurs activités régulières dans le domaine de l’écotourisme, de logement pour touristes chez l’habitant, de guides touristiques et de protecteurs de l’environnement.

Un intervenant est un éleveur qui a pu élargir ses activités, augmenter son niveau de vie, apprendre le chinois littéraire (« mandarin ») et établir des contacts et des coopérations mutuellement avantageuses avec les touristes qu’il a reçus, accompagnés et avec lesquels il a établi des contacts réguliers utiles au lancement d’initiatives économiques transrégionales.

Un autre intervenant est un « navigateur » qui a créé dans le désert du Gobi « une mer de panneaux solaires » à partir desquels s’est développée « une mer d’industries vertes » aidant aussi au développement de la faune locale.

Un autre intervenant a développé des activités de recherches des changements climatiques et des conditions atmosphériques, un « ranger du parc national » chargé de surveiller l’environnement, un acteur du grand lac salé du Qinghai contenant du lithium et du sel. 70 % du lithium se trouve dans les lacs salés et 43 % du lithium en Chine se trouve dans le grand lac salé du Qinghai, ce qui a permis la création du groupe industriel du grand lac salé permettant de produire du lithium sans créer de problèmes environnementaux, à un coût moindre et de construire sur les rives du lac un parc industriel écologique.

Une autre intervenante a décrit l’école pour enfants de nomades établie depuis 1958 et qui est devenue en 2004 l’école pour les enfants des éleveurs, désormais rassemblés dans un nouveau village pour anciens nomades devenus à la fois éleveurs et gardiens de la nature, collectant les informations sur l’évolution de la flore et de la faune locales.

Ont suivi deux interventions des représentants étrangers présents à cette rencontre. La délégation des pays d’Asie était représentée par le Parti communiste du Népal d’Unité marxiste-léniniste dont le représentant a parlé de la modernisation de la Chine, de la crise écologique menaçant la vie des peuples. Il a parlé de l’expérience gouvernementale de son parti qui a donc été confronté à la question du développement économique et écologique, dans la situation d’une compétition géopolitique mondiale freinant le développement d’un consensus minimum pour l’humanité. Il a souligné l’importance de quatre idées : la modernisation verte, la sécurité écologique, la solidarité coordonnée, l’initiative chinoise pour la promotion d’une civilisation écologique mondiale. La Chine et le Népal, a-t-il dit, sont de bons voisins tant au niveau des relations d’État à État que de Parti à Parti. La délégation d’Europe occidentale était représentée par le membre du bureau politique d’AKEL qui a parlé de son observation de la société chinoise et de la nécessité de développer des canaux de communication avec la Chine pour mieux connaître ce pays, malgré la pression médiatique des pays menant une politique impérialiste allant à l’encontre des politiques honnêtes promues par la Chine en direction de la paix et de bénéfices mutuels. Il a parlé de la politique dialectique d’égalité, de paix, de démocratie et de modernisation socialiste promue dans un environnement mondial difficile nous forçant à reposer la question « socialisme ou barbarie ». Il a mentionné la politique impérialiste des États-Unis contre le peuple chypriote, faisant contraste avec la politique de la Chine visant à redessiner une gouvernance mondiale qui explique pourquoi le monde entier attend beaucoup de la Chine qui avance de façon régulière grâce à ses plans quinquennaux et sa politique d’harmonie avec la nature.

 

Visite du parc écologique Kanbula, du parc écologique Nan Zong et du réservoir Lijiaxia dans la préfecture autonome tibétaine de la province du Qinghai

Ce parc écologique a été créé dans une région de haute montagne très spectaculaire. Le touriste ne peut s’aventurer n’importe où dans le parc mais marche sur un large ponton de quelques kilomètres en bois placé à un mètre environ au-dessus du sol ce qui lui permet de passer par tous les endroits intéressant du parc sans interférer avec la faune et la flore locales. C’est un endroit vénéré par les Tibétains et une de ses montagnes est ornée d’une gigantesque statue de Bouddha où les croyants viennent se prosterner.

A la fin de la visite, les délégations ont eu droit à un repas dans une immense tente construite près du parking de sortie. Des artistes des différents groupes ethniques habitant la province ont exécuté des chants et des danses, ce qui a poussé les Pakistanais présents et très réactifs à ces incantations himalayennes et comparables aussi aux incantations islamiques (le Pakistan est à la fois himalayen et islamique) à se joindre aux danseurs et à exécuter avec eux des danses pakistanaises, créant ainsi une ambiance d’amitié qui a poussé les Fidjiens présents à rejoindre la piste de danse et finalement tout s’est terminé dans une immense danse improvisée sino-tibéto-pakistano-fidjo-européenne aux sons d’un orchestre tibétain donnant le « la » ...Une ambiance extraordinaire de fraternité et d’amitié spontanée entre les peuples. Ce qui est d’autant plus notable que les Pakistanais qui ont joué un rôle moteur dans cette « déformalisation » de l’événement représentaient des partis différents allant de partis laïcs socialisant à la Ligue musulmane et que tout le monde, y compris un mollah, s’est retrouvé à danser dans une danse plurinationale et mixte. Le mollah en particulier, le jour précédent, m’avait été signalé par un des Pakistanais comme un homme rigide refusant la danse, la musique, la mixité et tout ce qui rend sur terre la vie agréable. Cette fois-ci, ses compatriotes ont réussi à le pousser vers la piste de danse ...en l’entourant toutefois un peu pour qu’il ne touche pas par inadvertance une femme en train de danser. Délicatesse réussie et remarquable de leur part qui augure de la possibilité d’un monde meilleur, là où certains s’y attendraient le moins. D’une façon générale, j’ai été impressionné par la grande politesse, la grande délicatesse et la grande capacité des Chinois à créer, par petites touches, des liens entre personnes venues d’horizons très différents, ce qui m’a poussé à croire qu’ils souhaitent réellement un monde de paix, de coopération et de relations humaines et commerciales stabilisées, confiantes et mutuellement avantageuses.

 

Visite du village de Deji

Ce village modèle a été bâti pour des anciens nomades tibétains qui ont accepté de se sédentariser. Le village fait un peu carte postale avec tous les bâtiments, objets et monuments censés montrer la sollicitude des autorités envers la culture tibétaine. Nous avons donc eu droit à la visite de la très belle salle d’exposition de la culture locale, d’une danse traditionnelle « spontanée » au bord de l’eau, de stands où l’on pouvait acheter tous les produits de l’artisanat local et d’une visite dans une maison d’hôtes modèle où l’on nous a fait déguster le beurre tibétain mélangé à des herbes et quelque chose qui m’a semblé être une sorte d’orge local. Le village est en principe tibétain mais j’y ai croisé quelques femmes houeï en foulard islamique et nous avons pu échanger par l’intermédiaire de notre interprète avec deux délicieuses petites filles tibétaines rencontrées au bord du trottoir et qui nous dévisageaient avec intérêt. Elles devaient avoir six ou sept ans et pouvaient nous parler en chinois, qu’elles apprenaient à l’école. Elles nous prenaient pour des Américains, le seul pays « blanc » dont elles avaient connaissance, le mot France ne leur disant rien.

 

Visite de l’Institut d’art bouddhique tibétain de Tongen

Nous sommes ensuite arrivés dans la ville de Tongen, capitale d’une préfecture autonome tibétaine où nous avons visité un institut d’exposition d’art bouddhique et de peinture Thangka. Nous avons été accueillis par le fondateur et directeur de cet institut, accompagné de deux cadres portant un badge rouge avec la faucille et le marteau. Ce directeur a visité plusieurs pays du monde et y a organisé des expositions du travail de ses élèves. Impressionnant de voir ces élèves peindre, détail ultra-minutieux après détail ultra-minutieux, chaque élément de ce tableau sacré qui prendra quelques mois voire plus avant d’être réalisé. J’avais au départ l’impression qu’il s’agissait d’un travail à but lucratif pour riches touristes ou pour lieux de cultes en demande, mais sans grande consistance mystique. Mais notre interprète chinoise nous a expliqué qu’un tel travail était impossible à exécuter sans une foi profonde, non seulement parce que le souci du détail rendrait n’importe quel « mécréant » impatient et incapable de poursuivre l’œuvre jusqu’au bout mais parce que chaque artiste, qui a passé des années à apprendre ce travail, doit donner sa propre interprétation du verset sacré qu’il a choisi de décrire par sa peinture, ce qui nécessite une très bonne connaissance de la croyance et une conviction intime devant transparaître dans l’œuvre et être convaincante pour les croyants, en particulier pour les maîtres du bouddhisme lamaïque avec lesquels on ne peut pas tricher. Cette explication m’a paru crédible, même si j’ai à cette occasion pu ressentir à quel point le mysticisme tibétain, et sans doute plus largement asiatique est très éloigné du mysticisme de nos monastères chrétiens.

 

Visite au Sichuan

Après le périple au Qinghai, région rocailleuse et grandiose de haute montagne, nous nous sommes envolés vers Chengdu la capitale du Sichuan verdoyant. Le Sichuan est une des provinces chinoises les plus engagées dans les innovations et la recherche de nouvelles méthodes économiques, sociales et politiques. C’est aussi une province que les Chinois considèrent comme un endroit où l’on est plus détendu et où l’on peut mieux s’amuser et passer du bon temps. C’est une des provinces ayant ses propres services de relations internationales et qui est très fière d’avoir un des aéroports internationaux de Chine. Nous avons été accueillis à l’aéroport par le délégué aux relations internationales du PCC de la province. La première rencontre que nous avons faite était en présence de nombreux dignitaires sous la présidence du chef des ONG de relations internationales du Sichuan. En fait nous allions comprendre que c’était un ancien dirigeant du Parti et de l’administration provinciale, ce qu’on peut appeler en Chine une « éminence grise », une personnalité qui, par son âge, son expérience et son autorité morale jouit dans la société d’une autorité informelle, mais autrement plus importante que beaucoup de hauts fonctionnaires « en activité ». La Chine est une société qui respecte profondément l’âge.

Le Sichuan est une région d’expérimentations économiques qui nous a reçus de façon princière et très amicale. Nous avons eu, au cours des banquets, beaucoup de conversations informelles sur le monde, l’Europe, la Chine, etc. Cela a beaucoup aidé à comprendre « la Chine de l’intérieur ».

Le soir nous sommes allés dans un club « underground » pour la jeunesse très branchée de Chine, chansons anglo-saxonnes, rythme ultra-bruyant, jeunesse qui se saoule un maximum et tout cela avec de jeunes membres du Parti en visite au Sichuan et enchantés de se retrouver dans un lieu aussi ...branché. Le Parti aura à lutter contre ce qu’il appelle la « pollution spirituelle » venant de l’Ouest ! Les jeunes des classes moyennes en Chine semblent parfois plus proches des jeunes d’Europe ou d’Amérique que de leurs grands-parents. En est-il autrement chez les jeunes des classes populaires ?

 

Rencontre avec les économistes du comité provincial du PCC

Deux économistes, un homme et une femme du Parti local, se relayaient lors de cette séance. Le premier a fait son intervention et la seconde répondait aux questions ou donnait des conseils à son collègue pour répondre aux questions (le professeur Xu Yan, directeur du département d’enseignement et de recherche économique pour l’école du parti du comité provincial du Sichuan et la professeure Guo Xianfeng, directrice adjointe)

L’intervention a commencé par une explication sur la manière dont on a cherché à trouver le moyen juste pour répondre aux spécificités locales de la province du Sichuan. Pour cela il a fallu trouver les atouts de la province pour la rendre compétitive par rapport aux provinces plus riches. Ce qui est passé par :

1°/ La compétitivité des industries traditionnelles sichuanaises d’avant la période de réforme et d’ouverture (1978)

2°/ La prise en compte du fait que le Sichuan était riche en énergies propres

3°/ Le potentiel de cohérence des industries d’importance stratégique en combinant les vieilles usines avec la création de nouvelles usines

Les industries traditionnelles au Sichuan étaient l’électronique, l’automobile, la nourriture, le textile, la production de machines, la production d’énergie, l’industrie pharmaceutique. Les investissements ont donc été concentrés dans l’amélioration du potentiel de ces secteurs. Dans la foulée on s’est lancé dans la construction d’industries vertes et le Sichuan est devenu le « hub propre » de la Chine, en particulier grâce à ses ressources hydro-électriques, ses réserves de gaz naturel et de gaz de schiste. Le Sichuan s’est aussi lancé dans la production de batteries au lithium et il profite du fait qu’il possède 14 ressources minières d’importance stratégique.

Le Sichuan a su combiner tradition et innovation, ce qui a boosté sa productivité. Il est en train de construire, dans deux villes de la province, un « hub » scientifique, technologique et informatique, ce qui devrait accroître la compétitivité de la province. Le Sichuan est enclavé, ce qui constitue un handicap, c'est pourquoi il a beaucoup investi dans les infrastructures de transport, désormais ouvertes sur le monde par l’aéroport international et par le chemin de fer qui relie Chengdu au réseau « une ceinture, une route » BRI.

Une politique de développement intégré des villes et des campagnes a été lancée dans le but de diminuer l’écart entre ces deux espaces. Vu la configuration du Sichuan, une agriculture de grandes exploitations comme en Europe ou aux USA est impossible à introduire dans la province, ce qui implique la construction d’un système d’agriculture socialisé permettant une synergie entre exploitations et marchés urbains. Les développements urbains ont été élaborés en cercles concentriques à partir du centre-ville vers les banlieues et les campagnes environnantes. Les intervenants concluent en soulignant que l’Europe est pour eux un partenaire de premier plan et que par ailleurs le développement de la Chine contribue au développement de toute l’économie mondiale.

Les questions posées portaient surtout sur la polarisation ville campagne et l’aspect social. Une des questions soulignait que la Chine, pour développer ses forces productives, avait à partir de 1978 fait appel au secteur privé comme élément nécessaire pour construire les bases du futur socialisme mais que, à terme, pour arriver au socialisme, le secteur privé devrait être socialisé. L’économiste a répondu en disant, certes, mais que Deng Xiaoping avait dit que la période de développement des forces productives nécessitant le maintien d’un secteur privé serait longue et que, pour le moment, ce qui donnait à la Chine son caractère socialiste, c’est le fait qu’elle menait une politique résolue de lutte contre la pauvreté.

 

Visite de Haite group aviation

On nous a montré cette entreprise en nous disant que nous étions des amis du peuple chinois et qu’on nous la montrait pour cette raison mais que nous ne pourrions pas photographier car on nous montrerait des choses confidentielles. Cette entreprise, lancée au départ par un père et son fils, aujourd’hui cotée en bourse, s’occupe de la production de pièces et moteurs pour avions, de la maintenance et plus récemment de la diffusion de la 5G. Elle a des accords de coopération avec Airbus, Boeing, Thales, Israel defense industry et beaucoup de compagnies aériennes de par le monde. C’est une entreprise privée de pointe qui a connu un développement ultra-rapide et où il existe une organisation syndicale et une cellule du PCC.

 

Visite du parc d’exposition Tianfu

C’est en fait un parc modèle pour habitants avec, en dessous du parc et des lacs à l’eau pure, sous terre, une immense station d’épuration d’eau, et autour, un quartier résidentiel avec des immeubles et services ultra-modernes. Autre cité modèle.

 

Panda park

Dans la campagne assez loin de Chengdu, on a visité le parc zoologique qui abrite l’animal fétiche du Sichuan renommé dans toute la Chine, le panda. On trouve dans ce parc des pandas noirs et des pandas rouges. Le panda était une espèce menacée à cause de la disparition de son habitat, mais il est en train de reprendre vie avec les mesures de protection de l’environnement qui ont été prises. Sur les 1 500 pandas vivants, un millier est aujourd’hui en liberté et 500 en captivité. Le problème des pandas est qu’ils sont lents et donc voudraient bien manger de la viande mais ont rarement la rapidité nécessaire pour chasser leurs proies et doivent se replier sur le bambou dont ils n’assimilent que 20 % de ce qu’ils mangent, ce qui les oblige à dormir très longtemps pour digérer. En captivité ils sont mieux nourris ce qui explique qu’ils y vivent en moyenne dix ans de plus, l’objectif étant de les renvoyer dans leur milieu naturel tout en les aidant à se procurer de la viande. En captivité, ils ont tendance à ne pas se reproduire mais les chercheurs ont eu l’idée de leur projeter des films avec des ébats mâles/femelles, ce qui leur a redonné l’idée de se reproduire.

 

Visite du plus vieux système d’irrigation du monde à Chengdu

Il y a 2200 ans, le gouverneur de la ville de Chengdu a eu l’idée d’organiser avec l’aide d’un ingénieur un réseau de distribution et d’épuration d’eau à partir du fleuve en créant des ramifications multiples qui amènent l’eau à tous les quartiers de la ville jusqu’à aujourd’hui. Ce système nécessite simplement d’être nettoyé et rénové tous les dix ans, ce qui a été réalisé jusqu’à aujourd’hui. Quelques investissements supplémentaires seulement ont été faits dans les années 1950 et 1970. Le président Mao en personne était venu examiner cette réalisation extraordinaire et a donné quelques conseils pour son élargissement. C’est en fait un gigantesque parc, le long du fleuve et de ses ramifications artificielles, avec de très nombreux temples sur les collines ou dans le parc et des statues des ingénieurs qui ont travaillé à sa construction et à son développement. Encore aujourd’hui les Chinois viennent se faire photographier à côté de ces statues d’ingénieurs qui font l’objet d’un véritable culte, au point où la statue du premier ingénieur du lieu est systématiquement caressée par les visiteurs, car cela est censé leur apporter la chance et le savoir. C’est presque un lieu de promenade et presque de pèlerinage scientifique, culturel, historique, patriotique.

 

Musée municipal de Chengdu

Chengdu est une ville au passé glorieux avec un très fort patriotisme provincial et local ; son musée est le témoignage imposant et grandiose de cette longue histoire et de la fierté de ses habitants depuis la plus haute Antiquité jusqu’à nos jours. Beaucoup d’articles exposés de grande beauté et demandant une grande habileté témoignent de la grandeur de la civilisation chinoise et de la puissance en son sein de la province du Sichuan à la très forte personnalité. Ce qu’on avait d’ailleurs pu voir lors d’un repas « princier » d’où nous pouvions voir la scène où l’on voyait des spectacles de l’opéra Sichuanais qui est assez différent de la tradition de l’opéra de Pékin.

Du musée j’ai remarqué au loin la statue du président Mao et j’ai demandé à la guide si nous avions le temps d’aller la voir, ce qui a été possible. La statue de Mao se trouve devant le Musée de la science et de la technologie du Sichuan, ce qui explique pourquoi sous la statue il y a une citation du président Xi Jinping sur l’importance de la science et de la technologie. Nous avons pris des photos sous la statue du président Mao et, à cette occasion, j’ai dit aux cadres du Parti qui m’accompagnaient la seule phrase en chinois que je connais « vive le président Mao ! » ce qui a provoqué leur étonnement, les ont amenés à discuter avec moi sur ce que je connaissais de la révolution chinoise et de la pensée Mao Zedong, et le cadre de la province délégué aux relations internationales a manifesté son admiration pour ma connaissance du président Mao si bien que le lendemain, au pied de l’avion me ramenant en Europe, en me disant au revoir il a levé son poing et m’a dit « vive le président Mao ! ». J’ai en effet remarqué que les Chinois éprouvaient toujours beaucoup d’admiration, voire de tendresse, pour Mao Zedong et son héritage, sa capacité à avoir restauré l’État chinois. Mais ce phénomène semble surtout observable chez ceux qui sont particulièrement attachés à l’égalité sociale et on peut sentir que le clivage droite/gauche existe bien en Chine, même si aujourd’hui il se manifeste en douceur et par la façon dont les cadres mettent l’accent sur certaines périodes de l’histoire du communisme ou sur certains anciens dirigeants communistes. La question des classes sociales en Chine existe donc comme partout ailleurs dans le monde, mais elle est visiblement traitée autrement dans le régime chinois que dans les pays capitalistes ou dans les autres pays socialistes, du passé ou actuels. Tout cela dans le cadre d’une société gigantesque et diversifiée, aux fortes traditions collectivistes et étatiques mais confrontée aujourd’hui au défi de la culture capitaliste mondialisée apportant individualisme et esprit de compétition tendant à concurrencer l’émulation socialiste des démocraties populaires d’après 1945.

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16 août 2023 3 16 /08 /août /2023 18:53

La pensée des Lumière a constitué dans la longue marche de l'humanité vers le progrès technique, scientifique mais aussi social et humain une moment de rupture clef qui a toujours été contesté par les tenants de l'ordre hiérarchique et inégalitaire antérieur. Avec le post-modernisme et l'émergence de revendications "sociétales", on est toutefois passé en apparence à une nouvelle étape puisque c'est de l'intérieur même des forces "de gauche", du camp du progrès en principe donc, qu'ont surgi les forces contestant les fondements même de ce camp. Conséquence sans doute du basculement vers un néo-conservatisme des couches sociales qui avaient profité de l'ascension produite par les révolutions issues des Lumières. Déconstruire ce qui justifie les idéologies de la "fin de l'histoire" et de l'immobilisme permanent constitue donc une mesure d'hygiène sociale pour les forces pour qui le progrès humain et social est indispensable et donc possible.

La Rédaction

 

 

Reprendre l’offensive idéologique : renouer avec les idéaux des Lumières, combattre la postmodernité

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Août 2023

 

Pierre Lenormand*

 

 

Pour perpétuer son pouvoir et s’opposer aux revendications populaires, la bourgeoisie dispose de plusieurs armes : législations réactionnaires et liberticides, répression patronale et policière, recours aux formes autoritaires de pouvoir et si besoin est à la violence fasciste. Mais dans tous les cas, elle sait opposer aux aspirations émancipatrices des peuples et aux conquêtes du mouvement ouvrier un combat idéologique de tous les instants. Il s’agit pour l’essentiel de gagner les esprits à renoncer aux luttes et accepter la dictature du capital et ses projets régressifs. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse que les difficultés actuelles du mouvement social à obtenir des succès tiennent au recul des idées émancipatrices et révolutionnaires.

 

La pensée bourgeoise occidentale a d’abord recours à l’inusable levier de la promotion de l’individualisme, agrémenté de nouveaux atours, apparus dans le dernier demi-siècle. Cet individualisme exacerbé reste l’élément central d’un nouvel état d’esprit, d’un nouveau courant de pensée, commodément appelé ‘postmoderne’. Le Larousse en donne la définition suivante : « concept utilisé par certains sociologues pour caractériser l’état actuel de la civilisation occidentale, dans la mesure où elle aurait perdu la confiance dans les valeurs de la modernité (progrès, émancipation) qui ont pvalu depuis le XVIIIème siècle » (1).

 

Cette nouvelle phase de l’idéologie bourgeoise prend en effet pour cible les valeurs de la modernité portées par lesLumières’, ensemble d’idées novatrices qui, du 17ème siècle de Descartes au 18ème siècle de Voltaire, Diderot, Rousseau et quelques autres, préparèrent la grande Révolution française, et ont marqué depuis plus de deux siècles une pensée d’abord européenne et occidentale, mais ouverte au monde et tournée vers l’avenir. Portée par tous les conservatismes, la critique des ‘Lumières’ est ancienne. Elle emprunte aujourd’hui de nouvelles voies, présentées cette fois comme issues de la gauche et de l’extrême gauche (2), typiques de cette mouvance postmoderne. La lutte contre cette offensive idéologique réactionnaire s’en trouve ainsi compliquée mais plus que jamais indispensable.

 

Je voudrais ici soumettre à la réflexion collective une rapide analyse critique de ce courant postmoderne, dirigé - explicitement ou non - contre l’héritage émancipateur des Lumières. Quatre points seront présentés successivement, brièvement développés pour appeler remarques, critiques et suggestions de qui voudra bien apporter sa pierre pour construire ensemble, contre l’étouffoir postmoderne, la contre-offensive nécessaire.

 

 

1. J’essaierai d’abord de montrer comment le premier pilier des Lumières, l’affirmation des droits et libertés de la personne humaine, a pu d’un côté apporter un principe essentiel dans l’histoire humaine, et avoir été de l’autre, manipulé, retourné, perverti par l’idéologie bourgeoise.

 

Au coeur de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, la proclamation des droits et libertés de la personne humaine marque le début de l’histoire contemporaine : elle signifiait la libération de l’Ancien régime, la fin de la société divisée en ordres, de l’économie organisée en corporations et de la royauté de droit divin. Son retentissement fut immense, pour aboutir à la Déclaration Universelle de 1947, qui à son tour place l’individu au centre d’un ensemble de droits et de libertés.

 

Il y a plus d’un siècle, le père fondateur de la sociologie française Emile Durkheim distinguait cependant l’individualisme des Lumières, « républicain et humaniste où tout individu humain est lié à des notions morales, doté d’une raison individuelle qui le relie à un ensemble social », et l’individualisme corrélatif au capitalisme, « valorisé par les libéraux, à savoir l’égoïsme utilitaire, l’apothéose du bien-être privé, le culte égoïste du moi. Chaque citoyen n’est alors plus relié aux autres par des propriétés morales mais par un individualisme concurrentiel : chacun cherche son intérêt particulier ».

 

- Pour l’individu producteur, et l’ensemble des travailleurs, les luttes ouvrières ont su proposer et imposer des droits collectifs, susceptibles d’assurer l’émancipation de chacun. Les derniers siècles ont été jalonnés par ces conquêtes sociales, inlassablement remises en cause par la logique capitaliste de l’exploitation, tendant à laisser l’individu isolé, démuni, jusqu’à la tentative contemporaine de liquidation du salariat organisé au profit de l’auto-entrepreneuriat et du télé-travail.

 

- A l’inverse, et comme par compensation, ce qu’on a pu appeler un ‘capitalisme de la séduction’ a conduit à lexaltation, à la glorification du ‘moi’ alimentant un individualisme envahissant. Pour répondre aux désirs de chacun, de nouveaux comportements, de nouvelles pratiques de consommation affectent désormais tous les domaines de la vie quotidienne, jusqu’à la vision de l’avenir.

 

Ce double paradoxe montre bien la place contradictoire que la société et l’idéologie bourgeoises assignent à l’individu en ce début du XXIème siècle. La numérisation générale a permis d’atteindre un degré jamais vu dans les raffinements de l’individua-lisation, dans l’éparpillement des aspirations et des consommations : vogue des chantres et du business du développement personnel, multiplication d’anciens et nouveaux problèmes de santé appelant une panoplie sans précédent de traitements et thérapies, développement et diversification des modes alimentaires, avec leurs adeptes et leurs tribus : d’innombrables campagnes, revendications et actions publiques minoritaires passent ainsi au premier plan de l’actualité médiatique avec un double effet de diversion et de division, brisant de l’intérieur les nécessaires combats collectifs émancipateurs. Ce trait permanent de l’idéologie bourgeoise, ainsi étendu et mis au goût du jour pour mieux atteindre chacun d’entre nous reste un élément central de l’esprit postmoderne.

 

 

2. La modernité reçue en héritage des Lumières accorde une place centrale à l’universalisme, conception selon laquelle les idées et les valeurs sont indépendantes du temps et du lieu’ (le Larousse). Ce second pilier de la modernité repose sur l’idée d’une unité fondamentale, ni divine, ni animale, de l’espèce humaine, fondatrice des ‘droits de l'homme’. L’universalisme, qui s’oppose au différentialisme et à l’identitarisme, a toujours été contesté. Dans la dernière période sa remise en cause a emprunté de nouvelles voies, avec le développement didentités particulières et d’appartenances personnelles multiples, parmi lesquelles la race et le sexe occupent une place démesurée.

 

La question de la race, que l’on croyait réglée, refait surface au travers d’un nouveau ‘racialisme’ sous une forme légitimée par les études ‘post-coloniales’ et leurs dérives ‘décoloniales’, qui accordent une place exorbitante aux ‘différences visibles’ et à la couleur de peau, dénoncent le ‘privilège blanc’ et valorisent les appartenances ethniques.

 

Mises en avant par la théorie du genre, les questions touchant à la sexualité se sont multipliées : dénonciations légitimes du viol, de l’inceste et des agressions sexistes, liberté de choix de multiples orientations sexuelles, mais aussi mise en avant de questions plus controversées comme les changements de sexe et une approche malthusienne de la reproduction humaine.

 

Ainsi se trouvent relégués à l’arrière plan, ignorés ou niés, les rapports sociaux et les luttes de classe. Partie des campus universitaires états-uniens, la dénonciation des discriminations de toute nature, et en premier lieu celles de sexe et de race, a gagné l’Europe occidentale et de nombreuses autres parties du monde. Cette nouvelle approche pénètre désormais profondément l’enseignement supérieur, la recherche scientifique, les médias, le monde politique. Ce mouvement est souvent présenté, pour le dénigrer comme pour l’encenser, comme relevant du ‘wokismeterme désignant à l’origine ceux qui se déclarent ‘éveillés’. Cet avatar américain de la post-modernité affirme l’importance et la multiplicité des dominations et des oppressions, et s’appuie sur une nouvelle méthode d’analyse, l’‘intersectionnalité’, devenue une véritable théorie appelant à l’approche croisée des discriminations de toute nature. La ‘cancel culture, pratique de la dénonciation et de la mise à l’écart, est le troisième terme de ce qui apparaît comme une offensive idéologique de grande ampleur, à juste titre très inquiétante. On en retiendra pour l’instant qu’on est passé de la reconnaissance légitime des différences à l’affirmation d’identités concurrentes, souvent intolérantes, voire agressives. Luniversalisme fait ainsi place au différentialisme, aux identitarismes qui ont nourri le passage du social au sociétal et de l’internationalisme au mondialisme, typique de la pensée post-moderne, avec le vocabulaire et le discours qui lui est propre.

 

Je renverrai pour conclure - provisoirement - ce premier point au philosophe Francis Wolff : « Il est vrai que les idées universalistes ont souvent servi de prétexte à la domination mais ce n’est pas toujours le cas. Même lors des entreprises de colonisation, il y avait toujours de l’ambiguïté. Par ailleurs, les pires entreprises de domination et d’extermination n’ont jamais été faites au nom de l’universel, le but était toujours d’exterminer les autres, les sous-hommes, la vermine. () D’un point de vue éthique ou politique, l’universel doit toujours être l’horizon visé, il n’y en a pas d’autre. Sinon on retombe sur le cercle infernal de l’asservissement ou de la domination. Il faut donc redonner à l’universel toute sa force émancipatrice ».

 

 

3. La remise en cause du troisième pilier, que forment la raison et la science est un autre front d’attaque de l’héritage des Lumières : l’affirmation d’un irrationalisme multiforme conduit à un relativisme absolu, la vérité même n’aurait pas d’existence.

 

On a pu mesurer récemment les multiples formes d’irrationalisme , répandues notamment parmi la jeunesse, mais qui marquent tous les âges et tous les milieux. Les Encyclopédistes avaient mis la science au coeur de la modernité. Sa contestation aujourd’hui retrouve de vieux chemins mais en emprunte de nouveaux, entre lesquels la science se trouve comme écartelée : à l’appel incessant et à la glorification des scientifiques, censés apporter les solutions aux problèmes contemporains s’opposent les pourfendeurs de la science et de la technique, qu’ils rendent responsables de ces mêmes maux. Orchestrée par les multinationales californiennes, la fuite en avant dans le tout numérique et l’intelligence artificielle n’est pas sans rappeler les utopies scientistes qui avaient prospéré au début du siècle dernier. Au centre de gigantesques programmes, érigées en politiques globales par les états, ces nouvelles technologies suscitent à juste titre suspicion sur leur véritable finalité où l’humain disparaîtrait derrière la machine. La science du vivant qu’est la biologie est ainsi devenue une cible pour les divers courants de la postmodernité.

 

Mais la critique de la science a été portée à un nouveau paroxysme par les philosophes de la déconstruction des savoirs Jacques Derrida et Michel Foucault qui, dans les années cinquante et soixante ont réduit la connaissance scientifique à une pure construction sociale, sans rapport avec le réel. Ce que la confusion croissante entre réel et virtuel ne fait qu’amplifier de nos jours. Allant plus loin, la vérité même n’aurait pas d’existence, puisque dépendant de l’expérience voire de l’opinion ou des croyances de chacun, débouchant sur un relativisme général, n’épargnant aucune domaine de la pensée. On notera à cet égard les dégâts opérés par le développement de vérités officielles, touchant aussi bien l’histoire que les questions de santé ou le climat, à l’opposé d’une véritable démarche scientifique, critique par définition. Un comble est aujourd’hui atteint avec la propagande de guerre diffusée par tous les grands médias.

 

Cet effacement de la raison nourrit une incertitude générale, où rien de solide, de durable ne serait acquis, la perte de la plupart des repères engendrant un sentiment d’impuissance et un réflexe de repli chez nos contemporains.

 

 

4. L’idée de progrès a été dès le XIXème siècle la cible de tous les conservatismes. Ce quatrième pilier est depuis un demi-siècle l’objet de nouvelles et vigoureuses contestations, portées par les diverses tendances de la ‘mouvance’ postmoderne.

 

Le progrès était au coeur du projet politique d’émancipation des Lumières. Sa remise en cause est le troisième volet - découlant logiquement du second - de l’offensive anti-lumières. La dénonciation, ancienne, du ‘culte du progrès’ prend aujourd’hui la forme d’innombrables récits apocalyptiques emplis de monstres et d’extra-terrestres. ‘Effondristes’ et autres ‘collapsologues’ contribuent à répandre de multiples peurs dans la société toute entière. Il conviendrait désormais de substituer à l’optimisme lié aux ‘méta-récits’ émancipateurs un pessimisme réactionnaire, à l’invention de l’avenir le retour au passé. Jusqu’à renoncer à l’idée même d’humanité, désormais contestée entre animalisme et transhumanisme.

 

On est là bien loin de ce qu’écrit Stéphanie Roza, qui souligne combien ce principe de progrès avait été repris et développé par toute la pensée marxiste. En se disant souvent post-marxistes’, les postmodernes se révèlent clairement anti-marxistes, opposés à donner un sens à l’histoire, et à la nécessaire sortie du capitalisme. Dans un livre récent Loïc Chaigneau revient sur ce qui oppose radicalement marxisme et intersectionnali. En soulignant d’abord que les marxistes, Marx lui-même, ou plus près de nous Angela Davis, ont su analyser les discriminations, dominations et oppressions dans leur complexité, sans jamais les séparer des rapports de classe qui sont l’axe central des inégalités. Pour les tenants de l’intersectionnalité, au contraire, la question de la classe, parfois ignorée, est toujours minorée, simple variable parmi toutes les autres. Or, écrit Chaigneau, « nous devons impérativement reconnaître la détermination de classe comme première, non pas pour le plaisir de hiérarchiser les luttes mais justement pour les conduire correctement à leurs fins.» En s’en prenant aux effets, aux conséquences et non pas aux causes d’un système économique et social qu’ils se refusent même, souvent, à nommer, les postmodernes de toute obédience se condamnent à ne rien résoudre. Pour nombre d’entre eux, c’est le but recherché.

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Il faut bien prendre la mesure de cette attaque en règle - multiforme, ouverte ou camouflée - contre les valeurs héritées des Lumières. La défaite du soviétisme et le recul des forces communistes ont enfin, depuis plus de trente ans, nourri ce climat de désespérance et en quelque sorte ‘achevé la travail’. La postmodernité, avec ses mots et ses idées, a touché en premier lieu des cercles intellectuels restreints et une bourgeoisie éloignée des réalités du monde du travail. Mais ne nous voilons pas la face : ces idées, ces mots nouveaux ont pénétré profondément les médias, les arts, le monde politique, la jeunesse de tous les milieux. Les mouvements pour ‘sauver la planète’, les combats des LGBT, les manifestations pour la ‘justice climatique’ rassemblent une part de la jeunesse scolarisée, des étudiants et de la nébuleuse écologiste, avec leur illusions et leurs excès. Faut-il rejeter ces mobilisations sociétales ? Faut-il voir dans la recherche de tout nouveau droit un déni de l’universalité ? Nous nous en garderons. Mais avec une grande partie de l’opinion et de l’électorat populaires, nous nous interrogerons sur leur finalité : faut-il nous satisfaire de l’obtention de quelques nouveaux droits compatibles avec l’ordre existant, quand les gouvernements de gauche et de droite s’acharnent depuis un demi-siècle, à revenir sur tous les acquis sociaux du mouvement ouvrier ? N’y a-t-il pas urgence à revenir à l’essentiel, c’est à dire la guerre au capitalisme ? Est-il désormais dépassé, comme nous le serinent les postmodernes, d’en appeler à la révolution ? Cette question traverse les communistes et le peuple militant, de la CGT à la France Insoumise, pénétrés à leur tour par les mots, les idées et les pratiques postmodernes. Un nouvel arsenal idéologique imprègne désormais notre quotidien, de manière d’autant plus insidieuse qu’il se présente non pas comme une nouvelle offensive réactionnaire, venue de la droite, mais comme inspiré par les idéaux de lutte qui ont fait les beaux jours de la gauche et de l’extrême gauche. Et qui pour s’imposer n’hésite pas à recourir aux accusations, aux mises à l’index, voire aux exclusions. Comme l’écrit Brigitte Bouzonnie, l’offen-sive postmoderne a pour effet, voire pour objectif, de « diviser la ‘gôche’ et le peuple français, afin de le rendre moins dangereux pour les intérêts du capital. Et faire que ces luttes ne soient jamais victorieuses. Et plus gravement, les livrer aux réflexes de sécurité et aux formes de résistance qui subsistent, la famille, le local, la religion. »

 

Nombre d’analyses relient étroitement cette idéologie du renoncement aux besoins du capitalisme contemporain dans sa phase néo-libérale, puis mondialisée. Ceci nous impose de combattre pied à pied, compartiment par compartiment, thème par thème, cette idéologie de la résignation. Il est donc utile et nécessaire, à un moment où de puissants mouvements sociaux doivent se développer, de mener sur le terrain idéologique la lutte contre une entreprise de dépolitisation globale. On évitera d’entrer dans les débats très vifs, et fort complexes, qui agitent les spécialistes en sciences humaines (philosophes, sociologues, psychologues) ‘postmodernes’ ou ‘réalistes’. (3) Il nous revient par contre de sortir le nouveau vocabulaire - souvent emprunté à l’anglo-américain - et les idées qu’il porte du cercle étroit des spécialistes, des experts, pour les mettre, avec leurs contradictions, à la connaissance et à la critique du plus grand nombre. Essayer en somme, sous l’écume des mots, de définir et analyser de la manière la plus claire possible les divers aspects, les différents thèmes diffusés par cette mouvance ‘postmoderne’. Car nul ne doit être tenu hors de questions qui touchent aussi profondément notre présent et notre avenir. Véhiculés par des auteurs et des politiques se revendiquant de la gauche, ces thèmes ont grandement contribué à l’effacement du clivage gauche-droite, à la confusion entre progressisme et conservatisme. Bruyamment célébrés et promus par les médias dominants, ils viennent décrédibiliser toute issue révolutionnaire, interdire par avance toute construction collective d’une véritable alternative politique, condamnant la majorité du peuple, et en premier lieu les classes populaires, à continuer à subir. A vous, à nous de relever le défi.

 

Pierre Lenormand

16 août 2023

* Géographe

NOTES :

(1) Fait d’éléments a priori disparates et sur plusieurs plans, cet esprit du temps ‘postmoderne’ n’est pas une idéologie constituée. Il n’en fait pas moins ‘système’. Aux origines du mot on trouve l’ouvrage ‘fondateur’ du philosophe français Jean-François Lyotard, qui à partir d’un rapport sur les savoirs au XXème siècle, a écrit ‘la condition post-moderne’ (1979). Une des premières critiques de cet ensemble flou est anglaise (Alex Callinicos : ‘Against postmodernism’ : a marxist critique’ (1989). Pour Alan Sokal et Jean Bricmont (Impostures intellectuelles, 1998) la postmodernité est clairement dénoncée comme une contre-modernité.

Présenté comme spécialiste des ‘questions sociétales et de la postmodernité’, le sociologue Michel Maffesoli évoque pour sa part, de façon ramassée mais à mon sens éclairante « comment s’opère le passage de la modernité à la post-modernité : ce sont au moins trois renversements : le souci du présent, de l’immédiat, est préféré au sens du futur, (…) la posture à l’utilité de l’acte, l’émotion à la raison.»

L’historien Pierre Vilar, de son côté, a su reconnaître dès 1987 les principaux traits de la postmodernité, ce dernier ‘snobisme intellectuel’ en date : confusions entre les causes et les conséquences, entre le particulier et le général, entre l’imaginaire et le réel ; refus de penser historiquement l’ensemble des faits sociaux, rendant ainsi inintelligible l’évolution de l’humanité.

 

(2) Je dois au départ de cette réflexion reconnaître une dette particulière à l’ouvrage de Stéphanie Roza « la gauche contre les Lumières » (Fayard, 2021). Elle prend soin de préciser (p. 14) ce qu’elle entend par ‘gauche’ : « ce produit de la révolution française » désignant « l’ensemble des prises de position explicitement porteuses de projets de subversion de l’ordre existant (social, politique, économique) au profit des dominés.»

 

(3) Cette contribution pour ouvrir le débat s’est nourrie de la consultation d’un certain nombre d’ouvrages, donnés en annexe. Je n’ai évidemment pas lu tout ce qui a pu s’écrire sur le sujet. Il y a donc d’énormes lacunes, mais aussi des raccourcis, des approximations, des erreurs, que tous ceux qui le souhaitent voudront bien me signaler. Un tel exercice de ‘vulgarisation’ de la part d’un non-spécialiste de l’histoire des idées est forcément simplificateur, voire simpliste. Le point de vue résolument critique adopté sera sans doute tenu pour superficiel et partial. Mais je l’assume. A vous la parole !

 

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Un point de vue cubain…

« L’homme postmoderne est devenu un homme détaché de presque tout ce qui l’entoure, à l’exception de son smartphone et d’une dizaine de produits qu’il consomme avec voracité. Immergé dans sa bulle, esclave des gadgets, entouré de capteurs et de logiciels qui en savent plus sur sa vie que sa famille. En d’autres termes, un individu réduit à la catégorie de chose. Il ne vit que pour lui-même, désireux d’un plaisir sans limite, trivial et éphémère. Un encyclopédiste du savoir inutile, qui vit au milieu d’une avalanche d’informations qui le déculturent et le désinforment.  L’objectif est d’annihiler tout ce qui pourrait contredire, interpeller, déranger, le difficile, le profond et le social. »

Raul Antonio Capote

Granma, 13 janvier 2022, article « le capitalisme au XXIème siècle »

 

Quelques autres citations :

Laïnae & Alep (conclusion)
« Refusons la numérisation, la réduction numérique. Brisons nos chaînes - ces câbles et ces ondes qui atrophient les relations humaines, la Terre, le vivant. Déconnectons-nous, ensemble. Décâblons le monde. » 
Cohen (ccl)
« C’est contre la double dissolution numérique du rapport à autrui et au monde réel qu’il faut lutter. Nous ne ressusciterons pas les morts et ne migrerons pas vers une autre galaxie : c’est avec les vivants et sur cette planète qu’il faut accepter de vivre. »

 

Ouvrages consultés (par ordre alphabétique) :

Beaud Stéphane & Noiriel Gérard 2021 : Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie (Agone, Marseille).

Chaigneau Loïc 2021 : Marxisme et intersectionnalité (Delga, 125 pages)

Clousclard Michel 2020 : Capitalisme de la séduction (1981, réédition Delga)

Cohen Daniel 2022 : Homo Numericus, la « civilisation » qui vient (Albin Michel, 238 pages)

Couturier Brice 2021 : OK Millenials. Puritanisme, victimisation, identitarisme, censure … L’ enquête d’un baby-boomer sur les mythes de la génération woke. (l’Observatoire, 333 pages)

Laïnae Julia & Alep Nicolas 2023 : Contre l’alternumérisme (La lenteur, 141 pages)

Morel Martine & Prône André 2020 : nouveaux modes de consommation. développement du e-commerce et contre-culture sociale (France Libris, collection Indecosa Var)

Policar Alain 2021 : «L’inquiétante familiarité de la race. Décolonialisme, intersectionnalité, universalisme». (Editions du bord de l’eau, 144 pages)

Rennes Juliette (coord.) 2021: Encyclopédie critique du genre (édition revue et augmentée, la découverte, 895 pages)

Roza Stéphanie 2020 : La gauche contre les lumières (Fayard, 203 pages)

Todd Emmanuel 2022 : Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes (Seuil,377 p.

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