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  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:53

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La politique menée par l’État d’Israël soulève de nombreuses critiques dans le monde, mais rares sont ceux qui acceptent de démonter publiquement les fondements de cette politique. Plus rares encore sont ceux qui acceptent d’analyser en quoi le sionisme est en contradiction avec les traditions de lutte pour la liberté qui ont traversé l’histoire des Juifs. Rares aussi sont ceux qui arrivent à examiner le sionisme avec le même regard que tout autre courant nationaliste. La tragédie dont ont été victimes les enfants d’Israël en Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale, et la destruction simultanée de la plupart des courants juifs progressistes non sionistes, a eu pour conséquence de donner aux sionistes un quasi-monopole de fait, non pas de représentativité de la judéïté mais de représentation publique. Dans cet article qu’un des grands penseurs progressistes des États-Unis a eu la gentillesse de nous adresser, ces sujets sont abordés avec intelligence et courage.

La rédaction


Lettre de démission du peuple juif
-
Septembre 2005
 
Par Bertell Ollman*
 
 

« Parfois, il nous incombe d’intervenir. Lorsque des vies humaines sont en danger, que la dignité humaine est menacée, frontières et susceptibilités nationales doivent céder devant l’action. Là où des hommes et des femmes sont persécutés en raison de leur race, de leur religion, de leur situation politique ou sociale, est pour nous, en ce moment précis, le centre de l’univers.»

Elie Wiesel (Discours de réception du prix Nobel de la Paix, le 10 décembre 1986)[1]

Vous êtes-vous jamais demandé quelle serait votre dernière pensée au moment de mourir ? Moi oui, et j’ai eu ma réponse. C’était, il y a quelques années, dans le brouillard des derniers instants avant de me livrer au bistouri pour une opération mortellement dangereuse. Alors que les infirmières me roulaient vers la salle d’opération, ce qui surgit dans ma conscience n’a pas été, comme on pourrait s’y attendre, la peur de la mort, mais une terrible angoisse à l’idée de mourir juif. J’étais consterné à l’idée de finir ma vie encore lié par le cordon ombilical à un peuple auquel je ne pouvais plus m’identifier. Que ce fût là ma « dernière » pensée me surprit grandement alors, et me surprend toujours.

Qu’est-ce que cela signifiait…et pourquoi est-il si difficile de démissionner d’un peuple ? Je suis né à Milwaukee de parents juifs d’origine russe, qui n’allaient jamais à la synagogue et ne suivaient pas de règles kascher mais qui parlaient souvent yiddish à la maison et se considéraient eux-mêmes comme juifs. Pendant quatre ans, après l’école publique, je suis allé à l’école hébraïque, et à treize ans j’ai fêté ma bar-mitsvah. Venant de ce milieu, j’ai conservé quelques vagues croyances juives jusqu’à la fin de mon adolescence quand je suis devenu athée. Je m’identifiais encore comme juif, mais dans un sens qui devenait de plus en plus difficile à définir. Certains de mes amis étaient devenus sionistes, et j’ai même joué un temps pour l’équipe de basket d’un club de jeunesse sioniste ; malgré cela, ils ne réussirent pas à me convertir à leur cause, principalement, je crois, parce que leur programme semblait avant tout appeler au départ pour Israël. Cependant, ce que j’avais appris au cours de ces années au sujet de l’Holocauste et sur la situation souvent lamentable des Juifs dans le monde m’avait rendu réceptif à l’idée d’une patrie juive, à condition – ce que j’ajoutais toujours – qu’on puisse arriver à un arrangement avec les Palestiniens qui vivaient là.

C’est à l’université de Wisconsin à Madison, au milieu des années 1950, que je suis devenu socialiste et internationaliste. Milwaukee, du moins le Milwaukee que j’avais connu, était une ville très provinciale, et je me réjouis des possibilités qu’offrait l’Université de rencontrer des étudiants venant du monde entier. Je crois que, durant ma première année je devins membre de toutes les organisations d’étudiants étrangers ainsi que d’un certain nombre de clubs politiques progressistes. C’est là également que j’en ai appris bien davantage sur les relations Israël-Palestine, sauf qu’alors, ce n’était plus en tant que Juif de Milwaukee mais en tant qu’internationaliste, comme membre de la communauté humaine à laquelle Arabes et Juifs appartiennent au même titre.

Au cours des années suivantes, alors que le conflit entre Israël et les Palestiniens allait de mal en pis, et même au plus mal, deux développements surprenants, du moins pour moi, commencèrent à prendre forme. En dépit de tous mes efforts pour rester impartial envers les deux antagonistes, je me suis senti devenir de plus en plus anti-Israël, alors que la plupart des Juifs américains, y compris des amis juifs qui jamais ne s’étaient dits sionistes, devenaient des partisans enthousiastes de la cause israélienne. Déjà au cours des années 1980, pendant la première Intifada, l’oppression et l’humiliation infligées aux Palestiniens par Israël étaient devenues si choquantes que je grimaçais de douleur à l’idée d’appartenir au même peuple que ceux qui commettaient de pareils crimes, ou, dans le cas de la plupart des Juifs américains, qui les noyaient dans des rationalisations faciles. Aujourd’hui, la situation a dégénéré à tel point qu’il me faut en sortir. Mais comment, là est la question. On peut quitter un club, une religion (en se convertissant), un pays (en prenant une autre nationalité, et en allant vivre ailleurs), on peut même, la médecine le permettant aujourd’hui, changer de sexe. Mais comment peut-on démissionner du peuple au sein duquel on est né ? Révulsés par les actions de leur Église, quelques catholiques français ont écrit au pape pour demander un certificat de dé-baptisation. Était-ce là un précédent ? Mais moi, à qui devrais-je écrire ? Et que demander ? C’est alors que j’ai décidé d’écrire à la revue Tikkun[2] sans rien demander d’autre que d’être entendu.

D’après ce que j’ai dit jusqu’ici, il serait facile pour certains de me rejeter comme Juif ayant la haine de soi, mais ce serait là une erreur. Si je suis quelque chose, c’est bien un Juif qui s’aime, mais le Juif que j’aime en moi c’est le Juif de la Diaspora, le Juif qui eut la bénédiction pendant deux mille ans de n’avoir pas de pays à revendiquer comme sien.

Que cela se soit accompagné de nombreux et cruels désavantages est chose bien connue, mais la situation présentait un suprême avantage qui dominait tout le reste. Étant dans tous les pays des « outsiders » et appartenant à la famille des «outsiders » à travers le monde, la plupart des Juifs ont été moins affligés que d’autres peuples des préjugés mesquins qui défigurent toutes les formes de nationalisme. Si on ne pouvait être citoyen à part entière du pays où l’on vivait, on pouvait être citoyen du monde, ou, du moins, commencer à se penser comme tel, avant même que n’existent les concepts qui allaient permettre de clarifier ce que cela signifiait. Je ne dis pas que la majorité des Juifs de la Diaspora pensaient réellement ainsi, mais c’était vrai pour certains – Spinoza, Marx, Freud et Einstein étant parmi les plus connus - et l’inclination aussi bien que l’occasion pour les autres de se penser ainsi venaient du rejet même dont ils faisaient tous l’objet dans leur pays de résidence. De même, l’habitude largement répandue de traiter les Juifs comme en quelque sorte moins qu’humains provoquait en eux une réaction universaliste. Les Juifs présentaient l’argument – lorsqu’ils le pouvaient, ou le pensaient en silence quand la discussion était impossible - qu’en tant qu’enfants du même Dieu, ils avaient en partage une humanité commune avec leurs oppresseurs, et que cela devrait primer sur tout le reste. Ainsi, l’accusation antisémite selon laquelle les Juifs ont toujours et partout été cosmopolites et d’un patriotisme tiède comportait au moins ce grain de vérité.

Aujourd’hui, bien sûr, peu de Juifs prennent cette position. En 1990, lors d’une interview pour le Jerusalem Report, l’intellectuel et sioniste anglais le plus célèbre, Isaiah Berlin, rapporta une conversation qu’il avait eue avec le philosophe français, Alexandre Kojève, lequel lui avait tenu les propos suivants : « Vous êtes juif. Le peuple juif a probablement l’histoire la plus intéressante de tous les peuples qui ont jamais vécu. Et maintenant vous voulez être l’Albanie ? » Berlin répondit : « Oui, c’est ce que nous voulons. Pour nos aspirations, pour les Juifs, l’Albanie est un pas en avant. »[3] C’était là une réponse surprenante de la part d’un libéral culturellement sophistiqué, un athée, quelqu’un qui prétendait n’avoir jamais fait l’expérience d’un quelconque antisémitisme en Angleterre, et qui avait écrit en long, en large et en profondeur sur le nationalisme et ses périls. Ce qui l’emportait sur de telles considérations pour Berlin, c’était le besoin humain d’appartenance, par quoi il entendait appartenir non seulement à un groupe mais aussi à un lieu particulier. Privés d’un pays qui leur soit propre, les Juifs avaient souffert de toutes les formes d’oppression ainsi que de la nostalgie envahissante qui accompagne un exil prolongé indéfiniment. Berlin aimait à répéter que tout ce qu’il voulait pour les Juifs était qu’on leur permette d’être un « peuple normal » avec une patrie tout comme les autres. Oui, tout comme les Albanais.

Cependant, deux questions restent à examiner : (1) Est-ce que l’impulsion naturelle d’appartenir à quelque chose, prémisse principale de Berlin, pourrait être satisfaite par autre chose qu’un État-nation ? (2) En devenant semblables à l’Albanie (même à la Grande Albanie), est-ce que les Juifs n’ont pas été forcés d’abandonner quelque chose de bien plus précieux dans le judaïsme de la Diaspora ? S’il est vrai – et je suis prêt à l’admettre – que notre santé mentale et émotionnelle requiert une relation forte avec les autres, il n’y a aucune raison de croire que seuls les groupes nationaux occupant leurs propres territoires peuvent satisfaire ce besoin. Des groupes ethniques, religieux, selon le genre (gender), culturels, politiques et des classes sociales sans liens particuliers avec un pays peuvent aussi jouer ce rôle. Gitans, catholiques, féministes, homosexuels, francs-maçons et travailleurs conscients de leur classe ne sont que quelques-unes des populations qui ont trouvé des moyens de satisfaire ce besoin d’appartenance sans se confiner dans des frontières nationales. Le fait d’être membres de notre commune espèce offre encore une autre voie pour atteindre ce même but. Étant donné l’éventail des possibilités, le ou les groupe(s) au(x)quel(s) nous choisissons « d’adhérer », ou celui dans lequel nous reconnaissons notre identité première, dépend largement des choix disponibles à l’époque et dans le lieu où nous vivons, de la façon dont de tels groupes résolvent (ou promettent de résoudre) nos problèmes les plus urgents, et aussi de la socialisation à travers laquelle nous percevons ces différents groupes.

Quant à ce qui a été perdu au cours de l’acquisition d’une patrie, il est important de reconnaître que le sionisme est une forme de nationalisme comme n’importe quelle autre, et que le nationalisme - même des observateurs aussi bien disposés qu’Albert Einstein ont été obligés de le reconnaître - a toujours son prix. Alors que tout Juif sait qu’on a offert à Einstein la présidence du nouvel État juif, bien peu comprennent pourquoi il l’a refusée. À l’inverse de Berlin, qui voulait que les Juifs deviennent un peuple « normal » comme les autres, Einstein a écrit : , « Ce que je considère comme la nature essentielle du judaïsme résiste à l’idée d’un État juif avec des frontières, une armée et un degré de pouvoir temporel, aussi modeste soit-il. Je crains les dégâts internes que cela entraînerait pour le judaïsme ­– venant en particulier du développement d’un nationalisme exclusif dans nos rangs, contre lequel nous avons déjà eu à lutter avec force, même en l’absence d’un État juif. »[4] Qui peut douter aujourd’hui qu’Einstein ait eu raison de se faire du souci ?

Comme tous les nationalismes, le sionisme est, lui aussi, fondé sur un sens exagéré de la supériorité des membres de la communauté et une attitude indifférente, versant dans le mépris, à l’égard de ceux d’autres collectivités. Les Juifs sont entrés sur la scène de l’histoire mondiale par un acte de « chutzpah » (culot monstre) proclamant l’existence d’un Dieu juste, qui créa tous les êtres et qui, par la suite - pour des raisons connues de lui seul - choisit les Juifs pour être son peuple élu. (Pourquoi les chrétiens et les musulmans ont accepté si joyeusement leur statut inférieur dans cet arrangement demeure pour moi un grand mystère.) Mais, les sionistes ont poussé cet acte originel de « chutzpah » plus loin encore en l’appliquant aux Commandements de Dieu. Si les Juifs ont pu croire autrefois qu’ils avaient été choisis par Dieu comme dépositaires des Tables de la Loi au nom de l’humanité tout entière, les sionistes semblent croire qu’ils ont été choisis pour pouvoir passer outre chaque fois qu’elles contrarient leur intérêt national. Quelle possibilité demeure dès lors pour une croyance en l’égalité intrinsèque de tous les êtres humains ?

Il est admis que les anciens Hébreux reçurent non seulement les Commandements de Dieu mais encore, paraît-il, la promesse d’un lopin de terre particulier. Toutefois cette promesse a toujours été liée à l’obéissance des Juifs à ces lois, dont la plus importante – si l’on en juge d’après le nombre de fois où Dieu s’y réfère – est la prohibition formelle de l’idolâtrie. Bien que les Juifs n’aient construit aucune idole de Dieu, leur dossier sur l’idolâtrie, – peut-être en partie le résultat de leur résistance à la tentation de le représenter, – a probablement été plus chargé que celui de leurs voisins. Pendant trois mille ans et plus, le judaïsme a mené une bataille largement perdue contre l’idolâtrie au fur et à mesure que le temple de Jérusalem, les rouleaux de la Thora, et la terre d’Israël en sont venus à incarner, puis graduellement à se substituer aux relations du peuple avec Dieu et à l’ensemble des préceptes éthiques qu’ils étaient censés représenter. Mais ce n’est qu’avec le sionisme, la version actuelle de cette idolâtrie de la terre, que ces préceptes ont été complètement sacrifiés. Cette version moderne du Veau d’Or aurait évité à Moïse la tâche de briser les Tables de la Loi en l’accomplissant pour lui. Le fait qu’aujourd’hui de nombreux sionistes ne croient pas dans le Dieu de leurs pères leur rend simplement plus facile de faire de la terre d’Israël un nouveau Dieu. L’idolâtrie demeure. Sauf qu’à présent, les lois de Dieu peuvent être écrites par un comité sans souiller leur contenu nationaliste d’aucunes prétentions à l’universalité. Si un nationalisme aussi extrême est normal – qui fait de Spinoza, Marx, Freud et Einstein des gens complètement anormaux – alors, je suppose, Berlin a finalement obtenu son peuple normal.

Comme il est caractéristique des mouvements nationalistes, le lien organique que le sionisme présuppose entre le peuple et son territoire baigne aussi dans la sorte de mysticisme qui rend impossible toute discussion rationnelle de la situation. Cela est aussi vrai pour les sionistes religieux, qui croient réellement que leurs ancêtres ont fait une bonne affaire immobilière avec Dieu, que pour les sionistes sécularisés, qui oublient commodément les deux mille ans de la Diaspora juive lorsqu’ils mettent en avant leurs revendications « légales » sur la terre (ne se souvenant de la souffrance des Juifs dans la Diaspora qu’au moment où la discussion bifurque sur les raisons « morales » de leurs prétentions). Que reste-t-il alors de la possibilité de traiter de façon humaine et rationnelle les problèmes de la vie au XXIe siècle? La morale et la raison étant ainsi taillées pour servir les besoins de la tribu en premier… et en dernier lieu, la chambre d’horreurs que le sionisme a construite pour le peuple palestinien n’était qu’une question de temps. Est-ce vraiment là ce que les anciens prophètes hébreux avaient à l’esprit quand ils prédisaient que le peuple juif deviendrait « la lumière des nations »? Certainement non. Un tel développement aurait été inimaginable pour les Juifs au cours de la Diaspora quand, probablement, aucun autre peuple n’attachait autant de valeur à l’égalité et à la raison humaines. Einstein pouvait même affirmer, sans que personne ne se moque de lui, que la caractéristique la plus essentielle du judaïsme était son engagement en faveur de « l’idéal démocratique de justice sociale, doublé de l’idéal d’aide mutuelle et de tolérance entre tous les hommes »[5]. Aujourd’hui, Dieu lui-même devrait en rire…ou en pleurer.

Si la Diaspora, malgré toutes ses difficultés matérielles, a laissé les Juifs sur une sorte de piédestal du point de vue moral (voir Einstein ci-dessus), pourquoi en sont-ils descendus? Ils en sont descendus quand le piédestal s’est brisé. Les conditions sur lesquelles reposait la vie des Juifs de la Diaspora ont commencé à se désintégrer avec les progrès du capitalisme, de la démocratie et des Lumières, longtemps avant l’Holocauste, qui ne délivra que le coup final. Aussi étrange que cela paraisse s’agissant d’une histoire qui dura presque deux mille ans, le judaïsme de la Diaspora n’a été et ne pouvait être qu’une période de transition. Émergeant du judaïsme biblique, le judaïsme de la Diaspora s’est construit dès le départ sur la contradiction entre la nostalgie du pays perdu et l’effort si souvent hésitant et partiel de s’intégrer aux peuples et aux pays où les Juifs s’installèrent. L’un regardait en arrière vers la tribu et la terre qu’ils avaient un jour appelée la leur, et l’autre regardait devant, vers l’espèce humaine et le monde entier à travers lequel les Juifs, plus qu’aucun autre peuple, s’étaient répandus. Mais comme pendant très longtemps, les relations qui mettaient en contact les peuples et les lieux – qu’il s’agisse de culture, de religion ou de commerce, bien souvent par l’intermédiaire des Juifs – restèrent peu développées, la possibilité pour les Juifs de penser leur situation nouvelle jusqu’à ses conclusions logiques et de se déclarer citoyens du monde n’était même pas concevable pour la plupart d’entre eux. Cependant, leur attitude envers le reste de l’humanité, sinon encore leurs actions, rendit les Juifs de plus en plus suspects aux peuples plus enracinés parmi lesquels ils vivaient, et qui ne cessaient de les condamner pour leur « cosmopolitisme » (un gros mot, apparemment, pour pratiquement tout le monde sauf pour les Juifs). Et c’est à la faveur des multiples reconfigurations du globe associées au capitalisme, aux Lumières, à la démocratie, et, finalement, au socialisme qu’un plus grand nombre de Juifs purent en fait se reconnaître citoyens du monde et se sentirent libres de le déclarer publiquement.

Cependant, le même bouleversement économique et social, avec ses possibilités d’ascension sociale et l’effrayante montée de l’antisémitisme, qui avait conduit de nombreux Juifs à échanger leur identité première comme membres de la tribu pour une identité en tant que membres de l’espèce humaine, en amena d’autres à rejeter leur cosmopolitisme en évolution pour se lancer dans un projet nationaliste renouvelé. Ce n’est pas une coïncidence si tant de Juifs sont devenus socialistes ou sionistes à la fin du XIXe siècle et dans la première partie du XXe. Alors qu’aucun changement dans la condition du peuple juif n’avait semblé possible auparavant, deux alternatives se présentaient maintenant qui allaient entrer en compétition pour le soutien populaire. Tandis que l’une cherchait à mettre fin à l’oppression des Juifs en mettant fin à toutes les oppressions, l’autre voulait atteindre le même but en expédiant les Juifs vers un refuge supposé sûr en Palestine. Et le processus même, qui avait donné naissance à ces deux possibilités, amena la désintégration progressive, puis rapide, du judaïsme de la Diaspora. Bien qu’aujourd’hui la plupart des Juifs vivent hors d’Israël dans ce qu’on appelle encore la Diaspora, la grande majorité appartient soit au camp socialiste, soit, de plus en plus, au camp sioniste (y compris à des versions plus modérées de chacun), et le reste finira probablement par s’identifier sous peu à l’un ou l’autre camp. Le judaïsme de la Diaspora, tel qu’il fut pendant deux mille ans, a pratiquement cessé d’exister. Il s’est divisé le long de la ligne de sa contradiction majeure, d’un côté, en un socialisme qui cherche le bien-être de toute l’humanité et, de l’autre, en un nationalisme préoccupé du seul bien-être du peuple juif et de sa reconquête d’Israël. Étant donné que le judaïsme a toujours tenté de synthétiser ces deux projets irréconciliables, leur séparation définitive – aussi artistement ficelée que soit la nostalgie qui circule dans les médias – peut être considérée comme la fin du judaïsme lui-même. Il se peut fort bien que tout ce qui en reste se compose d’ex-Juifs qui se disent socialistes ou communistes, et d’ex-Juifs qui se disent sionistes (la distinction religieux/séculiers parmi ces derniers est peu pertinente pour mon analyse).

Par conséquent, si les socialistes qui rejettent les aspects nationalistes et religieux du judaïsme de la Diaspora ne sont pas juifs, et si les sionistes qui rejettent ses dimensions universelles et humanistes (et souvent aussi ses aspects religieux) ne sont pas juifs non plus, alors, le véritable débat porte sur la question de savoir laquelle de ces deux traditions a conservé le meilleur de leur héritage juif commun. En dépit de leur incessant bavardage au sujet des Juifs, je maintiens que c’est le sionisme qui a le moins en commun avec le judaïsme. Briser les membres des jeunes Palestiniens n’est pas le genre d’actions que les anciens sages avaient à l’esprit lorsqu’ils ont prédit que notre peuple deviendrait « la lumière des nations ». En Israël, aujourd’hui, où le « tsadik » (l’homme juste) et le « mensch » (l’homme décent et courageux) ne s’appliquent plus qu’à une minorité sur laquelle crache la grande majorité de la population, et où le « chutzpah » (culot) en est venu à signifier « la défense de l’indéfendable », que reste-t-il qui rappelle le noyau moral de la noble tradition d’autrefois ?

Quand j’étais enfant, ma mère essayait souvent de corriger certains comportements aberrants de ma part en me prévenant que c’était une « shandeh fur die goyim » (que non seulement je me couvrirais de honte ainsi que ma famille, mais aussi tous les Juifs aux yeux des gentils). Ce que je veux hurler le plus fort possible devant les crimes du sionisme et de tous ceux qui essaient de les défendre, c’est que ce qu’ils font est une « shandeh fur die goyim », qu’eux tous, les grosses huiles comme le menu fretin, sont une honte aux yeux des gentils. (Maman, je me souviens.) Tout socialiste et ex-Juif que je sois, je crois que j’ai encore trop d’amour et de respect pour la tradition juive que j’ai laissée derrière moi pour supporter que le monde porte sur elle la même condamnation qu’il porte à juste titre sur ce que les ex-Juifs qui se disent sionistes sont en train de commettre en son nom. Et si, en changeant mon statut de Juif de la Diaspora en celui de non-Juif, j’inspire ne fût-ce que dix personnes justes (le «minyan » de Dieu) à agir contre le détournement du label « Juif », c’est un sacrifice que je suis prêt à faire.

Pour ceux qui se demanderaient en quoi la démission du peuple juif de la part d’un athée communiste pourrait déranger d’autres Juifs, je leur rappellerai que le plus grand péché qu’un Juif puisse commettre – ce qu’on m’a appris de tous bords – est de quitter son peuple (généralement en se convertissant à une autre foi). La réaction habituelle de la famille est de faire « shivah » (d’accomplir le rituel destiné aux morts) pour la ou le coupable. L’intensité de la honte et de la colère que bien des Juifs ressentent lorsqu’une telle chose se produit est difficile à expliquer et tient, probablement, à la force du lien social qui unit tous les Juifs – conséquence, sans doute, à l’origine, d’être les élus de Dieu, mais aussi d’avoir subi et survécu ensemble à tant de siècles d’oppression. Alors que la relation d’un chrétien à Dieu est individuelle, la relation d’un Juif à Dieu s’est toujours faite à travers son appartenance au peuple élu, peuple que Dieu tient collectivement responsable des manquements de chacun de ses membres. Conscients de cet enjeu, les Juifs n’ont jamais pu s’offrir le luxe de l’indifférence devant les choix de vie de leurs coreligionnaires. Une éducation juive minimale suffit pour que ce lien devienne si intériorisé que même des Juifs athées et communistes puissent ressentir la défection d’un Juif comme l’amputation d’un membre de leur propre corps. Pour sûr, la persistance de mon identification en tant que juif, aussi vague fût-elle et bien que dépourvue de tous les attributs d’un croyant, aide à expliquer pourquoi j’ai ressenti le besoin insurmontable de démissionner quand « Juif » en est venu à signifier quelque chose que je ne pouvais pas accepter, (ni ignorer). Et ce même lien organique peut aider à expliquer que des Juifs, y compris ceux dont je suis le plus critique et qu’on ne serait par surpris de voir se réjouir de ma démission, puissent se sentir si troublés par la forme dans laquelle ma critique s’est exprimée.

Me voilà presque à la fin de ma lettre de démission, et je n’ai pas encore parlé de l’Holocauste. Nombre de sionistes trouveraient là une raison suffisante pour rejeter ce que j’ai à dire. Pour ma défense, j’aimerais vous rapporter une histoire que Joe Murphy, ancien vice-chancelier de la City University of New York, racontait souvent à propos de sa mère juive. « Joe », lui disait-elle, « il y a deux sortes de Juifs. Ceux qui ont réagi devant l’indicible horreur de l’Holocauste en jurant qu’ils feraient tout leur possible pour s’assurer qu’une telle chose n’arrive jamais plus à notre peuple. Et ceux qui tirèrent comme leçon de ces tragiques événements qu’ils devraient faire tout leur possible pour s’assurer que cela n’arrive jamais plus à aucun peuple nulle part. » « Joe », ajouta-t-elle, « promets-moi que tu seras toujours un Juif de la seconde sorte.» C’est ce qu’il fit, et c’est ce qu’il fut.

Les Juifs de la première sorte, qui sont pour la plupart sionistes et selon mes termes véritablement « d’ex-Juifs », sont allés, de façon éhontée, jusqu’à faire de l’Holocauste un gourdin dont ils frappent tout critique qui a la témérité de mettre en question ce qu’ils font subir aux Palestiniens (sous prétexte de légitime défense.)[6] [7]. Toute critique du sionisme, aussi modérée et justifiée soit-elle, se voit assimilée à de l’antisémitisme, et l’accusation d’ « antisémite » est devenue le mot code pour entacher les critiques d’une part de responsabilité dans l’Holocauste et de l’espoir secret qu’il y en aura un second. C’est-là une accusation de taille, qui a fait la preuve de son efficacité en réduisant au silence nombre de critiques potentiels. Aussi n’est-ce pas une simple coïncidence si un impressionnant renouveau d’intérêt pour l’Holocauste de la part des médias se produit à un moment où le sionisme a le plus grand besoin de son ombre protectrice. Par ce procédé, la pire violation des droits de l’homme qu’ait connue l’histoire est cyniquement manipulée pour rationaliser l’une des pires violations des droits de l’homme de notre temps. La mère de Joe Murphy s’attendrait à ce que les Juifs de la seconde sorte soient les premiers à le montrer du doigt et à le condamner.

Reste la question de la sécurité. Les sionistes insistent pour dire qu’en créant leur propre État, ils ont amélioré la sécurité des Juifs non seulement en Israël mais partout ailleurs. Malheureusement, avec son abominable traitement des Palestiniens, son hypocrisie « wiesélienne » et ses rebuffades de plus en plus arrogantes envers la communauté internationale, Israël a créé plus d’antisémitisme réel qu’il n’en a probablement jamais existé, non seulement dans les pays arabes mais à travers le monde. Pour le moment, les sionistes se sentent à l’abri des répercussions inévitables de leur politique grâce au bouclier dont leurs alliés américains les couvrent. Le monde, à l’exception semble-t-il de la plupart des Américains, reste frappé d’ébahissement devant la réussite quasi miraculeuse des sionistes à capturer le soutien politique de l’Establishment U.S. En ce qui concerne le conflit en Terre Sainte, les électeurs américains pourraient aussi bien se dispenser de choisir entre les Démocrates et les Républicains et voter directement pour Sharon. Les Juifs orthodoxes, comme on le sait, emploient un non-Juif, ou « shabbes goy », pour allumer l’électricité pendant le Sabbat. Comme il y a beaucoup de choses que l’ État d’Israël ne peut pas faire lui-même, il est parvenu à s’emparer du Gouvernement américain comme « shabbes goy », et celui-ci paie même les notes d’électricité ! Si ce miracle n’est pas l’égal de celui de Dieu quand il fendit la mer Rouge, il nous faut alors découvrir comment cela s’est produit, car nous ne le savons pas vraiment, pas encore, pas dans les détails.

Pour être valable, toute bonne explication aurait à mettre au jour le réseau des relations tissé entre le gouvernement israélien, le lobby sioniste (dans ses diverses dimensions), les chrétiens fondamentalistes (qui croient que la seconde venue du Christ n’aura lieu que lorsque tous les Juifs seront rassemblés en Israël), les deux partis politiques américains, les électeurs juifs, et les intérêts liés à l’expansion politique et économique de la classe capitaliste américaine. Car aussi déterminante qu’ait pu être l’influence d’Israël sur la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, elle n’aurait pu réussir aussi bien si ses intérêts n’avaient coïncidé dans une mesure considérable avec les desseins impériaux de notre classe dirigeante. Pour ce qui est de l’élément sioniste dans ce réseau, la décision clé date probablement de 1977, lorsque Begin et le Likoud sont arrivés au pouvoir, et que le Gouvernement israélien a décidé de forger des liens plus étroits avec les chrétiens fondamentalistes des États-Unis (forts de 70 millions de personnes), afin de les aider à devenir un lobby politique plus efficace et pour lequel les objectifs sionistes seraient primordiaux. Netanyahu, du côté d’Israël, et du côté américain Jerry Falwell (qui a reçu d’Israël le prestigieux Prix Jabotinsky et…un petit avion pour son usage personnel) ont été particulièrement actifs dans le développement de cette alliance, selon l’article de Donald Wagner paru dans le Christian Century : « Evangelicals and Israel ».[8] L’administration Bush II ne nous offre que l’exemple le plus récent de la réussite de cette stratégie. Même si les Démocrates vident les Républicains de la Maison Blanche à l’issue des élections en cours ou des prochaines élections, notre gouvernement n’en soutiendra pas moins Israël, car le lobby juif – dans ce cas, à l’aide du vote juif qui est majoritairement pour les Démocrates – est encore plus influent sur le parti de Kerry.

Il est peu probable, cependant, que cette relation particulière à Israël demeure stable, car les fondements sur lesquels elle s’est assise sont en train de s’éroder rapidement. D’abord, comme le montrent tous les sondages, le peuple américain n’a jamais été aussi pro-sioniste que ses gouvernements, et, dans la mesure où des sentiments favorables existaient, ils ont été sérieusement entamés par la réaction inhumaine d’Israël aux Intifadas. S’il était possible autrefois de voir Israël dans ses guerres avec le monde arabe comme le jeune David affrontant le géant Goliath, la brutale répression par son armée d’un peuple palestinien virtuellement désarmé a inversé l’analogie, et c’est Israël qui joue à présent le rôle du monstrueux Goliath. Avec l’accumulation de nouveaux meurtres, de nouvelles blessures, de nouvelles humiliations, avec le nombre croissant de démolitions de maisons, de vols de terre et d’eau, et maintenant la construction d’un mur d’apartheid progressant de jour en jour (souvent au vu de tous sur les écrans de télévision), la politique israélienne nous incite à remettre en question la version officielle selon laquelle Israël serait victime de terroristes semblable à ceux qui ont détruit les tours de New York (et donc mériterait à ce titre notre compassion et notre aide), et à le voir plutôt comme un instigateur majeur de la violence musulmane dans le monde. De plus, l’impopularité croissante de la guerre en Irak (guerre sans perspective de fin et qui n’aurait jamais dû commencer), pour laquelle Israël et ses plus ardents supporters au sein du Gouvernement américain étaient, au minimum, parmi les meneurs les plus bruyants, est en train de contaminer l’attitude des Américains à l’égard d’Israël. Finalement, l’insécurité croissante des approvisionnements en pétrole du Moyen-Orient, dont les conséquences sur les prix et les profits se font sentir du haut en bas de l’économie - due aux guerres mais aussi à la barbarie croissante d’Israël envers un peuple arabe (avec laquelle les États-Unis sont nécessairement associés) – a commencé à enfoncer un coin entre Israël et les intérêts du capitalisme américain. Sous peu – si cela n’est pas déjà le cas – une section importante de la classe dirigeante capitaliste américaine réclamera que le Gouvernement des États-Unis adopte une nouvelle politique à l’égard d’Israël. Et quand la masse du public américain aura enfin ouvert les yeux sur le prix exorbitant et toujours croissant en sang et en argent que lui coûte son rôle de « shabbes goy » pour Israël, au moment précis où toutes sortes de programmes populaires font l’objet de suppressions drastiques dans le budget – une vague d’antisémitisme pourrait bien menacer la sécurité des Juifs et des ex-Juifs partout dans le monde.

L’antisémitisme est souvent compris comme une haine irrationnelle des Juifs non pour ce qu’ils croient ou ce qu’ils font, mais simplement à cause de qui ils sont. Cela est incorrect, parce qu’il y a des raisons. Seulement, il se trouve qu’elles sont toutes mauvaises, soit parce qu’elles sont fausses (comme la rumeur selon laquelle les Juif utilisaient le sang d’enfants gentils pour fabriquer les « matzots » de leur Pâque), ou exagérées, ou remontant à la nuit des temps, ou sans pertinence, ou – si elles contiennent un grain de vérité (comme l’idée que les Juifs sont riches, etc.) – elles ne s’appliquent qu’à un très petit nombre. Voilà pourquoi haïr tous les Juifs n’est pas seulement irrationnel mais injuste, et, comme nous le savons, les conséquences en ont souvent été meurtrières. Compte tenu de cette histoire, non seulement tout Juif, mais toute personne non juive, humaine et éprise de justice se doit de s’opposer à la montée de l’antisémitisme de toutes ses forces. Que cette histoire, aussi douloureuse soit-elle, ne donne aucunement aux Juifs le droit de commettre leurs propres crimes devrait être évident, et ce n’est rien d’autre qu’une monstruosité lorsque des criminels juifs répondent à leurs critiques en les taxant d’antisémitisme, même si, comme c’est le cas pour les sionistes, ils croient avec leurs crimes servir les intérêts du peuple juif, et même s’ils sont parvenus – un autre miracle ? – à faire que la troisième édition du Webster’s International Dictionary définisse « l’antisionisme » comme une forme d’antisémitisme. Or, en assimilant l’antisionisme à l’antisémitisme, les sionistes courent le risque que les gens acceptent la logique de leur position sans toute fois en tirer les conclusions auxquelles ils s’attendaient. Selon cette logique, on ne peut qu’être à la fois antisioniste et antisémite, ou ni l’un ni l’autre. Les sionistes supposent que, devant ce choix, la plupart de leurs honnêtes détracteurs abandonneront tout simplement la partie et se tairont. Mais vu les conséquences de plus en plus désastreuses du sionisme en Palestine, le choix de leurs critiques pourrait aller en sens inverse. À savoir, quelques adversaires du sionisme convaincus par la logique décrite plus haut mais qui n’en demeurent pas moins opposés aux pratiques sionistes pourraient simplement embrasser aussi l’antisémitisme. Ainsi, au lieu de diminuer le nombre d’antisionistes, cette approche produit probablement plus d’antisémites. La seule conclusion possible est qu’en tant que police d’assurance contre de futurs pogroms, Israël n’est pas simplement dépourvu de valeur, mais carrément dangereux pour la santé de ceux et celles qui ont investi leur foi et leur argent dans l’entreprise.

À ce point de ma lettre, sinon plus tôt, nombre de mes lecteurs me reprocheront de sembler traiter les sionistes comme s’ils étaient tous de la même espèce. J’ai pleinement conscience des nombreuses différences qui existent dans le camp sioniste, et je suis plein d’admiration pour les efforts courageux déployés contre l’Establishment israélien par les sionistes plus humains et plus progressistes de Meretz, de la Paix maintenant, ou de Tikkun, entre autres groupes. Cependant, si je ne fais pas exception pour eux dans mon analyse, – et ce n’est pas seulement parce que leurs réformes semblent vouées à l’échec,– c’est parce qu’ils partagent nombre des présupposés sur lesquels le sionisme (version Likoud comme version Parti travailliste) s’appuie. Fonder un État dans lequel seuls des Juifs seraient citoyens de plein droit, l’installer dans un pays déjà habité par des millions de non-juifs, prétendre s’opposer à l’antisémitisme dans le monde par une manifestation ostensible de la puissance juive, chercher à convaincre tous les Juifs qu’ils seront plus en sécurité parce qu’ils auront dorénavant un pays où se réfugier (au cas où), et enfin tenter de rationaliser l’ensemble en combinant des mythes religieux et l’expérience de l’Holocauste – tout cela est au cœur du sionisme, mais c’est aussi la logique inhérente à ces positions qui nous a menés à l’impasse d’aujourd’hui. Et je ne vois pas comment il aurait pu en être autrement. Les occasions où il semble que l’histoire moderne d’Israël aurait pu prendre un autre tour, comme le pensent les sionistes progressistes, ne sont que chimères pour sauver la face. De plus, ce n’est qu’en rejetant radicalement ces positions que nous pourrons voir le sionisme et la situation qu’il a générée pour ce qu’ils sont vraiment, et que nous pourrons commencer à nous orienter idéologiquement et politiquement en conséquence.

Par exemple, sur le plan idéologique, il n’est plus besoin d’accepter qu’Israël invoque la confrontation de deux droits, caractérisation favorite de nombreux sionistes modérés ou même socialistes. Il y a un droit, et les sionistes, qui sont les envahisseurs et les oppresseurs, ont tort. Seuls les présupposés qui sous-tendent le projet sioniste ont empêché certains de reconnaître ce fait. Cela signifie également qu’on ne peut pas considérer la violence perpétrée par le Gouvernement sioniste contre les Arabes et par les Arabes contre les Juifs en Israël aujourd’hui de la même manière. Certes, je déplore profondément la tuerie et la destruction qui ont lieu, et je souffre plus que je ne saurais dire pour les victimes et leurs proches des deux camps. Cependant, seul Israël, son gouvernement et ceux qui le soutiennent méritent d’être condamnés, et pas seulement parce qu’ils ont eu recours à des avions et à des tanks et qu’ils ont tué un plus grand nombre d’innocents. Ce qui compte plus que tout ici est le fait que c’est le gouvernement israélien qui détient le monopole du pouvoir dans le pays, et que c’est ce gouvernement qui a fixé les règles du jeu sinistre auquel les Palestiniens sont forcés de participer dans des conditions épouvantables. Ce sont eux et eux seuls qui ont le pouvoir de changer ces règles et ces conditions à tout moment, et qu’il faut par conséquent tenir pour responsables de les maintenir telles qu’elles sont. Ce sont eux les vrais terroristes, et non les pauvres êtres désorientés que l’escalade de l’oppression et les humiliations qui l’accompagnent ont rendus fous et désespérés au point qu’ils utilisent leur propre corps comme projectiles meurtriers. La terreur d’État, et non la terreur individuelle, est le problème principal auquel se trouve confronté quiconque souhaite hâter la fin de ce conflit, et c’est cela que nos tactiques doivent refléter. Sharon avait raison au moins sur un point : Arafat ne comptait pour rien. Et peut-être, malheureusement, en est-il de même du reste des Palestiniens en ce qui concerne l’instauration d’une paix durable. Au lieu d’ergoter indéfiniment sur la part de responsabilité des Palestiniens dans le conflit – ce qui a pour effet de saper notre efficacité potentielle - nous devons diriger toute notre attention sur les moyens de faire pression, toutes sortes de pression, sur Israël.

Politiquement, cela signifie éviter toute forme de collaboration avec cet État voyou (comme on le fit naguère pour l’Afrique du Sud), le boycotter sur le plan économique et en toutes occasions (l’exclure des jeux Olympiques, par exemple), faire pression sur nos politiciens pour qu’ils arrêtent toute aide (privée ou publique)à Israël, soutenir à son encontre l’instauration de sanctions diverses (y compris sur le commerce), exiger les résolutions les plus dures possibles aux Nations unies, dénoncer les violations sionistes des droits de l’homme dans toutes les instances de discussion, enfin, bien sûr, attaquer de front le lobby juif qui se dressera contre toutes ces mesures. Des actions semblables devraient être entreprises en Europe et ailleurs, mais, étant donné le pouvoir de l’Amérique dans le monde en général et en Israël en particulier, c’est aux États-Unis que le sort du peuple palestinien – et finalement de celui du judaïsme et de ce qui reste du peuple juif – sera décidé. Sans aucun doute, isoler Israël de toutes les manières que je préconise nuira à ceux qui travaillent de l’intérieur pour changer la politique de leur gouvernement, mais, par ailleurs, ces mesures les aideront aussi en faisant monter le prix à payer pour cette politique à des niveaux inacceptables. Ce qui est clair, c’est que pour les Juifs dont la conscience ne s’arrête pas à la solidarité du sang, le silence, la modération, et la neutralité ne sont plus des choix possibles, s’ils le furent jamais. Après tout, les régimes oppressifs n’ont jamais eu besoin de plus que d’un soutien passif et mitigé pour accomplir leur besogne. S’ajoutant aux Juifs de plus en plus nombreux qui défendent ouvertement la conduite inhumaine d’Israël, ces Juifs modérés, souvent pleins de bonnes intentions, nourrissent eux aussi le stéréotype antisémite selon lequel tous les Juifs sont pour le moins des complices passifs des crimes du sionisme et donc méritent la haine que ces crimes suscitent. N’est-ce pas là ce que la plupart des Juifs pensaient de la passivité des soi-disant “bons” Allemands pendant la période nazie? Dans quelle mesure cette passivité, à une époque où la moindre action était bien plus dangereuse que pour nous à présent, a-t-elle contribué à l’hostilité ressentie par tant de Juifs envers tous les Allemands? Un combat tous azimuts contre le sionisme de la part des Juifs serait, par conséquent, la lutte la plus efficace contre l’antisémitisme réel.

En outre, si le sionisme est en fait une forme particulièrement virulente de nationalisme et, de manière croissante, de racisme, et si Israël agit envers sa minorité captive d’une manière qui ressemble de plus en plus à celle dont les nazis traitaient leurs Juifs, il faut le dire. Pour des raisons évidentes, les sionistes se montrent très susceptibles lorsqu’on les compare aux nazis (pas susceptibles au point de se sentir freinés dans leurs actions,mais suffisamment pour qu’ils s’écrient « injuste !» et qu’ils profèrent l’accusation d’« antisémitisme » quand cela se produit). Et pourtant, les faits sur le terrain, une fois dénudés de toute rationalisation sioniste, révèlent que les sionistes sont les pires antisémites aujourd’hui dans le monde, car ils oppriment un peuple sémite comme aucune nation ne l’a fait depuis les nazis. Non, les sionistes ne sont pas tout à fait aussi odieux que les nazis, pas encore, mais le monde n’est-il pas témoin d’un nettoyage ethnique rampant à l’encontre des Palestiniens au moment où nous parlons ? Si les sionistes (et leurs supporters) trouvent cette comparaison outrageusement insultante et injuste, qu’ils arrêtent tout simplement de faire ce qu’ils font (et soutiennent) ! Mais je crains que la logique de leur position ne les pousse à commettre (et à soutenir) à l’avenir des atrocités encore plus infamantes que celles qu’ils ont perpétrées jusqu’à présent, y compris le génocide – une autre spécialité nazie. Qu’est-ce que ce sionisme peut bien avoir en commun avec les valeurs juives traditionnelles ?

En ce qui me concerne, le comédien Lenny Bruce a fourni la seule bonne réponse à cette question quand il dit :, « Écoute-moi, je suis juif. Count Basie est juif. Ray Charles est juif. Eddie Cantor est goyish…Marine Corps – pur goyish…Si vous habitez New York ou toute autre grande ville, vous êtes juif. Si vous habitez Butte, Montana, vous serez goyish même si vous êtes juif…Kool-Aid est goyish. Le lait en poudre est goyish même si ce sont des Juifs qui l’ont inventé…Le pain de seigle noir est juif et, comme vous savez, le pain blanc en tranches est très goyish…Les Noirs sont tous juifs…Les Irlandais qui ont rejeté leur religion sont juifs…L’art de manier la canne de tambour-major est très goyish. »[9]

A cela, j’ajouterai seulement ceci :, « Noam Chomsky, Mordechai Vanunu et Edward Saïd sont juifs. Elie Wiesel est goyish. De même aussi, tous les Juifs neo-con*. Le socialisme et le communisme sont juifs. Sharon et le sionisme sont pur goyish. » Et, qui sait, si cette version du judaïsme allait prendre racine, je pourrais un jour faire une demande de réadmission au peuple juif.


 

Traduction : Paule Ollman, avec la collaboration de Claude Karnoouh

* Bertell Ollman est professeur au département d’études politiques (Politics) de la N.Y.U (New York University). Il a publié une douzaine de livres sur la théorie marxiste et le socialisme, dont le plus récent a été traduit en français sous le titre: La Dialectique mise en oeuvre: le processus d’abstraction dans la méthode de Marx, Éditions Syllepse, 2005. Pour ses autres écrits, voir son site internet.

_________________________________
Notes :
[1] Elie Wiesel, Discours d’Oslo. Éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 1987, pp. 13-14.

[2] Tikkun. A Bimonthly Jewish Critique of Politics, Culture, & Society. La version anglaise de ce texte y a été publiée dans la livraison de janvier-février 2005.Tikkun est une revue juive étasunienne de critique de la politique dont la devise est un vaste et généreux programme : « guérir, réparer et transformer le monde».

[3] Rochelle Furstenberg, « Reflections of a Zionist Don », The Jerusalem Report, octobre, 1990, p. 51.

[4] Albert Einstein, « Our Debt to Zionism », Ideas and Opinions, Modern Library, New York, 1964, p. 6. Les considérations de Ben Gourion concernant l’offre de la présidence d’Israël à Einstein valent la peine d’être rappelées: « Dites-moi ce que je dois faire s’il dit « oui ». J’ai été obligé de lui offrir le poste parce que ne pas le lui offrir était impossible. Mais s’il accepte, on va avoir beaucoup d’ennuis ». Fred Jerome, The Einstein File, St. Martin’s Press, New York, 2002, p. 111.

[5] A. Einstein, Ideas and Opinions, p. 212. Ce qu’aurait été la réaction d’Einstein devant la situation actuelle en Palestine est suggéré par des commentaires tels que: « L’aspect le plus important de notre politique (celle d’Israël) doit être notre désir toujours présent et manifeste d’instituer une égalité complète des citoyens arabes parmi nous […] L’attitude que nous adoptons envers notre minorité arabe sera le véritable critère de notre niveau moral en tant que peuple».(1952) Ibid., p. 111. Et dans une lettre à Weisman (1923), il écrit: « Si nous ne réussissons pas à trouver le moyen d’une coopération honnête avec les Arabes, nous n’aurons rien appris de nos deux mille ans d’épreuves et nous mériterons tout ce que le sort nous réserve ». Ibid., p. 110.

[6] Robert Fisk, “A Warning to Those Who Dare Criticize Israël in the Land of Free Speech”, The Independent, Londres, 24 avril 2004, p. 39. « Avertissement à ceux qui osent critiquer Israël au pays de la liberté d’expression ».

[7] Voir Norman G. Finkelstein, L’Industrie de l’Holocauste, La Fabrique, Paris, 2001.

[8] Donald Wagner, “Evangelicals and Israel: Theological Roots of a Political Alliance”, The Christian Century (Nov. 4, 1998), p. 1023.

[9] Lenny Bruce, “Jewish and Goyish”, Record Number 5 of Lenny Bruce: Let the Buyer beware, Shout Factory, le 14 septembre

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:52

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A la multiplication des conflits armés témoigne non seulement de l’exacerbation des crises politique, sociale et économique au sein du « Nouvel ordre mondial » annoncé par le président Bush père. Mais elle s’appuie aussi sur l’intérêt à tester de nouveaux armements nécessaires à une fausse relance économique. La généralisation des armes robotisées, censées limiter les pertes humaines, risque en fait d’aboutir à l’augmentation du nombre des conflits où les pertes humaines pour les grandes puissances seront limitées et multipliées pour les « populations dangereuses » du Tiers monde. Pour les puissants, cette évolution semble aussi garantir des victoires faciles, mais jusqu’à présent, les conflits en Afghanistan et en Irak ont démontré qu’aucune guerre ne peut se gagner sans tenir compte du facteur humain. En définitive, ce sont les peuples qui paieront la facture du progrès technique dévoyé.

 La Rédaction


La guerre contre le terrorisme - Première guerre robotisée

-
Juillet/Août 2005

 

Par Karim Lakjaa*


« Deux mains jointes font plus d’ouvrage sur terre que tous les roulements des machines de guerre » Victor Hugo

Les Forces spéciales américaines engagées en Afghanistan ont été amenées assez rapidement à réclamer des armes adaptées aux types de combats caractérisant ce conflit ouvert depuis 2001. Elles ont ainsi souhaité être dotées de Tomahawk, un casse-tête amérindien en pierre qui donne aussi son nom à un missile de croisière. En effet, la version modernisée (métal ultra résistant et ergonomie optimisée) de cette arme millénaire s’est avérée être très efficace dans le corps à corps, notamment dans les nombreuses grottes afghanes hébergeant les derniers carrés de Talibans.

Cependant, les demandes des troupes américaines d’occupation de l’Afghanistan ne se sont pas réduites à des équipements issus de la préhistoire. En utilisant massivement pour la première fois certains matériels, elles ont fait entrer l’humanité dans une nouvelle ère militaire : celle des drones et des robots de combat.

Certes, l’usage de robots (Unmmaned Ground Vehicle) et d’avions télécommandés (drone ou Unmmaned Aerial Vehicle (UAV)) n’est pas nouveau. Mais, jusqu’en 2002, il relevait avant tout sur le plan militaire des domaines du déminage, de la reconnaissance, de l’observation et de la surveillance sur divers théâtres d’opérations : Afrique du sud, Algérie, Cuba, Irak, Liban, Pakistan, Palestine, Syrie, Viêt-nam, ex-Yougoslavie, etc.

Toutefois, les années 2001- 2002 apparaissent comme une rupture tant technologique que polémologique dans les objectifs de cet emploi. En attestent deux espèces rapprochées dans le temps :

Le 4 novembre 2002, une opération de la CIA menée au Yémen à l’aide d’un drone « Predator » (Prédateur) capable de tirer des missiles « Hellfire » (Feu de l’enfer) aboutissait à l’élimination physique d’un groupe d’hommes suspectés d’appartenir à la nébuleuse d’El Qaida. Il s’agissait là d’une exécution extra-judicaire à l’image de celles pratiquées par Israël (le plus souvent, elles aussi au moyen de tirs depuis un drone). Le mois suivant, en décembre 2002, un drone « Predator » tirait (sans succès) deux missiles « Stinger » sur un avion Mig 25 irakien dans l’une des zones d’exclusion aérienne imposée illégalement à l’Irak (de 1991 à 2003).

Ainsi, la mission initiale[1] dévolue aux drones (et de manière générale à l’ensemble des véhicules sans pilote) s’étoffe en conjuguant désormais au classique rôle de surveillance, des tâches réservées jusqu’à présent à l’homme seul car relevant du combat contre d’autres hommes. Il s’agit là d’une évolution majeure, d’une rupture dans l’art de la guerre, sa pratique et le droit qui lui est propre. Cette nouvelle manière de faire la guerre constitue une évolution aussi importante que celles qui intervinrent avec la 1ère guerre mondiale (chars, mitrailleuses, gaz, aviation) et avec la seconde guerre mondiale (bombardements aériens massifs et arme nucléaire).

Dans un rapport au congrès américain, deux spécialistes des questions de défense, notaient de la sorte que « la guerre globale contre le terrorisme a mis sur le devant de la scène, la fonction première des UAV à savoir, obtenir des renseignements. En outre, l’efficacité militaire des UAV démontrée lors de conflits récents comme l’Irak (2003), l’Afghanistan (2001) et le Kosovo (1999) a ouvert les yeux à de nombreuses personnes quant aux avantages et inconvénients des UAV. Il est notamment admis de manière générale que les UAV offrent deux avantages majeurs sur les avions avec pilote : ils sont considérablement moins chers et leur usage permet de minimiser les risques pesant sur les pilotes »[2].

Des hommes comme le Président Bush ont pris toute la mesure de cette mutation. Dès décembre 2001, il expliquait que « le « Predator » en est un bon exemple. Ce drone est capable de tournoyer autour des forces ennemies, d’acquérir des renseignements, de les transmettre instantanément au commandement qui peut alors tirer sur ces cibles avec une extrême précision. Avant la guerre (contre le terrorisme NDLR), l’usage du « Predator » suscitait un certain pessimisme, car il n’empruntait pas les anciens chemins. Aujourd’hui, il est clair que les militaires ne disposent pas d’un nombre suffisant d’UAV. Nous entrons dans une nouvelle ère caractérisée par le rôle grandissant que joueront des véhicules sans pilote de toutes sortes »[3].

Ces mots, le Président Bush les a transformés en espèces sonnantes et trébuchantes. Si en 2001, 667 millions de dollars étaient alloués aux UAV, en 2003, c’était 1,1 milliard de dollars. Ces sommes ont permis la mise en œuvre d’une armada de 163 drones : 4 « Global hawk » rattachés à l’Air Force, 48 « Predator » rattachés à l’Air Force sans compter ceux de la CIA, 47 « Pioneer », rattachés à la Navy et aux Marines Corps, 43 « Hunter » rattachés à l’Army et enfin 21 « Shadow » rattachés à l’Army[4].

Cette liste nous amène directement à une remarque du Colonel Richard Szafranski : « les noms octroyés aux drones en service ou en projet – Chasseur (Hunter), Raptor, Serre de rapace (Talon), Prédateur (Predator), Etoile noire (Darkstar (comme dans Star Wars NDLR) – sont autant d’indices démontrant qu’au-delà de l’absence de pilote, les UAV sont désormais destinés davantage au combat qu’à la simple surveillance »[5].

On comprend dans ces conditions qu’aujourd’hui, « les drones stratégiques et tactiques d’observation/reconnaissance ou de combat sont au cœur des préoccupations de toutes les armées »[6]. Si les armes de destructions massives, qu’elles soient biologiques, chimiques, nucléaires, ou radiologiques sont l’héritage du 20ème siècle (et à ce titre demeurent d’actualité), les drones de combat, qu’ils soient aériens, maritimes, terrestres, sont les armes du 21ème siècle. Leur existence est la traduction d’un fossé technologique entre le Nord et le Sud (voir Nord- Nord). Alors que le Sud rattrape qualitativement le Nord sur le plan des armes de destruction massive (sans que cela ne soit vrai sur le plan quantitatif), le Nord opère un nouveau saut technologique à travers le développement, la mise en œuvre et la prolifération des drones et des robots de combat.

Cette nouvelle manière de faire la guerre pèsera lourdement sur les relations internationales, notamment en ce qui concerne d’une part les conflits entre les Etats membres de l’OTAN et les pays du Sud et d’autre part les conflits entre Israël et le monde arabo-musulman. L’emploi massif de drones de combat en Afghanistan puis en Irak apparaît ainsi comme une préfiguration de l’avenir.

1) Considérations sur « la guerre contre le terrorisme »

1.1) une guerre pour l’hégémonie

À la suite des attaques tragiques et meurtrières menées contre les États-Unis le 11 septembre 2001, ceux-ci décidèrent d’engager leurs forces armées dans des opérations militaires qu’ils qualifièrent de « guerre contre le terrorisme ». Ils conférèrent à cette dernière un cadre juridique en activant l’article 5 du Traité de Washington (constitutif de l’OTAN) et en obtenant du Conseil de sécurité des Nations Unies plusieurs résolutions (1368 et 1373 notamment) les autorisant à lutter contre « le terrorisme global ».

Le temps aidant et l’émotion suscitée par le 11 septembre s’estompant peu à peu, cette « guerre contre le terrorisme » initiée en 2001 apparaît aujourd’hui ni plus ni moins que comme une tentative de redessiner la carte mondiale à l’aube d’un nouveau siècle et d’un nouveau millénaire, en renforçant (théoriquement) les intérêts américains (face à diverses puissances : Chine, Iran, mais aussi Russie et Europe). Certes, cette motivation première dans la poursuite de la « guerre contre le terrorisme » n’efface en rien l’existence d’une mouvance internationale islamiste antidémocratique, réactionnaire, sanguinaire et totalitaire ayant recours à diverses formes de violences dont le terrorisme.

La « guerre contre le terrorisme » est bien une guerre pour « l’hégémonie » où sont en cause « les intérêts matériels de l’Occident (par exemple, celui de continuer à disposer des ressources pétrolières et à garantir son approvisionnement énergétique) »[7]. Constat partagé par le Général Gallois pour qui : « le 11 septembre 2001 a déclenché des hostilités dont nous ne voyons pas la fin, les stratégies d'hégémonie et d'appropriation des sources d'énergie entretenant le phénomène que, de toute manière, l'antagonisme israélo-palestinien tend à perpétrer »[8]. Il faut donc voir dans les attentats tragiques du 11 septembre, « une contestation radicale et asymétrique de (la) domination » des Etats-Unis[9], « l’hyper-terrorisme répondant à l’hyper-puissance »[10] américaine.

1.2) le « terrorisme global », un mode violent asymétrique et spectaculaire.

Dans ce contexte, la nature même du terrorisme est masquée. Rappelons qu’il est par nature, une forme de violence répondant à une situation asymétrique caractérisée par une domination militaire exercée par l’un des belligérants. En l’espèce, le « terrorisme global » (initié avec les événements du 11 septembre 2001) est une réponse à la situation décrite dès 1997 par le Major Robert C Nolan II dans un rapport sur les drones : « la domination aérienne donne aux Etats-Unis un avantage asymétrique sur n’importe quelle Nation du monde »[11]. Face à une telle domination, l’« hyperterrorisme » n’est-il pas une réponse asymétrique à l’armada aérienne et balistique américaine susceptible d’écraser sous un déluge de feu n’importe quel État, comme ce fut le cas pour l’Afghanistan en août 1998, l’Irak en décembre 1998, la Serbie en 1999, l’Afghanistan en 2001 et l’Irak en 2003 ? C’est ce que constate Gilles Andréani, directeur du Centre Analyse et de Prévision du Ministère français des affaires étrangères : « le 11 septembre 2001 a vérifié les pires appréhensions de l’Amérique de l’après guerre froide, qui étaient de voir leurs ennemis adopter des stratégies nouvelles qui éviteraient le choc frontal avec elle pour prendre la forme d’une guerre asymétrique. Empêchés de s’en prendre directement à elle, ses ennemies recourraient à des moyens indirects ou subversifs, au terrorisme de masse, pour parvenir à leurs fins »[12].

Le « terrorisme de destruction massive » apparaît donc comme « une stratégie alternative du faible au fort » selon les termes mêmes de l’Union de l’Europe Occidentale[13]. Qui plus est, cette stratégie prend appui sur le système médiatique des sociétés occidentales pour renforcer son impact psychologique à « travers le surgissement d’une violence spectaculaire »[14]. Aujourd’hui plus que jamais, « la particularité de la méthode terroriste est d’engager une guerre psychologique entre le groupe et le pouvoir politique qu’il attaque, au cœur de laquelle le spectacle de la violence est essentiel »[15].

1.3) un glissement sémantique autour du « concept » de terrorisme

Les États-Unis (et à leurs côtés la Grande-Bretagne, l’Australie, l’Espagne, l’Italie et la France notamment) sont impliqués dans des interventions revêtant divers aspects (soutien et appui aux forces militaires locales, engagement de quelques milliers d’hommes dans des opérations de contre guérilla voire occupation massive d’un État) et prenant place sur un arc de cercle constitué de la côte atlantique de l’Afrique (opération Pan Sahel), de la Méditerranée, du Moyen-Orient, de l’Asie centrale, de l’Asie du Sud et de l’Asie du Sud-Est. Or, cet espace correspond approximativement à l’ère d’influence de la civilisation arabo-musulmane.

Laurent Bonnelli[16] considère d’ailleurs, qu’appréhendé « sous l’angle du terrorisme », « l’islam apparaît donc aujourd’hui comme un projet global de subversion susceptible de se substituer au communisme, frappé par les restructurations du capitalisme post-fordiste et l’effondrement de l’URSS. Il cumule en effet une dimension transnationale (cohérente avec la manipulation étrangère) et de fortes communautés implantées dans les États occidentaux, mais occupant des positions basses dans les hiérarchies sociales ». Certains glissements sémantiques permettent de masquer cette réalité et ces processus.

Il en est un qui notamment érige le terrorisme en acteur diabolique. Dans leurs discours, les dirigeants politiques et les médias évoquent le terrorisme comme si celui-ci était un individu. Gilles Andréani souligne ainsi « un glissement sémantique qui fait passer la guerre contre les terroristes à la guerre contre le terrorisme et, enfin à la guerre contre la terreur »[17]. Un tel glissement est d’autant plus curieux, que « le terrorisme n'existe pas au singulier, sinon dans les expressions utilisées par les medias et les gouvernements en mal de simplification. Tous les auteurs, à l'exception de ceux qui croient au fil rouge (ou au fil noir), sont d'accords pour différencier le terrorisme d'origine interne, issu de la société, et le terrorisme exporté, venant de gouvernements étrangers. Au-delà, des divergences apparaissent pour qualifier plus finement ces formes. On parle de terrorisme idéologique, religieux, irrédentiste, fanatique, international… »[18].

De même, « le « terrorisme » ne décrit pas une réalité objective qui s’imposerait à tous. L’armée allemande utilisait ce terme pour parler des résistants français, la Russie le fait pour les combattants tchétchènes et aucun groupe clandestin ne se revendique comme tel, préférant selon les cas « combattants de la liberté », « nationalistes », « avant-garde du prolétariat », « soldats de l’islam », etc. L’apposition du label « terrorisme » n’est de la sorte qu’un instrument de délégitimation de certains mouvements et de leurs revendications »[19].

Le terrorisme étant élevé au rang de protagoniste à part entière, il est immédiatement qualifié d’irrationnel (renvoyant à une idéologie religieuse, même si les dirigeants des États-Unis évoquent eux aussi la puissance divine). De ce fait, les motivations profondes des terroristes ne sont aucunement recherchées, car connues par avance. Ne voudrait-on pas voir que « dans le sentiment qui alimente le terrorisme et l’islamisme entrent, au moins pour une part, la soumission des régimes autoritaires de la région à l’Amérique et le soutien indéfectible qu’elle apporte à Israël »[20] ?

1.4) Une indignation médiatique sélective

Au demeurant, dans le décompte macabre des victimes du terrorisme, certaines comptent moins que d’autres. Seules sont comptabilisées et ont droit à la compassion médiatique celles qui sont frappées dans les métropoles occidentales. Celles nombreuses qui tombent en Irak (100 morts suite à des explosions de bombes et de camions en Irak uniquement le 17 juillet 2005), transformés en un brasier terroriste mondial sont invisibles. Pascal Boniface, dans le Nouvel observateur du 12 mai 2005 s’interrogeait avec ironie : « comment prendra fin cette guerre ( ?) Lorsqu’il n’y aura plus d’attentats ? Mais où ? Dans le monde occidental ? Sur l’ensemble de la planète ? ».

1.5) Les sociétés occidentales soumises à des politiques sécuritaires et des manipulations

De plus, ce conflit mené à des milliers de kilomètres des sociétés occidentales et qui se rappelle à elles régulièrement lors d’attentats ou d’enlèvements, a entraîné une remise en cause des libertés individuelles à travers l’adoption de lois ou d’actes juridiques répressifs ou régressifs (comme le Patriot Act américain, la loi Sarkozy sur la sécurité intérieure et la loi Perben II), à travers la violation répétée et organisée des Droits de l’Homme (De la prison d’Abou Ghraïb au camp de Guantanamo, sans oublier les autres prisons dissimulées et les exécutions extra-judiciaires) et enfin à travers la sous-traitance de la torture (transfert de suspects/prisonniers aux forces de police et services de renseignement d’États pratiquant ouvertement la torture). À cela s’ajoute la stigmatisation des populations immigrées (notamment des jeunes) originaires de pays arabo-musulmans.

Les sociétés occidentales sont également en proie à des manipulations de masse. Au terme d’une campagne de désinformation sans précédent, une grande partie de l’opinion publique était convaincue que l’Irak détenait un stock important d’armes de destruction massive et qu’il était impérieux et urgent d’intervenir pour remédier à cette situation dangereuse. Aucune découverte majeure en la matière n’a été effectuée dans les deux ans qui ont suivi la conquête du territoire irakien. Il a par contre été clairement établi que le mensonge avait été employé pour justifier l’action militaire contre Bagdad. Aujourd’hui, la guerre et la violence sont durablement installées en Irak. En octobre 2004, la revue anglaise médicale, The Lancet faisait état d'un chiffre choc : 100 000 décès «excédentaires» en Irak depuis mars 2003. D’autres estimations[21] se situent aux niveaux suivants: 10 000, 22 000, 26 000, 39 000 décès imputables à cette guerre que les dirigeants américains et britanniques présentent désormais par le biais d’un changement dans leur argumentation, comme un élément essentiel de la « guerre contre le terrorisme ». La participation du Royaume-Uni à ce conflit expliquerait ainsi les attentats de Londres du 7 juillet 2005. La guerre en Irak menée au nom de faux arguments alimente en conséquence le « terrorisme global » de Bagdad à Londres en passant par Madrid…

C’est donc dans ce cadre précis que s’est développé l’usage de drones et de robots de combat. En témoigne le recours permanent pour les besoins de l’Opération Iraqi Freedom (Opération Liberté pour l’Irak) à un drone « Global hawk » et à 16 drones « Predator ». Au sujet de ces derniers, le spécialiste américain des questions de défense, Bill Sweetman[22], notait en mars 2005, que le « Predator » est l’un des outils que le Pentagone utilise le plus dans la « guerre contre le terrorisme ». Quoi qu’il en soit, la pseudo « guerre au terrorisme » a bel et bien contribué à accélérer l’emploi de drones (armés ou non) et de robots terrestres (armés ou non) et par conséquent elle a renforcé une tendance préexistant à ce conflit.

2) Les drones non armés (UAV)

À chaque moment de la nuit ou du jour, près de 3 à 4 « Predator » surveillent le ciel et le sol irakiens et afghans[23]. Cette présence permanente apporte la démonstration que « le drone est devenu un élément majeur de la panoplie des moyens militaires mis en en œuvre pendant la guerre en Afghanistan et en Irak ».[24] En effet, « l’emploi en Afghanistan et surtout en Irak des grands drones américains Predator et Global Hawk, capables de voler plus de 30 heures, a donné une dimension nouvelle à la gestion du champ de bataille : la permanence de l’action en temps réel. À ce titre, ils représentent un maillon essentiel dans le nouveau concept de « guerre en réseau » adopté par les armées occidentales ». Le potentiel des drones non armés (UVA) est exploité dans le cadre des missions suivantes :

Ø Intelligence, Surveillance, Target Acquisition and Reconnaissance (ISTAR) ou Reconnaissance, Surveillance and Target Acquisition (RSTA) : en d’autres termes, il s’agit de Surveiller, Identifier et Désigner (SID). Pour assurer ces missions, les drones constituent des plates-formes dotées de radars et autres systèmes optiques ou électroniques de surveillance. En février 2003 (soit à quelques semaines de la guerre contre l’Irak), les drones représentaient 1,18% du total des aéronefs possédés par les États-Unis[25]. Dans le même temps, ils assuraient plus de 32% des missions de reconnaissances !

Ø Relais de télécommunication : les drones affectés à ces fonctions sont équipés de relais permettant de contrôler d’autres drones ou aux troupes au sol de communiquer, voire de se positionner (GPS).

Les sociétés aéronautiques ont très vite appréhendé l’ampleur des besoins. Dès 2001, près de 55 États possédaient une industrie nationale produisant des drones. À cette date, 80 types de drones étaient disponibles sur le marché, contre plus de 250 modèles aujourd’hui.

En février 2003, les États-Unis alignaient 5 modèles principaux de drones : 4 « Global Hawk » (57 millions de dollars pièces), 48 « Predator » (4,5 millions de dollars), 47 « Pioneer » (1 million de dollars et développé en collaboration avec Israël), 43 « Hunter » (1,2 million de dollars et développé en collaboration avec Israël) et 21 « Shadow » (350 000 dollars et développé en collaboration avec Israël), soit un total de 163 drones auxquels s’ajoutent ceux de la CIA (notamment des « Predator ») et des centaines d’autres drones moins coûteux.

Si en 1991, lors de la guerre du Golfe, les États-Unis ne possédaient qu’un seul modèle (le « Pioneer »), ils en déployèrent trois fin 2001 en Afghanistan (le « Global Hawk », le « Pointer » et le « Predator ». Enfin, plus de dix types de drones survolent actuellement le territoire irakien (le « Global Hawk », le « Pointer », le « Predator », le « Shadow », le « Dragon Eye » et le « Pioneer » notamment).

2.1) l’Afghanistan : l’Opération Enduring Freedom (OEF)

Outre les missions de type « ISTAR », les « Predator » ont été utilisés comme plate-forme de télécommunication permettant une prise de décision quasi immédiate quant à l’attaque d’une cible suivant sa détection. Ils ont été également associés aux forces aériennes notamment aux AC – 130 (avion lourdement armés de canons et mitrailleuses dit « faucheurs de marguerites ») et aux F-18 pour la désignation au moyen d’un laser de cibles au sol. Ce trinôme a fait preuve d’une efficacité certaine.

Quant au « Global Hawk », de décembre à 2001 à décembre 2002, il a fourni au cours de cinquante missions représentant un millier d’heures de vol, plus de 15 000 images. Lors de ces missions, ils ont été impliqués dans la désignation de 50% des cibles détectées et « engagées » par les forces militaires participant à « OEF ».

2.2) l’Irak : de « South Watch » et « North Watch » à l’Opération Iraqi Freedom (OIF)

L’usage de drones contre l’Irak remonte à 1991 avec 533 missions opérées par des « Pioneer ». Avec la mise en place des opérations « South Watch » et « North Watch » dans le cadre des zones d’exclusion aérienne instaurées en violation du Droit international par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France (qui s’en est retirée en 1996), les drones sont revenus dans le ciel irakien, là aussi avec des missions ISTAR, autour notamment des défenses anti-aériennes irakiennes. Ces dernières réussirent même à abattre quelques « Predator ».

Au cours d’OIF, les « Predator » servirent à localiser ces défenses anti-aériennes et à les tester. En avril 2003, un « Predator » fut également impliqué dans une mission de sauvetage d’un pilote. Plus globalement, le « Predator » a été utilisé lors d’OIF et depuis 2003, pour assurer la protection des troupes au sol. Le 46ème escadron expéditionnaire de reconnaissance de l’US Air Force appuie ainsi l’US Army en gardant « un œil sur la situation des combats au moyen des « Predator » »[26]. Un œil que le Major Michael Bruzzini, commandant le 46ème escadron n’hésite pas à qualifier de « divin » et d’ajouter que « le « Predator » a des yeux actifs en permanence et est capable d’informer les soldats sur ce qui se passe autour d’eux ». Ces soldats utilisent également des drones plus petits comme le « Desert Hawk » du 407ème escadron de forces de sécurité grâce auquel des caches d’armes ont été découvertes et des convois routiers sécurisés ou le « Raven » (35 000 dollars pièce et 250 000 dollars pour le système de lancement et de contrôle) doté de caméras de divers types (couleurs, infrarouge, nuit et jour). Le « Raven » est particulièrement adapté à la reconnaissance en zones urbaines.

Le « global Hawk » fait lui aussi partie de la panoplie de drones présents en Irak. Son radar à ouverture synthétique fut singulièrement apprécié lors du déclenchement d’OIF, en mars 2003, pour son efficacité dans la désignation de cibles. Les UAV ont démontré des capacités importantes dans l’acquisition d’informations sur le terrain que ce soit en Afghanistan ou en Irak. Or, entre ces deux États se trouve l’Iran, accusé d’être un soutien au terrorisme global et dont le programme nucléaire est utilisé par les États-Unis pour légitimer sa politique de contre-prolifération et de sape de l’architecture internationale de non – prolifération des armes de destruction massive[27].

2.3) l’Iran

L’Iran est donc dans le collimateur des États-Unis pour deux raisons principales :

Ø Son soutien au terrorisme : l’Iran est le principal soutien du Hezbollah libanais, parti politique mais aussi force paramilitaire ayant joué un rôle important dans les succès emportés par la résistance libanaise contre la présence israélienne au sud-Liban ; succès ayant conduit à l’évacuation israélienne. Frontalière avec l’Afghanistan, Téhéran constituerait un refuge pour certains éléments talibans. Également frontalière avec l’Irak, l’Iran instrumentalise des groupes chiites irakiens et d’autres groupes, dans le cadre d’une guerre larvée et masquée avec les États-Unis.

Ø Son programme nucléaire : l’Iran développe un programme militaire nucléaire placé sous surveillance internationale notamment celle de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA).

C’est dans ce contexte, que le 12 février 2005, le Washington Post révélait que certaines sources officielles américaines reconnaissaient violer la souveraineté aérienne iranienne en faisant survoler à des drones le territoire iranien depuis avril 2003.

Ceux-ci, équipés de caméras, d’appareils photographiques, de radars et de filtres à air ont différentes missions : recenser les installations nucléaires et les installations militaires, localiser et tester les défenses anti-aériennes, peser sur le climat politique iranien (notamment sur les élections présidentielles qui ont vu la victoire d’un des candidats parmi les plus durs). Preuve de ces survols, un drone s’est écrasé (ou a tout simplement atterri) dans le nord de l’Iran (à proximité d’Arak où se trouve une installation nucléaire). Depuis, l’Iran et la Russie (elle aussi victime de tels vols) se sont rapprochés à l’image du rapprochement effectué au début de 2000 entre la Serbie et l’Irak et qui avait permis à Bagdad d’abattre plusieurs drones américains.

Cette situation a suscité de vives protestations des autorités iraniennes qui, privées de relations diplomatiques avec Washington, ont utilisé le biais du gouvernement suisse. Pour autant, Téhéran est allé beaucoup plus loin. Dans un climat de fortes pressions sur la Syrie (la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations Unies exigeant le retrait syrien du Liban), l’Iran a fourni au Hezbollah plusieurs drones de type Misrad[28].

Le 8 novembre 2004, un Misrad 1 survolait la ville israélienne de Nahariya pendant une durée de 20 minutes curieusement sans aucune réaction des batteries de missiles « Patriot » et « Hawk » positionnées dans la périphérie de cette cité et le long de la frontière. De plus, aucune riposte militaire d’Israël ne suivait ce survol. Le 11 avril 2005, le Hezbollah récidivait en envoyant un second Misrad 1 au-dessus du territoire israélien au cours d’un vol de près de 18 minutes ; Plusieurs villes israéliennes et installations militaires étant cette fois observées. Si un chasseur F-16 réussit à décoller, il échoua dans l’interception du drone. Le Hezbollah annonça ce second survol au moment même ou le Premier ministre israélien rencontrait le Président des États-Unis. Le journal libanais Daily Star notait ainsi que « le drone du Hezbollah délivrait non seulement un message à Israël mais aussi à d’autres destinataires ».

Cet autre destinataire est bien sur les États-Unis qui encerclent l’Iran grâce à leurs bases en Irak, en Afghanistan et dans d’ex-républiques soviétiques d’Asie centrale. Le 29 mars 2005, le Président afghan déclarait à ce sujet qu’il était hors de question que Washington puisse utiliser le territoire afghan pour lancer des attaques contre l’Iran. Mais est-il vraiment maître chez lui ? En novembre 2004, l’Iran par la bouche du général Zolqadr, commandant les gardiens de la révolution, avait déjà adressé un double message destiné aux États-Unis et à Israël « Ni Israël, ni aucune puissance dans le monde n’est capable d’attaquer les installations nucléaires iraniennes. Malgré tout, si Israël ou toute autre puissance attaquait un site iranien, nous ne connaîtrions aucune limite pour menacer leurs intérêts où que ce soit dans le monde ».

Le message est aussi clair pour Israël qui voit pour la première fois depuis très longtemps sa maîtrise aérienne remise en cause, certes modestement, car l’asymétrie demeure entre d’un côté, des centaines de chasseurs modernes aux mains de pilotes expérimentés et entraînés et de l’autre, quelques drones. Toutefois, ces deux survols apparaissent comme une victoire psychologique, voire un outil de pression psychologique. En effet, ces drones de fabrication iranienne, envoyés par le Hezbollah dans l’espace aérien israélien (et pilotés depuis le sol par des techniciens iraniens ?) constituent une véritable épée de Damoclès pour Israël. En témoignent les propos d’un des dirigeants du Hezbollah, le cheikh Nasrallah indiquant que les Misrad pourraient dans l’avenir emporter quelques dizaines de kilos d’explosifs et ce en n’importe quel endroit d’Israël. Israël, le premier utilisateur massif de drones de l’histoire de l’aviation militaire, se trouve ainsi, tel l’arroseur arrosé, sous la menace de drones parmi les plus primitifs.

2.4) Israël, le Liban et les territoires occupés

À la fin des années 70, l’industrie israélienne de défense réussit à développer et produire des drones fiables. Ils furent utilisés massivement lors de l’invasion du Liban par Israël en 1982 : « les forces aériennes israéliennes firent tomber les défenses syriennes dans la vallée de la Bekaa et détruisirent les forces aériennes syriennes au cours de l’une des plus importantes batailles aériennes ayant eu lieu depuis la deuxième guerre mondiale. La clef de cette victoire résida dans de petits avions sans pilote utilisés pour leurrer et détruire le système de défense aérien intégré syrien. Cet incident focalisa l’attention du monde militaire sur le développement de ces UAV »[29].

Depuis 1982, Israël a été le principal producteur et développeur de drones : « Hunter », « Searcher », « Ranger », « Heron », « Pioneer », « Scout », etc. L’État hébreu en a fourni à l’Angola, la Belgique, la Côte d’Ivoire, les États-Unis, la France, l’Inde, la Russie et d’autres pays[30]. Le 18 avril 2005, un contrat avec la Turquie était ainsi annoncé, d’un montant de 200 millions d’euros pour l’achat de drones « Heron » (fabriqués par Israel Aircraft Industries) et de stations au sol de contrôle (fabriquée par Elbit). L’industrie israélienne demeure à la pointe de la technologie comme en atteste l’un de ses derniers-nés le drone « Skylite ». Il s’agit d’un mini-drone spécialisé dans la surveillance et l’acquisition d’informations utilisables par les troupes au sol en temps réel. « Skylite » est particulièrement adapté au terrain urbain (les villes palestiniennes) et à la détection, l’identification et la désignation de cibles de la taille d’un homme. La durée de son vol (90 minutes) permet de contrôle un territoire de plusieurs kilomètres carrés avec un rayon d’action de 10 km. Sa discrétion le rend difficilement détectable par les cibles humaines.

Malgré la haute technologie des drones, leur usage et l’interprétation des informations qu’ils fournissent ne sont pas toujours aisés. Une vive polémique s’est ainsi instaurée à la suite de la diffusion d’images vidéo prises par un drone israélien dans la bande de Gaza en 2004. Là où les militaires israéliens voyaient un groupe de terroristes transportant des roquettes, les Nations Unies (UNRWA, l’organisme en charge des réfugiés palestiniens) apercevaient un groupe de brancardiers transportant tout naturellement un brancard dans une ambulance. Les terroristes n’en étaient pas. Si le drone avait été armé, son tir décidé en temps réel aurait fait d’innocentes victimes. Quoi qu’il en soit la vive polémique visait certainement à affaiblir le responsable de l’UNRWA qui avait dénoncé le massacre de Jénine et les destructions systématiques de maisons palestiniennes par l’armée israélienne ? Dans le même temps, treize employés des Nations Unies étaient arrêtés, car accusés d’être impliqués dans des activités terroristes…

Quelques mois plus tard, le 9 mai 2005, l’ONU, par la voix de son Secrétaire général, Kofi Annan, interpellait une nouvelle fois Israël quant à sa propension à utiliser des drones, cette fois-ci pour survoler l’espace libanais. Si le Hezbollah a, à deux reprises, entre novembre 2004 et avril 2005 (soit 6 mois), envoyé un drone au-dessus du territoire israélien, Israël fait de même, mais sans compter. Un rapport des Nations Unies[31] en date du 1er février 2005 constatait dans ce sens, entre le 27 décembre 2004 et le 17 janvier 2005 (soit 3 semaines) vingt-trois violations de l’espace aérien libanais dont huit imputables à des avions, deux à des hélicoptères et treize à des drones ! Au demeurant, Israël et les États-Unis ont tous deux franchi un cap important dans l’utilisation de leurs drones en armant ceux-ci…

3) Les UCAV ou drones de combat

Au cours de la guerre du Viêt-nam, les États-Unis avaient déjà conçu et employé un drone armé : le « BQM-34 » doté d’un missile « Maverick » et surnommé « FireBee » (abeille de feu). Mais il s’agissait avant tout d’un premier essai. Les développements technologiques récents autorisent un saut sans comparaison dans l’usage des drones. Ainsi, « les UCAV (actuel NDLR) se distinguent parce qu’ils annoncent une nouvelle tendance : l’émergence des guerres technologiques. Plus qu’un affrontement entre hommes, c’est un affrontement entre machines dont il s’agit »[32].

Les premiers essais d’armement moderne d’un drone datent donc d’août 2000. Dès 2001, naissait le « Predator MQ1B » équipé de deux missiles « AGM-Hellfire » (antichar). Depuis, son armement a été largement étendu et augmenté (notamment aux bombes de 227 kilogrammes à guidage laser, voire quatre missiles anti-char). Avec d’autres drones armés comme le hunter, son emploi est double : des opérations de combat et des opérations d’exécutions extra-judiciaires.

3.1) Les opérations de combat

Les opérations de combat au cours desquels les drones armés sont employés relèvent essentiellement de deux types. Premièrement et classiquement, il s’agit de missions de type guerre électronique et destruction de défense anti-aérienne (Suppression of Ennemy’s Air Defence (SEAD)). Elles se composent donc d’opérations de leurrage (comme en 1973 et 1982 lors des conflits israélo-arabes) ou de brouillage électronique (Kosovo) et de détection des défenses anti-aérienne (Irak 2003). Elles renvoient également à des actions de types SEAD comme ce fut le cas dans les mois qui précédèrent l’intervention contre l’Irak en 2003. Le 8 novembre 2002, la revue militaire américaine Jane’s Defense Weekly rapportait ainsi que des sources officielles américaines reconnaissaient l’utilisation de drones armés dans le cadre des zones d’exclusion aérienne (« South Watch » et « North Watch ») contre des radars mobiles irakiens et des défenses anti-aériennes. Ils ajoutaient que ces drones armés pourraient être utilisés pour détruire des lanceurs de Scud ou d’autres missiles, des unités mobiles de défense anti-aérienne et toute autre cible pertinente (notamment humaine)[33].

Les zones d’exclusion aérienne ont enfin servi de laboratoire à l’essai de drones armés de missiles air –air de type « Stinger ». Fin décembre 2002, un drone américain tentait en conséquence d’abattre un Mig 25 irakien, sans succès. Il s’agissait là du premier combat entre un UCAV et un avion avec pilote de l’histoire de l’aviation militaire. Si le drone n’a pas encore démontré sa capacité sur le plan air –air, « il se pourrait que la prochaine génération de drones de combat soit dotée de capacités air-air qui lui permettraient de mener à bien toutes les missions de supériorité aérienne » et « promet, à longue échéance (2025), d’être un instrument fécond et puissant de supériorité aérienne »[34].

Le second type de missions renvoie à l’appui aérien aux troupes au sol, comme l’Afghanistan et l’Irak l’ont illustré. Couplés aux AC-130 « gunship », aux bombardiers B52 et aux F-18, les drones ont apporté un appui important aux troupes intervenant en Afghanistan. Le Lieutenant – Colonel canadien Carl Doyon notait ainsi qu’en 2001 (soit en l’espace de 4 mois), le « Predator » avait à son actif une dizaine d’attaques air-sol dont « l’efficacité frisait la perfection »[35]. Le général américain Franks commandant OEF déclarait pour sa part dès novembre 2001 : « le « Predator » est mon outil le plus efficace en matière de recherche – destruction des dirigeants d’Al Qaida et des Talibans et il est essentiel à notre capacité militaire »[36].

En Irak, les mêmes recettes ont servi. Les « Predator » sont utilisés pour éliminer des groupes armés de résistants à l’occupation en les mettant sous le feu de leurs missiles « Hellfire », en lien avec les avions F-16. Leur sont associés des drones « Hunter » armés de la munition « Viper » une munition anti-char dérivée de la munition « BAT ».

3.2) les exécutions extra-judiciaires

Parallèlement à ces missions de combat, les drones sont utilisés également pour des exécutions extra-judiciaires. La première d’entre elles a avoir fait l’objet d’une large couverture médiatique, fut celle menée par la CIA le 4 novembre 2002 au Yémen contre six activistes islamistes soupçonnés d’avoir participé à l’attaque du destroyer américain Cole (17 morts) en octobre 2000. Les 6 activistes furent éliminés, en pleine violation du Droit international et de la souveraineté yéménite, au moyen d’un missile tiré depuis un drone « Predator » lui-même contrôlé à partir d’une base située à Djibouti.

Mais en matière d’exécutions extra-judiciaires au moyen de drones, Israël est le champion toute catégorie ; Même si cette politique d’assassinats ciblés est fortement contestée en son sein[37]. Cette politique a conduit à l’élimination de 148 personnes selon les autorités israéliennes, dont 29 n’étaient pas des activistes (soit officiellement 19% d’erreurs ou de « dommages collatéraux »). Toutefois, selon l’organisation pacifiste israélienne B’Tselem, les civils seraient non pas 29 mais 111, soit 75% d’erreurs ou de « dommages collatéraux ». La polémique ONU – Israël en 2004 sur les images de surveillance recueillies par un drone donne force aux affirmations de B’Tselem.

Quoi qu’il en soit, les drones armés constituent un élément clef du dispositif coercitif israélien. Les officiels israéliens considèrent ainsi que « l’usage de ces drones doit faire frissonner de peur les terroristes préparant de futurs attentats » ; qu’Israël « les emploie pour dissuader de nouvelles attaques. Ils fournissent des renseignements de manière continue, en temps réel sur le terrain, très en amont, de manière à apporter une réponse immédiate et forte »[38]. Enfin, « les drones montrent que nous pouvons toujours intervenir (à Gaza NDLR) sans y maintenir une présence ».

Dès 2002, Israël a fait profiter l’Inde de son expérience des drones armés avec des munitions anti-tank et anti-bunker, puis, en 2005 la France (équipement du drone « Sperwer » avec des munitions de type « Spike »). Pour terminer sur l’expérience israélienne, il convient de noter que le Premier ministre Ariel Sharon est en permanence soumis à la surveillance – protection d’un drone armé. Cette protection est davantage tournée vers une menace intérieure (colons et extrémistes de droite) que vers une menace palestinienne ou autre (Hezbollah, Iran, Syrie, etc.).

4) Les robots terrestres (UGV)

Dès la seconde guerre mondiale, des robots comme le « Goliath » étaient déjà en dotation dans certaines armées avec pour fonction première le déminage et la reconnaissance. Globalement, ces fonctions n’ont pas véritablement évolué. Les changements apportés quant à l’emploi des UGV sont moins marquants que pour les drones. Toutefois les mêmes tendances sont à l’œuvre : développement quantitatif de leur usage et armement des plates-formes qu’ils constituent.

4.1) Les missions de reconnaissance, surveillance, déminage et détection NBC

Aujourd’hui, la fonction première des UGV s’articule autour de missions de reconnaissance, de surveillance, de déminage et de détection Nucléaire – Biologique – Chimique, sur de nombreux terrains (zones urbaines, zones accidentées, zones contaminées). De ce fait, « les interventions récentes en Irak et en Afghanistan ont démontré l’importance de la robotique comme élément démultiplicateur de force et comme élément de protection des soldats sur le terrain »[39]. Ainsi, si « les UAV ont montré des avantages indubitables pour les soldats autour des missions reconnaissance, surveillance et acquisition de cibles, les robots deviennent également capables de démultiplier la puissance de feu des troupes »[40]. Que se soit en Afghanistan ou en Irak plusieurs modèles de robots terrestres sont en service.

« L’Irobot » est à l’origine un robot développé pour les « SWAT Team » (équivalent américain du Raid ou du GIGN). Il a été utilisé en Afghanistan à partir de 2002 pour sécuriser des grottes, des bunkers et des immeubles. Depuis 2003, il est employé en Irak dans un contexte plus urbain. Sa vitesse est de 14 kilomètres/heure et son poids de 18 kilogrammes. Il est porté à dos d’homme. Il est équipé d’un GPS et de divers senseurs (thermique, vidéo, microphone). Il sert principalement à la détection d’Explosive Ordnance Disposal (EOD), c’est-à-dire de tout dispositif explosif auquel les troupes au sol peuvent être confrontées : mines, bombes, véhicules piégés et munitions non explosées. En Irak, les EOD constituent un problème quotidien, notamment en raison des actions de la résistance irakienne.

La mission du robot « Omni-Directional Inspection System » (ODIS) relève exclusivement de l’inspection du dessous des véhicules lors de points de contrôle routier. Les troupes américaines utilisent « l’ODIS » constitué d’une plate-forme très basse (10 cm de hauteur sur 1 mètre de longueur et de largeur) pouvant se glisser sous un véhicule et manipulable à plus de 75 mètres, pour mener à bien des contrôles de véhicules à l’abri des tirs de snipers et des explosions. Le robot « Dragon runner » est lui aussi un mini-robot, pesant 4 kilogrammes et mesurant 40 centimètres sur 28 centimètres pour une hauteur de 13 centimètres. Adapté au terrain urbain, il est doté d’une caméra permettant de voir la nuit. Le robot « Talon » appartient à une autre classe avec ses 45 kilogrammes. Il peut être télécommandé à plus de 800 mètres de distance. Il fut le premier robot à intervenir en Afghanistan. D’octobre 2001 à fin 2004, plus de 20 000 missions (de reconnaissance ou de déminage) ont été menées avec l’aide d’une centaine de « Talon ». Les UGV armés ou UGCV (C pour Combat) sont quant à eux bien moins nombreux sur le terrain puisqu’ils ne sont que dix-huit en Irak.

4.2) Les robots de combat (UGCV)

C’est la firme Foster – Miller, conceptrice du « Talon » qui a développé le premier robot de combat ou robot armé. Il s’agit en fait d’une simple version du « Talon », dédiée à la reconnaissance armée, baptisée « Special Weapons Observation Reconnaissance and Detection System ». Son acronyme est « SWORDS » ce qui signifie en langue anglaise « épées ». D’un coût de 230 000 dollars pièce, sa vitesse est de 6,6 kilomètres/heure et son autonomie de 4 heures. Il a pour mission principale de reconnaître un terrain ou un immeuble susceptible d’abriter des ennemis et de les amener à dévoiler leur position. Il peut riposter voir attaquer grâce à sa plate-forme, qui outre des senseurs, peut accueillir diverses armes : fusils d’assaut M16, mitrailleuses (M240, M249), roquettes anti-char, lance-grenades, armes non létales, etc. La précision de son tir dépasse celle du soldat moyen.

Certes les évolutions des UGV sont moins spectaculaires que celles enregistrées dans le domaine des UAV/UCAV. Cependant, il s’agit d’une « prémonition de ce qui va advenir prochainement » affirme John Pike directeur de GlobalSecurity.org, ajoutant que « ces choses n’ont pas de famille à qui il faut écrire en cas de décès sur le théâtre des opérations. Elles sont sans peur. Vous pouvez les positionner à des endroits, où il serait très difficile d’envoyer des soldats… ». Peu développés encore, ils sont néanmoins annonciateurs de ce que sera notre avenir.

5) Les projets en cours

Nombreux sont les projets en cours. Il est d’ailleurs impossible d’en dresser une liste. Par contre, il est possible de dépeindre les grandes lignes et tendances à l’œuvre.

5.1) Les UCAV

Ces drones de combat peuvent intervenir soit en étant contrôlés par un opérateur (basé au sol, sur navire ou en couple avec un avion piloté ou un hélicoptère piloté) ou en autonomie. Dans ce cas, la mission est pré-planifiée et donc sans intervention humaine. En 2001, le Congrès des États-Unis a ajouté une clause au Defense Autorisation Act définissant comme objectif à atteindre au cours de la prochaine décennie une proportion de 30% d’UCAV dans le total des avions de frappe en profondeur alignés par les États-Unis. Comme le note le Lieutenant Colonel français Mochin, « l’évolution vers la robotisation de la campagne aérienne semble (donc) inévitable »[41].

Cette robotisation intégrera donc les missions confiées actuellement aux avions pilotés : missions en profondeur, missions SEAD, frappes de précisions, appui aux troupes au sol et guerre électronique. Les UCAV apparaissent donc en définitive comme des plates-formes aériennes d’armes : canons, missiles, bombes à guidage laser ou GPS, armes à énergie (micro-ondes ou laser) opérant depuis des bases terrestres ou des navires (de surface ou sous-marins).

Le « X-45 » (A/B/) (comme son clone naval le « X-47 ») en est une illustration parfaite. Il est présenté comme un avion pouvant voler au-dessus du territoire ennemi, prêt à détruire immédiatement toute menace sans aucun risque pour un pilote[42]. Lors d’une attaque en meute, les X45 déterminent eux-mêmes lequel d’entre eux est le plus à même d’éliminer la cible, du fait de sa proximité avec elle, de ses réserves en carburant et de son stock d’armes (de 500 à 1500 kilogrammes).

Le « NEURON » (Dassault et EADS) est la réplique d’une partie de l’Europe, aux « X-45 » et « X-47 » américains. Il est davantage considéré comme un démonstrateur (comme ces « concept car », c’est-à-dire ces voitures innovantes qui ne voient jamais le jour) que comme un projet d’UCAV réel. Sa fonction est de permettre à certains industriels européens de rester dans la course technologique. Les premiers essais sont prévus pour 2008.

5.2) Les UAV

Dans ce domaine, le futur est tout tracé pour les Européens qui tenteront de rattraper les Américains et les Israéliens. « L’Euromale » est un projet qui vise à produire un « Global Hawk » européen. Les UVA vont peu à peu occuper les fonctions (télécommunication – observation) réservées aux satellites géostationnaires, car ils sont moins coûteux (pas de coût de lancement par fusée) et font preuve de davantage de souplesse dans leur utilisation. Les mini-UAV, portables à dos d’homme (au maximum une vingtaine de kilogrammes) doteront les fantassins du futur notamment lors des combats urbains.

Aux cotés des UAV, les UCAR (véhicules à voilure tournante ou hélicoptères sans pilote) comme le « Tracker » et le « Scorpio » devraient connaître d’importants développements pour de nombreuses raisons. Premièrement du fait de l’abandon du projet de nouveau modèle d’hélicoptère « Comanche » par l’industrie américaine de défense et le vieillissement du parc américain actuel constitué de « Cobra » et d’« Apache ». Deuxièmement, les UCAR comme le « Hummingbird A160 » font preuve de performances sans égal (endurance de 4 000 kilomètres et de 24 heures avec comme fonction principale le relais de télécommunications).

5.3) Les UGV ou mules

Le Future Combat System[43] américain prévoit qu’à partir de 2010 l’armée américaine disposera de 1663 robots, dont 1200 « Multifonctionnal Utility Logistics and Equipement Vehicle » (MULE) d’un rayon d’action de 100 kilomètres. Les « MULEs » pourront emporter près d’une tonne d’armes, de senseurs, de munitions, de vivres, de soldats, de mini-drones, d’éléments d’éclairage pour la nuit ou d’autres matériels. À terme, elles devraient être dotées de commandes vocales et d’une bibliothèque de 1 000 mots. Elles serviront également lors de combat de protection face aux tirs ennemis. Les UGV prendront également la forme de senseurs abandonnés sur le théâtre des opérations et fournissant des renseignements à distance sur les activités et mouvements de l’ennemi.

5.4) Les Unmanned Ground Combat Vehicule (UGCV) ou robots de combats

De la taille d’un quad à celle d’un char, ils disposeront de 4 à 8 roues, voire de chenilles. Le « Gladiator » est un projet développé par les Marines pour le soutien à l’infanterie au moyen d’une capacité de tirs directs. Le « COUGAR » dispose d’armes létales « Hellfire » et est destiné à la protection de convois, étant télé-opéré depuis un véhicule qui le suit ou le précède. L’Armed Robotic Vehicle (ARV) est destiné à un terrain urbain et à la destruction d’immeubles, de bunker et de véhicules blindés. De même pour le robot français « Système d’Acquisition et de Neutralisation d’Objectifs » (SYRANO) développé autour de scénarii urbains et d’un rayon d’action de dix kilomètres. Le Remote Detection Challenge And Response a pour sa part une vitesse de pointe de 60 kilomètres/heure et sa plate-forme emporte des armes, tant létales que non létales.

Le projet le plus prometteur est le « Spinner » dont le rayon d’action atteint 450 kilomètres et dont la taille se rapproche de celle d’un 4x4 Hummer. Mais là encore, Israël apparaît comme l’État le plus à la pointe du progrès technologique avec le « Gardium » qui peut intervenir à l’encontre d’éléments suspects pénétrant un périmètre donné et les retenir jusqu’à ce qu’une patrouille humaine arrive. Il peut également être utilisé pour éliminer une menace. Sa vitesse est de 80 kilomètres/heures et il peut être équipé outre de divers senseurs, d’armes létales ou non létales. Ses patrouilles peuvent être pré-planifiées, l’opérateur humain n’intervenant alors qu’en cas d’incident[44]. Il s’inscrit, au demeurant, dans un projet plus global de « frontière électroniquement gardée » par des UGV/UGCV/UAV/UCAV/USV/UUV. Selon des officiels israéliens, les « terroristes » pourront y être éliminés de manière automatique[45]. Ce système repose dans un premier temps sur une identification électronique d’individus reconnus comme des éléments hostiles. Dans un second temps, le système proposera lui même à l’opérateur humain de sélectionner le vecteur (UGV ou drone) le plus approprié de par sa position ou son armement pour éliminer ces éléments. Rappelons-nous la polémique israélo-onusienne…

Les UGCV peuvent également prendre la forme de munitions abandonnées. Le « Netfire » en est un exemple avec ses missiles d’une précision de 40 kilomètres contenus dans des silos déposés au sol par des camions ou des hélicoptères et un jour certainement par des drones ou des UGV. Le « Netfire » est doté d’un missile « LAM » qui peut patrouiller sur zone pendant 30 minutes et sur 70 kilomètres avant de frapper. Ne seront-ils pas un jour couplés aux senseurs abandonnés et pourvus d’une certaines autonomie, c’est-à-dire bénéficiant de la capacité d’engager des cibles prédéfinies à l’avance ?

5.5) Les Unmanned Surface Vehicle (USV) et Unmanned Underwater Vehicle (UUV)

De surface ou sous-marin, ils existent déjà comme le « Protector » développé en Israël et équipé de mitrailleuses ou le « Spartan » projet commun aux États–Unis et la France. Le « Spartan » est ainsi en cours d’essais en France depuis mai 2005 et devrait entrer en dotation en 2008 autour de missions de déminage, anti-sous-marine, d’attaque d’autres navires et de protection. D’autres projets à plus long terme portent la création de navires téléopérés de grande taille : navires lance-missiles, navire portes-drones, sous-marins portes-drones, etc.

5.6) Les micro-drones

Les micro-drones comme le « Micro Air Vehicule » (MAV) commandé à 350 exemplaires en 2005 par les États-Unis et doté d’un budget de développement de 30 millions de dollars ne mesurent que quelques centimètres pour un poids de quelques centaines de grammes (la société Tecknisolar produit ainsi des micro-drones pesant 400 grammes). Destinés à l’espionnage, à la surveillance, ils pourraient être regroupés en essaims pour des actions d’élimination de cibles. Le nano-drone Libellule (6 centimètres) qui se veut «l'oeil déporté» du soldat du futur en est une préfiguration. Ils peuvent également être utilisés pour des missions relevant des forces de l’ordre.

5.7) Applications ans le domaine du maintien de l’ordre

Drones et robots constituent des plates-formes de senseurs, d’armes létales ou non létales dont de nombreuses applications peuvent servirent dans le domaine du maintien de l’ordre. Certains robots trouvent d’ailleurs leur origine dans ces missions comme le « Talon ». Dans ce secteur, les projets sont également nombreux comme en témoignent :

Ø La communication intitulée « Robotics for law enforcement » de Hoa G Nguyen et de John P Bott, lors du symposium international sur les technologies de sécurité, à Boston du 5 au 8 novembre 2000.

Ø Le développement d’ « URBOT » (Urban Robot), un robot urbain équipé armes létales et non létales.

Ø Les projets de l’industrie française qui se démarque ici en proposant un robot se mouvant comme un serpent et intitulé en conséquence VIPER pour « Véhicule Intelligent de Pénétration par Reptation », destiné à l’écoute et la surveillance, mais aussi à la neutralisation d’individus (qualifiés de terroristes) au moyen d’armes non létales incapacitantes, voire d’explosifs.

 

Ø Le drone de 4.5 kilogrammes (coût 80 000 €) produit par Tecknisolar dont le dirigeant Pascal Barguidjian, déclare « cet équipement est particulièrement adapté au survol de manifestations rassemblant plusieurs milliers de personnes. En cas de débordement, il peut identifier rapidement, grâce à sa caméra embarquée, les émeutiers et les immobiliser en projetant du gaz »…
Face à cette avalanche de projets, nos sociétés sont en prises à d’anciennes questions et à de nouvelles.

6) Les questions posées à la société par la robotisation de la guerre

6.1) la robotisation ne favorise-t-elle pas un recours plus fréquent à la violence ?

Plusieurs éléments laissent à penser que oui. Le faible coût théorique (développement/production/maintenance) du drone apparaît comme un premier argument. On peut aussi considérer que « sur le plan économique, un UCAV réutilisable est moins coûteux à long terme qu’un missile de croisière à un million de dollars pièce servant une seule fois »[46]. De plus, comme le souligne le Général Henry « Hap » Arnold, « Pour le prix d’un B-17 larguant une bombe unique de 2,7 tonnes, nous pouvons envoyer 500 petits UCAV au dessus du territoire ennemi ; chacun emportant avec lui 360 kilogrammes d’explosif (soit un total de 180 tonnes) »[47]. Enfin selon l’UEO[48], les drones permettraient de rationaliser à faible coût les armées de l’air en retirant l’élément humain et en éliminant les dépenses associées. Le principal défaut de la présence humaine resterait son coût considérable pour les budgets de la défense. La formation d’un pilote représenterait de 12 à 14% du prix total d’un F16. De ce fait, le montant d’une heure de vol d’un drone serait 18 fois inférieure à celle d’un F-35 (Joint Strike Figther). De manière générale et en moyenne, un soldat coûterait 4 millions de dollars par an contre 400 000 par an pour un robot !

Un second argument réside dans l’absence d’équipage qui permet de réduire le volume du véhicule et d’accroître ses performances (durée des missions, furtivité, capacité d’emport d’armes). En cas de perte, personne ne pleurera la mort du drone et il n’y aura pas de pilotes à exhiber devant les caméras. Pas de frais de formation, ni de paie, ni de retraite, ni de famille et encore moins de cercueil à montrer aux journaux télévisés, ni même de pitié, le drone et le robot ont des qualités bien supérieures aux humains dans la perspective d’un recours plus fréquent à la violence.

De part ces considérations, ils constituent des multiplicateurs de puissance destinés à gagner des guerres selon l’UEO. Dit autrement, « Les UCAV fournissent à notre politique de leadership diplomatique un moyen militaire supplémentaire permettant de ne pas risquer des vies américaines »[49]. Pour le Canadien Carl Doyon, « les drones de combat sont susceptibles de devenir l’une des technologies qui transformeront le plus radicalement les opérations militaires traditionnelles dans tout l’éventail des combats depuis le maintien de la paix jusqu’aux guerres régionales ».

De même pour le Lieutenant Colonel Vandendorpe : « les système de drones deviendront assurément un outil privilégié des responsables politico-militaires pour les conflits du 21ème siècle»[50]. Il y a donc consensus dans les milieux militaires autour de l’idée suivante : « Si des vies et de l’argent sont économisés, avec un accroissement réel de l’efficacité des missions menées, alors les véhicules sans pilote deviendront un outil essentiel dans la conduite des guerres »[51]. L’usage des drones contribuera donc à renforcer cette « domination aérienne (qui) donne aux États-Unis un avantage asymétrique sur n’importe quelle Nation du monde »[52]. Or, nous savons ce qu’en font les États-Unis… S’ils obtiennent davantage de suprématie militaire à moindre coût et à moindre vie américaine, ils ne feront que davantage usage de la coercition. Comme l’affirmait Montesquieu « un empire fondé par les armes a besoin de se soutenir par les armes ».

6.2) Cette nouvelle prolifération n’est-elle pas un gouffre financier à l’image de la course aux armements qui avait prévalu lors de la guerre froide, alors que tant de besoins sociaux ne sont pas satisfaits faute d’argent ?

Là aussi la réponse semble positive. D’autant que l’UEO reconnaît que « le défi technologique que représentent les UAV mobilise des ressources croissantes aux États-Unis et en Europe » et » que les drones ouvrent « des perspectives nouvelles pour les industries de défense ». Mais quelles sont ces perspectives ? 300 millions d’euros pour le projet européen « Neuron » et 175 millions de dollars pour les UCAV américains uniquement sur 2004… D’ici à 2011, le marché des UAV/UCAV est estimé à 5 à 6 milliards d’euros par an dont 50% avec une progression de 15% par an (La tribune 26.08.2003). En 2003, la France a consacré 60 millions d’euros pour la recherche sur les drones soit six fois le budget du ministère de la cohésion sociale pour son opération « Ville, vie et vacances » concernant chaque été 800 000 jeunes. Quant au drone « Euromale », il constituera à lui tout seul un marché[53] de 1 à 2 milliards d’euros vers 2010.

6.3) Que devient la place de l’homme dans la violence organisée ?

L’UEO reconnaît une nouvelle fois de manière clairvoyante que « les UCAV permettent de limiter l’intervention humaine et les contraintes qui y sont liées » et représentent « une révolution dans l’aéronautique de défense : le remplacement de l’homme par la machine pour des opérations de combat ». Le robot « Système d’Acquisition et de Neutralisation d’Objectifs » est d’ores et déjà capable de s’auto-protéger « d’agressions » en déclenchant dans son périmètre de surveillance des tirs de munitions incapacitantes. Qui plus est, « les projets actuels visent à donner une autonomie accrue aux UGV et à les rendre moins dépendants des opérateurs humains. L’idée de base est que ces véhicules (…) puissent fonctionner d’après des données programmées au début de la mission et, une fois déployés, accomplir leur tâche de manière autonome ».[54] Dans l’apparente cacophonie consensuelle qui entoure le développement des drones et des robots, certaines voies contradictoires se font toutefois entendre, comme celle du Général Reimer de l’US Army pour qui « quand la technologie échoue, rien ne peut remplacer la souplesse et la discipline de soldats parfaitement entraînés »[55].

De l’autre coté de l’Atlantique, le Lieutenant Colonel français Mochin pousse la réflexion à son ultime point : « La technologie n’est pas près de produire un clone du cerveau humain auquel on enseignerait toutes les techniques et tactiques de combat, en y ajoutant le jugement critique et un sens du « fair play » ou de la clémence, étrangère aux courants électriques qui parcourent les circuits intégrés. L’intelligence artificielle suffira-t-elle à garantir dans la Majorité des cas un emploi légitime de la force grâce au discernement et à la précision des frappes ? »[56]. Et il ajoute qu’il « convient donc de préserver la place de l’homme dans la boucle décisionnelle afin que les schémas de pensée qui le caractérisent puissent s’exprimer au travers des machines qui engageront le combat à sa place (…) La mission d’un militaire est aussi de s’assurer que soient réduits au minimum les risques d’une escalade inutile de la violence. La mise en œuvre des drones de combat pose la problématique de la place de l’homme dans le cycle de l’emploi des armes ».

Or, la « guerre au terrorisme » nous habitue déjà à une déshumanisation de la guerre. Notamment en véhiculant une déshumanisation de l’adversaire favorisée par une culture propice (jeux vidéos et films hollywoodiens) conduisant à des comportements contraires aux valeurs de la démocratie, des droits de l’homme et du Droit international. Qu’en sera-t-il demain lorsque l’ennemi ne sera plus perçu qu’à travers des senseurs électroniques effectuant leurs mesures à des milliers de kilomètres ou tout du moins à bonne distance ? Qu’en sera-t-il lorsque cet ennemi diabolisé massivement (les Arabes et les musulmans sont tous des terroristes potentiels selon l’image récurrente transmise par les médias) sera appréhendé de la manière identique à celle utilisée dans les jeux vidéos ? Enfin qu’en sera-t-il lorsqu’un fossé technologique incommensurable séparera les États dotés de drones et de robots et les autres ?

6.4) Le nouveau fossé technologique ne menace-t-il pas également l’Europe ?

Si le fossé est clairement établi entre le Nord et le Sud (avec des éléments de relativisation pour l’Inde et l’Iran), le fossé est également mais dans une moindre mesure Nord – Nord. L’Europe ne dispose pas aujourd’hui de drones équivalant à ceux que possèdent les États-Unis, comme le « Global hawk » de type « High Altitute Long Endurance ». Certes, elle tente de rattraper son retard avec des programmes comme « l’Euromale », un clone du « Global hawk » ou le « Neuron », une réponse aux « X-45 » et « X-47 ». Mais du chemin reste à faire, faute de quoi la place des Européens dans les futures guerres et interventions sera celle de supplétifs incapables d’aligner des drones et incapables d’agir en interopérabilité avec Washington. Faiblement autonome sur le plan des renseignements, l’Europe sera reléguée à la fourniture de troupes aux sols (comme c’est déjà le cas en Afghanistan et en Irak) et essuiera le cortège de cercueils qui s’ensuivra. Consciente de cette réalité, le 30 novembre 2004, l’Assemblée de l’UEO déclarait donc que « la coopération entre les États-Unis et l’Europe en matière d’avions de combat sans pilote est une nécessité ».

Que conclure au regard de l’ensemble de ces éléments ?

Premièrement la prolifération des drones et des robots porte en elle, le risque du développement des interventions de type Afghanistan et Irak. La prolifération nucléaire, tout aussi condamnable soit-elle, notamment au regard du Droit international, n’a pas entraîné à ce jour, un usage banalisé de l’arme nucléaire car un tel emploi signifiait la destruction assurée de l’ensemble des protagonistes. Les deux camps de la « Guerre froide » se neutralisaient donc dans ce que l’on a qualifié « d’équilibre de la terreur ». Drones et robots nous ramènent à l’époque de la politique de la canonnière. Les armes nucléaires ne pouvaient être utilisées qu’une seule et ultime fois, les drones et les robots sont de toute autre nature car il s’agit d’armes consommables, donc employables à volonté…

Deuxièmement, lors de la Guerre froide, l’humanité ne fut jamais à l’abri d’un incident technologique pouvant mener à sa destruction. Avec les drones et les robots, notamment dans la perspective d’un réseau de drones et de robots autonomes et de satellites interconnectés (voir notamment le projet Mulitmedia Intelligent Network of Unattended Mobiles Agents)[57], ce risque est démultiplié. Cette menace constitue d’ailleurs le sujet d’un film hollywoodien actuellement sur les écrans français. Le spectateur peut ainsi découvrir une fiction dont le personnage central est un drone[58] qui décide de s’en prendre à ses créateurs. Tel le GOLEM (créature humanoïde faite de terre glaise par l’homme pour se protéger de ses ennemis) de la mythologie hébraïque qui un jour se retourne contre son géniteur, demain drones et robots pourraient emprunter le même chemin…

Face à ses évolutions technologiques et polémologiques, une citation extraite du Petit livre rouge de Mao Tsé-Toung est peut-être source d’espoir : « l’armement est un facteur important mais non décisif dans la guerre. L’Homme, non l’armement, est un facteur décisif ». À moins que le développement des drones et des robots de combat ne donne raison à l’avertissement sans équivoque de John Kennedy, (un contemporain du Grand Timonier): « L’humanité doit mettre un terme à la guerre, où la guerre mettra un terme à l’humanité ». En définitive, c’est bien de cela dont il s’agit en l’espèce…

 

*Biographie:

- Diplômé du Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques de Paris

- Doctorant en Droit (Université de Reims – CERRI)

- Collectif d’Etudes et de Recherches sur le Monde Arabe (CERMA)

 

Notes :

[1] Les Anglo-saxons qualifient ces missions de « 3 D » pour Dull (ennuyantes), Dirty (sales) et Dangerous (dangereuses), c’est-à-dire les taches qui ne requièrent pas un pilote dans le cockpit.

[2] Elisabeth Bone et Christopher Bolckcom, « Unmanned Aerial Vehicles : Backround and Issues for Congress », 25 avril 2003, Report for Congress.

[3] « President Speaks On War effort To Citadel’s Cadets”, Whitehouse.gov, Remarks by the President, décembre 2001.

[4] Il est difficile d’avoir des éléments précis. Ceux-ci correspondent à la date du 1er février 2003, à l’inventaire officiel des équipements de l’armée américaine dans ses 4 composantes : aérienne (Air Force), navale (Navy) terrestre (Army), et Marines.

[5] Airpower Journal, Fall 1996, page 70.

[7] Entretien avec Jürgen Habermas, « Qu’est-ce que le terrorisme ? », Le Monde diplomatique, février 2004, page 17.

[8] Général Pierre Marie GALLOIS, « Ces Guerres qui abattent une civilisation », juin 2005,
http://www.recherches-sur-le-terrorisme.com/Analysesterrorisme/guerres-civilisations.html

[9] Serge Sur, « l’Hégémonie américaine en question », AFRI, 2002, page 3.

[10] Idem, page 41.

[11] Major Robert C . Nolan II, “The Pilotless Air Force ? A Look at Replacing Human Operatos with Advanced Technology”, Research Departement Air Command and Staff College, mars 1997, page 36.

[12] Gilles Andréani, « La guerre contre le terrorisme : le piège des mots », AFRI 2003, page 110.

[13] A/1783, “Les capacités militaires européennes dans le contexte de la lutte contre le terrorisme international”, 3 juin 2002, page 6.

[14] Xavier Crettiez et Isabelle Sommier, “Les attentats du 11 septembre: continuité et rupture du terrorisme », AFRI 2002, page 62.

[15] Idem, page 67.

[16] Laurent Bonelli, “Quand les services de renseignement construisent un nouvel ennemi”, Le Monde diplomatique, avril 2005.

[17] Gilles Andréani, Op. Cit., p. 106, note de bas de page.

[18] Didier Bigo et Daniel HERMANT, « Guerre et Terrorisme », 1986.
http://www.conflits.org/document.php?id=1146

[19] Laurent Bonelli, “Quand les services de renseignement construisent un nouvel ennemi”, Le Monde diplomatique, avril 2005, page 12.

[20] Gilles Andréani, Op. Cit., p. 113, 114.

[21] « Les civils, premières victimes de la guerre », Libération, 18 juillet 2005.

[22] Bill Sweetman, « Birth Of a Predator », Unmanned Systems, mars – avril 2005, page 38. Cet auteur peut être contacté à l’adresse courriel suivante: BillSweetman@compuserve.com

[23] Bill Sweetman, Op. Cit., p. 41.

[24] Bertrand Slaski, « L’Europe des drones », Science et Vie hors série « Aviation 2005 », juin 2005, p. 133.

[25] Elisabeth Bone et Christopher Bolckcom, Op. Cit., p. 7.

[26] Unmanned Systems, « Predators Protect Troops in Iraq », mars 2005, p. 8.

[27] Voir notamment un article de l’auteur intitulé « Etat de la prolifération des armes de destruction massive », paru en 4 parties dans le Quotidien d’Oran en février 2005.

[28] Il existe différend modèle de drone Misrad. Ceux employés par le Hezbollah sont des Misrad 1. Le Misrad 2 a pour vocation la photographie navale et est fréquemment utilisé par l’Iran dans le Golfe persique pour surveiller les navires américains.

[29] Major Robert C . Nolan II, Op. Cit. p. 5.

[30] L’Algérie a été évoquée régulièrement comme un client de l’industrie dronautique israélienne. Il est par contre certain qu’Alger a acheté au Sud-africain Denel divers drones.

[31] A/59/686 – S/2005/58, 1er février 2005, voir également A/59/686 – S/2004/1021, 29 décembre 2004. dans ce dernier document, 5 survols du territoire libanais par des drones israéliens sont constatés entre le 15 décembre et 19 décembre 2004.

[32] Union de l’Europe Occidentale, « Les avions de combat sans pilote et l’avenir de l’aéronautique militaire », A/1884, 30 novembre 2004, paragraphe 32.

[33] Craig Hoyle, « Yemen drone strike : just the start ? », Jane’s Defence Weekly, 8 novembre 2002.

[34] Carl Doyon, « Le remplacement du CF-18 Hornet : le drone de combat ou l’avion de combat Joint Strike Figther », Revue militaire canadienne, volume 6, printemps 2005.

[35] Idem.

[36] Air Force Background Paper, 31 janvier 2003.

[37] Charles Enderlin, « Les erreurs de stratégie d’Israël », Libération, 13 juillet 2005, p. 32.

[38] Aaron Klein, « Israel’s secret drone revealed », WorldNetdaily.com, 3 juin 2005.

[39] W.J. Smuda, L. Freiburger, S. Rogan et G. Gerhart, « Robots at War – Experiences in Iraq and Afghanistan », Us Army, TARDEC Robotocs Lab, 2005.

[40] Fiche de présentation du robot « Talon » de la firme Foster – Miller : www.foster-miller.com

[41] Lieutenant Colonel Mochin, « Avion piloté ou drone de combat : quel sera le vecteur armé des opérations aériennes de demain ? », Collège interarmées, mars 2003.

[42] Unmmaned System, “X-45 A UCAVs Show Combat Skills”, mars 2005, p. 8.

[43] Andrew Feickert, « The Army’s Future Combat System (FCS) : Background and Issues for Congress », CSR report for Congress, 28 avril 2005.

[44]
http://www.defense-update.com/products/g/guardium.htm

[45] Aaron Klein, “Israel creating “remote control” border. Star Wars-like systeme will indetifi, kill terrorists”,WorldNetDaily, 19 juin 2004.

[46] Major Kenneth E. Thompson, « F-16 Uninhabited Air Combat Vehicles”, Air Command ans Staff College, Air University, Maxwell Air Force, Alabama, 1998.

[47] Major Kenneth E. Thompson, « F-16 Uninhabited Air Combat Vehicles”, Air Command ans Staff College, Air University, Maxwell Air Force, Alabama, 1998.

[48] Union de l’Europe Occidentale, « Les avions de combat sans pilote et l’avenir de l’aéronautique militaire », A/1884, 30 novembre 2004.

[49] Major Kenneth E. Thompson, « F-16 Uninhabited Air Combat Vehicles”, Air Command ans Staff College, Air University, Maxwell Air Force, Alabama, 1998.

[50] Lieutenant Colonel Vandendorpe, « Le drone : un outil révolutionnaire pour la conduite de la campagne aérienne de demain ? », Collège inter armées, mars 2003.
http://www.college.interamress.defense.gouv.fr/03pub/memoire/mem-fic/htm

[51] Nolan, op. cit., p. 11.

[52] Major Robert C . Nolan II, “The Pilotless Air Force ? A Look at Replacing Human Operators with Advanced Technology”, Research Departement Air Command and Staff college, mars 1997, page 36.

[53] Supplément au TTUn°528, 16 février 2005, lettre hebdomadaire d’informations stratégiques, page 3.

[54] Union de l’Europe Occidentale, « Les avions de combat sans pilote et l’avenir de l’aéronautique militaire », A/1884, 30 novembre 2004.

[55] Général Reimer, cours donnés en septembre 1996 au USAF Air Command and Staff College, Maxwell, Alabama.

[56] Lieutenant Colonel Mochin, « Avion piloté ou drone de combat : quel sera le vecteur armé des opérations aériennes de demain ? », Collège inter armées, mars 2003.

http://www.college.interamress.defense.gouv.fr/03pub/memoire/mem-fic/htm

[57] Ce projet est développé pour la Marine américaine par l’Université de Los Angeles. Ce réseau n’est pas sans rappeler le réseau Skynet du célèbre film Terminator. http://www.accountancyage.com/vnunet/news/2118786/navy-recruits-network-unmanned-vehicles
[58] Ce film est intitulé « furtif ». Un avion de combat à intelligence artificielle sans pilote humain (EDI), se révèle être un combattant hors pair. Lors d’un vol, EDI est touché par la foudre. Le cerveau du drone a des réactions étranges. Lors de leur mission suivante, EDI rencontres des problèmes, et les pilotes qui vole en binôme avec lui décident d'annuler la mission... mais EDI refuse d'obéir à ses ordres et mène tout de même l'attaque. EDI poursuit alors de lui-même mission qui, si elle aboutit, pourrait bien entraîner une guerre nucléaire à l'échelle mondiale... A l’opposé de ce film américain, sort en même temps un film français intitulé l’avion et racontant l’histoire d’une amitié entre un enfant et un avion rendu vivant par la haute technologie. A travers ces deux films, deux visions du monde sont perceptibles.Ajoutez votre contenu ici .

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:51

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Je proposerai ici au lecteur un petit voyage –quelque peu « exotique » sans doute pour le spécialiste de la Russie ou de l’Europe centrale et orientale– ; un petit voyage dans le temmps et dans l’espace, à Cuba.
 
La rédaction
 
Cuba n'est pas un fragment de l'URSS oublié aux Caraïbes
 
Par Rémy HERRERA*
 
 Juin 2005

 

Cuba partage avec les autres pays d’Amérique latine et des Caraïbes des similarités profondes, mais s’en distingue aussi par des traits singuliers, qui ont déterminé l’originalité de sa trajectoire historique en longue période.

• Cuba fut la première grande terre outre-atlantique « découverte » en 1492 par l’Europe, et devint, à partir de 1510-11 (date de la conquête effective de l’île), la base stratégique de l’expansion des conquistadores sur le continent américain, en même temps que le nœud maritime des convois transatlantiques dans l’empire espagnol.

• C’est aussi le territoire où l’esclavage a duré le plus longtemps au monde : deuxième colonie à l’introduire (en 1511, après Hispaniola), avant-dernière à l’abolir (en 1886, juste avant le Brésil). Et c’est la colonie où les déportations d’Africains ont été les plus massives de toute l’Amérique hispanique : vraisemblablement un million de personnes, peut-être plus. Le point haut de la population esclave fut atteint vers 1840, avec 436 000 esclaves, pour une population cubaine totale d’un million d’habitants, population noire à 60 % à l’époque. Esclavage tardif donc, et esclavage massif.

• Cuba fut —et c’est bien sûr lié à l’esclavage— le premier producteur et exportateur mondial de sucre, dès le milieu du XIXe siècle. Et elle le restera très longtemps. Avec le sucre, Cuba sera très tôt placée, sous la forme même de la domination politique espagnole, dans la dépendance économique des États-Unis. Nous reviendrons sur ce point, crucial.

• Il s’agit aussi du pays où la colonisation espagnole a été la plus longue de l’histoire : presque 400 ans, de 1492 à 1898. Et l’issue de cette colonisation fut une douloureuse guerre d’indépendance (1895-1898) et une série d’occupations militaires par les Etats-Unis : 1898-1902, 1906-1912, 1917-1919. Les États-Unis y engagèrent d’ailleurs la première guerre « impérialiste » de leur histoire, pour briser le mouvement populaire nationaliste et s’assurer un contrôle total de l’île.

• Cuba, c’est enfin, depuis 1959, la première, et à ce jour la seule, révolution socialiste victorieuse d’Amérique —même s’il y eut, avant elle, d’autres révolutions populaires, tout spécialement celle d’Haïti menée, à partir de 1791, par Toussaint Louverture, à la tête d’armées d’esclaves, et celle du Mexique emmenée, à partir de 1910, par Emiliano Zapata et ses armées de paysans.

La révolution cubaine doit être comprise comme le point d’aboutissement d’un long, difficile, douloureux processus de formation d’une culture et d’une identité nationales, profondément originales ; l’aboutissement des luttes d’un peuple multiracial qui parvint, non sans difficultés, à former un front ouvriers-paysans par la fusion des revendications anti-impérialistes et anti-capitalistes, formulant ainsi le projet socialiste cubain. Le plus difficile, pour nous, étrangers, n’est pas de comprendre l’histoire de Cuba, mais de comprendre que ce sont les Cubains qui ont fait la révolution cubaine, que ce sont les Cubains qui continuent par leur résistance de faire vivre leur révolution. L’important pour nous n’est donc pas de juger ou de condamner, mais de chercher à comprendre —et pour ceux d’entre nous qui espèrent vivre un jour dans un monde meilleur, chercher à comprendre ce que l’on peut éventuellement apprendre de cette expérience de « voie non capitaliste de développement ».

Cuba a une histoire (et une géographie), qui est liée de façon à la fois très étroite et très conflictuelle à l’histoire (et à la géographie) des États-Unis. Et l’hypothèse que je soumettrai à la réflexion —aussi étrange qu’elle puisse paraître au premier abord— est que cette petite île des Caraïbes eut un rôle non négligeable, et même assez significatif, dans la marche des États-Unis vers leur hégémonie sur le système mondial, que l’on peut tenir pour acquise en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, face à l’autre super-puissance de l’époque, l’Union soviétique. Dans ce contexte, premièrement, des relations avec les États-Unis, deuxièmement, des relations avec l’URSS, la révolution a produit, à Cuba, des acquis tout à fait importants pour son peuple, des acquis sociaux notamment, si importants que ce peuple a fait et fait encore le choix de résister aux pressions extraordinairement violentes des États-Unis —par la menace de guerre, par l’embargo qui est une guerre non déclarée, par la globalisation néo-libérale—, pour préserver les acquis de sa révolution. Et ce, par-delà la disparition de l’URSS et du CAEM, dans lequel l’économie cubaine était très étroitement imbriquée. La seconde hypothèse que je soumettrai au lecteur dans cet article, c’est que le conflit qui oppose Cuba aux États-Unis, avant d’être compris comme une confrontation Est–Ouest, doit l’être au prisme de leurs relations bilatérales, très particulières comme on va le voir. Car c’est la nature même de ces relations qui explique à la fois la persistance du conflit après la disparition de l’URSS et le traitement différencié que les États-Unis appliquent à Cuba par rapport à d’autres pays « communistes », ou « non capitalistes », comme la Chine ou le Vietnam.

La révolution cubaine a une histoire (et une géographie), que je présenterai, fort brièvement, en dix points.

1. L’histoire de la Cuba moderne débute avec l’arrivée des Espagnols le 28 octobre 1492. Elle commence par un immense chaos, un choc démographique d’une violence inouïe. Cuba, grande comme l’Angleterre, et que Colomb prit pour le Japon (Cipangu, des récits de Marco Polo), était peuplée de sociétés amérindiennes. La plus importante était celle des Arawaks (Tainos), société divisée en classes, avec un système de caciquats, mais sans propriété privée ni État. Au total, vraisemblablement 100 000 personnes vivaient sur l’île en 1500. En 1530, les Amérindo-cubains n’étaient plus que 15 000 ; et seulement 1 000 à 2000 foyers en 1600. Les conquistadores s’approprièrent les terres, avec tout ce qui s’agrégeait à elles, au-dessous, or, cuivre, comme au-dessus, des hommes, les « Indiens », qui furent d’abord réduis en esclavage, puis assujettis par un régime de mise au travail forcé, appelé « encomienda », pour travailler dans les mines. Des mines d’or, des mines de cuivre. Tout commence donc là-bas par un pillage.

2. Les Espagnols créèrent à Cuba une organisation sociale nouvelle, encore féodale, mais déjà proto-capitaliste, et surtout totalement connectée aux marchés du système mondial. Les choses allaient être très différentes dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord, en particulier aux États-Unis, où les classes dominantes se sont imposées au sein d’un mode de production capitaliste d’emblée prédominant, avec un État subordonné dès l’origine à la bourgeoisie coloniale. À Cuba, c’est une oligarchie de grands propriétaires qui s’est formée, très tôt, accaparant les richesses foncières et minières, mais aussi le pouvoir politique local. Ce système social de type colonial se distinguait du féodalisme européen par sa production orientée vers l’approvisionnement du centre du système mondial (l’Europe occidentale, via l’Espagne) et reposant sur l’encomienda, soit une division du travail selon un critère de race. Cela n’empêcha pas le métissage, ferment de la « cubanité ». D’immenses domaines se formèrent, les latifundios, pour l’élevage extensif de bétail, pour l’exportation du cuir surtout, pendant longtemps.

3. L’esclavage est institué à Cuba dès la conquista, mais son essor est liée à celui de la production et de l’exportation de sucre, plus précisément à la montée en puissance des grands propriétaires fonciers sucriers et à leur stratégie de connexion au marché mondial. Cette stratégie se matérialisa par l’insertion de la colonie, en position dominée, mais très dynamique, dans le système mondial capitaliste, grâce à une alliance passée entre classes dominantes créoles et classes sus-dominantes du centre (espagnoles, puis surtout anglo-américaines). Ce qu’il faut donc saisir, c’est l’importance pour l’île de cette spécialisation sucrière, qui intervint entre 1750 et 1850 et allait faire de Cuba, dès le milieu du XIXe siècle, le plus gros producteur et exportateur de sucre au monde. La base de cet essor reposait sur l’esclavage, étendu sur une échelle si large qu’il déforma toute la structure sociale. Insistons sur ce point : l’esclavage de plantations fut un élément constitutif du capitalisme dans sa phase d’accumulation primitive, de transfert du surplus de la périphérie vers le centre. Et ce sucre cubain, produit par des esclaves déportés, allaient être exporté au XIXe siècle jusqu’en Russie…

4. Si Cuba a été spécialisée dans la mono-exportation de sucre par ces classes dominantes, c’est que des conditions endogènes à la colonie y existaient. Des conditions techniques, topographiques, climatiques ; des conditions socio-économiques aussi bien sûr, comme la transformation de propriétaires en sucriers, la dissolution de vieux rapports de production, la libération de forces productives. Mais également parce que des chocs exogènes imposèrent cette spécialisation. Premier choc exogène : l’occupation militaire de La Havane par les Anglais en 1762, qui brisa le monopole commercial mercantiliste espagnol et provoqua un changement d’échelle du système esclavagiste cubain. Deuxième choc exogène : la révolution en Haïti (1791-1804), qui élimina le grand concurrent sucrier. Et surtout, troisième choc exogène : avant cela, dès 1776, la connexion de Cuba au marché des États-Unis, proche, vaste, en plein essor. L’indépendance des États-Unis les coupa des marchés coloniaux anglais des Caraïbes et c’est Cuba, colonie espagnole, qui va basculer dans la dépendance économique des États-Unis ; ou plutôt dans la dépendance de leurs industriels, de leurs négociants, de leurs fermiers, de leurs armateurs, de leurs banquiers… et de leurs négriers. L’île devint le principal débouché extérieur de leurs produits. Les États-Unis achetaient du sucre (brut) à Cuba pour le raffiner et le vendre sur leur côte Est ; et ils lui fournissaient en échange de quoi le produire, des moyens de production : des esclaves, des vivres, des sacs, des caisses… Vers 1850, presque la moitié de la population cubaine était esclave. La croissance de l’économie cubaine n’a donc pas grand-chose à voir avec un développement, si ce n’est le développement de l’esclavage. Quelques chiffres : en 1820, un tiers des exportations cubaines partaient vers les États-Unis ; en 1850, les deux tiers ; en 1875, 85% ; en 1895, 90%. Cuba était, en 1895, le deuxième marché international des États-Unis.

5. Les racines lointaines, profondes, de la révolution sont donc à rechercher aussi dans les résistances esclaves : dans les fuites de cimarrones rebelles vers les palenques (ces villages fortifiés dans les régions reculées de l’île) et dans les révoltes collectives, qui se multiplient au XIXe siècle, et entraînent un durcissement des conditions de vie qui sont imposées aux esclaves. Il y eut des soulèvements populaires très tôt à Cuba : la première remonte à 1525, qui unit des travailleurs indiens et africains. Face à cette résistance, les grands sucriers déportèrent encore plus d’esclaves, clandestinement quand la traite fut abolie. Ils essayèrent même d’imiter une innovation qui avait fait la fortune des Anglais et des planteurs cotonniers des États-Unis : l’élevage d’esclaves, avec couplage de reproductrices et d’étalons ; mais ça ne réussit pas aussi bien qu’aux États-Unis… La situation devint si préoccupante pour les sucriers que le projet de réintroduire l’esclavage blanc aurait même été discuté à l’époque aux Cortes. De nombreux paysans espagnols pauvres, des péons, arrivaient. Une vague de travailleurs blancs arriva aussi à partir de 1840, amenés par les Anglais depuis leur colonie d’Europe, l’Irlande, pour travailler dans les chemins de fer, sous concession anglaise. Mais beaucoup d’Irlandais s’enfuyaient. Les capitalistes avaient besoin de bras. Alors ils déplacèrent tous ceux que trouvèrent à acheter : des Indiens mayas du Yucatan que l’armée mexicaine avait fait prisonniers et céda aux trafiquants d’hommes des sucriers ; des « Turcs », comme on dit, en fait Égyptiens et Syriens, vers 1860 ; puis, en masse, des Chinois, 150 000 entre 1847 et 1874, venus de Macao et de Canton, sous contrat de salariat forcé, des coolies, déportés par les anciens négriers, anglais d’abord, après la guerre de l’Opium contre la Chine. Ces coolies trimèrent dans les champs de cannes, aux côtés des esclaves.

6. Ce qui s’est érigé de grand, de beau à Cuba l’a été par le sang et la sueur de son peuple. Un peuple métissé, qui s’est peu à peu constitué en nation, dans l’exploitation capitaliste et la résistance à cette exploitation, dans la violence de la colonisation et les guerres de libération nationale. Dans la guerre de dix ans entre 1868 et 1878, puis dans celle de 1895-98, guerre des patriotes cubains contre l’Espagne —300 000 soldats espagnols, un soldat pour 6 habitants, record mondial dans l’histoire de la répression à l’époque. Guerre dans laquelle les États-Unis allaient intervenir, en 1898, pour « confisquer » l’indépendance de Cuba. Depuis 1800, tous les présidents états-uniens, ou presque, avaient considéré l’annexion de l’île comme dans la « nature des choses », comme par une loi d’« attraction gravitationnelle », ce qui traduisait, dans l’expansion territoriale même des États-Unis, après l’extermination des Indiens et la guerre contre le Mexique (1845), l’importance géopolitique/géostratégique de Cuba. L’île donne sur l’embouchure du Mississipi —axe tournant de la conquête de l’Ouest—, mais aussi sur le canal interocéanique de Panamá, à partir du début du XXe siècle. Les États-Unis occupèrent donc Cuba en 1898, plus Porto Rico, les Philippines, Guam, après Hawaï… Ils s’emparèrent de Guatanamo, qu’ils refusent toujours de restituer à Cuba. Ils s’autorisèrent par l’amendement Platt à intervenir militairement dans l’île quand ils estimaient leurs intérêts menacés. Cuba fut dollarisée. A l’époque, le capitalisme états-unien était dominé par la finance, par les grands propriétaires du capital qui avaient opéré la fusion entre banque et industrie. L’impérialisme était né —conquista des temps modernes. Nouveau pillage. Et c’est cette finance états-unienne qui allait partir à l’assaut de Cuba, et d’abord du sucre.

7. Avant 1959, la grande finance états-unienne —Morgan de 1914 à 1929-33, Rockefeller de 1933 à 1958 (les deux groupes Rockefeller, celui de William Rockefeller structuré autour de la National City Bank et celui de John Rockefeller autour de la Standard Oil et de la Chase Manhattan Bank)— contrôle à Cuba tout ce qui crée du profit. Absolument tout : la production sucrière (Cuba, premier exportateur de sucre brut au monde, en était réduit vers 1930 à importer du sucre raffiné des États-Unis), les mines (nickel), l’énergie, les chemins de fer, les transports urbains, le téléphone, le tabac, les fruits tropicaux, la consommation (Coca Cola, Propter & Gamble étaient là, de même que Goodyear), la banque bien sûr (jusqu’à la Banque centrale), la terre... Cuba était une propriété des États-Unis. L’essor des exportations de sucre fut prodigieuse. En 1920, les exportations par tête de Cuba étaient supérieures à celles de l’Angleterre. Mais, désormais, les travailleurs étaient des salariés, formant au sens strict du terme un « prolétariat » sucrier, employé les trois ou quatre mois de zafra (récolte), réduits à la misère le reste du temps, fixés sur des terres qu’ils travaillaient, mais ne possédaient pas, sans emploi alternatif. Cet essor amena de nouveaux déplacements de main d’œuvre saisonnière, par dizaines de milliers : des Haïtiens, des Jamaïcains, reproduisant ainsi la division capitaliste du travail selon un critère de nationalité cette fois ; en même temps que le développement du sous-développement, le chômage, la misère, la désindustrialisation, dans une économie hyper-spécialisée, mono-exportatrice, vulnérable aux fluctuations de cours et totalement dépendante, malgré les vertus prêtées aux traités de libre-échange et aux quotas sucriers des États-Unis. C’est dans cette perspective du temps long que peut être appréhendée —si l’on veut la comprendre— l’adhésion de Cuba au projet socialiste.

8. La Révolution, à partir du 1er janvier 1959, après une guerre de guérilla de trois ans, dirigée par Fidel Castro. En un temps historique très bref, Cuba a connu une transformation sociale radicale, qui la fit rompre avec le capitalisme et engager la construction d’une société socialiste. 1959-1960 furent des années de libération nationale et de mesures prises en faveur du peuple. Des mesures de justice sociale, de démocratisation : lutte contre la corruption, contre la mafia, contre le trafic de drogue, contre la prostitution ; récupération des biens mal acquis ; suppression des appareils répressifs d’État aux ordres de l’oligarchie ; baisses des prix de l’électricité, des médicaments, des loyers, des livres ; fin de la ségrégation raciale (toujours en vigueur aux États-Unis à l’époque) ; grands travaux publics et création d’emplois ; disparition de la mendicité et du travail des enfants ; priorité accordée à la santé et à l’éducation publiques, instauration de la sécurité sociale, des retraites, d’une éducation universelle, campagne d’alphabétisation, développement de la recherche, de la culture, du sport ; réforme agraire... Puis à partir de 1960-65, les grandes transformations socialistes, avec les nationalisations et la mise en œuvre d’une planification, avec l’aide soviétique. Bien sûr, il y eut des insuffisances —une diversification insuffisante du pays dans les années 60—, des excès —un certain dogmatisme dans les années 70—, des erreurs —on a trop vite considéré que le socialisme était « achevé », que toutes les dépenses étaient permises dans les années 80— ; mais il y eut surtout, dans ce processus de libération d’un peuple, des contraintes, extrêmement fortes, qui ont pesé sur la Révolution cubaine : le poids de l’histoire, des rigidités structurelles qui ont empêché la sortie de la spécialisation sucrière, le manque de ressources naturelles, de devises, de cadres… Mais la plus contraignante d’entre ces contraintes a été la guerre non déclarée des États-Unis contre Cuba.

9. Cette guerre non déclarée prit des formes multiples. Des attentats terroristes menées par la CIA agissant de concert avec les exilés cubains contre-révolutionnaires (attentats qui firent de nombreux morts, notamment le 4 mars 1960 lors de l’explosion du bateau La Coubre dans le port de La Havane). Et même des agressions de type biologique destinés à infecter les cultures, le cheptel et la population de Cuba (comme l’épidémie de dengue hémorragique en 1981, dont il a été prouvé que la souche alors inconnue avait été élaborée en laboratoire aux États-Unis pour être propagée intentionnelle à Cuba (158 enfants cubains en moururent) —des organisations anti-cubaines ont publiquement reconnu aux États-Unis avoir participé à de telles actions. Il y eut aussi la tentative d’invasion militaire de la Baie des Cochons en 1961, puis la crise des fusées en 1962, qui fit peser sur le monde un risque de guerre nucléaire entre les États-Unis et l’URSS, qui aidait à défendre Cuba —et Fidel a dit, à plusieurs reprises, la dette à l’égard de l’Union soviétique « qui ne s’effacera jamais du cœur des Cubains ». Il y a surtout l’embargo (un blocus), depuis 45 ans, qui n’est pas une fiction, mais une réalité, aux effets terriblement néfastes sur Cuba, et qui peut être tenu, en tant qu’il porte atteinte à l’intégrité physique d’un peuple, pour un crime contre l’humanité. Il est à ce titre condamné par tous (ou presque) les pays membres de l’ONU. Ce blocus a été récemment durci par Bush, en faisant peser une menace de guerre réelle sur Cuba. Un exemple de cette logique de guerre : le gouvernement des États-Unis accorde à tout Cubain arrivé sur son sol, y compris illégalement (même s’il a commis des actes de violence), la nationalité états-unienne —contrairement au sort réservé aux autres étrangers—, mais ce même gouvernement ne respecte pas les accords migratoires signés avec Cuba sur l’octroi de visas légaux pour entrer aux États-Unis ; ce qui constitue une incitation à l’immigration illégale (y compris à des actes de violence). Dans le même temps, le gouvernement des États-Unis a récemment déclaré que l’arrivée de flux migratoires non contrôlés en provenance de Cuba représentait une menace contre leur sécurité nationale et pourrait justifier une guerre —une guerre qu’ils cherchent !

10. Peut-être comprendra-t-on maintenant un peu mieux pourquoi le peuple cubain résiste toujours, fait vivre sa révolution, soutient son État-nation et ses leaders révolutionnaires. Les Cubains ont tenus le choc extrêmement dur qu’a représenté la disparition de l’URSS et du CAEM. Disparition qui a fait chuté ses exportations et ses importations de près de 80% et son PIB de 35% en 3 ans. Disparition qui l’a obligé à mettre en œuvre un système de double circulation monétaire dans son économie, mais aussi à changer de moteurs de croissance de cette économie, en passant du sucre au tourisme, à l’investissement étranger, aux rapatriements de devises (en plus du nickel, du tabac…). Et ce, pour préserver coûte que coûte son indépendance nationale et les acquis de la Révolution : la santé et l’éducation publiques, l’alimentation à prix modiques (libreta), les services publics, la recherche scientifique, mais aussi les missions internationalistes (celles des médecins cubains notamment, qui exercent leur métier dans de nombreux pays pauvres, gratuitement pour leurs patients). La crise des années 1990, la « période spéciale » comme on dit à Cuba, a été très dure, pour tous les Cubains.

 

Mais ils se tiennent toujours debout. Depuis 1994-95, l’économie s’est même redressée, au point que Cuba enregistre depuis 10 ans l’une des plus fortes croissances du PIB de toute l’Amérique latine. Du pétrole a été découvert. La dé-dollarisation a récemment été engagée, depuis novembre 2004, pour réduire les inégalités observées depuis 1990 —inégalités qui avaient beaucoup reculé jusqu’en 1990 (mais même aujourd’hui, Cuba reste, de très loin, le pays le plus égalitaire d’Amérique (États-Unis compris). Des relations ont été établies avec le Venezuela —où une révolution populaire est également en marche, avec laquelle Cuba vient de signer le traité d’ALBA (Alternative bolivarienne pour les Amériques et les Caraïbes), alternative à l’ALCA (Zone de Libre-Échange des Amériques, sponsorisé par le président Bush) ; avec la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil, les grands pays du Sud, mais aussi avec la Russie. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que les mécanismes de marché ont certes progressé à Cuba, mais il n’y a pas eu de retour au capitalisme à Cuba —et encore moins à un capitalisme néo-libéral, tourné contre le peuple, comme c’est le cas dans d’autres pays dits « en transition ». Il n’y a pas ou peu de propriété privée du capital à Cuba, pas ou peu de salariat privé, pas ou peu de marché financier. Cuba est restée socialiste. Peut-être est-ce parce que Cuba est restée socialiste qu’il n’y a pas là-bas, comme ailleurs dans tous les autres pays d’Amérique latine, d’enfants des rues, laissés sans soins ni éducation… 


* Rémy Herrera est chercheur au CNRS en Economie et enseigne à l’Université de Paris 1.

*Bibliographie:

Herrera, R. (dir.) (2003), Cuba révolutionnaire – Histoire et culture, ouvrage collectif avec I. Monal, O. Miranda, O. Pino Santos, O. Zanetti et J. Cantón, 250 p., L’Harmattan, collection Forum du Tiers-Monde, février, Paris.

• Traduit en arabe : Thaw rat kuba: Ela Ayn? Dirasa fi Malameh El Tarikh El Kubi El Hadeeth, 201 p., Arab and African Research Center Editions, Le Caire, 2004.


Herrera, R. et P. Nakatani (2004), « Dollarization in Cuba », International Finance Review, Elsevier, vol. 5, pp. 115-134, décembre, Oxford.

Herrera, R. (2004), « Why Lift the Embargo? », Monthly Review, vol. 55, n°. 8, pp. 49-54, janvier, New York.


Herrera, R. (2004), « New Curtailment of Freedoms », rapport pour l’Organisation des Nations unies, Conseil économique et social, 56e session de la Sous-Commission des Droits de l’Homme, juin, Genève.
• reproduit en Joint written statement par l’American Association of Jurists.

Herrera, R. (2003), « Economic, Social and Cultural Rights: The Effects of the U.S. Embargo against Cuba », rapport pour l’Organisation des Nations unies, Conseil économique et social, E/CN.4/Sub.2/2003/NGO/38, 55e session de la Sous-Commission sur la Protection et la Promotion des Droits de l’Homme, juillet, Genève.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:31

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Le national-socialisme et « le Mouvement » du socialisme national
Heidegger ne se rallie jamais au nazisme au sens où nous l’entendons. En un sens, la question triviale sur le nazisme de Heidegger est dérisoire et déplacée, non parce que le sujet serait tabou, mais parce que ce mot de nazi, comme l’a dit François Fédier nous dispense de penser ce que signifie au juste « nazi » pour celui qui adhère à un degré ou à un autre, à une forme ou sous une autre au « nazisme ». Pour le dire avec J-M. Palmier : « Bien plus, la question traditionnelle : « Heidegger fut-il nazi ? » ne recevra ici aucune réponse. Une telle formulation n’a pour nous aucun sens. Ce qui est interrogé ici, ce n’est pas seulement la réalité historique de l’adhésion de Heidegger au parti nazi, qui ne fut qu’une simple formalité qu’il dût accomplir comme recteur allemand, mais le sens qu’il a reconnu au mouvement national-socialiste ouvrier allemand, dans la problématique qu’il ouvre avecSein und Zeit. » (Les Écrits politiques de Heidegger, p. 9). En fait, Heidegger adhère au Parti dans l’espoir qu’il se hisse au niveau du Mouvement historique qu’il doit être. Il y a un mélange de projection des attentes et d’exigence normative.

Qu’est alors sur le plan politique et historique le national-socialisme ? Le Mouvement concret qui doit animer et véhiculer dans la communauté l’idéal communautaire d’existence allemande face aux choix de société français et anglo-saxon ou russe. La politique n’est pas une gestion technique de relations atomiques entre masses statistiques d’individus sur la place commune du marché, mais l’affirmation de la volonté d’un peuple de faire corps comme peuple. Les auteurs qui ont vu cela chez Heidegger ont souligné la tendance totalitaire de ce discours, qui ne ferait pas de place d’emblée à l’individu et nierait les droits de l’homme. Heidegger prend en charge cette question comme toutes les questions du politique avec le principe suivant : les positions politiques modernes sont basées sur des conceptions philosophiques qui demandent réexamen. Ainsi : que signifie « droits de l’homme » ? Le libéralisme politique a été justement critiqué par Carl Schmitt comme une critique de l’État et de la communauté plus que comme une politique. Le libéralisme préfère l’individu et l’exalte, faisant de l’État un moindre mal et une police entre individus. Cette politique négative qui se veut protectrice peut aller jusqu’à mettre en danger l’existence collective, par exemple face à la furie des phénomènes économiques. Le libéralisme, nominalisme individualiste anglo-saxon, lie économie et politique dans un refus de la soumission de l’individu sauf aux effets de masse des actions individuelles conditionnées. Est-ce là la seule forme de la liberté ? On peut laisser aux partisans de ce système le droit à cette expérience. Mais la culture allemande est, en 1919-1932, une éthique collective. Schmitt (qui d’ailleurs n’est pas Heidegger), nommerait cela un choix « irrationnel ». Mais cet « irrationnel » qui ne l’est peut-être pas plus que son contraire est un droit. Et après tout, rien n’empêche l’individualiste conséquent d’émigrer. Le libéralisme dans ses excès individualistes (s’il n’est pas une hypocrisie) comprend un mécanisme de dominos d’universalisation culpabilisante de son modèle et un dépouillement de l’État. La preuve que cette pensée a pu s’accorder à une forme de démocratie, plutôt sociale, est administrée par le ralliement d’Armin Mohler à la Cinquième République. Disons que Heidegger est au moins conscient du caractère problématique de l’idéal « social » libéral. Cela n’a rien à voir avec un rejet de droits limités mais réels et respectés des individus dans leur peuple, dans la mesure où il s’agit de décisions qui leur incombent évidemment (choix privés, affectifs) et s’accordent sans mal avec l’ordre commun. Finalement le national-socialisme est le Mouvement qui doit dire et effectuer la relativisation de l’individualisme bourgeois du dix-neuvième siècle.


La référence sincère et assumée en 1966 à la révolution nationale et sociale indique la voie, celle d’un dépassement du socialisme révolutionnaire (principe de la lutte des classes, basé sur le matérialisme historique) et d’un symétrique libéral de société de classes, il était socialiste. Et cela ne représentait nullement une contradiction avec l’idée de communauté : n’est-ce pas l’idée même du socialisme à l’origine : la solidarité entre les membres de la communauté (la Commune). Si on considère que la communauté naturelle sur le plan linguistique, culturelle et politique (en tant que monde de la discussion dans la communauté de langue et de valeurs de vies communes) est la nation, on sera donc « national-socialiste ». Dire comme le journaliste Blain dans son compte-rendu de Lire de 1996 que la traduction par F. Fédier des discours de 1933-1934 relève de la mauvaise foi et que F. Fédier joue avec les mots en traduisant « nazional-sozialistisch» par « socialiste national » alors qu’on dirait « national-socialiste » ou « nazi » pour tout autre écrit de l’époque, c’est refuser de comprendre que le projet de cette édition est de rappeler ce que disent ces mots : « national » et « socialiste » en même temps, pour un Allemand en 1933 ! Ce n’est pas truquer les textes, mais rappeler ce qu’il y a à la fois d’indétermination et donc de possibilité pour un philosophe de rêver son national-socialisme (pour faire plaisir à M. Blain). Dans son entretien au Spiegelen 1966, Heidegger rappelle que Friedrich Naumann, théologien et penseur politique allemand, concepteur de la Mitteleuropa, se voulait aussi socialiste. Il y a eu en Allemagne un socialisme autoritaire, un socialisme national, parfois aussi un socialisme chrétien évangélique. Faut-il rappeler qu’une partie des comploteurs de 1944 étaient sociaux-démocrates, que le conservateur nationaliste Goerdeler, favorable à Hitler en 1933-1936, devait former un gouvernement post-nazi d’union nationale après le coup d’État comprenant des sociaux-démocrates ? Stauffenberg et ses amis avaient noué des liens avec l’opposition socialiste anti-communiste autour d’un projet de communauté chrétienne, nationale et socialisante (sans négation de la propriété privée).


Quant à une politique de Heidegger, thème encore en friche, on peut en esquisser des soucis fondamentaux : sur le plan international, le principe du respect des peuples, des nations, la vraie paix comme leur coexistence pacifique, paraphrasant De Gaulle sur l’Europe, l’idée que les peuples doivent garder leur identité pour se comprendre sans universel abstrait artificiel, sur la base de l’idée que l’Europe est un continent spirituel fait de peuples historiques en relation, mais différenciés culturellement ; sur un plan intérieur, l’idée d’une communauté unie autour des valeurs vécues, existentielles de travail, de solidarité communautaire, de répartition des fonctions selon les compétences de chacun sans discrimination de naissance ; l’idée aussi d’un État puissant et efficace pour contrôler la marche de la modernité sans réduire le peuple à du prolétariat exploité ou à une société de classes opposées (en un sens Heidegger hérite de la distinction du sociologue Ferdinand Tönnies société/communauté et l’assume). Cette politique, les manuels le disent à propos de Tönnies, n’est pas démocratique, elle privilégie le tout et la solidarité sur la liberté individuelle. Soit. Mais elle n’est pas nécessairement raciste ni violente, car elle demande à l’individu qu’elle éduque à ses devoirs de concevoir la légitimité du pouvoir d’État et du collectif qu’il représente dans des domaines où seul un formalisme abstrait libéral verra un terrain illimité de décision purement individuelle. En un sens, la réponse de Heidegger au marxisme, c’est la critique de l’opposition marxisme/libéralisme comme les deux faces d’une même « société », d’une même mentalité, à quoi il oppose une vraie spiritualité existentielle. Le rapprochement avec le groupe Espriten France, le christianisme en moins, serait peut-être le plus parlant. Et même quant au christianisme, il faudrait s’entendre sur l’éthique terrestre référée à l’Être, à la vérité du monde (avant d’être une question logique) et à l’Être-avec comme structures vécues proches de l’éthique spirituelle du christianisme. (Le rapport avec les grands théologiens de son temps et son influence sur des auteurs comme Rahner sont parlants à cet égard).


Quand il aura thématisé la technique, Heidegger dira dans l’entretien de 1966, qu’il attendait du Mouvement la prise en charge des défis du règne de la Technique. Il l’avait d’ailleurs déjà formulé dans L’Introduction à la Métaphysiquede 1935, texte qui devait scandaliser les bien-pensants et prouve selon les détracteurs la persistance du nazisme de Heidegger, puisqu’il republie le texte en 1953 : « la vérité interne et la grandeur de ce mouvement (c’est-à-dire la rencontre, la correspondance entre la technique déterminée planétairement et l’homme moderne »). C’est ce que dans son livre Les Écrits politiques de Heidegger(L’Herne, Paris, 1968), J-M. Palmier a appelé « le sens historial du Mouvement ». Si Heidegger attend de Hitler l’arbitrage sur le sens du Mouvement au début du Troisième Reich, s’il compte sur son propre rayonnement pour influer sur le Führeret peut-être sur le Parti ou des éléments du Parti, il n’en reste pas moins qu’il maintient une interprétation de ce que le Mouvement pouvait être, aurait dû être pour répondre aux défis de l’époque : un point de départ iconoclaste et novateur pour une nouvelle pensée socio-politique du rapport au « Progrès » et à la Nature. Depuis sa lecture duTravailleur (1932) d’Ernst Jünger (alors vitaliste néo-nietzschéen, en qui Heidegger voit le disciple génial et comme l'avatar de la pensée nitezschéenne passée par les crises du temps), la Technique devient centrale dans sa réflexion, et non, précisément, avec l’enthousiasme naïf des dirigeants nazis. L’attente de Heidegger vient de la résistance de la base nazie à un monde dominé par les processus impersonnels de la technique sous ses diverses formes et de la croyance que l’État autoritaire à l’échelle du problème peut seul réguler, décider, à la mesure des puissances en cause.


J-M. Palmier dès 1968 avait fourni aux lecteurs français et francophones les clés et cité les passages clairement critiques du nazisme réel à l’égard de l’épique, qui montrent que la grandeur est ce à quoi le Mouvement réel n’atteint, hélas, pas ! Comme on l’a dit, Heidegger enseigne et écrit de 1934 à 1945. Il enseigne notamment dans des cercles restreints et en séminaire. Il y développe une réflexion sur l’échec de son rectorat et l’évolution du Mouvement (basée sur son ontologie fondamentale). Dans Introduction à la Métaphysique, il célèbre le sens véritable du Mouvement national-socialiste, mais c’est lui assigner un télos, une destination qui dépasse sa réalité décevante. Heidegger se pose en maître autorisé pour le Parti et l’orientation de la Révolution allemande. Mais les documents sont formels : Heidegger n’est plus considéré comme un possible principal philosophe du régime. D’ailleurs il donne à ses étudiants et à ses auditeurs une vision originale des auteurs que le régime souhaite voir étudier : Hegel ou Nietzsche.


De plus en plus, Heidegger va voir le Mouvement comme un aspect de la domination de la Technique, avec sa vision instrumentale et matérialiste de l’homme, avec son Nihilisme. Ce fait était loin d’être acquis en 1933, car le programme explicite du NSDAP et sa campagne de 1932-1933 ne faisaient guère de part qu’à une économie nationale, à l’homme concret au centre de l’économie au sein de son peuple, à l’État protecteur. Il y avait une aile sociale du NSDAP avec les frères Strasser, Goebbels au début de son parcours, la SA, ce qui ne signifie pas que Heidegger ait sympathisé au point d’idéaliser la SA, comme Farias le dit. Il est en revanche probable que la Nuit des Longs Couteaux signifia pour Heidegger entre autres choses, l’élimination violente, cynique, du national-socialisme vraiment populaire et social, si critiquable ait-il été sur d’autres plans (populisme démagogique, racisme). Or on sait de sources nombreuses et sûres que Heidegger ne mettra jamais la main à l’exécution d’aucune mesure antisémite dans l’Université et entretiendra toute sa vie d’excellents relations avec des individus « juifs » au regard des conceptions nazies. Il faut ajouter ce point capital, de 1930 à 1933 pour gagner les élections, le NSDAP fut extrêmement discret sur son antisémitisme. Le programme officiel du NSDAP de 1920 prévoyait « seulement » (article 4) de limiter les droits des Juifs dans la société et de les exclure de la politique, de la justice et de l’administration : « seuls les citoyens bénéficient des droits civiques. Pour être citoyen, il faut être de sang allemand, la confession importe peu. Aucun Juif ne peut donc être citoyen.». Si l’on se choque de l’espoir mis dans un parti antisémite, on doit au moins prendre en considération le dévoilement progressif de la criminalité de ce racisme et son caractère assez « modeste » en 1933-35 voire 1933-1938, avant la Nuit de Cristal, en le comparant avec l’antisémitisme européen et notamment avec celui dominant d’Europe centrale et orientale.


Le livre (absent de la bibliographie d’Emmanuel Faye) de Marcel Conche Heidegger par gros temps, (Cahiers de l’Egaré, 2004) un de nos principaux philosophes vivants, qui sait ce qu’il doit à l’influence de Heidegger mais le critique à l’occasion sans polémique tapageuse, résume bien les choses : Heidegger a eu « son » nazisme en partie imaginaire, un pari sur l’évolution du Mouvement qui pour lui portait une part de réponse pratique et idéologique aux défis de l’époque. Mais il s’en est écarté de plus en plus, en faisant la critique radicale mais philosophique dans ses cours, au point que nombre de témoins ont dit leur embarras devant les messages codés du professeur dans un contexte de répression et d’espionnage. Conche et d’autres avaient déjà pointé les graves défauts de méthode et les distorsions factuelles inadmissibles du livre de Farias Heidegger et le nazisme(1987), qui instruisait à charge contre Heidegger en sur-interprétant dans un sens hitlérien tout ce qui pouvait être ambigu dans ses paroles, ses écrits et ses actes, en refusant à sa prudence les circonstances atténuantes du contexte politique (Farias a pourtant fui la dictature Pinochet !) et surtout du contexte de l’œuvre elle-même. Mais ce qu’on n’arrivait pas à prouver, c’était le racisme et le biologisme de Heidegger, un point fondamental du nazisme réel.

« Admiration » de Heidegger pour Hitler ? Qui est le « Führer» ?
Les textes de 1933-1934 mentionnent plusieurs fois « le Führer» et on y a vu une allégeance inconditionnelle à Hitler, une croyance typiquement nazie au Führerprinzip. Qu’en est-il de l’admiration de Heidegger pour le « Führer» en 1933-1934 ?
Il faudrait d’abord revenir prudemment sur ce lieu-commun du culte du Führer. D’abord les textes : Heidegger parle souvent du Führersans le nommer, ce qui peut être une façon pour un philosophe de théoriser sur le rôle d’un guide suprême dans un État. Il ne s’agit pas de fuir la question du sens de cette ambiguïté. Ce qui est clair, c’est que Heidegger n’est nullement gêné de parler d’un « Führer», du poste de Guide, de Chef (de l’État et du Peuple), car il n’a jamais été démocrate. Par ailleurs, on ne sait rien de sentiments monarchistes (improbables) le concernant. Heidegger n’est pas opposé à un gouvernement de dictature (on hésite à dire « au sens romain », vu le rapport de Heidegger aux concepts romains) ou si on préfère à un gouvernement personnel de leader charismatique au sens weberien.


Comme l’a justement dit Marcel Conche dans son livre Heidegger par gros temps, un homme raisonnable peut, au moins dans certaines circonstances, choisir le régime autoritaire. L’Allemagne de 1933 se trouve à bien des égards (vaincue et humiliée depuis 1918, ruinée depuis 1929, divisée politiquement en 1932) dans une crise comparable à celle qui a amené au pouvoir, par le vote des chambres républicaines françaises (élues par le Front populaire) le Maréchal Pétain en 1940 (avec l’assentiment spirituel de tant d’intellectuels républicains de gauche, comme Gide, le philosophe Alain, Emmanuel Berl, Bertrand de Jouvenel) et en 1958 Charles de Gaulle, qui comme Hitler « reçurent » le pouvoir dans une sorte d’abdication de la légalité républicaine précédente ! Partout en Europe (Pologne de Pilsudski et de ses successeurs, Hongrie de l'Amiral Horthy, etc), et même aux États-Unis se donnant à F. D. Roosevelt à plusieurs élections pour qu’il bouscule la Constitution ou son interprétation classique ; et l’Amérique latine secouée par des coups d’État ou des phénomènes populistes comme le péronisme ; et en Asie avec Tchang Kaï Chek en Chine et le gouvernement militaire japonais à partir de 1936. Les années trente sont du fait de la Crise économique mondiale l’épreuve de la démocratie parlementaire et le moment de la légitimation de la Dictature (l’historien marxiste anglais Eric Hobsbawm le montre parfaitement dans les premiers chapitres de son livre : L’Âge des extrêmes. Le court XXe siècle, édit. Complexe, 2002,) ! Ce phénomène des dictatures ou du renforcement et de la prédominance de l’exécutif avec l’accord du peuple a été analysé avec un grand sérieux par des historiens proches de l’Action française comme Bainville, des républicains conservateurs comme André Tardieu (ancien collaborateur de Clemenceau ! lire à son sujet le livre de François Monnet, Refaire la république), Giraudoux (Pleins pouvoirs), l’écrivain-philosophe Jules Romains applaudi par Daladier en 1938 pour Le Dictateur; et en Allemagne par le juriste Carl Schmitt, qui voyant dans la Constitution de Weimar la solution à la dégénérescence de la démocratie (il écrit sur La Situation de la démocratie parlementaire) fait du président élu au suffrage universel « le défenseur de la constitution », autorisé à gouverner autoritairement au nom du peuple. Rappelons que c’est la base de la Cinquième république et que le conservateur-révolutionnaire Armin Mohler, admirateur de Schmitt, se dira « gaulliste allemand » au début de la République plébiscitaire gaulliste (il lui consacrera un ouvrage). Que Mohler se soit déclaré finalement "fasciste" (à ce qui s'écrit) à la fin de sa vie montrerait seulement que le thème de la dictature à base populaire et à programme social étatique englobait bien des courants et restait ambigu. D’où la mauvaise surprise (pour le naïf, si on veut) de l’évolution totalitaire et de plus en plus raciste du nazisme en 1934, après la mort de Hindenburg.


Il est vrai que jusqu’à la fin de sa vie, comme dans l’entretien au magazine ouest-allemand Der Spiegel de 1966, Heidegger ne cache pas son scepticisme sur la capacité de la démocratie à affronter avec succès les défis de la modernité déchaînée par la libération des forces conjuguées de la technique, de l’ère des masses, de l’économisme, du principe des souverainetés nationales, de la rivalité des blocs politiques. Dans cet entretien, Heidegger maintient avec franchise qu’il ne croit pas à l’efficacité de la démocratie dans l’âge de la domination technique planétaire (Écrits politiques, pp. 256-257). Il maintient les termes de ses analyses de 1933, en expliquant qu’elles ne sont pas comprises, ce qui a donné lieu à des commentaires en passant indignés. On tronque la phrase qui indique que le national-socialisme avait pris au début la bonne direction en omettant de dire que Heidegger finit cette même phrase en incriminant l’indigence intellectuelle des dirigeants du Troisième Reich. Un fond politique anti-démocrate et anti-parlementaire, une conception du service d’État (la tradition prussienne et depuis Bismarck « allemande ») prédisposaient Heidegger à se rallier auFührerprinzipcomme à un retour à l’ordre allemand wilhelmien d’avant 1914-1918, en ce qu’il comportait de principe d’ordre vital pour le peuple : on reviendra sur cette communauté de vue avec Carl Schmitt, mais signalons tout de suite que d’autres juristes s’élevaient contre le libéralisme parlementaire et le régime des partis comme Erich Voegelin en Autriche. Il est donc trop facile de ramener cette distance par rapport aux idéaux démocratiques libéraux de Weimar à un conditionnement socio-culturel de conservatisme provincial d’Allemagne catholique du sud. Heidegger pense son temps et a un jugement d’expérience et de théorie sur la démocratie comme fin de l’Histoire.

Cela dit, qu’en est-il du rapport à Hitler ? Est-il l’incarnation du Dictateur accompli ? Dans certains textes de circonstances, comme les Discours de 1933-1934, il semble moins facile de faire le distinguoentre le Führer et son incarnation. Il semble acquis que Heidegger a été impressionné les premières années du nouveau régime par la capacité de Hitler à se présenter en homme du destin, inspirateur et dirigeant suprême de son peuple dans une époque de crise de l’État et de la nation. On est très loin, si on relit le dossier, des accusations de Faye et Farias.


À vrai dire, même en 1937, peu après les jeux olympiques de Berlin, Hitler jouissait d’une image positive à l’étranger ! Rappelons avec l’historien belge Georges Goriely (1933 : Hitler prend le pouvoir, Édit. Complexe) à propos de la fascination exercée par Hitler (cet homme, dit Heidegger, qui en changeant le destin de l’Allemagne change celui du monde, en provoquant partout l’étonnement et en retenant l’attention) que les démocrates de l’étranger, sauf les communistes et une partie des socialistes, virent généralement en Hitler un mal nécessaire, un rempart contre la révolution communiste voire un exemple de révolution pacifique et une expérience de socialisme national capable de sauver le peuple allemand de la crise de 1929, dont nous n’imaginons même plus le caractère dévastateur pour l’Allemagne. Même Léon Blum en 1932 chef de la SFIO, qui va bientôt en 1933 faire exclure les « néo-socialistes » Déat et Marquet pour leur trop grande compréhension à l’égard du fascisme, salue dans un article publié dans Le Populaire le soutien des masses allemandes au « petit peintre viennois » (l’année 1932 voit les nazis à leur apogée « légale » aux législatives et Hitler porté au seconde tour de la présidentielle), comme une victoire populaire contre l’arrogance de classe de la bourgeoisie allemande et l’obscurantisme réactionnaire du conservatisme militaro-prussien ; de même firent les Breton et les surréalistes non-communistes, ainsi Dali, cas le plus connu de la fascination devant Hitler et bientôt pour Franco. Pour beaucoup, comme le roi d’Angleterre Edouard VIII en 1936, Hitler était le Mussolini qu’il fallait à l’Allemagne et une source d’inspiration dans la lutte contre la misère de masse, alors que Travaillistes et Conservateurs échouent devant la Crise ! Après son abdication, le duc de Windsor garda son admiration pour Hitler et le nazisme jusqu’à la déclaration de guerre, et sans doute même après. Mais ne croyons pas que les commentaires favorables vinrent de gens qui s’enfoncèrent ensuite dans le fascisme. Blum en témoigne, et si lui se « ressaisit » dès 1934 et pousse vers la sortie ses éléments hétérodoxes « fascisants », avant de décider la stratégie de Front populaire contre le fascisme en février 1934, souvenons-nous que le libéral Lloyd George vint rendre visite à Hitler à Berchtesgaden en 1936, en sortit très impressionné et vanta ce « nouveau Georges Washington » ! Jusqu’à Munich au moins (septembre 1938), une majorité de conservateurs toriesconsidérait Hitler comme un interlocuteur décent, un gentlemanpatriote et convenable et un allié possible contre Staline : Hitler n’avait-il pas étalé son anglophilie depuis Mein Kampf ? N'était-il pas avant tout anti-communiste? C’est ce qu’expliquera Chamberlain en 1939 en disant sa déception. D’ailleurs rares étaient les politiques et les observateurs occidentaux à voir clair dans le jeu de Hitler avant 1938. (Ces faits méritent d’être rappelés, alors que l’Europe actuelle se complaît dans une pseudo-mémoire de victime du pacte germano-soviétique.)


Nous savons que Heidegger n’a jamais rencontré Hitler. Seul Emmanuel Faye imagine qu’il a pu lui servir de « nègre » et qu’il aurait gravité autour du cercle de Goebbels, n’en a aucune preuve et se livre à une spéculation assez perfide. Renouvelant les exercices de son père J.P. Faye, pseudo-spécialiste de la langue totalitaire et nazie, il passe de ressemblances rhétoriques, lexicales d’époque, qui ne prouvent rien, pour imaginer une relation impure, alors que la banalisation d’un jargon oratoire et journalistique völkisch est justement un fait établi. Jamais Hitler n’aurait eu besoin de quiconque pour écrire ses discours et surtout pas d’un philosophe. Cette thèse ridicule repose uniquement sur l’accolement des attentes de Heidegger (ses projections, si on veut sur le Mouvement et Hitler, son désir probable de devenir le philosophe inspirateur du nazisme au pouvoir) avec une rhétorique qui peut extérieurement paraître identique.


Dire, comme E. Faye, que Heidegger était stricto sensu « hitlérien », au sens d’un degré suprême en nazisme et suggérer par glissement insensible qu'il adhérait au pire du nazisme dès l'origine, revient à ignorer que Heidegger était "hitlérien" en 1933-34 en un sens aussi limité qu’il fut « national-socialiste » : Heidegger attendait de Hitler, en tant que chef et inspirateur du Mouvement, la redéfinition spirituelle du socialisme national, comme il pariait sur l’évolution, sous son égide, de toute la base hétérogène et souvent vulgaire du Parti. Sous-entendre par « hitlérien » qu’il adhérait inconditionnellement aux décisions du Führeret d’avance en 1933-35 à celles exterminationnistes prises personnellement par Hitler en 1941-42 est ridicule: comme si Heidegger avait fréquenté Hitler dans l’intimité ! Même si on admet que Heidegger avait lu Mein Kampf, ce gros livre indigeste qui n’annonce pas clairement de liquidation des Juifs, même si la haine s’y étale et si une fameuse phrase (fameuse pour nous, rétrospectivement) parle des gaz de la guerre comme expérience que les juifs fauteurs de conflits mériteraient. Rappelons que le programme officiel de la NSDAP prévoyait « seulement » de limiter les droits des Juifs dans la société et de les exclure de la politique, de la justice et de l’administration et que selon tous les observateurs, la NSDAP pendant les élections de 1930 à 1932, se montra extrêmement discrète, par calcul, sur l'anti-sémitisme: pour se rendre plus fréquentable et plus crédible comme parti de gouvernement.


Osons le paradoxe : si Heidegger a misé sur Hitler en 1933-1934, c’est qu’il a cru à sa capacité à transcender la NSDAP et à devenir le grand homme d’État providentiel (d’où la rhétorique un peu religieuse des discours) : en un sens, Heidegger attendait de Hitler la redéfinition spirituelle du socialisme national, comme il pariait sur l’évolution du Parti. Au lieu de faire de Heidegger un hitlérien de 1942 dès 1933, mieux vaudrait se demander si Hitler n’apparaissait pas comme un nouveau Bismarck modifié par les circonstances et d’ailleurs « démocratisé ». Rappelons encore que Bismarck arrive au pouvoir en 1862 par une sorte de coup d’État et instaure un gouvernement autoritaire. Si on voit cet aspect des choses, nettement moins anachronique que le soupçon principiel d’hitlérisme intégral et fusionnel, on mesure la partialité de la plupart des polémiques contre Heidegger. Dans la conception « décisionniste » de Carl Schmitt, que Heidegger semble faire sienne à cette époque, le chef d’État populaire est le responsable des grandes directions, des impulsions principales. Il n’est pas qu’un prince hégélien qui met les point sur les i des décisions de son administration technocratique gestionnaire, il est le comptable des décisions essentielles, qui délègue ensuite l’exécution dans une administration responsable devant l’autorité.

Jaspers, utilisé contre Heidegger par toutes les polémiques, rapporte que lors de ce qui devait être leur dernier entretien du Troisième Reich, en 1933, Heidegger aurait accueilli sa phrase « on se croirait en 1914 » avec un sourire d’acquiescement : le malentendu était total. Mais quand Jaspers objecta que le pays ne pourrait être gouverné par un homme aussi inculte que Hitler, Heidegger répondit que la culture ne comptait plus dans ces circonstances, « regardez ses mains ! ». Mais cette phrase sur les « mains » ne signifie aucunement une divinisation de l’homme Hitler de la part de Heidegger : le corps du Führern’est ni l’incarnation de Dieu ni « le corps sacré du Roi » au sens du médiéviste Kantorowicz. C’est le commentateur François Fédier, lecteur attentif de Tolstoï, qui a vu l’origine et le sens de cette phrase, que Jaspers (« individu » angoissé par les masses) entendit comme un signe de délire fétichiste, de régression infra-philosophique. Heidegger parle d’ailleurs de Hitler, car comme la majorité des Allemands, il distingue le Führerde ses ministres et du Parti. Les « belles mains » de Hitler désignent de façon métaphorique l’action du grand homme ! Souvenons-nous de l’expression de Péguy : « Kant a les mains blanches » c’est-à-dire pures, « mais il n’a pas de mains ». A l’époque où Heidegger prononça cette allusion un peu sibylline à la thèse tolstoïenne, réactualisée par la thèse de Weber sur le leader charismatique, celle du défenseur autoritaire de la constitution de Carl Schmitt, il parlait du sens de la décision et de l’action de Hitler dans les premiers jours du régime. Hitler n’avait sans doute pas tout à fait « les mains blanches » (Heidegger semble ne jamais avoir lu Péguy), mais ses mains n’étaient pas (pas encore) trop sales à l’automne 1933 et il agissait.


Les Discours de cette époque du Rectorat témoignent sans doute d’une volonté naïve ou risquée, légitimiste et optimiste de célébrer l’unité du peuple autour de son Chef, mais très répandue dans ces circonstances. Qu’on pense à la glorification du Maréchal Pétain en 1940 ou celle de de Gaulle en 1958. Cette confiance peut nous poser problème : nous prouvant, au-delà du cas Heidegger, qu’un « philosophe » ou un grand intellectuel peut se tromper gravement dans ses jugements sur les hommes et la politique. La pensée rationnelle devrait surtout nous mettre en face de ce fait inquiétant, anthropologique et politique : la capacité d’un génie de la communication à se faire adorer des masses pour réaliser une politique criminelle. Heidegger fut loin de tomber seul dans le panneau du charisme de Hitler : le « Führer» envoûtait les foules et hypnotisait ses auditoires. La fascination Hitler a peut-être marché un moment sur Heidegger, le philosophe en tous cas a fait un pari sur Hitler et a vu en lui une chance de renouveau radical ! Mais ne perdons pas de vue ce que cette phrase signifie à long terme et à un niveau philosophico-politique : que c’est l’action qui juge la valeur d’un chef, plus que ses intentions ou ses discours (Hegel ne dit-il pas que la vérité de l’intention c’est l’action !), il en découle le droit et le devoir de juger le chef sur ce que font ses mains.


Pour comprendre pourquoi Heidegger pouvait mettre un espoir dans le gouvernement du Troisième Reich, il faut rappeler sans anachronisme le bilan des premières années de ce gouvernement. Heidegger était soucieux du bien-être du peuple (das Volk), dans une conception sans doute élitiste de la société, de type grec ou aristotélicien, mais qui défendait le droit pour chaque membre de la communauté nationale à une place selon ses talents propres et son travail. Encore fallait-il donner aux gens la possibilité de travailler. Or Hitler réduisit spectaculairement le chômage en rendant confiance au pays. Son État, social de nom, redonna du travail au peuple comme aux jeunes diplômés au chômage, désespérés par la crise. Dirigés par des anciens combattants, des soldats, des hommes venus du peuple, dirigé par un Führervenu de la petite bourgeoisie, cet État apparaissait moins « classiste » dans la sélection des nouvelles élites : Heidegger était fils de tonnelier sacristain et souhaitait une société méritocratique plus égalitaire. Il ne voulait pas la simple restauration de la société d’ordres héréditaires et de classes de 1914 et cela le distingue de la droite nationaliste monarchiste des Junkers(aristocratie terrienne légitimée en caste militariste). Sur ces points, le nouveau régime lui paraissait une voie proprement « allemande » (ni individualiste bourgeoise à la française ni égalitariste communiste) de communauté organique proche des thèses de Fichte et Hegel. E. Faye sur-interprète donc la notion de Volket le sens de l’adjectif völkisch, en les ramenant au sens racial nazi, alors que ces notions ont une longue histoire dans le romantisme allemand auquel Heidegger se rattache ici.


Ses succès sur le plan international apparaissaient comme « miraculeux » Le chef charismatique « providentiel » incarna donc un moment pour Heidegger aussi, l’idée d’un État hiérarchisé, autoritaire, respecté à l’extérieur (les vainqueurs de 1918 lui accordèrent ce qu’ils n’avaient pas donné à la république de Weimar et durent accepter la fin du Diktatde Versailles). L’immense majorité des Allemands célébra le « génie » de Hitler sur la scène internationale, comme Goebbels dans son journal après chaque coup de bluff réussi devant les ministres des démocraties occidentales. François Fédier rappelle opportunément que le discours aux étudiants où se trouve la phrase « scandaleuse » sur le Führervoie/voix de l’Allemagne, « sa loi présente et à venir » appelle les étudiants à voter le retrait de la SDN impuissante et injuste née des traités de Versailles, et que les discours pacifiques de Hitler à cette époque, demandant l’égalité de traitement pour l’Allemagne, suscitèrent l’admiration des démocrates et d’autres philosophes (notamment de gauche : le radical-socialiste Alain, le néo-socialiste Marcel Déat, etc.). Ce contexte systématiquement « omis » par les polémistes change beaucoup de choses dans l’interprétation ; il devient au moins beaucoup plus douteux que Heidegger ait été un fanatique du nazisme comme mouvement nationaliste revanchard.


Tout cela créé le mythe de son « génie », mythe dans lequel Hitler lui-même s’enferma. Le chef charismatique « providentiel » était adoré par son peuple comme le prouvent les plébiscites de Hitler (les référendums et l’élection du président par le peuple sont interdits en RFA par laGrundgesetz – la loi fondamentale - depuis cette époque, comme en France de 1871 à 1958 pour les mêmes raisons), et même s’ils sont sujets à caution, du fait des moyens de pression et de propagande du régime : les voyageurs étrangers notent l’hystérie et l’enthousiasme de beaucoup d’Allemands.


Après l’engagement, le dégagement ? Ou l’entêtement nazi ? 1935-1945 ?… 1976 ?
Le rectorat Heidegger aura duré un an. La première année du gouvernement Hitler, un gouvernement de coalition du NSDAP et des nationaux-allemands (des conservateurs), sous la présidence du Maréchal von Hindenburg, garant de la continuité républicaine et de la Constitution. Hitler est à cette époque seulement Chancelier du Reich avec plein pouvoir de son cabinet pour quatre ans, révocables et sous le contrôle du Président du Reich. Il continue de partager sa vie entre enseignement « en bas » et retraite méditative « en haut » pendant tout le Troisième Reich. Que Heidegger n’ait pas été un résistant au sens où le furent les Scholl et les membres de la Rose blanche décapités en février 1943 ou les comploteurs de juillet 1944 (cercle Goerdeler et amis de Stauffenberg), c’est assez clair. Que le nom de résistant ait été galvaudé en Allemagne comme en France après 1945, également. Mais si on étudie le parcours de Heidegger comme sujet allemand, professeur et penseur de 1933 et 1945, il faut considérer la possibilité qu’il n’ait pas été le « nazi typique » voire un fort mauvais national-socialiste et ce, dès 1933 ! Point capital : Heidegger n’est pas longtemps considéré comme un « philosophe nazi ». Sa démission du Rectorat déconcerte et déçoit le NSDAP.


Même à l’étranger, si des rumeurs courent, surtout chez ceux qui détestent son genre de philosophie « irrationaliste » et typiquement allemande (obscure), on ne le cite jamais comme un théoricien du nazisme. On critique seulement son romantisme ésotérique, son goût des origines, de l’enracinement allemand, son mépris des sujets modernes, bref on y voit un esprit un peu « Blut und Boden». En même temps, au Congrès Descartes de 1937, Emile Bréhier, nullement suspect de sympathie pour le nazisme, s’étonne de l’absence de Heidegger dans la délégation allemande envoyée à la Sorbonne. O. Scheid, agrégé et germaniste français, dans son livre de 1936 L’Esprit du IIIème Reich(Perrin), parle des fondateurs de la NSDAP (Drexler, Dietrich, etc.) et étudie devant son public français Mein Kampf, la pensée de Rosenberg, celle de Goebbels, l’anthropologie sociale et raciste d’Eugen Fischer. Heidegger en 1936 ? Il faut croire qu’il a été bien discret. Quand de 1934-1935 à la veille de la guerre, le professeur Edmond Vermeil, éminent germaniste, démocrate anti-raciste, critique sévère du pangermanisme, fait ses leçons sur la Révolution allemande dans l'amphithéâtre de la Sorbonne et en publie (1937, 1939) les cours pour le grand public cultivé, recueillant la critique admirative de la revue Esprit, il parle de Thomas Mann, de Spengler, de Keyserling, de Jünger, de Rathenau, de Hitler et d'idéologues nazis patentés (Darré, Ley, Goebbels, etc): de Heidegger, point! Je renvoie le lecteur à cet ouvrage encore très instructif (Doctrinaires de la Révolution allemande 1918-1938, NEL 1948) et il ne le rajoute point à la liste lors des rééditions (1948). On y trouve en revanche Alfred Rosenberg, le "philosophe" germano-balte ("Allemand-ethnique") auteur du Mythe du Vingtième Siècle, bible avec Mein Kampf de l'idéologie du Troisième Reich.


Toute histoire de la philosophie sous le Troisième Reich montre clairement que Rosenberg exerce ce magistère en raison de son Mythe du Vingtième siècle (livre que Hitler n’avait peut-être pas complètement lu, mais qui, d'après ce qu'il en avait lu en le feuilletant, lui semblait seul exposer la doctrine nazie correcte avec Mein Kampf) et que son racisme est l’idéologie officielle du Parti et de l’État ! Quand on lit les discussions de Rosenberg avec le psychiatre américain Goldensohn, dans Les Entretiens de Nuremberg (traduction française et 1ère édition, Flammarion, 2005), on n’a aucun doute au sujet du biologisme du « philosophe » majeur du Reich. Les procès-verbaux de ces mêmes entretiens avec les accusés du procès de Nuremberg montrent aussi que les seuls philosophes allemands cités sont Fichte et Hegel ! Quant à Eichmann, il invoquera Kant (cf. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem ou la banalité du mal) ! point de Heidegger. Heidegger ne mérite pas le titre de philosophe nazi ou d’inspiration du nazisme réel pour ses chefs ! Evidemment, pour E. Faye, c'est seulement un effet de la jalousie mutuelle des philosophes nazis. Etrange philosophe nazi que personne dans "son parti" ne tient pour un idéologue digne d'attention!

Reste à invoquer des pseudo-indices comme le fait que Heidegger ne quitte pas le Reich. Non-juif, Heidegger n’a aucun besoin vital de fuir (certains Juifs, les anciens combattants par exemple, restèrent d’ailleurs en assurant le pouvoir nazi de leur dévouement à la patrie et de leur fidélité au gouvernement) ; patriote (il se dit « national » dans un sens pacifique mais pas « nationaliste »), d’esprit communautaire et social, il continue d’adhérer sincèrement au principe d’une refondation « nationale et socialiste » non-marxiste voire anti-marxiste. Et puis, sa vie est d'enseigner la philosophie. défaut sans doute très intellectuel de l'intellectuel tout à son œuvre historique dans sa "tour d'ivoire". N'ayant pas fui entre 1933 et 1939, il doit bien rester en Allemagne pendant la guerre … et la politique d’extermination, quand l’Europe entière est soit occupée, soit pro-allemande.


Mais quel travail occupe donc Heidegger alors ? Pour E. Faye, Heidegger n’a quitté le Rectorat que par paresse ou ennui, est resté lié à ses lieutenants profondément nazis, dont Wolf, et continue de théoriser le racisme de combat. Il prétend nous révéler cette sombre page de la vraie histoire de Heidegger, qui n’appartient pas d’ailleurs, dit-il, à la vraie philosophie ! Avant Emmanuel Faye, on avait tenté de pointer des traces ou des tendances antisémites dans les écrits. Désormais c’est d’une furie raciste et exterminationniste qu’il faudrait parler, à lire les chapitres sur cette période. Heidegger pense la sélection raciale, de concert avec Carl Schmitt et divers noms de l’eugénisme nazi ! Avec Schmitt et Bäumler (nazi nietzschéen, qu’on croyait éloigné de Heidegger, mais qui aurait été très proche de lui), il travaille pour légitimer la Shoahdans l’espace vital allemand au service de la volonté de puissance allemande : l’obsession de la guerre chez Heidegger. Faye veut nous offrir des preuves dans le texte mais il ne comprend rien aux textes qu’il cite !


Crime de patriotisme : déjà en 1934, Heidegger dit « la guerre n’a pas encore pris fin » (E. Faye, p. 134-135), signifiant que l’état fixé par Versailles en 1918 n’est pas le destin éternel de l’Allemagne. Faye est très choqué d’un patriotisme qui était très répandu chez les intellectuels entre 1914 et 1918. On sait d’ailleurs que les intellectuels de droite allemande n’avait pas digéré la défaite. Mais E. Faye ignore que la majorité du peuple allemand n'a jamais accepté l'imputation à la seule Allemagne des responsabilités pour la déclaration de guerre de 1914-1918. Le mouvement socialiste n'avait-il pas proposé très vite une paix blanche entre les puissances capitalistes, certes pour sauver la vie des paysans et des ouvriers servant de chair à canon, mais aussi estimant les responsabilités partagées? On peut relire d'ailleurs à ce sujet les positions de plusieurs autorités social-démocrates européennes (le Géorgien Tseretelli, l'Allemand Kautsky ou l'Autrichien Otto Bauer par exemple) jugeant iniques le Diktatdes Alliés. Un inquisiteur humaniste aussi exigeant qu'E. Faye devrait aussi savoir que Bergson en qui il exalte (à la fin de son pavé) le vrai humaniste alla plaider l’entrée en guerre des États-Unis auprès de la France pendant la Première Guerre mondiale et écrivit des textes contre la philosophie allemande qui ne l’honorent pas.

De même, il est ridicule de reprocher à Heidegger d'avoir fait pendant le Rectorat un hommage au héros des nazis, Leo Schlageter, en le présentant en modèle de l'engagement patriote pour la jeunesse, car Schlageter n'était pas nazi, mais officier chrétien, engagé dans les corps francs nationalistes certes, mais pour empêcher la révolution bolchévique en Allemagne (la SPD était alors preneuse!) puis dans la Ruhr, avec la complicité tacite du gouvernement légal du Reich de Weimar, pour mener des actions anti-françaises (du "terrorisme") lors de l'occupation par les troupes de Poincaré en 1923 de ce bassin industriel vital pour l'économie allemande. Or l'autorité militaire française demanda à Poincaré la grâce de cet homme d'honneur, très courageux. Rappelons qu'il fut fusillé à genoux, pour l'humilier et lui dénier le titre de combattant régulier ! Rappelons que le porte-parole de l'Internationale léniniste Radek rendit hommage à Schlageter. Sur cette question, je renvoie ceux qui lisent l'allemand au beau livre (encore un grand livre à traduire) de Hannsjoachim Koch, Der deutsche Bürgerkrieg. Eine Geschichte der deutschen und österreichischen Freikorps(La guerre civile allemande: une histoire des corps francs allemands et autrichiens) édition Antaios 2002. Que Heidegger ait donc salué (E. Faye, pp. 108, 130 et 495) en Schlageter un fils d'Allemagne, idéaliste, prêt au sacrifice, n'a donc, même en 1933, aucun caractère clairement nazi.


Comme Heidegger voit dans la guerre un des possibles, une des situation-limite de l’existence nationale et un moment de vérité sur l’adhésion des citoyens à leur État, une forme tragique de résolution des conflits de souverainetés (Hegel), quand Heidegger indique que la motorisation de la Wehrmacht est un événement métaphysique, Faye croit y voir une exaltation du militarisme expansionniste au moment où l’armée allemande commet des atrocités sur certains fronts (toujours l’amalgame), alors que cette expression frappante et pédagogique doit être comprise dans le cadre d’une pensée de l’actualisation dans la réalité historique d’inventions rendues possibles par le parachèvement de la « métaphysiques » dans l’étance de la Technique (c’est précisément toute la méditation qui commence après le Rectorat). Il est difficile de croire qu’un maître de conférences en philosophie formée en France et qui se plaint de l’hégémonie de l’école heideggerienne dans l’enseignement français puisse ignorer l’importance centrale de la pensée de la technique et de l’essence de la technique chez Heidegger. S’il ne la connaît pas, on renvoie E. Faye aux célèbres Essais et conférenceset particulièrement à « Die Frage nach der Technik » (La question de la Technique). Ce qui face au déploiement de la technique au vingtième siècle, repose la question du sens de l’engagement de Heidegger, de ses motivations authentiques bien comprises et des raisons de son éloignement du nazisme. Pour la compréhension de la position de Heidegger sur le nazisme et du lien que le philosophe établit entre sa distance et l’effectivité du Troisième Reich, mieux vaut lire Silvio Vietta Heidegger, critique du national-socialisme et de la techniqueque le « livre » d’E. Faye. Toutefois E. Faye d’un côté se sert rapidement de Vietta pour introduire du doute sur la datation de certains textes et suggérer des réécritures tardives de textes infâmes de l’époque hitlérienne après 1945, de l’autre, il signale perfidement que l’excellent livre de S. Vietta a été traduit et édité (à qui la faute, si c’en est une ? il faudrait plutôt lui rendre grâce de faire son travail avec déontologie !) par un éditeur d’extrême-droite (Pardès). Quant à nous, c'est souvent chez de petites maisons honnêtes, que la publicité, le commerce de masse et les publicistes à la mode tentent d'asphyxier, que nous avons trouvé les plus nobles manifestations du courage de publier et de la conscience professionnelle de l'authentique éditeur.



Un mauvais pédagogue ? Un lecteur nul de Hegel ?
Mais au fond, pourquoi s’émeut-on du procès Heidegger ? Ce pseudo-philosophe a été mystérieusement sur-estimé depuis soixante ans en France ! Heidegger est ainsi tellement irrationaliste qu’il déforme à sa guise les auteurs. On l’a vu : nombre des accusations et des interprétations délirantes de Faye 2 sont basées sur des ignorances fort inquiétantes de la part d’un enseignant de philosophie de notre époque. Que dire quand il s’agit de l’auteur d’un livre consacré, paraît-il, à la compréhension de Heidegger ! Or, notre talentueux auteur ne manquant décidément jamais de toupet, c’est E. Faye qui donne à Heidegger des leçons de pédagogie, de sérieux académique et d’attention au sens des textes et des oeuvres! Se basant sur des notes de cours, il prétend prouver que Heidegger était un mauvais professeur, qui ne comprenait rien à certains de ses sujets de cours, par exemple sur la dialectique chez Hegel ! Ici il s’agit d’un pur mensonge ou si on préfère d’une grossière exagération à partir de quelques notes. Tous les témoignages de ses meilleurs étudiants, Gadamer, Biemel, Hannah Arendt, Elisabeth Blochmann, même Karl Löwith et plus tard les membres du séminaire du Thor, s’opposent à cette assertion de Faye. Ces étudiants exemplaires, dont la plupart firent une brillante carrière universitaire ultérieurement, reconnaissent tous l’extraordinaire talent pédagogique dont les cours et les séminaires était l’exercice même de la pensée la plus rassemblée, se donnant dans son propre mouvement en public. Et même en admettant que ce cours sur Hegel ait été réellement bâclé, ne savons-nous pas qu’on ne peut juger un professeur sur ses « jours sans » ? Je me demande si les cours de M. Faye sont toujours admirés de ses étudiants! C’est d’ailleurs sans importance au regard de l’enjeu pour l’Histoire de la philosophie et de son enseignement, en France ou dans le monde.


Heidegger ignorait si peu la pensée de Hegel qu’il la travaillait depuis presque vingt ans au moment des séminaires incriminés ! Il avait critiqué « le système du catholicisme » (le thomisme officiel) à la fin de la Première Guerre mondiale pour son manque de thématisation de l’historicité et son accès simpliste à la Philosophia perennis. La notion cardinale pour Heidegger à cette époque est l’effectivité, qui va donner lieu chez lui à la « facticité » de l’existence finie du Dasein. Faye semble même ne pas comprendre qu’un philosophe soucieux de l’historicité et de l’action de l’État dans le présent toujours déterminé (de 1918 à 1945, un présent de crise pour le peuple allemand) mette Hegel à son programme pour en actualiser la pensée. (Sous l’influence de la Lebensphilosophie, de Dilthey et en partie du néo-kantien Rickert, Heidegger prétendait pendant la Première Guerre mondiale « fluidifier » la pensée des grands auteurs du passé pour les rendre visiblement actuels, en faire nos contemporains.) Ainsi fallait-il interroger Hegel comme une source du décisionnisme (voir Kervégan sur Schmitt). Ce que Faye, en gros ignorant, appelle confondre politique et philosophie !


Mais n’est-ce pas Hegel lui-même qui voulait faire de sa pensée la théorie de l’État organique conscient de porter un Volksgeistet d’incarner un intérêt national jusque dans la guerre ? Hegel n’accepta-t-il pas consciemment le poste de professeur officiel à l’université de Berlin ? D’éminents historiens (comme Eric Weil) ont certes critiqué les raccourcis de la polémique anti-hégélienne (Dr Faye s’inscrit dans une longue tradition de publicistes polémiques) sur l’État hégélien et sa politique totalitaire, proto-nazie ou proto-stalinienne. Il n’empêche, Hegel n’était pas un démocrate ni un libéral parlementariste et sa pensée a bien une dimension « totalisante » au sens où l’État est pour lui le plus haut niveau d’organisation socio-politique humaine (il ne croit pas à un État mondial), d’où sa légitimation relative et tragique de la guerre, nécessaire entre communautés réelles forcément opposées sur leurs intérêts vitaux à certains moments. Une application de l’idée de finitude (de la terre, des ressources, des avantages géostratégiques, etc.) à la politique. Le Führer devenait logiquement le prince hégélien, incarnation physique du symbole de l’intérêt et de l’unité nationale sous l’État (forme historique modulable) et en vertu de l’imprédictibilité de l’Histoire, l’homme de la décision concrète en situation. Si Heidegger n’est pas aussi étatiste que les « fascistes », sa pensée à cet égard se rapproche de celle d’un philosophe actualiste comme Gentile, un des meilleurs connaisseurs de Hegel et de Marx (ex-disciple du libéral Croce) et un (assez bon) ministre laïque de l'instruction de Mussolini, que même Lénine admirait pour sa puissance philosophique.


Les cours et les séminaires de Heidegger après le Rectorat, notamment pendant son travail sur Nietzsche à partir de 1936, montrent une hostilité à la récupération nazie du « dernier philosophe allemand », comme il l’appelle. Cette récupération, il l’impute à Alfred Bäumler, professeur d’histoire de la philosophie allemande dont il recommande à l’occasion tel ou tel texte, philosophe lui-même et membre de la NSDAP, qui se rallie au biologisme raciste que l’idéologue du régime, Alfred Rosenberg, promeut, pendant que Goebbels en est la voix « populaire ». Heidegger, qui avait écrit à Jaspers, pour le féliciter de son travail sur Nietzsche, et s’accorder avec lui sur la réfutation du « grossier biologisme », parfois présent chez Nietzsche (une impasse de sa pensée), mais réducteur (Nietzsche lui-même cherche une autre voie et son philosémitisme, sa francophilie, son goût du monde latin, etc. montrent un refus du nationalisme allemand raciste et xénophobe). Cette méditation avec Nietzsche et contre lui (habitude heideggerienne, comme il le montre dans Être et temps, où il pense avec et contre Dilthey, un dépassement de son historicisme relativiste de Lebensphilosophie) est au départ d’une explication avec soi-même et avec les tâches de la pensée pour Heidegger et notamment d’une problématisation de l’essence de la technique. A la même époque, il manifeste une hostilité croissante envers le régime, envers sa politique utilitariste et pragmatique soumise au prestige de la technique et de la conception du monde naturaliste qui fait fusionner darwinisme (social), matérialisme ontologique et politique de formation spécialisée à court terme (au mépris des humanités): le nihilisme ! L’Université est sacrifiée, elle qui certes allait mal avant 1933, ayant perdu ses repères fondateurs et son sens, celui d’être le lieu vivant de l’unité du savoir avant la division des disciplines, grâce à la philosophie, pensée problématisante de l’originaire et des fondements.

Le nihilisme suite : Contre Descartes et le sujet ?
Autre exemple de l’ambiance nazie de cette pensée démoniaque : Heidegger serait anti-humaniste et ennemi du « sujet » libre, de l’individu exerçant rationnellement son jugement, n’aurait rien compris à Descartes, qui est le héros de l’auteur. On reconnaît le lieu-commun des néo-cartésiens, néo-kantiens et « rationalistes » depuis 1945. Le dernier usage avant Faye se trouve chez Ferry et Renaut dans La pensée 68, ouvrage dirigé contre les heideggeriens français, principalement contre Derrida et Baudrillard. Paradoxe : Faye soucieux du sujet, ne cesse de réduire Heidegger à un épiphénomène de la Substance «nazisme » : quand ça parle en Allemagne de 1933 à 1945, Heidegger a frappé ou son inconscient s’est trahi.


On s’indigne d’abord que la pensée commence selon Heidegger dans l’humeur (Die Stimmung), plus précisément dans une disposition à la fois de l’esprit et de l’« âme », méconnaissant que d’autres ont parlé du cœur et du sentiment. Cette idée de Heidegger est liée à son analytique du Dasein, à une anthropologie. Il ne s’agit nullement de dire que penser consiste à se livrer au sentiment, mais d’indiquer, ce qui est évident, que l’homme tire sa motivation de l’Être-au-monde qui le détermine sur des modes affectifs et que l’angoisse de son être (Sorge, souci pour soi-même) l’éveille au sens de sa finitude et du monde. Si une pensée raisonnable et rigoureuse se fait jour, c’est par suite de motivations « irrationnelles », émotionnelles. On y reviendra. La « raison » telle qu’elle est théorisée et normée, est une construction moderne, artificielle. L’homme n’est pas un sujet pur abstrait, mais un vivant d’une vie qui est ouverture à l’Être dans le questionnement sur le fait d’être ainsi et non autrement : car, pour Heidegger, « le questionnement est la (seule forme possible de) piété de la pensée ».


On peut discuter Heidegger, même juger son rapport à la pensée française insuffisant ; il a pourtant lu de près Descartes, La Fontaine (opposé au mécanisme), Ravaisson et Bergson. De grands absents, certes, Montaigne, Rousseau, Voltaire, Comte. Soit. Mais il se focalise sur de grands « moments » de l’Histoire occidentale et nul ne mettra en cause l

a prééminence à ce titre de Descartes. Sa vision de Descartes en métaphysicien de la physique de Galilée (l’Être devient une étendue calculable qui relève des mathématiques ou de l’esprit qui la conçoit adéquatement, adaequatio rei et intellectus) est difficilement contestable et rejoint la pensée de Husserl, le fondateur de la phénoménologie et le maître « juif » de Heidegger ! Quant à la critique du sujet cartésien, elle traverse la philosophie depuis Descartes ! Le romantisme allemand est-il « nazi » ? Il faudrait dépasser les lieux-communs à l’emporte pièce du genre « Descartes c’est la France » (et donc la liberté). (Avec tout le respect dû à un grand professeur spiritualiste – que nous admirons toujours - comme Ferdinand Alquié, et dont les leçons de Sorbonne donnent d’ailleurs sur le rapport à Galilée raison à Husserl et Heidegger, la philosophie n’est pas vouée à revenir à Descartes.) Et surtout, si utile que puisse être la compréhension de Descartes, c’est manquer d’ambition pour la philosophie que la réduire à la répétition érudite des positions cartésiennes comme si elles ne posaient pas un certain nombre de problèmes. Heidegger fait violence aux textes parce qu’il les soumet à son Erospropre qui est l’appel de la question de l’Être. Cette violence interprétative, herméneutique n’a rien à voir avec une déformation gratuite de Descartes, un symptôme de nihilisme déshumanisant ou un dénigrement nationaliste anti-français. Même Sartre, plus cartésien que Heidegger quant à l’autonomie du sujet, et auteur du fameux L’Existentialisme est un humanisme (1945) – auquel Heidegger répond partiellement avec sa Lettre sur l’humanisme, se méfiait des idéalisations de la liberté du sujet comme de l’anhistoricité d’un spiritualisme néo-cartésien.

 


Oui, mais Descartes, ce n’est pas seulement la France et la liberté intérieure ou la raison, c’est aussi la libération de l’homme par la science et la technique, ce que Heidegger ne saurait supporter ! Preuve de nazisme, Heidegger aurait selon E. Faye exalté la technique tant que le nazisme triomphait et serait tombé dans l’obscurantisme anti-technique à partir des défaites de Hitler ! Or tout lecteur sérieux sait que Heidegger a critiqué la Technique dès ses cours sur Nietzsche, dès la fin du Rectorat, avant la guerre et qu’il a toujours essayé de concevoir un rapport équilibré à la nature sans rejet de la science et de la technique, en soulignant l’origine cartésienne (sur le plan métaphysique) du projet de domination absolue de la nature. Que ce projet soit illusoire et dangereux est aujourd’hui une banalité !


L’obscurantisme dans la peau ? Le goût de l’archaïque et du barbare ? Quant au fait que Heidegger se complaise dans la pensée obscure des présocratiques, refusant le soleil de la raison platonicienne, autre vieux procès caricatural, la vérité est qu’il cherche à comprendre comment naissent la philosophie et la tradition occidentale avec leur recherche de l’origine absolue des choses (accuse ultime, fondement) et leur pente au systématisme. Pour Heidegger, le fond de l’être est abyssal. Sa conception historiciste de la métaphysique (qui a joué un rôle dans l’histoire ultérieure de la philosophie et des révolutions cognitives) s’allie à une méditation encore ignorante de son but (« Chemins qui ne mènent nulle part » ou « de traverse » en quête de la lumière d’une clairière, die Lichtung) portée par un souci de dépassement du « nihilisme » (la disparition du sacré).

La preuve par les vacances


Pour E. Faye Heidegger est un si bon serviteur du régime qu’en 1943 il a droit à des vacances en Alsace (Faye suppose aussitôt qu’il y a rencontré un de ses anciens étudiants devenu logiquement nazi !) et qu’on donne du papier à l’éditeur pour publier ses livres. Le régime aux abois a surtout besoin de lui pour le Volkssturm, la levée en masse orchestrée par Goebbels. Or les professeurs sont souvent dispensés de ce service militaire et civil exceptionnel pour les jeunes et les vieux. Et c’est parce qu’on l’estime le plus inutile des professeurs en 1944 qu’il est mobilisé pour la « levée en masse » comme terrassier !


En 1945, Heidegger est soumis à une enquête et suspendu, où semble-t-il, des réactions de survie de collègues inquiets pour leur propre dossier lui valent des accusations mensongères. Jaspers un moment troublé rend un rapport défavorable à Heidegger, sans mesure d’ailleurs avec les accusations ultérieures : il s’agit presque d’une condamnation de philosophe concernant ce qu’il voit comme l’obscurité enthousiasmante et dangereuse de la pensée de Heidegger. Ce dernier est obligé de se faire conférencier un moment et ne réintègre l’université (avec le soutien de Jaspers un peu revenu de ses sentiments de 1945) que pour être mis à la retraite (tout de même comme professeur honoraire en 1951). C’est le début de sa célébrité en France.


En Allemagne, où il donne des conférences aujourd’hui fameuses et canoniques, il est suspect et sent le soufre. C’est que Heidegger, s’il reconnaît avoir commis une grave erreur de jugement (Irrtum) en 1933, s’il s’excuse auprès de Jaspers en 1950 (cherchant à renouer avec lui) pour avoir contribué directement ou indirectement à la mise en place du nazisme la première année, un régime qu’il rejette avec horreur, ne consent pas à se reconnaître coupable de quoi que ce soit depuis 1934 et rejette les accusations formulées contre lui en 1945 par des collègues qui eurent gain de cause auprès de la commission d’épuration. Il refuse encore plus de faire de sa philosophie une pensée intrinsèquement nazie ou ambiguë par rapport aux horreurs du nazisme, qu’il a qualifiées de nihilistes ! N’étant pas audible dans le contexte de pression et d’accusations explicites ou implicites de l’époque, il préfère se consacrer à son travail pour ses lecteurs et au dialogue avec des auditeurs respectueux. C’est ce qu’on appellera (l’expression est du très médiocre analyste R. Minder) de l’extérieur « le silence de Heidegger » : non seulement coupable d’engagement en 1933, mais incapable de repentance en 1945. Façon de suggérer le lâche embarras et la fuite devant une terrible responsabilité passée, preuve supplémentaire donc du nazisme d’autrefois, signe peut-être d’une incapacité à lui faire face et à mettre profondément en question les bases du nazisme dans sa pensée. Heidegger a la fierté et la dignité de son travail et n’accepte pas d’être l’accusé préféré, le bouc-émissaire de la « culture allemande ».


Mais pour E. Faye, ce fameux « silence » arrogant ou gêné qui n’a jamais existé que pour les imprécateurs qu’il continue, traduit une obstination de nazi incurable. Le comble est atteint quand Faye accuse Heidegger de persévérer par la dénégation de ce qui s’est passé (le Négationnisme maintenant !), et qu’il va jusqu’à affirmer que Heidegger priverait les morts de la Shoah une seconde fois de leur statut d’humain et leur dénierait le respect élémentaire dû aux assassinés (preuve d’un antisémitisme indécrottable, le retour du refoulé nazi bien sûr) dans un texte où Heidegger avec un pathos pudique signale que les morts des chambres à gaz ont été privés d’une mort humaine parce que traités en matériel pour usines à cadavres ! Et quand Heidegger, dans cette conférence fameuse sur la conception instrumentale de la Technique (« La Question de la technique », dans Essais et conférences, TEL Gallimard) et son essence d'Arraisonnement général appuyée sur la pensée du physicien Heisenberg, déplore le saccage de la nature et pointe, dans sa conférence de Brême Le Dispositif de 1949, entre autres phénomènes de perte du sens de notre humanité l’agriculture industrielle (qui traite l’animal et le végétal en pur stock de ressources consommables) à côté des camps de la mort qui se multiplient dans le monde au vingtième siècle, on peut rejeter cette analyse mais non comme Faye, en dénonçant une relativisation de la prétendue responsabilité personnelle de Heidegger dans l’extermination.


E. Faye met aussi en cause l'indécence de cette comparaison, qui relativise l'extermination des hommes, et cela prouverait un coupable manque de compassion et de sens de la valeur de l'humain, typique du nazisme. Il est donc impossible moralement et intellectuellement, si on comprend bien, de comparer Auschwitz à quoi que ce soit, sinon peut-être à d'autres génocides. Le crime de Heidegger serait de mettre en cause la dégradation spirituelle profonde de notre rapport à la nature et au vivant comme un phénomène lié et porteur de graves crises, déjà visibles. Or …un autre philosophe, Américain, écrit le 14 juillet 1953 ceci: "Des miles et des miles de villas luxueuses construites avec l'argent qui a été gagné de la destruction culturelle. On peut voir comment un monde périt: un racket apocalyptique qui peut seulement être comparé à Auschwitz." Et de quoi parle-t-il donc ce dangereux relativiste? Du saccage de la côte californienne par l'urbanisation ignoble de Los Angeles ("a dreadful city"), de la spéculation foncière et immobilière des promoteurs et du mauvais goût architectural et esthétique des célébrités du cinéma (Hollywood, Beverley Hills), de la culture de masse abrutissante de "loisirs" (un thème du "réactionnaire" Etienne Gilson aussi) et de l'extinction des Indiens de Californie (thème de Lévi-Strauss à propos des génocides discrets des indigènes autochtones dans la démocratique Australie, "alliée" membre du Commonwealth, signataire de la Charte de l'Atlantique en 1941). Qui donc ose ces comparaisons? Eric Voegelin (1901-1985), émigré autrichien, anti-nazi échappé de peu à la Gestapo en 1938 après l'Anschluss, un des grands philosophes politiques américains du vingtième siècle avec Leo Strauss. (Monika Puhl, Eric Voegelin in Baton Rouge, Wilhelm Fink Verlag 2005, p.113).


Or si on se choque ou si on feint de se choquer de ces comparaisons, a-t-on essayé d'entrer dans la pensée de Heidegger, au lieu de le juger à l'aune de dogmes extérieurs qui limiteraient la réflexion? Car Heidegger n'a nié aucun fait, il a pensé des phénomènes nouveaux dans le cadre d'une interprétation globale, certes peu rassurante, du sens de l'époque, qui massacre l'humanité "en progrès" à coups de guerres mondiales rapprochées, de génocides, d'abattages en masse du vivant, raye des villes à coups de bombes incendiaires ou atomiques, soumet toute vie à la science sans soumettre l'homme à la sagesse. "Mais il est une question qui n'arrive jamais trop tard: c'est celle qui demande si nous prenons expressément conscience de nous-mêmes comme de ceux dont le faire et le non-faire sont partout, d'une manière ouverte ou cachée, pro-voqués par l'Arraisonnement". (La Question de la Technique, TEL, p.32). Visiblement, avec E. Faye et ses amis, la route reste longue avant un commencement de questionnement sérieux sur les maladies de la "raison".


A force d'interdire les questions gênantes qui défient l'opinion (celles qui conduisirent peut-être Socrate à un procès en "perversion intellectuelle et morale et à la mort), il se pourrait que nous avancions très "démocratiquement" vers des désastres que nous aurons mérités, "collectivement", en tolérant cet étranglement de la philosophie. "Le désert avance" (Nietzsche). Mais au fait, on croyait qu'on avait vaincu les totalitarismes pour imposer le respect scrupuleux de la liberté de penser!



Politique de Heidegger


Il ne s’agit pas en critiquant les très graves déformations d’E. Faye d’exclure des études la pensée politique de Heidegger ou de nier qu’elle s’est identifiée à un socialisme national pendant les années trente. Mais étudier « le national-socialisme de Heidegger » entre 1933 et 1945 (et il y a lieu de l'étudier), c’est d’abord revenir aux textes, les replacer dans le contexte double de l’époque et de l’œuvre, ressaisir le sens et les intentions, même si on peut se poser la question de l’impact du ralliement apparent, même s’il fut très court et partiel. Il faut surtout se poser la question du rôle de cette expérience dans l’évolution de Heidegger, sur la base de ce que dit l’œuvre. Plus profondément, cette question nous ramène à la matrice des engagements et des « dégagements » (Heidegger sait se retirer des fonctions officielles, de toute activité liée au Parti, dès 1934, puis de plus en plus dans l’exil intérieur et dans un enseignement critique).


Ce qui est étrange, c’est que la pensée politique de Heidegger commence à apparaître plus clairement aux esprits attentifs et que même des dictionnaires de philosophie savent en donner des esquisses au public étudiant. D’abord la matrice philosophique fondamentale liée à Être et temps (cf. le texte essentiel, oublié de E. Faye, comme tant d’autres, de Jean-Édouard André, Heidegger et la Liberté. Le projet politique de « Sein und Zeit », L’Harmattan, 2001). Si l’engagement de 1933 a un rapport avec ce livre, c’est qu’il pose les questions et indique des orientations qui rendent possible un engagement actif, prudent, pour une réforme profonde de la culture, de l’enseignement et de la philosophie en Allemagne, sur fond de sens de la communauté historique de destin (les peuples).


La pensée de Heidegger est d’abord une étude historico-critique de l’ontologie. Ses adversaires (ceux d’une grandeur historique certaine, avec qui et contre qui il pense) sont les représentants de la Modernité : modernité cartésienne du subjectivisme d’abord, qui malgré le blocage « psycho-historique » dans le réalisme et le dualisme chez Descartes, mène logiquement, pour le lecteur rétrospectif, au déploiement des possibles de l’empirisme et du rationalisme et de là à la synthèse du Sujet transcendantal de Kant. Descartes n’arrive pas à penser les conséquences ultimes de son recentrement sur leCogito subjectif (d’un sujet non-individuel, sujet de la science, par la méthode), mais bouleverse tout l’équilibre de la scolastique dès longtemps en crise (il suffit de lire le De Regno de Thomas d’Aquin pour s’en rendre compte) et ouvre une nouvelle époque de la pensée : le Moderne. Il ne peut pas penser le monde du sujet comme un monde de phénomènes relatifs bloquant l’accès à une ontologie grecque (Dieu lui sert facilement de caution de vérité pour les sens).


Autre "adversaire" : l’Idéalisme allemand, né des problèmes du kantisme. Pour Heidegger, Hegel est l'héritier de la métaphysique. Mais son système est un leurre dévastateur, une forme du nihilisme en ce qu'il prépare la réduction de l'humanité en élément inclus dans le tout moniste d'une substance. En ce sens, la critique est proche de celle de Kierkegaard. Mais si Heidegger refuse de se présenter et de se laisser présenter en kierkegaardien, c'est qu'il ne se focalise pas sur l'individu opposé au système. Certes il partage avec Kierkegaard l'insistance sur la liberté, mais cette liberté se détache complètement de la question de l'être chez le théologien protestant danois et sur la prédestination divine; c'est pourquoi quand Heidegger est invité à parler de Kierkegaard au colloque de l'UNESCO, il étonne (et choque un peu) l'assistance en ne prononçant jamais le nom du héros de la journée. Non pour bafouer la mémoire du penseur, mais parce qu'il n'a rien à dire de Kierkegaard qui ne soit le rappel de sa différence avec lui, malgré sa réputation d'existentialiste. La liberté est elle-même une liberté pour la vocation à la question de l'être. Aussi préfère-t-il méditer sur Schelling et son traité sur l'essence de la liberté humaine. La critique marxiste y a vu une preuve du caractère réactionnaire de Heidegger, héritier nihiliste athée du catholique conservateur Schelling, héros de l'idéalisme clérical monarchiste de l'Université de Munich, appelé à Berlin en 1832 pour succéder à Hegel et stopper la contagion de l'idéalisme révolutionnaire.

 

Mais cette vision est prisonnière d'une coupure historique (droite-gauche) discutable pour juger de l'intérêt de Schelling! Engels fut un auditeur attentif et respectueux de ce grand professeur et grand penseur. Il vit dans Schelling un critique pertinent du déterminisme hégélien. Que Marx et lui soient tombés dans le matérialisme naturaliste est une autre affaire, qui ne suscite de Heidegger que l'analyse historique et un jugement défavorable. Ce que Schelling incarne, c'est l'idée d'une philosophie de la nature qui englobe et dépasse la coupure sujet/objet et décrire, d'une façon quasi-phénoménologique, sans nécessité dialectique pseudo-scientifique (un montage rétrospectif qui impressionne les naïfs), le processus encore ouvert de déploiement de l'être. Schelling est resté pré-scientifique pour Hegel et Marx (il n'explique pas l'Histoire), c'est son mérite pour Heidegger! Mais qu'appelle-t-on la "science"? Car de l'idéalisme allemand, Heidegger garde l'idée que la philosophie est vouée à sa manière à la science ou plutôt à un statut de savoir suprême. Ce savoir absolu de Hegel n'est pas la dialectique! C'est la science avant toute science, l'ontologie, la métaphysique refondée qui n'est pas un système de plus (Fichte, Hegel), ni un simple discours transcendantal stérile (Kant), mais la compréhension historico-critique et méditative de l'ouvert (de ce qui bloque la clôture de systèmes). Ce que Kant avait vu en cassant le cercle de tout système par la liberté. Cette compréhension historico-critique n'a pas la norme du vrai système, puisqu'elle est inaccessible, elle est basée sur l'idée de la phénoménologie d'une mesure des discours par rapport au déploiement réel de l'être, empirique et historique. Ce faisant, Heidegger revient par-delà l'idéalisme à la pensée grecque avant les systèmes: Platon et Aristote-phénoménologue, et de là aux anté-socratiques qui ne sont nullement des poètes vaticinants ou des anthropoïdes de la culture (comme un évolutionnisme naïf le croit), mais des penseurs autehntiques libres des éléments idéologiques de notre culture et antérieurs aux premiers postulats métaphysiques grecs "classiques".

 

Aussi la non-science, la philosophie est d'une radicalité et d'une pauvreté en savoir dogmatique égales. On voit ce que Heidegger retire de son interprétation du sens de l'Idéalisme allemand: un fourvoiement systématique dogmatique et une possibilité encore entr'ouverte seulement, de redonner à la philosophie comme pensée la prééminence dans l'ordre du savoir, non parce qu'elle serait plus "scientifique" que les sciences naturelles modernes (Galilée et Newton), mais parce qu'elle serait la philosophie comme dignité de la pensée et tâche de la mémoire de l'être, sans réponse-slogan (l'être c'est x ou y, la substance individuelle, la forme, la volonté, le Moi etc les déclinaisons des réponses "possibles", impossiblement, et fausses). Que la philosophie en cela soit le sol (Grund) et un abîme (Ab-grund) comme docte ignorance, sens des limites de la pensée finie, voilà qui en fait la discipline qui doit organiser l'université, revenue à elle-même.


Des métaphysiques peu convaincantes de l’Idéalisme allemand, de la non-scientificité des systèmes, qui d’ailleurs s’ouvre, comme chez Schelling, en discours herméneutique (au moment où Kierkegaard et Nietzsche arrivent avec leurs critiques des systèmes), naît logiquement le néo-kantisme qui réduit la philosophie à une critique des ontologies et à une épistémologie. La philosophie est ramenée à sa fonction de méta-science, autant dire un discours redondant, inutile pour la science active, qui se passe totalement des autorisations d’une philosophie d’ailleurs prompte à cautionner les révolutions scientifiques qu’elle n’invente pas. Cette philosophie assiste au déploiement des sciences et fait ingurgiter rétrospectivement au « sujet transcendantal » les nouveautés imprévues. A quoi Heidegger avec Nietzsche objecte que ce sujet transcendental non-empirique, non-individuel prenant conscience de lui-même dans la métaphysique (l'héritier du Noûs, intellect agent d’Aristote) n’existe pas, qu’il ne se connaît pas, que c’est une fiction de philosophe soucieux de maintenir un niveau d’éternité face à l’historique. Cette critique est adressée à Husserl et à la phénoménologie, qui pour Heidegger risque de devenir une école de plus, avec ses options arbitraires, alors qu’elle est une idée et une méthode ouverte (sa critique de l’article Phénoménologie de Husserl à l’Encyclopedia Britannica). Il faut selon son expression "dépasser la métaphysique" et seuls ceux qui, s'en tenant à des parentés lexicales avec la méditation religieuse ou avec le quiétisme de Mme Guyon et de Fénelon, confondent la pensée de Heidegger avec une fuite mystique dans une nouvelle métaphysique dogmatique de l'Etre-Dieu, croient que le projet de Heidegger est de faire avaler à la post-modernité une aliénation bigote.


La pensée de Heidegger va se construire sur des références critiques et des tentatives ratées, pour en extraire le noyau, les éléments fondateurs, pour faire avec Nietzsche, Dilthey, Scheler, Husserl ce que les présocratiques furent pour Platon et Aristote à l’aube d’une nouvelle époque. Il faut penser durement, sur la ligne de crête, la vérité sans nier l’historicité radicale de l’humain. C’est bien parce qu’il est historique que l’homme cherche et déploie dans le temps des discours liés les uns aux autres dans le sens du décours du temps historique, et enchaînés dans des relations logico-conceptuelles. L’Histoire relève d’une herméneutique, ce n’est pas d’abord une science de la nature, car la physique et la biologie en expliqueront l’écume, les conditions (opposition célèbre de Dilthey entre sciences de la nature causales et sciences humaines relevant de la « compréhension »).


Mais l’angle de Heidegger est différent de celui de Dilthey et de son vitalisme. Pour suivre l’histoire de façon cohérente, il faut une clé et cette clé n’est pas l’instinct de vie du biologisme, ni la science pure, mais le souci de l’existence qui se relie fondamentalement à la question de l’Être en général (du monde, des hommes, du soi). Bref, Heidegger prend au sérieux « les grandes questions éternelles », même s’il insiste sur leur déploiement historique. Il y a bien sûr, biographiquement, un conditionnement culturel à cette originalité de Heidegger, qui explique que passé par le néo-kantisme de Rickert, la phénoménologie transcendantale de Husserl, il échappe à leur influence ; mais il n’y échappe que parce qu’il les a réinterprétés personnellement, dans une lutte intérieure d’une tension incroyable, avec le manque d’humour qui le caractérise et qui le fera passer pour un rustre paysan dans les cercles mondains (comme par exemple la femme d’Ernst Cassirer, Tony, qui fera courir sur Heidegger la rumeur sans preuves de son antisémitisme de ressentiment – une pure interprétation socio-psychologique de bourgeoise un peu condescendante et peut-être vexée du manque de déférence de Heidegger devant son mari, et à qui Lévinas sur le tard se croira obligé de dire ses regrets d'avoir préféré Heidegger à Davos). Il ne s’agit pas de nier l’empreinte de son enfance et de sa jeunesse catholiques méridionale de Souabe, de ses relations affectives avec l’Église, qui a protégé ses premières études et orienté ses lectures d’étudiant. Il y a une Stimmung : mais qui n’en a pas ?! (Le réductionnisme nous guette !) Stimmung de son attachement profond de boursier, si on veut, à sa terre, à ses origines. Or Heidegger rompra avec l’Église et sa philosophie, comme il restera toute sa vie un provincial fier de ses racines. Des néo-barrésiens y verraient une expression de ressentiment à l’égard des élites bourgeoises de l’Allemagne industrielle du Nord, qui le mènera vers un existentialisme athée anticlérical. Les marxistes y décèleront le terreau d’un basculement dans le fascisme, par manque d’expérience de l’économie urbaine et des rapports de classe, par peur de l’autre, l’ouvrier. Certains se moqueront de sa philosophie rurale ou agrarienne. Limiter la pensée de Heidegger à un jargon réactionnaire pseudo-poétique, sentimental et vide, fuyant les problèmes dans un nihilisme (Lukács), c’est confondre l’expression d’une sensibilité à un monde d’origines en disparition avec le déploiement philosophique d’une pensée. Confronté aux cours de Heidegger, ces analyses sociologiques (Lukács, Bourdieu) s’avèrent insuffisantes (elles n’expliquent pas l’originalité réelle et inouïe de sa pensée, son génie qui fait l’admiration de Husserl par exemple ou de Cassirer avant et pendant leur débat à Davos) et bien vite diffamatoires.


Venu de la théologie néo-scolastique catholique, du néo-thomisme et du néo-aristotélisme, élève de l’archevêque Conrad Gröber (qui soutiendra le concordat avec Hitler en 1933 avant de dénoncer l’antisémitisme d’État), lecteur de Brentano, il est habité par la pensée de l’Être qui, depuis Kant et encore plus avec le néo-kantisme, est devenue tabou, nulle et non avenue, exclue de la philosophie sérieuse. Il affrontera bientôt le positivisme logique qui se moquera d’Être et temps en disant que l’Être est une question absurde, de poète, de théologien mystique. L’originalité de Heidegger est d’ailleurs qu’il ne nie pas l’inaccessibilité de la réponse sur le sens de l’Être, mais qu’il déclare que cette question fut, est et reste essentielle à la pensée, comme en témoigne sa présence même fantomatique dans le langage, lieu de la pensée et que la nier est folie. Contre le positivisme, Heidegger dira que la question insoluble peut avoir un sens vécu et maintenir l’ouverture de la pensée à son autre, sans réduire cette question à celle de la liberté du sujet.


Cette méditation l’amène à revenir sur les grandes lignes de la métaphysique, comme plus haute culture, déploiement de la plus haute intellectualité et du plus grand sérieux de l’Occident (et pour lui, l’Occident, c’est cette aventure spirituelle née en Grèce, et non l’Occident raciste des idéologues nazis). La pensée de Hegel reste liée fondamentalement à la pensée grecque quant au temps et à l’Être : certes la modernité pense le temps avec le christianisme comme un ouvert et c’est son intérêt (Heidegger est très intéressé par les débats de la théologie protestante, de Bultmann), mais l’expérience du temps, de son dévoilement progressif ou brutal et de son imprévisibilité est bien vite niée par des distinctions grecques commodes : qui relativisent l’étant, le réel et passent à un sur-réel intemporel qui, chez Hegel, a eu la bonté d’envelopper toute l’Histoire jusqu’à 1820 avant de rentrer à la maison. Comme le dira Whitehead, l’Occident écrit des notes au bas des pages de Platon. Or le temps est le prénom de l’Être, car le temps est forme de ce qui se donne (Seiende) : la pensée du temps est donc capitale.


Logiquement la philosophie ne peut donc jamais récapituler une totalité absente, mais seulement son époque (idée du jeune Hegel). Elle est un savoir, central, essentiel, mais pas une Science ou la Science absolue. Même Husserl à ce sujet se trompe, qui redéploie les thèses de Leibniz (monadologie) à la fin de son parcours pour « boucler finalement » le réel en discours. Face à lui, Heidegger met les points sur les i : l’homme est Dasein, pas sujet pur face à un objet.


La pensée du Politique est basée sur ces prémisses : c’est d’abord une prise de recul sur les bases de la politique moderne ! Heidegger avant de s’engager a commencé à réfléchir à ces questions et pense pourvoir aider à leur éclaircissement herméneutique ; puis à partir de 1934, se donne pour tâche de penser le politique sereinement dans une approche globale de l’histoire de la question du sens de l’Être. Il remet même en cause son idée de Dasein de 1927, y voyant des éléments de sujet transcendantal.


Quelles sont les questions fondamentale d’une critique et d’une re-fondation de la politique selon Heidegger ? Pour une introduction, je renvoie le lecteur à l’article « Heidegger » de l’Encyclopédie Blackwell, dans l’édition française publiée chez Hatier en 1989 ou mieux à A Heidegger Dictionary de Michael Inwood (Blackwell, 1999). Critique du subjectivisme moderne et de son corollaire politique du contractualisme qui, au nom de la liberté, défont la communauté, Heidegger est amené à incriminer un type de rapport existentiel et mental à l’Être, construit de façon dualiste suivant le clivage sujet(actif)/objet(passif), qui livre le monde à la technique comme volonté de puissance humaine animée d’une hybris dominatrice irresponsable et aveugle à ce qu’est une vie humaine. Au service d’un homme oublieux de sa vérité, la technique le punit en devenant « marteau sans maître » (Char).


C'est le processus du Nihilisme. Qui, comme l'essence de la Technique n'est rien de technique, n'est rien de ce qu'il paraît être. Emprunté à Nietzsche, ce terme désigne au-delà des phénomènes que nous nous accordons à repousser comme "nihilistes" l'essence active en marche de la modernité, cette condescendante.


Tel est le destin d’une rationalité avant tout instrumentale. Or on peut retracer une généalogie jusqu’à Platon et Aristote (père des distinctions fondamentales de la science qu’il pose, la logique) de la transformation du Logos grec originaire, post-mythique et déjà pensif, en puissance d’arrangement systémique à destination pratique. Ce que Heidegger, pour se défaire des pièges de la rhétorique moderne, appelle, avec une certaine vérité historique, « la raison » elle-même, qui serait plus calculante (vouée à la techno-science) que pensante. Il n’appelle pas à la déraison et critique ce partage rationalisme étroit/irrationalisme en demandant où se trouve le fondement de cette dichotomie, sinon dans le dualisme en question. Mais en nommant "raison" l'ennemie de la pensée attentive à l'être et en pointant la destination calculante de la raison, il refuse de se payer de mots et de distinguer sans cesse une bonne Raison d'abus de la raison calculante: il y a bien un rapport profond entre ces "deux raisons", si on peut dire. Dire que la raison est l'ennemie de la pensée vraie, c'est (avec un brin de provocation aux rationalistes) obliger, au-delà du scandale, les plus intelligents à dépasser les tabous du rationalisme et à s'interroger historiquement et philosophiquement sur les réalisations historiques de cette raison tellement encensée, sans trier l'Histoire pour "sauver l'essentiel". Car dans cette façon sélective de faire, que l'occident rationaliste croit rationnelle et qui est surtout aveuglante et rassurante, on se dispense de penser la genèse des crises de civilisation planétaire.

 
La pensée méditante, plus proche de la poésie, par son orientation phénoménologique et réflexive, détachée de tout autre souci que l’humanité comme Être-au-monde, la philosophie dans la sérénité, telle est la voie de Heidegger après le fourvoiement du Rectorat, qui lui montre à quel point les meilleures intentions sont sources de danger dans l’activisme moderne.


Que peut, que doit faire le penseur, qui déploie la philosophie (quête du sens et de la sagesse, comme savoir suprême conscient de sa pauvreté)? D'abord penser, ce qui, malgré les urgentistes de l'Histoire en dérive, n'est jamais superflu. Non seulement pour la joie de la pensée "gratuite", même sur le Titanic coulant. S'il est trop tard …Mais aussi il est absurde de croire qu'un surcroît d'activisme va nous guérir des maux de l'activisme lui-même! Esprit technique et activisme brouillon ou méthodique sans intelligence du sens, pseudo-philosophie superficielle des valeurs, engluée dans l'individualisme anarchique comme folie totalitaire étatiste et raciale, cette fuite en avant nous mène sûrement à la catastrophe. Parce que jamais la pensée n'aura été prise au sérieux. En fait, nous ne savons pas quoi faire! Pourquoi faire n'importe quoi, ce bricolage? Parer au plus pressé? Gérer les crises une par une? Soit. Mais il y a peut-être lieu de (re-)mettre en question les fondements de notre existence planétaire. Comment? Avec la philosophie, par elle et en elle d'abord. Et le premier geste politique et professionnel de Heidegger, on ne peut plus sérieusement, consiste à continuer de penser. Que peut-on demander d'autre à un philosophe digne de ce nom, en tant que citoyen-philosophe (et pas en tant que mon voisin de palier avec qui je partage des intérêts matériels triviaux sans doute, qui peuvent avoir leur petite importance hic et nunc)? De faire son métier. Dein Beruf ist dein Ruf : ta profession c'est ta vocation! dit Luther. Avec Platon, Heidegger fait des philosophes, non des rois, mais les gardiens de la république, usant de leur don intellectuel, de leur anamnèse de la question de l'être pour offrir à la communauté leur part de savoir. Ce que Heidegger assignait à l'Université (ce qu'a répété Gérard Granel dans De l'Université): la mission de l'université est là, dans une reprise intense des fins des activités humaines, il a essayé jusqu'à la mort et par le legs de son œuvre de l'incarner. Or le Nihilisme comme dérive instrumentale absurde, mépris des humanités en leur vocation humanisante, a envahi l'université.


Il est hors de question de développer ici cette esquisse. On veut simplement indiquer ici que cette pensée est très éloignée des caricatures et des calomnies d’E. Faye que lui et ses maîtres entretiennent.

  1. Sabbat des sorcières et inquisition


    On attend donc toujours les preuves des accusations gravissimes de Faye, au-delà de ses interprétations, de ses promesses et de ses hypothèses éculées. Pourtant E. Faye s’estime assez informé pour exiger le retrait des œuvres de Heidegger des bibliothèques de philosophie ! Heidegger contaminerait les jeunes esprits et devrait être rangé dans la documentation sur la propagande nazie. On croit rêver, car sans lui, combien de grandes œuvres du vingtième siècle seraient-elles incompréhensibles, en tout ou partie ? Au lieu du « juge Faye », ne doit-on pas laisser les vrais philosophes créateurs de notre temps comme Sartre, Merleau-Ponty, Reiner Schürmann et parmi eux nombre de penseurs « juifs » comme Lévinas, Arendt ou Derrida inspirer notre jugement, par leurs dettes avouées et leurs usages de sa pensée ? Faye semble ignorer que Jaspers lui-même (marié à une Juive, en froid avec Heidegger et critique de certains aspects de sa pensée) demanda peu après la guerre le retour dans l’enseignement de ce philosophe « indispensable à l’université allemande ! » Il faut noter l’absence de grands noms dans la bibliographie : sont-ils nazis ou imbéciles les Biemel, Wahl, Haar, Grondin, Granel, Vattimo, Birault, et tant d’autres parmi ses commentateurs (Koyré) et ses traducteurs ? N’aurait-on pas eu besoin de leurs lumières ? Leurs travaux prouvent qu’il est absurde de réduire la pensée de Heidegger à sa période de proximité avec le nazisme.


Il est vrai que le jeune Dr Faye, et c’est fort inquiétant, accuse de « révisionnisme » (après le bluff et le montage, le terrorisme intellectuel) les défenseurs de Heidegger, qui osèrent contredire les procès en crypto-nazisme que sont les « scandales Heidegger ». Comme le dossier lui paraît sans doute finalement mince, après des centaines de pages de suggestions et de sollicitations des textes connus, E. Faye se voit obligé d’incriminer également des passages mystérieux et tronqués, dit-il, par les éditeurs des œuvres complètes après 1945... C’est la faute à Hermann Heidegger et aux responsables de l’édition des œuvres du danger public qu’est Heidegger. Comme on le sait, le négationnisme et le révisionnisme avancent masqués ! Et subrepticement l’influence perverse fait son œuvre, surtout quand, même prévenu par E. Faye, vous ne la voyez pas. On est en pleine démonologie ! La sorcière se reconnaît à ce qu’on n’a rien trouvé contre elle, si ce n’est des bouts de ficelles et quelques textes qu’on ne comprend pas ! Défendre Heidegger témoignerait d’une fascination pour le nazisme ou y mènerait, et produirait une collusion objective ou effective avec le négationnisme de la Shoah ! La boucle est bouclée, celle du cercle vicieux : on n’aura pas d’autres preuves que les montages de l’accusation et si on en demande de vraies, on ne fera qu’aggraver le cas de l’accusé et celui des avocats avec.


 

De deux choses l’une : ou l’œuvre de Heidegger est distincte du nazisme et stimulante pour la pensée, et il est absurde d’en priver les étudiants (qui doivent apprendre à penser) et de la qualifier de nazie ; ou elle est intrinsèquement nazie et les universités sont remplies de nazis, de crypto- et para-nazis ou d’imbéciles ! E. Faye prétend que l’oeuvre publiée est le fruit d’une autocensure après 1945 ; or il est étrange que les intellectuels qui jugèrent le cas Heidegger en 1945 pour la dénazification n’aient pas connus les fameux documents (qui devaient être accessibles), mais si on envisage cette hypothèse, les œuvres révisées depuis 1945 ne sont donc plus nazies et c’est pourtant ce que leur reproche encore Faye ! On ne comprend pas pourquoi, si ces archives avaient été aussi compromettantes Heidegger ne les eût pas fait disparaître de ses archives. Naïveté ou opération concertée de démolition/diffamation mise en scène par Faye après le ratage de Farias ?


Le livre se termine par une définition moralisante de l’espace de la philosophie, qui feint d’ignorer qu’on fait rarement de la bonne philosophie en étalant ses bons sentiments et sa vertu outragée. A ce compte, il faudrait retirer des bibliothèques l’œuvre de Hobbes, en qui on peut voir le chantre du totalitarisme ! Signalons que le politologue antinazi Franz Neumann intitula son étude de l’État nazi Behemoth(1942), qui est aussi un titre de Hobbes ! (Bizarrement Y-Ch. Zarka autrefois spécialiste de Hobbes qui n’en demanda jamais l’interdiction et publie aujourd’hui contre Schmitt, bénéficiant des mêmes pages de promotion dans la presse, est signalé en bibliographie par E. Faye ! Il y a des coïncidences).
La question est derechef : pourquoi traiter précisément Heidegger en sorcière démasquée ? Au-delà d’une stratégie personnelle ou collective de promotion, il y a sans doute un contexte idéologique. La clé de tout cela se trouve probablement dans la lecture même qu’Emmanuel Faye, après son père, veut nous interdire.



Petite phénoménologie du scandale


Malheur à celui par qui le scandale arrive, dit la Bible. L’éthique biblique considère que le scandale est le fait le plus souvent du méchant déguisé en bon. Scheler disait : l’homme du ressentiment. Loin d’apporter la compréhension et la sérénité du jugement, le scandale en effet n’apporte que bruit et fureur et haines. Le scandale n’est pas la mise en cause argumentée, c’est le déballage tapageur et caricatural de questions et d’éventuelles responsabilités qui demanderaient prudence et loyauté. Il faut s’interroger sur ces scandales à répétition. Il y va de la salubrité de la vie intellectuelle dans les démocraties. Si de tels livres paraissent avec la bénédiction d’éditeurs, de comités de lectures et d’une partie de la presse, si leur autorité est rapidement établie dans une partie du monde qui prétend « représenter la culture », il y a quelque chose de pourri au Royaume de France. Soyons juste, même si cela ne nous console guère : ces phénomènes affectent l’Occident « libéral » en général ! En s’interrogeant à ce sujet, dans Heidegger : anatomie d’un scandale, François Fédier avait compris immédiatement l’angle d’approche que méritent ces pseudo-livres de pseudo-révélations.


Le cas Heidegger présente des analogies frappantes avec les autres scandales provoqués dans le champ de la philosophie. La parution simultanée ou rapprochée d’ouvrages, constituant un dossier dont l’unité est suggérée par les titres, sous-titres et couvertures médiatiques, et dont les éléments soudain par hasard prendraient sens en s’éclairant mutuellement. L’organisation immédiate d’un débat médiatique, où des « spécialistes » parfois très frais, encore inconnus la veille (on n’a jamais lu quoi que ce soit de V. Farias ou d’E. Faye sur Heidegger avant l’« événement »), prétendent à l’autorité sur le sujet, en vertu même du livre qu’il s’agirait d’évaluer, mais que leur éditeur et la promotion critique (de complaisance ?) ont seuls rendus « incontournables ». Ces critiques, notons ce fait, ne sont généralement pas du tout des connaisseurs compétents de la pensée qu’ils massacrent à longueur de pages avec assurance et jubilation. Ils sont simplement « critiques », détenteurs officiels de la « critique » dans le monde de la presse. La phénoménologie de l’art contemporain nous l’apprend : faire de « l’art », « être artiste » aujourd’hui, c’est avoir l’argent d’ouvrir une boutique « d’art » dans les beaux quartiers ou de bénéficier par relations et réseaux de commandes publiques et de mécénats d’entreprise et faire parler de soi dans les médias qui couvrent ondes et kiosques.


Les arguments des auteurs (encore appauvris par leurs échos journalistiques : simples répétitions des « thèses » ponctuées d’exclamations indignées) sont pauvres, illogiques parfois jusque dans la forme, mais surtout non-fondés sur le plan documentaire et, à la réflexion, ridicules et diffamatoires. Ce qui frappe, c’est qu’ils n’ont pas lu sérieusement l’auteur considéré et s’adressent à des gens qui ne l’ont pas davantage lu par jeunesse (pour les étudiants) ou par paresse et inculture profonde (les petits-bourgeois prétentieux de la société de consommation « culturelle »). Entre eux, les naïfs qu’il s’agit de maintenir dans leur ignorance et les ignoramus auto-satisfaits qui confondent culture et pages culturelles des journaux ou des stands de librairies. On devine ici la complicité de la fainéantise intellectuelle et la complaisance de la flatterie : « je m’adresse à toi, donc tu es capable de comprendre ! Tu me comprends, donc tu as tout compris à ce penseur qui te dépasse et te demanderait des mois et des années de pratique ! » Triste miroir de la médiocrité.


Mais comme dit certain, il n’y a relation des deux que par un truchement. Et ce tiers est double. Il y a d’abord le terrain de l’idéologie partagée, qui sert de matrice aux haines communes qui servent à baliser, symboliquement l’espace de la « pensée » normale, saine, rassurante et à le sacraliser avec les gloires qui nous renvoient « en mieux » notre image de « belle époque ». Marais fétide des idées, ce terrain produit opérations médiatiques et regroupements d’écrivaillons de même acabit. Tout cela avec sa part de ressentiment pour ce qui la dépasse et l’humilie (la vengeance du « système », si on peut dire). Heidegger qui subissait cabales sur cabales voyait dans cette psychologie de petits intellectuels à la mode une forme typique et particulièrement navrante de l’« inauthenticité » de la vie sociale et de l’aliénation de l’« individu » conformiste. Autre forme du tiers utile, autre élément du dispositif : c’est le bouc-émissaire dans le scandale, le faire-valoir qui nous unit par la répulsion qu’il suscite, en raison de ce qu’il symbolise. Heidegger pensait aussi provoquer l'angoisse de l'époque en imposant le doute sur sa vérité profonde et mériter à ce titre les attaques des idéologues du système. Et il n’y a pas de doute : Heidegger a bien des titres à la haine, car il n’était pas un admirateur déclaré de notre époque. Sur bien des points, son mépris égalait celui du grand écrivain juif viennois Karl Kraus.


L’opinion est donc préparée. L’opinion visée n’est autre que celles des étudiants et des professeurs, des lecteurs de la presse nationale « sérieuse », institutionnelle. Les « intellectuels organiques » sont venus « témoigner » avec leur « expertise » universelle en « idées ». Suivant des modes publicitaires, on « crée » l’événement pour ensuite prétendre le refléter. Quant aux lecteurs sérieux, ils ne sont convoqués sur la scène démocratique de la communication que s’ils viennent abonder dans le sens voulu. Ils appellent ça un débat. Mais ce n’est qu’un cas de figure de la pseudo-démocratie pluraliste et contradictoire (on finit par se demander si ce n’est pas la vraie ! précisément parce qu’elle réfute sa théorie idéaliste) qui tombe si bien sous la catégorie du « bavardage » confortable et un peu inquiétant (« Gerede») de la mauvaise-foi et de l’inauthenticité sociale. En d’autres temps, Habermas (qui écrivit La technique et la science comme idéologie) ne prenait pas les spectacles de la société réelle pour l’idéal normatif de la communication authentique, sans cesse bafouée, n'allait pas y voir la confirmation de ses constructions sur le dialogue et la discussion rationnelle et savait le dire. Autres temps …


Contribution à une Généalogie du scandale


Les Faye père et fils semblent avoir constitué une PME pseudo-philosophique de la diffamation anti-heideggerienne. (Veut-on la bibliographie avec titres et dates de publication des Faye sur "Heidegger est le nazisme"? On rirait un peu. C'est la caution solidaire en os à ronger). En soi, la chose est sans intérêt. Notre époque n’a pas inventé le népotisme et le « dynastisme » intellectuel, ni le mercato-« intellectuel », mais l’enfoncement du monde occidental dans le capitalisme marchand généralisé à toutes les activités humaines, favorise, dans tous les secteurs de la vie sociale, par une sorte de darwinisme social, la perversion de ce que les idéologues rêveurs ou les cyniques prétendent protéger sous la distinction d’autant plus dogmatique qu’inconsistante à la pratique entre « économie de marché » et « société de marché ». Ainsi la culture est-elle marchandise, pour peu qu’elle soit vendeuse et vendable ! (Ou bien elle crève: par asphyxie! Voire le destin de l'archéologie. La culture "gratuite" ne paie pas, pourquoi la financer, que … Diable! ). Une philosophie-spectacle s’installe donc logiquement, qui ne peut vivre que d’événements et de communication publicitaire à la mesure de ses ambitions économiques.


Avant Heidegger et toujours périodiquement, de Lukács pendant sa phase stalinienne à nos mols néo-kantiens de médias et autres vendeurs de livres « humanistes » distingués, il y avait « la faute à Nietzsche » (pour la guerre, le militarisme prussien, le nazisme, le racisme eugéniste, etc.). Nietzsche fait encore un peu les frais du procédé (on croit utile parfois de se grouper pour nous expliquer doctement "Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens" - la vanité n'a pas de limite), mais il a moins d’aura désormais que Heidegger (malgré l'hommage que ce dernier lui rend en faisant de lui le dernier métaphysicien, méconnu parce que dangereusement révélateur, de l'Occident) dans le monde scolaire et universitaire. Marx ? Depuis la fin de la Guerre froide, chez nos activistes culturels il tombe en désuétude ! Nos frissons sont dorénavant moins « anticommunistes ». Quant à Kierkegaard ? Qui s’en soucie dans le commerce ? Celui-ci définit toujours des objectifs crédibles au terme d’une étude d’impact et de marché. Il s’agit de maximiser le rapport gain-effet, ou si on veut le retour sur investissement financier, mais aussi dans ce cas symbolique et politique.


Il faut réaliser que le succès de Heidegger en fait la cible désignée, fatale, logique de « dénicheurs de scandales ». Comme l’hystérie législative en pleine inflation sur la défense des droits crée des accusations extraordinaires et des procès grotesques, généralement montés de toutes pièces (la nature a horreur du vide), le pseudo-libéralisme « droits-de-l’hommiste » légitime une opération bien-pensante et « morale » contre un salaud livré en pâture aux ignorants. Scoops et surenchères sont liés à la célébrité de l’accusé. Pour se faire gloire de son bon combat, l’accusateur doit faire dans le sensationnalisme et jeter de la boue à la figure de qui le dépasse. Triste confirmation que nous sommes généralement des nains sur les épaules de géants.


Car on ne peut s’empêcher de penser qu’Heidegger est une bonne affaire pour le racolage de l’édition. Attaquez donc Nicolaï Hartmann ! Lui qui a accepté d’aller enseigner à la place de Heidegger à Berlin ! Très anti-bolchevique aussi, ce Balte fier, naturalisé Allemand ! Il est vrai qu’il s’est « excusé » de son nazisme. Depuis lors, il a été récupéré par Lukács comme un néo-hégélien/néo-aristotélicien et un adversaire « réaliste » décidé du subjectivisme idéaliste, bref un bourgeois proche du matérialisme marxiste-léniniste avec sa métaphysique naturaliste, inspirée de Feuerbach, empilant les couches ontiques, les strates de l’Être (physico-chimique, animé, spirituel-historique). Qu’on nous comprenne bien : nous n’appelons pas à la chasse au Hartmann. Nous demandons un peu de cohérence. E. Faye et cie nous objecteront que l’urgence commande, qu’ils agissent d’abord contre ce qui menace : l’influence pernicieuse de la bête immonde Heidegger ! Et voici donc des révélations pour E. Faye. Selon Hannah Arendt, Adorno, si sévère pour Heidegger, aurait été tenté par le ralliement au nazisme en 1933.


 

(Cela pourrait servir un jour, si d’aventure l’École de Francfort retrouvait quelque prestige). Mais Heidegger ? Il n’en fera jamais assez et d’ailleurs peu importe, il leur faut sa peau. Entre les deux philosophes allemands, à tort ou à raison, la distance de la renommée internationale dans les universités et les librairies. Heidegger conjugue pour un usage scandaleux les avantages d’un engagement politique satanisé par tout le simplisme de notre éducation, le romanesque de sa biographie de philosophe paysan parvenu et amant de son étudiante, de surcroît juive et elle-même starisée, et enfin le mystère détestable d’une pensée fière et difficile, sujettes à « traductions » pathétiques et croustillantes par des professionnels. « Le commerce des idées » a aussitôt fait son choix. D’instinct les auteurs et les éditeurs se comprennent. Ils appellent ça réagir à l'urgence!


Mais le pire est que s’y mêle aussi, parfois, ce goût du scandale (Einstein ou Kojève travaillaient-ils pour le KGB ?) et des révélations sur quelque vie secrète (parfois simplement privée !) pleine de mystères insolubles enfin dévoilés ; ce plaisir enfantin des cours d’écoles et des rêves de se donner les petites peurs dont on raffole pour se dispenser des vrais problèmes plus arides mais plus profonds de l’âge adulte, n’aide guère la compréhension de l’œuvre qui fait l’intérêt des grands hommes. Avant que l’édition américaine et lesnews magazines n’en fassent un sous-genre du thriller policier, le thriller historico-intellectuel et politique, portant la chose à son apogée, ce goût des légendes s’était déjà manifesté comme une forme de substitut de compensation à la compréhension dans le peuple ; à l’ère du « grand public cultivé», la scolarisation a posé assez de fondations dans la mémoire et l’imaginaire prêtes à emploi commercial, au prix d’une préparation psycho-publicitaire adaptée. La clochette de Pavlov !Il y a là un double détournement. Le « succès de librairie » emprunte à la gloire utilisée (qu’il parasite sans scrupule) son prestige gratis sans lui donner la chance d’une écoute sérieuse. Mais c’est encore bénin, car le plus vil est possible, forme dégradée de ces enfantillages sans effet sur la vie culturelle, le plaisir malsain chez les ignorants et les médiocres de la démolition pour le plaisir, celui de la vengeance devant ce qui dépasse et humilie leur intelligence.


Le vrai scandale Heidegger, si on y réfléchit, c’est que le public soit périodiquement abusé sur l’histoire de Heidegger et sur le sens de sa pensée. On prend vraiment les gens pour des imbéciles sous prétexte qu’ils n’y connaissent rien. Une sorte d’abus de faiblesse. Mais l’autre face de ce scandale contre l’esprit, c’est que des universitaires, avec l’aide de maisons d’éditions réputées, s’associent dans de telles opérations. L’argent et la vaine gloire n’ont décidément pas d’odeur.


Si répugnantes soient-elles, les prétendues « affaires Heidegger » mettent surtout en jeu l’idéologie (latente ou explicite) du système qui rend possible et nécessaire le scandale. Heidegger lui-même reprenant sa notion de Gestell (« arraisonnement du disponible », « dispositif » sociétal et mental sous-culturel, si on veut) attribuait à ses détracteurs le rôle de révélateurs de l’angoisse collective devant les provocations tranquilles de sa pensée. Se plaçant lui-même sous le signe de la « sérénité », Heidegger refusait d’abandonner et de laisser invalider sa méditation sur l’essence de la Technique. Les attaques répétées à ce sujet de la gorgone polémique, qui veut faire de cette pensée à la fois une menace obscurantiste contre le progrès et un voile sur la culpabilité nazie, incitent à penser que Heidegger voyait juste. Les analyses de P. Sloterdijk (Règles pour le parc humain, et La Domestication de l’Être, Paris, 2000) depuis lors sur l’eugénisme rampant, la chambre à gaz (à effets de serre et cancers) de la terre polluée, le zoo humain, le dressage des hommes ont montré que notre époque, dans ses fonctions médiatico-idéologiques, expriment un refus de poser sérieusement et radicalement les questions gravissimes de l’instrumentation généralisée du vivant (celles soulevées par l’ingénierie génétique), jusqu’à l’humain, et de la destruction de la vie humaine.


Car ce qui est en cause dans la pensée heideggerienne après le « tournant » de sa pensée (die Kehre), c’est l’essence (non-technique) de la Technique, le fait, selon Heidegger, que la Technique précède la science même si la technique la suit chronologiquement (voir « Die Frage nach der Technik »). L’essence de la Technique consiste donc à mettre à disposition sous forme consommable et instrumentale tout l’étant. Heidegger parle ici d’« Arraisonnement », jouant sur l’idée d’une raison moderne dangereusement « instrumentale » et capable sans le voir et malgré ses affirmations « éthiques » de mobiliser l’humain lui-même comme matière première, comme matériau, « le plus précieux », disait sans rire Staline qui déportait en masses quantifiables dans ses camps de « travail » ces stocks d’énergie convertible, les bipèdes humains, pour construire la puissance industrielle et militaire de la « première patrie des travailleurs ». En effet, du point de vue du Gestell-Arraisonnement, nos machines animées (Aristote) sont interchangeables à moindre coût et souvent plus « adaptables » que le mécanique ou le robotique déterminés. Heidegger met justement en lumière la dérive de la raison avec son idéal mathématique puis physico-mathématique de maîtrise de l’empirique et pointe la condition biface de l’humain (corps/esprit : une distinction déjà porteuse de la mobilisation du corps, – cf. Foucault –, et radicalisée sur le plan conceptuel par son homogénéisation avec « l’étendue » de la nature matérielle chez Descartes).


 

Si on traite par le mépris ou le silence (« le complot du silence ») des anti-heideggeriens proches de sa pensée quant à l’avenir de l’humanité sous le règne technicien comme Günther Anders (sauf quand il critique Heidegger bien sûr) ou Adorno (voir à ce sujet les pages de Rüdiger Safranski, op. cit.) ou chez J. Ellul, tandis qu’on ramène toute la pensée heideggerienne au nazisme, n’y a-t-il pas lieu de s’interroger sur l’existence d’une stratégie de discrédit sur ce qui unit tous ces plumitifs producteurs de l’ordure sensationnaliste ? Le scandale Heidegger comme complot du « Dispositif » ? Seuls ceux qui feignent d’ignorer les collusions avérées et l’idéologie dominante de « l’Occident développé » ridiculiseront cette hypothèse. Les mêmes manifesteront une fois encore leur ignorance crasse en oubliant que bien avant Heidegger, et en France, Rimbaud, inspiré de Baudelaire vilipendant la ville à l’âge industriel, attribuera à la poésie moderne la tâche d’en faire la critique en se moquant de la poésie subjective et sentimentale de Théodore de Banville :
« Voilà ! C’est le siècle d’enfer ! Et les poteaux télégraphiques » (cf. Ce que l’on dit au poète à propos des fleurs).


 

On feint alors de s’indigner que Heidegger mélange les sujets en présentant le nazisme comme d’abord une question « technique », qu’il « réduise » le nazisme avec ses horreurs contre l’homme à une hybristechnicienne. Preuve selon E. Faye que Heidegger n’aurait rien compris à l’essence du nazisme ou plutôt qu’il n’en verrait toujours pas la véritable horreur, parce qu’il en partagerait foncièrement le racisme. Il s’en tiendrait, nous dit-on, de façon obscène et peut-être cynique, aux outils du nazisme, qui est un esprit nihiliste de haine raciale et de meurtre. Le nazisme « utiliserait » des outils neutres, la technique, qu’il pervertirait, en faisant un usage criminel. Heidegger discréditerait la technique elle-même pour minimiser le nazisme (simple épiphénomène de la Technique mortifère créée par la civilisation moderne) et ce faisant salirait à la fois le progrès scientifique, médical, etc. de visée humaniste. Ce qui prouverait derechef son obscurantisme réactionnaire dangereux au mieux, son adhésion entêtée au noyau (raciste) du projet au pire.

 


Remarquons au passage que, si comme disent les anti-heideggeriens furieux des textes sur l’essence de la technique, le nazisme a seulement perverti la technique, qui en elle-même et par essence serait bonne (par hypothèse) ou du moins tant que l’usage en est moral (l’instrument comme moyen neutre en lui-même), c’est bien que contrairement à Heidegger, le nazisme accepte le déploiement de l’essence de la technique sans les réserves de Heidegger ; il y a donc une difficulté sur le « nazisme » de Heidegger ici. Et il faut être un gros benêt pour gober les explications fumeuses de Faye ici, qui ne voit qu’opportunisme carriériste et inconséquences dans la thématisation heideggerienne de l’essence de la Technique.


Mais, dira l’accusation, ce point est secondaire et le nazisme est dans le racisme et l’antisémitisme avant tout et le seul fait de tout ramener à l’essence de la technique en ce domaine constitue un révisionnisme voire un négationnisme. La pensée de Heidegger en profiterait pour dédouaner son auteur de toute responsabilité morale dans l’Histoire, puisque tout émanerait du processus technique. Cette attaque contre la pensée de la technique montre déjà que nous est difficilement acceptable l’idée d’un danger toujours tapi et méconnu (l’idylle du Progrès) et même d’une pente pour ainsi dire « naturelle » de la rationalité moderne et de la technique à la mise en danger de ce qui fait l’humanité de l’homme, même dans la pauvreté et l’arriération technique (notre vision d’une Histoire évolutive mono-linéaire, notre condescendance pour les sauvages « retardés » et le « passé » ridiculement et sauvagement moyenâgeux).


N’est-il pas évident que la Technique met en jeu à des échelles difficilement contrôlables des équilibres biotiques fondamentaux, sans parler des effets moraux de déresponsabilisation des grands systèmes. Comme si les monismes substantialistes de la grande métaphysiques s’étaient réalisés (comme certaines utopies) dans l’angoisse de catastrophes planétaires dont quelques « accidents » récents nous montrent la possibilité essentielle. On peut discuter le pathos heideggerien, le ramener à une mode des années 1930-1970, si on veut, mais quelle « mode » intellectuelle sera la plus risible dans vingt ans de la sienne ou de la nôtre ?


Pour en revenir au nazisme, si l’analyse heideggerienne peut sembler ne pas en épuiser l’essence, il est indéniable qu’il implique par rapport à l’essence de la technique un projet de mobilisation totale du matériel et de l’humain, humain lui-même utilitaire (l’homme « fin en soi » et jamais seulement moyen de Kant devient élément de la race définie en termes naturalistes) et donc liquidable (les vieux ! les malades, les bébés inutiles ou anormaux, etc., en bref, l’eugénisme qui se prépare dans certains laboratoires richement sponsorisés et qui commence en Chine avec le commerce officiel des organes prélevés par vivisections sur les prisonniers condamnés à mort), et même alors convertibles en graisse et savon. Cette pensée du nihilisme du matérialisme raciste porté à ses conséquences ultimes manque absolument dans les brûlots anti-heideggeriens. Elle rendrait bien entendu sa pensée moins « obscène » et plus inquiétante. Parce que pour « le reste », le nazisme se réduirait à presque une modalité franchement dictatoriale de la gestion du « zoo humain » et ne se distinguerait d’un avenir possible de nos sociétés que par le degré (même pas par la publicité, car le nazisme était psychologue et discret à sa manière) de réalisation et à un mythe raciste. Or, si on prend au sérieux (et pourquoi non ?) le fait connu que le nazisme a d’abord chassé les Juifs (voie des pressions poussant à l’émigration) avant de décider de les liquider physiquement en masse, en temps de guerre, on est amené à se demander (au moins à titre d’hypothèse, car on ne réécrira pas l’Histoire) si le nazisme n’a pas été autant un projet de mobilisation totale de la nature et de l’homme considéré comme élément de la nature pour la compétition « darwinienne » (Darwin était un des héros de Hitler, évolutionnisme à partir du « singe » mis à part) des peuples dans l’exploitation de la terre.


 

 Cela ne constitue aucunement une minimisation du fait de l’extermination, qui s’en trouve éclairé comme un possible de toute politique de bio-pouvoir. Que Hitler liquide des « races », tandis que d’autres Etats élimineront des peuples (les Boers d’Afrique du sud, les Arméniens, les Tasmaniens, presque les Aborigènes) ou des groupes de populations (les homosexuels, les asociaux, etc.), pour telles ou telles raisons mythiques et pseudo-scientifiques, avec la caution d’institutions émettrices de discours « vrais » légitimés par les autorités de l’époque, cela fait-il une grande différence pour l'essence et est-ce autre chose que la logique générale d’une techno-science sans repères mise au service de communautés sans pensée de l’humanité de l’homme ? Voilà pourquoi Heidegger doutant de la capacité des discours encyclopédiques néo-kantiens sur la culture du passé et ses figures (un beau musée) ou la raison réflexive de sujets scientistes détachés de l’enracinement dans la condition de Dasein, maintient le sens du danger gravissime d’un aveuglement cultivé et affairé (« l’oubli de l’oubli ») de la cité scientifique. Quant à la philosophie réduite à une épistémologie bavarde de ce que les génies de la science ont créé, que sauvera-t-elle ? Et il ne suffit pas de s’indigner d’on-ne-sait quelle prétendue volonté de négation de l’extermination des Juifs d’Europe chez Heidegger pour clore ce que cette pensée a ouvert. Et qui n’a rien à voir avec l’introduction militante du nazisme dans la philosophie, mais relève de la pensée du sens actuel des possibles reprises du nazisme pour nous. Mais veut-on LIRE Heidegger ? Et sinon pourquoi tant de mauvaise foi ? Tant d’acharnement de petits intellectuels médiocres (souvent ignorants du B-A-BA de l’œuvre) immédiatement édités et sponsorisés ?



L’Allemagne a-t-elle droit à des penseurs?
C’est l’autre question politique des pseudo-scandales. Certains trouvent en France que les penseurs allemands monopolisent la parole de la philosophie. Admettons : si c’est le cas, « la faute » à l’admiration des Français. Mais cette admiration ne va pas à tous les penseurs allemands et ceux qui peuvent être cités ont quelque titre à l’attention et ont souvent reconnu une dette envers la pensée française (Descartes, Rousseau, Bergson), estimant, c’est de bonne guerre, l’avoir dépassée. Mais que n’a-t-on entendu d’auteurs (français, anglo-saxons, etc.) peu sérieux sur Fichte, Hegel et la généalogie du totalitarisme, du nazisme ? L’antisémitisme supposé de Luther (en fait un « anti-judaïsme » chrétien banal, qui comme tout anti-judaïsme tranche avec l’antisémitisme raciste sur un point crucial : son refus de « naturaliser » le judaïsme et sa capacité à accepter le converti sincère) aux podromes du nazisme sous prétexte que Hitler s’en est réclamé pour rallier les luthériens ! A ce compte, pourquoi ne pas voir en Luther l’inspirateur de Noske en 1919 contre les spartakistes, puisque le Réformateur a appelé les princes féodaux à massacrer gaiement les paysans révoltés en 1525 (lire La Guerre des paysansd’Engels) comme « le chien sanglant », Noske, fit de même en appelant les corps francs à massacrer les gueux rouges de la lutte des classes !


Heidegger ne paie-t-il pas, lors des affaires montées contre lui, une sorte de complexe de certains milieux français ou anglo-saxons, dont le scandale serait depuis 1945 l’expression privilégiée dans la sphère philosophique? Ou plutôt, depuis 1870, depuis 1940 pour la France, depuis l’humiliation planétaire de la puissance française ? C’est une hypothèse de psycho-histoire de longue durée, que nous proposons aux chercheurs indépendants. Que Heidegger n’ait pas eu le droit de tenter le nazisme en 1933 quand nous avions celui de garder nos colonies (par le massacre à l’occasion, comme nos plus hautes autorités avec cinquante ans de retard en font publiquement l'aveu et bien sûr la repentance), de trahir nos promesses d’autonomie en échange du sang versé dans les tranchées ou à verser (ah ! notre grand Georges Mandel repoussant en 1940 encore le terme d’une possible égalisation des conditions juridiques, en appelant les sujets de l’Empire à se faire tuer pour la métropole civilisatrice !) ou de nous donner en 1958 à de Gaulle dans des conditions douteuses est édifiant. Il faudra un jour écrire l'histoire du vrai libéralisme occidental, sans se payer de mots et se réfugier dans des valeurs appliquées avec opportunisme (Ah oui, le réalisme! La prudence!).


Comment expliquer autrement cette obsession du nazisme et cette déferlante de la culpabilisation contre la culture allemande ? Je penche pour la psychologie de compensation. Mais du côté anglo-saxon, il y a sans doute la grande frousse devant la puissance mondiale allemande entre 1870 et 1945, dont la politique d’Appeasement(1938-39) fut la manifestation. Les efforts pour faire de la RFA (un gros potentiel) un caniche de l’américanisation et de l’OTAN dès 1947 sont bien connus. Or, en ce qu’il pense la crise des années trente comme lieu d’un événement mondial décisif et révélateur, il ne se laisse pas impressionner par le démocratisme de guerre froide ou le socialisme réel soviétique. Heidegger est un symbole de résistance à ce phénomène de neutralisation intellectuelle de la pensée allemande et d’enracinement dans une pensée européenne, voire extrême-orientale à la fin de son parcours, contre une certaine modernité tranquille qu’incarne l’Amérique (American Way, American Dream et … Hiroshima, mon Docteur Fol’amour).


Qu’est-ce donc qui nous vaut en même temps cette tentative d’hallali en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis qu’illustrent par exemple la publication du démonologique Revolutionary Saints: Heidegger, National Socialism, and Antinomian Politicsde Christopher Rickey (2003), ou Heidegger's Children: Hannah Arendt, Karl Lowith, Hans Jonas, and Herbert Marcusede Richard Wolin (toujours en 2003, auteur qui pétitionne en juillet 2005 pour E. Faye) ? Sinon la volonté de discréditer à travers Heidegger la pensée philosophique allemande (considérée comme forme de résurgence déguisée d’une mystique millénariste luthérienne projetée sur un Hitler prophète national du peuple élu – c’est la thèse de Rickey) ou de ruiner toute médiation entre le marxisme critique ou le marxo-freudisme et la phénoménologie existentiale de Heidegger ? Il est bien clair en feuilletant Wolin par exemple que l'enjeu de la polémique, c'est pour lui de démolir la pensée d'origine allemande aux États-unis et d’user du relais classique de l’édition anglaise et d’un écho en Angleterre pour susciter la contagion en Europe. Or le cas Wolin est éclairant sur l’enjeu pour la philosophie européenne : Heidegger est un verrou dans une stratégie des dominos.


Il faudrait étudier cela sans tabou : le révisionnisme ou le négationnisme de pans entiers de la culture allemande et de sa pensée politique en particulier de Luther à Hitler (jouant le rôle de télos et d’essence révélée) et Heidegger (la bouche de Hitler, dans ce scénario) par une historiographie idéologique dont le projet serait de maintenir ce pays dans une mémoire perverse par un travail de sape continu de sa culture propre. Il ne s’agit pas d’idéaliser la vision nationaliste de cette culture par elle-même, mais de s’interroger sur la dépréciation excessive et le réductionnisme culpabilisateur qui font suite à 1945. Si cela se révélait exact et trouvait son apogée sur la pensée politique, faudrait-il y voir un hasard ?

 
Cette volonté de racialiser toute pensée politique du peuple chez les Allemands ou de la nation (Gobineau et Maurras étaient Français, je crois et Chamberlain - Anglais) signifie de toute évidence, au-delà de l’argument officiel d’une défense de l’universalisme et des droits de l’homme quelle que soit sa race, un dénigrement de la pensée nationale elle-même comme entachée à un degré variable de virtualité raciste. Or ce discours qui impute à l’unité culturelle et axiologique d’un peuple (avec ses choix culturels propres) une connotation raciste et perverse, criminogène ne porte-t-elle pas la dilution des États-nations comme communautés de valeurs et de culture commune, au profit de vagues structures juridiques, susceptibles de fusion et coalescence progressive, de zones de libre-échange et de « démocratie » technocratique, à rituel électoral parlementaire dualiste et procédural entre bonnet-blanc et blanc-bonnet. Tout le projet d’un certain « libéralisme » économiste (souvent très peu libéral quant à la liberté d’expression de son opposition réelle, même en économie, où il cache une volonté d’hégémonie des puissances commerciales de l’époque) et cosmopolite-marchand qui est tout le contraire de l’exigence intransigeante de la liberté d’expression d’un vieux libéralisme politique. Qu’un ancien compagnon de route du nazisme comme Carl Schmitt ait formulé cette idée de culpabilisation permanente de l’Allemagne le premier ne suffit pas à écarter cette hypothèse. Pas plus qu’il ne suffit de calomnier l’écrivain de gauche Martin Walser quand il retrouve cette idée bien plus tard devant la volonté de faire (dans l’éducation, les discours politiques, l’actualité médiatique orchestrée et les monuments officiels de l’État) de la culpabilité collective pour la Shoahle point archimédien de la conscience allemande depuis 1945.

Il y aurait lieu de s’interroger à cette occasion sur l’instrumentation de l’extermination massive des Juifs par la « solution finale » pour imposer en démocratie, au nom même de la démocratie (théoriquement libérale, pluraliste, etc.), une doxaunique dans tous les lieux de parole publique et même dans le sanctuaire de la pensée philosophique. Ramener l’œuvre de Heidegger en dépit de tout à sa proximité avec une partie (la moins nocive) du nazisme, c’est le moyen rêvé de ne jamais entrer en discussion sur ce que dit vraiment cette pensée de et à notre présent. L’accusation d’antisémitisme, l’examen permanent, obsessionnel, unilatéral de ce qui pourrait de l’antisémitisme supposé de Heidegger et jamais démontré avoir contribué en quelque façon à la solution finale, c’est une façon de faire diversion, avec un thème dont bien sûr on n’osera jamais - à moins, denrée rare, d’être courageux - vous reprocher d’abuser, mais aussi de sidérer le public par la référence aux dogmes les plus sacrés de notre éducation. Car ce qui est en jeu plus radicalement encore, croyons-nous, c’est la volonté délibérée d’en finir avec certaines formes de la pensée libre.



La stratégie euro-américaine des dominos
Le cas Wolin est éclairant sur l’enjeu pour la philosophie européenne : Heidegger est un verrou dans une stratégie des dominos. Son dernier livre est dirigé contre les disciples plus ou moins fidèles de Heidegger, du seul fait qu’ils furent finalement reconnaissants à leur maître de l’apprentissage à son contact de la pensée, y compris pour se retourner contre lui (sur les origines du choix conservateur-national anti-marxiste de 1933, en particulier). Au terme de l’opération de diffamation anti-heideggerienne, ils deviennent les nouvelles victimes (logiques) du soupçon de collusion, du délit de proximité, de révisionnisme ou d’affinités soit totalitaires, soit « radicales ». L’attaque de Wolin n’étonne que ceux qui n’anticipent jamais les événements de l’actualité, que tous les signes précurseurs permettent à l’observateur réfléchi de voir programmés de longue main. Que ces auteurs soient des Juifs émigrés et farouchement anti-nazis, qu’ils aient défendu l’idéal d’une démocratie authentique en Amérique, que Marcuse ait tenu en 1947 des propos négatifs (sur lesquels il revint) sur Heidegger, peu importe. Ils deviennent bientôt, du seul fait d'avoir admiré leur maître, au mieux les pions manipulés, les chevaux de Troie inconscients de Heidegger et donc du nazisme ; au pire ses complices, conscients de quelque faille originaire de leur pensée et préférant la mauvaise foi à l’abandon pur et simple de ce qu’ils ont retenu du nihiliste allemand. Et en un sens, Arendt avec son mauvais livre sur le Totalitarisme, a préparé ensuite ce retournement contre elle des sciences politiques « chiennes de garde de la sainte démocratie-priez-pour-nous », parce que ses derniers livres sont clairement influencés par la pensée heideggerienne (cf., Condition de l’Homme moderne, Calman-Lévy, Paris, 1961) ; tandis que Löwith, avant de contribuer aux hommages des disciples et des fils prodigues « au plus grand philosophe allemand depuis Hegel » (dixit Löwith), avait nourri dans son sein, si on peut dire, une nichée d’idéologues « démocrates » opportunistes, moins cultivés et moins scrupuleux que lui.


Interdit des penseurs de tradition allemande par culpabilisation politique permanente, discrédit de toute tradition continentale européenne extérieure aux cadres du libéralisme individualiste nihiliste, les deux hypothèses ont en commun une instrumentation de la culture à des fins stratégiques propres à l’immédiateté de notre temps.

 

*Maximilien Lehugeur, ancien élève de l’Ecole normale supérieur (Ulm) et agrégé d'histoire, a obtenu un DEA de philosophie. Il enseigne la philosophie et l’histoire des idées.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:19

 

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Le public cultivé français est rarement informé de l’édition de grands livres sur l’œuvre de Martin Heidegger. Quoique l’édition des grands ouvrages du maître de Fribourg-en-Brisgau et leur traduction dans les grandes langues de la philosophie contemporaine (celles où ils se passent quelque chose de significatif, de créateur) soient désormais réalisées, on continue encore d’éditer en allemand les cours et séminaires du grand professeur qu’Hannah Arendt appelait avec admiration « le roi secret de la pensée » au milieu des années 1920-1930. Une bonne partie de ce que la philosophie a produit de meilleur depuis lors sort de la méditation de cette pensée exigeante et patiente, qui alterne méandres subtils (dans les analyses conceptuelles ou textuelles et les descriptions phénoménologiques), trouées brutales vers l’inaperçu de nos façons de penser et percées vers l’impensé de la philosophie.

La Rédaction


« Heidegger » : Objet Politique Non Identifié

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Avril-Mai 2005

 

Par Maximilien Lehugeur*


Qui a lu une fois sérieusement de bout en bout une conférence de Heidegger sait l’envoûtement qu’exerce cette pensée en action sur l’esprit philosophe. L’Histoire de la pensée au vingtième siècle nous apprend le rôle capital que joua Heidegger (ses cours, ses séminaires, ses livres, de son vivant et après sa mort en 1976) dans la découverte de la vocation philosophique de nombreux auteurs majeurs des huit dernières décennies. L’impression que lecteurs et auditeurs passionnés de philosophie ont retirée de cette expérience de la pensée « avec » Heidegger ou « à sa suite », c’est bel et bien l’étonnement philosophique devant le découvrement d’évidences occultées, l’expérience du dévoilement de l’essentiel (l’étymologie discutable philologiquement mais saisissante et signifiante de l’aléthéia, la vérité en grec). Heidegger est presque devenu la figure de la philosophie par l’incroyable hardiesse et l’incontestable originalité de ses déconstructions de la tradition : une forme d’hommage à l’enjeu de la pensée, qui tranche avec l’érudition un peu morte et le commentaire plat de tant de professeurs. Chez Heidegger, l'Histoire de la pensée n'est jamais un catalogue plat de doctrines bien connues, mais une interprétation intimement mêlée à la cause qui l'anime, la question de la vérité; on entre peu à peu dans la pensée même sans séparer son déploiement historique (une aventure occidentale deux fois millénaire) d'une passion originaire du sens. Une expérience bouleversante encore aujourd'hui, à la lecture, qui fait imaginer ce qu'éprouvèrent les auditeurs des générations successives de ses étudiants, quelque chose comme le sentiment des auditeurs de Bergson autrefois d'assister au déploiement public de la philosophie dans son ambition propre. Et les critiques négatives des spécialistes étroits à l'égard des interprétations heideggeriennes des "grands auteurs" semblent souvent dérisoires parce qu'elles ne sont pas à la hauteur de l'œuvre qu'elles croient réfuter et en renforcent encore le prestige.


La pensée de Heidegger a exercé une fascination extraordinaire sur des générations de professeurs, mais elle s’est fait admirer aussi par les psychiatres de la psychopathologie phénoménologique dont L. Binswanger, fondateur de la Daseinanalyse, de nombre d’écrivains (Ingeborg Bachmann), de poètes (René Char, Paul Celan) et d’artistes plastiques, sensibles bien sûr à la beauté – philosophique sans doute, comme chez Hegel - de son style (qu’on ne mesure jamais si bien qu’en le lisant en allemand), mais aussi à sa méditation sur la langue, la poésie et à sa défense des enjeux de l’art pour la dignité de l’homme et son rapport au monde, dans un siècle de civilisation technique et d’idolâtrie de « la science ». À cet égard, la lecture de Heidegger est d’autant plus pertinente que le philosophe étudia très sérieusement ce qu’on lui reproche bêtement, souvent, de ne pas connaître ou de mépriser (les mathématiques, la logique formelle, la physique et les sciences naturelles) et fut un lecteur attentif des auteurs modernes de ces disciplines. Avec Heidegger, on est très loin d’un philosophe « littéraire » jetant selon son sentiment et quelque fumeuse inspiration "des idées" sur le papier ou en l'air, on n'a pas non plus affaire avec un amateur d’art et critique dilettante, ou un romantique réactionnaire ennemi acharné des sciences. On rencontre plutôt une pensée cohérente et mûrie de la modernité, basée sur l’information la plus solide et réfléchie dans une problématique nouvelle et insolemment inactuelle : « la question (du sens) de l’être » !


Il n’est certes pas impossible de philosopher à côté de la pensée de Heidegger, voire contre elle, mais - ne serait-ce qu’à titre de retour critique sur la tradition métaphysique européenne ou d’interrogation sur les présupposés de la conscience « moderne » (son inconscient très actif, son « ombre »), il est impossible de ne pas prendre un moment sérieusement en considération ce qu’elle dit, pour la dépasser, si c’est possible, ou l’écarter en connaissance de cause. L’auteur d’Être et temps (1927), de Kant et le problème de la métaphysique (1929), d’Introduction à la métaphysique (1935), de Qu’appelle-t-on penser ? (1951-52) ou encore du Principe de raison (1954-55) a d’ailleurs suscité une importante littérature de commentaire, de qualité et d’originalité variables (Heidegger est devenu depuis quelques années un auteur de programme d’agrégation en France , et cette année - grâce au mauvais livre d’Emmanuel Faye - d’oral de l’agrégation; enfin, il devient partout depuis trois décennies un sujet banal de thèse de doctorat), mais à laquelle ont participé les grands noms de la philosophie contemporaine.



L’Affaire … de la philosophie ?
Pourtant, c’est toujours « le scandale Heidegger » ou « l’affaire Heidegger » qui fait la une des pages culturelles, particulièrement en France, quand on daigne s’intéresser à cet auteur majeur, enseigné partout dans le monde. Celui qui donne à la « presse sérieuse » l’occasion d’une nouvelle preuve de ses mœurs et de son impardonnable mépris de la vérité, dernier faiseur en date de la littérature à scandale anti-heideggerienne est un certain Emmanuel Faye, maître de conférences à Paris-X-Nanterre et « spécialiste » de la Renaissance et de l’Humanisme. Dix-huit ans après le très mauvais « livre » du très mauvais « historien » Victor Farias, L’introduction du nazisme dans la philosophie d'E. Faye relance la polémique sans renouveler les accusations classiques déjà nulles et non avenues. Avec les mêmes scoops refroidis et les mêmes ficelles.


Lecteur, connais-moi tout entier ! J’ai peu de goût pour les digressions bibliographiques ! Et si je t’en inflige une, c’est contraint et forcé par la nécessité de l’époque et le fond du sujet ! Je me permets, parce que l’adversaire m’y contraint, et pour prouver mes dires sur un point qui doit être fait une bonne fois encore, même si cela devient lassant, de reprendre un moment l’histoire de cette polémique sans fin, en renvoyant le lecteur à deux bons livres qui font l’état de la question, citations et références à l’appui : Jean-Michel Palmier, Les écrits politiques de Heidegger (1968) et François Fédier, Heidegger : anatomie d’un scandale (1988). Ces lectures sont particulièrement instructives, parce que comme quelques livres « oubliés » des éditeurs et fatalement du public, ils n’ont pas pris une ride et, si on leur donnait loyalement la chance d’être présents dans l’espace médiatique, se révèleraient d’une stupéfiante supériorité sur la plupart des pseudo-livres publiés depuis lors. Il serait fort utile que le lecteur actuel, surtout quand il n’est pas averti de l’histoire de cette polémique, dispose des autres livres qui l’ont marquée, sans quoi il fera confiance au dernier en date avec sa présentation des faits ! Il est tout de même regrettable qu’en ces circonstances, la parution du livre d’Emmanuel Faye n’ait pas inspiré à Robert Laffont éditeur de republier Anatomie d’un scandale. Le « non-initié » entrant dans le champ de la polémique, à supposer qu’il se prenne de passion pour la philosophie et ne cherche pas qu’une excitation des sens et quelques frissons policiers, pourrait se faire une idée correcte des positions de Heidegger et comparer deux versions des faits : il y gagnerait un peu de temps ! Mais l’édition fait partie du système marchand et publicitaire-médiatique, aussi sa nature ambiguë de commerce des idées parasite-t-elle l’organisation d’une telle confrontation, la seule qui serait honnête intellectuellement. Pour information à mon lecteur, le libraire consciencieux à qui j’avais confié le soin de vérifier auprès de l’éditeur l’état des stocks a eu confirmation au téléphone que le titre de Fédier était épuisé et que sa réimpression n’était pas prévue à brève échéance, mais que l’éditeur y était éventuellement disposé si un grand nombre de lecteurs le demandait et se groupait !... Inutile de signaler que ledit éditeur n’a pas pris de disposition pour faire le compte des demandes de ce titre, que donc même si le compte des demandes prouvait une attente « quantitativement digne d’attention », elles seraient si dispersées dans le temps et l’espace que cela ne se verrait pas et que d’ailleurs le public ne pensera même pas à demander de lui-même, puisque souvent il n’en connaît pas l’existence.


 

 À moins peut-être que l’Université ne promeuve les œuvres de Fédier au rang de manuels obligatoires des concours d’enseignement et n’en édicte l’achat personnel à chaque étudiant ou ne passe commande de centaines de volumes du même titre pour ses bibliothèques ... Merveilleux cercle de la bonne foi et de la conscience professionnelle ! Le malheur pour Fédier, en matière de réédition, de publicité et de gros tirages, est de ne pas s’appeler Luc Ferry ou BHL. Il ne reste plus aux revues littéraires et philosophiques sérieuses (combien de divisions ?) qu’à faire leur travail, je veux dire éclairer le public sur les termes du débat et à lui signaler l’existence du livre de Fédier et de bonnes bibliothèques. A ces ouvrages qu’on ne trouvera plus que d’occasion, j’ajoute l’excellent essai « La Guerre de Sécession ou Tout ce que Farias ne vous a pas dit et que vous auriez préféré ne pas savoir » dans Ecrits logiques et politiques de Gérard Granel (Galilée 1990), encore distribué, bien que soigneusement occulté et d’abord par ceux qui prétendent « répondre » aux défenseurs de Heidegger ! La stratégie de « l’oubli » importe tant à l’Affaire, qu’il faut se faire un peu mémorialiste. Heidegger nous le dit d’outre-tombe, disciple pour la forme de Luther (qui avait compris le rôle des formules mémorables filés dans le jeu de la langue), et pour le fond, de Platon : le penser (Denken), menacé par l'occultation de ce qui recouvre (Decken), est aussi une remémoration (un An-denken : un y-penser, penser à, se souvenir de, en grecana-mnésis), la pensée (Gedanke) est alors un don et un remerciement (Dank) et la piété (Frömmigkeit) envers la pensée du passé est obéissance fidèle à l'injonction du sens immanente à cette Histoire. Penser: une vocation à l'originaire, demandant la radicalité de l'intelligence et la plus profonde culture, ni l'originalité "personnelle" (il y a la tâche de la philosophie), ni le fétichisme antiquaire de spécialiste, innocemment nihiliste. Une destination (Geschick) et une Offrande (Geschenck) à l’avenir, s’il s’en soucie. Que ceux qui ont des yeux pour lire…


Si on se limite à la France, il y eut d’abord l’enquête des Temps modernes de Sartre en 1945, qui envoyèrent des observateurs peu bienveillants s’enquérir de l’état d’esprit et du dossier de Heidegger, tenu pour gravement compromis avec le régime vaincu. Eric Weil, néo-kantien juif allemand exilé, hostile au penser heideggerien tenu pour un paragraphe du système néo-hégélien (lire à ce sujet les pages de son Logique de la philosophie), s’amusait en 1947 (son article « Le cas Heidegger » ressemble à un petit triomphe de compensation) de voir l’édition critique de Kant éditée par Cassirer trôner dans le bureau de son vieux rival. Maurice de Gandillac, pourtant longtemps défenseur d' une conception raciste de type maurassienne de l’Europe (cf. l’article « Homo Europaeus », pp. 179-188, dans Les Cahiers d'Occident, 1er numéro, 1926 ; Rééditera-t-on un jour ce texte quasi antisémite sur "les Israëlites Brunschvicg et Bergson" ?) et compromis dans la collaboration idéologique (cf. L’introduction à la Philosophie de Nicolas de Cues, Aubier, Paris 1941, avec les touchantes louanges à l'Université allemande après le séjour à l’Institut français de Berlin et les remerciements enthousiastes pour les conditions de confort offert par l’Académie allemande !), publiait en 1946 un texte injustement sévère et perfide à l’encontre de Heidegger. Seul le jeune Frédéric de Towarnicki (lire ses très beaux textes regroupés dans A la rencontre de Heidegger : souvenirs d’un messager de la Forêt Noire et Martin Heidegger : Souvenirs et chroniques, Bibliothèque Rivage, Payot, 1999) s’informe avec honnêteté et fair-play de l’affaire du Rectorat et revient soucieux de défendre l’honneur du philosophe. Il sera en France avec Jean Beaufret le porte-parole affectueux et admiratif du grand penseur diffamé, dont la gloire commence son ascension malgré tout. (Je renvoie le lecteur à Heidegger en France, de Dominique Janicaud).


Puis c’est la nouvelle vague des ragots, des soupçons et autres délires d’interprétation des années 1960. Le point de départ : La destruction de la raison (1960), le plus mauvais livre de Georg Lukàcs, qui accuse presque tous les grands noms de la philosophie allemande depuis la mort de Kant de pensée « bourgeoise-réactionnaire », masquée en nationalisme prussien (Hegel ayant droit à plus d’indulgence en raison de sa progéniture marxiste que Schelling), puis, à partir de Nietzsche (aussi mal lu de notre censeur communiste que de ses exégètes nazis), de fascisme (c’est-à-dire dans la langue marxiste, de nazisme). En 1964, Adorno publie son très contestable Jargon der Eigentlichkeit/Jargon de l’authenticité (traduit chez Payot). En France, dès 1961 et 1962, Jean-Pierre Faye (père d’Emmanuel Faye) commet dans la revue Médiations deux articles sous le titre « Heidegger et la Révolution ». Un débat public s’ensuit au Nouvel Observateur (pas le Völkischer Beobachter/L’observateur du peuple du NSDAP – ce rappel est destiné à ceux qui comme Emmanuel Faye voient des nazis partout ) qui se fait un plaisir sous la houlette de la « gauche libérale » de Jean Daniel et de son inspirateur néo-feuillant, l’historien révisionniste de la Révolution François Furet, déjà spécialisé dans la chasse au totalitaire, de jouer la tribune obligée des questionnements intellectuels médiatiques. La rédaction politique de l’hebdomadaire se spécialise à la suite d’Hannah Arendt, dont Les origines du totalitarisme est le plus mauvais livre, il faut le dire (on peut lire à ce sujet l’excellente et impitoyable critique de John Lukàcs dès la parution, reprise dans Remembered past, du même auteur), dans ce qui sera le fond de commerce de François Furet.


Le spécialiste de politologie allemande et publiciste Alfred Grosser montre dans ce même hebdomadaire (19 décembre 1964) son peu de connaissance du dossier, sa compétence limitée en philosophie et surtout l’aveuglement de la passion d’un Allemand juif exilé : il colporte le ragot sans base documentaire sérieuse selon lequel Heidegger faisait (certains de) ses cours en uniforme de SA (ce dont il n’existe aucune photographie). Les 14 et 20 janvier 1965, le philosophe Vladimir Jankélévitch, bergsonien bien connu, caché à Toulouse pendant l’Occupation, qui depuis 1945 faisait profession de ne plus parler allemand ni lire les auteurs allemands et sortait ostensiblement des réunions où l’oeuvre de Heidegger était abordée, publie dansle Figaro que Heidegger aurait salué avec joie l’invasion de l’URSS (et donc de la Russie, dont est originaire la famille Jankélévitch) ! Ces ragots ont la vie dure ! En 1995, alors que je mentionnais le nom de Heidegger pendant une soutenance, les deux universitaires renommés de mon jury (un hégélien et un épistémologue), se croyant – mais qui ne s’y croit ?! - au fait du cas Heidegger (l’uniforme SA, le salut nazi à tout propos, notamment en cours, l’entêtement dans l’erreur après 1945, le « silence ») s’exclamèrent : « il avait ça dans le sang »! Drôle de formule pour des maîtres de philosophie humaniste !


Sans surprise, le meilleur connaisseur alors en France du maître attaqué, Jean Beaufret prend la défense de Heidegger. Bientôt il renoncera à toute discussion, faisant l’expérience qu’elle ne peut se mener que sur des bases fausses et sans éthique de la discussion historique (sur les faits) et herméneutique (sur les textes). La réponse de Beaufret, à qui veut savoir qui est Heidegger : une explication élégante des points fondamentaux de l’œuvre. Je renvoie le lecteur à ces Dialogues avec Heidegger, méditations tranquilles sur la pensée du maître, marquées d’un souverain détachement par rapport à la calomnie.


Mais à la même époque, Pierre Trotignon écrit en 1965 pour l’encyclopédie Que sais-je un Heidegger utile mais plutôt ambigu sur le nazisme de Heidegger, qui influencera des générations d’étudiants dans le sens du soupçon de nazisme profond, d’affinités, sans apporter les mises au points claires déjà possibles. Un germaniste spécialiste de littérature romantique, Robert Minder, se prend, à la même époque, pour l’exégète le mieux armé de la pensée heideggerienne en laquelle il croit voir, par projection et déformation professionnelle, la mythologie typiquement nazie de la mort, du combat, du sang et de la terre, d’où le titre « Martin Heidegger ou le conservatisme agraire » (Allemagne d’aujourd’hui, N°6, janvier-février 1967). Cet article simpliste, basé sur les raccourcis faciles de certaine philologie idéologique, nourrit encore le dossier d’Emmanuel Faye sur la culture Blut und Boden et völkisch (nationaliste-raciste et passéiste) prêtée à Heidegger, en dépit de ses rectifications les plus nettes. Il faut dire qu’il avait nourri d’abord les « travaux » de Jean-Pierre Faye, autre « philologue » improvisé de la dénonciation de la langue heideggerienne.


En 1968, dans Critique, le jeune agrégé de philosophie François Fédier, ancien étudiant de Jean Beaufret et introduit auprès de Heidegger (il y a des gens qui ont de la chance !), publie « Trois attaques contre Heidegger » (N°234), une étude percutante des légendes tenaces soigneusement entretenues contre le Maître en dépit de tout depuis 1934. Jean-Pierre Faye répond dans Critique N°237 : « A propos de Heidegger ». Il inclut Heidegger dans son « Hitler et les intellectuels . Contributions à la sociologie politique », (I) en 1967. La revue Critique publie (N°251) aussi en avril 1968 une lettre de la fille de Husserl (publiée déjà en Allemagne dans le revue Merkur) pour réfuter la légende d’une rupture personnelle du vieux maître fondateur de la phénoménologie et de son étudiant hérétique Heidegger. Jean-Michel Palmier décide alors en 1968 d’offrir une étude précise sur Les écrits politiques de Heidegger (L’Herne) pour faire la synthèse du débat et prouver, sur textes, après François Fédier, l’inanité de la plupart des critiques très violentes formulées contre Heidegger sur le thème du nazisme. Ce livre, très instructif, aujourd’hui épuisé, garde un grand intérêt, malgré quelques erreurs mineures (Rathenau par exemple, n’était pas socialiste, Niekisch ne devint pas socialiste après 1945, il l’avait été de 1917 à 1925, mais adhéra au SED, parti socialiste « unifié » pro-soviétique de RDA après 1945), qui n’entachent pas sa démonstration. Emmanuel Faye qui plonge avec délice dans toutes les erreurs réfutées par Palmier (depuis 1968 !) croit ou veut faire croire pourtant que le passage très naturel de Palmier à d’autres sujets viendrait d’un sentiment de s’être fourvoyé : une sorte d’aveu ! A comparer les livres, c’est pourtant Palmier, de toute évidence, malgré les erreurs mineures ou les approximations que souligne avec une feinte indulgence E.Faye, qui tient encore, et de loin, le mieux la route en 2005 ! « Mentez ! Mentez toujours, il en restera bien quelque chose », disait Voltaire. Heureusement pour Emmanuel Faye, Palmier n’est plus là pour répondre…


Pour les imprécateurs de la chasse à l’Heidegger, le dossier aurait rebondi avec le livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, de 1987, traduit en plusieurs langues. Mauvais livre d’un amateur aux motivations disputées : désir de gloire facile par le scandale, ressentiment d’étudiant médiocre en mal de reconnaissance de la part des spécialistes de Heidegger (il a prétendu avoir participé à un séminaire de Heidegger, où il n’a jamais été inscrit ni enregistré), projection sur Heidegger de haines anti-fascistes latino-américaines. Peu importe : le contenu juge le livre. Pourtant ce thriller pour les imbéciles est encore réédité (par exemple en poche en France, mais aussi en Angleterre sous le titre Heidegger and Nazism, Temple Press, 2003, avec préface de Joseph Margolis et surtout quatrième de couverture complaisamment élogieuse du service de presse de l'éditeur minimisant la démolition du contenu et accréditant les diffamations de Farias). François Fédier en a fait justice une fois pour toutes dans son Anatomie d’un scandale. Le Farias reste pourtant une autorité dans la sous-littérature de bile anti-heideggerienne. Il aurait apporté des faits, des documents, même si Farias aurait commis quelques maladresses de forme.


Sur le fond, E. Faye prétend d’ailleurs aller encore plus loin ! Il récupère aussi la biographie de Heidegger de Hugo Ott, Heidegger : Unterwegs zu seiner Biographie, de 1988 (le titre signifie « en route vers sa biographie (réelle) ») qui apparaît désormais clairement comme la vision partiale d’un représentant du parti catholique (rappelons que le Zentrum catholique a voté les pleins pouvoirs à Hitler en 1933) qui vouait Heidegger aux gémonies depuis qu’au début des années 1920, déçu par le thomisme officiel de la « philosophie catholique » et rejetant la pensée cléricale, il s’était converti, comme avant lui Husserl, et peut-être sous son influence, au protestantisme luthérien. Cette rancune tenace s’explique par l’énorme déception ressentie dans le monde universitaire catholique de perdre son meilleur poulain, car le jeune philosophe brillant était prometteur (l’Eglise avait investi sur ce jeune homme d’origine modeste en lui payant ses études de théologie et philosophie et pensait avoir droit à sa reconnaissance). La défection de Heidegger était un nouvel un espoir déçu après la « trahison » de Max Scheler, dont Heidegger fera l’éloge funèbre en 1928. Pour apprécier le niveau de l’aigreur entre les parties, rappelons que l’on imputait (lire par exemple le polémiste catholique intégriste français contempotain Ivan Gobry) l'apostasie de Scheler (son évolution philosophique jusqu'à la rupture avec le catholicisme) à sa libido, à l’adultère et aux facilités du divorce, tandis que Heidegger aurait subi l’influence de son épouse Elfriede, une luthérienne. Militaire français en poste à Fribourg alors, F. de Towarnicki dans ses mémoires dit même que ce sont les catholiques qui dénoncèrent Heidegger aux autorités françaises d’occupation. C’était une sorte de règlement de comptes. Tous les témoignages sur les cours de Heidegger avant 1945 indiquent que Heidegger était un critique sévère du « système catholique ».


Une partie des attaques d’ E. Faye sort aussi de L’Ontologie politique de Heidegger de Bourdieu (1988, Édit. de Minuit, collection « Le sens commun », sic !) revisitée cavalièrement mais avec quel aplomb forcément « critique » par Pierre Bourdieu. Un ouvrage qui fait encore les délices des bourdivins extasiés. L’auteur dont chacun connaît la vertigineuse pensée, rebattue par les marxistes et les sociologues bien avant lui, sur la reproduction sociale des élites dans le système scolaire, et que certains voudraient canoniser en maître à penser pour sa compassion sur les humiliés et les offensés et pour ses leçons de médiologie, se livre à des analyses aussi subtiles (« Une pensée louche ») que son jeu de mots sur le titre allemand d’Ordinarius : Heidegger « professeur ordinaire » serait finalement très ordinaire et relèverait de plates réductions sociologiques sur l’influence du milieu. On y trouve déjà (comme plus tard dans E. Faye comme dans V. Farias) les banalités sur l’adhésion à la Révolution conservatrice et la mentalité völkisch (raciste, rétrograde).


Premier à avoir tenté une démolition « philosophique » de la pensée de Heidegger, avant de modérer ses accusations de nihilisme et de rendre hommage à Heidegger comme au plus grand penseur allemand depuis Hegel (!), son ancien disciple juif exilé Karl Löwith, pillé par tous les anti-heideggeriens, dont les textes nourrissent aussi depuis vingt ans les « analyses » du politologue/historien de la culture américain Richard Wolin (éditeur d’un recueil des textes de Löwith en américain – sous le titre Heidegger : European Nihilism, 1995 - et auteur de Politics of Being : the Political Thought of Martin Heidegger, 1990). Löwith est un auteur certainement digne de lecture, Heidegger avait distingué son intelligence, mais voici ce qu’il écrit de lui (le 19-janvier 1954) à Elisabeth Blochmann en prenant connaissance des attaques de Löwith à son endroit : « Löwith est quelqu’un qui a une culture d’une vaste étendue et il est non moins habile dans le choix et l’arrangement des citations. Il n’a aucune idée de la philosophie grecque, car l’outil de travail lui manque. Il a un certain talent pour la description phénoménologique.

 

 À l’intérieur de ce domaine bien précis, il pourrait être fondé à accomplir certaines tâches. Mais il vit depuis longtemps au-dessus de ses moyens. Il n’a pas la moindre idée de ce qu’est la pensée ; peut-être même la déteste-t-il. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui vive aussi exclusivement à partir du ressentiment et de tout ce qui est « anti ». Lorsqu’il fut habilité à Marbourg, c’était un marxiste pur et dur. Il a qualifié Être et temps de « théologie déguisée ». Le même livre est devenu plus tard « pur athéisme ». Rien n’interdit assurément de passer de Feuerbach à saint Augustin, d’abjurer celui-là pour se convertir à celui-ci. À condition toutefois de ne pas imputer à d’autres un « tournant » dont il n’a de surcroît pas la moindre compréhension. Je préfère passer sous silence des choses moins honorables qu’il s’est permis, bien que j’aie continué à l’aider par des recommandations en Italie et au Japon. (…) ». (Correspondance avec Jaspers, Correspondance avec E. Blochmann, trad. François Fédier, p. 337, NRF, Gallimard 1996). Quant à Wolin, son travail « surfe » avec facilité d’une façon très « américaine » sur ce qui peut briller dans les départements de sciences politiques ou d’histoire des idées sous un libéralisme « politiquement-correct » de bon aloi : la question est de savoir s’il a « lu » Heidegger sérieusement.

C’est dans tout cela que puise E. Faye. Compilant sans complexe ni scrupule excessif cette littérature, qui depuis l’origine et de plus en plus, associe Heidegger, E. Jünger et Carl Schmitt, E. Faye revient aussi aux sources familiales de la polémique de son propre père Jean-Pierre Faye, « théoricien » de la « raison narrative » (comprenne qui pourra ses écrits) et essayiste bavard sans intérêt ni crédibilité universitaire, dont les analyses sur le discours totalitaire laissent au moins songeur, tant les banalités alternent avec erreurs et confusions patentes. Pourtant le fils nous promet du nouveau. Les ultimes preuves ! Car en soixante ans d’enquête à charge obstinée, on ne les avait pas trouvées : ce seul fait serait à méditer, avant même de recevoir pour preuves ce qu’on a déniché. Mais plus encore : la participation active, en pensée et en parole, au génocide juif !!!


 

  1. FAYE JUNIOR : QUAND Ç’EST FINI, ÇA RECOMMENCE

    Marx dit dans un texte fameux qu’une révolution est d'abord tragique et que sa répétition artificielle est comique. Il se pourrait qu’Emmanuel Faye réalise cette prophétie dans son petit domaine.

    Heureux Emmanuel Faye, il a beau nous vendre les oripeaux des vieilles polémiques rapetassés, présenter son collage comme une œuvre originale au bluff, la promotion lui est assurée par du beau monde dans la critique. La raison : il aurait tout vérifié, approfondi et « radicalisé ». D’une polémique faite de pseudo-savoir, la gloire est douteuse au panthéon de la pensée ou de l’histoire, mais assurée dans la presse d’opinion.

    Promotion ! ou les marchands de tapis de la pensée


    Voici qu’un nouveau livre paraît : événement ? Il est salué par la presse à grand tirage et petite pensée comme une révélation. De quel droit ? On en reparlera !…
    Des exemples : Roger-Pol Droit consacre à la mi-mars 2005 au livre d’Emmanuel Faye, en prévision de la sortie (31 mars 2005), un article élogieux pour le « jeune chercheur » (sic ! on dirait plutôt « compilateur-inventeur ») et diffamatoire pour Heidegger : « les crimes d’idées de Schmitt et de Heidegger ». Le « hasard » de l’actualité permet en effet au chroniqueur du Monde, agrégé de philosophie, sorti depuis belle lurette de l’enseignement et jamais chercheur de sa vie, nullement spécialiste de Heidegger ou de la phénoménologie, encore moins historien du nazisme ou du fascisme, mais auteur prolifique de livres "philosophiques" plutôt faibles, de traiter de deux nouveautés tapageuses en même temps : un beau coup de com’. Heidegger en hypostase de la pensée nazie, à côté du juriste Carl Schmitt, bien plus engagé que lui (lui « traité » par Yves-Charles Zarka dans un sûrement mémorable Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt qu’à ce qu’il semble, on n’est jamais trop prudent, il incite ses étudiants à acheter).

 

On reviendra sur Carl Schmitt, tout de même tard venu et occasionnellement à la NSDAP (par « réalisme ») et dissident du nazisme (puisqu’il fut officiellement condamné idéologiquement par la SS dès 1936-37 pour son anthropologie … catholique, c’est-à-dire universaliste et non-raciste). Il faudra aussi s’interroger sur ce hasard, cette coïncidence de publication à deux jours près (30 mars et 1er avril ! mais oui !) justifiant un traitement conjoint et donnant lieu à une promotion passionnée des deux auteurs, comme s’il n’en formait qu’un. À lire E. Faye, on verra que cette stratégie des éditeurs et des auteurs correspond à une authentique intention de tir groupé et d’amalgame. Amalgame suscité jusque dans l’esprit du lecteur, tant la double page du dossier impose inconsciemment l’évidence d’une entente presque « fusionnelle » entre les deux monstres. Au cœur de la double page du Monde des livres donc, une photographie de Heidegger en recteur de Fribourg de 1933. La petite moustache à la mode, l’insigne à croix gammée sur le revers de la veste souabe (ou tyrolienne, en tous cas forcément völkisch) est le message central du dossier. Heidegger=Hitler. Et tant pis si Heidegger porte ici l’insigne fonctionnarial obligatoire de son état de recteur (l’aigle d’argent, tenant dans ses serres une petite croix gammée) et non celle d’adhérent au parti nazi. Pour user de la rhétorique de M. Zarka : un détail dans la pensée anti-nazie de Roger-Pol Droit. Au-dessous, la photographie de Carl Schmitt en manteau civil assis sur un banc et conversant à Rambouillet pendant l’Occupation (1941) avec Ernst Jünger dans l’inquiétant uniforme de la Wehrmacht, complices tramant on ne sait quel lugubre projet nazi « en live », sous nos yeux, pris la main dans le sac, peut-être fiers d’eux-mêmes en plus. Ernst Jünger que R. Minder appelait finement « le poète assassin » et qui depuis vingt ans suscite de nouveau les attaques grossières d’une certaine critique littéraire politisée – « sociologique » et néo-sainte-beuvienne comme dans le cas de l'Allemand Rolf Lepenies - et d’historiens des idées les moins scrupuleux (mais a-t-on le droit d’être scrupuleux et de s’encombrer de « détails » devant « le nazisme » ?!), E. Jünger donc n’ayant pas encore droit (patience !) à sa nouvelle dénonciation (forcément radicale !), Heidegger et Schmitt ont chacun droit à un encart, celui de Heidegger intitulé, en toute simplicité, « trouver l’ennemi » serait tiré d’un séminaire maudit occulté, enfin dévoilé et étudié pour la première fois (par E. Faye bien sûr !), qui prouverait que Heidegger cautionnait au nom de sa philosophie la dénonciation d’ennemis intérieurs, y compris fictifs, pour ressouder la communauté du peuple aryen ! Le titre de l’encart sur Schmitt va si bien avec : « la protection du sang allemand » (texte de 1935, commentant et justifiant les Lois raciales de Nuremberg, qui d’ailleurs – mais pourquoi le dire ? - n’ont aucun rapport nécessaire avec l’extermination physique des juifs, puisque les nazis les présentaient comme une sorte de version allemande des lois de séparation du judaïsme, < cf. Mein Kampf, p. 306 de l’édition française, N.E.L> !, répétant, mais cette fois en les racialisant les lois prussiennes de 1822, qui interdisaient la haute fonction publique et les offices de la magistrature et de l’armée aux Juifs, L’agrégé de philosophie journaliste (qu’on excuse l’oxymore ! mais si le réel est oxymoresque, que demande l'expression de la vérité ?) Robert Maggiori se montre plus « prudent » : fuyant plus intelligemment un dossier qu’il ne connaît pas et qu’il sent problématique (une forme de flair, tout de même !), mais sur lequel la Machine le presse de réagir avec « compétence », forcément (l’agrégation de philosophie comme bonnet de mandarin et peau d’âne du concept), il se dit très intéressé et ébranlé par le travail très érudit et bien mené (ce torchon !) de M. Faye. Mais comprenant sans doute que l’affaire pourrait mal tourner, il n’ose aller au bout des compliments et habilement s’en tire d’une pirouette très courageuse : ne devrait-on pas organiser un débat contradictoire ?… Ah, le débat ! Ce mot commence à puer autant que « liberté » dans notre société.


 

 Quand on voit ce que donnent les équivalents télé et radio de Libé, on remerciera poliment. Nos amis agrégés, qui ont fui le corps enseignant où décidément on s’ennuyait trop, pour « écrire » en journalistes, n’auront jamais trouvé le temps de se cultiver sérieusement sur les sujets dont ils parlent. On ne « sait » rien, mais on dira tout, car il faut que ça cause dans l’Opinion avertie. Et nos agrégés grégarisés tombent tellement, quelle ironie ! quelle nécessité ! jusqu’à la caricature, sous la catégorie de « l’inauthentique » selon Être et temps. « Die Gerede », le bavardage, disait Heidegger. Oui, il faut choisir, penser ses lectures au rythme imprévisible et très peu éditorialiste de la méditation ou s’affairer sans cesse dans les effets d’annonce et l’esbroufe pédante. Refus du dialogue de notre part ? Insupportable élitisme ? Encore une preuve du fascisme heideggerien ? La faute à Platon ennemi de la « société ouverte » du regretté Popper et précurseur du Goulag selon l’ineffable Glucksmann ?… Comme il vous plaira.

 

Mais une minute d’honnêteté entre nous : qui méprise le lecteur le plus, qui vend son âme philosophe (si vous en avez une) le plus, de celui qui dit loyalement qu’il faudrait lire des choses sérieuses avec humilité, prendre le temps de l’étude, se mettre à l’écoute de ce qui est dit au juste, ou bien du journaliste mauvais vulgarisateur qui, véritable Midas inversé, transforme en connerie tout ce qu’il touche. Ce journalisme « de référence », comme il aime à se nommer lui-même avec modestie, est une mine pour l’observateur des travers dramatiques de notre société du spectacle, car au-delà du dérisoire, du bouffon, il y a la facilité avec laquelle la haine et la calomnie sont déversées contre un auteur mort, et avec quelle bonne conscience ! Il y a aussi la lâcheté de celui qui laisse faire, parce que c’est la lame de fond de la bêtise d’une époque (et on est moderne, quand même !) et qui joue au philosophe normand, en un sens qui n’a plus rien à voir avec la pratique faussement naïve d’Alain autrefois : « pt’-êt’ ben qu’oui, ou qu’non ». En version journalistico-opportuniste : « c’est intéressant … ». Juger philosophiquement, on ne sait plus, parce qu’il faudrait tout de même avoir travaillé le sujet avant d’oser risquer une prise de position. Agrégés, nos chroniqueurs ne semblent plus guère l’être à la philosophie, et l’ont-ils jamais été ? Ces compte-rendus complaisants, enthousiastes et stupides ou lâches, prouvent encore, à propos de la presse réputée sérieuse des démocraties occidentales, la justesse du jugement, impitoyable, de Karl Kraus : « Le journal : l’entonnoir des bruits ».


Depuis lors, une pétition risible d’universitaires médiocres ou qu’on avait connus plus inspirés naguère, s’indigne – à la demande du Monde et de Libération, qui les relaient immédiatement ? – que des « heideggeriens radicaux » (bref des gens sérieux tout simplement, qui ne se laissent pas impressionner et ne supportent plus la foutaise diffamatoire) osent menacer la liberté de la critique (sans blague !) et calomnient E. Faye et ses amis. C’est vraiment l’hôpital qui se fiche de la charité. Mais on y est habitué de la part de ces hautes sphères de l’intellect. On ne sait cependant ce qui doit le plus prêter à rire : l’identification de Faye junior à la cause de la pensée et de la liberté d’expression ? la suggestion que son livre serait sérieux et susciterait un large intérêt mondial ? ou l’invitation à un grand débat et à de nouveaux travaux pour approfondir l’affaire ? Mais un débat sur quoi ? Et un approfondissement de quoi ? quand toute l’affaire est réglée par E. Faye dans le sens d’une inculpation de nazisme radical (formulée jusque dans le titre pour qu’il n’y ait pas trop de nuances !) et que l’attaque contre les spécialistes les plus réputés se fait à coups d’accusation de « révisionnisme » ? Décidément le sens du débat est tombé bien bas dans ce pays : le débat oui, toujours, mais sans différend s’il vous plaît.

Puisque donc ils prétendent vouloir du débat et puisqu’on ne donne guère à ces enragés de « heideggeriens radicaux », extrêmes et autres ultra-heideggeriens la parole, leur préférant quelques faux « débats » avec des heideggeriens fréquentables c’est-à-dire culpabilisés et intimidés, masochistes venus se faire marcher sur les pieds devant le public, étranges « heideggeriens » patentés par l’adversaire et prêts cependant à entendre les pires horreurs sur l’auteur, auquel, paraît-il, ils auraient consacré la plus grande partie de leurs études, puisque donc la défense est exclue du prétoire des ondes culturelles et des étagères des librairies, nous nous permettons de renvoyer le lecteur curieux aux infâmes extrémistes qui, nous dit-on gravement, diffament E. Faye. Le site Paroles-des-jours.com est en effet plus roboratif et plus instructif surtout que les piètres demi-mesures diplomatiques (d’une diplomatie fort munichoise, à vrai dire) des heideggeriens respectables, invités aux débats du seigneur. Car les propos de nos prudents mandarins avec leurs réserves, leurs concessions opportunes et déplacées, leurs petits doutes polis de timorés ou leurs remarques érudites, même justes mais jamais suivies des nécessaires contre-attaques radicales sur le fond du dossier, qui se défend très bien avec un peu d’énergie et de culture générale, sont exactement ce qu’il faut pour produire l’impression d’une affaire réglée et faire valoir à bon compte ce pauvre Docteur Faye. Il y a ainsi des avocats qui avec le dossier le plus solide et le meilleur client du monde ne savent pas plaider leur cause.

 

Au moins voudrait-on voir ces professeurs, habitués au confort du magistère d’amphithéâtre et piètres débatteurs de radio, plus doués pour la confrontation « savante ». Et il est assez triste de voir que des universitaires d’une certaine compétence se sont laissés piéger (ou aller) jusqu’à participer au nom d’un prétendu état des lieux pluraliste et inter-générationnel (blablabla … voir l’avant-propos très politiquement correct et très moral de M. Bruno Pinchard) à un colloque sur « Heidegger et l’humanisme » (2004) publié fort habilement en mai 2005 par les PUF, un mois après la parution du machin à scandale, où E. Faye recycle déjà ou teste, comme on voudra, en deux communications tapageuses, ses inepties en public. (Misère des colloques : que de thèses et de livres on y aura revendus en tranches à un public somnolant ! Et tout ça aux frais du contribuable.)


On saura désormais – et c’est fort triste - que la référence à l’ humanisme de la Renaissance sert de prétexte à ce genre d’opérations. On sait bien que depuis la Whig History libérale, la vogue de « l’humanisme » correspond, si respectable soit son objet, à un enjeu politique moderne de refondation laïque de la politique et de l’ordre social, dans un sens immanentiste et naturaliste. Le fait qu’Éric Weil par exemple, élève et disciple du néo-kantien Cassirer (lui, historien des Lumières) ait consacré un mémoire à Pietro Pomponazzi et à sa critique de l’astrologie avant d’écrire sa Logique de la philosophie, ses célèbres Problèmes kantiens et de polémiquer contre Heidegger considéré comme l’ennemi de la rationalité moderne (science galiléenne et discours systématique de l’immanence), est assez révélateur du lien logique que le libéralisme philosophique a instauré entre ces domaines. Mais d’Eugenio Garin ou même d’Eric Weil à Emmanuel Faye, la pente est forte : vers le bas.


« Humanisme » ! Encore un mot à rayer du lexique des gens bien élevés, j’en demande pardon à Giordano Bruno et à Montaigne ! Mais quels serviteurs vous donne-t-on aussi, illustres auteurs de nos humanités mourantes ! Car elles le sont, n’en déplaise à feu Eric Weil. Et il ne suffit pas d’un colloque anti-heideggerien pour redresser leur cause dans les collèges et lycées (cf. Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance, Climats, 2002), sans parler … des universités ! Une raison peut-être pour lire (ou relire) la Lettre sur l’humanisme du fasciste Heidegger ? Et découvrir que critiquer intelligemment l’humanisme en son déploiement effectif (fidèle ou non à ses intentions) n’empêche pas de penser la possibilité d’un humanisme adéquat à "l’âge des extrêmes" (suivant le titre de l’ouvrage d’Eric Hobsbawm) né, semble-t-il, de la logique individualiste, subjectiviste et techno-économiste que célèbrent ceux qui s’en réclament frénétiquement et bruyamment. Mais le mot n'est pas la chose.


Si l’humanisme peut, comme le dit Heidegger, garder un sens pour nous aujourd’hui, pourvu qu’il soit repensé, il mérite des défenseurs plus exigeants et plus consciencieux que des pseudo-spécialistes moralisateurs et surtout très politicards. Preuve de leur cohérence avant tout idéologique de chiens de garde : l’usage même, purement, crétinesquement politicard de l’accusation de « radicalité » et l’arme de la pétition solennelle dans la presse conformiste. Oui, tout compte fait, nous voulons bien être des « radicaux » et remonter aux racines. C’est chez nous autres une mauvaise manière apprise en philosophie !



La « valeur ajoutée » d’Emmanuel Faye et la compilation
On devrait donc débattre ! Mais, indépendamment des mauvaises manières du jeune chercheur d’avenir, y a-t-il matière à ? Le scandale des révélations n’apprend rien à ceux qui se souviennent encore des précédents ! Ce qui frappe avec E. Faye, c’est en effet d’abord la répétition stérile de vieilles polémiques usées jusqu’à la corde, qu’on fait passer en contrebande pour des révélations. Finalement, le « livre » d’E. Faye est la réitération sans scrupule de l’éventé et du réfuté, qui marche au bluff et au gueuloir. À relire Palmier de 1968, Fédier de 1987, on est frappé de la nullité, du non-lieu de ces révélations. D’un côté, tout est déjà connu : Heidegger, homme de son temps, inscrit dans des débats en gros « nationaux-patriotes » et « révolutionnaires-conservateurs » au début des années trente ; de l’autre l’amalgame peu regardant mais très systématique d’une œuvre et d’une vie complexes au nazisme à titre de prodrome, de caution intellectuelle, morale, d’engagement politique. Et comment croire à la naïveté du fils d’un des divulgateurs des années 1960 ! Pure malhonnêteté de qui ne sait de quoi parler pour faire parler de soi ? Ou faut-il parler d’obsession malsaine, de besoin psychopathologique ?


Mais la répétition n’est jamais la réédition du même, nous dit Kierkegaard ! Il y a une valeur ajoutée ! Cette littérature éventée qui faisaient de Heidegger un nazi en puissance vers 1920-1928, un sympathisant caché en 1929-1932 à la ténébreuse idéologievölkisch et un antisémite hypocrite mais avéré, puis un nazi révélé et triomphal en 1933-1934, voire jusqu’à 1942-1943, enfin un nazi honteux, mais mal repenti ou impénitent et obstiné après la guerre, dénonce pathétiquement depuis des décennies entre autres choses le manque de souci pour l’autre, l’étranger, la différence, en exagérant les critiques décentes de Sartre ou Lévinas. Elle glose sur « le silence » prétendu de Heidegger après 1945 et rend Heidegger responsable du suicide de Celan (bien que ce soit plus que douteux) : comme si après s’être excusé auprès de Jaspers, expliqué auprès d’Arendt, justifié devant une commission d’enquête, avoir cherché à renouer avec divers exilés en demandant le droit de réponse, Heidegger avait dû sans cesse aller à Canossa devant on ne sait quelle autorité morale (J.P Faye je suppose …). Cette littérature se permettait même après lui avoir reproché son silence, de lui reprocher de minimiser la Shoah et d’en insulter les morts en parlant des camps, sous prétexte qu’il ne disait pas ce qu’on attendait de lui et ne venait pas se flageller à cette occasion. Mais pour pointer le nazisme radical supposé de Heidegger, manquait (hélas !) aux accusateurs patentés la trace d’une théorie du biologisme.


Certains défenseurs de Heidegger n’avaient pas manqué de souligner ce grave défaut de l’argumentation. La chose était d’autant plus mal engagée que plusieurs textes de Heidegger critiquaient nettement le « biologisme grossier » attribué à certains passages de Nietzsche par ses interprètes nazis (lire à ce sujet la correspondance avec Jaspers, qui travaillait alors à son Nietzsche ), et ce, en plein Troisième Reich, quand cette théorie avait cours chez d’autres philosophes. C’était le point central de Marcel Conche par exemple. Cela ne pouvait durer !


Enfin E. Faye vint ! Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie d’E. Faye a pour sous-titre : autour des séminaires inédits de 1933-1935. L’auteur prétend fournir les preuves du nazisme radical, foncier et intégral de Heidegger grâce à des textes encore inconnus et cachés ou déformés par les éditeurs heideggeriens et en particulier le fils de Martin Heidegger, Hermann Heidegger. Les séminaires livreraient en clair le sens de passages obscurs que les prédécesseurs de Faye junior essayaient de décoder spéculativement. Reprenant toute la littérature précédente, pour la faire « mousser » (c’est au moins la promesse du titre), E. Faye prétend la « compléter » de documents accablants qui feraient enfin de Heidegger un nazi total, car pleinement raciste dans le domaine de la philosophie : en bref, simultanément le traducteur en concepts de Mein Kampf et un nègre des discours de Hitler! Heidegger fournirait au niveau ontologique le plus abstrait, mais clairement pour qui sait décoder sa terminologie inhumaine, absconse et fumeuse, l’ontologie de l’extermination de ce qui n’est pas de la communauté nationale völkisch, idéal politique du penseur, et en vertu d’une exclusion radicale théorique (destinée donc à devenir effective, pratique !). Or les preuves existeraient d’un critère racial décisif pour délimiter la communauté. Après Marx et le Goulag, Heidegger et la Shoah ! La surenchère exige la répétition des lieux communs et la construction de Faye exige que Heidegger cumule tous les traits du nazi. Que nombre des accusations du passé ait été relativisées ou réfutées lui importe peu : il en fait son miel, comptant sur la crédulité d’un public ignorant, crédule, chauffé par la presse et sur la mauvaise réputation née du mensonge et de l’ignorance.
 


Ça fera pschitt ! Ou la leçon d’un demi-siècle de polémique
L’œuvre de Heidegger serait donc intrinsèquement « l’introduction du nazisme dans la philosophie », réponse à ceux qui considéraient l’adhésion au nazisme comme une simple virtualité parmi d’autres.


Si on se souvient de ce qu’il advint des fameuses preuves incontestables de Farias, réfutées par François Fédier dans son Anatomie d’un scandale (Robert Laffont, 1988) et sa traduction, préface et notes aux Écrits politiques 1933-1966 (NRF, Gallimard, 1995) de Heidegger – ouvrages toujours dignes de lecture et très instructifs sur les fameuses pièces du dossier – on peut certes envisager des révélations, et pas celles que l’on pensait, sur le prétendu scandale. Mais les procédés de M. Faye Junior ne valent pas mieux que sa connaissance des textes : mettant bout à bout des textes philosophiques sortis de leur contexte avec des éléments extérieurs à la pensée de Heidegger, telle que nous la connaissons, E. Faye se facilite des démonstrations douteuses, sans rigueur logique interprétative. Tout au long de son réquisitoire, les faits les moins vérifiés ou les plus anecdotiques, les racontars déjà écartés (unus testis, nullus testis !), les textes d’origines et de significations les plus diverses se côtoient sans mise en relation satisfaisante pour prouver ce qu’il faudrait examiner. La moindre des choses concernant le cas Heidegger comme tout cas de relation au nazisme serait qu’il devrait faire l’objet d’une approche comparative loyale avec les autres philosophes, professeurs et intellectuels de l’époque. Quant au nationalisme, au militarisme, au mépris de la démocratie parlementaire, etc, phénomènes européens répandus, la plus élémentaire justice serait aussi de nous rappeler ce que furent les positions des grands noms de la culture européenne, en particulier dans le contexte de la crise des années trente. Enfin concernant une philosophie, à laquelle on doit faire un moment crédit d’en être une, il est impératif de lire les textes en tenant compte du sens qu’ils ont ou peuvent en tous cas avoir dans la logique d’une pensée conceptuelle ardue. Ne suivant aucunement cette méthode d’honnêteté et de vraie démarche scientifique, les « analyses » de Faye s’accordent – ô miracle ! – avec leurs postulats hostiles (pas des hypothèses, des a priori dogmatiques) et finissent généralement par l’indignation vertueuse devant la « confirmation » de ce qu’on avait décidé d’avance.

Le livre de Faye junior, malgré les réseaux copinesques mis en route, commence déjà à « faire pschitt ». La réunion récente à l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (APPEP) convoquée pour discuter de son livre et la proposition de débat de Maggiori ont été des flops : les rares professeurs à s’être déplacés posèrent des questions de fond bien embarrassantes, au milieu d’une indifférence méprisante du corps enseignant. Croit-on que la claque de non-philosophes ameutée pour "faire la salle" changera le destin du pamphlet et la réputation de son auteur? Nous voulons ici prendre notre part à la démolition méritée de cette publication qui fera la honte de l’éditeur et du comité de lecture qui s’y sont abaissés au mépris de toute honnêteté intellectuelle, de toute déontologie et de tout sens de l’honneur.


 

  1. UN SCANDALE… SI REBATTU ET SI PLEIN D’APPROXIMATIONS
    Tout étudiant de philosophie le sait parfaitement depuis des lustres : et pour peu qu’il ait ouvert un manuel de terminale, une anthologie de philosophie ou un dictionnaire des noms propres, comment ne le saurait-il pas ?! Acceptant en avril 1933 (quelques mois après la prise du pouvoir par Adolf Hitler (le 30 janvier), le poste de Recteur de son université à Fribourg-en-Brisgau, à la demande de ses collègues, alors que le recteur précédent était jugé indésirable par le gouvernement, Heidegger adhère peu après au NSDAP. En ce sens, il a été « nazi ». Ce fait connu depuis 1933 dans le monde philosophique européen a posé la question de la sincérité et de l’opportunisme de cet engagement. De fait, Heidegger a adhéré au Parti et participé volens nolens, dans l’atmosphère de reprise en main « nationale » des institutions sous la pression du nouveau pouvoir, à la « mise au pas » (« Gleichschaltung ») de l’Université. Au cœur de la polémique, un fameux « Discours du Rectorat » sur « l’auto-affirmation de l’université allemande » (Selbstbehauptung). Il démissionne du Rectorat en 1934 et continue à enseigner à Fribourg. Il reste formellement adhérent au NSDAP jusqu’en 1945, payant ses cotisations. C’est d’abord cette période de sa vie, cet « engagement » de moins d’un an qui alimente les imprécateurs. Mais E. Faye comme d’autres met en cause la préparation du Rectorat par le dévoilement de l’essence nazie.


    Avant 1933, le radicalisme nihiliste ! Sein und Zeit texte désespérant et proto-nazi.
    Le premier chapitre d’E. Faye est à bien des égards peu original, même si la musique est orchestrée avec quelques passages appuyés en pathétique. Heidegger en accédant au Rectorat n’aurait nullement cherché à rendre service, mais profité des circonstances pour manœuvrer et imposer son « radicalisme » d’« avant 1933 » qui aurait consisté en une volonté de destruction de la tradition philosophique, équivalente à un « appel au nazisme » : digne du Lukàcs stalinien. Reprenant les interprétations de Bourdieu sur le langage d’Être et temps et des textes de 1927-1933, Faye interprète de façon grotesque et anachronique Être et temps comme un texte völkisch et proto-nazi. Heidegger en 1933 aurait ainsi révélé sa vraie nature, le sens à peine caché de son œuvre obscure : le refus du monde moderne, de la liberté démocratique, des droits de l’homme et d’abord de l’égalité raciale et internationale. Ce que la vulgate raconte sur Heidegger depuis soixante ans au moins.

    Réactionnaire et raciste ? Au nom du « völkisch » …

    Pré-nazi = völkisch. Un mot qui revient sans cesse chez E. Faye. Les polémistes Bourdieu, Farias et Faye père ont dénoncé une adhésion de cœur à un mouvement qui contribue au nazisme : le mouvement « völkisch » de droite nationaliste et raciste, à tendance provincialiste, un romantisme communautaire national allemand. J-P. Faye réitère dans l’entretien qu’il donne pour Heidegger en France (tome 1) : oui, un jour, ouvrant un dictionnaire, pressentant quelque révélation, il apprit avec émotion le sens trivial de « völkisch » et, eurêka ! il avait compris. D'ailleurs Heidegger, pour marquer sa différence, a inventé l'adjectif "volklich"!

     

    Il faut noter que dans l’esprit des polémistes , cette supposée mentalité "völkisch" est l’une des bases d’une dérive nazie de Heidegger, car, si on prend la récente Biographie intellectuelle de Carl Schmitt par David Cumin (Le Cerf, collection de Heinz Wiszman), on y apprend – un peu d’attention du public ! - que la spécificité völkisch, à savoir le racisme (avez-vous lu ?), est ce qui distingue la Révolution conservatrice (qui n’est pas « völkisch », et à laquelle E. Faye va quand même rattacher Heidegger, via Schmitt) du pur nazisme. Or Heidegger serait bel et bien völkisch. Heidegger sera donc la synthèse monstrueuse d’une révolution conservatrice völkisch, car on ne se privera pas de suggérer qu'il ressortit aussi de la "révolution conservatrice": quel dossier chargé !


    Le livre d’E. Faye est bien une pièce de la « littérature » d’un dispositif logique de la « science politique » actuelle, à son niveau « philosophique », pour régler une fois pour toutes son compte à Heidegger, avant de le laisser aux historiens de l’idéologie nazie pure et simple. Il suffit de lire les renvois mutuels des uns et des autres pour tracer les contours de ce nouveau secteur de la recherche. Cumin (un spécialiste !) cite Bourdieu sur Heidegger et voit dans Armin Mohler (étudiant de Jaspers et le grand spécialiste de la Révolution conservative) qui dit justement le contraire (selon Mohler, Heidegger ne peut y être assimilé!) l’auteur de la thèse qui fait de Heidegger un auteur de la Révolution conservative. La boucle est bouclée, le terrain préparé.


    En fait nous devons nous demander si Heidegger était même seulement völkisch au sens qui est dit. On utilise sa justification provincialiste du refus de nomination à la chaire prestigieuse de Berlin et même l’analytique du Dasein dans Être et temps ! (Voir à ce sujet L’Ontologie politique de Bourdieu, que reprend E. Faye). A ce compte, le philosophe français Gérard Granel qui désirait rester en province pour y vivre et y enseigner, loin du microcosme parisien, serait völkisch. Un des arguments assez stupide d’E. Faye, mais il n'en a pas l'exclusivité, consiste à incriminer le goût de Heidegger pour le peuple paysan et la campagne, comme une marque d’idéologie réactionnaire typiquement anti-moderne, « rance », « moisie » dirait-on aujourd’hui dans la pseudo-sociologie pseudo-cosmopolite des médias politiquement corrects « branchés » sur le divertissement « moderne » le plus imbécile (passons sur le mépris quasi-raciste de ce discours pour la paysannerie, mépris soit-dit en passant, très modern’stalinien de la liquidation de la paysannerie) et voilà que M. Faye fils avance la preuve, dérisoire, de la « Volkstümlichkeit », de la « völkischitude » de Heidegger par la piété désuète de ce dernier pour le poète des petites choses, du foyer, des gens simples : Johann Peter Hebel, poète régionaliste et fondateur de la poésie dialectale alémanique, qu’on ne savait pas un poète maudit et auquel Heidegger consacre en effet en 1957 un beau texte intitulé « Hebel der Hausfreund » (Hebel, l’ami de la maison). Ces attaques simplistes sur la «völkischité » de Heidegger sont fort intéressantes à un certain niveau, car elles témoignent de la mentalité tantôt techno-moderniste que défiera tranquillement Heidegger (d’où la fameuse mentalité « Blubo » qu’on lui reproche: son attachement à la communauté enracinée dans la terre natale) tantôt revancharde de Juifs expatriés pour tout ce qui ressemble à un amour des racines allemandes autochtones : Elias Canetti (j’apprends sûrement quelque chose à E. Faye, qui pourrait s’en faire une fiche réutilisable pour un autre livre bien partial) écrit ainsi (avant des incriminations analogues du dramaturge bouffon Thomas Bernhardt dans Maîtres anciens) :

  2. « Mon ami le poète du pays natal. Je me suis approché à nouveau de cette figure singulière (…) et crois être sur la piste de son secret. (…) ce serait une erreur de croire que ce sont des vaches ou des cheminées qui lui sont les choses les plus proches ; il en a qui lui sont plus proches encore et qui sont les organes de son corps. Sa propre digestion est un phénomène qui le fascine, le remplit d’une tension renouvelée d’heure en heure, l’ébranle, l’émeut, le transporte. Même le battement de son cœur n’a pas une semblable importance : (…) C’est la digestion pour lui qui est l’élément central. (…) Il affectionne les paysans parce qu’ils prennent place ensemble autour d’une grande écuelle (…) Avec les travailleurs il est socialiste (…) il exècre les usines. (…) Le sentiment qu’il a des différentes classes sociales est extrêmement développé ! Il s’y connaît dans les boyaux du paysan, dans ceux de l’ouvrier, dans ceux du bourgeois. Depuis le mets jusqu’à l’excrément, c’est la réalité concrète et saisissable qui passe pour lui avant tout. (…) Le mot « écrire » prend dans sa bouche un son inimitable, dont l’accent n’est certes pas aussi ferme que celui du verbe « chier », bien qu’il y fasse passablement penser ». (« Le territoire de l’homme », dans Écrits autobiographiques, Pochothèque Albin Michel, p. 1024-1025).

  3.  
    Or, ouvrant le même volume d’Elias Canetti, auteur germanophone juif d’Europe centrale et balkanique, sous le titreLa Langue sauvée (sic ! Ja, Herr Doktor Faye !), je lis (p. 279-280) à propos d’un poète alémanique de la Heimat (devinez un peu) … Johann Peter Hebel (mais oui!) ceci :

    «Une morale pour être réellement perçue doit contraster avec la façon de sentir et d’agir qui nous est habituelle ; elle doit se frayer un chemin en nous, attendre longtemps le moment propice pour éclater brutalement, en pleine lumière. » (Non, cette phrase sur la dureté de la vérité dans le passage par le concret n’est pas d’un hitlérien !)« De cette sorte de leçons que l’on ne saurait oublier, Hebel était particulièrement prodigue ; et chacune de ces leçons était liée à une histoire tout aussi inoubliable. Je ne crois pas m’être jamais adonné à un livre aussi totalement et jusque dans les moindres détails ; je souhaite suivre jusqu’au bout les traces qu’il a laissées en moi et rendre ainsi à son auteur un hommage que je ne dois qu’à lui. »


    Certes Canetti fait la différence entre « la morale pompeuse » de Hebel et célèbre plus sa prose et ses contes, mais il signale que cette poésie vise à l’universel humain à travers la concret particulier. Et dans Jeux de regard (p. 923), Canetti témoigne de l’émotion de Kafka à la lecture de Hebel. (Le lecteur peut vérifier: on n'a pas confondu levölkisch Hebel avec le cosmopolite Hebbel).


    Qu’on puisse lire différemment le même auteur est une évidence, mais l’attachement de Heidegger à Hebel, si on le lit, tient autant et plus à un message (le sens de l’habiter pour le « berger de l’être » !) et au choix d’une expression dialectale dans ce que Heidegger appelle « langue de tradition » (par distinction avec langue technique de communication universelle, menacée d’abstraction déshumanisante) qu’à l’esthétique ou à un refus de l’historicité et de l’étranger. Bien plus, ce que Heidegger dit et qu’on lui reproche comme un essentialisme réactionnaire, c’est la relation entre l’enracinement (dans la langue et le pays, dans l’expérience culturelle d’un peuple) et la possibilité de l’humanité d’une part, celle entre l’essence phénoménologique (eidos, ou plutôt chez Heidegger Wesen, le déploiement dans les phénomènes de l'essence ) du Dasein comme être au monde marqué de finitude et vérité humaine. Que la paysannerie villageoise, sans idéalisation mais avec l’attendrissement d’un homme né dans cette société et avec les derniers honneurs pour ce qui va disparaître, puisse servir à nous rappeler cela dans la civilisation technique des usines, de l’Organisation scientifique du travail, des métropoles anonymes avec leurs banlieues-dortoirs, dans l’ère des masses, avec ses risques propres, Heidegger devrait-il s’excuser de le voir et de le faire voir sous peine de procès en « Volkstum »?


    Voilà qui nous ramène au cœur du problème : le rapport entre humanité et peuple (Volk). Heidegger a certainement un souci du peuple, dans une conception sans doute élitiste de la société, de type grec ou aristotélicien, mais qui défendait le droit pour chaque membre de la communauté nationale à une place selon ses talents propres et son travail. Encore fallait-il pendant la Grande crise de 1929 donner aux gens la possibilité de travailler et de réaliser ainsi leur part de devoir social. (Un problème inactuel ?…) E. Faye sur-interprète donc la notion de Volk et le sens de l’adjectif völkisch dans les textes des années trente, en les ramenant au sens racial nazi, alors que ces notions ont une longue histoire dans le romantisme allemand auquel Heidegger se rattache ici ! Mais finalement cette interprétation colle des éléments comme le regard critique sur la technique, la distance devant l’idéologie du progrès scientifique, la valorisation de l’enracinement existentiel communautaire pour des prodromes du nazisme. On pourrait aussi bien y voir de simples instincts de survie et les amorces de réflexions qu’on trouvera chez des auteurs qu’on pourra aussi qualifier bêtement (ça se fait de nos jours) de conservateurs ou réactionnaires comme Jacques Ellul, Simone Weil (L’Enracinement) ou Charles Péguy, sans parler d’E. Mounier. Ce type de lecture inquisitoriale en crime de lèse-majesté a donné lieu à des enquêtes en suspicion sur la plupart des intellectuels critiques de la Modernité qui avaient osé remettre en cause intellectuellement les dogmes de l’Ère techno-industrielle et libérale-capitaliste, sans se contenter d’une confiance dans le réformisme parlementaire et de sa promesse de happy end. Les libéraux les plus intelligents ont eux-mêmes dû protester contre les dangers pour la raison de la dérive « interprétative » où mène ce genre de raccourcis « anti-populistes » de nos Modernes hystériques. À force de nier l’enracinement existentiel nécessaire et la solidarité des communautés réelles de l’Histoire, on sacralise le fanatisme de la globalisation qui réduit l’homme à un homo oeconomicus indéfiniment mobile et flexible. Une lecture pour E. Faye, qui lit les philosophes en allemand : Rüdiger Safranski, Wieviel Globalisierung verträgt der Mensch? Carl Hanser Verlag, München Wien 2003. A savoir: « Quelle dose de globalisation peut supporter l’être humain ? » Il y a encore des gens qui posent des questions sensées dans cette glorieuse époque de « mondialisation heureuse » et on s’est laissé dire qu’un certain réactionnaire de province décédé mais encore vivant n’y était pas tout à fait pour rien.


    La bêtise par l’imputation de völkisch est donc en vogue. Aimer la campagne, la province, lire des poètes ruraux, être politiquement conservateur en quelque manière, c’est déjà être « völkisch », mais bientôt on charge le mot d’une idéologie proto-nazie : or, petit problème, dans le nazisme réel, le « philosophe » völkisch, national-populiste, c’est Ernst Krieck, un ex-instituteur, anti-intellectualiste, qui déteste Heidegger. J-M. Palmier l’avait déjà excellemment prouvé, reproduction des textes à l’appui. Faye fils le sait et doit tenter de minimiser ce désaccord de fond en le réduisant à une pure incompatibilité de caractères ou à une rivalité d’ambitions entre deux figures proches sur le fond. Krieck veut-il réduire l’université à de la formation professionnelle, à de la science appliquée, ce serait pourtant le même anti-intellectualisme que la critique de la raison instrumentale chez Heidegger !


    Finalement Krieck déteste surtout, selon E. Faye, le snobisme littéraire obscur de Heidegger. Au point de le présenter en rabbin de l’exégèse infinie de textes grecs poussiéreux et creux ! Oui, on l’avoue, traiter Heidegger d’écrivain à style juif, ce n’était pas un compliment à l’époque. Or voilà un point capital : l’antisémitisme. Krieck accuse Heidegger de s’enticher de Juifs ! Pour preuve de la violence des attaques de Krieck, lire dans J-M. Palmier Les Écrits politiques de Heidegger, le document en annexe : Ernst Krieck « Volk im Werden » (Le peuple en devenir). La seule chose que Krieck et Heidegger partagent : l’idée formelle de la destination selon laquelle le peuple doit devenir son être, déployer son essence pour vivre dans une adéquation à soi-même, à une destinée: « Deviens ce que tu es » (Goethe). Mais qu’en est-il de l’être de ce peuple ? Cela fait sûrement une différence.


    Heidegger hyper-nationaliste, pangermaniste, croyant à la supériorité mentale des Allemands ? E. Faye accuse Heidegger de racisme ontologique et le thème de l’Allemagne dans son œuvre lui sert à le prouver. Heidegger y parle certes de culture, mais il semble à Faye junior que cette culture nationale soit supérieure (chauvinisme) et même si elle s’exprime dans la culture, c’est bien d’une supériorité raciale qu’il s’agirait, due à une origine. Certes Heidegger croit à des vertus allemandes communément partagées, mais il ne faut pas tout mélanger, car à ce compte, le lyrisme patriotique devient nationalisme ou racisme. Or l’Allemagne de Heidegger est une Allemagne obligée (noblesse oblige) à un ressourcement culturel dans ses traditions spirituelles, notamment philosophiques. Comme il le dira au Spiegel en 1966, la philosophie est depuis Leibniz et Kant une affaire allemande de l’avis même des Français : cette thèse, qui peut sembler un peu exagérée (Rousseau, Hume, Vico), signifie surtout que l’Allemagne domine la scène de la création conceptuelle et systématique depuis cette époque avec l’idéalisme et la séquence Leibniz-Wolff-Kant-Fichte-Schelling-Hegel-Schopenhauer-Nietzsche-Husserl, et même Marx, au point que la philosophie européenne semble puiser dans ces auteurs et les topologies mentales qu’ils ont posées leurs éléments. On inscrit ses choix dans les alternatives et sur les bases de la philosophie allemande. Heidegger ne dit d’ailleurs jamais que l’Allemagne dominera toujours cette scène. Il souligne que les Allemands ont comme les Grecs dans l’antiquité (dont les Romains ont traduit et déformé la contribution) marqué durablement la pensée occidentale moderne.


    Cette Allemagne est une responsabilité occidentale et un poids de pensée : les Allemands sont de toute façon renvoyés à ce que leur apprend leur tradition philosophique, théologique (Luther, Melanchthon, l’héritage de la Réformation protestante) et poétique (Hölderlin). Cette Histoire n’est pas vouée à se prolonger : preuve qu’il n’y a pas de racisme ontologique. Les Allemands sont peuple par leur langue et leur culture, pas par une race aryenne ; il y a eu dans cette culture une capacité et une volonté de dominer les éléments du moderne depuis l’Humanisme contre le matérialisme, le nihilisme, l’atomisation sociale individualiste. Telle est l’Histoire allemande depuis que se pose la question de l’humanisme. Ce qui ne veut pas dire que la pensée allemande s’est formulée correctement : elle tend plutôt vers son but. Elle est un chemin. Mais c’est surtout un destin à poursuivre.


    Comme E. Faye incrimine l’admiration de Heidegger pour Hölderlin (grand poète, ami intime de Hegel et Schelling, et un des fondateurs de l’idéalisme allemand post-kantien!) comme un signe de pensée völkisch (Schiller qui, enthousiaste, annonça la gloire de Hölderlin sera-t-il bientôt rétroactivement « révisionniste » ? on s’inquiète aussi pour tous les éditeurs et commentateurs français vivants de Hölderlin - sauf bien sûr pour JP Faye-), et comme, de plus le jeune Faye suggère que Heidegger aurait perfidement glorifié Hölderlin non parce qu’il fut un grand poète (comme bien des germanistes ont encore la faiblesse de le croire) et chanta les Grecs et la possibilité éthique d’une Allemagne héritière de leur pensée (c'est, pur hasard sans doute, exactement le thème de la méditation heideggerienne alors), mais pour s’opposer aux cosmopolites Goethe et Nietzsche et pour écarter le sémite Heine, lisons ensemble quelques lignes très « völkisch » de Ludwig Börne, ami juif de Heine, auxquelles ce dernier, hégélien, aurait souscrit sans aucun doute : « La France devrait finalement apprendre à reconnaître l’Allemagne comme la source de son avenir ; elle devrait finalement se convaincre, qu’elle n’est pas assez elle-même et pas le maître unique de son destin. » Quant à Heine lui-même, il suffit de lire De l’Allemagne, son roboratif et instructif tableau de la culture allemande pour y lire le même genre de pensées !


    Ce que Doc’ Faye ne comprend pas, de toute évidence, c’est que Heidegger, tout antisémitisme à part, ne peut prendre dans sa perspective philosophique de lecture destinale spirituelle du peuple allemand, un poète polémiste, si génial soit-il, qui, outre la haine des nazis à son égard à l’époque, présente l’inconvénient, de facto, d’avoir été un cosmopolite en exil à Paris et avant tout un critique voltairien acerbe de lieux de la pensée allemande que Heidegger croit ouverts à une fructification : Schelling par exemple, que Heine, hégélien de gauche, considère comme un renégat de l’idéalisme véritable. Heine étant, comme le rappelle d’ailleurs la citation de Faye, le poète de Nietzsche, Heidegger, qui prétend dépasser la négativité critique de Nietzsche et l’impasse de l’aboutissement qu’est le système de Hegel, ne peut symboliquement prendre Heine pour héraut rétrospectif de sa cause ! Quant au fait que ce choix (si discutable soit-il par ailleurs, sur un plan philosophique) soit lié à l’antisémitisme völkisch en 1933-34, rappelons que Thomas Mann en 1945 ne voyait d’issue à la crise spirituelle de l’Allemagne que dans une conciliation posthume de Marx avec … Hölderlin ! Bref, dans un « socialisme » idéaliste et national ! Ja, Thomas Mann, Herr Doktor Faye ! Que Heidegger et Arendt lisaient ensemble à la fin des années vingt ... Décidément, il faut s'appeler JP Faye, comme le père d'E. Faye, pour avoir le droit d'éditer et traduire Hölderlin en 1965 sans être suspect de national-populisme allemand.


    Pour Doktor Faye, cependant, le völkisch des années 1920-1940 (au sens où les historiens entendent cette catégorie) est toujours peu ou prou antisémite, Heidegger parle de Volk ou use de l’adjectif völkisch, partage des aspects de la culture « völkisch » ; il est donc antisémite. Le raccourci est un peu raide. Que Heidegger ait été personnellement raciste et anti-sémite à un certain degré est possible. Sartre lui-même ne disait-il pas dans un entretien télévisé fameux de 1967 que lui-même s’était senti à la réflexion même malgré lui quelque peu raciste à certaines occasions et que le racisme, tendance presque naturelle, se combat tous les jours ? (Ces propos de fin de Guerre d’Algérie canonisèrent l’obsession anti-raciste, qui se limita bientôt à la lutte permanente préférentielle contre l’antisémitisme, toujours distingué et mis en avant : naturellement, il ne s’agit pas là d’un distinguo raciste). On voit bien à quoi fait allusion E. Faye, une expression un peu condescendante sur « le Juif Fraenkel » (la lettre de "dénonciation" d' Eduard Baumgarten aux autorités universitaires) ou une remarque générale sur l’« enjuivement » (« Verjudung ») de l’enseignement universitaire ou de la culture allemande dans des lettres déjà publiées ou citées ailleurs. Ces points sont connus depuis très longtemps et il y a été répondu, par exemple par Marcel Conche dans son remarquable Heidegger par gros temps (1996), que visiblement Faye n’a pas lu : étrange oubli de la part d’un spécialiste de « Heidegger et le nazisme » ! (Et on croyait l’étude scientifique « fayite » à jour ! Même non, pas même sur le plan bibliographique !)

     
    Il faut d’abord envisager que ces expressions témoignent effectivement d’une forme d’antisémitisme banal, ou d’anti-judaïsme d’origine chrétienne, répandu qui n’empêcha nullement les Allemands (et notamment les Églises) de désapprouver les persécutions du régime, jugées excessives, et on sait que ce fut le cas. Il est d’autre part notoire que le monde culturel et intellectuel allemand était largement composé de sujets juifs et cela suscitait souvent l’agacement des Allemands de tradition chrétienne, qui se sentaient dépositaires d’une culture nationale et jugeaient excessive la place des juifs, suspectés de distance par rapport aux traditions du pays. (Mais le catholique personnaliste Emmanuel Mounier, dont la revue Esprit est engagée dans la lutte contre les formes du racisme et notamment la reviviscence de l'antisémitisme, écrit en 1936 que les Juifs (des Juifs véreux, dit-il) dominent le monde des arts et du spectacle et y voit une des causes de la popularité de l'anti-sémitisme ).


    Il est certain qu’il y a chez Heidegger un attachement à l’idée de culture nationale fondée dans la langue et un imaginaire collectif (le Rhin, la germanité mythologique, la figure du Poète-national Hölderlin, etc.) et qu’il a pu considérer certains Juifs comme culturellement enracinés dans un cosmopolitisme de diaspora : Faye biologise à l’excès sur des bases fragiles voire grotesques ce nationalisme herdérien pour s’en indigner. Que le philosophe H. G. Gadamer, dont E. Faye cite un entretien de 1981, déjà au Monde des livres, affirme que Heidegger était visiblement sympathisant du « völkisch nazi » avant 1933, est contredit par les autres ex-étudiants qui se sont exprimés et parmi eux un qui pourtant critiquera les tendances nihilistes de Heidegger, Löwith un juif. Que, d’une part, H.G. Gadamer ait été pendant l’occupation de la France l’intellectuel allemand spécialiste de Herder et en ait donné l’interprétation officielle du Troisième Reich (« Herder et ses théories de l’histoire », in « Regards sur l’histoire », Cahiers de l’institut allemand, Paris, 1941), et que, d’autre part, il n’ait exprimé ces réflexions nouvelles (et fort originales de sa part) sur Heidegger qu’en 1981, cinq ans après la mort de son maître, suffit presque à suspecter ses propos à cet égard de caution donnée pour sa propre tranquillité. On notera d’ailleurs qu’il ne s’exprime pas sur la période 1934-1945, c'est-à-dire sur l'attitude de Heidegger pendant le règne du nazisme réel .


    Rüdiger Safranski, le meilleur biographe de Heidegger jusqu’à maintenant (malgré des erreurs factuelles signalées par Hermann Heidegger), auteur nullement apologétique ou hagiographique d’un remarquable Heidegger et son temps, - en allemand : « Ein Meister aus Deutschland » (ouvrage curieusement non cité par E. Faye), parle chez Heidegger au début des années 1930 d’un « antisémitisme de concurrence », mais jamais d’un « antisémitisme spirituel » ou « biologique », soulignant que Heidegger a été capable de rendre hommage, de défendre et soutenir les Juifs allemands de sa connaissance, dès lors qu’il leur reconnaissait un vrai talent. Ainsi rencontre-t-il à Rome en 1936 Karl Löwith en exil et lui explique-t-il son rapport au nazisme loyalement: et quand Löwith lui expose sa vision des origines de son ralliement de 1933 dans certaines possibilités de Sein und Zeit, Heidegger approuve en insistant sur le développement de son attention à l'Histoire et à la communauté, sans mentionner la race. On a vu qu’il tâchait de rester loyal envers Löwith dans la lettre de 1951 à Elisabeth Blochmann citée plus haut, où il dira après quelques mots de compliments sur les talents de jeunesse de Löwith, sa déception tant intellectuelle que morale sur ce qu’est devenu le disciple qui s’acharne à le présenter aux Américains (beaucoup étaient sans doute convaincus d’avance, surtout si un Allemand le leur disait) de façon caricaturale.


    La cabale continue, avec des méthodes américaines, si on peut dire, car tout cela s’enfle de plus en plus de ce « politiquement correct » hypocrito-moralisateur (« Il est méchant ! et moi – qui le dénonce - je suis donc bon », comme disait déjà justement, sévèrement, Nietzsche) plein de suffisance et d’anachronisme, qui confond ses bons sentiments avec de la bonne littérature de commentaire philosophique. Un exemple récent : Naomi Zack, qui dans son ouvrage Philosophy of science and Race (Routledge 2002), après une préface regorgeant de compliments assez lourds aux collègues féministes et noirs des Minority studies, use plusieurs fois de l’expression « the infamous footnote » à propos d’un passage raciste d’un texte de Hume « On national Characters » sur l’infériorité des Noirs (p.14-16). Chez E. Faye, le dégoût irrépressible et sensible devant l’« infâme » s’exprime devant l’antisémitisme réel ou supposé. Or s’il s’agit de ce que nous lisons chez R. Safranski, cet « infâme », assez banal, et signalons-le à E. Faye, assez répandu dans l’université aujourd’hui (à l’égard des Noirs, des Tsiganes, des Arabes, - Arabes que Hume au moins incluait dans la race blanche créatrice de culture (!) -, bien plus désormais qu'à l'égard des Juifs) ne distinguerait pas Heidegger, à supposer qu’il soit concerné. A ce sujet, on recommande à E. Faye un beau texte du professeur Françoise Dastur (pas encore placée sur sa liste des « révisionnistes ») à propos de la malhonnêteté des procès pour nazisme et racisme faits à Heidegger et sur l’hypocrisie bien-pensante de bien des universitaires en la matière, hypocrisie d’autant lâche que nombre de ceux qui rejettent Heidegger présentement, n’eurent de cesse que de le piller naguère pour commencer une brillante carrière.


    Mais avant Françoise Dastur, le jeune Faye eût dû lire un texte d’Alexandre Koyré paru dans la revue Critique… en 1946 (n° 1 et 2, Paris) où l’historien bien connu de la philosophie des sciences sous le titre de l’« Évolution de la philosophie de Martin Heidegger » traite de la Kehre dans le passage de De L’essence de la vérité (1943) par rapport à ce que représentait l’impasse de Sein und Zeit (1927). Alexandre Koyré, bon germaniste et rationaliste husserlien, n’est donc pas un heideggerolâtre, et, bien qu’il critique chez Heidegger le « mysticisme » et ses « relents religieux », ne voit, en 1946, aucun dossier accablant dans son œuvre quant au problème du völkish et du racisme. Enfin, peut-être pour mettre le jeune Faye face à ses responsabilités, on rappellera l’« Introduction à la pensée de Heidegger » écrite en 1942 à Louvain par Alexandre de Waelhens (premier traducteur en français, avec Rudolph Boehm, de la première partie de Sein und Zeit, Gallimard, Paris, 1964). De Waelhens qui n’est ni un fasciste belge, ni un rexiste collabo (s’il l’avait été les autorités belges l’eussent condamné), dit lire, en 1942, avec admiration Heidegger.


    Car E. Faye veut destituer Heidegger du nombre des philosophes pour racisme. On vient de voir qu’il faudrait alors en destituer aussi Hume (sur les Noirs, les Jaunes, les Amérindiens et les Océaniens), mais aussi Kant ! Car, à lire Naomi Zack, ces auteurs sont racistes ! Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin, puisque E. Faye est rationaliste en brave soldat de la dignité des Modernes : n’y a-t-il pas un racisme grec (anti-asiatique = anti-perse et anti-sémite) chez Homère théorisé par Aristote ? Il est beau de défendre le philosophe Husserl d’origine juive contre l’ingratitude supposée de Heidegger, mais Husserl nous a laissé un texte clairement suspectable d'être entaché de racisme à l’égard des Tsiganes (nomades qui vagabondent, dit-il, à travers l’Europe, sans lui appartenir spirituellement) sur lequel est revenu Derrida ! Or E. Faye oublie que le nazisme extermina les Tsiganes, ce qui ferait donc (si on lui applique l’analogie et pourquoi non ?) de Husserl une sorte de caution morale de cette extermination ! On dira que Husserl dit des Tsiganes qu’ils n’appartiennent pas à l’humanité européenne « spirituellement », mais quand il s’agit de Heidegger, E. Faye considère que le nazisme cache son racisme derrière des considérations spirituelles ! Et puis, les termes de Husserl ne sont-ils pas lourdement connotés dans le sens d’une infra-humanité crasseuse quasi-animale de bêtes de foire dans leur roulottes et ne pourraient-ils se trouver dans la bouche de n’importe quel raciste de l’époque ? La réponse est : oui.


    Car la philosophie humaniste de "l'humanité européenne" de Husserl, le sursaut transcendantal nécessaire, la conversion spirituelle nécessaire pour résoudre et dépasser la "crise de l'humanité européenne", cet héroïsme de la raison husserlienne, qui doit corriger les ratages historiques porteurs d'objectivisme nihiliste de la philosophie (Descartes, Hume, Kant) - Heidegger, avec une différence certes essentielle, n'est pas si infidèle à Husserl quant à la mission impitoyablement critique et salvatrice de la philosophie en leur siècle - , est-elle tellement cosmopolite et humaniste? Et bien voici ce qu'à ce sujet écrit en 1943 l'Austro-allemand Eric Voegelin, juriste et philosophe passé chez Max Weber et Hans Kelsen, anti-nazi fiché par la Gestapo et obligé de fuir au moment de l'Anschluss et réfugié aux Etats-Unis (1938), objecte à son ami (disciple de Husserl) Alfred Schütz (lettre du 17 septembre 1943) à propos de l'idée de Husserl, selon laquelle les philosophes devraient se faire "fonctionnaires de l'humanité" (moderne) (expression tirée de La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale de Husserl, &15): "Et j'ai du mal à retenir quelques dures remarques que je pourrais être tenté de faire comme par exemple, que j'ai un préjugé contre les fonctionnaires et ainsi je ne distingue pas suffisamment les fonctionnaires nationaux-socialistes des fonctionnaires de l'humanité; que les fonctionnaires du parti massacrent l'humanité tandis que les fonctionnaires de l'humanité ne voient pas assez profondément la nature du mal afin de voir au moins une de ses racines dans la nature du fonctionnaire (…)". (Faith and Political Philosophy. The Correspondance between Leo Strauss and eric Voegelin 1934-1964, translated and edited, with an Introduction by Peter Emberley and Barry Cooper, Iniversity of Missouri Press 1993, 2004, pp.23-24). Husserl légitimant naïvement la fonctionarisation spirituelle et même (conséquence en 1933) l'encartement des philosophes organiques jusqu' au service des politiques inhumaines ? La sévérité n'a d'égale que le style brillant du disciple de Karl Kraus.


    Mais il y a plus grave: car dans la vision de l'Histoire spirituelle ("victorienne" ou Whig) de l'humanité, dans son euro-centrisme naïf et arrogant, Husserl semble bien nier (au moins autant que Heidegger, qui lui s'intéressera au Zen) la valeur philosophique des grandes cultures et civilisations du monde "jaune"! (Husserl se moque en effet de ceux qui prétendent tirer quelque enseignement dans la crise de la culture européenne d'une étude critique d'"une vision pré-scientifique - et pourquoi pas à la fin d'une vision du monde chinoise!" (traduction Granel, TEL Gallimard, p.82). A Schütz toujours, qui défend la grandeur de Husserl, et à Leo Strauss (à qui la lettre doit être communiquée), Voegelin, plus proche de Jaspers, répond que selon Husserl, quant à la raison: "L'Histoire de l'humanité en cause sort de l'antiquité grecque et des temps modernes depuis la Renaissance. La période hellénistique, le christianisme, le Moyen âge ( une période sans intérêt d'une durée de deux mille ans seulement) sont un interlude superflu; les Indiens et les Chinois (mis entre guillemets par Husserl) sont une curiosité légèrement ridicule sur la périphérie du globe, au centre duquel se trouve l'homme occidental en tant qu'Homme." Ibidem, p.21.


    Or quel est le rapport avec le danger des "fonctionnaires" d'une humanité restreinte à cette époque , selon Voegelin ? Pour ce dernier, Husserl, malgré la lettre humaniste universaliste de son Histoire et de sa philosophie, tend à rejoindre les idéologies millénaristes et violentes des "collectivités restreintes" prétendument élues par l'Histoire: "Par cette contraction de l'humanité à la communauté de ceux qui philosophent au sens husserlien, le télos philosophique s'approche de la collectivité intra-mondaine particulière du type du prolétariat marxien, du Volkallemand hitlérien, de l'Italianàde Mussolini". (Eric Voegelin, Ibidem, p.26).


    Si, comme c’est assez évident, l’ « humanité européenne » chez Husserl est un télos universel « humaniste » et si les Tsiganes de Husserl (comme les Caffres de Heidegger qui suscitent tant la sympathie de E. Faye) sont exclus de l’humanité développée dans sa rationalité et sa discipline éthique universaliste, seule une idée humaniste de « l’être de l’homme » (question programmatique de Kant que reprend Heidegger) qui dépasse l’effectuation en lui de la potentialité rationaliste et qui écarte une destination raciale des peuples « premiers » (on dit comme ça aujourd’hui ?) ou, comme on disait alors, avant Lévi-Strauss, charitablement, « primitifs » ou « aborigènes » ou « sans histoire », (du moins pas la "Grande Histoire" mondiale, qui fait l'unification du globe sous la civilisation européenne), peut leur faire mériter aux yeux des « civilisés » la dignité intégrale d’êtres humains à part entière avec le respect afférant. Naturellement cela ne nous empêchera pas de lire et de faire lire Husserl (comme nous y invite la préface à la traduction de la Krisis de Gérard Granel), qui est un très grand philosophe du vingtième siècle et en un sens un idéaliste humaniste typique. De grande classe. Le dernier.


    Seulement E. Faye quand il "étudie" le débat de Davos (1929) entre Heidegger et Cassirer sur Kant ignore que Heidegger veut déjà reposer la question de l’être appliquée à l’homme et ne s’oppose pas à Cassirer comme un irrationaliste barbare à un moraliste civilisé, mais comme le penseur insolent d’une tentative « réactionnaire » et « révolutionnaire » à la fois (ce que Cassirer, lui, comprend) – fonder l’humanisme sur la question de l’être-humain dans une problématique de l’être en général, bref réactualiser l’ontologie qu’on disait morte et enterrée depuis Kant en principe et depuis le néo-kantisme en fait – face à un brillant historien de la culture. (Et, selon Leo Strauss, on ne pouvait manquer de voir la supériorité de la problématique heideggerienne, face à un néo-kantien que son rationalisme modernisé menait, de plus en plus, à l'effacement de la rationalité morale kantienne au profit d'un regard spectateur d'universitaire, passif devant ce qui se passe et muet sur la Crise de la culture.) Autrement dit, Heidegger doute qu’on puisse fonder un humanisme salvateur et respectueux de l’être humain dans sa richesse sans poser la question de son être au-delà des abstractions du sujet transcendantal néo-kantien (exactement l'instinct de Nietzsche cinquante ans plus tôt), sans poser donc la question de sa nature de Dasein (sans nature zoologique raciale déterminante ni réduction au sujet transcendantal abstrait porteur de science faustienne ou même de « culture » européenne moderne). Or, par exemple, dans le texte où Heidegger parle des Caffres comme un cas « des groupes d’hommes » (Menschengruppen) qui n’ont pas d’Histoire, il ne fait que prendre un exemple de son idée de peuple (Volk), comme vecteur d’histoire créatrice universelle et non simple ethnie relevant de l’ethnographie. Bref E. Faye, qui affiche sa tendresse pour les Caffres, joue sur les mots et les concepts pour ne pas voir (ou ne le comprend-t-il pas ? hypothèse plausible !) que « peuple » est dans l’idéalisme allemand et la tradition d’où part Heidegger une notion normative et non descriptive et qu’il ne s’agit nullement de nier que les Africains soient des hommes (c’est même dit explicitement qu’ils sont des « Menschen » et donc, cela veut dire qu’ils ne sont pas des Unter-menschen, CQFD svp !) ni qu’ils n’aient pas des « cultures » au sens anthropologique.


    Quant au fait, que dans le même passage, Heidegger cite le voyage médiatique de Hitler à Venise en 1935 et présente l’avion du Führer comme un instrument et un symbole de l’action historique d’un peuple et imagine qu’on puisse en faire une pièce de musée de ce fait, il faut vraiment une certaine mauvaise foi pour y voir une manifestation de racisme nazi. Hegel ne parle-t-il pas du cheval de Napoléon comme du véhicule de l'acteur principal de l'Histoire mondiale et du passage de l'Esprit du monde sur son cheval ? Ne garde-t-on pas les voitures de Napoléon à Bois-Préau, son mobilier au musée de la Malmaison? Honneur à un pacifiste humaniste ou à un chef d'Etat charismatique et dictatorial qui fit l'Histoire de son pays et par son impérialisme celle de l'Europe?


    La question est donc bel et bien celle du sol ou de l’enracinement de l’esprit : pour le racisme nazi orthodoxe, il s’agit avant tout des origines biologiques (sang) de la vie, alors qu’on trouvera difficilement chez Heidegger des passages clairement et foncièrement racistes. Dans les rêves d’E. Faye, en revanche, il y a un racisme ontologique, qui programmerait la Shoah ! Expliquons : le collage du décisionnisme (le Führer a toujours raison) et du racisme (les juifs sont des sous-hommes) aboutit dans la sophistique de Faye à une justification de l’extermination, puisque le Führer le veut ! C’est la grande originalité supposée d’E. Faye, alors que ce venin est craché dans la littérature abjecte où le livre de Faye s’inscrit déjà comme un sommet. Notre talentueux jeune chercheur peine à trouver des bribes de textes ambigus sur « la race », tant ce thème est mince chez Heidegger ! Il ne voit pas de racisme grec anti-perse, mais si Heidegger commentant des textes grecs parle de la différence entre les Asiatiques et les Grecs, selon les Grecs, en terme de culture philosophique, et file ensuite la métaphore des Grecs modernes que seraient les Allemands, Faye juge à propos de faire des Asiatiques incapables de philosophie et inférieurs culturellement un nom codé typiquement nazi pour désigner « les Juifs d’Allemagne », les avilir, les exclure de la communauté et préparer perfidement leur livraison au bourreau.

    Concluons : Heidegger ne peut rien dire sans être sommé post-mortem de s’expliquer sur ses prétendus sous-entendus anti-sémites. C’est ce qu’on appelle en bonne philosophie et en bonne justice un procès d’intention.


    Oui, les éléments manquent vraiment à E. Faye pour prouver la grande découverte, qui doit lui assurer une place au panthéon de l’enquête philosophique. Au point que dans les rares cas où il rencontre le mot « Rasse », il prend note pour son modeste catalogue (E. Faye tient à nous signaler, ça peut toujours impressionner, comment il s’écrit en allemand ! comme si cela remplaçait une conceptualisation). Mais la conceptualisation de la race selon Heidegger n’a jamais lieu dans l'œuvre d'E. Faye, car l’épouvantail du mot bloque toute réflexion. Or là encore, la question est de savoir ce que ce mot signifie ici, chez Heidegger ! Et d’abord s’il s’agit d’une évocation terminologique, d’un discours indirect rapportant une position topique ou d’une théorisation ou thématisation « personnelle » et dans ce dernier cas de l’analyser. Signalons pour la précision que Faye ajoute à sa liste « Stamm » qui signifie « tribu » ou « clan » ou « ethnie », un mot utilisé banalement encore aujourd’hui par les historiens du Haut Moyen-âge ! La preuve que Faye aurait dû thématiser la race chez Heidegger, sans partir du principe qu’elle est biologique (mais pour lui si elle est spirituelle, c’est encore pire et encore plus nazi) et surtout si elle est forcément porteuse d’assassinat.


    C’est bien là qu’on touche du doigt les conséquences de la dérive moralisatrice d’une certaine sous-philosophie à la mode : qui se dispense du travail du concept au nom d’une vague éthique, accuse de ce fait sans preuve, transforme la philosophie en prétoire à effets de manche et se dispense de justification sur ses procédures arbitraires et malhonnêtes parce qu’elle oeuvrerait pour l’éthique ! Éthique, que de bêtises on colporte en Ton nom ! Que de haine aussi !


    Ces termes ne signifient pas une adhésion à l’antisémitisme obsessionnel et meurtrier de l’État nazi : faut-il citer les nombreux auteurs insoupçonnables qui ont utilisé le mot « race », à commencer par l'ethnologue jacobin des Lumières Alexander von Humboldt ou Renan dans « Qu’est-ce qu’une nation ? » ? On peut certes s’interroger sur le sens de certains textes ou de certains phrases de cette époque : tentation ou simples concessions à l’idéologie dominante officielle ? Heidegger qui fréquenta certains anthropologues racistes était sans doute intéressé par la question des fondements scientifiques de ces théories qui existaient, et de longue date hors d’Allemagne (en particulier en Suède et aux États-Unis), et tentaient de s’opposer à l’universalisme. Il s’agissait de proposer une théorie des processus historiques et des facteurs d’histoires différentes. N’était-ce pas une façon de la mettre en question ? Même si Heidegger a pu s’intéresser aux théories des instituts raciaux et eugéniques de l’époque, il y a loin avec cautionner l’extermination des « races » en question.


    J'en veux pour preuve qu'un géopoliticien nationaliste partisan de la Grande Allemagne et, jusqu'à l'attaque de l'URSS en 1941, relativement solidaire de la politique étrangère de puissance du Troisième Reich, l'inventeur de la notion pré-nazie de "Lebensraum" ("espace vital"), Karl Haushofer, utilise souvent le mot "race" dans ses textes des années 1920-1945 sans y mettre de connotation exterminationniste. Il est d'ailleurs marié à une Juive! Ce qui n'empêche pas Karl Haushofer d'admettre à un certain niveau un anti-sémitisme politique. C'est-à-dire que plus respectueux que Hitler de la "culture juive", il estime qu'elle peut nuire à la cohésion de la Nation. Cependant si cet auteur refuse l'anti-sémitisme systématique et violent de l'Etat nazi et des bandes de SA, si on ne peut lui attribuer moralement de penchants meurtriers à l'égard des Juifs ni de discours exterminationniste, son racisme est plus banal et moins respectueux quand il s'agit des Noirs d'Afrique (il a en revanche un grand respect pour les Japonais): cependant si mon lecteur se reporte à l'anthologie intitulée De la Géopolitique (Fayard 1986) des textes principaux de Haushofer, il lira avec intérêt que Haushofer plaide jusqu'en 1940 pour un partage de l'empire blanc sur l'Afrique entre puissances coloniales destinées à dominer (dont la Grande-Bretagne) et se réjouit que quelques responsables politiques occidentaux comprennent la validité de ses théories racistes colonialistes ! (Sur la proposition d'une Eur-Afrique dominée par les Blancs, pp.130-132). Or Haushofer n'a pas besoin d'inventer: il demande l'inclusion de l'Allemagne dans le directoire des puissances coloniales pour perpétuer le système britannique et français ! (Sa description du système britannique, p.127). Rappelons qu'un ministre de Churchill à cette époque, le colonel Smuts engagé par la Charte de l'Atlantique de 1941 sur la liberté des "peuples", Herr Faye), est le fondateur en Afrique du sud de l'apartheid en 1948 pour sauver (exactement les idées de Haushofer) la civilisation blanche supérieure ! Il y a donc une touchante rivalité de zèle en Occident pour développer les valeurs occidentales et Heidegger, à supposer qu'il adhère à cette vision, serait un modeste conformiste à cet égard.


    L'intérêt de relire les anciennes publications (ce que Big Brother dans 1984 de Orwell empêche soigneusement: la mémoire!) c'est qu'on y trouve des choses fort instructives sur les "oublis" opportuns des histoires "révisionnistes" à la Faye: pourquoi ne pas situer Heidegger dans les discours de l'anthropologie européenne de l'époque? E. Faye s'indigne du mot race chez Heidegger, mais que dire de son usage chez l'anthropologue et géopoliticien du Pacifique, l' Australien Griffith Taylor, cité avec respect par le quasi-nazi Haushofer, pour son livre Environment and Race ? Fort intelligemment ou candide, Haushofer s'y réfère devant les autorités anglo-saxonnes de dénazification en 1945.
    C'est vraiment une étrange déformation mentale que celle de stigmatiser chez Heidegger les éléments ambigus et peut-être troublants qui s'étalent au grand jour dans tant d'auteurs académiques et tant de discours politiques démocratiques de ce temps! E. Faye a un drôle de petit sélecteur transcendantal "dans la tête" et devrait changer de décodeur. Mais non, E. Faye est un Juste!



    Sein und Zeit texte désespérant et proto-nazi !
    Si la pensée de Heidegger pendant le Rectorat sort, comme les grands spécialistes (William J. Richardson S.J., Through Phenomenology to Thought, Martinus Nijhoff, La Haye, 1974) l’ont dit de Sein und Zeit, véritable matrice de l’éthique politique et de la philosophie de l’éducation de Heidegger, ce n’est pas que Sein und Zeit soit « proto-nazi », comme E. Faye veut nous le faire croire, mais parce que dans la logique de son délire d’interprétation, il fallait bien en passer par là. L’insistance de Heidegger sur l’abandon de l’homme, sa « déréliction » selon nos traducteurs, depuis Être et temps (l’être-là voué à l’existence dans le monde qu’il n’a ni créé ni voulu, mais où il est « jeté » par la vie, Geworfenheit, dans une situation sociale, culturelle, politique, etc., qui est toujours déterminée géographiquement, historiquement) est aussi imputée à un nihilisme tragique, menant logiquement au nazisme !


    La vérité est qu’il s’agit bien plus d’une critique non-marxiste de l’individualisme abstrait anhistorique : Heidegger empruntant à la Lebensphilosophie (Nietzsche, Scheler) et au souci de Husserl de prendre en considération le vécu, le « monde de la vie » (Lebenswelt), revient en-deçà de l’idée d’homme « sujet abstrait» opposé à l’objet et à la nature et invente la notion fameuse de « Dasein » (être-là), voulant signifier que l’homme (mot qu’il évite pour éviter les connotations théoriques abstraites de « l’humanisme » ou de l’anthropologie évolutionniste) est d’abord plongé dans un monde, qui est environnement (Um-welt), biosphère, milieu, et qu’il se conçoit immédiatement, si même il se « conçoit » alors, comme partie de ce monde. Un monde signifiant, marqué de signes saisis intuitivement (« ça monde » dit-il : le monde « fait système » et nous est familier, compréhensible par accoutumance vécue et habitude). C’est l’attitude naturelle. L’homme d’ailleurs est alors aveugle à ce qui se passe en lui et le vit. Sur ce point, comme Bergson (qui assignait cette tâche à « l’intuition » régressive), Heidegger en appelle à une attention radicale à ce qui se passe dans la perception et l’expérience vécue, contre les constructions sophistiquées de psychologues. Le choix du nom Dasein n’a donc rien à voir avec une négation de l’humanité de l’homme par un refus de le nommer. Il s’agit au contraire d’une tentative de nommer cette humanité dans un réseau de concepts liés à la centralité de l’être donné pour l’humanité même de l’homme. La théologie chrétienne ne dit-elle pas, par exemple, « créature » pour référer l’être humain à la Création et au Créateur ?

    Ce point de départ anthropologique sur le Dasein peut se lire comme une critique du capitalisme aussi, qui tend à « naturaliser » et à « essentialiser » son anthropologie individualiste : d’où l’intérêt de cette approche pour un penseur comme Gérard Granel qui n’eût de cesse de tisser la phénoménologie du capital de Marx et celle de la technique de Heidegger. La philosophie doit en effet s’interroger par-delà les divisions d’écoles, sur ce qu’elle peut gagner à comprendre les découvertes méthodologiques ou conceptuelles de chaque penseur, sans dogmatisme. Heidegger avait emprunté apparemment l’idée de « chosification » au marxiste Lukács, qui plus tard se mit à lire Heidegger (avant de le réduire, déjà, au nazisme, suivant les instructions moscovites du parti stalinien. A ce sujet, il reste utile de lire Lukàcs et Heidegger de Lucien Goldmann, un petit livre brillant, stimulant et éclairant, édité chez Denoël 1973 à partir de ses notes et fragments réunis et commentés par Youssef Ishaghpour).


  • Cette vision de la condition humaine est discutable pour des philosophes mus par la foi (les théologiens objectent que l’homme est créé et aimé), mais avant la foi, il y a la finitude et l’existence sur fond de mortalité et d’effacement des choses temporelles : Heidegger avait le portrait de Pascal sur son bureau (un des sujets d’études justement du grand Lucien Goldmann ! voir Le Dieu caché, Gallimard, 1955). Rappelons tout de même (ça se dit en tous cas à l’université en privé) que Sartre a presque pillé Être et temps ! E. Faye devrait profiter du centenaire de la naissance de l’humaniste Sartre pour relire L’Être et le néant. Il y (re)-découvrirait que les analyses du soi et de la finitude, de la solitude fondamentale de l’homme ressemblent de fort près à celles de l’analytique du Dasein ! Ce que ne manquèrent pas de souligner les commentateurs, notamment anglo-saxons hostiles à l’existentialisme autant qu’à l’ontologie de Heidegger. Lévinas, ex-inconditionnel, finalement toujours admirateur du premier Heidegger, au-delà de sa polémique d’Autrement qu’être, trouve que Heidegger fait trop de part à des expériences négatives ou à des passions tristes, mais Heidegger en philosophie est méthodologiquement laïque ou agnostique et part de l’angoisse originaire de l’homme, être « mortel » et limité (fini), poussé par ce que Camus appellerait « l’absurde », à « penser sa vie » et de là à entrer en philosophie en rappelant cette interrogation première : « pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas rien ? ».


    Reprenant à l’occasion les attaques d’Adorno (son texte polémique Le Jargon de l’authenticité de 1964) aussi rééditées par Bourdieu sur les catégories fondamentales de l’existence (les « existentiaux ») d’authenticité et inauthenticité pour en suggérer un fond caché raciste, E. Faye montre à nouveau sa méconnaissance de l’œuvre mais réutilise une ficelle usée de la cabale. L’authenticité n’a rien à voir avec une mesure raciale d’adéquation au peuple allemand ou aux Aryens ! Il s’agit de distinguer les attitudes vécues de saisie de la condition humaine dans sa vérité de finitude (les moments d’ébranlement de la personne, où elle « réalise » ce qu’elle est ou qui elle est) des tourbillons de la vie sociale (le « moi » superficiel de Bergson), de l’affairement et du bavardage pour « meubler » le silence (Gerede en allemand, qui s’oppose à Rede : le discours articulé, de la philosophie par exemple et surtout plus tard à la méditation de la poésie). Tout un chacun signifie cela un jour, en parlant de besoin de « revenir à soi » ou de simplicité « vraie » (la vérité pour Heidegger est d’abord vécue, avant de devenir une question de science objective), de beauté d’un silence plein.


    Faye estime cependant que l’inachèvement d’Être et temps tiendrait à une prise de conscience par Heidegger de la place du thème de la communauté historique nationale: mais cela n’en ferait pas une communauté raciale pour autant ! Que l’homme soit un être social est une idée d’Aristote ! Sartre n’a-t-il pas tenté avec Critique de la raison dialectique de répondre aux critiques marxistes sur l’individualisme ou le solipsisme abstrait et bourgeois de l’Être et le néant ? Où l’on voit bien que le souci de la communauté, le Mit-sein ou « l’Être-avec », n’est pas absent de chez Heidegger, même sans le pathos de « l’autre ». Agacé par les viles polémiques, le philosophe Italien Agamben a même développé le thème sous-jacent de l'amour dans la pensée heideggerienne. Heidegger n’a jamais nié l’existence de l’autre homme ni son importance affective pour le développement du soi. À la différence de toutes les philosophies nationalistes, Heidegger n’a jamais non plus mis, et c’est fondamental, le peuple, même allemand, au niveau de l’Être.


    Rappelons contre Faye que les plus grands noms de la philosophie n’ont vu aucun rapport entre le nazisme et la pensée de Heidegger jusqu’à son acceptation du rectorat et que même après son adhésion, les meilleurs lecteurs, enthousiasmés par le style de cette pensée (Lévinas, Sartre, etc), y puisèrent largement, sans avoir le sentiment de se rapprocher du nazisme. Disons même que Lévinas, l’un de ses tout premiers adeptes enthousiastes en France n’a jamais soupçonné, ni avant la guerre ni après que Sein und Zeit eût pu être un texte protonazi ! De même, que les lectures-commentaires faites pendant la guerre à Lyon par deux résistants, Joseph Rovan (d’origine juive et remarquable germaniste) et Jean Beaufret, ne leur ont pas fait apparaître en pleine occupation la nature pré-nazie des textes de Heidegger qu’ils avaient à leur disposition. Et comme on l'a vu, le husserlien Koyré en 1946 pouvait lui consacrer deux articles sans mentionner ni racisme, ni nazisme, ni fascisme, ni nationalisme dans l'œuvre d'un auteur qu'il goûtait moyennement.


    Il est vrai que quand il ne comprend pas, E. Faye part du principe qu’il y a une clé cachée dans les idées circulants alors dans l’enseignement allemand de tendance raciste ou assimilable au proto-nazisme. On appelle ça si je ne me trompe une pétition de principe. Ainsi, pauvres de nous, nous n’avions pas compris que Heidegger pillait et, pour brouiller les pistes, Becker, Clauss et Rothacker ! E. Faye peut alors étaler sa toute fraîche érudition. Mais est-ce bien le sujet ?… Quant à la destruction de la raison, thème d’Adorno et de Lukács, elle permet à Faye de se vautrer dans tous les raccourcis et les malentendus sur la confusion entre « déconstruction » historico-critique (Destruktion, un néologisme en allemand à prendre en un sens latin de décomposition des structures) et « destruction » (en allemand : Zerstörung, un terme que Heidegger n’emploie pas pour sa propre pensée) !



    Avec la Révolution Conservatrice / Conservative ?
    Est-ce donc avec la « Révolution conservatrice » qu’on trouvera le lieu de médiation de Heidegger et du nazisme ? On l’a dit : Heidegger n’était pas un démocrate libéral et quand il comparait, spontanément, la situation de la république de Weimar à celle de l’Empire, il ne pouvait que souhaiter un Troisième Reich, ce qui ne dit pas encore de quel Reich il s’agit, ni s’il s’accordait fondamentalement avec la Révolution conservatrice à ce sujet. L’expression « troisième Reich » sort d’un titre de Möller van den Bruck, un des hérauts de ce courant idéologique. (On oublie trop que Hitler récupéra avec la croix gammée et le mythe du Reich des thèmes affectifs et un idéal, d'Etat national souverain respecté, assez raisonnable dans le contexte allemand, qu’il n’avait pas inventés !) Heidegger aurait-il rallié le régime nazi en projetant son attente du Reich des Conservateurs-révolutionnaires ? Ce nouvel État était un mythe révolutionnaire et une page à écrire en 1932. Heidegger serait-il alors proche de la Révolution conservatrice de Niekisch et d’Ernst Jünger ?


    Disons d’abord contre le terrorisme intellectuel de notre époque qu’il n’y aurait pas de honte de la part de Heidegger à avoir sympathisé avec « ce courant » ou plutôt avec des aspects de cette nébuleuse. Rappelons que malgré son discrédit comme tendance d’extrême-droite proto-nazie ou fasciste, la révolution conservatrice (« die konservative Revolution », selon la catégorie rétrospective inventée par l’historien des idées, le Suisse alémanique Armin Mohler) n’est pas un courant nazi, raciste, du moins pas partisan d’une guerre des races, et que par exemple c

    hez un de ses théoriciens majeurs, Niekisch, il est question d’une entente avec les Slaves et notamment les Russes sur la base d’une idée commune : « l’État total » (qui n’est pas un « État totalitaire », dans leur pensée). Niekisch va jusqu’à célébrer la fusion raciale en Prusse des Germains et des Slaves comme creuset d’un peuple médiateur.


    Ce point mérite d’être rappelé parce que la vulgate « anti-fasciste » véhicule souvent les confusions à ce sujet et fait sans scrupule d’une parenté ou d’une proximité avec ce courant le signe d’une affinité avec le racisme et l’exterminationnisme nazi. Rappelons encore qu’E. Jünger dans son Journal parisien dit sa honte de porter l’uniforme allemand en voyant pendant l’occupation une jeune fille marquée de l’étoile jaune, et rapporte qu’au sortir d’une librairie du Boulevard Raspail, il se mit, au milieu du trottoir, devant des passants médusés, au garde-à-vous devant un vieux Monsieur portant l’étoile jaune (Le quotidien Libération, avait, voici quelques années, à l’occasion d’une énième campagne de délation contre E. Jünger, publié la lettre du petit-fils de cet homme qui rappelait combien son grand-père avait été impressionné par l’attitude inouïe de cet officier allemand). Les faits sont têtus.


    Mais les rectifications doivent aller plus loin : la Révolution conservatrice était rivale du nazisme dans la droite nationale populaire allemande. Jünger déclara en parole et en acte dès le début du régime son dégoût du nazisme, de son populisme démagogique, avant de soutenir le complot de l’armée en juillet 1944. Encore un signe que les fréquentations libres de Heidegger étaient plutôt respectables à cet égard. On pourrait donc, à titre d’hypothèse, imaginer Heidegger métaphysicien d’un courant connu pour ses penseurs politiques ou culturels. Mais il ne s’agit pas d’imaginer.


    La notion de « Révolution Conservative » est d’ailleurs problématique : c’est un regroupement de courants unis dans leur volonté de restaurer la nation et l’État au moment d’une double crise, après l’effondrement de 1918. Comme Mussolini et l’Italie de 1919, les nationaux-conservateurs prennent l’Allemagne vaincue, amoindrie territorialement et démographiquement, ruinée et endettée par les réparations, stigmatisée comme responsable unique de la guerre, pour le prolétariat des relations internationales. D’où des rapprochements verbaux et rhétoriques, parfois plus sur le thème d’une solidarité, d’une cohésion interclassiste, que les marxistes considèreront comme une escroquerie. Mais il y a des tendances et des ambiguïtés.


    Elle a une aile droite bourgeoise fasciste avec le juriste nazi et théoricien de la souveraineté de l’État, Carl Schmitt, moins intéressé par la dimension socialisante que par la question de la communauté et de l’État. Schmitt n’est d’ailleurs pas un bourgeois de naissance. L’essentiel, c’est l’idée de reprise en main de la société par une élite bourgeoise fasciste, si on veut. Pour conserver les idéaux prussiens ou bourgeois de classe de la société d’avant 1919, pour revenir sur les réformes de la social-démocratie à l’occasion d’une re-fondation de l’État. Heidegger n’est pas de la droite conservatrice : il avait son rapport à la tradition, sans attachement fétichiste aux valeurs de classe de caste de l’aristocratie terrienne des Junkers ou d’une grande bourgeoisie capitaliste. Il ne s’agit pas de nier la proximité partielle avec Schmitt ni de diaboliser ce dernier, sous prétexte qu’il a effectivement adhéré au nazisme.


    Dans ce cas le rapprochement se fait un moment sur le décisionnisme et l’État. Bien après Karl Löwith critique de Nietzsche et Heidegger comme penseurs nihilistes, E. Faye souligne le « décisionnisme » et le met en relation avec sa fréquentation de Carl Schmitt. Certes oui, mais décisionnisme n’est pas nazisme ! La théorie de la souveraineté de Schmitt garde, malgré Faye et Y. C Zarka (qui publie par hasard une attaque contre Schmitt au même moment), une puissance conceptuelle qu’a bien montrée J.F. Kervégan (Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité, 1992 PUF). Que l’État en temps de guerre révèle sa potentialité totalitaire de mobilisation totale au nom de lui-même, comme incarnation du bien collectif de la communauté, c’est ce que la Première Guerre et la Seconde Guerre mondiales ont montré à propos des démocraties ! On croit relire certains procès de Rousseau ou de Marx. Faye, comme un roi perse antique, tue le porteur des mauvaises nouvelles pris pour responsable de la réalité qu’il décrit. Faye devrait savoir que Machiavel a suscité l’horreur de ses contemporains, notamment des naïfs ou des hypocrites et bien plus tard des jésuites, pour avoir dévoilé la vérité de la politique sans la confondre avec la morale. Cela suffisait à passionner l’homme de concepts et penseur de l’être qu’était Heidegger.

     

    Quant à s’indigner que la politique soit un rapport « ami-ennemi » dans les situations-limites de danger pour l’État (salut public), cela nous renseigne sur les vœux pieux de l’auteur plus que cela ne réfute Schmitt, car, à l’expérience de notre présent, cela demeure la base de l’action internationale (et parfois de la politique intérieure) des États, de tous les États. Le décisionnisme n’est donc pas du nazisme. Que Heidegger dise qu’un État (même national-socialiste) est fondé à éliminer ses ennemis jusque dans ses citoyens en cas de trahison (« L’ennemi est celui-là, est tout un chacun qui fait planer une menace essentielle contre l’existence du peuple et de ses membres. L’ennemi n’est pas nécessairement l’ennemi extérieur et l’ennemi extérieur n’est pas nécessairement le plus dangereux. Il peut même sembler qu’il n’y a pas d’ennemi du tout. L’exigence est alors de trouver l’ennemi, de le mettre en lumière », dit excellemment Heidegger dans un des séminaires incriminés par E. Faye et cité avec horreur par R. P. Droit), en définissant pour lui-même ce qu’il attend de ses membres et en « inventant » ses ennemis (« de le mettre en pleine lumière ou peut-être même de le créer, afin qu’ait lieu ce surgissement contre l’ennemi et que l’existence ne soit pas hébétée »), cela n’a aucun rapport nécessaire avec un éloge de la Gestapo ou des déportations, encore moins avec l’antisémitisme ! Mais pour E. Faye qui lit tout selon la question « à qui profite la justification de l’autorité en Allemagne en 1933-45 ? », cela revient à livrer les Juifs au gaz cyniquement comme boucs-émissaires pour unir les Allemands en peuple derrière Hitler dans les certitudes racistes nazies.


    Ensuite Heidegger critique Carl Schmitt, car son État total lui semble dicté par une conception atomiste moderne fausse (celle de Hobbes, auquel Schmitt s'est intéressé), qui réagissant à l’excès inverse libéral l’oblige au totalitarisme. Il est donc faux de prétendre comme le fait Faye que Heidegger est schmittien en politique et engagé par les théories de Schmitt. La réponse de Faye à cette remarque de Palmier (1968 encore !) est que Heidegger aurait eu auprès de lui un juriste hyper-schmittien, qui était en même temps un disciple et que Heidegger tâchera d’imposer comme doyen de la faculté de droit à Fribourg pendant son rectorat : Erik Wolf. Le chaînon manquant!


    Ce personnage inconnu en France, professeur de droit célèbre, honoré par les plus grands noms de l’Université allemande après la Guerre (le grand théologien catholique allemand de Vatican II, Karl Rahner par exemple), un juriste et historien du droit chez les Grecs des présocratiques à Platon, connu pour sa proximité avec les protestants évangéliques (il publie en 1947 un livre sur la pensée du droit et la Bible) et considéré comme un résistant spirituel au nazisme avait été mentionné en 1968 par J-M. Palmier comme un disciple et camarade de résistance intellectuelle de Heidegger, une sorte de caution morale. Pour ruiner un élément de la défense de Heidegger, Emmanuel Faye prétend révéler le vrai visage de Wolf, va fouiller ses textes de la guerre pour montrer en lui un authentique raciste reconverti tardivement en intègre moraliste chrétien. Palmier prétendait que Heidegger et Wolf dirigeaient un séminaire contre Schmitt de résistance spirituelle, Faye y voit une fiction rétrospective pour maquiller une pleine adhésion aux thèses de Schmitt. Wolf serait le porte-parole des idées heideggeriennes du droit et ces idées seraient « völkisch » et racistes. Le retournement doit ébranler la défense.


    Disons d’abord qu’il faudrait lire de près les textes de Wolf, car ses œuvres ne sont plus très étudiées ni rééditées et que les nombreuses et graves erreurs de Faye sur les textes de Heidegger amènent à se demander ce qu’on trouverait au juste dans les textes de Wolf des années trente. Un texte a un sens en contexte et ce contexte n’est pas que celui de l’idéologie dominante, mais aussi celui des conditions d’expression (cf. lire de l’heideggerien juif Leo Strauss, Persecution and the Art of Writing, lequel, dans un autre texte célèbre – « Introduction à l’exitentialisme de Heidegger », Commentaire, n°. 52, 1990-91- , reconnaissait sa dette envers le « penseur du siècle », sic !). À prendre les textes tels qu’ils sont cités par Faye, on ne sait jamais si Wolf commente objectivement ou techniquement ? Prend-t-il parti pour ces lois ? Si ce juriste a probablement des proximités avec Schmitt sur certains points, au moins au début du Troisième Reich, et s’il a jugé les lois raciales comme justes ? Il faudrait aussi se demander si avoir cautionné les lois de Nuremberg en 1935 (même sincèrement) revient à soutenir l’extermination physique : rappelons que ces lois sont d’apartheid et ressemblent au Statut juif français de 1940.

     

     Il est simplement faux (anachronisme) et scandaleux de rendre responsable de l’extermination, alors inconcevable pour la plupart des nazis, puisqu’elle n’a rien à voir avec le programme du NSDAP de 1920, toujours en vigueur et que ces lois se contentent d’appliquer. Même s’il s’était gravement trompé en 1933-1936 sur le nazisme, Wolf aurait très bien pu être un authentique protestant de la résistance spirituelle intérieure pendant la guerre. Que Wolf se soit intéressé sincèrement aux sources nationales-populaires médiévales du droit allemand dans la poésie germanique n'en fait pas non plus un infréquentable. La raison de l’insistance sur Wolf (une des fameuses nouveautés accablantes d’E. Faye) vient de la technique de l’amalgame, que « l’impressionnant travail d’Emmanuel Faye » (toujours R. P. Droit) pratique avec aisance. Une aisance inversement proportionnelle à l’évidence de ses démonstrations sur les textes de Heidegger. Comme Heidegger est philosophe et se meut dans le jargon de l’ontologie, Faye veut trouver des médiations avec la concrétude de l’extermination des Juifs par les applications juridiques de sa pensée : il s’agit de montrer à quoi, dans le cercle même des heideggeriens et sous l’autorité du Maître aboutit l’ontologie « nihiliste » (l’Être n’est-il pas le Néant ?… par opposition à l’étant qui est quelque chose) et anti-humaniste. Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage …


    Dans la Révolution conservatrice, Jünger incarne une aile plus aristocratique de combat, chevaleresque, élitiste : son amitié dès les années trente avec Julien Gracq s’explique par un idéal médiéval, qui s’exprime pleinement dans son conte philosophique Les Falaises de marbre. Mais Jünger, venu de la bourgeoisie hanovrienne, n’a jamais été un homme de la rente : engagé à 17 ans dans la Légion étrangère en 1913 pour se frotter au monde et rencontrer des hommes d’aventure, il juge les hommes sur leurs talents individuels. La guerre, telle est son expérience formatrice (Orages d’acier de 1921 raconte sa guerre et en fait un écrivain admiré en Europe) représente l’épreuve du courage et de la volonté, mais aussi l’exaltation des valeurs de groupe, ce qui le rapproche de Schmitt, pour qui la guerre a un sens éthique de dépassement de soi, de ses déterminants sociaux et matériels. (On trouve la même idée chez le philosophe russe dostoïevskien Nikolaï Berdiaev). Un aristocratisme démocratique si on veut, avec une tendance anarchiste de droite. Après 1945, il se définira comme « anarque ». Dégoûté par la paix de défaite et la misère, puis le matérialisme consumériste, influencé par Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, il conçoit une révolution nationale, spirituelle et morale menée par la coalition des soldats anciens combattants et des ouvriers conscients politiquement (sous la « Figure » englobante du « Travailleur », notion qui regroupe une condition existentielle et une sorte de type socio-psychologique nietzschéen) contre les élites sociales allemandes du renoncement national. Ce qui le rapproche à certains égards d’une aile gauche de la Révolution Conservative, avec Ernst Niekisch (ex-socialiste qu’on a qualifié de « national-bolchévique » pour le distinguer du « national-socialisme » du NSDAP et parce qu’il admirait Lénine et l’URSS).


    Ancien combattant, adhérant à la fin de la guerre en 1917 au SPD, Niekisch est un ancien de l’aile gauche de la social-démocratie qui rompt avec elle et forme l’USPD. Jamais internationaliste au sens marxiste, il admire la révolution russe comme un sursaut national et social. Les marxistes du KPD critiqueront durement sa « dérive » de gauchiste sentimental vers une alliance de classe avec des réactionnaires. En 1932, Niekisch publia un texte très dur contre Hitler : Hitler une fatalité allemande.


    Le destin des Révolutionnaires-conservateurs varie donc beaucoup : refusant le régime nazi, notamment depuis la liquidation des SA, soupçonnés d’être porteurs de la Révolution socialiste, Niekisch continue l’activité politique, est arrêté en 1937 pour complot, activité politique illégale et condamné à la prison à vie en 1939 et passe huit ans dans les prisons hitlériennes, dont il ressort miraculeusement en 1945, aveugle et gravement handicapé. Alors que Schmitt accepte le régime nazi, Jünger s’en tient éloigné et coopère aux projets de l’armée pour renverser Hitler.


    Heidegger, qui connaissait les livres et certains auteurs de ce courant, devait ressentir certaines affinités. Sa correspondance avec Jünger (commencée dès 1931, leur fréquentation « physique » à partir de 1949 et la longue amitié qui les unit jusqu’à la fin), ainsi que la relation plus courte et moins profonde avec Carl Schmitt aussi, ont nourri cette thèse dans la polémique anti-heideggerienne. Heidegger n’a en fait aucun lien profond avec les Conservateurs-révolutionnaires en tant que tel pendant Weimar, ce qui explique que, très justement, Armin Mohler ne l’a pas cité dans son ouvrage fondateur sur cette mouvance. Ce qui est vrai, c’est que Heidegger est frappé par la force d’observation phénoménologique et de pensée du livre de Jünger, Der Arbeiter (Le Travailleur, paru en 1932) et le donne en lecture obligatoire à ses étudiants de séminaire pour stimuler la pensée sur l’époque planétaire de la Technique et la Figure corrélative du Travailleur.


    Une proximité avec la Révolution conservatrice signifierait donc seulement le partage de thèmes tels que le mépris de la démocratie parlementaire, de la lutte des partis (Armin Mohler, spécialiste et sympathisant déclaré de ce mouvement se déclara « gaulliste allemand »), relativisation anti-libérale des droits (économiques et politiques) de l’individu face à la communauté (Volksgemeinschaft), défense des nations comme réalités naturelles organiques et conception de l’État national autoritaire avec légitimité populaire fondée sur des plébiscites. On trouve ces thèmes chez Heidegger et certaines amitiés semblent étayer une lecture de ses textes politiques en ce sens. Selon François Fédier (qui parle à l’allemande de « révolution conservative »), ce serait pourtant une grave erreur! Certes Heidegger cite Jünger et son Travailleur, comme l’interprétation libre la plus stimulante du nietzschéisme. Certes Heidegger se réclame de cette synthèse des années trente : un socialisme (un État des travailleurs) national ! Mais cela n’en fait pas un penseur de la Révolution conservative, comme l’atteste déjà le fait que le spécialiste le plus autorisé de ce courant Armin Mohler ne le cite pas.

     
    Cette phrase sonne peut-être comme une façon d’exonérer Heidegger : il pense sur son chemin de pensée, sur la lancée d’Être et temps, et rencontre à des carrefours des compagnons. Heidegger pense donc la conservation et la révolution, la politique en général de façon radicalement originale par rapport à ce courant.


    Le rapprochement, séduisant superficiellement, n’est pas si éclairant ! Heidegger lui-même, en 1937-38, alors que la Révolution conservative a été balayée par la mise au pas du pays, que Niekisch est emprisonné, écrit ceci : « on a besoin du renversement de ce qui est devenu habituel : les révolutions. Le rapport originaire et véritable au commencement est donc le révolutionnaire, qui à travers le retournement de l’habituel redonne liberté à la loi cachée du commencement. Le commencement n’est donc pas protégé, même pas atteint par le Conservatif ». Cette date de 1937-38 est importante car Heidegger travaille sur les fameux Beiträge zur Philosophie (Contributions à la philosophie), texte fondamental où il remet à plat sa pensée. Or selon Faye, ce serait une source majeure d’information sur le nazisme de Heidegger. On y voit que Heidegger ne renie nullement son inspiration révolutionnaire, sa radicalité, mais se dissocie autant du nazisme réel (plus en fait) que de la révolution conservative. Or selon E. Faye, pendant les années du nazisme, Heidegger aurait été en pleine discussion avec Carl Schmitt et avec leur disciple commun, l’inquiétant et occulte Erik Wolf.



    1933 : Le voile se déchire ? les pseudo-révélations de Faye sur le Rectorat
    Acceptant en avril 1933 (quelques mois après la prise du pouvoir par Adolf Hitler (30 janvier), le poste de Recteur de son université à Fribourg-en-Brisgau, à la demande de ses collègues, alors que le recteur précédent, le social-démocrate von Möllendorf, était jugé indésirable par le gouvernement, Heidegger a adhéré au Parti en mai et participé dans l’atmosphère de reprise en main « nationale » des institutions sous la pression du nouveau pouvoir, à la « mise au pas » (« Gleichschaltung ») de l’Université et prononcé un fameux « Discours du Rectorat » sur l’Auto-affirmation de l’université allemande, (Selbstbehauptung).

    L’étudiant et le grand public ignorent en revanche des détails qui doivent être pris au sérieux : 1°) dans ce discours, Heidegger ne prononce jamais le nom de Hitler ; le public non-averti ou déjà prévenu contre Heidegger par les polémiques, c’est-à-dire travaillé par le soupçon, gobera aussi que Heidegger glorifie le Führer dans ce discours, ce qui est purement et simplement faux, car il lui fixe un rôle destinal. Il est vrai que même des historiens respectables commettent cette erreur, par distraction, répétition de la vulgate anti-heideggerienne et oubli du principe de vérification des sources ! 2°) s’il prend en compte le fait que l’Allemagne et l’Université sont régis par le Führerprinzip, il indique clairement que les Führer doivent mériter leur fonction et que les Chefs politiques doivent être guidés pour se hausser au niveau de leur mission ; cette phrase sonne comme une affirmation que même le Führer du peuple et du Parti doit enraciner son action, que celle-ci ne procède point de la logique immanente à sa propre action ; 3°) Or c’est cette fonction qu’il assigne à l’Université, qui n’est nullement un institut de propagande ni un conglomérat d’écoles professionnelles supérieures (comme voudrait E. Krieck), mais une institution spirituelle (l’Université n’est pas un bâtiment nommé « université », mais une communauté idéale et vivante d’étude) du « service du savoir » soumise à sa propre nécessité intellectuelle de vérité et de sérieux devant sa tâche ; 4°) autre fait bien établi depuis et vérifiable (lire l’édition Fédier de la Correspondance de Heidegger avec Jaspers) : les félicitations du libéral anti-nazi Jaspers à Heidegger !


    Ce discours présenté comme un aveu consternant d’adhésion au nazisme est, selon J-M. Palmier, dans la ligne de l’idée de science et de philosophie de l’oeuvre antérieure de Heidegger et insiste sur la responsabilité de chacun à son poste, dans la communauté. Que le texte puisse être lu dans un sens nazi, du fait du contexte et de ressemblances lexicales, soit : mais le grand spécialiste américain de Heidegger, W. Richardson, tout en reconnaissant cette possibilité, estime, comme J-M. Palmier, que le Discours du Rectorat est un exposé très défendable d’une philosophie de l’éducation. Heidegger d’ailleurs ne jugera jamais indécente sa réédition. Peut-on dire que Heidegger y prend ses distances avec la tradition d’indépendance académique (conception prussienne de Wilhelm von Humboldt) et d’apolitisme libéral-conservateur ? Oui, si l'on veut dire que l’Université doit être, normativement, téléologiquement, un vivier de la pensée pour affronter les tâches de l’État dans l’époque et que des recteurs insoucieux des problèmes de la société et de l’État seraient inacceptables dans la crise nationale ; non, si on veut dire que l’éducation serait politisée au sens vulgaire. Heidegger exalte le rôle de l’Université dans l’État nouveau, comme lieu privilégié de brassage des élites intellectuelles sans considération de classes mais avec un sens du devoir envers sa communauté.


    Cependant à lire ce texte, on comprend que Heidegger s’oppose à la politique politicienne dans l’Université (celle qui sévit depuis des lustres entre syndicats et partis pour recrutements et élections) et ne parle donc que de conscience politique de la place de l’Université dans un État du peuple, place qui implique justement le plus haut sérieux non-politicard dans le royaume de la science et de la pensée. Heidegger place aussi son rectorat sous le signe du Service au peuple. Il veut en finir avec les mauvaises traditions de corpos étudiantes plus attachées aux beuveries, aux chants braillards et aux rites masculins, qu'au travail intellectuel; il veut aussi que les étudiants avant de se spécialiser méditent profondément la cohérence des œuvres de l'esprit et leur rapport à la communauté historique à laquelle ils appartiennent et qui leur paie leurs études! Il bouscule avec un sérieux moralisateur qui agace une partie des étudiants, souvent de jeunes bourgeois peu sérieux dans leurs études, amateurs de bitures et de chansons, il les place devant la responsabilité et l’honneur d’étudier aux frais de l’État et du peuple. Sans nier l’importance particulière du travail intellectuel, il replace l’étude sous le signe du travail comme capacité à savoir s’y prendre avec son domaine d’action. Les oisifs absentéistes, les étudiants sans cursus cohérent, n’ont pas leur place dans une université refondée. Commentant ce texte, Gérard Granel y a vu, comme le rappelle Edgar Morin dans Heidegger en France, un discours méritocratique de gauche!


    E. Faye ne voit (chapitre 3, p. 102 et suivantes) que nazisme dans ce Discours, dont il interprète systématiquement et dogmatiquement le moindre terme dans un sens nazi et notamment raciste et s’indigne (p. 512) que Hermann Heidegger, fils du philosophe, ose dire que le discours de son père n’était nullement national-socialiste en ce sens! Un fait : Karl Jaspers, existentialiste, critique de la dérive utilitariste et consumériste de l’université, de sa transformation en institut de formation scientifique sans unité, proposant des cursus spécialisés coupés de tout enracinement philosophique sur le sens des sciences, leur genèse, leur légitimité à dire « la vérité » et leur destination, est très impressionné à la lecture du texte. Lui qui déjà avait entendu pis que pendre du prétendu contenu nazi de ce texte (déjà les ragots), est enchanté de ce qu’il découvre. Jaspers est en effet favorable au recteur-patron puissant élu de l’université, à ce que l’époque appelle un « Führer » : au moins à ce qu’il est permis en 1933 de croire que sera un Führer dans l’Allemagne nouvelle. Évidemment E. Faye, lui, y voit un ralliement au Führerprinzip pris au sens strictement nazi de despotisme des petits chefs et de servilité absolue à Hitler ! Or l’Obrigkeit (l’obéissance au supérieur hiérarchique, l’ordre) n’est pas une valeur seulement nazie à cette époque, il suffit de relire n’importe quelle bonne histoire culturelle de l’Allemagne. De ce discours souvent mentionné comme une tache sur la toge de Heidegger mais peu lu, et que Heidegger revendique comme expression de sa pensée constante concernant l’Université et son rapport avec la société occidentale, Jaspers le félicite (le 23 août 1933) en disant son admiration pour son « soubassement digne de foi » (nietzschéen et grec). Mais de cela, E. Faye n’a cure. On croyait qu’il voulait les faits !


    Devenant Führer dans l’Université de Freiburg, Heidegger montre dans ses discours qu’il entend être à son échelle le chef de son institution, en relation consultative certes avec ses collègues. Mais le Führer a accepté en maintenant l’autonomie des universités et en y établissant le Führerprinzip que l’élu serait seul maître à bord pendant son mandat, sous les orientations fondamentales du Reich. Or Heidegger dans ses discours expose ce que sont pour la vie universitaire ces orientations, selon lui et ne se soumet nullement en la matière à quelque pression du NSDAP de la région. Et les preuves sont là : Heidegger interprète librement le sens du Mouvement national et socialiste comme unité organique avec le peuple. La démission signifiera justement que le principe du chef est bafoué par le NSDAP dans l’université. Sans nier une dimension de susceptibilité personnelle sans doute inévitable de la part d’un grand professeur obligé de composer avec des SA, il y a en jeu une conception élitiste de l’ordre universitaire et de l’indépendance de l’enseignement devant la propagande ; il y a aussi l’éclaircissement des antagonismes d’interprétation sur le socialisme national.


    Jamais à court de reprises éculées et douteuses, E. Faye ose reprendre la bonne vieille calomnie sur l’impiété et le parricide symbolique envers Husserl, auquel Heidegger aurait interdit l’accès de la bibliothèque de l’université. Heidegger aurait d’ailleurs pris ses distances avec Husserl à cette époque pour ne pas se compromettre. La seule chose que cette légende a de vrai est que Heidegger n’avait pas les moyens d’empêcher les interdictions contre les Juifs de s’appliquer : ce que Faye traduit par l’« approbation par Heidegger de la nouvelle législation antisémite » (p. 70). À supposer même qu’il y ait du vrai, signalons qu’une écrasante majorité de professeurs français ne se sont guère émus publiquement en 1940 que le Statut des Juifs entraînât l’exclusion de l’enseignement supérieur et secondaire de nombreux professeurs israélites ou d’origine juive. Selon E. Faye, nullement gêné des mesures humiliantes pour le retraité Husserl et encore moins pour les Juifs en activité, Heidegger aurait écrit une petite lettre fuyante pour dire son regret des conséquences déplaisantes du droit nazi pour les Husserl, victimes de ces lois sans considération des sacrifices (deux fils tués) pour la patrie en 1914-1918 : c’est-à-dire qu’à tout le moins Heidegger serait un antisémite modéré, partisan de la citoyenneté entière pour les Juifs ayant prouvé leur assimilation nationale (à propos, ce n’est pas la position du NSDAP ! même si Hitler dans des cas très rares a accordé discrètement l’aryanisation d’honneur). Or voici la lettre de Mme Heidegger à Malvine Husserl, épouse du vieux maître : « Si mon mari devait faire passer sa philosophie par d’autres chemins, il n’oubliera jamais cependant ce qu’il a gagné comme élève de votre époux, et aussi bien ce qu’il lui doit pour son travail personnel. Et tout ce que vous-même nous avez donné de bonté et d’amitié pendant les dures années de l’après-guerre, je ne l’oublierai jamais.

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    J’ai beaucoup souffert de n’avoir pu vous exprimer cette reconnaissance au cours de ces dernières années, quoique je n’aie jamais bien compris cet enchevêtrement de malentendus qu’ont mis entre nous ceux-là même qui nous décevaient ensemble… Nous avons été effrayé de lire dans les journaux le nom de votre fils. Nous espérons qu’il ne s’agit là dans l’excitation générale, que d’une usurpation de pouvoir d’un fonctionnaire subordonné (…) » (J-M. Palmier, Les Écrits politiques de Heidegger, pp. 63-64). Voilà un texte d’une singulière hypocrisie ou d’une grande hétérodoxie pour une fanatique nazie ! Les Husserl, les « bons Juifs » des Heidegger ? Mais Elfriede Petri avait pour meilleures amies dans sa jeunesse des Juives ! Des Heidegger « nazis » qui reconnaissent en 1933 (Elfriede parle, tous le comprennent, au nom de son mari) la dette philosophique profonde envers le Juif Husserl ! Et ce n’est pas à usage privé, car si Heidegger a dû retirer sur exigence de son éditeur et de l’État la dédicace initiale à Husserl à la première page de Sein und Zeit (ouvrage qui justement rompt loyalement avec la voie proprement husserlienne de la phénoménologie transcendantale), il a maintenu un hommage en note sur un point capital.

     
    La sincérité de Mme Heidegger pour la gentillesse des Husserl ne peut être mise en doute. Depuis Fédier et Palmier au moins, on sait et on peut lire en tous cas que la fille de Husserl a démenti catégoriquement une rupture des relations entre son père Edmund Husserl (prédécesseur et protecteur de Heidegger à Fribourg) et Heidegger qu’elle fût basée sur l’antisémitisme ou sur autre chose. Les Husserl n’ont donc jamais remarqué l’antisémitisme supposé de Heidegger ! Comme la calomnie poursuit son crapuleux chemin, en dépit des protestations les plus claires des témoins de l’époque, citons le texte de la fille de Husserl à propos d’une interdiction d’accès à l’université et à sa bibliothèque adressée par Heidegger à Husserl: « L’interdiction en cause se réfère probablement à une lettre-circulaire qui fut adressée aux membres juifs du corps enseignant. Que Monsieur Heidegger ait envoyé une interdiction personnelle à mon père, c’est tout à fait improbable. Dans mes nombreuses conversations avec mes parents, je n’en ai jamais entendu parler. Mon père a pris sa retraite en 1928 et il n’a guère fréquenté l’université depuis lors. Après 1933, il a évidemment vécu de la manière la plus retirée. Il n’avait pas fait usage de la bibliothèque de l’université, même du temps de son enseignement. » (Publié dans la revue Critique, n°. 251, avril 1968, et cité dans J-M. Palmier, Les Écrits politiques de Heidegger, L’Herne 1968, p. 62). Peut-on être plus clair ? L’affaire qui devrait donc être close depuis 1968 au moins, ressurgit chez Farias en 1987. Fédier en 1988 avait remis les choses au point, mais lit-on la défense, quand l’accusé est Heidegger ?


    Pour les actes, les témoignages juifs de la bienveillance de Heidegger abondent. Certes de son Freiburg, Heidegger a une vision un peu provinciale des progrès de l’antisémitisme d’État et semble s’en accommoder ou relativiser l’apartheid. On pose une question : que pouvait-il faire lors des rafles ? Heidegger ne fut, il le dit en 1966, pas un héros de la Résistance allemande, qui d’ailleurs comporta d’anciens sympathisants du nazisme. Mais il encouragea et aida ses étudiants et assistants à fuir à l’étranger avec des bourses ou des points de chute. Il vaut toujours mieux éviter de donner des leçons d'héroïsme, non seulement quand, comme certains autrefois, on a failli à donner l'exemple quand il était temps, mais aussi quand comme de plus jeunes, on ne court soi-même aucun risque à juger le comportement des aînés avec dégoût. Dans les deux cas, il y va de la décence.

    En novembre 1933, Heidegger prononce un Appel aux étudiants allemands, où il présente le « Führer » comme la voix de l’Allemagne nouvelle, sa réalité présente et à venir, sa loi. Il tient à peu près le même discours aux travailleurs de Fribourg auxquels la municipalité et l’État ont redonné du travail. Il les accueille dans une salle de l’Université, geste qu’il est facile de juger démagogique aujourd’hui, mais qui ne l’est pas plus, disons, que la transformation des amphithéâtres de mai 68 en agoras populaires. À cette différence que Heidegger n’organise pas de débat (ce n’est pas l’esprit du temps) mais fait un discours sur le service public de l’Université dans un peuple solidaire. À tous, il explique, en se référant à la pensée de Jünger sur le « travailleur », qu’ils sont comme individus et membres de corporations distinctes, unis par la valeur et l’expérience du travail dans la construction d’une société nationale et socialiste allemande. Les textes sont disponibles en français dans l’édition des Écrits politiques de Heidegger (NRF, Gallimard, 1996, édités par François Fédier).


    La défense du travail et de la communauté est caricaturée par E. Faye dans son incroyable chapitre 3 « les camps de travail, la santé du peuple et la race dure dans les conférences et discours des années 1933-1934 ». Ignorant visiblement que le mot « race » a été très utilisé par de nombreux auteurs en des sens variables (ou sont-ce ses prochains livres de dénonciation morale anachronique, car il estime en avoir fini avec Heidegger et laisse aux historiens du nazisme le soin de finir « l’analyse »), et interdisant sous peine d’accusation de « révisionnisme » de l’envisager (on rit ensuite de lire Faye se moquer du côté « pape » de Heidegger), Faye ne voit dans l’idée de race (une existence corps et âme soumise à une idée et se donnant le corps et la santé pour l’incarner historiquement, en gros, « mens sana in corpore sano », qu’une apologie de la race aryenne au sens biologique de Rosenberg. Aussi le scoutisme de philosophie dans la nature genre Wandervogel de Heidegger avec ses étudiants devient un sinistre présage des camps et la notion de sélection des élites par l’épreuve de la volonté une annonce du gazage ! Faye ignore ou veut ignorer ce que J-M. Palmier avait déjà signalé, il y a quarante ans : l’existence au début du nazisme et dans divers mouvements de jeunesse de ce genre de classe de nature à titre d’expérience romantique de libération. Il paraît que la santé chez Heidegger, qui sort tout droit de la gymnastique du platonisme de la République et des Lois, un lieu commun de la pensée grecque, que justement Heidegger étudie et admire, serait un discours subliminal d’exaltation des SA et de la Wehrmacht ! Un détail : depuis 1945, aucun ouvrage sur l’histoire de la médecine allemande sous le Troisième Reich n’a jamais cité Heidegger comme une source d’inspiration pour la politique de santé ou l’eugénisme racial nazi.

    L’analyse du rectorat nous délecte ensuite d’exégèse tirée par les cheveux de modestes circulaires standard de gestion des étudiants, où Heidegger sacrifie à la rhétorique du sérieux de l’existence et des devoirs des étudiants dans la communauté nationale. Tout cela est assez risible. Le plus fort est que Heidegger aurait alors mené un séminaire hautement nazi sur Héraclite ! Ainsi il attribue à Heidegger une ontologie militariste sur la base d’un commentaire d’un fragment d’Héraclite, qui voit la nature comme la lutte entre des éléments et d’où sort la parure de l’univers : du polémos jaillit le kosmos ! On mesure l’ineptie des déductions de Faye quand on lit que cette circonstance signifie seulement que Heidegger utilise Héraclite pour mettre au cœur de l’ontologie la plus élevée la justification de la violence et de la guerre, laissant à ses disciples, engagés dans des disciplines « inférieures » et pratiques (droit, notamment), le soin d’en tirer les modalités techniques de la politique hitlérienne. Ce thème du combat est grotesque : J-M. Palmier avait déjà montré qu’une des phrases habituellement retenues contre Heidegger sur la philosophie comme combat sort de Platon, une citation de professeur qui connaît, contrairement à Faye, ses classiques et parle par citations sans toujours le dire, Faye devrait avoir rencontré cela lors de ses recherches sur l’humanisme.


    Dès 1933, Heidegger refuse pour la seconde fois (il l’avait déjà fait sous la République en 1930) le poste de professeur officiel du régime à l’Université de Berlin au nom de l’inspiration de la province. « Pourquoi nous restons en province », allocution radiodiffusée à destination de Berlin (traduite et éditée par Fédier), explique pourquoi Heidegger décline l’offre : la « solitude » discrètement entourée de sa retraite campagnarde dans la Forêt Noire ; le rapport avec la paysannerie des environs ; l’enracinement dans son pays natal (Heimat) offrent au penseur les conditions les plus propices et même indispensables au sérieux existentiel et à la sérénité de sa méditation. Pauvre Heidegger : on lui reprochera ensuite d’avoir manifesté ainsi son nazisme réactionnaire provincialiste, mais qu’aurait-on dit s’il avait pris le poste de Berlin ?! Le nom de Nicolai Hartmann, grand professeur de philosophie, un des grands noms du néo-réalisme allemand de l’Entre-deux-guerre, politiquement libéral-conservateur, est bien oublié : ce fut pourtant lui qui accepta le poste.


    Dès avril 1934, déçu de ses marges de manœuvres, Heidegger démissionne. S’étant voulu sans doute le Platon du nouveau chancelier du Reich, dans le but, suivant l’expression d’Otto Pöggeler, de « guider le guide » (den Führer führen), mais constatant l’indépendance imperturbable et l’insensibilité du nazisme réel par rapport à ses plaidoyers pour orienter le « Mouvement » dans le sens de sa philosophie, perdant le goût d’une responsabilité administrative sans véritable autonomie, il prend congé et se consacre à son enseignement et à ses livres. D’après les rapports du NSDAP (cités par E. Faye), le manque d’appétance pour les tâches « tactiques » serait la cause de la démission. Façon de dire que Heidegger ne quitte pas le Rectorat par désaccord de fond. Que ce soit le motif officiel invoqué par Heidegger ou l’analyse des services techniques du parti nazi, sur la base, peut-être, de critiques de collègues plus zélés, c’est le départ libre d’un penseur prêt à servir à des fonctions administratives et politiques s’il s’y sent indispensable, mais déçu par ce poste et qui préfère se consacrer à son œuvre. Pour E. Faye, en revanche, Heidegger a profité du rectorat pour mener une politique de recrutement antisémite ! Comme si le fait de garder auprès de soi de jeunes assistants acceptables par les nazis et proches de lui, nullement focalisés sur l’antisémitisme d’ailleurs, était une politique antisémite en la matière. Comme si conseiller à des étudiants juifs de quitter le pays et aider les plus proches de lui à le faire était une politique antisémite. Aussitôt sa démission connue, le professeur Heidegger, l’ex-recteur « nazi », est attaqué par la philosophie la plus explicitement nazie de l’époque, comme un pédant obscur, un moulin à paroles ésotériques, un homme du passé inutile au national-socialisme, et d’ailleurs suspect d’accointances personnelles et spirituelles avec le judaïsme (la méditation de Heidegger et ses analyses patientes passent pour un genre d’herméneutique rabbinique ou talmudique).

    Le rectorat servira à interpréter toute l’œuvre comme une préparation et un accomplissement du nazisme. En 1964, son rival de l’école de Francfort, Theodor W. Adorno publie contre lui un violent réquisitoire source de bien des livres ultérieurs de polémique : Jargon de l’authenticité. L’accusation de nihilisme ontologique masqué par l’emphase métaphysique est formulée avec tout le talent rhétorique d’un auteur qui pour le jargon, chez lui hégélien, ne le cède en rien à Heidegger. La chose est d’autant plus étrange qu’Adorno par bien des aspects (problème de l’objet de la philosophie, nature théorique de la pensée, proximité avec les arts, critique virulente de la raison instrumentale bourgeoise et de sa version matérialiste-communiste) est assez proche de son ennemi. Il faut le dire, car on continue de citer Adorno contre Heidegger : Adorno n’avait pas de leçons à donner à son collègue et rival. On ne parle pas ici des aspects peu reluisants du manque de solidarité de l’école de Francfort pour leur collègue (juif) Benjamin, le plus brillant du groupe ; il s’agit du comportement d’Adorno comme intellectuel face au nazisme en 1933. Hannah Arendt d’abord choquée des « nouvelles » sur le comportement de Heidegger découvrira vite la pauvreté du dossier et n’en sera que plus furieuse contre les calomniateurs. Or elle apprendra, chose confirmée apparemment, qu’Adorno hésitait à quitter l’Allemagne en 1933, espérant comme demi-juif échapper à l’épuration.


    Il faut l’insistance de proches, des médiations patientes et une lettre respectueuse pour convaincre Heidegger de s’expliquer en 1966 à un journaliste en présence de témoins de confiance. Dans un entretien publié en 1976 après sa mort et accordé au Spiegel, parlant de son engagement de 1933-34, il reconnaît avoir commis « une grosse bêtise » ou « imbécillité » (« eine grosse Dummheit »), ce qui peut s’actualiser en « belle connerie », mais Heidegger était bien élevé. Le terme n’est pas faible pour un homme qu’on dit arrogant et correspond à ses responsabilités réelles.


    Le Parti : Heidegger, un bon « Parteigenosse» ?
    Une des dimensions de « la grosse bêtise », que confesse Heidegger en 1966, parce qu’on lui demande respectueusement de s’exprimer à ce sujet, c’est l’adhésion au NSDAP. Même si elle était incontournable en mai 1933. On a vu pourquoi, dès lors que Heidegger acceptait le Rectorat, chose convenue avec ses collègues de l’Université. Quant au rapport avec le parti NSDAP, à l’activité dans le Parti, il faut bien y revenir rapidement car Farias, Ott et maintenant E. Faye ont prétendu prouver avec l’adhésion au Parti dès l’instauration du régime, un ralliement public à une idéologie sous-jacente. Heidegger fut-il un enthousiaste du Parti ? Fut-il un bon « camarade de Parti » ? Rien de mieux pour en juger que de rappeler quelques petits faits !


    Heidegger adhère en mai 1933. Remplaçant Möllendorf, un social-démocrate engagé, Heidegger est élu par ses collègues en raison de son apolitisme, qui le rend acceptable par les nazis. Mais Être et temps et sa polémique avec la philosophie universitaire libérale, son côté nietzschéen, non-conformiste, non-bourgeois, son patriotisme, lui donne un profil crédible. Ce que E. Faye, roi trop peu caché de l’amalgame, appelle perfidement son « radicalisme ». « Plût au Ciel » qu’une telle qualité intellectuelle et proprement philosophique (rappelons que E. Cassirer veut débattre publiquement avec Heidegger, pas avec Spengler !) pût se manifester dans l’œuvre d’E. Faye. Heidegger est donc plus choisi et élu comme Recteur parce qu’il est à cette époque plus présentable qu’un social-démocrate, même si, chose qu’E. Faye ignore (dans le sens qu’on voudra), un ministre de l’instruction social-démocrate de Prusse en 1930, a demandé au vilain proto-nazi Heidegger de venir enseigner à l’Université de Berlin, ville rouge, bastion de la gauche. Mais pour protéger l’Université de Fribourg, Heidegger doit en 1933 adhérer, ce qui est d’ailleurs exigé des nouveaux recteurs dans le cadre de la Gleichschaltung. Quant aux idées politiques de Heidegger avant 1933 ?


    Malgré les procureurs rétrospectifs et autres enquêteurs policiers, nul ne les connaissait lorsqu’il adhéra, puisque nombreux sont les témoins de ses cours qui dirent leur étonnement ! Ce petit fait donne à penser que Heidegger a ou bien très bien caché son jeu (thèse ancienne des anti-heideggeriens), ou bien pris une décision risquée, mais pas que les cours, séminaires et livres de Heidegger indiquaient une sensibilité pro-nazie, comme E. Faye tente de le prouver, ce qui d’ailleurs implique que les meilleurs étudiants de Heidegger, y compris sa maîtresse Hannah Arendt (juive), ne comprenaient rien à sa pensée profonde. Pour les vrais spécialistes de Heidegger, son œuvre publiée ni ses cours ne donnaient aucune indication claire à ce sujet, même si on y sentait une distance avec la philosophie libérale, basée sur le néo-kantisme transcendantal. Mais cela annonçait-il une adhésion au NSDAP ? La philosophie libérale d’ailleurs n’empêcha pas certains de ses membres de rallier le régime. Rappelons inversement qu’un nietzschéen vitaliste, élève de Driesch, comme Ernst Jünger refusa avec dédain toutes les propositions d’adhérer au NSDAP avant et après 1933.


    Pour Farias, Heidegger était proche du NSDAP depuis le début des années trente. Pour E. Faye, il est sympathisant discret mais résolu du NSDAP depuis la crise de 1929 ou le début des années 30. En fait, on sait seulement que sa femme Elfriede Petri est une sympathisante déclarée par le témoignage du premier mari de Hannah Arendt, le philosophe Günther Anders, qui se souvenait de l’invitation « déplacée » à adhérer au NSDAP que lui fit ingénument l’épouse de son professeur pendant une randonnée en Forêt Noire. Laissons ici l’hypothèse d’une exagération d’Anders, amoureux jaloux d’Arendt (eh oui, ça peut compter pour la Stimmung du Dasein !) : Anders très critique plus tard sur la philosophie selon lui transcendante de Heidegger (sa critique ressemble à celle d’Adorno) est d’ailleurs assez proche de Heidegger, dont il fut l’étudiant, pour la critique socio-politique de la modernité et de la technique. Comme quoi Heidegger a une œuvre sans doute plus profonde que ne le laisse accroire E. Faye. Revenons à Mme Heidegger : peut-on sérieusement inférer de la sympathie affichée de Mme Heidegger pour les Jeunesses hitlériennes, qu’elle voit naïvement comme une forme de scoutisme (du genre des romantiques naturistes Wandervögel) mobilisant la jeunesse sur des principes « sains » de sport (les Heidegger valorisent le sport et un rapport incarné au corps, au monde) et de communauté (elle tient ces propos au retour d’une randonnée de ski de fond), que son mari était exactement dans ces sentiments. Pauvre Mme Heidegger, considérée, sur la base de ragots de village, comme une bonne nazie, une nazie « fanatique » jusqu’au bout, par Farias et Faye le jeune pour avoir participé à des œuvres de secours pendant la guerre ! Pour montrer la bêtise des constructions d’E. Faye, signalons que l’inscription obligatoire des enfants Heidegger dans les jeunesses hitlériennes est prise pour un signe qui ne trompe pas ! Quant à Hermann Heidegger, fils encore vivant de Martin Heidegger et « encore plus nazi que son père de son propre aveu », dixit Faye le jeune, il est accusé de néo-nazisme ou de révisionnisme pour avoir publié des articles nullement apologétiques ou idéologiques dans des revues de l’armée ou d’histoire militaire (c’est un officier de carrière).


    Un des trucs fondamentaux pour paralyser l’adversaire et impressionner les badauds, consiste à user de mots magiques, comptant bien que la honte d’avouer son ignorance ou la paresse de vérifier fera concéder l’argument (et tout est bon à prendre ici). Jamais à court de cartes dans sa manche, E. Faye mentionne donc à l’étonnement général l’adhésion de Heidegger à la « méthode Boxheimer », allusion à un plan de réaction brutale de la NSDAP en cas de coup d’État communiste : il s’agissait d’une planification par les nazis de la liquidation systématique des dirigeants « rouges » , prévue minutieusement par le juriste nazi Best en 1931 et révélée en novembre de cette année par une perquisition de la police à Boxheimer Hof, en Hesse, suite à une dénonciation d’ex-député régional nazi sanctionné par son parti. L’affaire fit grand bruit dans la presse. Dans ces circonstances, Heidegger aurait confié à un intime dans son chalet de Todnauberg à Noël 1931 que dans certaines circonstances, il fallait savoir recourir à ce genre de méthode ! Admettons généreusement (unus testis, nullus testis) que la source soit fiable, l’argument semble porter assez court à y réfléchir quelques instants. Indépendamment du nazisme des auteurs de la méthode, qui d’ailleurs est un nazisme du programme de 1920, la méthode consiste en effet à réagir violemment à la violence d’un coup d’État (illégal par hypothèse). Connaît-on beaucoup d’États (à quoi sert donc l’article 16 sur les pleins pouvoirs présidentiels de la Constitution française ?) ou de responsables politiques appelés « hommes d’État » qui n’envisagent pas l’élimination de leurs opposants « radicaux » (comme diraient certains) en cas de révolution violente de leurs ennemis ? Mieux : le premier exemple est celui que nous offre, en 1919, le très démocratique SPD !

     

    Ce parti récemment arrivé au pouvoir (suite à une révolution bien entendu légitime) confia aux corps francs et à la Reichswehr (armée impériale) la liquidation physique des groupes spartakistes et de leurs dirigeants (Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht à Berlin, Kurt Eisner à Munich, etc) ! Le ministre de la guerre SPD Noske déclara alors qu’il serait le « chien sanglant » exigé par les événements, et on le félicita de son sens du devoir dans ces circonstances tragiques. Il ne s’agit pas d’approuver quelque nazisme ici ou d’adhérer aux pensées supposées de Heidegger, mais de mettre les choses en contexte et de demander une loyauté minimale dans la critique : le pourrissement de la vie politique de Weimar (stable et relativement acceptée entre 1924 et 1929 seulement) remonte à sa naissance. En fait, le vrai scandale de Boxheimer, c’est que la NSDAP pense profiter de la crise pour prendre le pouvoir ! Mais ce qu’on ne sait pas et qui ici devrait importer, c’est si Heidegger cautionne la NSDAP ou la méthode de réaction énergique de l’État et/ou des partis nationaux énergiques pour stopper une révolution bolchevique. Un détail encore !


    Heidegger aurait dit à Bultmann avoir voté en 1932 pour le NSDAP, certes. Hermann Heidegger dit que son père a voté pour un parti régionaliste viticulteur en 1933. Pourquoi pas ? N’est-il pas permis de changer de vote, notamment en voyant les tendances de l’électorat ? N’est-ce pas un comportement répandu et d’ailleurs parfois compréhensible et raisonnable ? E. Faye en déduit au contraire « qu’il est permis de se demander si » (sic) Hermann Heidegger ne serait pas révisionniste et ne cacherait la vérité sur le nazisme de son père : façon de répondre en se cachant derrière la prétérition. Heidegger avait le secret de son vote, notamment en 1932 et 1933, mais Heidegger n’avait guère de considération pour le régime de Weimar et souhaite une révolution de l’« être-allemand tout entier ». Il a dit cependant dans les années 1960-1970 à F. Fédier, qui le questionnait explicitement à ce sujet, n’avoir pas voté pour le NSDAP en 1933. Cachotterie de nazi honteux ? Seules choses établies : Heidegger ne signe pas la pétition des intellectuels de mars 1933 en faveur de Hitler (alors chancelier depuis deux mois) et du NSDAP pour les élections de l’incendie du Reichstag, alors que nombre de ses collègues le font: un geste tout de même extraordinaire dans le contexte de pression d’État sur les milieux académiques, puisqu’il s’agit d’obtenir la bénédiction des élites culturelles par le chantage « Hitler ou le chaos » (la menace communiste !); or si Heidegger avait été sympathisant voire partisan hypocrite, n’aurait-il pas manifesté alors son appartenance de cœur ? D’autant que l’anticommunisme semble avoir été une constante de ses convictions politiques. Or il n’adhère pas non plus au Parti avant mai 1933, soit le moment de son élection comme recteur, quand il peut difficilement faire autrement et que ses collègues comptent sur lui pour limiter l’intrusion du NSDAP dans l’université. Mais de tout cela, E. Faye n’en a cure. Un chercheur talentueux, on vous dit.

    L’attitude de Heidegger à l’égard de la NSDAP pendant le Troisième Reich enfin éclaircie ? Il s’agit, nous dit E. Faye, de faire parler les archives de temps de guerre du NSDAP. Sur-interprétant des fiches finalement peu précises sur l’essentiel, Faye prétend en tirer d’authentiques preuves sur la fidélité intérieure au Parti et confond d’ailleurs en passant a) les convictions privées supposées de Heidegger avec le message de la pensée d’universitaire, et b) cette pensée de l’œuvre (toujours disponible) avec son appréciation comme membre du Parti par les services du NSDAP. Ensuite c’est faire crédit au Parti. Mais E. Faye sait seulement montrer ce que le Parti « perçoit » (p. 524) de « la distance politique » de Heidegger ! Le fait que Heidegger ne participe jamais à aucun travail de cellule dans le cadre du NSDAP réel après le Rectorat montre assez l’idée qu’il se fait bien vite du parti auquel il a adhéré par pari. Tout cela est certainement plus important que la fiche qui montre qu’il était abonné au Völkische Beobachter, bulletin officiel du Parti. Or ce journal était répugnant, dit courageusement E. Faye. C’est ce qui s’appelle passer à côté du problème. Comme si un observateur du politique, de surcroît en dictature, devait cesser de lire les mauvaises nouvelles et l’idéologie de l’adversaire !

     

     Comme s’il pouvait se dispenser de renouveler son abonnement, en restant membre du Parti ! Il faudrait expliquer à Emmanuel Faye qu’il aurait été absurde de résilier cet abonnement, si répugnant en soit le contenu, tout en restant officiellement membre du Parti. En se couvrant, Heidegger couvrait sa famille. Farias a souligné, c’est un de ses « apports documentaires », que Heidegger avait payé ses cotisations jusqu’en 1945. La belle affaire ! Question : imagine-t-on en 1934, alors que Hitler devient Führer et chef d’État du Reich, de démissionner du Parti ? et de garder en même temps son poste d’universitaire ? Faye va plus loin : Heidegger apparaît comme un donateur du Parti ! Imagine-t-on un professeur ordinaire d’Université membre du Parti ne pas l’être ? Dans une société en crise, imagine-t-on que le Parti aurait vu d’un bon œil qu’un membre plutôt aisé du Parti se dispensât de montrer l’exemple ? Et concevrait-il que cette mesquinerie ou ce refus exprimât la fidélité au Parti sans sacrifice ? Or, la fiche du NSDAP signale que Heidegger ne fait guère de zèle dans ses donations ! Faye ne voit que le « oui » à la question sur le « Est-il un généreux donateur ? », sans voir la réserve : « ça pourrait être mieux ! ». Or, on pourrait aussi bien se demander, sans « révisionnisme philo-nazi» (mais du révisionnisme sur le travail d’E. Faye, certainement) si c’est par ladrerie ou par manque de conviction que Heidegger ne débourse pas plus. Docteur Faye ne doute jamais, lui : donner à la NSDAP, c’est toujours trop ! Bien sûr …


    A ce sujet, on lit aussi que le NSDAP, peu intéressé par le détail de la pensée heideggerienne, relativisait les critiques contre Heidegger de collègues philosophes bien plus zélés que lui, sachant que des disputes théoriques doublées d’animosités personnelles les opposaient. Que le Parti ait estimé que Heidegger était « fiable politiquement » pendant la guerre signifie-t-il pour nous que Heidegger était partisan des camps d’extermination ? Cela signifie seulement que Heidegger était tenu pour un « intellectuel » prestigieux, qui n’encourageait pas clairement ses étudiants à l’insoumission et qui restait un patriote, un critique radical du marxisme, du communisme et du matérialisme libéral anglo-saxon, consacrait ses cours à des gloires nationales comme Hölderlin et Nietzsche ou à de vieux textes grecs. Les accusations de subversion de certains collègues laissaient les services du Parti froids. C’est peut-être de quoi Heidegger voulut demander pardon à Jaspers en lui disant sa honte dans une lettre fameuse d’après-guerre.


    Cette adhésion doit donc être interprétée, si on y tient, avec sérieux. Comme le fait remarquer Fédier, en devenant Recteur dans le cadre du Führerprinzip, Heidegger devient la seule autorité légale dans l’université et peut espérer faire admettre sa rénovation nationale et sociale et son national-socialisme aux étudiants SA et au parti régional ! Si on lit alors le Discours du Rectorat, qui ne mentionne jamais le nom de Hitler, comme une affirmation d’une autre autonomie de l’université dans le cadre de l’État nouveau, comme une sorte de retournement à son profit du système d’autorité, on peut y voir l’expression d’un rapport de force et d’un jeu habile de canalisation du nazisme du Parti en espérant une entente avec le ministère et le Führer suprême. Si comme il le dit, Heidegger n’a pas voté pour le NSDAP en 1933, il a pu espérer un rééquilibrage des tendances du Parti dans le sens de ses thèses à condition de pouvoir comme recteur et professeur et de l’intérieur du Parti (même s’il n’y siège jamais jusqu’en 1945).

     

    La photographie que perfidement E. Faye et d’autres, par exemple Le Monde en publiant le compte-rendu élogieux de son livre, présentent d’un Heidegger au milieu d’une brochette de dignitaires universitaires nazis, frappera les imaginations ignorantes comme une preuve accablante, alors que dans n’importe quelle dictature, il est impossible à un fonctionnaire de ne pas être un jour pris en cliché avec des collègues qu’on n’a pas choisis. La tête grincheuse de Heidegger en dit long sur son embarras (c’est en tous cas une possibilité herméneutique), mais on y verra peut-être un signe de plus et éclatant de sa cruauté, de son arrogance et d’une misanthropie nazie ! Ne doit-on pas rappeler en face de cela qu’il ne se montre jamais à aucune réunion de cellule du parti nazi de toute la durée du Troisième Reich. Que vaut le fait, dès lors, qu’il ait dû payer ses cotisations d’adhérents dans un système où l’adhésion était irréversible de facto ?


    L’adhésion semble donc s’expliquer par des raisons d’opportunisme politique (pas du carriérisme, ni de l’enthousiasme naïf) et par un pari risqué : Heidegger semble accorder au socialisme national du NSDAP le bénéfice du doute, mais traduit l’idéal général communautaire, social et national, dans des termes issus de sa pensée, en se posant en théoricien post-républicain de la communauté allemande. Victor Farias a essayé de prouver la thèse d’une adhésion de cœur au moins à une première phase du nazisme en faisant de Heidegger un sympathisant des SA, de l’aile sociale, qui aurait quitté le Rectorat déçu de l’affaiblissement de la SA peu avant la nuit des Longs Couteaux. En fait, si Heidegger doit ménager la SA comme institution en 1933-34, on sait qu’il refuse son intervention dans les nominations et contrôle les prises de paroles des SA dans les amphithéâtres. À la même époque, il donne la parole pendant la journée politique de l’université à von Weiszäcker, venu parler en bien de l’œuvre du Juif Freud ! Quant à la Nuit des Longs Couteaux, il aurait fallu être sans cœur ni cervelle pour ne pas être horrifié et ébranlé du massacre des SA, quoi qu’on ait pensé de leurs débordements. Thomas Mann et Ernst Jünger aussi ont été horrifiés de ce massacre des SA. La question est de savoir ce qui motive l’horreur ! Le dévoilement du cynisme et de la cruauté de Hitler, prêt à trahir ses plus anciens partisans et une partie de son parti, pour durer ? Le meurtre de centaines de « camarades de Parti » ? La liquidation de l’armée populaire socialiste des SA, prélude à une soumission au capitalisme et aux élites traditionnelles ? Le calcul pour obtenir le ralliement de l’armée à la mort de Hindenburg, est évident à cette date. Le défaut des interprétations de Heidegger dans le cadre des combats internes et des tendances du parti nazi c’est de confondre sympathie pour la révolution nationale et sociale, avec adhésion à ce qu’en fait le NSDAP. Le fait que Heidegger ne participe jamais à aucun travail de cellule dans le cadre du NSDAP réel après le Rectorat montre assez l’idée qu’il se fait bien vite du Parti.


    On peut déplorer l’adhésion au Parti, l’apparent soutien au nazisme de 1933-1934 puis la fidélité de Heidegger à son État dans une époque, où d’autres refusèrent tout rapprochement, et d’autres, assez rares, résistèrent au risque de leurs vies, à condition de s’interdire les raccourcis et encore plus encore les trucages historiques. S’il est sûr qu’il fut en quelque façon « nazi », au moins en 1933-34, reste à savoir quelle sorte de nazi il fut. Qui prétend travailler sur « Heidegger et le nazisme » doit s’astreindre à une compréhension de la « situation » dans sa complexité et situer l’attitude de l’individu dans un contexte qui croise l’événement socio-politique, son interprétation de ces événements, la connaissance de ses convictions profondes et la prise en compte de son « éthique de responsabilité » pour reprendre un terme de Max Weber. Les moralisateurs rétrospectifs qui traitant le réel à l’aune de leur ignorance des faits, s’épargnent la compréhension de la difficulté des choix tragiques d’une époque tragique (époque qui faisait choisir à d’autres, le camp stalinien en pleine activité goulagienne) au nom d’un simplisme enfantin, doivent être rappelés à la décence. Que cela choque ou non les maîtres censeurs, Heidegger mérite un minimum d’empathie de qui veut parler de ses engagements. C’est la base de l’herméneutique de la justice.


    Mais au fait, où Heidegger pouvait-il trouver la synthèse d’un espoir de renouvellement politico-social et d’audace historique devant la crise de l’époque ? La solution politiquement correcte de notre temps : la SPD démocratique. On a vu le sang qu’elle avait sur les mains depuis 1919 pour les délicats. Or ce parti officiellement marxiste et internationaliste (même s’il n’est plus guère ni l’un ni l’autre en pratique depuis 1914 au moins) n’a ni majorité viable à l’appui depuis 1930 (la coalition centriste de Weimar est en pleine déliquescence et n’a plus de majorité, tandis qu’une alliance avec le parti communiste lui est interdite pour plusieurs raisons) et incarne de facto le statu quo et l’impuissance. Lire à ce sujet de l’Américain William Sheridan Allen, Une petite ville nazie 1930-1935 (10/18,traduction française Robert Laffont 1967, de The Nazi seizure of Power, 1965). Sur le plan philosophique, la social-démocratie allemande a troqué le marxisme classique et la lutte des classes (certes encore mentionnés officiellement) pour la « nouvelle rationalité » qui fait confiance à la technique et à l’État de droit libéral pour créer le socialisme démocratiquement. Finalement le SPD dans ses débats les plus théoriques oscille entre Cercle de Vienne néo-positiviste dans son progressisme abstrait émancipateur et néo-kantisme du sujet. En route vers la révision doctrinale officielle du congrès de Bad Godesberg. Pourquoi pas ? Mais Heidegger n’est pas de cette école et pense que cette voie est une impasse. Le Centre catholique clérical ? La droite militaire présidentielle qui soutient Hindenburg? E. Faye mentionne un propos privé qu’aurait tenu Heidegger au début des années trente : le chancelier conservateur autoritaire Brüning ne serait pas l’homme de la situation, aurait-il dit (E. Faye, p.54). Façon de dire sa préférence pour Hitler. Or, les historiens savent que Brüning a objectivement préparé la voie à Hitler, puisqu’il a légiféré par ordonnances, substituant officiellement (avec le soutien du constitutionnaliste Carl Schmitt) la dictature présidentielle au fonctionnement régulier semi-parlementaire de la république ! On se demande même aujourd’hui si la droite autoritaire allemande n’a pas choisi alors, peut-être avec le soutien discret de Brüning, sûrement sous le gouvernement von Papen, de légitimer la NSDAP (incontournable depuis 1930 pour former un gouvernement de droite nationale à base parlementaire) comme futur parti de coalition en tolérant ou en encourageant les désordres de rue et en laissant les SA incarner une sorte de police spontanée du peuple.

     

    Laissons ces débats à l’historien. Je renvoie le lecteur, entre autres titres, au livre récent de Dirk Blasius, Weimars Ende. Bürgerkrieg und Politik 1930-1933 (éd. Vandenhoek & Ruprecht, à Göttingen 2005). Ce qui est clair : la dictature Brüning portait en elle le principe dictatorial et de l’aveu de tous les témoins, facilita la légitimation de celle de Hitler. Quant à Brüning, sa politique d’endiguement du nazisme, sans base populaire, socialement conservatrice et économiquement anti-sociale, échoua. Que Heidegger ait compris la nécessité de cet échec et osé envisager une révolution avec la NSDAP, qu’il ait en tous cas repéré en « weberien » le charisme de Hitler et sa capacité à incarner le renouveau politique et les efforts de reconstruction de l’État allemand ne choque pas tant que cela, même de la part d’un philosophe, si on se replace dans la désorientation de la bourgeoisie allemande et la possibilité d’une guerre civile. Le NSDAP avec ses graves défauts pouvait dans cette époque troublée apparaître comme un mouvement en gésine, porteur de projets novateurs plus audacieux et d’ailleurs en partie indéterminés. Même s’il n’avait pas voté pour lui en 1933, Heidegger pouvait imaginer une coopération conditionnelle une fois Hitler au pouvoir.


    La loyauté oblige à dire que le nazisme de 1934-1938 (avant l’évidence de sa volonté de guerre d’expansion), voire de 1941 (avant le début de la Solution finale et des politiques d’extermination de masse) n’inspirait pas l’horreur qu’il suscite rétrospectivement, bien que les lois raciales de Nuremberg (1935) aient été déjà promulguées (les nazis y voyaient une application à l’allemande des lois religieuses juives de séparation des Juifs eux-mêmes d’avec les Goyims et se seraient « dits » eux aussi sionistes) et que le Führer régnât en chef absolu. Thomas Mann hésita à rentrer en Allemagne pendant les premiers mois de 1933 et évita d’attaquer de front le nouveau gouvernement pour obtenir l’autorisation de rentrer et de publier, afin de ne pas perdre son public (il fallut la haine des nazis, l’autodafé public de ses livres et la pression de ses enfants pour qu’il coupât définitivement les ponts avec l’Allemagne, le pays de sa langue), tandis que les émigrés expérimentaient le déclassement et l’isolement culturel de l’apatride. On lira à ce sujet l’excellent Weimar en exil de J-M. Palmier, admirateur de Heidegger et d’Adorno et l’une des bêtes noires d’E. Faye.


    Le nazisme ne révéla son projet que progressivement. L’adhésion au national-socialisme change de sens avec le temps, et selon le degré d’implication et de conscience de chacun. Il était possible de sympathiser quelques années avec le nouveau régime sans être ce que nous appelons aujourd’hui un « nazi ». A preuve, l’interprétation positive de l’élection de Hitler aussi bien par Léon Blum en 1933 (obsédé par la crainte du militarisme de l’aristocratie prussienne) que par André Breton en 1936 (fasciné par la brutalité non-conformiste de la diplomatie de ces nouveaux venus sur la scène internationale). Une partie des polémiques contre « Heidegger nazi » nie ces données, nie l’historicité du déploiement de la vérité du nazisme par les actions de sa politique. Il ne s’agit pas de nier la part de violence originaire du national-socialisme ni son antisémitisme virulent ; il s’agit de reconnaître la place qu’ils avaient en 1933 et la relativisation que beaucoup pratiquaient (y compris les organisations juives de la république de Weimar, et l’ensemble des démocraties occidentales) dans le contexte de chaos économique et de menace de guerre civile de 1933. Une adhésion au Parti et à sa rhétorique étaient alors concevables, du moins elle n’avaient pas le caractère criminel que nous y voyons rétrospectivement aujourd’hui. C’est pourquoi il est ridicule et malhonnête de moquer, comme fit en 1996 un certain Blain dans le magazine commercial « littéraire » Lire, la traduction par François Fédier de « Nazionalsozialismus » par « socialisme national » dans les discours et écrits de 1933-1935 de Heidegger ! Il s’agit, sans nier l’adhésion au NSDAP, de redonner au mot un peu de son sens apparent pour les gens de l’époque et d’éviter les anachronismes ! Comme l’a souligné maintes fois Karl Kraus, l’arrogance de certains journalistes n’a d’égale que leur bêtise et leur ignorance. Mais il est temps à présent de parler du sens du socialisme national.

    ...A suivre

    *Maximilien Lehugeur, ancien élève de l’Ecole normale supérieur (Ulm) et agrégé d'histoire, a obtenu un DEA de philosophie. Il enseigne la philosophie et l’histoire des idées.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:15

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    « Sur la construction de quelques mythes balkaniques » montre comment les médias occidentaux sont parvenus à donner une interprétation aberrante des guerres balkaniques de la fin du 20ème siècle en déformant systématiquement les faits dans un sens contraire à la raison. A bien des égards , par la sophistication des moyens de persuasion dont ils disposent , leur pouvoir d'encadrement spirituel de l'opinion dépasse celui que détenait le pouvoir ecclésiastique sous l'absolutisme.

La Rédaction

 


Sur la Construction de quelques mythes balkaniques

-

Mars 2005

 

 

 Marc-Antoine Coppo*

 

                                                                     
Il y a près de dix ans, dans un livre magistral[1], Hubert Védrine avait parfaitement résumé l'interprétation médiatique dominante, en Occident, des événements tragiques survenus dans les Balkans au cours de la décennie 90. « Par une sorte de fascination mimétique pour la guerre du Golfe, conflit simple s'il en est - l'invasion du Koweit par L'Irak -, écrivait-il, la tragédie yougoslave sera décrite pendant des années, par la majorité des médias occidentaux, comme une invasion de la Croatie et de la Bosnie par la Serbie. Résumons cette thèse : un régime et un peuple haïssables, communistes et nationalistes, ont envahi deux pays voisins; il faut les en chasser; on peut le faire sans risque comme la guerre du Golfe l'a démontré. Tout autre point de vue est pro-serbe. CQFD. Cette vision n'a qu'un rapport lointain avec les faits, mais elle persistera, sous-jacente à toutes les campagnes menées contre la politique française vis-à-vis de l'ex-Yougoslavie ». Analysant les raisons de cette lecture mythique du conflit, l'ancien conseiller diplomatique de François Mitterrand invoquait « l'anticommunisme anti-serbe, un certain esprit libertaire, à la fois quarante-huitard et soixante-huitard, favorable par principe à la libération des peuples (mais de certains peuples plus que d'autres) et indifférent à ses conséquences, une influence allemande qu'on a déjà vu s'exercer dans les médias au moment de la réunification », et il soulignait « le phénomène très français des intellectuels qui a donné à ce mouvement d'opinion dans notre pays une coloration particulière ».

Le mythe de l'invasion serbe


Ce mythe de l'invasion serbe de la Croatie et de la Bosnie évoqué par Védrine sera, quelques années plus tard, étendu au Kosovo par des pseudo-experts que les médias français présenteront habilement comme des « spécialistes des Balkans ». L'un des plus connus d'entre eux prétendra ainsi que « le Kosovo jouissait aux termes de la Constitution et dans les faits, des mêmes prérogatives que les républiques. Il aurait donc dû obtenir le passage à l'indépendance dans les mêmes conditions. Il ne dépendait que de la fédération. Celle-ci disparaissant, l'indépendance lui aurait été naturellement acquise. Mais il n'en fut pas ainsi parce que tous les droits constitutionnels dont il jouissait lui ont été retirés par un coup de force policier et militaire dès 1989, et il s'est trouvé intégré (ou selon la terminologie serbe « réintégré ») au sein d'un autre membre de la fédération, la Serbie. Cette annexion est tout à fait comparable à celle du Koweit par l'Irak l'année suivante[2] ». Les médias évoqueront alors la résistance pacifique d'un soi-disant « peuple interdit [3]» soumis à une prétendue politique d'« apartheid » qui, en réalité, n'existait pas[4].

Manipulation des esprits

La propagation de telles légendes n'a été rendue possible, et n'a pu fonctionner aussi longtemps, que grâce à l'instauration dans l'opinion d'un état d'esprit très particulier, conduisant les individus à renoncer progressivement - et à leur insu – à toute forme d'esprit critique. « Car l'important dans la manipulation, explique Stanko Cerovic, c'est de faire durer l'information qui doit créer un certain état d'esprit, il faut que le choc se répète jusqu'à ce qu'il suscite cette sorte de fièvre émotionnelle qui amène les gens à s'enfermer dans l'autisme. Une fois cela obtenu, la vérité ne peut plus pénétrer dans les cerveaux, on peut alors publier des « informations objectives » mais toujours fragmentaires. Ce sont de petits détails qui ne perturbent pas l'image générale, mais donnent l'impression qu'il ne s'agit pas de propagande[5] ».

Puisant son inspiration dans les colonnes du journal Le Monde, un article d'Abderrahim Lamchichi consacré à la « tragédie des Albanais du Kosovo [6]» illustre à merveille les ressorts de cette manipulation des esprits. « L'exode puis la déportation des Albanais du Kosovo sont le résultat d'un projet longuement pensé et préparé par la direction serbe pour renverser la situation démographique dans la province, peut-on y lire, une preuve (sic) supplémentaire en a été fournie, début avril 1999 par la ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fischer qui a reçu des autorités d'un pays voisin la copie d'un plan du gouvernement de Belgrade détaillant la planification d'une politique de déportation massive de la population kosovare. Il était difficile, malgré le précédent bosniaque, de concevoir qu'à la fin du XXe siècle il se trouverait un dirigeant européen assez cynique et déterminé pour appliquer avec des moyens modernes un plan datant de 1937. A cette époque, Vasa Cubrilovic, un académicien serbe, avait théorisé l'expulsion des Arnaoutes (Albanais) du Kosovo vers la Turquie. Ce plan machiavélique reprend ces idées avec une brutalité incommensurable ». On sait pertinemment aujourd'hui que ce « plan machiavélique » n'était en réalité qu'un faux fabriqué par les services secrets d'un pays balkanique désireux de se rapprocher de l'OTAN, pour le compte du gouvernement allemand[7]. Quant au fameux « plan » de Vasa Cubrilovic (l'un des organisateurs de l'attentat de Sarajevo en 1914) qui reprochait aux dirigeants serbes de son époque de « chercher à résoudre les grands problèmes ethniques au moyen de méthodes occidentales », il n'est jamais entré dans aucun programme d'Etat ni de parti politique en Serbie. En dépit de cette évidence, de faux historiens disposant de puissants relais médiatiques et éditoriaux en France persistent à vouloir en faire un document-clef sur la nature de la politique serbe au Kosovo[8].

L'instrumentalisation du fameux Mémorandum de l'Académie serbe des sciences et des arts (SANU) - un texte alarmiste datant de 1986, plutôt bien accueilli en Occident à sa sortie (par anticommunisme), puis présenté, au cours de la décennie 90 comme un programme d'expansion grand-serbe justifiant « scientifiquement » la pratique du nettoyage ethnique - relève de la même logique manipulatrice[9]. A cet égard, il est significatif que les médias n'aient prêté aucune attention à la parution en 1998 d'un document (tout à fait officiel celui-là) de l'Académie des sciences d'Albanie, intitulé « Plate-forme pour la solution de la question nationale albanaise », qui concluait que « l'aspiration légitime de tous les Albanais est celle de l'unification de tous les espaces ethniques en un seul Etat national ». Une « aspiration » que l'UCK tentera d'imposer, par la violence, au Kosovo en 1998-99 puis en Macédoine en 2001. « Je suis étonné que l'opinion publique occidentale jadis si sensible au mémorandum de l'Académie serbe n'ait pas du tout réagi à cette plate-forme albanaise » constatait amèrement l'écrivain macédonien Ante Popovski[10]. Une des raisons de cette absence de réaction de l'opinion pourrait bien être, justement, que les médias occidentaux n'en ont jamais parlé ...

Le mythe de Milosevic


Un aspect déterminant de la mystification de l'opinion occidentale dans l'affaire yougoslave aura été l'extraordinaire mythe répulsif érigé et entretenu autour de la personnalité de Slobodan Milosevic. A tel point que le politologue Aleksa Djilas a pu déclarer en 1999 au magazine autrichien Format : « J'ai été un critique acéré de Slobodan Milosevic depuis que j'ai entendu parler de lui pour la première fois en 1984, lorsqu'il n'était qu'un dogmatique secrétaire du parti à Belgrade, mais en Occident il est tellement démonisé, que la plupart du temps, je ne peux presque pas le reconnaître ». Pendant des années, le dirigeant serbo-yougoslave sera systématiquement dépeint sous les traits d'un monstre de cynisme assoiffé de pouvoir, alors que sa sympathie initiale pour le sort des Serbes du Kosovo - qui s'estimaient maltraités par la nomenklatura albanaise alors au pouvoir dans la province, et menacés à terme de disparition - était en réalité sincère[11]. Car le phénomène de diabolisation de Milosevic, bien qu'ayant atteint son apogée lors de la guerre du Kosovo de 1999, remonte à une époque bien antérieure à cette période. Il trouve son origine à la fin des années 80 lorsque dans un contexte d'effondrement général du système communiste à l'Est, Milosevic est parvenu à consolider son pouvoir, en permettant à la Serbie morcelée depuis 1974 de recouvrer une souveraineté effective sur ses provinces autonomes de Vojvodina et du Kosovo. Il n'est pas dans notre intention de disimuler les aspects les plus troubles du régime de Milosevic (notamment les liens occultes qu'il a pu entretenir avec les milices paramilitaires d'Arkan et de Seselj), mais de mettre en lumière la construction médiatique par laquelle un homme de pouvoir autoritaire - mais pragmatique et initialement plutôt bien disposé à l'égard de l'Occident - a pu apparaître aussi longtemps comme l'archétype du dictateur anti-occidental[12].

Considéré d'emblée par les médias comme le principal - sinon l'unique - fauteur de guerre dans les Balkans, Milosevic sera présenté comme « le dernier dinosaure, l'unique survivant de l'ère communiste sur le vieux continent[13] ». Un « terne apparatchik » qui se serait soudain métamorphosé au milieu des années 80 en héraut du nationalisme serbe, agressif et xénophobe, pour accéder, puis se perpétuer au sommet du pouvoir. Les médias prétendront ainsi qu'il avait secrètement approuvé le contenu du Mémorandum SANU, avant de s'en inspirer ouvertement pour mener sa politique criminelle de « Grande Serbie ». Selon Le Monde, ce serait lors d'une visite mouvementée au Kosovo, les 24 et 25 avril 1987, que Milosevic aurait montré son vrai visage (thèse reprise par l'accusation lors de son procès devant le TPIY). Pourtant, dans le discours qu'il prononça ces jours là, Milosevic condamna le nationalisme ethnique en des termes on ne peut plus clairs : « L'attitude qui consiste à revendiquer un Kosovo ethniquement pur, économiquement et politiquement autonome et isolé, est non seulement idéologiquement, politiquement, ethniquement impossible mais encore contraire aux intérêts du peuple albanais lui-même. Cette partie-ci du peuple albanais tend vers l'Europe, vers une société moderne et il ne faut pas la freiner sur cette voie. Nationalisme signifie toujours isolement vis à vis des autres, enfermement dans des cadres restreints ce qui entraine un retard dans le développement. Tout peuple, toute ethnie qui s'enferme dans le nationalisme manifeste un comportement irresponsable envers son propre devenir.

 

C'est pourquoi nous, communistes, devons entreprendre tout ce qui pourra mener à l'élimination des conséquences du comportement nationaliste et séparatiste tant au Kosovo que dans les autres régions du pays » martela-t-il[14]. Son célèbre discours du 28 juin 1989 prononcé à l'occasion du sixième centenaire de la bataille du Champ des merles (qui marqua une étape décisive dans la pénétration ottomane dans les Balkans), sera quant à lui qualifié de « haineux[15] », « ultra-nationaliste[16] », « très violent[17] » par des commentateurs qui ne l'avaient pas lu. En réalité, le passage le plus « violent » de ce discours (et le seul que les commentateurs aient retenu) est le suivant : « Voilà déjà six siècles que l'héroïsme de nos ancêtres inspire notre créativité, alimentant notre orgueil et nous interdisant d'oublier que nous fûmes jadis une grande armée, courageuse et fière, une des rares qui soient restées invaincues dans la défaite. Aujourd'hui, six siècles plus tard, nous sommes de nouveau plongés dans des batailles, et confrontés à des luttes à venir. Ce ne sont plus des batailles armées, bien que celles-ci ne soient pas encore exclues. Mais de quelque nature qu'elles soient, ces batailles ne sauraient être gagnées sans détermination, courage ni esprit de sacrifice, sans ces vertus qui furent jadis présentes sur le champ du Kosovo[18] ». Dans le même discours, Milosevic réaffirmait cependant le caractère pluri-national de la Yougoslavie : « la Yougoslavie est une communauté multinationale et elle ne peut subsister que moyennant une égalité totale de toutes les nations qui y cohabitent. Cela, nos ennemis, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs, le savent bien, et ils axent en général toute leur activité subversive sur l'approfondissement des conflits interethniques[19] ».

Il est significatif de constater qu'à partir de 1992, Milosevic eut beau soutenir quasiment tous les plans de paix de la « communauté internationale » en Croatie et en Bosnie : plan Vance (1992), plan Vance-Owen (1993), plan du « groupe de contact » (1994), eut beau s'affronter à l'intransigeance des dirigeants croato-serbes (Milan Babic) et bosno-serbes (Radovan Karadzic), allant même jusqu'à leur imposer, à partir de 1994, un embargo pour les faire plier, rien n'y fit. Aux yeux des médias occidentaux, il demeura toujours la figure emblématique, et honnie, du « national-communisme » à abattre ! C'est pourtant grâce à d'importantes concessions de sa part (notamment la rétrocession de l'intégralité des quartiers de Sarajevo sous contrôle serbe), - concessions qui lui seront d'ailleurs violemment reprochées par les Serbes de Bosnie et par l'extrême-droite serbe[20]- que les négociations de Dayton qui mirent fin à la guerre en Croatie et en Bosnie, purent aboutir[21]. Mais ce genre de « détails », tout particulièrement les graves dissensions entre Milosevic et les dirigeants politiques bosno-serbes (qui étaient loin d'être de simples « marionnettes du maître de Belgrade » comme on l'a très souvent prétendu) furent largement passés sous silence, car ils s'accordaient mal avec cette grille de lecture volontairement simplificatrice, consistant à tout faire retomber sur une seule tête brûlée. Le directeur des études internationales du Monde, Daniel Vernet, prétendra ainsi qu'« obligé de battre en retraite à Sarajevo, Slobodan Milosevic semble préparer sa réintégration dans la communauté internationale.

 

Mais c'est pour mieux lancer sa quatrième campagne destinée à purifier la terre sacrée des Serbes de ses derniers infidèles: les Albanais du Kosovo[22] ». Quelques mois plus tard, le même Vernet révèlera au lecteurs du Monde qu'« au-delà de toutes les belles déclarations humanitaires la guerre du Kosovo et le soutien apporté à l'UCK kosovare ont été le moyen d'empêcher Milosevic de poursuivre son rêve fou de Grande Serbie. La stabilité des Balkans et, en dernière analyse, la réintégration de la Serbie dans l'ensemble européen passaient par l'élimination d'un des derniers nationaux-bolcheviks du continent[23]». Cependant, c'était oublier un peu vite que Milosevic était considéré à la fin des années 80 comme l'un des interlocuteurs les plus coopératifs du Fonds monétaire international (c'est à dire, indirectement, des gouvernements occidentaux[24]), et que c'est encore par cette volonté d'obtenir la compréhension - sinon le soutien - de l'Occident qu'en 1992 il nomma au poste de Premier ministre de la nouvelle République fédérale de Yougoslavie, un homme d'affaires serbo-américain, Milan Panic, revenu à Belgrade pour l'occasion.

Pendant dix ans, les médias occidentaux réussirent le tour de force de faire passer le régime de Slobodan Milosevic pour une effrayante dictature national-communiste qui aurait entrepris de démembrer, ruiner, et « purifier » la Yougoslavie, alors qu'il était certainement - en dépit de ses nombreux travers - le régime le plus démocratique que la Serbie ait connu de toute son histoire ! Dans le même temps, la situation économique catastrophique (dûe en particulier à l'énorme dette léguée par la régime titiste), ainsi que la Constitution, non-démocratique et incohérente, de 1974 qui entravait le développement économique et politique de la Serbie, autrement dit les véritables causes de l'éclatement de la Yougoslavie, étaient, à quelques exceptions près, passées sous silence par les commentateurs.

La nouvelle Eglise de l'Occident ?


Par les interprétations extravagantes auxquelles elle a donné lieu, la guerre dans les Balkans de la fin du XXème siècle aura été particulièrement révélatrice de l'extraordinaire capacité de la machinerie médiatique à fabriquer des mythes politiques. Selon certains observateurs[25], les médias chercheraient à exercer à l'heure actuelle un pouvoir d'encadrement spirituel de l'opinion comparable à celui que détenait le pouvoir ecclésiastique sous l'absolutisme, en diabolisant les « ennemis de l'Occident », en instrumentalisant sans vergogne le discours sur les droits de l'homme et la démocratie, en déformant les faits dans un sens contraire à la raison, ainsi que le firent jadis les prêtres à propos des récits mythiques des religions révélées. « En s'inscrivant dans cette philosophie de l'Histoire où la démocratie et les droits de l'homme représentent une idée qu'imposent des Etats incarnant à priori le Bien, les Occidentaux renouent au fond avec un universalisme qui n'est guère nouveau[26] » note fort justement Eric Remacle. Pour légitimer cette forme d'universalisme guerrier, les médias disposent de moyens quasiment illimités, de la technologie la plus évoluée, de méthodes de persuasion éprouvées. A cet égard, aucune Eglise ne saurait se comparer à cette nouvelle « Eglise de l'Occident ». Comme l'écrit l'ancien dissident soviétique Alexandre Zinoviev, les médias constituent désormais le « mécanisme supérieurement organisé et rodé de la supra-idéologie occidentiste[27] ».

 

*Marc-Antoine Coppo, universitaire français né en 1963, co-auteur de La Manipulation à la française, Economica, Paris, 2003, a écrit de nombreux articles sur les représentations médiatiques des conflits balkaniques des années 1990 dans Junge Welt, Bastille-République-Nations, Balkans-Infos et Le Monde diplomatique.

_______________________________

 Notes :

[1] Cf. Les mondes de François Mitterrand, Fayard, Paris, 1996.

[2] Voir Paul Garde : « Kosovo : missile intelligent et chausse-pied rouillé », Politique internationale, été 1999.

[3] Cf. « Résistance sans armes du peuple interdit », Manière de voir 45, mai-juin 1999.

[4] Sur ce mensonge de l'apartheid, cf. Jurgen Elsässer, La RFA dans la guerre au Kosovo. Chronique d'une manipulation. L'Harmattan, 2002, p. 229-230.

[5] Cf. Stanko Cerovic, Dans les griffes des humanistes, Climats, Castelnau-le-Lez, 2001, p. 240.

[6]Voir cet article sur le site : www.ifrance.com/Confluences/auteurs/lamchichi.htm

[7] Cf. Jurgen Elsasser, op. cité.

[8] Sur l'influence de ces faux historiens, voir l'étude que leur a consacrée l'historien Dusan T. Batakovic : « Le nettoyage~ethnique ? » sur le site : http://www.bglink.com/bgpersonal/batakovic/articles.html

[9] Pour une excellente étude de cette ré-interprétation médiatique du Mémorandum dans les années 90, voir Alice Krieg-Planque, Purification ethnique, une formule et son histoire, CNRS éditions, 2003, p. 105-111.

[10] Cf. « Le lit de Procuste », entretien avec Ante Popovski dans Kosovo : le piège, sous la direction de Christophe Chiclet, L'Harmattan, 2001.


[11] Cf. Aleksa Djilas, « A profile of Slobodan Milosevic », Foreign Affairs 72, 1993.

[12] Pour une analyse fine des vrais torts de Milosevic (loin des mythes), cf. Diana Johnstone, Fools' Crusade: Yugoslavia, Nato and Western Delusions.
Pluto Press, London, 2002. Traduction française à paraître courant 2005 au Temps des Cerises.

[13] Cf. Jean-Pierre Langellier, « Slobodan Milosevic, un ambitieux gagné par l'ivresse nationale », Le Monde du 2 avril 1999.

[14] Cf. Slobodan Milosevic, Les années décisives, L'Age d'Homme, 1990, p. 117.

[15] Voir Ignacio Ramonet, « Kosovo », Le Monde diplomatique, février 1999.

[16] Voir la chronologie de la crise yougoslave parue dans Le Monde du 12 février 2002.

[17] Philippe Meyer, L'Esprit public, France-Culture, 1er juillet 2001.

[18] Cf. Slobodan Milosevic, op. cité, p. 314.

[19] Ibid., p. 312.

[20] Le leader national-populiste Vojislav Seselj estimera ainsi que « la plus grande trahison de toute l'histoire du peuple serbe a été commise à Dayton » (interview à Vreme, 27 novembre 1995).

[21] Comme le reconnut après coup le négociateur américain Richard Holbrooke : cf. Richard Holbrooke : To end a war, Random House, New York, 1998.

[22] Voir « Quatre guerres pour purifier la terre sacrée des Serbes », dans Le Monde des 8-9 octobre 2000. On remarquera que l'ex-Président yougoslave se voit attribuer par D. Vernet un mysticisme national-religieux (terre sacrée, purifier, infidèles) qui lui était totalement étranger !

[23] Voir « Kosovo-Macédoine, retour à la realpolitik », Le Monde du 27 mars 2001.


[24] Cf. Susan Woodward : Balkans tragedy. Chaos and dissolution after the cold war, The Brookings institution, Washington, 1995, p. 106-107.

[25] Cf. Régis Debray, L'Emprise, Gallimard, Paris, 2000.

[26] Voir « La guerre comme instrument de l'imperium démocratique », dans Les Etats-Unis s'en vont-ils en guerre ? sous la direction de Paul-Marie de La Gorce, Complexe, Bruxelles, 2000.

[27] Cf. Alexandre Zinoviev, La grande rupture, L'Age d'Homme, Lausanne, 1999.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:12

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Le texte du second article publié dans La Pensée libre est, comme le premier, emblématique de la crise de la pensée et de la société qui caractérise la France (mais aussi l’ensemble du monde occidental) de la postmodernité. À propos de l’enseignement populaire de la musique dans notre pays, Madame Symonnot y démonte une version de « l’enseignement de l’ignorance », que le philosophe Jean-Claude Michéa avait naguère exposé dans un ouvrage roboratif au titre identique (Editions Climats, 1999). Pour une grande majorité des responsables de ces enseignements dans les communes, les départements et les régions, l’élève n’est jamais au centre des préoccupations pédagogiques. Sa présence est toutefois requise comme prétexte dans le cadre douillet de la soumission aux modes du prêt-à-penser, dans celui de la servitude volontaire aux effluves méphitiques du musicalement correct qui, tout en flattant l’inclination naturelle à la facilité de la part des élèves, protège et renforce les petits bénéfices mondains et financiers, et les médiocres privilèges de prétendus maîtres. Au lieu d’exiger peu à peu des élèves (piano, clavecin, flûte, hautbois, violon, violoncelle, orgue, trompette, cor, etc) l’effort que requiert l’apprentissage des grandes œuvres, celles de Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schuman, Bártók, etc, et qui mène lentement à la sûreté du jugement et donc à la liberté, ces « gardes-chiourme » de la culture promeuvent la facilité de pseudo-apprentissages « ludiques ». Ceux-ci s’accordent avec l’hédonisme bon marché de notre modernité tardive, lequel, au bout du compte ne fabrique que des machines à consommer.

La Rédaction


 

  Requiem pour un enseignement assassiné

-

Février 2005

 
   

 Par Nicole Symonnot Gueye*


D'aucuns rêvent-ils encore de riches heures consacrées à la transmission des savoirs, savoirs non seulement acquis mais sans cesse renouvelés par la confrontation à l'expérience et à la recherche? En ce qui concerne l'art musical, qu'ils soient informés de quelques aspects insoupçonnés de la réalité.

Depuis longtemps déjà, nombre d'enseignants honnêtes de l'Education Nationale s'émeuvent publiquement de l'appauvrissement des programmes, de la diminution des moyens et d'une organisation générale tirant le niveau général vers le bas et offrant de moins en moins de chances aux plus défavorisés. Conscients de l'étendue du problème, certains nourrissent pourtant quelques illusions espérant qu'il reste peut-être <> des espaces de liberté, des espaces où apprentissage n'implique pas systématiquement anéantissement du rêve, de la différence, des facultés critiques et analytiques. Ces espaces seraient ceux investis par l'art, théâtre, arts plastiques, musique ...mais.

Nous ne parlerons ici que de ce dont nous avons l'expérience, l'enseignement de la musique dans les petites structures placées sous la coupe des collectivités territoriales, les dites écoles de musique où des milliers d'enfants sont envoyés par des parents rêvant que leur chers petits acquièrent un savoir qu'ils ne peuvent leur transmettre eux-mêmes.

La musique semble occuper une place privilégiée dans l'ensemble des enseignements artistiques et ces écoles se sont largement répandues sur tout le territoire français depuis une trentaine d'années. Les tarifs d'inscription sont accessibles à beaucoup de familles mais, il le faut le préciser, pas à toutes; le calcul du quotient familial n'est pas pratiqué partout et l'on peut voir, dans certaines villes dont la population est majoritairement d'origine étrangère et de revenus on ne peut plus modestes, des écoles de musique refusant des élèves pour des raisons financières et tenant parallèlement, sans complexe aucun, le discours d'usage sur la proximité, l'intégration, la musique pour tous etc.

Ces écoles municipales de musique sont soumises au bon vouloir d'un directeur, fonctionnaire-pion mis en place par une mairie souvent plus soucieuse de sa vitrine que des réelles possibilités d'apprentissage musical offertes à ses citoyens. Même si, bien sûr, l'exception existe, la compétence sera donc rarement l'élément décisif dans la nomination d'un directeur, mais le secret est bien gardé: "ne se rencontre-t-il pas beaucoup d'hommes dont la nullité profonde est un secret pour la plupart des gens qui les connaissent" remarquait déjà Balzac[1].

Savamment entretenue par le pouvoir, l'inculture est reine au royaume de l'enseignement musical décentralisé. L'école de musique est un outil qu'il faut pouvoir manier sans que ne puisse s'interposer une quelconque réflexion esthétique, un quelconque projet de développement intellectuel et sensible du citoyen qui doit pouvoir continuer à voter, voire à ne pas voter, sans se poser de questions.

L'aura-t-on compris ? L'élève n'est pas au centre de l'école, mais à l'extérieur; il est prétexte et outil, rouage d'un bulldozer dont il ignore jusqu'à l'existence:

- prétexte d'un discours pseudo-pédagogique justifiant de nombreuses dépenses administratives, des colloques onéreux où le verbiage n'est pas plus compté que les frais d'organisation, des commissions diverses et variées, des rapports, et, surtout des centres de formations pour formateurs et des formateurs pour les formations de formateurs, bref la mise en abîme de la formation coûte cher et contribue largement à la déformation des quelques instincts pédagogiques qui par malheur auraient pu se cacher dans les tréfonds de l'âme musicienne du jeune enseignant.

- outil de propagande pour un pouvoir en mal de représentation. Les acquis et les facultés de l'élève ne sont considérés qu'en fonction de son <> dans la structure. Ne compte que l'illusion du faire, un faire semblant jugé seulement à l'aune de l'honnêteté intellectuelle du citoyen directeur, c'est-à-dire hors de tout critère véritablement musical. En clair, un élève de flûte jouant un allegro de sonate baroque à 60 à la double-croche mais présent aux diverses manifestations publiques de l'école a plus de chances d'obtenir son brevet de fin de deuxième cycle avec mention très bien qu'un petit claveciniste jouant au mouvement et avec soin, malheureusement pour lui, un prélude et fugue du Clavier bien tempéré...élitisme, diront les uns, éducation musicale honnête leur répondrons-nous. Il est vrai qu'on ne pourra jamais <>, ensemble sur un podium municipal en plein air, vingt pianistes, clavecinistes, harpistes ou organistes.

Ainsi, encouragé par ceux-là mêmes qui devraient être les garants de la qualité artistique, le mensonge est devenu la norme depuis longtemps : <>. Rien de tel que d'entretenir l'ignorance pour garder le pouvoir. Les ignorants occuperont donc les postes clés dans une société qui ne doit pas déranger le sommeil opulent de ses dirigeants. La Boétie ne nous avait-il pas prévenu: "le tyran ne croit jamais sa puissance assurée, s'il n'est parvenu à ce point de n'avoir pour sujets que des hommes sans valeur aucune"[2]?.

En 2001 le ministère de la culture et de la communication a publié une Charte de l'enseignement artistique spécialisé en danse, musique et théâtre qui, contrairement à ce que ce titre pompeux pourrait faire espérer, n'a fait que révéler la profondeur de l'abîme creusé entre ceux qui mènent une véritable réflexion sur la transmission du savoir et de l'expérience artistique et ceux qui s'emploient à détourner ces savoirs à des fins de sabotage politicien, autrement dit entre ceux qui vivent pour l'art et ceux qui vivent de l'art, ceux qui servent leur art et ceux qui se servent de l'art des autres (et passent à la caisse avant eux). Dans ce texte ministériel abondent les généralités quant au "projet d'établissement", aux "équipes pédagogiques", à la "formation" mais n'apparaissent jamais clairement les questions de fond : que veut-on, que doit-on transmettre ?, comment et pourquoi cet enseignement des arts en général et de la musique en particulier ? qu'il soit enfant, adolescent ou adulte, quelle est notre responsabilité à l'égard de l'élève ? Comment articuler l'enseignement de la musique en école de musique à l'enseignement général dispensé dans les collèges et lycées ? Les ponts sont pourtant si nombreux, avec les sciences, l'histoire, le français ou la philosophie. Les questions essentielles sont sciemment laissées de côté car leurs réponses engendreraient trop de remises en question.

Il est grand temps de retrouver, s'il n'est pas déjà trop tard, le minimum de bon sens devant présider à tout enseignement parce que, depuis que le mot <> est devenu un mot à la mode, il a rencontré le problème habituel des mots-à-la-mode, il s'est vidé de son sens; d'ailleurs, nous savons bien que l'appauvrissement du vocabulaire, la réduction du sens, l'oubli des racines, font le lit de toutes les dictatures quels que soient les oripeaux sous lesquels elles se déguisent.

Souvenons-nous d'abord qu'un enseignement s'inscrit avant tout dans le domaine de la rencontre et de l'échange, c'est-à-dire finalement dans le domaine privé de tout à chacun, dans l'histoire de sa personne. Le cas de l'enseignement d'un instrument de musique est bien particulier en ce qu'il passe effectivement par une relation professeur-élève d'ordre privé puisque, même s'ils sont publics, les cours ne peuvent être qu'individuels: moment unique dans l'histoire des divers apprentissages suivis dans une existence et, par là même, moment privilégié pour s'adapter au rythme de l'autre, pour l'aider au développement de facultés qu'un enseignement collectif, faute de moyens, risquerait d'ignorer, en particulier chez des personnalités plus fragiles. Prendre le temps de l'autre pourrait être l'une des premières réflexions sur l'enseignement que l'actuelle disposition des écoles de musique refuse de nourrir malgré les mirages d'une organisation sans cesse modifiée, les divers cycles et autres leurres dont le but n'est que de nourrir la machine administrative en fournissant un prétexte à des réunions, des stages et des comptes rendus dans lesquels on négligera le plus souvent de mentionner l'existence même des élèves.

Dans tous les domaines investis par le politique le facteur temps est négligé et l'enseignement, inscrit a priori dans la durée, subit lui aussi les méfaits de l'accélération vertigineuse qui régit le monde et anéantit l'homme.L'enseignement de la musique fait partie de l'éducation en général au même titre que les sciences, les lettres, l'éducation civique et autres matières qui permettent au futur adulte de disposer des outils nécéssaires à sa construction personnelle et à la compréhension de l'autre. Il ne s'agit donc pas seulement de donner quelques notions superficielles, mais bien d'ouvrir suffisamment le champ de chaque domaine afin que tout approfondissement futur soit envisageable et, surtout, que l'existence de cette profondeur soit reconnue. Enseigner, du latin insignire, c'est signaler, montrer; ce geste doit être large et généreux s'il ne veut pas perdre son sens.

Mais, de même que, au risque de sa véracité, l'information se doit aujourd'hui d'être quasi instantanée, l'enseignement se voit imposé l'immédiat comme visée: j'ai devant moi un élève débutant de six ans et je dois, dans les semaines qui viennent le présenter au public quelles que soient ses aptitudes; les questions de fond devront alors être négligées au profit de l'obtention de ce résultat immédiat qui devient un but en soi; ce petit pianiste aura donc passé sa première année à placer trois clusters dans une pièce d'ensemble mais sera incapable de s'asseoir correctement devant son instrument, n'aura absolument pas développé son oreille ni compris la relation du geste au son, ne saura rien du legato, n'aura acquis aucune indépendance, mais peu importe, cela ne s'est pas vu le jour de l'audition. Quelques années plus tard, s'il a persisté, ce petit pianiste saura jouer les quelques notes qui lui seront réservées dans la "création mondiale" pour ensemble junior d'un ami compositeur de monsieur le directeur (à moins que ce ne soit de monsieur le directeur lui-même!) mais n'aura jamais joué Bach, Schummann, Bartók trop "ringards" sans doute pour les grands innovateurs pédagogiques de nos chères écoles de musique lesquels n'ignorent d'ailleurs pas seulement les classiques mais aussi les contemporains surtout s'ils ont produit une œuvre importante... on entend d'ici les ricanements des primates dirigeants à l'audition de Boulez, Ligeti, Grisey ou autres "inconnus" !

On l'aura compris, prendre le temps ne signifie surtout pas démissionner devant la paresse naturelle d'un élève ou devant son emploi du temps surchargé, mais implique au contraire de lui faire prendre la responsabilité de ses choix et, surtout, de lui ouvrir les yeux et les oreilles pour que, non seulement aujourd'hui mais aussi demain, il ne cesse de mesurer l'importance de l'écoute, qu'il soit sans cesse dans cette position d'apprenti même si la vie lui réserve les plus hautes fonctions et qu'il puisse trouver refuge dans une pratique artistique détachée de toute contingence. L'enseignant est un jardinier qui sait que son jardin sera aussi celui de ses petits-enfants, tout en ayant été celui de ses grands-parents. La modernité n'est pas la mode, et l'étude de l'histoire de la musique à travers les répertoires des différentes époques reste la source dont il faut montrer avec soin toute la richesse, en particulier à ceux qui n'auront peut-être par ailleurs jamais l'opportunité d'entrer en contact avec cet univers. L'élève d'une petite école de province ou de banlieue ne s'inscrit généralement pas, même en classe de piano, pour jouer Schumann mais, la conscience professionnelle consiste justement à lui montrer que Schumann a existé et ne pas le faire relève de la pire malhonnêteté voire de la criminalité.

Avec le facteur temps, la mise en place de repères reste indispensable à toute éducation. En ce qui nous concerne, la confusion des genres qui est de mise aujourd'hui, ne serait-ce qu'entre audition et concert, interdit toute perspective d'approfondissement. L'enfant et ses parents (ou le plus souvent ses grands-parents) doivent comprendre qu'aller écouter le petit frère jouer une comptine au piano n'est pas une démarche identique à celle d'aller écouter un concert des professeurs de l'école, lequel n'est à son tour généralement pas à mettre sur le même plan qu'un concert d'un quelconque grand ensemble professionnel, quoique, là encore, les exceptions existent. Aller au concert ce n'est donc pas aller écouter une audition d'élèves de l'école de musique. L'Orchestre National, l'Ensemble Intercontemporain ou Les Musiciens du Louvre pour ne citer qu'eux, ne sont pas à mettre au même plan que l'ensemble à vents junior de l'école du village ou du quartier.

Le choix des mots n'est pas innocent; il trahit toute l'orientation de l'enseignement. Un vocabulaire rigoureux sera celui d'une méthode rigoureuse qui n'ignore pas l'analyse mais en fait, au contraire, un fondement grâce auquel pourra naître, en chaque élève, la faculté d'apprendre et de juger. Bien sûr, les effets de l'acquisition de cette faculté ne se limitent pas au domaine musical ce qui la rend dérangeante pour ceux qui n'ont pas intérêt à voir surgir trop de questions. La démarche de l'apprentissage d'une partition classique, telle une fugue de Bach, peut en effet s'appliquer à beaucoup d'autres domaines, c'est une porte ouverte sur le décryptage en général, c'est l'apprentissage de l'indépendance, de la liberté. Mais ce genre d'approche prend du temps, c'est-à-dire qu'elle ne va plus de soi dans un contexte qui favorise tant la rentabilité immédiate. Là encore il s'agit de miser sur le temps, de réaliser qu'un conseil donné aujourd'hui, s'il ressortit à une véritable pensée musicale (et donc pensée tout court), trouvera de nouvelles résonances dans dix ou vingt ans. La compréhension de tout enseignement solide est souvent partielle sur le moment mais peu importe car, si la méthode a été suffisamment bien expliquée, les années apporteront leur complément de réponse et permettront, qu'à son tour, l'élève transmette. Encore faut-il avoir soi-même ce souci, cette expérience, avoir envie de voir s'épanouir la personnalité des élèves, ne pas les sous-estimer, plutôt que de craindre une possible concurrence comme cela est parfois le cas.

Et le schéma d'orientation des écoles de musique, suivi allègrement par ceux qui n'ont pas d'idées, ne se soucie guère de ce genre de réflexion. Sous le prétexte fallacieux de laisser l'enfant suivre son rythme, l'école de musique dirigée sans âme et sans cerveau, nie les capacités d'assimilation des élèves, nie leur désir de savoir, nie leur liberté, nie l'essence de la musique, nie la vocation de ses enseignants; refusant de reconnaître elle-même la portée de sa mission, refusant d'être au "service de la vérité et de la liberté"[3], elle ne sert qu'à entretenir l'abâtardissement général de la pensée programmé depuis longtemps par le monde de la marchandise. Bien sûr, quelques étincelles ici ou là montrent encore une autre voie mais le fil est chaque fois plus ténu.


"..adoptent commodément les préjugés sociaux littéraires et politiques pour se dispenser d'avoir une opinion, de même qu'ils mettent leurs consciences à l'abri du code, ou du tribunal de commerce" (La fille...p 350)

"ces bouches bavardes et sensuelles où l'observateur reconnaît les symptômes de l'abâtardissement de la pensée et sa rotation dans le cirque d'une spécialité qui tue les facultés génératives du cerveau, ce don de voir en grand, de généraliser, de déduire."

 

*Nicole Symonnot Gueye est docteur en sciences sociales de l'EHESS, professeur de musique et organiste à l'église Sainte-Jeanne d'Arc de Rouen.

 

 Notes :
[1] Honoré de Balzac, La femme de trente ans , GF, p.86.

[2] Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire , 1548.

[3] nous élargissons ici aux artistes et aux enseignants les charges qu'Albert Camus attribue à l'écrivain, "charges qui font la grandeur de son métier: le service de la vérité et celui de la liberté". Discours de Suède , 10 déc. 1957, Folio, 1997 p16.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:06

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Nous avions écrit ce texte après « l’affaire du RER D » de l’été 2004, mais nous sentions que nous allions assister à de nouvelles « séances de haine » du même type, ce qui explique le délai pour sa publication. Et nous avons eu raison, malheureusement ! L’article qui suit doit donc être vu comme une réflexion sur un processus de manipulation que nous replaçons ici dans son contexte.

La Rédaction


Pourquoi la dénonciation de l’antisémitisme est-elle passée de l’analyse à la croyance ?

-

 Janvier 2005

 

  Par Bruno Drweski*

                                                           

  A l'heure où le corps social se délite. A l'heure où il suffit de se promener dans le métro parisien ou dans les "cités" pour constater l'omniprésence de la précarité, de la misère, de l'inégalité, de la discrimination sociale et "raciale", on nous annonce qu'une menace pèse sur l'Occident, et particulièrement sur la France : la nouvelle judéophobie. Tel est le message que les "grands" médias claironnent à longueur d'incidents réels ou imaginaires, regrettables mais gonflés par rapport aux violences quotidiennes que subit la masse du peuple de France. Pourquoi un tel décalage ? Et où se place aujourd'hui le combat pour la Raison ?

A partir d'une campagne médiatique visant les "sauvageons" sous couvert de mobilisation contre l'antisémitisme, nous voulons tenter de réfléchir sur les causes de la "momification" du discours public et de celui des porte-parole auto décrétés de la "communauté" juive.

Dans l’édition anglaise de son livre Death and the nation, Idith Zertall a inventé l’expression de « pornographie mémorielle » pour caractériser l’instrumentalisation, pour des raisons liées à la politique de Tel Aviv, du génocide des Juifs par les nazis. Il ne s’agissait bien évidemment pas de désigner sous cette formule le génocide lui-même, incontestable. Mais Zertall a été amenée à retirer cette expression dans sa traduction française « par peur des polémiques que cela aurait pu susciter en France ». Pourquoi ? Pourquoi la question de l’antisémitisme soulève-t-elle un écho si particulier en France ?

Car Idith Zertall a eu raison de s’autocensurer. Elle a senti le vent. En effet, quand le comédien Dieudonné a repris cette même argumentation, le site pro-israélien Proche Orient info a été à l’origine d’un campagne reprise par presque tous les
« grands » médias français qui, comme un seul homme, se sont lancés dans une n-ème séance de haine.

Après les fausses affaires antisémites du rabbin Farhi, d’Alexandre Moïse, d’Elie Chouraqui, après celle de l’incendie du foyer juif du 11ème arrondissement et celle du RER D, etc, nous sommes en droit de nous poser la question de l’existence d’une manipulation de l’antisémitisme. À chaque fois en effet, les élites médiatico-politiciennes se sont mobilisées pour dénoncer ce qui était censé être une preuve « évidente » de la résurgence de l’antisémitisme, avant de constater qu’il s’agissait d’une manipulation. Certes, l’antisémitisme existe en France, mais on doit désormais se demander si ces campagnes ne constituent pas les principaux pourvoyeurs d’antisémites. Comme si quelqu’un avait intérêt à exacerber les tensions ethno-religieuses en France, et à repousser les Juifs désespérés à émigrer en Palestine ? L’antisémitisme judéophobe a, comme pour tout racisme, des racines sociales et économiques, ce qui concerne aujourd’hui singulièrement les racismes anti-arabe et anti-noirs. Comme la situation de la France est ce qu’elle est, ce sont bien évidemment les racismes anti-arabes et anti-noirs qui constituent le danger principal pour la cohésion de ce qui reste de la République, car ce sont ces racismes qui aident à légitimer le blocage bien réel de l’ascension sociale des classes populaires « issues de l’immigration », et donc de « l’intégration ».

L’affaire du RER D de l’été 2004 a sans doute constitué le sommet de la mauvaise foi. Elle constitue un cas d’école et la façon dont les « grands » médias se sont « repliés » ensuite, sans aucune analyse critique, démontre l’absence quasi-généralisée de déontologie dans ce milieu de plus en plus écartelé entre des « mandarins » bénéficiant de toutes les rentes imaginables et des pigistes corvéables. Certes, la rédaction du Monde des 22-23 août 2004 a décidé de consacrer plus d’une page à tenter d’expliquer le gigantesque fiasco qui a fait déraper cet été la « classe médiatico-politicienne » parisienne à partir de cette banale et sordide affaire de manipulation qui, dans une situation normale, n’aurait jamais du sortir du quai de gare où elle s’était déversée. Les auteurs de la rubrique ont pourtant réussi à commettre cette fois-ci encore un second « exploit ».

 

Ils sont parvenus (sic !) à parler de tout, sauf de la question centrale découlant de cette affaire, celle du racisme et des tentatives d’exclusion visant les Arabes, les Noirs, les musulmans, le tiers-monde, le quart-monde, les travailleurs, bref tous les « périphériques » proches ou lointain du monde dans lequel nous tentons de survivre. Les organisateurs de cette page sont parvenus dans leur égocentrisme à nous faire presque avaler qu’il n’y a pas de vie au-delà du Périphérique, pas de questions à se poser sur ce sujet et qu’il n’y a pas de victimes réelles dans nos sociétés, seulement des victimes imaginaires qui, comme la Marie-Léonie du RER D, ont des problèmes avec leur ego et aussi avec leurs crédits à la consommation. Bref, des individus atomisés qui, en jouant à la « victime » comme Marie-Léonie, demandent trop d’attention de la part des médias et des pouvoirs publics. Or, ces derniers ne peuvent, c’est désormais officiel, rien faire pour personne, et surtout pas répondre aux besoins de base des populations « périphériques » dont ils ont la « charge » et qui, bien que produisant la richesse nationale, restent ignorées, et dont Le Monde ne parle plus quasiment qu’en terme de classes sauvageonnes.

Et comme par hasard, toujours en première page du même numéro, un autre article s’interrogeait sur la … « Publicité citoyenne ? ». Or, comme la "réclame", terme tombé fort opportunément en déshérence, vise en fait à mentir pour exciter l’avidité, le consumérisme et l’égoïsme de nos concitoyens, et donc leur isolement individualiste, cet article pose en fait la question de « l’utilité » (pour qui ?) de ce qu’on devrait sans doute nommer le « Mensonge citoyen »(resic !). Bref, tout est fait pour débattre de l’impossibilité de débattre. …Pendant ce temps-là, les citoyens réels eux, cherchent à organiser des réseaux de mobilisation solidaire « inter-communautaires » dans les banlieues ou utilisent le spray dans le métro pour tourner en dérision la « publicité », vulgaire, sexiste, dégradante, quasi-pornographique, et sur laquelle un être humain vraiment humain ne souhaiterait que mettre un voile pudique.

L’affaire de la pseudo-agression du RER D en juillet 2004, faisant suite à toute une série de pseudo-agressions antisémites manipulées[1], mais mobilisant à chaque fois une portion grandissante de la « classe médiatico-politicienne » pose un problème grave. Comment comprendre pourquoi toute opinion abordant sous un angle ou sous un autre un événement lié ou censé être lié aux Juifs provoque de nos jours une montée de comportements irrationnels, alors même que la lutte contre l’antisémitisme avait, historiquement, toujours été menée par les milieux les plus attachés à une analyse rationnelle de la vie sociale, juive comprise bien entendu ? Car si Marie-Léonie a fait preuve d’affabulation, force est de reconnaître qu’elle a très bien pressenti, comme c’est souvent le cas avec les personnes psychologiquement fragiles, quel type d’affabulation allait répondre au besoin de croire du pays officiel et aux intérêts de ceux qui manipulent cette croyance de type magique. Que s’est-il donc passé pour que la France ait basculé dans une forme nouvelle de religiosité hystérique, anti-rationnelle, que l’on croyait disparue depuis la fin de la chasse aux sorcières pendant le XVIIIème siècle, en tout cas depuis 1945 ?

Et, comme si cela ne suffisait pas encore, malgré cette histoire, à peine quelques jours à peine après, Sharon appelait « les Juifs de France à immigrer immédiatement en Israël », car, selon lui, il se répandrait en France un antisémitisme déchaîné. « Les juifs de France doivent bouger immédiatement ». Et nombre de politiciens et de médias (aux ordres ?… !!!) affirment, dans ce contexte, que la population française devrait connaître un « sursaut républicain dans la lutte contre l’antisémitisme» suggérant qu’elle est soit apathique soit complaisante vis-à-vis des actes antisémites. Ces accusations sont une calomnie et une diffamation à l’encontre du peuple français qui est globalement visé par ces agressions médiatiques le présentant comme coupable, barbare, lâche et raciste.

 

Est-il surprenant alors qu’Ariel Sharon, devant tant d’autoflagellation publique des décideurs français, en appelle aux Juifs de France pour qu’ils « s’évadent de ces agressions antisémites généralisées et se réfugient en Israël » …où les citoyens arabes vivent une discrimination raciale quotidienne et où les juifs craignent en permanence des attentats consécutifs à une situation de guerre totale lancée par Sharon et ses prédécesseurs depuis un demi-siècle[2] ? Le comportement de Sharon démontre que, de toute façon, les politiciens et les journalistes « goys » n’en feront de toute façon jamais assez dans leur soumission à un État étranger s’arrogeant des droits exceptionnels. Quant aux Français juifs, il les assure qu’ils seront toujours considérés comme des « traîtres », des « yordims », tant qu’ils n’auront pas émigré vers la « Terre sainte » afin d’aider à coloniser la terre des Palestiniens ou au moins tant qu’ils ne se seront pas rangés comme un seul homme derrière les choix d’un État qui n’est pas le leur puisqu’ils n’y travaillent pas, n’y votent pas et n’y payent pas d’impôts[3]. Dans des conditions normales, la déclaration de Sharon aurait dû entraîner la rupture des relations diplomatiques entre Paris et Tel-Aviv.

De fait, l'accusation d'antisémitisme a un autre objectif encore[4]. En culpabilisant la France d’une part, tout en éveillant la méfiance à l’égard des populations arabo-musulmanes, elle permet aux États-Unis de faire pression sur Paris à cause de son comportement « rebelle » à l'égard de leur politique coloniale en Irak et au Moyen-Orient. S’il n’en était pas ainsi, on pourrait s’attendre au moins à ce que les accusations de racisme s’étendent aux actes arabophobes, islamophobes, negrophobes, ce qui n’est pas le cas[5].

Mais la campagne démagogique contre le port du voile dans les établissements publics sous prétexte de défendre des valeurs républicaines que l’on laisse par ailleurs totalement à l’abandon[6] contribue à cette hystérie anti-arabe et islamophobe, ce qui va à la rencontre des intérêts de Tel-Aviv. Sans vergogne, L’ambassadeur d’Israël en France s’est donc estimé, sans honte, en état de se mêler des affaires intérieures françaises en décrétant : «L’échec de l’intégration en France de 1,8 millions de musulmans qui vivent en repli et rejettent l’éducation républicaine, pour se vouer à l’extrémisme musulman»[7]. Bien entendu, là encore, aucun « grand » politicien français n’a dénoncé cette ingérence et cet appel à la haine raciale. Pourquoi en est-on arrivé là ? Les moyens de pression aux mains de Washington et de Tel-Aviv seraient-ils si puissants ? Pourquoi l’opinion française peine-t-elle à réagir ? N’y a-t-il pas convergence entre les pressions politiques extérieures et la création d’un climat hystérique permettant de brouiller la perception des enjeux réels ?


Comprendre le génocide
Il est clair que jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en fait jusqu’à la création de l’État d’Israël, les Juifs ont surtout été perçus, et en général à juste titre, dans les pays européens comme des victimes, des victimes particulièrement atteintes par l’intolérance des sociétés chrétiennes, encore que les cathares, les protestants du Royaume de France ou les catholiques irlandais, sans parler des vieux-Pussiens païens totalement disparus au Moyen-Age, des Amérindiens[8] et des victimes de la traite des esclaves, pourraient contester cette vision de l’histoire. En effet, c’est incontestablement dans le monde chrétien déchristianisé, au transcendentalisme uniformisateur et globaliste transformé pour beaucoup en théologie politique moderne depuis les Lumières, que se sont produites presque toutes les violences antijuives, lesquelles, par ailleurs se sont aussi appliquées à toutes les populations exclues par un quelconque pouvoir dominant. Pour ce qui concerne les Juifs, c’est incontestablement dans le monde chrétien en effet, que se sont produites presque toutes les violences antijuives. Le sommet de cette évolution tragique fut atteint avec la politique hitlérienne d’extermination systématique qui, tout en instrumentalisant des éléments provenant de l’antijudaïsme chrétien, y a essentiellement rajouté dans un syncrétisme
« dynamique », le racisme biologique originaire des grands pays colonialistes modernes, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, États-Unis et visant les non-Européens, au premier rang desquels se trouvaient les Amérindiens, les Noirs, les Australiens autochtones, divers peuples asiatiques, les Sémites en général, et en particulier ceux qui étaient censés avoir « pénétré » au sein du monde « aryen », à l’époque les Juifs.

 

Aujourd’hui, sans surprises, cependant, c’est la figure d’un autre Sémite, cette fois arabo-musulman, qui hante les peurs ethnocentriques européennes, de droite mais aussi souvent de gauche. On en a eu la preuve avec l’affaire Tariq Ramadan, puis celle du foulard et même du petit bandana qui menaceraient, dit-on, l’équilibre de la République laïque, une et indivisible … laquelle est pourtant en voie de régionalisation d’une part et de fusion dans la globalisation des différences européennes d’autre part, ce qui ne semble pas déranger « nos » élites si peu républicaines. Cela, alors qu’on ne parle guère des nombreuses agressions, malheureusement rarement recensées, visant les immigrés en général et certains de nos concitoyens, les Français d’origine arabe ou africaine, liés aux pays « coloniaux » du Sud, historiquement « non-chrétiens ». Et même si un certain nombre d’Églises, désertées de leurs ouailles européennes (historiquement chrétiennes), sont remplies de croyants antillais et africains.

Face à l’irrationalisme de l’antisémitisme, très souvent manipulé par une partie des élites dominantes, la partie rationaliste des sociétés européennes a toujours cherché non seulement à lutter contre les violences racistes pour des raisons morales, mais elle a voulu les analyser pour démonter le processus de haine politico-économique de manière à favoriser l’union de tous les prolétaires et de tous les peuples. Certes, parfois au cours de cette histoire « rationnelle », on a pu oublier que les Juifs étaient des êtres humains comme les autres, c’est-à-dire des êtres humains capables du meilleur (ténacité dans l’adversité, soucis pour l’écrit, respect pour l’étude, le message des prophètes, celui du Christ que sa communauté juive considérait, doit-on le rappeler, comme un rabbin, etc.), mais aussi du pire (extermination des Amalécites, subordination des Cananéens, trahison des messages prophétiques, participation à l’organisation du servage en Ukraine, participation à la mise en place d’un capitalisme prédateur, etc.)[9]. D’où la découverte tardive des ravages causés par le nationalisme juif, le sionisme, d’abord au sein des communautés juives, puis ensuite des populations palestiniennes, syriennes et libanaises.

Globalement cependant, ce n’est pas, fort heureusement, la construction d’une image idyllique et angélique des Juifs qui a servi de base à la lutte contre l’antisémitisme, mais l’analyse rationnelle de la situation d’un groupe ethno-religieux diversifié, et placé souvent en position de bouc-émissaire par les puissants, ce qui permettait de préserver globalement l’ordre social injuste, d’abord féodal, monarchique, puis proto-capitaliste, capitaliste mercantile et finalement capitaliste moderne. Ce sont les capitalistes « chrétiens » qui, fort de leur esprit de concurrence, ont, au cours de l’évolution, favorisé à un moment ou à un autre la montée de l’antisémitisme, car il ne visait que leurs partenaires-concurrents. Il fallait bien parfois savoir scier une branche pour sauver l’arbre de l’exploitation ! D’où le montage tout au long des XIXème puis XXème siècles de soi-disant « complots » juifs à répétition, démontés grâce à l’analyse rationnelle des penseurs critiques de nos sociétés.

Les antiracistes ont donc cherché historiquement à comprendre pourquoi la police du tsar avait fait diffuser « Le protocole des sages de Sion », pourquoi les Juifs sous-prolétarisés des petites villes d’Europe centrale et orientale auraient eu à supporter l’opprobre visant les capitalistes juifs ou non-juifs accapareurs de richesses et pourquoi les scientifiques et les penseurs d’origine juive étaient accusés de corrompre les mœurs européennes alors même qu’ils élaboraient des réponses bien souvent pertinentes aux problèmes posés par la modernité. Le choc provoqué par l’irrationalité apparente du génocide des Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que celui visant d’autres populations ou fractions de populations (Tsiganes, Slaves, homosexuels, malades mentaux, commissaires politiques soviétiques, soldats soviétiques internés, etc.), a démontré hors de tout doute que la Raison était du côté de l’antifascisme, …même si les antifascistes n’étaient pas de leur côté toujours à l’abri de l’irrationalité, comme on a pu le voir avec nombre de procès staliniens[10].

On a donc pu comprendre après la Seconde Guerre mondiale, pourquoi la politique hitlérienne s’était attaquée à ce réservoir particulier de mécontentement, d’immigration « incontrôlable » et de « désordre » social que constituaient les couches populaires juives des petites villes d’Europe centrale et orientale, des bidonvilles des grandes villes, les « luftmenschen ». C’est en effet dans ces milieux que la désagrégation provoquée par un capitalisme expansif mais incapable de reconstruire à l’Est un tissu social équilibré apparaissait de façon particulièrement crue. On a pu aussi comprendre pourquoi les nazis se sont attaqués aux milieux intellectuels, parmi lesquels on trouvait beaucoup de penseurs d’origine juive particulièrement capables de dresser un portrait au vitriol de la désagrégation de la vieille civilisation européenne[11]. On a pu comprendre pourquoi les diverses sortes de fascismes européens se sont attaquées aux révolutionnaires parmi lesquels les représentants des populations les moins intégrées au vieil ordre européen en crise, et parmi celles-ci, les Juifs, étaient nombreux. En bref, les nazis ne se sont pas trompés de cibles dans leur volonté de remplacer l’idée de raison et de progrès par une mystique néo-pseudo-païenne et fixiste, de fait une forme radicale de la théologie du politique. Et de Einstein à Marx, de Spinoza à Freud, de Rosa Luxemburg à Eisenstein, de Trotsky à Clara Zetkin, etc. etc., il apparaissait clairement que les Juifs d’origine constituaient alors un milieu particulièrement propice (même s’il n’était pas le seul) à la déconstruction de l’ordre social existant.

En exterminant massivement les Juifs européens, et plus particulièrement ceux de l’Est de l’Europe, potentiellement les plus révolutionnaires a-t-on tendance à oublier aujourd’hui, les nazis ont donc exterminé une masse de révolutionnaires et de réformistes réels ou potentiels, retardant ainsi l’évolution historique et provoquant un phénomène de régression, y compris chez de nombreux Juifs survivants. Il y a certes eu, à côté des révolutionnaires juifs, des penseurs juifs traditionalistes importants, comme Martin Buber pour prendre l’un des plus célèbres, ou des critiques de la modernité comme Benjamin, partiellement marxiste seulement, ou les chercheurs de l’école de Francfort, anticommunistes de gauche néo-hégélienne et dans le cas d’Adorno extrêmement critique à l’égard de l’idée de progrès, des Lumières, comme c’est aussi le cas aujourd’hui de Zygmunt Bauman, d’origine polonaise[12]. Signalons aussi l’oeuvre très importante et radicalement judéocritique du juif viennois Otto Weininger, l’antisionisme radical de Karl Kraus, et le livre critiquant les idées de Weber de l’historien de l’économie Sombart, Les Juifs et la vie économique, où il démontre que le capitalisme est né dans les communautés urbaines juives d’Italie, etc [13]. Par ailleurs, les juifs modernistes, défenseurs du progrès mais très opposés à la gauche, sont légions dans le capitalisme anglais et allemand, à commencer par Disraëli, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Lord Montaiguë, et Walther Rathenau[14], l’inventeur de l’économie de guerre dont s’inspira Trotsky, mais auquel l’extrême droite allemande fit porter la responsabilité de la capitulation allemande en 1918. Voilà d’ailleurs ici la preuve du caractère irrationnel de l’antisémitisme.

Tout cela démontre le caractère fort diversifié des communautés juives, qui comprenaient d’ailleurs à l’origine surtout des milieux religieux orthodoxes et donc antisionistes. Mais l’existence de tous ces courants d’une diversité profonde des personnes d’origine juive ne remet pas en cause le fait que les Juifs, en tant que milieu, représentaient avant la création de l’État sioniste, un groupe où, conservateurs comme progressistes, s’intégraient mal dans les mythes et les arcanes issues des milieux traditionnellement chrétiens, et avec lesquels une concurrence, réelle ou mythifiée, persistait donc. Cette situation était le résultat d’une histoire et elle ne correspondait plus à la logique de la modernité, par ailleurs en crise, d’où la nécessité pour les antisémites d’utiliser une argumentation irrationnelle.

Est-ce donc un hasard si le massacre des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale a d’abord été décrit en utilisant des termes rationnels, objectifs, « neutres scientifiquement » : génocide, extermination, voire pour rester fidèle à l’appellation nazie officielle « solution finale » ou « traitement spécial » ? L’horreur qui se cachait derrière ces mots n’était en rien diminuée par l’usage de termes a priori « neutres »[15], au contraire, la froideur du système machiniste nazi n’en apparaissait que plus crûment. Point n’était alors besoin de faire la chasse aux « négationnistes » ou aux « révisionnistes » pour tenir le haut du pavé, encore moins d’interdire leurs écrits contestables et qui nécessitaient donc de pouvoir être contestés dans une polémique rationnelle. La censure est toujours l’argument du faible, du fanatique ou du manipulateur. Elle ne peut donc avoir sa place dans la recherche scientifique. La force des arguments et des preuves suffisait pour la première génération qui a suivi la guerre, en particulier dans les milieux issus de la résistance, révolutionnaires, communistes. Elle aurait continué à suffire si l’on n’était pas passé du registre rationnel au registre du culte obligatoire et du tabou[16].
Si donc, le génocide nazi n’avait pas progressivement servi à autre chose, à couvrir les exactions de « l’État hébreu ».


De la mémoire historique à la foi pervertie
Si, avant 1948, ce sont donc les antisémites qui inventaient des complots imaginaires, force est de constater que, depuis la création de l’État d’Israël, ce sont les adversaires désormais officiels de l’antisémitisme qui ont souvent recours à des machinations. En effet, des attentats sionistes visant les synagogues de Bagdad en 1950 pour pousser les Juifs à fuir l’Irak, puis en 1956 ceux d’Egypte, aux comportements hystériques dans l’affaire du RER D en passant par les campagnes visant à établir un lien mécanique entre l’antisionisme et l’antisémitisme[17], on se trouve désormais assez rarement en face d’une situation où les Juifs seraient massivement menacés par les antisémites. En revanche l’État d’Israël, lui, mène une politique qui soulève des critiques massives qu’il a intérêt à faire taire.

L’expérience du nazisme joue sans doute en Europe un rôle d’antidote face à l’antisémitisme auquel il faut ajouter le fait que, globalement, les juifs sont aujourd’hui pleinement intégrés, pour le meilleur et pour le pire, dans les rouages des sociétés occidentales capitalistes contemporaines, que ce soit sur le plan social, politique, économique ou culturel. Cette évolution est allée de pair avec le processus qui a amené les successeurs du peu connu à l’origine Théodore Herzl à prendre officiellement en main le contrôle de la plupart des organisations juives et le destin officiel du « peuple juif ». Ce processus a permis de réaliser la déclaration de Herzl sur la nécessité de transformer grâce au sionisme la masse des Juifs victimes de l’ordre social européen, en pointe avancée du colonialisme occidental capitaliste. Ce n’est pas la première fois que l’on tente avec plus ou moins de succès de faire d’anciennes victimes des agents « externalisés » de l’oppression. Combien d’anciens communards déportés en Nouvelle-Calédonie ont-ils, par exemple, participé à la répression contre les Kanaks ? Pourquoi des « malgré nous » alsaciens ont-ils participé au massacre d’Oradour sur Glane ? Combien d’Algériens ont été enrôlés dans le corps expéditionnaire français en Indochine ? Combien de non-citoyens des USA appartenant aux classes marginalisées et aux minorités ethniques ont été envoyés au Viêt-Nam puis aujourd’hui en Irak ? Les nazis faisaient de même dans les camps de concentration avec les kapos et dans les ghettos avec la police juive. L’État « juif » n’est donc qu’un des multiples exemples dans la lignée des opprimés « retournés » en oppresseurs.

Ainsi, Théodore Herzl, que certains considèrent comme le fondateur d’un mouvement émancipateur, et qui reprenait en fait le discours colonialiste et raciste occidental contemporain écrivait : « Nous formerons pour l’Europe une tête de pont vers l’Asie, un bastion de la civilisation contre la Barbarie. Le pays s’étendra de la rivière d’Egypte (Le Nil) à l’Euphrate. La population locale ne pourra pas travailler, sauf pour assécher les marais et tuer les serpents. Il faut discrètement les expulser du pays. » [18] Quant à Vladimir Jabotynski, le fondateur du courant sioniste « révisionniste » (sic !), l’ancêtre du parti actuel d’Ariel Sharon, le Likoud, son programme était encore plus détaillé et correspondait exactement au programme de tous les mouvements fascistes, l’État ethniquement pur :

«Toute colonisation sioniste, aussi limitée soit-elle, devra être soit abandonnée soit poursuivie contre la volonté de la population autochtone. Pour cette raison, notre colonisation ne peut se développer que sous la protection d’une grande puissance qui ne se préoccupe pas de la volonté de la population locale afin qu’il soit possible de nous séparer de cette population par un mur de fer infranchissable. Un accord entre eux et nous, sur une base volontaire est impossible. Tant qu’ils auront la moindre lueur d’espoir de se débarrasser de nous, ils n’abandonneront pas cet espoir et rien ne pourra les convaincre, ni les belles paroles, ni l’argent. Car ils ne sont pas un mélange indéfini, mais une nation, une nation opprimée mais une nation vivante. Aucun peuple ne peut faire les concessions que nous leur demandons tant qu’ils ont l’espoir de pouvoir se débarrasser de nous. Ce n’est que lorsqu’ils constateront que le Rideau de Fer entre eux et nous est infranchissable, que les extrémistes parmi eux abandonneront et que les plus modérés apparaîtront pour nous demander des concessions sur certains éléments pratiques. Ils nous demanderont de leur garantir que nous ne les chasserons pas ou d’avoir la bonté de leur accorder des droits égaux ».[19]

En conséquence de cette idéologie d’appui aux forts et de mépris pour les faibles et les vaincus, le rabbin Ovadia Yossef, chef d’un parti sioniste religieux actuellement au gouvernement de Tel-aviv, peut donc considérer que les «juifs victimes de l’Holocauste » étaient de «mauvaises âmes réincarnées» et aussi que les Arabes sont «des serpents que Dieu a regrettés d’avoir créé»[20]. Et, effectivement d’un point de vue sioniste religieux, ce rabbin est logique, la grande majorité des juifs exterminés par Hitler étaient « au pire » antisionistes et « au mieux » non sionistes, c’est d’ailleurs pour cela qu’ils vivaient et sont morts en Europe. Et c’est leur assassinat qui a permis aux sionistes de prendre le contrôle de la plupart des organisations et partis juifs dans le monde. Et le 31 décembre 2001, le ministre de la santé israélien, Nissim Dahan, déclarait, preuve s’il en est que le sionisme a plutôt regardé avec « détachement » le nazisme : « Ce n’est pas l’Holocauste, mais l’assimilation, qui est la pire catastrophe qui est arrivée au judaïsme...»[21]. Pourquoi tous ces propos idéologiquement de type nazi, et en fait diffamatoires pour les valeurs prophétiques du judaïsme, ne sont pas cités par nos bonnes âmes qui combattent en principe le négationnisme, le révisionnisme mais qui ont en général oublié de lutter aussi contre le colonialisme et le néo-colonialisme, qui ont toujours représenté le vrai fond sur lesquelles ont proliféré les idéologies fascistes et leurs avatars ? Car il ne peut y avoir de fascisme que colonialiste.


Un génocide déformé en acte de foi
Aujourd’hui, alors que la multiplication des indignations suscitées par les médias dominant concernant les violences qui visent, parfois réellement, mais d’autres fois imaginairement, les Juifs est devenue une exigence quasi-conformiste, on a assisté à la multiplication d’un vocabulaire d’origine religieuse pour caractériser une décision humaine : le massacre généralisé des Juifs par Hitler.« Holaucauste »,« Shoah », mots tirés de la Bible, tiennent lieu de termes « incontournables » pour nommer le génocide. L’usage de ces mots, loin de permettre la compréhension de la cause de l’horreur, contribue à la rendre « inexplicable », a-historique. Les victimes d’un processus inhumain et qui serait incompréhensible, car du domaine de la croyance, ne sont-elles pas ainsi tuées une seconde fois dans notre mémoire, par l’usage d’un vocabulaire qui leur accorde, à l’image des anciennes victimes expiatoires des Aztèques ou du Christ, censé avoir été mis à mort « pour notre salut », un rôle sacrificiel justifiant un traitement « spécial » de leurs légataires officiels et auto-décrétés, les sionistes ? Ce traitement « spécial » exigé ne fait-il pas finalement écho au « traitement spécial » des nazis qui, eux aussi, considéraient les Juifs comme un peuple « à part » ? Et le rôle des rationalistes, et des hommes d’espérance authentiques, n’est-il pas de rendre au Juif, comme à tout être humain, sa caractéristique commune à nous tous, et par le fait même sa véritable dignité ?

Mais pourquoi y a-t-il eu basculement vers l’irrationalité et pourquoi « les Juifs », mythifiés, occupent-ils si souvent une place « à part » dans cette évolution ? Pourquoi ces nouveaux procès en sorcellerie ont-ils lieu quand on aborde l’histoire des juifs ou la politique de Tel-Aviv ? Et dans l’intérêt de qui ?

 


De la foi pervertie à la tentative d’émasculation des forces de contestation
Pour nos sociétés largement déchristianisées, désenchantées aussi, la découverte d’un vieux reflex inconscient de recherche de tabou constitue peut-être la marque d’un besoin frénétique, compulsif, et pour le moment au moins déraisonnable, d’une nouvelle croyance qui puisse unir désormais foi et apparence de rationalité. Pour les Juifs qui ont toujours cherché à participer à la vie de leurs sociétés en tant que citoyens libres et égaux, cette évolution devient assurément pesante. Mais pour ceux d’entre eux qui se sentaient bien au chaud à gérer « le ghetto », cela n’est peut-être pas si désagréable, d’autant plus que le ghetto israélien est un peu plus grand que les petits ghettos dont devaient se contenter les rabbins et les notables juifs d’Europe. Le projet sioniste n’a en fait eu pour objectif que de créer un ghetto plus vaste et excentré. Pour le plus grand profit des boursicoteurs, de l’ordre mondial existant, de la division du monde en riches et pauvres et des grandes organisations assurant le contrôle de cette « civilisation » (OTAN, OMC, OCDE, G-7, CIA, Mossad, etc.).

Pour les héritiers « chrétiens » de la pensée coloniale et occidentalo-centrée d’un autre côté, défaite et délégitimée par la décolonisation, le rôle « sacrificiel » attribué « aux Juifs » permet de se débarrasser de la lourde culpabilité héritée de l’antisémitisme européen d’avant 1945 tout en légitimant, par procuration, grâce à l’Etat d’Israël (pauvre prophète Israël !), l’ancien colonialisme en terre « sauvage » …et le néo-colonialisme actuel. Il permet aussi d’assurer une nouvelle légitimité à la propagande de la méfiance visant les nouvelles « classes dangereuses », « resémitisées » en Europe par le biais de l’immigration arabo-musulmane. Et l’affaire du RER D a permis d’observer un déferlement de haine décomplexée existant dans les milieux médiatiques et politiciens bien installés dans leurs fauteuils en cuir à l’égard des populations des « banlieues », et particulièrement des plus jeunes, décrits comme de véritables sauvages. Car le monde médiatique et politicien n’accepte la différence que lorsque les « beurs » ou les « blacks » se présentent et se montrent (ou plutôt sont montrés) comme des êtres bizarres et drôles, comme les clowns du showbiz, proclamant des inepties vulgaires et vantant la marchandise culturelle très bas de gamme qu’il faut consommer. Dès lors que ces hommes et ces femmes affirment politiquement l’état des choses qui souvent ne leur est pas favorable, alors ils deviennent exécrables, dangereux, menaçants. Qu’ils/elles montrent le couteau ou seulement le poing, le voile ou même le bandana, qu’ils/elles participent aux luttes sociales en sujets autonomes et non en objets manipulables ou qu’ils/elles veuillent simplement s’inscrire dans les processus électoraux[22], cela n’y change rien, ils/elles sont toujours jugé/e/s a priori agressifs(ves), quoiqu’ils(elles) fassent.

L’usage d’un vocabulaire sacrificiel néo-religieux pour caractériser l’entreprise industrielle d’extermination hitlérienne permet en quelque sorte aux vieilles classes dirigeantes européennes de se dédouaner de leur responsabilité historique dans l’antisémitisme tout en relégitimant leurs tendances à recoloniser le tiers-monde, en particulier celui qui est situé au carrefour de l’Afrique et de l’Asie, celui où le pétrole est à portée de main. Le « Viêt-nam de la rationalité » passe donc aujourd’hui par la résistance des peuples de Palestine et d’Irak ! (sans oublier Cuba, le Vénézuela ou la Malaisie, demain peut-être la Chine).

Le vocabulaire pseudo-religieux du discours holocaustique permet aussi aux sionistes de tenter de transformer une judéité multiforme en un régiment « mondialisé », embrigadé dans la conquête d’une terre, dans la surveillance de toute une région et dans la formation des élites militaires les plus sanglantes d’Amérique latine ou d’Afrique[23]. Et pour les Juifs d’origine qui refusent ce chantage à l’ancestralité, il reste ici l’opprobre, là le terrorisme, parfois les deux à la fois[24]. Il y a donc dans le chantage irrationnel à l’antisémitisme un intérêt sonnant, trébuchant et explosif[25], celui des dirigeants auto-proclamés des Juifs par l’intermédiaire de l’entité « d'Israël » et, derrière, l’intérêt de l’hyperpuissance US à s’assurer une base militaire permanente au Moyen-Orient. Tout cela contribue à renforcer le poids du lobby sioniste à Washington[26], d’autant plus que les Etats-Unis sont eux aussi pétris de traditions néo-bibliques, néo-protestantes, recherchant dans l’ancien Testament la légitimité d’un destin exemplaire pour « l’Amérique », nouvelle « terre promise » ayant à la fois droit au « leadership » sur l’humanité et promise à la haine et à la jalousie universelle à cause de sa « bonté » inhérente à sa présence dans le monde comme telle …et dont les Irakiens, après les Amérindiens, les Afro-américains et les Vietnamiens, expérimentent aujourd’hui quotidiennement les fondements.

Comme dans le fascisme donc, nous nous retrouvons aujourd’hui face à un vocabulaire faisant appel au mythe pour condamner la réalité et la pensée, et pour permettre à des intérêts géo-politiques et financiers « globaux » de trouver l’acceptation d’une partie des populations désorientées et privées d’une analyse compréhensible de leur propre situation sociale, économique, nationale. La manipulation du chantage à l’antisémitisme a ainsi servi de pirouette pour opérer ce retournement du sens des mots en se servant des victimes d’Hitler comme d’un instrument d’autant plus utile qu’il est silencieux puisqu’assassiné. Car, comme toujours, il s’agit du combat entre ceux qui reconnaissent l’égalité de droit dans les vraies différences de culture de tous les êtres humains, individus, classes, nations, cultures, religions, etc. et de ceux qui proclament la supériorité, raciale, culturelle, religieuse, économique, civilisationnelle, d’un groupe auto-décrété par rapport aux autres. La chasse aux antisémites imaginaires (et rarement aux fomenteurs d’antisémitisme réel) permet de légitimer le mépris et la marginalisation, demain sans doute la répression systématique des « périphériques » du monde actuel,« exclus », immigrés, « classes dangereuses », prolétaires renouvelés de tous les pays, nations subjuguées sous le poids de la « dette », de l’occupation, des blocus, des discriminations, etc. Nous avons affaire à un « fascisme soft » qui, au nom de la démocratie, de l’antiracisme et de l’antinégationisme de salon, pervertit la démocratie de l’intérieur, sans avoir besoin de passer par les murs, les miradors et les fusillades systématiques (encore que la « clôture » de sécurité de Sharon ou les « victimes collatérales » de Shahbegan, d'Irak et de Palestine...).

Nous sommes donc passés des camps de concentration à des camps de déconcentration (d’atomisation) pour les marginaux, les « sans », papiers, logis, emploi, santé, etc. Au besoin d’ailleurs, on peut avoir aussi recours à des camps « de rétention » réels, voire à des vrais camps de concentration comme il en existe aujourd’hui en Afghanistan, en Irak, à Guantanamo (partie de Cuba occupée par les USA), en Israël, et faut-il le rappeler, dans certaines prisons des États-Unis, ou de leurs alliés auxquels Washington sous-traite le plus souvent les tortures, en principe illégales, selon la loi des Etats-Unis.

On assiste donc à « l’élection » apparemment à peine plus « laïque » de certains peuples désormais dominants dont le statut « prédestiné » imprègne les Américains (des seuls USA) « born again », y compris beaucoup de catholiques et d’agnostiques... D’autre part, on assiste à la « christologisation » des juifs, censés être devenus, après la Seconde Guerre mondiale, le peuple dont le destin est formellement considéré par certains comme celui du Christ, sacrifié par des élites (ici les élites antisémites) avec l’assentiment d’une partie de la multitude. Non plus certes comme dans le christianisme au nom de la rédemption des péchés de tous les hommes, mais pour le salut des seuls juifs par le biais d’un Etat, « Israël », traité avec des égards exceptionnels au regard du droit international. L’interprétation néo-religieuse et a-historique de la tentative nazie de génocide total (tentative, heureusement non réussie), permet de légitimer ce traitement exceptionnel des Juifs sionisés[27]; ainsi la lutte entre les premiers chrétiens et les pharisiens y est identifiée à l’antijudaïsme médiéval, ou à l’antisémitisme moderne. Et les paysans cosaques en jacquerie au XVIIème siècle contre les régisseurs juifs de domaines féodaux et les grands propriétaires terriens polonais ainsi que contre les jésuites qui cherchaient à faire disparaître l'Église orthodoxe souvent avec la participation de ces régisseurs, deviennent les « prédécesseurs » des commandos de nazis ukrainiens dans le camp de Treblinka.

Cette évolution « laïcisto-religieuse », irrationnelle, a désormais imprégné le corps social de la plupart des pays occidentaux, en particulier les milieux dirigeants originaires de la gauche qui ont fait assaut, en commençant par le PS français, mais en s’étendant ensuite à presque tous les autres « salons » parisiens « de gauche », de surenchère « moralisatrice » vis-à-vis de l’antisémitisme. Cela permet ainsi de légitimer le fait que ces milieux délaissent les banlieues et les victimes réelles de la politique du capitalisme de troisième type, « post-moderne ».

Il existe donc aujourd’hui un « fascisme soft » qui vient souvent de la gauche et qui, tout en gardant un verni démocratique, n’en méprise pas moins le peuple (d’où la manipulation du vocable « infamant » de « populisme » pour renommer ce que l’on a toujours appelé démagogie), n’en fait pas moins preuve d’irrationalisme, de racisme larvé et en fin de compte d’opposition au seul « esprit prophétique sémitique » qui souffle encore sur nos contrées, celui provenant des déserts arabiques. D’où l’islamophobie qui tient lieu d’antisémitisme contemporain.

Certes, il existe toujours des groupes néo-nazis fanatiquement et parfois criminellement antisémites, dans le sens antijuif. Mais ce sont des groupuscules sans réelles perspectives et parfois manipulés par les services ad hoc. La stigmatisation de nos concitoyens immigrés qui, dans la sueur et souvent la peur, font vivre notre économie, notre production, nos petits commerces d’épicerie et de marchands de couleurs, nos téléboutiques, nos nouveaux petits restaurants populaire goûteux et bon marchés, nos ateliers de confection, tous les petits boulots qui maintiennent en vie tant bien que mal notre société vise, elle, quotidiennement des millions de nos concitoyens. Ils sont victimes des chasses au faciès, des discriminations à l’embauche, des remarques méprisantes, de l’ignorance, de la ghettoïsation forcée, des campagnes médiatiques présentant les banlieues « sensibles » comme des cages (« malheureusement non grillagées » ???) à fauves et les mosquées comme des repères d’intégristes et de misogynes, etc, etc. Qui a jamais lu les textes enseignés par de nombreux rabbins, et souvent par des prêtres sur les femmes pour se permettre de taxer nos compatriotes musulmans de misogynie [28]?

 


De la stérilisation à l’immobilisme social « global »
Dans ce contexte d'irrationalisme envahissant, les professionnels des médias et les politiciens bien installés dans leurs fauteuils en cuir jouent le rôle de grands prêtres du culte de victimes déshumanisées et sacralisées au service de l'ordre mondial actuel. Toutes ces campagnes ne relèvent pas de quelques accidents, mais procèdent d'un climat que l'on organise de façon systématique et délibérée et en faveur duquel on a enrôlé nombre de mercenaires, en particulier dans les milieux intellectuels, politiciens et judiciaires. D'autres se portent volontaires. L'indignation « générale » dans la fausse affaire du RER D a été très révélatrice du point où notre société malade en est arrivée. Le caractère militant, agressif, obligatoire, de l’indignation et la stigmatisation de la lâcheté prétendue des « passagers » sont là pour culpabiliser encore un peu plus une société sans perspectives aucune, sauf à devenir des consommateurs précarisés ou des chômeurs. Les manifestations, les déclarations, l'Assemblée nationale, les médias ressassant désormais en boucle leur indignation comme dans les séances de haine orwelliennes. Un consensus obligatoire, immédiat, frénétique, irrationnel s’est imposé dès les premières secondes de « l’agression antisémite du RER ».

 

 Il témoigne du recul des penseurs, de l'abdication des élites politiques, de l'ampleur de la compromission des « grands » médias, …et surtout des intérêts d’une haute finance sans plus aucune légitimité pour maintenir un ordre injuste et hypocrite autrement que par la culpabilisation des pauvres, le chantage en direction des demi-pauvres et l’appel à l’hypocrisie des riches. Tout cela au service de la politique des USA et d’Israël, les deux États gardes-chiourmes du capital transnational, mais toujours nationaliste et bien protectionniste.

Après la « récréation » provoquée dans le monde et surtout en France par la mobilisation contre l’invasion de l’Irak, il fallait bien reprendre en main l’opinion qui échappait à ses maîtres chanteurs ! Pour cela, on a eu la manipulation des prises de position de Tariq Ramadan, puis l’invention de la crise du foulard (où la plupart des syndicalistes « laïcards » ont joué le rôle des idiots utiles) et enfin le renouveau de la campagne sans fin du chantage à l’antisémitisme qui a aboutit à l’affaire grotesque du RER D et qui fait pâlir de rage les survivants des vraies bestialités nazies en Europe centrale.

L’idéal d’universalisme qui a traversé l’histoire de l’humanité, en particulier sous l’influence des religions monothéïstes, puis des idées des Lumières qui en sont issues, n’a pas empêché l’irruption de pratiques sectaires, menant vers des communautés religieuses ou ethno-religieuses fermées. Cela a pu être constaté dans toute l’histoire du monde méditerranéen, y compris chez les juifs, qui ne sont donc pas, bien entendu, foncièrement différents des autres êtres humains. Ainsi, la pratique religieuse juive a instauré de nombreuses barrières pour empêcher l’assimilation des Juifs avec les populations environnantes, comme le souligne ces passages d’un texte rabbinique portant sur l’interdiction cyclique des rapports conjugaux, appelée Nidda (état d’impureté féminine : douze jours d’abstinence pendant la période des règles, certaines fêtes, grossesse et période après la grossesse : 7 jours minimum après l’accouchement d’un garçon et 15 jours après celui d’une fille)[29]. Cette « sainteté » ne se veut en effet pas rationnelle, elle vise en fait à assurer la séparation des Israélites d’avec les autres groupes humains :

« Cet idéal de Sainteté Est irrationnel par définitionIl est propre à Israël Et n’est point ordonné aux autres hommes Dieu a créé la barrière Entre la lumière et les ténèbres Entre Israël et les nations »[30], ce que confirment aussi ces explications portant sur la Nidda «…Nos ennemis et détracteurs du Judaïsme ont de tout temps essayé d’empêcher son observance dans le but de détruire notre peuple : Les Grecs, à l’époque de la Hanouka, les Romains plus tard et jusqu’à nos jours, les pays au-delà du rideau de fer. »[31], puis « Une fois les Romains (Mehila 17, b) décrétèrent l’interdiction de l’observance des Lois de Chabbat, de la circoncision et de la Nidda… En fait les Romains étaient conscients que la pratique de ces Lois immunisait le Peuple d’Israël contre l’assimilation, en le rendant étonnamment résistant. (La survie du peuple juif a toujours été une question pour les historiens, parce qu’ils n’ont jamais compris qu’elle était due à l’observance des Lois de la Nidda) »[32].
L’ensemble de ces « lois de pureté » semble donc avoir avant tout un but ethno-religieux plutôt qu’universaliste ou hygiénique :

« Observez-les
Et mettez-les en pratique.
Ce sera là votre sagesse
Et votre intelligence
Aux yeux des nations.
Lorsqu’elles entendront parler de toutes ces Lois,
Elles s’écrieront :
« Il ne peut être que sage
Et intelligent
Ce grand Peupl
e »[33].


Impérialisme US, sionisme et ethno-communautarismes

Dans ce contexte de crise sociale, d’hystérie, de nouvelle sorcellerie et de manipulation des identités, on peut avoir deux craintes pour l’avenir. D’une part que des Français se laissent aller à des violences de plus en plus incontrôlées contre nos compatriotes d’origine arabe ou noire puisque des « autorités morales incontestées » se sont permises dans les « grands » médias de les décrire comme potentiellement et irrémédiablement dangereux, y compris même après la découverte de l’affabulation de Marie-Léonie. Et demain, si des bombes éclatent en France sans qu’on n’en connaisse les commanditaires camouflés, certains auront tôt fait d’accuser « la pieuvre islamiste » et ses bras porteurs de valises dans les banlieues
« rouge-brun-vertes » de France, ce qui créera un climat de guerre civile. D’autre part que, si des violences judéophobes se produisent, elles en laissent d’autres indifférents, voire obtiennent à terme l’appui des citoyens qui se sont sentis stigmatisés sans réactions notables de la part des notables. Les amalgames ethno-communautaristes auront alors réussi à défaire la République en créant, à l’image de la société des Etats-Unis, une juxtaposition de « communautés réduites », « gauloise »,
« beur », « feuj », « black », « chintok », « gay », « féminine », adeptes de Jehovah, transsexuelles, bretonne, corse ou cornouallaise, adorateurs d’un temple solaire ou d’un autre, du culte de l’oignon et du potiron, etc. mais participant toutes d’un même culte de la consommation à court terme, de la « communication virtuelle », de la marchandisation des consciences et des croyances et de la célébration des hochets « identitaires » made in South-East Asia ou d’un autre paradis fiscal pour exploitation accrue des ouvrier/res, toutes origines et croyances confondues. Bref un « new age » bien pseudo-archaïque, un monde totalement gagné au simulacre du sceau de notre temps, un monde à la fois bien compartimenté pour les couches populaires et globalisés pour les élites et la consommation, un monde composé de clônes manipulables sans merci, la réalisation accomplie des quelques grandes prévisions littéraires de la modernité comme Le château de Kafka, Le meilleur des mondes d’Huxley et, last but not least, 1984 d’Orwell. Il y a donc urgence à renouer à la fois avec l’espérance et la raison.

Comme toujours dans les cas d’intérêts sonnants et trébuchants camouflés derrière des grands prêtres manipulateurs de pseudo-mystiques, il faut une police de la pensée pour empêcher de saisir les tenants et les aboutissants de l’ordre ressenti comme injuste. La lutte contre les pseudo-antisémites (pas les vrais malheureusement !), les « révisionnistes », les
« négationnistes » permet clairement de le faire. Nous assistons à des campagnes de stigmatisation sans fin par voies de presse, de courriels, de conférences, etc., à des attaques contre des militants de la lutte des peuples opprimés qui sont accusés d’intolérance, d’intégrisme, de négationnisme, de révisionnisme, comme aux plus belles heures du stalinisme ou de l’inquisition. On appelle à exclure untel ou à se retirer de telle ou telle pétition où figureraient des personnes décrétées
« coupables ». Ces pressions visent les responsables d’associations et visent à ce que ce soient les associations elles-mêmes qui s’engagent sur la base d’éléments juridiquement contestables à faire un boulot qui appartient normalement aux tribunaux, seuls aptes à juger les incitations à la haine raciale et au meurtre. Mais dire qu’une personne est « antisémite », «négationniste», «révisionniste» c’est encore aujourd’hui tenter de la frapper de mort politique et c’est ainsi que l’on parvient à émasculer les mouvements de luttes démocratiques de leurs forces vives et à leur faire perdre leur temps dans des campagnes sans fins et toujours à recommencer, puisque les compétences judiciaires manquant, les jugements « associatifs » ne peuvent être satisfaisants pour personne et sont donc porteurs de querelles intestines. Aucune association ne devrait se transformer en Tribunal , et pourtant les associations de soutien aux luttes anti-impérialistes, et en particulier à celles des peuples de Palestine et d’Irak, sont constamment touchées par des campagnes visant à ce qu’elles rompent leurs contacts avec tel ou tel ami au nom d’accusations sans fondements ou mal interprétées. La culture de l’anathème, d’essence irrationnelle, permet de créer une ambiance de chasse aux sorcières chez ceux-là mêmes qui veulent émanciper la société de toute trace d’un culte opposé à la raison.

Les vrais racistes et les vrais antisémites sont aux Etats-Unis et en Israël, les vrais négationnistes sont dans ces pays. Le monde a reconnu les victimes du nazisme. Or, aux Etats-Unis et en Israël, peu savent reconnaître que les grandes victimes sont aujourd’hui les Palestiniens et les Irakiens, et que les sionistes ont souvent fait preuve de leur côté de complicités avec les fascistes et les nazis avant 1945. On a ainsi même pu voir dénoncés comme antisémites des personnes d’origine juive qui, comme Norman Finchelstein, Israël Shamir, Israël Shahak, etc. ne font que critiquer la politique de Tel-Aviv et s’opposer à l’instrumentalisation des victimes de la Seconde Guerre mondiale. Israël Shahak, survivant du ghetto de Varsovie et du camp de Bergen-Belsen, « mais » fondateur de la Ligue israélienne des droits de l’homme et du citoyen a donc été soumis avant sa mort à une véritable campagne de terreur pour avoir osé comparer, preuves à l’appui, l’ambiance de la société israélienne actuelle à celle de la société allemande au tournant des années trente. Il faut rappeler dans ce contexte le fort ancien ouvrage d’Israël Shahak, Le racisme d'État d'Israël, Guy Authier, Paris, 1975. Lors d’une conférence qui a eu lieu en juillet 2004 à l’université de Lausanne et visant à promouvoir l’idée d’un État commun palestino-israélien intégrant tous les habitants liés à cette terre, et à laquelle ont participé des Juifs comme des Arabes, Israël Shamir, par exemple, a dû s’expliquer des accusations d’antisémitisme le visant. Il a comparé les accusations pour antisémitisme aux procès pratiqués contre la sorcellerie et visant tous ceux qui osent remettre en question la supériorité juive qui est une notion allant à l’encontre de ce qu’ont toujours soutenu les vrais démocrates juifs, en particulier la résistance juive anti-nazie.

 

*Bruno Drweski: Maître de conférences HdR à l'INALCO-Paris.

Avec la collaboration de Claude Karnoouh et Jean-Pierre Page.

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Notes :

[1] Rappelons que le rabbin Farhi a mensongèrement soutenu qu'il avait été poignardé par un individu criant "Allahu Akbar", qu'Alexandre Moïse, président de la Fédération sioniste de France, a porté plainte contre des menaces …qu'il s'envoyait à lui-même avant d'être confondu et condamné, que la jeune fille de Montpellier à laquelle on aurait dessiné une étoile juive sur le bras était un faux, qu'Elie Chouraqui a manigancé un pseudo-reportage télévisuel sur l’antisémitisme imaginé d'élèves d'origine arabe à Montreuil, que l'incendie de l'école juive de Gagny a été d’emblée présenté comme un acte antisémite, ce qui s’est révélé faux et qu'en juin 2004, il y a eu l’affaire d'Epinay où un malade mental a poignardé plusieurs personnes d’origines diverses, juive, mais aussi algérienne, haïtienne et portugaise, les médias ne s’intéressant qu'à la victime juive. Puis il y a eu l’affaire de l’incendie du foyer juif dans le 11ème arrondissement qui s’est révélée ne pas être un acte antisémite mais un acte commis par un « déséquilibré » travaillant dans ce foyer.

[2] "Rapport de la FIDH", cité dans La Pensée n

°328, Octobre-novembre-décembre 2001, « Des étrangers de l'intérieur : le statut de la minorité palestinienne d'Isaël - Lettre mensuelle de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme ».


[3] Sur le thème de la légitimitation historique de l’État d’Israël, cf., le travail universitaire de Keith W. Whitelam, The Invention of Ancient Israel. The Silencing of Palestinian History, Routledge, Londres, New York, 1996. Pour les résultats de cette légitimation, voir par exemple, Ilan Halevi, Israël. De la terreur au massacre d'État, Papyrus, Paris, 1984.

[4] On commence certes à utiliser pour qualifier ces actes le terme de judéophobie, sans doute pour souligner l’intérêt particulier que l’on éprouve pour les victimes juives de brutalités, parmi les autres victimes sémites. Ce terme pourrait en revanche, mais cela ne semble pas le cas, servir à faire une différenciation entre le vieil antijudaïsme, d’origine chrétienne et basé sur le refus d’accepter les juifs en tant que religion, l’antisémitisme, basé sur une vision biologiste de la vie et qui visaient les Juifs, les Arabes, les Ethiopiens et les autres populations sémitiques sur une base « raciale », et les « nouveaux » sentiments négatifs à l’égard des juifs qui ne s’appuient plus que rarement sur la religion ou sur une vision raciale de la vie, mais qui véhiculent une vision « culturaliste » et « socio-culturaliste » de différences soi-disant insurmontables entre les « communautés » ethno-religieuses.

[5] Les politiciens relayés par les médias en appellent à plus de répression policière, à plus de sévérité des tribunaux pour les actes antisémites, mais au même moment, ils tolèrent, par exemple, la clémence de la cour vis-à-vis des coups et blessures au cri de « sales Bougnoules » contre quatre étudiants de Nanterre d’un nervi du Betar (extrême droite sioniste), en plein tribunal. Le deux poids deux mesures est tel ici, que cette affaire n’a pratiquement pas été portée à la connaissance du public dans les médias.

[6] Cf. Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance, Climats, Castelnau-le Lez, 1999.


[7] Déclaration de l’ambassadeur d’Israël sur LCI.


[8] Cf. le remarquable travail universitaire de David E. Stannard, American Holocaust. The Conquest of the New World, Oxford University Press, Oxford, 1992, voir le chapitre « Genocide », où on y lit à la première phrase : « During the course of four centuries – from the 1490s to the 1890s – Europeans and white Americans engaged in an unbroken string of genocide against native peoples of the Americas. », p. 146.


[9] Par exemple, dans son Guide des égarés, cité par Israël Shahak dans, Jewish History, Jewish Religion, Pluto Press, Londres, 1994, le philosophe talmudiste Maïmonide (Livre III, chapitre 51) écrit à propos d’ « Une partie des Turcs et des nomades du Nord, des noirs et des nomades du Sud » : « Leur nature est semblable à celle des animaux muets, et selon mon opinion, ils n’atteignent pas au rang d’être humain ; parmi les choses existantes, ils sont inférieurs à l’homme mais supérieurs au singe car ils possèdent dans une plus grande mesure que le singe l’image et la ressemblance de l’homme ».


[10] Il est clair d’ailleurs que la Première Guerre mondiale, côté capitaliste, puis le XXème Congrès du PCUS, côté socialiste, ont démontré que le rationalisme des Lumières, libéral puis marxiste, n’avait pas empêché l’émergence d’une nouvelle forme de mystique pervertie, mortifère, à la fois anti et néo-religieuse, laïciste et scientiste, ce qui a constitué le fond amenant à la recherche dans le monde « post-chrétien » une nouvelle « figure sacrificielle christique » superficiellement rationalisée, ce que la « Shoah » a permis …aux dépens des Arabes qui n’y étaient pour rien. Beaucoup de rationalistes ont en effet sanctifié la science, oubliant que celle-ci avance par tâtonnement et non par vérité révélée une fois pour toute, et qu’il ne faut donc jamais confondre méthode scientifique et foi, mais qu’il faut savoir « marcher sur deux jambes ». Le combat pour répondre au besoin des hommes d’un sens de l’histoire, d’un sens de la vie, d’une « recherche d’éternité » et de rationalisme devra donc prendre en compte toutes ces expériences historiques pour permettre de sortir de l’état régressif actuel, post-moderne et archaïsant.


[11] cf. Les deux conférences données par Husserl à Vienne les 7 et 10 mai 1935 sous le titre : « La philosophie dans la crise de l’humanité européenne » Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris, 1976 (première publication en allemand, La Haye, 1954).


[12] Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste, Edit. La fabrique, Paris, 2002.
[13] Werner Sombart, Les Juifs et la vie économique, Payot, Paris, 1923, dans la traduction de S. Jankélévitch.


[14] On lira donc avec profit, Walther Rathenau, « Die Mechanisierung der Welt (La mécanisation du monde) in Zur Kritik der Zeit (A propos de la critique de l’époque), Munich, 1912 ; Die Neue Wirtschaft (La nouvelle économie) Munich, 1918; Die Neue Gesellschaft, Munich, 1919.


[15] Mais pendant la guerre d’Algérie, on nommait « opérations de maintien de l’ordre » les destructions de villages et les assassinats, leur bombardement au napalm, comme s’il s’était agi de simple répression de manifestations. Pendant la guerre du Viêt-nam, le napalmage et l’envoi de la fameuse « yellow rain » se nommaient « opérations de nettoyage », il fallait faire propre, et les USA de l’époque sont à comparer à monsieur Propre, parce que c’était affirmé scientifique, et donc axiologiquement neutre, c’est-à-dire « normal », « naturel », comme la sélection du même nom chère aux nazis, mais comme on dit aussi aujourd’hui de la « libre » concurrence du marché qu’elle est « naturelle ».


[16] On doit à cet égard s’étonner du fait que si les camps nazis sont devenus des lieux de mémoire incontournables, les multiples fausses communes où ont été enterrées les victimes juives encore plus nombreuses des fusillades nazies et les shtetls (bourgades juives) martyrs n’éveillent pas le même intérêt de la part des organisations sionistes. On peut supposer que cela est dû au fait que l’on pourrait dès lors voir une communauté de destin avec les villages martyrs non juifs comme Oradour sur Glane, Lidice, Khatyn, etc. transformés eux en villages musées …mais aussi avec le village martyr palestinien de Deir Yassin, dont les bâtiments sont transformés aujourd’hui …en hôpital psychiatrique par l’État d’Israël. Tout un symbole !!!


[17] N’oublions pas que le massacres des civils arabes par les sionistes (Deir Yassine, Nasser Eddine, etc.) n’avaient d’autre but que de repousser les Arabes hors de Palestine, tout en créant un réflex de responsabilité collective, et donc d’unité forcée, parmi les Juifs. Et quand des Juifs refusent ce chantage sioniste, on peut avoir recours aux attentats, comme ce fut le cas en Irak où le Mossad a placé des bombes contre des édifices juifs pour pousser « au retour » vers la « terre promise » les Juifs autochtones. Voir « Zionism and anti-semitism », JEWS AGAINST ZIONISM, http://www.torahtruejews.org/, July 12, 2004


[18] Théodore Herzl, cité dans La Palestine, dernière colonie, Lucas Catherine, Anvers, EPO, 2003. Lire aussi "l’Etat juif" (Théodore Herzl, Der Judenstaat, 1896), livre de Herzl qui a servi de base idéologique au sionisme. Il a bien existé quelques groupes juifs religieux désirant s’établir en Palestine sans revendiquer l’exclusivité de peuplement pour leur groupe et un courant d’extrême gauche (Poalej-sion), qui a soutenu formellement la création d’un foyer juif en Palestine en coopération avec les populations arabes autochtones, mais ils restèrent marginaux, ce qui permit aux sionistes colonialistes de mettre en œuvre leur programme ethno-religieux « pur ».


[19] Vladimir Jabotinsky, « Le Mur de Fer, Nous et les Arabes », 4 novembre 1923, http://www.ism-france.org/news/article.php?id=518&type=analyse&lesujet=Sionisme


[20]  http://lcn.canoe.com/infos/lemonde/archives/2000/08/20000806-075017.html  et http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-04-10/2001-04-10-242595


[21] http://www.humanite.presse.fr/popup_print.php3?id_article=255894


[22] Il n’y a qu’à voir le trouble, puis la haine, qu’a entraîné le succès de la liste euro-palestine aux dernières élections européennes et dont l’émergence n’est que la conséquence du renoncement par les organisations politiques de gauche à accepter la participation autonome des forces populaires vivant et travaillant réellement en France.


[23] Voir le rôle des militaires et des marchands d’armes israéliens en faveur des anciens dictateurs d’Amérique centrale, des dirigeants de l’apartheid sud-africain, de l’extrême droite hindouiste, etc.
[24]« Zionists The Enemies Of Jews », Rabbi Joseph Dershowitz, www.truetorahJews.org
[25] cf. l’ouvrage de Finchelstein, L’Industrie de l’Holocauste, et comme l’a déclaré le satiriste villipendé comme « antisémite », Dieudonne M’Bala M’Bala : "La Shoah, cet indiscutable crime contre l'humanité, est malheureusement devenue un fonds de commerce", …"Mon job, c'est d'aller chercher dans les recoins du sacré, les travers de l'humanité. Au travers des dogmes religieux, on a déshumanisé l'espèce humaine". (Sources: AFP).


[26] L’emploi du terme « lobby sioniste » peut choquer les bonnes âmes qui y trouveront un relent de « complotisme » à odeur antisémite, mais puisque les membres de l’AIPAC aux USA se désignent eux-mêmes sous l’appellation de « lobby » et que des dirigeants du CRIF rêvent ouvertement d’en faire autant en France, quel terme devrions nous utiliser ? Que, en utilisant l’ethnicisme, les dirigeants dudit lobby crachent en fait sur la mémoire de la plupart des victimes de l’antisémitisme réel qui ne rêvaient que de jouir en toute liberté de leurs droits de citoyens dans leur pays natal, n’en rend que plus nécessaire le fait d’utiliser ce terme qui permet de faire la différence entre les Juifs du « lobby » et ceux qui, dans leur diversité religieuse et philosophique, sont révulsés à l’idée d’être pris en otage par la politique de Tel-Aviv.


[27] Cf. par exemple les textes de Poliakov sur l’éternité d’un seul et unique antisémitisme, fixe, et sémantiquement identique à travers les siècles, ou ceux d’Elie Wiesel sur « l’impossible » compréhension du génocide. Cette prétention va jusqu’à légitimer le dernier vote (20 juillet 2004) à l’unanimité de la Knesset d’un texte élaboré par un député d’extrême droite et prévoyant qu’Israël ai le droit de demander l’extradition de toute personne qui, dans n’importe quel pays du monde, nierait « l’holocauste ». On estime que, pour le moment, cette loi est destinée à maintenir la pression sur le président palestinien Mahmoud Abbas (Abou Mazen) pour sa thèse de doctorat passée il y a plus de vingt ans en URSS et dans laquelle il était censé avoir démontré que le nombre de Juifs assassinés par les nazis n’était pas de 6 millions mais d’un million. Cf. Nina Gilbert,

« Global Holocaust-deniers bill passed in Knesset », Jerusalem Post, July 20, 2004


[28] Car si certaines interprétations contestables du Coran, peuvent servir de prétexte à la misogynie, les textes de Saint-Paul, pour le nouveau testament, et du talmud, pour le culte juif ne laissent aucune équivoque sur le caractère misogyne d’une pratique religieuse que le prophète de l’islam, Muhammad, a contribué à tirer de son évolution oppressive. D’où le fait que, aujourd’hui, ce n’est pas au nom d’un libéralisme échevelé mais au nom du Coran que se légitime le mouvement émancipateur des femmes saoudiennes qui a conquis le droit de participer aux conférences consultatives visant à démocratiser les institutions politiques du pays. Cf. dossier La Pensée n°335, juillet/septembre 2003, « L’Arabie saoudite : un Royaume en péril ? ». Parfois la misogynie va de pair avec le racisme comme dans ce texte de Maïmonide (Op. Cit.), « Interdits frappant les relations charnelles », 12, 10) : « Si un juif s’unit sexuellement avec une non-juive, qu’elle soit une enfant de trois ans ou une adulte, qu’elle soit mariée ou nubile, et même si lui-même est un mineur n’ayant que neuf ans et un jour – comme il a commis un coït volontaire avec elle, elle doit être tuée, comme le serait une bête, parce qu’à cause d’elle, un juif s’est mis dans un mauvais cas ». Le « fautif » juif ne sera, lui, que flagellé. Chez les juifs, les femmes n’ont certes pas le droit de montrer leurs cheveux et le reste de leur corps hormis le visage et les mains, mais elles sont surtout soumises à de nombreuses injonctions détaillées, sous peine d’être rejetées de leur communauté.

Saint-Paul , de son côté, dans son épître aux Corinthiens (11/2-16) déclare : « …Le chef de la femme, c’est l’homme (…) Si la femme ne porte pas de voile, qu’elle se fasse tondre ! Mais si c’est une honte pour elle d’être tondue ou rasée, qu’elle porte un voile (…) L’homme, lui, ne doit pas se voiler la tête : il est l’image et la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l’homme (…) et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de sa dépendance (…) ». Plus loin, il soutient que, dans les assemblées, les femmes n’ont pas le droit de prendre la parole et qu’elles doivent seulement écouter les hommes.

Voilà donc les sources de la compréhension européenne, judéo-chrétienne, de ce qu’est le voile, mais cette histoire n’a pas à être projetée dans le monde musulman, car si, dans la pratique, la situation de la femme dans cette partie du monde est souvent contestable, de nombreux passages du Coran faisant référence aux « croyants et croyantes » présupposent l'égalité des hommes et des femmes, comme, par exemple, ici : « Les soumis, les croyants, les pieux, les sincères, les patients, les humbles, les charitables, les abstinents, les chastes, hommes et femmes et ceux qui ne cessent d'invoquer le nom de Dieu, obtiendront de Lui leur pardon et une belle récompense » (Coran, Sourate 33, Verset 35). Concernant, le voile, il s‘agit d’un conseil qui, à la différence de Saint-Paul, a uniquement comme but de faciliter la vie sociale : « O prophète ! Dis à tes épouses et à tes filles, et aux femmes des croyants de ramener sur elles leurs grands voiles : elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées. » (Coran 33, 59)


[29] Si cette prescription est généralement légitimée par les rabbins qui ont la charge de veiller à cette institution par des justifications portant sur l’affectif ou l’hygiène, voire la « psychologie » : « En outre, les enfants nés d’une relation Nidda se reconnaissent souvent par leur insolence et leur effronterie et sont plus exposés que d’autres aux maladies »[29].


[30] La voix de la Thora, Lévitique XIX, 1


[31] Tsvi Yosseph Parienti, op. cit., p 15


[32] Idem, p. 18


[33] Deutéronome IV, 6

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