Le public cultivé français est rarement informé de l’édition de grands livres sur l’œuvre de Martin Heidegger. Quoique l’édition des grands ouvrages du maître de Fribourg-en-Brisgau et leur traduction dans les grandes langues de la philosophie contemporaine (celles où ils se passent quelque chose de significatif, de créateur) soient désormais réalisées, on continue encore d’éditer en allemand les cours et séminaires du grand professeur qu’Hannah Arendt appelait avec admiration « le roi secret de la pensée » au milieu des années 1920-1930. Une bonne partie de ce que la philosophie a produit de meilleur depuis lors sort de la méditation de cette pensée exigeante et patiente, qui alterne méandres subtils (dans les analyses conceptuelles ou textuelles et les descriptions phénoménologiques), trouées brutales vers l’inaperçu de nos façons de penser et percées vers l’impensé de la philosophie.
La Rédaction
« Heidegger » : Objet Politique Non Identifié
-
Par Maximilien Lehugeur*
Qui a lu une fois sérieusement de bout en bout une conférence de Heidegger sait l’envoûtement qu’exerce cette pensée en action sur l’esprit philosophe. L’Histoire de la pensée au vingtième siècle nous apprend le rôle capital que joua Heidegger (ses cours, ses séminaires, ses livres, de son vivant et après sa mort en 1976) dans la découverte de la vocation philosophique de nombreux auteurs majeurs des huit dernières décennies. L’impression que lecteurs et auditeurs passionnés de philosophie ont retirée de cette expérience de la pensée « avec » Heidegger ou « à sa suite », c’est bel et bien l’étonnement philosophique devant le découvrement d’évidences occultées, l’expérience du dévoilement de l’essentiel (l’étymologie discutable philologiquement mais saisissante et signifiante de l’aléthéia, la vérité en grec). Heidegger est presque devenu la figure de la philosophie par l’incroyable hardiesse et l’incontestable originalité de ses déconstructions de la tradition : une forme d’hommage à l’enjeu de la pensée, qui tranche avec l’érudition un peu morte et le commentaire plat de tant de professeurs. Chez Heidegger, l'Histoire de la pensée n'est jamais un catalogue plat de doctrines bien connues, mais une interprétation intimement mêlée à la cause qui l'anime, la question de la vérité; on entre peu à peu dans la pensée même sans séparer son déploiement historique (une aventure occidentale deux fois millénaire) d'une passion originaire du sens. Une expérience bouleversante encore aujourd'hui, à la lecture, qui fait imaginer ce qu'éprouvèrent les auditeurs des générations successives de ses étudiants, quelque chose comme le sentiment des auditeurs de Bergson autrefois d'assister au déploiement public de la philosophie dans son ambition propre. Et les critiques négatives des spécialistes étroits à l'égard des interprétations heideggeriennes des "grands auteurs" semblent souvent dérisoires parce qu'elles ne sont pas à la hauteur de l'œuvre qu'elles croient réfuter et en renforcent encore le prestige.
La pensée de Heidegger a exercé une fascination extraordinaire sur des générations de professeurs, mais elle s’est fait admirer aussi par les psychiatres de la psychopathologie phénoménologique dont L. Binswanger, fondateur de la Daseinanalyse, de nombre d’écrivains (Ingeborg Bachmann), de poètes (René Char, Paul Celan) et d’artistes plastiques, sensibles bien sûr à la beauté – philosophique sans doute, comme chez Hegel - de son style (qu’on ne mesure jamais si bien qu’en le lisant en allemand), mais aussi à sa méditation sur la langue, la poésie et à sa défense des enjeux de l’art pour la dignité de l’homme et son rapport au monde, dans un siècle de civilisation technique et d’idolâtrie de « la science ». À cet égard, la lecture de Heidegger est d’autant plus pertinente que le philosophe étudia très sérieusement ce qu’on lui reproche bêtement, souvent, de ne pas connaître ou de mépriser (les mathématiques, la logique formelle, la physique et les sciences naturelles) et fut un lecteur attentif des auteurs modernes de ces disciplines. Avec Heidegger, on est très loin d’un philosophe « littéraire » jetant selon son sentiment et quelque fumeuse inspiration "des idées" sur le papier ou en l'air, on n'a pas non plus affaire avec un amateur d’art et critique dilettante, ou un romantique réactionnaire ennemi acharné des sciences. On rencontre plutôt une pensée cohérente et mûrie de la modernité, basée sur l’information la plus solide et réfléchie dans une problématique nouvelle et insolemment inactuelle : « la question (du sens) de l’être » !
Il n’est certes pas impossible de philosopher à côté de la pensée de Heidegger, voire contre elle, mais - ne serait-ce qu’à titre de retour critique sur la tradition métaphysique européenne ou d’interrogation sur les présupposés de la conscience « moderne » (son inconscient très actif, son « ombre »), il est impossible de ne pas prendre un moment sérieusement en considération ce qu’elle dit, pour la dépasser, si c’est possible, ou l’écarter en connaissance de cause. L’auteur d’Être et temps (1927), de Kant et le problème de la métaphysique (1929), d’Introduction à la métaphysique (1935), de Qu’appelle-t-on penser ? (1951-52) ou encore du Principe de raison (1954-55) a d’ailleurs suscité une importante littérature de commentaire, de qualité et d’originalité variables (Heidegger est devenu depuis quelques années un auteur de programme d’agrégation en France , et cette année - grâce au mauvais livre d’Emmanuel Faye - d’oral de l’agrégation; enfin, il devient partout depuis trois décennies un sujet banal de thèse de doctorat), mais à laquelle ont participé les grands noms de la philosophie contemporaine.
L’Affaire … de la philosophie ?
Pourtant, c’est toujours « le scandale Heidegger » ou « l’affaire Heidegger » qui fait la une des pages culturelles, particulièrement en France, quand on daigne s’intéresser à cet auteur majeur, enseigné partout dans le monde. Celui qui donne à la « presse sérieuse » l’occasion d’une nouvelle preuve de ses mœurs et de son impardonnable mépris de la vérité, dernier faiseur en date de la littérature à scandale anti-heideggerienne est un certain Emmanuel Faye, maître de conférences à Paris-X-Nanterre et « spécialiste » de la Renaissance et de l’Humanisme. Dix-huit ans après le très mauvais « livre » du très mauvais « historien » Victor Farias, L’introduction du nazisme dans la philosophie d'E. Faye relance la polémique sans renouveler les accusations classiques déjà nulles et non avenues. Avec les mêmes scoops refroidis et les mêmes ficelles.
Lecteur, connais-moi tout entier ! J’ai peu de goût pour les digressions bibliographiques ! Et si je t’en inflige une, c’est contraint et forcé par la nécessité de l’époque et le fond du sujet ! Je me permets, parce que l’adversaire m’y contraint, et pour prouver mes dires sur un point qui doit être fait une bonne fois encore, même si cela devient lassant, de reprendre un moment l’histoire de cette polémique sans fin, en renvoyant le lecteur à deux bons livres qui font l’état de la question, citations et références à l’appui : Jean-Michel Palmier, Les écrits politiques de Heidegger (1968) et François Fédier, Heidegger : anatomie d’un scandale (1988). Ces lectures sont particulièrement instructives, parce que comme quelques livres « oubliés » des éditeurs et fatalement du public, ils n’ont pas pris une ride et, si on leur donnait loyalement la chance d’être présents dans l’espace médiatique, se révèleraient d’une stupéfiante supériorité sur la plupart des pseudo-livres publiés depuis lors. Il serait fort utile que le lecteur actuel, surtout quand il n’est pas averti de l’histoire de cette polémique, dispose des autres livres qui l’ont marquée, sans quoi il fera confiance au dernier en date avec sa présentation des faits ! Il est tout de même regrettable qu’en ces circonstances, la parution du livre d’Emmanuel Faye n’ait pas inspiré à Robert Laffont éditeur de republier Anatomie d’un scandale. Le « non-initié » entrant dans le champ de la polémique, à supposer qu’il se prenne de passion pour la philosophie et ne cherche pas qu’une excitation des sens et quelques frissons policiers, pourrait se faire une idée correcte des positions de Heidegger et comparer deux versions des faits : il y gagnerait un peu de temps ! Mais l’édition fait partie du système marchand et publicitaire-médiatique, aussi sa nature ambiguë de commerce des idées parasite-t-elle l’organisation d’une telle confrontation, la seule qui serait honnête intellectuellement. Pour information à mon lecteur, le libraire consciencieux à qui j’avais confié le soin de vérifier auprès de l’éditeur l’état des stocks a eu confirmation au téléphone que le titre de Fédier était épuisé et que sa réimpression n’était pas prévue à brève échéance, mais que l’éditeur y était éventuellement disposé si un grand nombre de lecteurs le demandait et se groupait !... Inutile de signaler que ledit éditeur n’a pas pris de disposition pour faire le compte des demandes de ce titre, que donc même si le compte des demandes prouvait une attente « quantitativement digne d’attention », elles seraient si dispersées dans le temps et l’espace que cela ne se verrait pas et que d’ailleurs le public ne pensera même pas à demander de lui-même, puisque souvent il n’en connaît pas l’existence.
À moins peut-être que l’Université ne promeuve les œuvres de Fédier au rang de manuels obligatoires des concours d’enseignement et n’en édicte l’achat personnel à chaque étudiant ou ne passe commande de centaines de volumes du même titre pour ses bibliothèques ... Merveilleux cercle de la bonne foi et de la conscience professionnelle ! Le malheur pour Fédier, en matière de réédition, de publicité et de gros tirages, est de ne pas s’appeler Luc Ferry ou BHL. Il ne reste plus aux revues littéraires et philosophiques sérieuses (combien de divisions ?) qu’à faire leur travail, je veux dire éclairer le public sur les termes du débat et à lui signaler l’existence du livre de Fédier et de bonnes bibliothèques. A ces ouvrages qu’on ne trouvera plus que d’occasion, j’ajoute l’excellent essai « La Guerre de Sécession ou Tout ce que Farias ne vous a pas dit et que vous auriez préféré ne pas savoir » dans Ecrits logiques et politiques de Gérard Granel (Galilée 1990), encore distribué, bien que soigneusement occulté et d’abord par ceux qui prétendent « répondre » aux défenseurs de Heidegger ! La stratégie de « l’oubli » importe tant à l’Affaire, qu’il faut se faire un peu mémorialiste. Heidegger nous le dit d’outre-tombe, disciple pour la forme de Luther (qui avait compris le rôle des formules mémorables filés dans le jeu de la langue), et pour le fond, de Platon : le penser (Denken), menacé par l'occultation de ce qui recouvre (Decken), est aussi une remémoration (un An-denken : un y-penser, penser à, se souvenir de, en grecana-mnésis), la pensée (Gedanke) est alors un don et un remerciement (Dank) et la piété (Frömmigkeit) envers la pensée du passé est obéissance fidèle à l'injonction du sens immanente à cette Histoire. Penser: une vocation à l'originaire, demandant la radicalité de l'intelligence et la plus profonde culture, ni l'originalité "personnelle" (il y a la tâche de la philosophie), ni le fétichisme antiquaire de spécialiste, innocemment nihiliste. Une destination (Geschick) et une Offrande (Geschenck) à l’avenir, s’il s’en soucie. Que ceux qui ont des yeux pour lire…
Si on se limite à la France, il y eut d’abord l’enquête des Temps modernes de Sartre en 1945, qui envoyèrent des observateurs peu bienveillants s’enquérir de l’état d’esprit et du dossier de Heidegger, tenu pour gravement compromis avec le régime vaincu. Eric Weil, néo-kantien juif allemand exilé, hostile au penser heideggerien tenu pour un paragraphe du système néo-hégélien (lire à ce sujet les pages de son Logique de la philosophie), s’amusait en 1947 (son article « Le cas Heidegger » ressemble à un petit triomphe de compensation) de voir l’édition critique de Kant éditée par Cassirer trôner dans le bureau de son vieux rival. Maurice de Gandillac, pourtant longtemps défenseur d' une conception raciste de type maurassienne de l’Europe (cf. l’article « Homo Europaeus », pp. 179-188, dans Les Cahiers d'Occident, 1er numéro, 1926 ; Rééditera-t-on un jour ce texte quasi antisémite sur "les Israëlites Brunschvicg et Bergson" ?) et compromis dans la collaboration idéologique (cf. L’introduction à la Philosophie de Nicolas de Cues, Aubier, Paris 1941, avec les touchantes louanges à l'Université allemande après le séjour à l’Institut français de Berlin et les remerciements enthousiastes pour les conditions de confort offert par l’Académie allemande !), publiait en 1946 un texte injustement sévère et perfide à l’encontre de Heidegger. Seul le jeune Frédéric de Towarnicki (lire ses très beaux textes regroupés dans A la rencontre de Heidegger : souvenirs d’un messager de la Forêt Noire et Martin Heidegger : Souvenirs et chroniques, Bibliothèque Rivage, Payot, 1999) s’informe avec honnêteté et fair-play de l’affaire du Rectorat et revient soucieux de défendre l’honneur du philosophe. Il sera en France avec Jean Beaufret le porte-parole affectueux et admiratif du grand penseur diffamé, dont la gloire commence son ascension malgré tout. (Je renvoie le lecteur à Heidegger en France, de Dominique Janicaud).
Puis c’est la nouvelle vague des ragots, des soupçons et autres délires d’interprétation des années 1960. Le point de départ : La destruction de la raison (1960), le plus mauvais livre de Georg Lukàcs, qui accuse presque tous les grands noms de la philosophie allemande depuis la mort de Kant de pensée « bourgeoise-réactionnaire », masquée en nationalisme prussien (Hegel ayant droit à plus d’indulgence en raison de sa progéniture marxiste que Schelling), puis, à partir de Nietzsche (aussi mal lu de notre censeur communiste que de ses exégètes nazis), de fascisme (c’est-à-dire dans la langue marxiste, de nazisme). En 1964, Adorno publie son très contestable Jargon der Eigentlichkeit/Jargon de l’authenticité (traduit chez Payot). En France, dès 1961 et 1962, Jean-Pierre Faye (père d’Emmanuel Faye) commet dans la revue Médiations deux articles sous le titre « Heidegger et la Révolution ». Un débat public s’ensuit au Nouvel Observateur (pas le Völkischer Beobachter/L’observateur du peuple du NSDAP – ce rappel est destiné à ceux qui comme Emmanuel Faye voient des nazis partout ) qui se fait un plaisir sous la houlette de la « gauche libérale » de Jean Daniel et de son inspirateur néo-feuillant, l’historien révisionniste de la Révolution François Furet, déjà spécialisé dans la chasse au totalitaire, de jouer la tribune obligée des questionnements intellectuels médiatiques. La rédaction politique de l’hebdomadaire se spécialise à la suite d’Hannah Arendt, dont Les origines du totalitarisme est le plus mauvais livre, il faut le dire (on peut lire à ce sujet l’excellente et impitoyable critique de John Lukàcs dès la parution, reprise dans Remembered past, du même auteur), dans ce qui sera le fond de commerce de François Furet.
Le spécialiste de politologie allemande et publiciste Alfred Grosser montre dans ce même hebdomadaire (19 décembre 1964) son peu de connaissance du dossier, sa compétence limitée en philosophie et surtout l’aveuglement de la passion d’un Allemand juif exilé : il colporte le ragot sans base documentaire sérieuse selon lequel Heidegger faisait (certains de) ses cours en uniforme de SA (ce dont il n’existe aucune photographie). Les 14 et 20 janvier 1965, le philosophe Vladimir Jankélévitch, bergsonien bien connu, caché à Toulouse pendant l’Occupation, qui depuis 1945 faisait profession de ne plus parler allemand ni lire les auteurs allemands et sortait ostensiblement des réunions où l’oeuvre de Heidegger était abordée, publie dansle Figaro que Heidegger aurait salué avec joie l’invasion de l’URSS (et donc de la Russie, dont est originaire la famille Jankélévitch) ! Ces ragots ont la vie dure ! En 1995, alors que je mentionnais le nom de Heidegger pendant une soutenance, les deux universitaires renommés de mon jury (un hégélien et un épistémologue), se croyant – mais qui ne s’y croit ?! - au fait du cas Heidegger (l’uniforme SA, le salut nazi à tout propos, notamment en cours, l’entêtement dans l’erreur après 1945, le « silence ») s’exclamèrent : « il avait ça dans le sang »! Drôle de formule pour des maîtres de philosophie humaniste !
Sans surprise, le meilleur connaisseur alors en France du maître attaqué, Jean Beaufret prend la défense de Heidegger. Bientôt il renoncera à toute discussion, faisant l’expérience qu’elle ne peut se mener que sur des bases fausses et sans éthique de la discussion historique (sur les faits) et herméneutique (sur les textes). La réponse de Beaufret, à qui veut savoir qui est Heidegger : une explication élégante des points fondamentaux de l’œuvre. Je renvoie le lecteur à ces Dialogues avec Heidegger, méditations tranquilles sur la pensée du maître, marquées d’un souverain détachement par rapport à la calomnie.
Mais à la même époque, Pierre Trotignon écrit en 1965 pour l’encyclopédie Que sais-je un Heidegger utile mais plutôt ambigu sur le nazisme de Heidegger, qui influencera des générations d’étudiants dans le sens du soupçon de nazisme profond, d’affinités, sans apporter les mises au points claires déjà possibles. Un germaniste spécialiste de littérature romantique, Robert Minder, se prend, à la même époque, pour l’exégète le mieux armé de la pensée heideggerienne en laquelle il croit voir, par projection et déformation professionnelle, la mythologie typiquement nazie de la mort, du combat, du sang et de la terre, d’où le titre « Martin Heidegger ou le conservatisme agraire » (Allemagne d’aujourd’hui, N°6, janvier-février 1967). Cet article simpliste, basé sur les raccourcis faciles de certaine philologie idéologique, nourrit encore le dossier d’Emmanuel Faye sur la culture Blut und Boden et völkisch (nationaliste-raciste et passéiste) prêtée à Heidegger, en dépit de ses rectifications les plus nettes. Il faut dire qu’il avait nourri d’abord les « travaux » de Jean-Pierre Faye, autre « philologue » improvisé de la dénonciation de la langue heideggerienne.
En 1968, dans Critique, le jeune agrégé de philosophie François Fédier, ancien étudiant de Jean Beaufret et introduit auprès de Heidegger (il y a des gens qui ont de la chance !), publie « Trois attaques contre Heidegger » (N°234), une étude percutante des légendes tenaces soigneusement entretenues contre le Maître en dépit de tout depuis 1934. Jean-Pierre Faye répond dans Critique N°237 : « A propos de Heidegger ». Il inclut Heidegger dans son « Hitler et les intellectuels . Contributions à la sociologie politique », (I) en 1967. La revue Critique publie (N°251) aussi en avril 1968 une lettre de la fille de Husserl (publiée déjà en Allemagne dans le revue Merkur) pour réfuter la légende d’une rupture personnelle du vieux maître fondateur de la phénoménologie et de son étudiant hérétique Heidegger. Jean-Michel Palmier décide alors en 1968 d’offrir une étude précise sur Les écrits politiques de Heidegger (L’Herne) pour faire la synthèse du débat et prouver, sur textes, après François Fédier, l’inanité de la plupart des critiques très violentes formulées contre Heidegger sur le thème du nazisme. Ce livre, très instructif, aujourd’hui épuisé, garde un grand intérêt, malgré quelques erreurs mineures (Rathenau par exemple, n’était pas socialiste, Niekisch ne devint pas socialiste après 1945, il l’avait été de 1917 à 1925, mais adhéra au SED, parti socialiste « unifié » pro-soviétique de RDA après 1945), qui n’entachent pas sa démonstration. Emmanuel Faye qui plonge avec délice dans toutes les erreurs réfutées par Palmier (depuis 1968 !) croit ou veut faire croire pourtant que le passage très naturel de Palmier à d’autres sujets viendrait d’un sentiment de s’être fourvoyé : une sorte d’aveu ! A comparer les livres, c’est pourtant Palmier, de toute évidence, malgré les erreurs mineures ou les approximations que souligne avec une feinte indulgence E.Faye, qui tient encore, et de loin, le mieux la route en 2005 ! « Mentez ! Mentez toujours, il en restera bien quelque chose », disait Voltaire. Heureusement pour Emmanuel Faye, Palmier n’est plus là pour répondre…
Pour les imprécateurs de la chasse à l’Heidegger, le dossier aurait rebondi avec le livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, de 1987, traduit en plusieurs langues. Mauvais livre d’un amateur aux motivations disputées : désir de gloire facile par le scandale, ressentiment d’étudiant médiocre en mal de reconnaissance de la part des spécialistes de Heidegger (il a prétendu avoir participé à un séminaire de Heidegger, où il n’a jamais été inscrit ni enregistré), projection sur Heidegger de haines anti-fascistes latino-américaines. Peu importe : le contenu juge le livre. Pourtant ce thriller pour les imbéciles est encore réédité (par exemple en poche en France, mais aussi en Angleterre sous le titre Heidegger and Nazism, Temple Press, 2003, avec préface de Joseph Margolis et surtout quatrième de couverture complaisamment élogieuse du service de presse de l'éditeur minimisant la démolition du contenu et accréditant les diffamations de Farias). François Fédier en a fait justice une fois pour toutes dans son Anatomie d’un scandale. Le Farias reste pourtant une autorité dans la sous-littérature de bile anti-heideggerienne. Il aurait apporté des faits, des documents, même si Farias aurait commis quelques maladresses de forme.
Sur le fond, E. Faye prétend d’ailleurs aller encore plus loin ! Il récupère aussi la biographie de Heidegger de Hugo Ott, Heidegger : Unterwegs zu seiner Biographie, de 1988 (le titre signifie « en route vers sa biographie (réelle) ») qui apparaît désormais clairement comme la vision partiale d’un représentant du parti catholique (rappelons que le Zentrum catholique a voté les pleins pouvoirs à Hitler en 1933) qui vouait Heidegger aux gémonies depuis qu’au début des années 1920, déçu par le thomisme officiel de la « philosophie catholique » et rejetant la pensée cléricale, il s’était converti, comme avant lui Husserl, et peut-être sous son influence, au protestantisme luthérien. Cette rancune tenace s’explique par l’énorme déception ressentie dans le monde universitaire catholique de perdre son meilleur poulain, car le jeune philosophe brillant était prometteur (l’Eglise avait investi sur ce jeune homme d’origine modeste en lui payant ses études de théologie et philosophie et pensait avoir droit à sa reconnaissance). La défection de Heidegger était un nouvel un espoir déçu après la « trahison » de Max Scheler, dont Heidegger fera l’éloge funèbre en 1928. Pour apprécier le niveau de l’aigreur entre les parties, rappelons que l’on imputait (lire par exemple le polémiste catholique intégriste français contempotain Ivan Gobry) l'apostasie de Scheler (son évolution philosophique jusqu'à la rupture avec le catholicisme) à sa libido, à l’adultère et aux facilités du divorce, tandis que Heidegger aurait subi l’influence de son épouse Elfriede, une luthérienne. Militaire français en poste à Fribourg alors, F. de Towarnicki dans ses mémoires dit même que ce sont les catholiques qui dénoncèrent Heidegger aux autorités françaises d’occupation. C’était une sorte de règlement de comptes. Tous les témoignages sur les cours de Heidegger avant 1945 indiquent que Heidegger était un critique sévère du « système catholique ».
Une partie des attaques d’ E. Faye sort aussi de L’Ontologie politique de Heidegger de Bourdieu (1988, Édit. de Minuit, collection « Le sens commun », sic !) revisitée cavalièrement mais avec quel aplomb forcément « critique » par Pierre Bourdieu. Un ouvrage qui fait encore les délices des bourdivins extasiés. L’auteur dont chacun connaît la vertigineuse pensée, rebattue par les marxistes et les sociologues bien avant lui, sur la reproduction sociale des élites dans le système scolaire, et que certains voudraient canoniser en maître à penser pour sa compassion sur les humiliés et les offensés et pour ses leçons de médiologie, se livre à des analyses aussi subtiles (« Une pensée louche ») que son jeu de mots sur le titre allemand d’Ordinarius : Heidegger « professeur ordinaire » serait finalement très ordinaire et relèverait de plates réductions sociologiques sur l’influence du milieu. On y trouve déjà (comme plus tard dans E. Faye comme dans V. Farias) les banalités sur l’adhésion à la Révolution conservatrice et la mentalité völkisch (raciste, rétrograde).
Premier à avoir tenté une démolition « philosophique » de la pensée de Heidegger, avant de modérer ses accusations de nihilisme et de rendre hommage à Heidegger comme au plus grand penseur allemand depuis Hegel (!), son ancien disciple juif exilé Karl Löwith, pillé par tous les anti-heideggeriens, dont les textes nourrissent aussi depuis vingt ans les « analyses » du politologue/historien de la culture américain Richard Wolin (éditeur d’un recueil des textes de Löwith en américain – sous le titre Heidegger : European Nihilism, 1995 - et auteur de Politics of Being : the Political Thought of Martin Heidegger, 1990). Löwith est un auteur certainement digne de lecture, Heidegger avait distingué son intelligence, mais voici ce qu’il écrit de lui (le 19-janvier 1954) à Elisabeth Blochmann en prenant connaissance des attaques de Löwith à son endroit : « Löwith est quelqu’un qui a une culture d’une vaste étendue et il est non moins habile dans le choix et l’arrangement des citations. Il n’a aucune idée de la philosophie grecque, car l’outil de travail lui manque. Il a un certain talent pour la description phénoménologique.
À l’intérieur de ce domaine bien précis, il pourrait être fondé à accomplir certaines tâches. Mais il vit depuis longtemps au-dessus de ses moyens. Il n’a pas la moindre idée de ce qu’est la pensée ; peut-être même la déteste-t-il. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui vive aussi exclusivement à partir du ressentiment et de tout ce qui est « anti ». Lorsqu’il fut habilité à Marbourg, c’était un marxiste pur et dur. Il a qualifié Être et temps de « théologie déguisée ». Le même livre est devenu plus tard « pur athéisme ». Rien n’interdit assurément de passer de Feuerbach à saint Augustin, d’abjurer celui-là pour se convertir à celui-ci. À condition toutefois de ne pas imputer à d’autres un « tournant » dont il n’a de surcroît pas la moindre compréhension. Je préfère passer sous silence des choses moins honorables qu’il s’est permis, bien que j’aie continué à l’aider par des recommandations en Italie et au Japon. (…) ». (Correspondance avec Jaspers, Correspondance avec E. Blochmann, trad. François Fédier, p. 337, NRF, Gallimard 1996). Quant à Wolin, son travail « surfe » avec facilité d’une façon très « américaine » sur ce qui peut briller dans les départements de sciences politiques ou d’histoire des idées sous un libéralisme « politiquement-correct » de bon aloi : la question est de savoir s’il a « lu » Heidegger sérieusement.
C’est dans tout cela que puise E. Faye. Compilant sans complexe ni scrupule excessif cette littérature, qui depuis l’origine et de plus en plus, associe Heidegger, E. Jünger et Carl Schmitt, E. Faye revient aussi aux sources familiales de la polémique de son propre père Jean-Pierre Faye, « théoricien » de la « raison narrative » (comprenne qui pourra ses écrits) et essayiste bavard sans intérêt ni crédibilité universitaire, dont les analyses sur le discours totalitaire laissent au moins songeur, tant les banalités alternent avec erreurs et confusions patentes. Pourtant le fils nous promet du nouveau. Les ultimes preuves ! Car en soixante ans d’enquête à charge obstinée, on ne les avait pas trouvées : ce seul fait serait à méditer, avant même de recevoir pour preuves ce qu’on a déniché. Mais plus encore : la participation active, en pensée et en parole, au génocide juif !!!
-
FAYE JUNIOR : QUAND Ç’EST FINI, ÇA RECOMMENCE
Marx dit dans un texte fameux qu’une révolution est d'abord tragique et que sa répétition artificielle est comique. Il se pourrait qu’Emmanuel Faye réalise cette prophétie dans son petit domaine.Heureux Emmanuel Faye, il a beau nous vendre les oripeaux des vieilles polémiques rapetassés, présenter son collage comme une œuvre originale au bluff, la promotion lui est assurée par du beau monde dans la critique. La raison : il aurait tout vérifié, approfondi et « radicalisé ». D’une polémique faite de pseudo-savoir, la gloire est douteuse au panthéon de la pensée ou de l’histoire, mais assurée dans la presse d’opinion.
Promotion ! ou les marchands de tapis de la pensée
Voici qu’un nouveau livre paraît : événement ? Il est salué par la presse à grand tirage et petite pensée comme une révélation. De quel droit ? On en reparlera !…
Des exemples : Roger-Pol Droit consacre à la mi-mars 2005 au livre d’Emmanuel Faye, en prévision de la sortie (31 mars 2005), un article élogieux pour le « jeune chercheur » (sic ! on dirait plutôt « compilateur-inventeur ») et diffamatoire pour Heidegger : « les crimes d’idées de Schmitt et de Heidegger ». Le « hasard » de l’actualité permet en effet au chroniqueur du Monde, agrégé de philosophie, sorti depuis belle lurette de l’enseignement et jamais chercheur de sa vie, nullement spécialiste de Heidegger ou de la phénoménologie, encore moins historien du nazisme ou du fascisme, mais auteur prolifique de livres "philosophiques" plutôt faibles, de traiter de deux nouveautés tapageuses en même temps : un beau coup de com’. Heidegger en hypostase de la pensée nazie, à côté du juriste Carl Schmitt, bien plus engagé que lui (lui « traité » par Yves-Charles Zarka dans un sûrement mémorable Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt qu’à ce qu’il semble, on n’est jamais trop prudent, il incite ses étudiants à acheter).
On reviendra sur Carl Schmitt, tout de même tard venu et occasionnellement à la NSDAP (par « réalisme ») et dissident du nazisme (puisqu’il fut officiellement condamné idéologiquement par la SS dès 1936-37 pour son anthropologie … catholique, c’est-à-dire universaliste et non-raciste). Il faudra aussi s’interroger sur ce hasard, cette coïncidence de publication à deux jours près (30 mars et 1er avril ! mais oui !) justifiant un traitement conjoint et donnant lieu à une promotion passionnée des deux auteurs, comme s’il n’en formait qu’un. À lire E. Faye, on verra que cette stratégie des éditeurs et des auteurs correspond à une authentique intention de tir groupé et d’amalgame. Amalgame suscité jusque dans l’esprit du lecteur, tant la double page du dossier impose inconsciemment l’évidence d’une entente presque « fusionnelle » entre les deux monstres. Au cœur de la double page du Monde des livres donc, une photographie de Heidegger en recteur de Fribourg de 1933. La petite moustache à la mode, l’insigne à croix gammée sur le revers de la veste souabe (ou tyrolienne, en tous cas forcément völkisch) est le message central du dossier. Heidegger=Hitler. Et tant pis si Heidegger porte ici l’insigne fonctionnarial obligatoire de son état de recteur (l’aigle d’argent, tenant dans ses serres une petite croix gammée) et non celle d’adhérent au parti nazi. Pour user de la rhétorique de M. Zarka : un détail dans la pensée anti-nazie de Roger-Pol Droit. Au-dessous, la photographie de Carl Schmitt en manteau civil assis sur un banc et conversant à Rambouillet pendant l’Occupation (1941) avec Ernst Jünger dans l’inquiétant uniforme de la Wehrmacht, complices tramant on ne sait quel lugubre projet nazi « en live », sous nos yeux, pris la main dans le sac, peut-être fiers d’eux-mêmes en plus. Ernst Jünger que R. Minder appelait finement « le poète assassin » et qui depuis vingt ans suscite de nouveau les attaques grossières d’une certaine critique littéraire politisée – « sociologique » et néo-sainte-beuvienne comme dans le cas de l'Allemand Rolf Lepenies - et d’historiens des idées les moins scrupuleux (mais a-t-on le droit d’être scrupuleux et de s’encombrer de « détails » devant « le nazisme » ?!), E. Jünger donc n’ayant pas encore droit (patience !) à sa nouvelle dénonciation (forcément radicale !), Heidegger et Schmitt ont chacun droit à un encart, celui de Heidegger intitulé, en toute simplicité, « trouver l’ennemi » serait tiré d’un séminaire maudit occulté, enfin dévoilé et étudié pour la première fois (par E. Faye bien sûr !), qui prouverait que Heidegger cautionnait au nom de sa philosophie la dénonciation d’ennemis intérieurs, y compris fictifs, pour ressouder la communauté du peuple aryen ! Le titre de l’encart sur Schmitt va si bien avec : « la protection du sang allemand » (texte de 1935, commentant et justifiant les Lois raciales de Nuremberg, qui d’ailleurs – mais pourquoi le dire ? - n’ont aucun rapport nécessaire avec l’extermination physique des juifs, puisque les nazis les présentaient comme une sorte de version allemande des lois de séparation du judaïsme, < cf. Mein Kampf, p. 306 de l’édition française, N.E.L> !, répétant, mais cette fois en les racialisant les lois prussiennes de 1822, qui interdisaient la haute fonction publique et les offices de la magistrature et de l’armée aux Juifs, L’agrégé de philosophie journaliste (qu’on excuse l’oxymore ! mais si le réel est oxymoresque, que demande l'expression de la vérité ?) Robert Maggiori se montre plus « prudent » : fuyant plus intelligemment un dossier qu’il ne connaît pas et qu’il sent problématique (une forme de flair, tout de même !), mais sur lequel la Machine le presse de réagir avec « compétence », forcément (l’agrégation de philosophie comme bonnet de mandarin et peau d’âne du concept), il se dit très intéressé et ébranlé par le travail très érudit et bien mené (ce torchon !) de M. Faye. Mais comprenant sans doute que l’affaire pourrait mal tourner, il n’ose aller au bout des compliments et habilement s’en tire d’une pirouette très courageuse : ne devrait-on pas organiser un débat contradictoire ?… Ah, le débat ! Ce mot commence à puer autant que « liberté » dans notre société.
Quand on voit ce que donnent les équivalents télé et radio de Libé, on remerciera poliment. Nos amis agrégés, qui ont fui le corps enseignant où décidément on s’ennuyait trop, pour « écrire » en journalistes, n’auront jamais trouvé le temps de se cultiver sérieusement sur les sujets dont ils parlent. On ne « sait » rien, mais on dira tout, car il faut que ça cause dans l’Opinion avertie. Et nos agrégés grégarisés tombent tellement, quelle ironie ! quelle nécessité ! jusqu’à la caricature, sous la catégorie de « l’inauthentique » selon Être et temps. « Die Gerede », le bavardage, disait Heidegger. Oui, il faut choisir, penser ses lectures au rythme imprévisible et très peu éditorialiste de la méditation ou s’affairer sans cesse dans les effets d’annonce et l’esbroufe pédante. Refus du dialogue de notre part ? Insupportable élitisme ? Encore une preuve du fascisme heideggerien ? La faute à Platon ennemi de la « société ouverte » du regretté Popper et précurseur du Goulag selon l’ineffable Glucksmann ?… Comme il vous plaira.
Mais une minute d’honnêteté entre nous : qui méprise le lecteur le plus, qui vend son âme philosophe (si vous en avez une) le plus, de celui qui dit loyalement qu’il faudrait lire des choses sérieuses avec humilité, prendre le temps de l’étude, se mettre à l’écoute de ce qui est dit au juste, ou bien du journaliste mauvais vulgarisateur qui, véritable Midas inversé, transforme en connerie tout ce qu’il touche. Ce journalisme « de référence », comme il aime à se nommer lui-même avec modestie, est une mine pour l’observateur des travers dramatiques de notre société du spectacle, car au-delà du dérisoire, du bouffon, il y a la facilité avec laquelle la haine et la calomnie sont déversées contre un auteur mort, et avec quelle bonne conscience ! Il y a aussi la lâcheté de celui qui laisse faire, parce que c’est la lame de fond de la bêtise d’une époque (et on est moderne, quand même !) et qui joue au philosophe normand, en un sens qui n’a plus rien à voir avec la pratique faussement naïve d’Alain autrefois : « pt’-êt’ ben qu’oui, ou qu’non ». En version journalistico-opportuniste : « c’est intéressant … ». Juger philosophiquement, on ne sait plus, parce qu’il faudrait tout de même avoir travaillé le sujet avant d’oser risquer une prise de position. Agrégés, nos chroniqueurs ne semblent plus guère l’être à la philosophie, et l’ont-ils jamais été ? Ces compte-rendus complaisants, enthousiastes et stupides ou lâches, prouvent encore, à propos de la presse réputée sérieuse des démocraties occidentales, la justesse du jugement, impitoyable, de Karl Kraus : « Le journal : l’entonnoir des bruits ».
Depuis lors, une pétition risible d’universitaires médiocres ou qu’on avait connus plus inspirés naguère, s’indigne – à la demande du Monde et de Libération, qui les relaient immédiatement ? – que des « heideggeriens radicaux » (bref des gens sérieux tout simplement, qui ne se laissent pas impressionner et ne supportent plus la foutaise diffamatoire) osent menacer la liberté de la critique (sans blague !) et calomnient E. Faye et ses amis. C’est vraiment l’hôpital qui se fiche de la charité. Mais on y est habitué de la part de ces hautes sphères de l’intellect. On ne sait cependant ce qui doit le plus prêter à rire : l’identification de Faye junior à la cause de la pensée et de la liberté d’expression ? la suggestion que son livre serait sérieux et susciterait un large intérêt mondial ? ou l’invitation à un grand débat et à de nouveaux travaux pour approfondir l’affaire ? Mais un débat sur quoi ? Et un approfondissement de quoi ? quand toute l’affaire est réglée par E. Faye dans le sens d’une inculpation de nazisme radical (formulée jusque dans le titre pour qu’il n’y ait pas trop de nuances !) et que l’attaque contre les spécialistes les plus réputés se fait à coups d’accusation de « révisionnisme » ? Décidément le sens du débat est tombé bien bas dans ce pays : le débat oui, toujours, mais sans différend s’il vous plaît.
Puisque donc ils prétendent vouloir du débat et puisqu’on ne donne guère à ces enragés de « heideggeriens radicaux », extrêmes et autres ultra-heideggeriens la parole, leur préférant quelques faux « débats » avec des heideggeriens fréquentables c’est-à-dire culpabilisés et intimidés, masochistes venus se faire marcher sur les pieds devant le public, étranges « heideggeriens » patentés par l’adversaire et prêts cependant à entendre les pires horreurs sur l’auteur, auquel, paraît-il, ils auraient consacré la plus grande partie de leurs études, puisque donc la défense est exclue du prétoire des ondes culturelles et des étagères des librairies, nous nous permettons de renvoyer le lecteur curieux aux infâmes extrémistes qui, nous dit-on gravement, diffament E. Faye. Le site Paroles-des-jours.com est en effet plus roboratif et plus instructif surtout que les piètres demi-mesures diplomatiques (d’une diplomatie fort munichoise, à vrai dire) des heideggeriens respectables, invités aux débats du seigneur. Car les propos de nos prudents mandarins avec leurs réserves, leurs concessions opportunes et déplacées, leurs petits doutes polis de timorés ou leurs remarques érudites, même justes mais jamais suivies des nécessaires contre-attaques radicales sur le fond du dossier, qui se défend très bien avec un peu d’énergie et de culture générale, sont exactement ce qu’il faut pour produire l’impression d’une affaire réglée et faire valoir à bon compte ce pauvre Docteur Faye. Il y a ainsi des avocats qui avec le dossier le plus solide et le meilleur client du monde ne savent pas plaider leur cause.
Au moins voudrait-on voir ces professeurs, habitués au confort du magistère d’amphithéâtre et piètres débatteurs de radio, plus doués pour la confrontation « savante ». Et il est assez triste de voir que des universitaires d’une certaine compétence se sont laissés piéger (ou aller) jusqu’à participer au nom d’un prétendu état des lieux pluraliste et inter-générationnel (blablabla … voir l’avant-propos très politiquement correct et très moral de M. Bruno Pinchard) à un colloque sur « Heidegger et l’humanisme » (2004) publié fort habilement en mai 2005 par les PUF, un mois après la parution du machin à scandale, où E. Faye recycle déjà ou teste, comme on voudra, en deux communications tapageuses, ses inepties en public. (Misère des colloques : que de thèses et de livres on y aura revendus en tranches à un public somnolant ! Et tout ça aux frais du contribuable.)
On saura désormais – et c’est fort triste - que la référence à l’ humanisme de la Renaissance sert de prétexte à ce genre d’opérations. On sait bien que depuis la Whig History libérale, la vogue de « l’humanisme » correspond, si respectable soit son objet, à un enjeu politique moderne de refondation laïque de la politique et de l’ordre social, dans un sens immanentiste et naturaliste. Le fait qu’Éric Weil par exemple, élève et disciple du néo-kantien Cassirer (lui, historien des Lumières) ait consacré un mémoire à Pietro Pomponazzi et à sa critique de l’astrologie avant d’écrire sa Logique de la philosophie, ses célèbres Problèmes kantiens et de polémiquer contre Heidegger considéré comme l’ennemi de la rationalité moderne (science galiléenne et discours systématique de l’immanence), est assez révélateur du lien logique que le libéralisme philosophique a instauré entre ces domaines. Mais d’Eugenio Garin ou même d’Eric Weil à Emmanuel Faye, la pente est forte : vers le bas.
« Humanisme » ! Encore un mot à rayer du lexique des gens bien élevés, j’en demande pardon à Giordano Bruno et à Montaigne ! Mais quels serviteurs vous donne-t-on aussi, illustres auteurs de nos humanités mourantes ! Car elles le sont, n’en déplaise à feu Eric Weil. Et il ne suffit pas d’un colloque anti-heideggerien pour redresser leur cause dans les collèges et lycées (cf. Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance, Climats, 2002), sans parler … des universités ! Une raison peut-être pour lire (ou relire) la Lettre sur l’humanisme du fasciste Heidegger ? Et découvrir que critiquer intelligemment l’humanisme en son déploiement effectif (fidèle ou non à ses intentions) n’empêche pas de penser la possibilité d’un humanisme adéquat à "l’âge des extrêmes" (suivant le titre de l’ouvrage d’Eric Hobsbawm) né, semble-t-il, de la logique individualiste, subjectiviste et techno-économiste que célèbrent ceux qui s’en réclament frénétiquement et bruyamment. Mais le mot n'est pas la chose.
Si l’humanisme peut, comme le dit Heidegger, garder un sens pour nous aujourd’hui, pourvu qu’il soit repensé, il mérite des défenseurs plus exigeants et plus consciencieux que des pseudo-spécialistes moralisateurs et surtout très politicards. Preuve de leur cohérence avant tout idéologique de chiens de garde : l’usage même, purement, crétinesquement politicard de l’accusation de « radicalité » et l’arme de la pétition solennelle dans la presse conformiste. Oui, tout compte fait, nous voulons bien être des « radicaux » et remonter aux racines. C’est chez nous autres une mauvaise manière apprise en philosophie !
La « valeur ajoutée » d’Emmanuel Faye et la compilation
On devrait donc débattre ! Mais, indépendamment des mauvaises manières du jeune chercheur d’avenir, y a-t-il matière à ? Le scandale des révélations n’apprend rien à ceux qui se souviennent encore des précédents ! Ce qui frappe avec E. Faye, c’est en effet d’abord la répétition stérile de vieilles polémiques usées jusqu’à la corde, qu’on fait passer en contrebande pour des révélations. Finalement, le « livre » d’E. Faye est la réitération sans scrupule de l’éventé et du réfuté, qui marche au bluff et au gueuloir. À relire Palmier de 1968, Fédier de 1987, on est frappé de la nullité, du non-lieu de ces révélations. D’un côté, tout est déjà connu : Heidegger, homme de son temps, inscrit dans des débats en gros « nationaux-patriotes » et « révolutionnaires-conservateurs » au début des années trente ; de l’autre l’amalgame peu regardant mais très systématique d’une œuvre et d’une vie complexes au nazisme à titre de prodrome, de caution intellectuelle, morale, d’engagement politique. Et comment croire à la naïveté du fils d’un des divulgateurs des années 1960 ! Pure malhonnêteté de qui ne sait de quoi parler pour faire parler de soi ? Ou faut-il parler d’obsession malsaine, de besoin psychopathologique ?
Mais la répétition n’est jamais la réédition du même, nous dit Kierkegaard ! Il y a une valeur ajoutée ! Cette littérature éventée qui faisaient de Heidegger un nazi en puissance vers 1920-1928, un sympathisant caché en 1929-1932 à la ténébreuse idéologievölkisch et un antisémite hypocrite mais avéré, puis un nazi révélé et triomphal en 1933-1934, voire jusqu’à 1942-1943, enfin un nazi honteux, mais mal repenti ou impénitent et obstiné après la guerre, dénonce pathétiquement depuis des décennies entre autres choses le manque de souci pour l’autre, l’étranger, la différence, en exagérant les critiques décentes de Sartre ou Lévinas. Elle glose sur « le silence » prétendu de Heidegger après 1945 et rend Heidegger responsable du suicide de Celan (bien que ce soit plus que douteux) : comme si après s’être excusé auprès de Jaspers, expliqué auprès d’Arendt, justifié devant une commission d’enquête, avoir cherché à renouer avec divers exilés en demandant le droit de réponse, Heidegger avait dû sans cesse aller à Canossa devant on ne sait quelle autorité morale (J.P Faye je suppose …). Cette littérature se permettait même après lui avoir reproché son silence, de lui reprocher de minimiser la Shoah et d’en insulter les morts en parlant des camps, sous prétexte qu’il ne disait pas ce qu’on attendait de lui et ne venait pas se flageller à cette occasion. Mais pour pointer le nazisme radical supposé de Heidegger, manquait (hélas !) aux accusateurs patentés la trace d’une théorie du biologisme.
Certains défenseurs de Heidegger n’avaient pas manqué de souligner ce grave défaut de l’argumentation. La chose était d’autant plus mal engagée que plusieurs textes de Heidegger critiquaient nettement le « biologisme grossier » attribué à certains passages de Nietzsche par ses interprètes nazis (lire à ce sujet la correspondance avec Jaspers, qui travaillait alors à son Nietzsche ), et ce, en plein Troisième Reich, quand cette théorie avait cours chez d’autres philosophes. C’était le point central de Marcel Conche par exemple. Cela ne pouvait durer !
Enfin E. Faye vint ! Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie d’E. Faye a pour sous-titre : autour des séminaires inédits de 1933-1935. L’auteur prétend fournir les preuves du nazisme radical, foncier et intégral de Heidegger grâce à des textes encore inconnus et cachés ou déformés par les éditeurs heideggeriens et en particulier le fils de Martin Heidegger, Hermann Heidegger. Les séminaires livreraient en clair le sens de passages obscurs que les prédécesseurs de Faye junior essayaient de décoder spéculativement. Reprenant toute la littérature précédente, pour la faire « mousser » (c’est au moins la promesse du titre), E. Faye prétend la « compléter » de documents accablants qui feraient enfin de Heidegger un nazi total, car pleinement raciste dans le domaine de la philosophie : en bref, simultanément le traducteur en concepts de Mein Kampf et un nègre des discours de Hitler! Heidegger fournirait au niveau ontologique le plus abstrait, mais clairement pour qui sait décoder sa terminologie inhumaine, absconse et fumeuse, l’ontologie de l’extermination de ce qui n’est pas de la communauté nationale völkisch, idéal politique du penseur, et en vertu d’une exclusion radicale théorique (destinée donc à devenir effective, pratique !). Or les preuves existeraient d’un critère racial décisif pour délimiter la communauté. Après Marx et le Goulag, Heidegger et la Shoah ! La surenchère exige la répétition des lieux communs et la construction de Faye exige que Heidegger cumule tous les traits du nazi. Que nombre des accusations du passé ait été relativisées ou réfutées lui importe peu : il en fait son miel, comptant sur la crédulité d’un public ignorant, crédule, chauffé par la presse et sur la mauvaise réputation née du mensonge et de l’ignorance.
Ça fera pschitt ! Ou la leçon d’un demi-siècle de polémique
L’œuvre de Heidegger serait donc intrinsèquement « l’introduction du nazisme dans la philosophie », réponse à ceux qui considéraient l’adhésion au nazisme comme une simple virtualité parmi d’autres.
Si on se souvient de ce qu’il advint des fameuses preuves incontestables de Farias, réfutées par François Fédier dans son Anatomie d’un scandale (Robert Laffont, 1988) et sa traduction, préface et notes aux Écrits politiques 1933-1966 (NRF, Gallimard, 1995) de Heidegger – ouvrages toujours dignes de lecture et très instructifs sur les fameuses pièces du dossier – on peut certes envisager des révélations, et pas celles que l’on pensait, sur le prétendu scandale. Mais les procédés de M. Faye Junior ne valent pas mieux que sa connaissance des textes : mettant bout à bout des textes philosophiques sortis de leur contexte avec des éléments extérieurs à la pensée de Heidegger, telle que nous la connaissons, E. Faye se facilite des démonstrations douteuses, sans rigueur logique interprétative. Tout au long de son réquisitoire, les faits les moins vérifiés ou les plus anecdotiques, les racontars déjà écartés (unus testis, nullus testis !), les textes d’origines et de significations les plus diverses se côtoient sans mise en relation satisfaisante pour prouver ce qu’il faudrait examiner. La moindre des choses concernant le cas Heidegger comme tout cas de relation au nazisme serait qu’il devrait faire l’objet d’une approche comparative loyale avec les autres philosophes, professeurs et intellectuels de l’époque. Quant au nationalisme, au militarisme, au mépris de la démocratie parlementaire, etc, phénomènes européens répandus, la plus élémentaire justice serait aussi de nous rappeler ce que furent les positions des grands noms de la culture européenne, en particulier dans le contexte de la crise des années trente. Enfin concernant une philosophie, à laquelle on doit faire un moment crédit d’en être une, il est impératif de lire les textes en tenant compte du sens qu’ils ont ou peuvent en tous cas avoir dans la logique d’une pensée conceptuelle ardue. Ne suivant aucunement cette méthode d’honnêteté et de vraie démarche scientifique, les « analyses » de Faye s’accordent – ô miracle ! – avec leurs postulats hostiles (pas des hypothèses, des a priori dogmatiques) et finissent généralement par l’indignation vertueuse devant la « confirmation » de ce qu’on avait décidé d’avance.
Le livre de Faye junior, malgré les réseaux copinesques mis en route, commence déjà à « faire pschitt ». La réunion récente à l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (APPEP) convoquée pour discuter de son livre et la proposition de débat de Maggiori ont été des flops : les rares professeurs à s’être déplacés posèrent des questions de fond bien embarrassantes, au milieu d’une indifférence méprisante du corps enseignant. Croit-on que la claque de non-philosophes ameutée pour "faire la salle" changera le destin du pamphlet et la réputation de son auteur? Nous voulons ici prendre notre part à la démolition méritée de cette publication qui fera la honte de l’éditeur et du comité de lecture qui s’y sont abaissés au mépris de toute honnêteté intellectuelle, de toute déontologie et de tout sens de l’honneur.
-
UN SCANDALE… SI REBATTU ET SI PLEIN D’APPROXIMATIONS
Tout étudiant de philosophie le sait parfaitement depuis des lustres : et pour peu qu’il ait ouvert un manuel de terminale, une anthologie de philosophie ou un dictionnaire des noms propres, comment ne le saurait-il pas ?! Acceptant en avril 1933 (quelques mois après la prise du pouvoir par Adolf Hitler (le 30 janvier), le poste de Recteur de son université à Fribourg-en-Brisgau, à la demande de ses collègues, alors que le recteur précédent était jugé indésirable par le gouvernement, Heidegger adhère peu après au NSDAP. En ce sens, il a été « nazi ». Ce fait connu depuis 1933 dans le monde philosophique européen a posé la question de la sincérité et de l’opportunisme de cet engagement. De fait, Heidegger a adhéré au Parti et participé volens nolens, dans l’atmosphère de reprise en main « nationale » des institutions sous la pression du nouveau pouvoir, à la « mise au pas » (« Gleichschaltung ») de l’Université. Au cœur de la polémique, un fameux « Discours du Rectorat » sur « l’auto-affirmation de l’université allemande » (Selbstbehauptung). Il démissionne du Rectorat en 1934 et continue à enseigner à Fribourg. Il reste formellement adhérent au NSDAP jusqu’en 1945, payant ses cotisations. C’est d’abord cette période de sa vie, cet « engagement » de moins d’un an qui alimente les imprécateurs. Mais E. Faye comme d’autres met en cause la préparation du Rectorat par le dévoilement de l’essence nazie.
Avant 1933, le radicalisme nihiliste ! Sein und Zeit texte désespérant et proto-nazi.
Le premier chapitre d’E. Faye est à bien des égards peu original, même si la musique est orchestrée avec quelques passages appuyés en pathétique. Heidegger en accédant au Rectorat n’aurait nullement cherché à rendre service, mais profité des circonstances pour manœuvrer et imposer son « radicalisme » d’« avant 1933 » qui aurait consisté en une volonté de destruction de la tradition philosophique, équivalente à un « appel au nazisme » : digne du Lukàcs stalinien. Reprenant les interprétations de Bourdieu sur le langage d’Être et temps et des textes de 1927-1933, Faye interprète de façon grotesque et anachronique Être et temps comme un texte völkisch et proto-nazi. Heidegger en 1933 aurait ainsi révélé sa vraie nature, le sens à peine caché de son œuvre obscure : le refus du monde moderne, de la liberté démocratique, des droits de l’homme et d’abord de l’égalité raciale et internationale. Ce que la vulgate raconte sur Heidegger depuis soixante ans au moins.
Réactionnaire et raciste ? Au nom du « völkisch » …
Pré-nazi = völkisch. Un mot qui revient sans cesse chez E. Faye. Les polémistes Bourdieu, Farias et Faye père ont dénoncé une adhésion de cœur à un mouvement qui contribue au nazisme : le mouvement « völkisch » de droite nationaliste et raciste, à tendance provincialiste, un romantisme communautaire national allemand. J-P. Faye réitère dans l’entretien qu’il donne pour Heidegger en France (tome 1) : oui, un jour, ouvrant un dictionnaire, pr
-
-