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  • : Le blog de la-Pensée-libre
  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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5 février 2022 6 05 /02 /février /2022 18:38

Une association polonaise se référant au roi Sigismond le vieux, l’un des plus grand roi de Pologne au XVIe siècle, qualifié dans ce pays de « siècle d‘or », a lancé en Pologne une enquête sur l’utilité de l’État polonais, à laquelle l’auteur a répondu. L’auteur qui habite Cracovie soulève plusieurs questions fondamentales qui intéresseront les Polonais mais il aborde aussi, au travers du cas polonais, différentes questions comme celle du capitalisme, du socialisme réel, des migrants, de l’Union européenne, du libéralisme, de la culture, des rapports entre pays périphériques et pays dominants, bref de plusieurs thèmes qui intéressent aussi bien un habitant de l’Europe orientale que occidentale, d’un pays développé que d’un pays sous- ou moins développé. Mélanges de situations qui peuvent apparaître sans doute plus crument aujourd’hui à cause de la mondialisation capitaliste qui a abouti à « mixer » les problématiques qui, jusque là, pouvaient paraître plus distinctes. Son jugement est pessimiste car, en cette période de crise civilisationnelle généralisée, il faut avoir le courage d’apporter un diagnostic sévère si l’on veut comprendre la réalité d’un monde qui s’effiloche, même si on souhaitait voir les patients se porter mieux.

Bruno Drweski

 

A quoi nous sert la Pologne ?

-

Février 2022

 

Jarosław Dobrzański*

 

Compte tenu de l'état général actuel de l'État polonais, du niveau de sa culture politique, de celui de sa couche dirigeante, de celui des normes de coexistence sociale en vigueur aujourd’hui, ainsi que d'un certain nombre d'indicateurs économiques, démographiques et sociaux objectifs, on pourrait facilement se moquer de cette question, voire la rejeter d'emblée, l’État polonais étant de fait un pays inutile pour la plupart d' « entre nous ». S’il n’y avait pas cette circonstance significative qui nous fait modérer la sévérité de cet avis. Cette circonstance, c’est le fait que les citoyens de nombreux pays autrefois riches d'Europe occidentale, ainsi que les habitants de la mère patrie de la prospérité et de la démocratie - les États-Unis - qui vivent de plus en plus dans de véritables villes de tentes dispersées le long des principales artères des grandes métropoles, expriment de plus en plus souvent leur profonde insatisfaction à l'égard de leur pays. Le monde a changé pour le pire sous nos yeux, et dans un nombre croissant de pays qui, jusqu'à récemment, étaient considérés comme riches et modernes, une proportion croissante de la population qui y vit ne se sent plus chez elle et ne voit aucune chance de mener une existence agréable. À cet égard, la Pologne ne fait donc malheureusement pas exception, même s'il existe encore des endroits situés dans son voisinage où de nombreux Polonais estiment qu’ils seraient plus propices pour y vivre.

 

Malgré cela, ou peut-être à cause de l'absence de perception de cette circonstance, une partie considérable des citoyens polonais, bien qu'ils ne le disent pas explicitement, répondent à la question posée en intitulé de façon négative - par les choix qu’ils font. En effet, le taux d'émigration n'a cessé d'augmenter depuis que les citoyens de la « Pologne libre » sont libres de partir à l'étranger. Rien ne fait plus appel à mon imagination que l'exode massif qui a commencé lorsque la Pologne a rejoint l'Union européenne, ce que j'interprète comme le constat que des millions de migrants renoncent de fait à leur citoyenneté polonaise. Si les différents obstacles qui empêchent encore l'installation facile de ces « ex-Polonais » dans des pays étrangers n’existaient pas, malgré la déclaration du principe de libre circulation des personnes dans l'UE, il y aurait encore plus de personnes qui quitteraient le pays situé sur les bords de la Vistule. Et aujourd’hui, non seulement le pourcentage de ceux qui déclarent leur intention de quitter la Pologne ne diminue pas, mais il augmente encore parmi les tranches d'âges les plus jeunes. Et pourtant, ce ne sont pas seulement ceux-là qui partent, mais aussi des personnes dans la force de l'âge qui estiment avoir encore quelques chances d'améliorer leur sort. Ce problème touche donc toutes les tranches d'âge, sauf les personnes âgées, car il est difficile de replanter un vieil arbre. J’appelle ces gens là des « ex-Polonais » en terme de citoyenneté même si je sais que nombre d'entre eux détiennent encore des documents de voyage polonais, mais je ne doute pas non plus que la principale raison de cet état de fait réside dans les exigences formelles et juridiques onéreuses, parfois difficiles, et les longues procédures permettant de changer et d'acquérir le permis de résidence permanente et la citoyenneté d'autres pays. Bref, la plupart de ces personnes renonceraient immédiatement à leur passeport polonais en échange d'un document analogue du pays où elles essaient de se rendre, si seulement cette possibilité leur était offerte.

 

Que retire la Pologne de ses émigrés ?

Le seul avantage que l'État polonais peut tirer de cette situation d’émigration massive et qui devrait être perçue comme une grave maladie sociale, est que ces migrants lui permettent de maintenir plus facilement un taux de chômage bas dans le pays et d'injecter de l'argent provenant de l’étranger dans le système monétaire et économique polonais, en particulier dans le secteur du logement, grâce aux apports financiers provenant de l'extérieur de la part de ces ex-Polonais qui - en achetant des appartements en Pologne - veulent faire de l'argent spéculatif sur un marché prometteur ou qui investissent dans un havre de paix pour leurs vieux jours « juste au cas où ». Mais il s'agit ici en fait d'avantages à court terme qui sont dans les faits illusoires pour la Pologne. L'émigration en temps de paix doit être considérée comme un fléau social ruinant le pays, et ses effets différés affligeront un jour cet État insouciant, alors que son comportement envers le phénomène d’émigration donne l'impression qu'il n'y voit aucun problème.

 

L’effondrement du système de santé comme indice

En Pologne, nous sommes confrontés depuis longtemps à l'inefficacité du système de soins de santé (si l'on peut appeler par ce terme le chaos et le désordre régnant aujourd’hui dans ce domaine). Permettez-moi de vous rappeler que depuis 1989, le « service public de santé » de cette ère « communiste » supposément criminelle a été progressivement remplacé par diverses inventions, en commençant par les caisses de maladie, puis en passant par la « commercialisation », la privatisation, les fonds divers, pour finir par les « évaluations des procédures médicales » concernant le moloch notoirement sous-investi et inefficace appelé « système de soins ». L'objectif commun de tous ces efforts de déformation était de réduire et d'alléger le système de soins médicaux hérités du socialisme et estimés trop généreux selon les dévastateurs néolibéraux. Il fallait dissimuler la vérité gênante d’un pays qui a été fondamentalement privé de toute chance de construire un système fonctionnel, cohérent et égalitaire permettant de garantir les besoins médicaux de base d'une population vieillissante. On a laissé les gens seuls face à leurs problèmes de santé.

 

Au moment où j'écris ces mots, la pandémie du coronavirus a impitoyablement mis en évidence toutes les lacunes et les pathologies de ce mécanisme qui survit avec peine. Je ne souhaite pas politiser cette question et je suis loin de dire que la responsabilité de la protection insuffisante des citoyens soumis à l’épidémie et l'incompétence de la lutte contre celle-ci incombe uniquement à l'équipe actuellement au pouvoir à Varsovie. Cette question est en effet directement reliée à la question bien plus ancienne de l'émigration, que j'ai évoquée plus haut. L'exode des médecins de Pologne a commencé dans les années 1990, bien avant que la Pologne ne rejoigne la « communauté » européenne, en raison du sous-investissement scandaleux dans ce secteur socialement important. Outre l'émigration individuelle, le pays a été dépouillé de son personnel médical hautement qualifié, dont la formation et la spécialisation ultérieure avaient été financées par la République populaire de Pologne, c'est-à-dire par la société dans son ensemble, sous ce régime politique détesté par les autorités et les médias d'aujourd'hui. Depuis 30 ans, des sociétés spécialisées dans l'exportation des médecins, des dentistes et des infirmières vers les pays riches de l'Ouest opèrent légalement en Pologne. Afin d'augmenter leurs profits, ces sociétés ont eu en plus l'idée diabolique de diriger un flot de riches patients provenant des pays occidentaux dans la direction opposée, vers la Pologne. Ces patients, qui payaient pour des « services et soins » médicaux bon marché, ont forcé les malades âgés, retraités et pensionnés invalides polonais à être exclus des files d'attente menant vers les sanatoriums, pour qu’on les envoient recevoir des traitements de second ordre, payés chichement par la sécurité sociale polonaise.

 

Et l'État polonais n'a rien fait pour mettre un terme à ces pratiques scandaleuses d'exportations et d'importations médicales prédatrices, et pour fermer ces sociétés de gangsters. Au lieu de cela, avec un empressement fou, l’Etat a liquidé les hôpitaux publics en les forçant à s'endetter et à faire faillite, en transférant leurs actifs sociaux qui avaient été accumulés pendant de nombreuses années à divers pilleurs qui se sont constitués un butin à partir des privatisations effectuées. Il n'est pas vrai d’affirmer que, comme on l’a dit, l'État ne pouvait rien faire. Il s'est en effet dit à lui-même et à toute la société qu'il ne possédait « aucun bouton » à sa disposition pour améliorer ou même pour ne pas détériorer la qualité de vie, et que le processus d'érosion forcée allant du haut vers le bas du tissu des soins hospitaliers et ambulatoires construit au fil des décennies était naturel et constituait même le début d'un renouveau du système construit sur les ruines de l'ancien, cette fois sur la base de principes commerciaux solides. D’autres États libéraux n'ont pas été aussi passifs et ils ont pu défendre leurs intérêts, même s'il s'agissait de protéger les intérêts du plus fort contre celui du plus faible.

 

Les conditions d’accès au marché du travail dans l’UE et leurs effets

Lorsque nous, les Polonais, avons été admis dans l'UE, les pays occidentaux ont négocié des conditions favorables pour leurs économies, reportant de sept ans l'octroi de l'égalité des droits aux Polonais sur leur propre marché du travail, et cela malgré les annonces grandiloquentes et les déclarations creuses sur l'Union européenne comme espace de libre circulation des personnes et des travailleurs. Le flux était - non seulement libre, mais aussi fortement encouragé - mais dans un seul sens ! Il s'agissait d'organiser une fuite des cerveaux et de main-d'œuvre dans des domaines clés de l'emploi dans les pays occidentaux, là où il y avait une pénurie de personnel. l’UE a aidé les pays occidentaux frappés par la crise qui, dans une période difficile, ont gagné une armée de personnes instruites et prêtes à y travailler pour presque rien. L'admission des Polonais sur le marché du travail britannique n'est pas le résultat d'une bonne volonté ou d'une charité exceptionnelle de la part des Britanniques à l'égard des Polonais. C'était le résultat d'un égoïsme bien calculé qui correspondait à la nécessité du moment. Les employeurs britanniques n'ont pas eu à payer pour l'éducation et la formation des travailleurs polonais immigrés en Grande-Bretagne, ni à investir dans l'amélioration de la productivité de leur propre main-d'œuvre. Ils ont gagné immédiatement, en engageant une multitude de personnes qui pouvaient être payées beaucoup moins que ce que le marché local exigeait. Par conséquent, si nous parlons aujourd'hui de l'effondrement des services de santé en Pologne, du manque de personnel, du vieillissement des médecins et des infirmières et de la pénurie de médecins qui se chiffre par milliers, nous devons être conscients que cela n’est pas advenu du jour au lendemain par décret divin ou catastrophe naturelle, mais que c’est le résultat d’une mauvaise stratégie à long terme ou d’un manque de stratégie, d’une apathie, d’une suite de mauvaises décisions ou de manques de décisions de la part des responsables de l’État polonais et de la qualité de sa politique.

 

Certaines des personnes que nous avons perdues par l'émigration, en dehors des professions médicales et d'autres professions recherchées exigeant des connaissances spécialisées, constituaient une armée de main-d'œuvre excédentaire et superflue, que le marché du travail polonais, dévasté par la période post-récession d’après les changements systémiques de 1989, était incapable d'absorber. Il est peut-être utile de rappeler le fait gênant et oublié depuis longtemps qu'en 2004 encore, le taux de chômage des jeunes en Pologne était de 50 %. Après l'adhésion de la Pologne à l'UE, ces jeunes ont quitté le pays. Ils vivaient dans les villes, ils étaient relativement bien éduqués, et culturellement préparés à émigrer. Il ne s'agissait plus comme auparavant de migrants saisonniers quittant la campagne pour travailler dans l'agriculture allemande. La plupart d'entre eux ont intégré de manière permanente les marchés du travail, les systèmes fiscaux et les régimes de retraite du pays d’accueil et ils ne reviendront jamais en Pologne. L'absence d'une population aussi importante, qui s'ajoute à un fossé intergénérationnel, laissera certainement sa marque sur la réalité polonaise dans de nombreux endroits à l'avenir. En résumé, la Pologne a été durement touchée par ces choix et les effets différés de cette abdication scandaleuse du rôle de l'État en matière de régulation et de correction des fluctuations du marché du travail ne se sont pas encore fait pleinement sentir.

 

Aujourd'hui, c'est presque un truisme de dire que le capital a une patrie et que les investissements étrangers ne sont pas de la philanthropie, mais lorsque j'ai parlé et écrit sur ce sujet il y a une douzaine d'années, les fanatiques libéraux que je connaissais se frappaient le front et m'envoyaient en Corée du Nord. Il est bon qu'une goutte puisse percer un roc et que les opinions anachroniques à la Balcerowicz-Petru1 soient désormais considérées comme une curiosité historique fossilisée, mais nous payons encore l'hégémonie de 30 ans d'une fausse idéologie qui était alors considérée comme le dernier mot de la science, et nous le paierons encore longtemps.

 

Un pays de pathologie sociale

Une telle Pologne, passive face à la pathologie et à la catastrophe sociale, était-elle et est-elle nécessaire à quiconque ? Peut-être vaut-il la peine, pour rafraîchir la tête de ceux qui sont imprégnés de propagande anticommuniste, de confronter les indicateurs démographiques de la « Pologne libre » aux données historiques pertinentes de la période du « communisme criminel », moqué et condamné. Lorsque nous avions une croissance démographique régulière et réelle (positive, garantissant le remplacement des générations), des taux de natalité impressionnants et une espérance de vie qui s'allongeait. Entretemps, après la « reconquête de l'indépendance », les tendances se sont inversées (à l'exception de ce dernier indicateur, mais à cet égard, nous nous distinguons par le bas de l'Occident), et après l'adhésion de la Pologne à l'UE, les jeunes issus du dernier baby-boom de la Pologne populaire des tournants des années 1970 et 1980 ont quitté le pays en grand nombre.

 

Qui participe du coup à ce « nous » ?

Un autre doute est soulevé par le destinataire collectif supposé de cette question - pourquoi « nous » et la Pologne ? Pour nous, c'est-à-dire, pour qui en fait ? Nous savons déjà que plusieurs millions de migrants n'ont plutôt besoin de rien en Pologne, car ils ont fait d'un autre pays le centre de leur vie. Et si nous examinons l'engagement social des personnes qui restent dans le pays, nous pouvons constater une énorme apathie et anomie sociale. Non seulement la Pologne n'est pas un État bien ordonné. Ce n'est pas non plus une société, et encore moins une communauté. Ce qui frappe le plus un observateur extérieur, c'est le manque général de respect d’objectifs situés au-delà des besoins égoïstes réduits au cercle de la famille immédiate. En Pologne, il n'y a pas d’esprit de communauté, à quelque niveau social que ce soit, que ce soit au niveau du quartier, en passant par le pouvoir communal, jusqu'au sens plus large au niveau régional, territorial et enfin national. Nous sommes une population, mais nous ne formons pas une société. Si nous nous organisons, c'est sous une forme quasi tribale-clanique. Les catégories qui font exceptions à cette règle sont, elles, très conscientes de leurs intérêts, bien équipées en ressources politiques, ce sont de petits groupes d'intérêt concentrés principalement dans les grands centres urbains et luttant non pas pour le bien commun, mais pour obtenir des privilèges spéciaux pour eux-mêmes.

 

Le faible taux de participation des Polonais aux élections - si on y voit une façon de mesurer le niveau d'acceptation du système politique, d'identification à des communautés sociales et l'implication dans les questions supra-individuelles et supra-particularistes – nous conduit à une conclusion similaire : nous ne formons pas une communauté. Dans l'arène politique, les modèles les plus destructeurs de comportement sectaire-tribal se révèlent. En commençant par la sélection négative du personnel, en éliminant tout véritable débat et toute participation à la vie publique, et en terminant cette observation par la façon dont sont attribués les postes les plus élevés de l'État qui s’obtiennent d'une manière ostensiblement instrumentalisée et cynique, sans tenir compte de l’effet démoralisant produit par les personnes au pouvoir sur les gouvernés, et de l'offense faite à leur sens de la dignité. Après tout, c'est une chose d'être dirigé par des étrangers envoyés de l'extérieur qui, par définition, représentent des intérêts étrangers, et c'en est une autre de se sentir dépendant d'un pouvoir manifestement incompétent, et parfois extrêmement irresponsable et stupide, mais qui est nominalement le vôtre.

 

Quelle démocratie ?

Au cours des trente dernières années, la « démocratie » polonaise, grossière à ses origines, a pris l'avantage sur la société, maîtrisant presque à la perfection l'art d'organiser des plébiscites et des votes sans véritables choix, sans pluralisme et sans véritable représentativité. Il n'est pas surprenant que dans cette situation, sauf en des occasions exceptionnelles, la population fasse massivement fi de toutes sortes de « devoirs civiques » périodiques et ne participe pas aux élections, qu'elles soient locales ou nationales, puisque personne d’entre eux ne peut guère influencer sur le résultat. Si, comme le soutenait Tocqueville se basant sur l'exemple des Etats-Unis du XIXe siècle, la démocratie fonctionne principalement au niveau local, la Pologne du XXIe siècle contredit cette thèse : nulle part ailleurs plus qu'au niveau local, que ce soit dans les communes et les villes enfouies dans les provinces profondes ou dans le agglomérations urbaines plus grandes, on ne trouve une distorsion plus flagrante de l'idée de pluralisme et de participation. Tout en bas de l'échelle, le système s'est pétrifié ; dans les petites comme dans les grandes villes, on a des maires qui restent trente ans en place, retranchés comme des satrapes sur leurs domaines, ce qui est devenu la norme. Des groupes d'influence bien organisés et très soudés, rassemblés autour d'un réseau de connexions entre les magistrats, les multiples services des administrations locales, les entreprises municipales et leurs sous-traitants, ont effectivement privatisé des villes entières et les ont subordonnées à des intérêts particuliers. Ces conglomérats sont constitués, y compris les familles ramifiées, d'importantes armées de personnes liées par une communauté d'intérêts privés. Si l'on ajoute à cela les abondantes ressources économiques, politiques et de savoir-faire dont ils disposent, leur supériorité sur la majorité apathique et passive devient évidente, et l'issue de la confrontation une fatalité.

 

Et qu’en est-il de la justice ?

Je pourrais ajouter bien d'autres éléments à cette liste de défauts et d'erreurs structurelles de l'État polonais existant aujourd’hui, dont l'un des plus importants serait l'organisation pathologique du système judiciaire, que Montesquieux, dans sa naïveté, considérait comme inexistant parce que dépourvu de sanctions. Dans la Pologne d'après 1989, ce pouvoir a eu une portée, une influence et une audience énormes, et il a causé par ses décisions une quantité incalculable de maux, guidé par une idée faussement conçue de justice compensatoire historique due à un esprit de « revanche » contre le régime précédent et qui a profité aux cliques d’intérêts particuliers qui se sont formées dans l’opposition comme au sein des structures officielles du régime précédent. En même temps, malgré ses origines ostensiblement démocratiques, ce « nouveau régime » n'a jamais pu se défaire de son mépris supra-systémique séculaire pour le citoyen ordinaire et provenant du féodalisme antérieur. Il n'est pas possible ici d'explorer les raisons de cette situation. Toutefois, si quelqu'un croit que les problèmes dans ce domaine n'ont commencé que lorsque le parti actuellement au pouvoir a tenté de prendre le contrôle total des tribunaux, et qu'auparavant nous étions censés avoir affaire à une machine bien huilée d'un État de droit démocratique, cela signifie qu'il ou elle n'a rien compris à ce qui s'est passé dans le pays au cours des trente dernières années. Tout comme les libéraux n'ont rien compris à ce qui s’est passé, car ils s'étonnent toujours du soutien indéfectible de la majorité désespérée de la société encore active sur le plan électoral à l'option au pouvoir actuellement, option dite « populiste » ou « illibérale ». Je n'écrirai pas sur la pathologie du système des partis mais il faut savoir qu’un cheval ressemble à un autre.

 

Culture et science

En répondant à la question sur la nécessité de préserver la polonité, je ne peux cependant pas ne pas mentionner deux questions dont l'importance de ce point de vue ne peut être surestimée. Ce sont les domaines de la culture et de la science. Je pense qu'il suffit de signaler l'énormité des problèmes que nous avons rencontrés en tant que communauté nationale dans ces domaines au cours des trente dernières années. La « Pologne libre » peut-elle se targuer d'un niveau de culture, allant de l'enseignement de masse à l'enseignement supérieur, qui égale ne serait-ce qu'un peu les réalisations de la période de la Pologne populaire ? Je sais que les anticommunistes fanatiques ont une explication toute prête à portée de main et affirment que les réalisations culturelles et scientifiques de la période de la Pologne socialiste ont été créées en dépit de l'ancien régime, et non grâce à lui. Or, même si l'on acceptait cette démagogie bizarre au pied de la lettre, comment expliquer alors la dégénérescence culturelle de la société actuelle, comment expliquer la colonisation progressive et la brutalisation de la culture de masse, quand la langue polonaise est soit éliminée, soit rabaissée à un niveau primitif ? Dans le domaine de la science, on a assisté à une explosion du nombre de facultés dans les universités d'État et à une croissance rapide des universités privées et du personnel scientifique, qui non seulement n'a pas été suivie de réalisations scientifiques observables, mais qui a eu pour conséquence une baisse du niveau de l'enseignement, du rang de la science, du statut social des scientifiques, du respect et de la confiance dans les représentants des professions académiques et - last but not least - d’une soumission impuissante des milieux scientifiques à la tutelle politique dans les conditions de concurrence pour les postes et les subventions.

 

Les seuls effets visibles des pseudo-réformes incessantes et dévastatrices sont que la Pologne compte le plus grand nombre de serveurs de restaurants et de coursiers des bureaux au monde possédant dans leur poche des diplômes « universitaires » inutilisables et un nombre toujours croissant de professeurs d'université rongés par le cancer de l'expansion administrative et une épidémie de termes ronflant et vides de sens réel. Pour dire les choses crûment, dans la nouvelle division internationale du travail, la Pologne n'a clairement aucun rôle à jouer dans le domaine scientifique au sens large. Mais la science n'est pas seulement un échange et une compétition internationale, mais ce sont aussi des tâches importantes à l'intérieur du pays, dans le domaine de la culture nationale. À cet égard, le bilan est tout aussi mauvais - la science a cessé de jouer un rôle sur ce plan.

 

Quant à la culture, au sens étroit du terme, les autorités qui en sont chargées ont décidé de se concentrer sur deux tâches : investir des sommes gigantesques dans les relations publiques internationales, ce qui consiste à exiger la reconnaissance universelle des prétendus mérites historiques de la culture polonaise dans le monde, et fournir au pays des jeux d'un niveau tellement bas que les autorités les évaluent en fonction de leurs propres capacités de perception et de chantage envers le « bas peuple ». Le résultat des activités dans ce dernier domaine est une primitivisation sans précédent des goûts et une commercialisation de pacotille de la culture de masse, qui ne peut susciter que dégoût et mépris chez des personnes élevées dans des conditions décentes. Si cela a été fait jusqu'à présent principalement par des entités privées, des stations de télévision et de radio commerciales, des agences « artistiques » et des journaux, cela aurait pu être expliqué par la réalisation de l'inventaire habituel de ce qu’est capable de faire le capitalisme privé. Mais quand l'argent et les institutions publiques sont impliquées dans ce même marécage, et cela à grande échelle qui plus est, alors on franchit les limites de sa raison d'être et on détourne le pays du bien commun.

 

Qui a donc besoin de la Pologne ?

Nous arrivons donc ici à la question de savoir qui a le plus besoin de la Pologne. En premier lieu, elle est nécessaire à la classe dite politique, c'est-à-dire à l'élite qui s'auto-sélectionne. Eux, ils ont besoin de nous tous, en tant que serviteurs et contribuables qui maintiennent matériellement les fondations de cet édifice branlant, qui servent de public impassible au mauvais théâtre politique et de toile de fond à la façade de cet État faible, et enfin ils ont besoin de « nous » en tant que recrues qui défendront les vies et les biens de cette élite contre d'éventuelles menaces physiques venant de l'extérieur, jusqu'au moment où, comme pour son prédécesseur de 1939 sur lequel l’État polonais actuel se modèle d’ailleurs, ils devront quitter le pays en empruntant le chemin le plus court vers l'exil. En contrepartie, l'État-providence nous versera une pension - pour ceux qui seront chanceux, environ 1 600 zlotys en moyenne, et pour les malchanceux, 40 groszy. À cet égard, l'histoire de la Pologne n'a donc pas beaucoup changé depuis l’entre-deux-guerres ou les siècles de décadence précédent. Le paradoxe de cette histoire est que la seule période de l'histoire moderne de la Pologne où cette relation n'a pas été complètement renversée, c'est-à-dire où l'État était au service de la société et non l'inverse, a été la période de la République populaire de Pologne, c'est-à-dire la période que les historiens d'aujourd'hui considèrent collectivement comme la période où dominait un pouvoir illégal et en manque de légitimité nationale. Je n’ai pas l’intention de convaincre les enthousiastes fanatiques de cette création infructueuse et éphémère des puissances étrangères que fut la Pologne de l’entre-deux-guerres désormais glorifiée sur le fait que les relations sociales y étaient perverties. Ceux qui ont l'esprit ouvert comprendront par eux-mêmes ce qu'était et pour qui a existé le mythe d’une Pologne devant s’étendre d’une mer à l'autre, de la Baltique à la mer Noire.

 

La Pologne ne sera donc utile à personne tant que persisteront les anachronismes de la fameuse tradition nationale de la « tête brûlée » et de l'anarchie, tant qu'elle ne sera pas capable d'assimiler les acquis les plus précieux de la culture européenne, y compris l'héritage jamais bien réparé des Lumières européennes, tant qu'elle ne sera pas capable de développer - malgré la réticence de certains milieux modernes à adhérer à cette terminologie - l'idée d'une nation civique cohérente (à ne pas confondre avec une nation ethnique), par opposition à l'erreur pars pro toto qui s'est répétée au fil des siècles dans la perception de la nation : la nation n'a jamais été majoritaire, elle n’a pas même inclus la noblesse sensu largo, qui par son statut de propriété, son mode de vie et sa culture ne différait souvent pas de la paysannerie ordinaire, mais la Pologne était réduite à la noblesse au sens le plus étroit : les possédants et les magnats. Contrairement aux États impériaux qui opprimaient les peuples vivant à l'étranger et situés loin du centre colonial, la Pologne a été pendant des siècles l'oppresseur de sa propre population, qu'elle ne voulait même pas élever au rang de nation. Même l'abolition du servage accordé aux Polonais l’a été par le biais des puissances étrangères s’étant partagé le pays (et il est ici indifférent de savoir dans quelle mesure ces décisions étaient doublées d'un calcul politique de leur part). Et avec le recouvrement de l'indépendance, l'État polonais de papier a restauré certaines de ses formes issues de la Pologne nobiliaire, formes qui ont survécu en son sein jusque dans les années 1930. Et après le soi-disant rétablissement de l'indépendance, en 1989, la Pologne est devenue un État d'élites compradores qui ont lié leur destin aux intérêts de mandants étrangers.

 

Si les Polonais ont voté massivement pour l'adhésion à l'UE, ce choix était avant tout motivé par leur désir d'être soumis non pas à telle ou telle autorité nationale personnalisée, mais à des principes rationnels d'organisation de la société et de l'État, ainsi qu'à des normes équitables de coexistence sociale. Les Polonais voulaient simplement se libérer de l'emprise des oppresseurs et des dictateurs nationaux, vivre comme des Européens et obtenir une autorité pour régler leurs inévitables différends futurs avec la puissance nationale dont ils souhaitaient ainsi limiter la portée et l'omnipotence.

 

Malheureusement, deux changements importants sont intervenus entretemps. Premièrement, l'Europe a abdiqué sa fonction d'arbitre supranational, considérant que la tâche d'organiser la vie à l'intérieur des frontières nationales des membres nouvellement admis dans la « communauté » dépassait ses capacités. Si elle intervient dans les affaires nationales, l’UE ne le fait non pas du haut de normes juridiques abstraites et de standards européens supranationaux, mais à partir de positions partisanes, préférant les gouvernements ou les oppositions alliés à l'establishment dominant de Bruxelles et punissant ceux qui, à tort ou à raison, se rebellent contre lui. Elle n'a jamais cessé non plus d'intervenir violemment pour défendre la logique mondialiste de l'orthodoxie économique néolibérale, quels que soient les dommages que cette ingérence ont causés dans le passé ou menacent de causer à l'avenir. Peu de gens se souviennent encore de l'implacable commissaire européenne Neelie Kroes et de sa croisade contre les chantiers navals polonais, mais les successeurs dignes de son nom ne manquent pas à Bruxelles aujourd'hui, avec le même niveau d'arrogance.

 

Deuxièmement - et c'est là que réside la cause du problème - l'idée même d'une Europe commune et son incarnation matérielle ont profondément évolué au cours des quarante dernières années, passant du concept d'État-providence à une utopie néolibérale mondialisée et à une concurrence inégale entre le centre et la périphérie. En 2004, nous sommes entrés dans une Europe différente. Pas l'Europe dont la meilleure période de prospérité d'après-guerre est désormais décrite dans la littérature comme les « trente glorieuses ». Pourtant, pendant longtemps, l'élite politique polonaise n'a pas abordé la question de savoir à quoi cette Europe commune devrait ressembler, ce qu'elle devrait être, se contentant de l'axiome selon lequel la raison d'être de la Pologne est d'appartenir à l'Union européenne, indépendamment de ce que cela signifiait en pratique. En réponse à la négligence et aux omissions de l'élite compradore, une bourgeoisie nationale a surgi aujourd’hui, qui tente de réveiller les démons du vieux nationalisme polonais, le chauvinisme, le cléricalisme, l'histoire mythifiée, le statut de superpuissance et la phobie de ses voisins les plus proches. Elle se crée des ennemis dans des pays très proches de ses propres frontières, souvent des pays plus puissants, tandis qu'elle cherche des amis parmi des pays éloignés et qui ne s'intéressent à la Pologne que de manière instrumentalisée, temporaire ou ostensible. Personne n'a besoin d'être convaincu que le monde peut se passer de la Pologne, car cette affirmation est un truisme. Il suffit de chercher sur internet (je m'adresse à ceux qui ont été privés de cours d'histoire à l'école) des cartes historiques de l'Europe quand la Pologne n'était pas présente pendant très longtemps et de réfléchir à la répétitivité des événements historiques.

 

Tant que des élites parasites vivront et prospéreront en Pologne, et que la citoyenneté ne sera pas véritablement représentée, presque personne n'aura donc besoin de la Pologne.

Jarosław Dobrzański


* Philosphe, Historien des idées. Maîtrise de philosophie de l’Université Jagellonne de Cracovie, Maîtrise et Doctorat d’histoire de la Russie et de l’URSS à l’Université Notre-Dame aux Etats-Unis. Expérience professionnelle : Université de Cracovie, Maître d’hôtel en France, Instructeur à l’Université Notre-Dame, Stagiaire à University of Illinois, Urban-Champaign, puis dans des entreprises transnationales du pétrole en Pologne. Traducteurs de plusieurs ouvrages scientifiques en polonais. Auteur de nombreux articles scientifique et de réflexion sur la société.

Note :

1 Deux réalisateurs et idéologues phares des politiques néolibérales prônées et lancées sous l’impulsion de George Soros et de Jeffrey Sachs en Pologne à la fin de 1989.

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22 décembre 2021 3 22 /12 /décembre /2021 00:05

Le capitalisme tardif s'est imposé au monde, mais comme il n'a plus de champ d'expansion possible, la guerre mondiale est logiquement devenue inéluctable, ce qui toutefois signifierait la fin de l'humanité qui n'a donc plus aucune possibilité que d'imposer une logique de paix, donc de développement, donc de sortie du système dominant. Alors que la classe ouvrière a été cantonnée dans une posture défensive mais que l'immense et ardue victoire des travailleurs indiens d'il y a quelques jours semble montrer l'arrivée de la relève. ...Ce qui explique sans doute pourquoi les médias dominant se refusent à parler de la plus grande grève de l'histoire de l'humanité. Espoir..La Rédaction
 

 

 

Renoncer à la défensive : 

Évolution du capitalisme, situation de la France et défi pour la classe ouvrière-

décembre 2021

 

Badia Benjelloun

 

Partie I

Les transformations du capitalisme en quarante ans.Depuis quarante ans, en raison des avancées du ‘libéralisme dérégulé’, la classe ouvrière du monde occidental est sur la défensive, elle a perdu quasiment toutes les batailles pour la conservation de l’emploi et contre la fermeture des unités de production, le plus souvent délocalisées dans des pays où le ‘coût du travail’ est avantageux pour les capitalistes et où des régimes autoritaires peuvent empêcher et réprimer des revendications portant sur les conditions de travail, la sécurité et les salaires quand elles parviennent à être exprimées.

 

Le capitalisme est destructeur, il raffole du militarismeLa crise du capitalisme des années soixante-dix, liée à celle des Usa, pilote de l’économie mondiale par le crédit peu onéreux, la planche à billets et les déficits publics, a été marquée par une crise monétaire en 1970-1971 puis une récession nette en 1974.

 Le budget de la « défense » a représenté 45 % à 50 % du Budget fédéral, passant de 53,2 milliards de dollars en 1965 à 87,2 milliards en 1970, dont 20 à 25 milliards annuels étaient absorbés par le Viet-nam. Les énormes dépenses militaires (jamais chiffrées clairement) ont créé une situation inflationniste. Il a été estimé en 1968 que la guerre a permis la création de 185 000 emplois civils et 1 472 000 emplois liés à la Défense, outre l’entretien de 760 000 hommes dans l’armée. Le plein emploi a créé une augmentation des salaires et donc une réduction des profits des entreprises qui se sont endettées et ont licencié, d’autant qu’elles subissaient la concurrence européenne et japonaise. La crise pétrolière de 1974 va aggraver sérieusement une inflation qui avait atteint 6,2% en 1973.

C’est alors qu’a commencé le déficit de la balance commerciale étasunienne, la baisse des exportations a inondé le monde de dollars dont la convertibilité en or ne pouvait plus être assurée. De plus, les capitaux américains sont allés en Europe chercher des investissements plus rentables. La détérioration de l’économie étasunienne a conduit l’équipe de Nixon à exiger des avantages commerciaux sous peine du retrait des bases américaines en Europe. La guerre froide va donc s’intensifier, la CIA recrute de plus en plus des intellectuels européens mercenaires, le socialisme réel de l’URSS et des pays satellites doit être vu comme instaurant des régimes autoritaires ‘ennemis de la Liberté’.

Au total, la guerre entreprise contre le Vietnam censée maintenir à flot l’économie par une politique keynésienne, en raison de sa durée inattendue, la résistance vietnamienne vigoureuse n’a pas failli, a affaibli l’hégémonie étasunienne.* De plus, la ‘rébellion’ des pays producteurs de pétrole menée par l’Arabie saoudite, l’Iran du shah et l’Algérie en réclamant un prix plus juste pour leurs exportations a fini par transformer l’ordre économique mondial. Peu après, la récession mondiale entraînera une surproduction des pays producteurs de pétrole.*

Par ailleurs, les pays du tiers-monde ont commencé à sombrer devant l’augmentation des taux d’intérêt pour une dette le plus souvent odieuse. Leurs économies seront désormais dirigées par le FMI.

 

C’est l’ouvrier qui crée le capitalisme et l’oblige à se transformerLa combativité de la classe ouvrière pendant les mouvements sociaux qui ont agité le monde occidental à la fin des années soixante et au cours des années soixante-dix a permis une augmentation appréciable des salaires. La bourgeoisie réagira de trois façons :

- Elle va fractionner les unités de productions pour disperser les grands ensembles où se concentrent les ouvriers, interdisant la coopération massive et souvent triomphante des ouvriers sur leurs lieux de travail.

- Elle va investir dans la machinerie (automatisation dans de nombreux processus industriels), augmentant la part du capital mort et accroissant la productivité, lequel gain va réduire le « coût du travail » et augmenter la masse des chômeurs. Enfin,

- elle va « délocaliser » dès les années quatre-vingt, et cette tendance pour l’Europe et particulièrement la France va d’abord concerner l’industrie du textile, du vêtement qui va s’adresser à la Turquie et le Maghreb puis de l’automobile. Plus tardivement, en 2007, alors que les différences de salaires se réduisaient, le ‘coût’ horaire du travail dans le textile est de 21,61 dollars US en France contre 2,96 $US en Turquie et 0,85 $US en Chine côtière, non incluses les charges sociales du travail. En 2008, la comparaison est très parlante sur ce graphique établi selon Werner International.

 Au début  des années quatre-vingt, la faiblesse du dollar menace d’implosion le système monétaire international. La hausse des taux d’intérêt (18% en 1979) et du dollar, du déficit commercial et l’expansion de la masse monétaire (+13% entre 1982 et 1983) sont les mesures prises pour ramener vers les USA les masses de dollars déversés dans le monde. La récession pointe et les taux d’intérêt furent abaissés à 11% pour permettre aux entreprises de s’endetter à nouveau. Des mouvements de concentration des capitaux s’effectuent par des opérations de fusions et acquisition principalement dans les secteurs pétroliers et du bâtiment. Le chômage se développe alors de façon accélérée, traduction sur le plan social de la tendance au monopole, accroissement de la réserve de main-d’œuvre vouée à l’inemploi à chaque fois qu’a lieu un gain de la productivité.

La politique néolibérale étasunienne initiée sous Reagan serait opposée à la keynésienne. L’endettement des pays développés comme des pays ‘en voie de développement’ s’est multiplié par 2 ou 3 ces années-là. En réalité, ce sont les commandes militaires qui éloignent le péril de la récession de 1981-1982. Le renforcement de la puissance militaire étasunienne a été une priorité pour l’administration Reagan. L’aide au développement distribuée aux pays du tiers monde est convertie en achat d’armements.

L’effondrement de l’URSS a permis aux capitalistes européens de préférer la main-d’œuvre des anciennes républiques socialistes. Jacques Delors promet en 1985 de faire tomber les barrières commerciales en Europe et lancera un programme d’infrastructures pour rendre plus rapide et moins coûteuse la circulation en Europe. Les salaires en Slovaquie étaient dix fois plus faibles qu’en France ou en Belgique. Plus de trente ans ans plus tard, en 2006, les salaires faibles, comparables à ceux pratiqués en Inde, continuent d’être attractifs pour les capitalistes de l’Europe de l’Ouest.

La création de l’OMC en 1994 est une extension de l’effacement des frontières pour les capitaux et les marchandises pour les 123 Etats signataires, c’est le triomphe absolu des multinationales qui ont besoin d’un monde sans entraves douanières ou réglementaires pour leur activité. Le marché mondialisé est  ainsi consacré.

Seuls les travailleurs (des pays pauvres) ne jouiront pas de l’abolition des frontières. La nouvelle forme du capitalisme, impérialiste depuis ses débuts en Angleterre, sera la surexploitation de la classe ouvrière assignée à résidence dans les pays à faibles salaires, sans protection sociale et sans réglementation des risques liés au travail (locaux insalubres, très longues journées de travail sans un minimum de repos, aucune sécurité en cas de manipulation de produits dangereux, etc.).

Cette globalisation va se traduire par la désindustrialisation des pays dominants avec son cortège incessant de fermeture d’usines et d’augmentation de l’armée de réserve à savoir les chômeurs intégrés dans le système et y ayant la fonction de ne pas avoir d’emploi.

Si les délocalisations pendant longtemps ne concernaient que les secteurs à forte intensité de travail non qualifié, les multinationales délocalisent leurs ingénieurs. Le taux de l’offshoring de l’ingénierie est de 6% en France, de 35% aux Usa et au Royaume-Uni dont les front-office sont indiens de préférence. Les banques anglaises et étasuniennes externalisent depuis une vingtaine d’années leurs analystes financiers c’est-à-dire le coeur de leur activité. Cette dépendance des banques anglo-saxonnes a été mise en relief lorsqu’il a fallu passer au télétravail en Inde pendant une vague de la Covid 19, les ingénieurs indiens ne peuvent disposer chez eux des données stockées dans les ordinateurs de leurs bureaux.

 

Il n’est que contradictions et a contaminé toute la planète.

Le capitalisme en raison de ses contradictions intrinsèques évolue de crise en crise en concentrant et centralisant les capitaux pendant qu’il accentue son expansion. Ayant inclus la totalité de la planète, l’expansion ne lui est désormais plus possible. Parce qu’il s’est généralisé et qu’il a fait disparaître les résidus des modes antérieurs qui pouvaient subsister ça et là, ce système totalitaire est devenu invisible.

Il a atteint ses limites, celui du monde, perturbant des animaux sauvages dans leur niche écologique auparavant isolée, faisant surgir des zoonoses dont on ne sait comment se débarrasser mais qui sont l’occasion d’une concentration supplémentaires des capitaux avec apparition de monopoles. Le Comirnaty de Pfizer BioNtech, quel que soit sa pertinence et son efficacité, a transformé le groupe en un vampire des ressources financières qui a fait de lui le grand bénéficiaire de la pandémie. Pfizer a obtenu l’autorisation de mise sur le marché au Royaume-Uni sur la foi d’un essai qui testait l’efficacité contre la contamination à 2 mois après la seconde injection, l’établissant à près de 90%. Si les autorités sanitaires avaient exigé cette mesure 4 à 5 mois après la deuxième dose, on aurait eu le chiffre moins flatteur de 43%. Les énormes moyens mis en place par Pfizer pour la course à la publication de la phase 3 lui a assuré une place de leader mondial.
Les épidémiologistes et les virologues avaient attiré l’attention sur la haute probabilité de la multiplication des zoonoses avec risque pandémique après les signaux du Sars Cov de 2002, du Mers Cov, d’Ebola. En vain, du moins en ce qui concerne les directions politiques des pays occidentaux qui ont mis du temps à comprendre la réalité et la gravité de la pandémie SARS CoV 2.

 

Partie II

La France et ses multinationales

 

Que fait la classe ouvrière depuis quarante ans en France?

Quels moyens s’est-elle donnée pour combattre sa disparition et la perte des acquis engrangés par les luttes syndicales du début du 20ème siècle et par le Parti communiste. Le PCF a créé lors de la construction du Programme du Conseil national de la Résistance une avancée sociale majeure, la création de la Sécurité Sociale. Le rapport de forces était en leur faveur, le patronat dans son ensemble était collaborationniste et nul ne pouvait ignorer à l’époque que c’est l’Union soviétique qui a mis fin au nazisme moyennant des destructions et 27 millions de morts. La SS d’Ambroise Croizat appliquait concrètement l’aphorisme du socialisme en construction ‘à chacun selon son besoin, de chacun selon ses moyens’.

Les attaques de la Sécurité Sociale vont commencer dès l’éviction des ministres communistes en mai 1947. Pour le CNPF puis le Medef, la SS met en péril l’économie du pays. Pour Ambroise Croizat qui l’avait instituée « Désormais, nous mettrons définitivement l’homme à l’abri du besoin. Nous en finirons avec l’angoisse du lendemain ». En avril 1947, la CGT qui comptait 5 millions d’adhérents est majoritaire dans les Conseils d’Administration pour les premières élections.

 

Ce qu’elle doit à la position impérialiste néocoloniale

Le pillage des ressources du tiers-monde a bénéficié aux pays impérialistes et à sa classe possédante mais il a aussi contribué au bien-être de sa classe ouvrière qui accédait à la consommation de produits peu onéreux. L’importance pour les économies capitalistes dominantes que les matières premières et en premier le pétrole et les ressources énergétiques comme l’uranium doivent être maintenues à la limite de la gratuité a été démontrée de façon implacable par les ‘chocs pétroliers’ de 1973 et 1979. Le baril du brut à 2,50 dollars américains, dollar très affaibli dont la valeur dans le marché des changes est très basse, engraisse les majors qui le transforment mais pas les pays producteurs qui tentent de se réapproprier les richesses de leurs sous-sol.

Le système de la FrançAfric est consolidé par la présence militaire de la France dans de nombreux pays de l’Afrique de l’Ouest. La France désigne ses valets comme chefs d’Etat et organise des coups d’Etat ou des assassinats de leaders voulant rompre avec cette relation néocoloniale. Le prix de l’uranium du Niger, ressource minière d’un volume fini et épuisable, serait bien plus important pour Areva sans la mise au pas des différents régimes africains. Le prix de l’électricité fournie à l’usager français, principalement d’origine nucléaire, s’en ressent et bénéficie donc à la classe ouvrière française.

 

Les avantages perdus avec la globalisation et la désindustrialisationLe 7ème plan (1976-1980) de développement économique et social avait confirmé l’orientation ‘libérale’ de l’économie. L’Etat ne soutient plus l’industrie des biens de consommation qui fait appel à une main-d’œuvre abondante et peu qualifiée, l’industrie du textile, de la confection, de la chaussure, du petit matériel électrique et électronique. Elles subissent la concurrence des pays à faible salaire. (Livre I, Chapitre 1, page 21). Dans les pages introductives de ce plan, on rencontre la notion curieuse du ‘chômage d’incohérence’. Il aurait existé une distorsion entre une offre d’emplois non qualifiés et répétitifs dans l’industrie comme dans le tertiaire alors que du côté de la demande, les jeunes disposent d’un niveau élevé en culture générale et en connaissances techniques. La résorption de la récession ne résoudra pas ce déséquilibre (pages 2 et 3). Le système éducatif aurait créé une jeunesse plutôt qualifiée et inemployable pour cette raison, elle devra être versée dans la masse de la réserve des travailleurs au chômage structurel et insoluble.

 

La désindustrialisationTous les pays capitalistes dominants se sont désindustrialisés mais la France plus vite et plus profondément que les Usa et l’Allemagne par exemple. La part de l’industrie manufacturière dans le PIB a baissé de moitié de 22,3% au milieu des années soixante-dix à 11,2%. L’industrie emploie 2,7 millions de salariés contre 5,7 en 1970.

Un énorme gain de productivité, supérieur à ceux de l’Allemagne et de l’Italie dans les années 2000 a compensé le coût salarial des 35 heures. L’écart de productivité dans la zone euro a atteint 13 points en 2018. Contrairement à une opinion répandue par le patronat, le coût horaire de la main-d’œuvre dans l’industrie manufacturière, 39,1 (salaires, charges, taxes nettes des subventions) est inférieur à celui de l’Allemagne, 39,8 **.

 

Ni le coût horaire ni l’impôt de production n’expliquent le désastre de l’industrie en France.

Le poids des multinationales du CAC 40 dans l’économie française et leur empressement à détruire des emplois en France tout en augmentant les effectifs à l’étranger peuvent en partie l’expliquer. Entre 2008 et 2018, 150 000 emplois ont été supprimés en France contre une création de 466 000 emplois dans le monde, près de la moitié dans les pays émergents. De plus un emploi sur trois dans l’industrie manufacturière dépend de multinationales étrangère.

L’annonce de la fermeture de l’usine Bridgestone (multinationale nippone) à Béthune, en septembre 2021 a suscité le désespoir des 863 salariés et l’indignation des responsables politiques qui reconnaissent avoir versé des aides publiques à la fabrique des pneus sans contrepartie. Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT a joint sa voix à la déploration impuissante.

Le système capitaliste ainsi globalisé est indifférent à toutes les formes de résistances que l’on peut imaginer. Un grand nombre de mouvements semblent déstabiliser un système fortement ébranlé depuis la crise de 2007-2008, les  Indignés, Occupy Wall Street, les révoltes des peuples arabes, Nuit debout, les zapatistes. Autant de points de vue sur le système avec une appréciation confuse de ce qu’il est, massif et totalitaire.

La notion même de résistance renvoie à une attitude défensive sans vision stratégique active. Tout le spectre politique de la social-démocratie, avec des velléités d’autoritarisme qui répondent aux manifestations massives contestataires, se propose au mieux de réparer le système afin de le rendre moins injuste, plus ‘humain’. Il est irréparable. A chaque réforme, il se renforce et devient plus puissant et plus dévastateur avec l’union de son expansion et du chômage.

Les armées qui disposent d’Etats, c’est le cas de la plupart des puissances occidentales, se proposent d’une manière ou d’une autre de détruire la suraccumulation en déclenchant une nouvelle guerre mondiale. Les trente glorieuses, le dernier âge d’or de la fin de la guerre mondiale au premier choc pétrolier en gros, ont correspondu aux énormes dépenses publiques de la reconstruction et à l’élimination de la paysannerie dans les pays occidentaux soit la production d’une nouvelle main-d’œuvre au service de l’industrie. En 1950, 31% de la force de travail en France était employée dans l’agriculture, en 2000 elle est réduite à moins de 5%. Quant aux chômeurs, la planète est saturée, on ne peut plus les envoyer fonder des colonies, exception faite d’Israël qui prétend chasser les occupants de Palestine en faisant mine qu’ils n’existent pas tout en les opprimant et en les expulsant.

Les USA et l’entité sioniste ne se contentent plus de créer chaos et ruine dans des pays périphériques, ils tâtonnent et provoquent plus forts qu’eux militairement.

 

Partie III : Ce que doit faire la classe ouvrière.

 

Faire et ne pas subir

Attendre le moment idéal pour déclencher la révolution ? La provoquer en considérant que les conditions sont déjà mûres et éviter non la barbarie mais la disparition de l’humanité ?

Le stock d’adhérents de l’appareil syndical de la CGT sclérosé a fondu depuis l’échec du Programme Commun. Un courant est en train de naître qui prend en compte l’évolution du capitalisme qui est parvenu à inscrire dans le droit du travail la précarité et à rendre naturelle et acceptable la privatisation du secteur public. La porosité entre l’Etat et les capitalistes est totale. L’obligation des employeurs d’affilier leurs salariés à une mutuelle, le plus souvent une assurance privée, est une mesure préparatoire à la disparition de la Sécurité Sociale au profit des privés. La réforme des retraites est aussi une mesure qui tend à privatiser le régime vieillesse et le confier à des fonds de pension. Cette fusion entre le régime parlementaire et le capital a rendu le pseudo-concept de démocratie caduque. C’est une illusion bien commode avec son rituel sacré des élections de représentants qui jouent à merveille les pantins dociles des forces économiques supranationales. Macron au cours de son mandat de chef de l’exécutif français applique les recommandations de la commission pour libérer la croissance française confiée par Nicolas Sarkozy en 2007 à Jacques Attali, Macron en fut le rapporteur général adjoint. Attaquer le chômage, les retraites, transférer une part des cotisations patronales à la TVA est un programme « ni de droite ni de gauche », il est fait pour les intérêts du patronat.

Les mutations du capitalisme et ses conséquences sociales doivent impulser une vision politique du syndicalisme qui tienne compte de ses traductions locales et internationales. Les militants syndicaux devront proposer des formes de lutte inédites et révolutionnaires et pas seulement se contenter de revendications pour conserver des ‘acquis conquis’ alors que le patronat a édifié des parades pour les contourner.

Il lui faut enfourcher un opportunisme politique et tirer profit de toute occasion pour déployer la part utopique du marxisme et en faire un réel à la portée de tous et de chacun.

L’auto-organisation des travailleurs de Scop Ti à Géménos lorsque Lipton a décidé de transférer son activité en Roumanie a été payante au terme de 1 336 jours d’occupation de l’usine. Ils se la sont appropriée, ont maintenu la production et tous les emplois avec des salaires décents. Les bénéfices sont investis dans la recherche et le développement avec une part réservée au marketing. C’est ce qui aurait dû inspirer les travailleurs de Bridgestone à Béthune, une alliance des ouvriers et des cadres pour maintenir une production locale tout à fait viable quand il n’y a pas de dividendes à distribuer aux actionnaires.

Plus près de nous, des ouvriers refusent la fermeture de leur usine à Gardanne décidée en 2017 par Macron dans le cadre de la disparition programmée des centrales à charbon. La validation du plan de sauvegarde de l’emploi validé par le tribunal administratif  prévoit la suppression de 98 emplois sur 194 avec l’arrêt de l’activité charbon. L’unité ‘biomasse’ censée remplacer la production d’énergie d’origine carbonée ne représente que 80 emplois directs et ne compensera pas la perte des 700 emplois indirects de la filière charbon.

Après deux ans et demi d’arrêt, la centrale biomasse a repris son activité à la mi-juillet, les travailleurs l’ont suspendue parce que les notifications de licenciement ont débuté, désorganisant le travail et instaurant des risques pour l’outil de production. Depuis octobre, les travailleurs occupent le site jour et nuit pour sécuriser le site. La CGT oppose son projet biomasse avec production additionnelle de méthane et d’hydrogène ce qui permettrait de réintégrer les licenciés et de rendre pérenne le site biomasse à celui de l’actuel propriétaire, Kretinsky un milliardaire tchèque à la tête d’un important groupe de presse en France et en Tchéquie. Il envisage d’en retirer du méthanol et du kérosène. Daniel Kretinsky, juriste de formation, est connu pour acquérir dans le secteur énergétique des centrales destinées à l’abandon mais rentables en peu de temps car payées à bas prix, le profil type de son acquisition de la centrale de Gardanne auprès de l’allemand Uniper.

Les travailleurs de Gardanne sont décidés à conserver l’activité du site qui fournira de l’énergie localement. En s’appropriant le moyen de production, la région et le pays reconquièrent une souveraineté énergétique, affranchie de la boulimie des profits des multinationales. Une énorme solidarité s’organise autour des travailleurs CGT de la centrale de Gardanne. Il faut l’étendre nationalement en insistant sur le fait que le savoir-faire ouvrier et des ingénieurs les dispense d’une direction uniquement préoccupée à placer et déplacer ses capitaux là où c’est vite rentable.

La pandémie de la Covid 19 nous aura confirmé que les patrons sont superflus voire néfastes au bon fonctionnement d’une unité de soin comme à celui d’une usine ou d’un centre de logistique. Les travailleurs se sont auto-organisés avec efficacité quand les managers sont allés avec leur famille se confiner dans leurs résidences secondaires. « On sait faire mieux et ça marche » peuvent-ils dire, et c’est normal car qui mieux qu’eux perçoit ce qui est perfectible et ce qui est nuisible à la coopération libre en vue d’un résultat optimal ?

Les travailleurs devront arracher à l’Etat responsable de l’abandon de la filière charbon les aides pour parfaire l’exploitation énergétique de la biomasse, sauvegarder les emplois directs et indirects et rompre avec l’acquiescement forcé à accroître l’armée de réserve du capital. Il faut rompre avec les attitudes morales et éthiques qui n’aboutissent qu’à des révoltes ponctuelles sans toucher au fonctionnement du capitalisme. En autonomisant le travail et les travailleurs, en expulsant le fondement du profit par l’exploitation ici et là, on redynamise l’avenir en interdisant l’oisiveté forcée des populations livrées aux associations caritatives et aux milices payées pour perpétuer les divisions stériles, religieuses, ethniques ou claniques.

 

Au niveau mondial, une victoire sans précédent.L’alliance paysannerie et classe ouvrière en Inde a triomphé du gouvernement aux mains d’un parti suprématiste et néolibéral en faisant abroger les réformes néolibérales adoptées en septembre 2020 qui attaquaient les petits agriculteurs et les éleveurs. Ils allaient tout simplement disparaître sous le poids des dettes et grossir la masse des humains inemployés et inemployables. Cette victoire a été obtenue au terme d’une année de luttes incessantes et malheureusement avec 700 morts, assassinés.

Ces réformes les livraient à l’agrobusiness et à terme, elles aggraveraient l’exode rural en les dépossédant de leur lopin de terre. Un prix minimum des céréales continuera d’être garanti mais la lutte poursuivie a obtenu qu’un prix minimum de soutien établi par l’Etat et les organisations syndicales paysannes soit étendu à tous les produits agricoles et à tous les paysans. Jusque là, seulement 30% des paysans en bénéficiaient. Le travail de la terre et l’élevage concernent directement 60% de la population. Le paysan indien est endetté à hauteur de 4 fois son revenu annuel. En une dizaine d’années, 300 000 se sont suicidés, incapables de faire face à leurs charges. La loi qui privatisait l’électricité sera abrogée.

L’organisation des campements autour de la capitale New Delhi regroupant en permanence 300 000 paysans et leurs soutiens a effacé efficacement les différences de religion et de caste, aiguisées et manipulées par le parti au pouvoir pour diviser les classes populaires.

Les syndicats ouvriers ont organisé avec les syndicats paysans deux journées de grève générale, celle du 29 novembre 2020 avec une participation de 250 millions de personnes et celle du 8 janvier 2021 qui a paralysé le pays. La radicalité et les sacrifices consentis ont abouti à une victoire engrangée par le prolétariat, les transporteurs et leurs syndicats ont très tôt emboîté le pas à la masse des protestataires, alliée à la paysannerie pauvre qui est aussi une victoire pour tous les exploités dans le monde.

C’est une victoire du prolétariat mondial, une déchirure dans le voile épais des renoncements, du désespoir, de l’abdication du prolétariat à émanciper l’humanité.

Elle doit fertiliser l’imaginaire et la combativité.

Elle doit mener à la fin de l’exploitation de l’homme, qu’il travaille ou qu’il fasse partie de l’armée de réserve, comme de la Terre et des ressources naturelles.

La situation historique le permet, le capitalisme à l’ère de la globalisation n’est plus capable d’accomplir sa tâche positive du développement des forces productives.

Il ne peut plus se régénérer par une guerre mondiale car s’il versait dans cette solution, l’humanité disparaîtrait. Les travailleurs, les réels producteurs encore séparés de leur produit, éviteront le piège d’un nationalisme belliciste en étendant leur champ de lutte au niveau internationaliste, les exploiteurs, bien avant eux, ont abattu les frontières pour leur profit.

Badia Benjelloun

20 décembre 2021

*(Négation de la négation ?)** chiffres de l’Eurostat enquête de 2012

 

Notes :

https://www.humanite.fr/inde-les-paysans-ont-fait-plier-modi-la-plus-grande-greve-de-lhistoire-debouche-sur-une-victoire

https://www.anti-k.org/2021/11/21/inde-le-19-novembre-2021-victoire-historique-des-paysans-indiens/

 

https://www.cairn.info/revue-de-l-ires-2009-3-page-99.htm

 

https://www.facebook.com/Werner-International-Enterprises-258920197569597/

 

https://www.zdnet.fr/actualites/delocalisations-l-europe-de-l-est-toujours-promise-a-un-bel-avenir-39365563.htm

 

https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1984_num_49_4_3410

 

https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-delocalisations-apres-les-cols-bleus-les-cols-blancs-1313152

 

https://www.lesechos.fr/2003/03/banques-daffaires-externaliser-en-inde-son-analyse-financiere-661520

 

https://www.insee.fr/fr/statistiques/5542371

 

https://www.insee.fr/fr/statistiques/5544334

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Commission_pour_la_lib%C3%A9ration_de_la_croissance_fran%C3%A7aise#Premi%C3%A8re_urgence_:_la_ma%C3%AEtrise_des_finances_publiques,_socle_de_la_croissance

 

https://www.scop-ti.info/

 

https://www.entreprendre.fr/qui-est-vraiment-daniel-kretinsky/

https://www.facebook.com/Travailleurs-de-La-Centrale-de-Gardanne-en-lutte-pour-d%C3%A9fendre-lemploi-177309923155863/

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22 novembre 2021 1 22 /11 /novembre /2021 10:37

Les capitalistes chinois présentent pour le monde et pour leur pays les mêmes risques que tous les autres capitalistes, au moment où le système est arrivé à l’échelle mondiale à un degré poussé de complexité et de concentration. Mais l’absence de réflexion théorique des analystes conservateurs liés au système les a empêchés de prévoir par exemple que la Chine, en ouvrant ses portes au marché, n’irait pas inéluctablement dans la direction pré-établie par les penseurs-automates du néolibéralisme car elle garde un système politique et social différent. Du coup, certains ont assimilé, et craint, que la crise du groupe chinois Evergrande aurait des conséquences comparables et pires que celles de la crise de Lehman & Brothers. Contresens, car la vie est toujours plus riche et surprenante que ne le sont les pensées toutes faites des idéologues conservateurs à la fois toujours surexcités et pessimistes…

La Rédaction

 

 

 

Le risque systémique chinois

-

automne 2021

 

 

Badia Benjelloun

 

 

Comparaison abusive

Les échotiers et plumitifs de la presse spécialisée ou non se sont émus ces dernières semaines pour les difficultés du groupe chinois Evergrande, craignant en cas de faillite des évènements en cascade qui affecteraient l’économie chinoise, et par là-même l’économie mondiale.

 

La faillite de Lehman Brothers (LB) hante encore le ‘monde de la finance’ qui est tenté d’assimiler la disparition d’une banque qui a prospéré sur la spéculation et la vente de produits dérivés très risqués à celle d’une firme de construction et de promotion immobilière aux activités très diversifiées. Evergrande est certes très endettée mais productrice de biens concrets, ses emprunts sont adossés à des actifs qui ne doivent rien à la magie de l’ingénierie financière. Au moment de déposer le bilan et de se déclarer en faillite en 2008, la banque LB était endettée pour 617 milliards de dollars. Elle empruntait 30 dollars pour un dollar de capital quand les banques étasuniennes les plus audacieuses se contentaient de 25 pour un. En 2007, elle avait enregistré 7 milliards de bénéfices grâce aux opérations juteuses et risquées de titrisation des dettes incluant des dettes hypothécaires de mauvaise qualité. Les emprunteurs insolvables n’ont plus pu rembourser les échéances de leur prêt alors que le prix de l’immobilier qui avait progressé régulièrement s’est infléchi puis s’est mis à chuter abruptement. Ce phénomène dont l’origine est localisée aux Usa a contaminé toutes les institutions financières qui ont investi dans les produits structurés dérivés de crédits hypothécaires à risque. Les pertes massives des investisseurs ont induit une récession mondiale qui a été tempérée par la Fed puis par la BCE qui ont renfloué les institutions défaillantes. Lehman Brothers n’a pas été sauvé par la Fed, contrairement à Citigroup qui a reçu une injection de 100 milliards de dollars et une garantie pour les 300 milliards d’actifs toxiques et à l’assureur AIG qui a été ‘nationalisé’ puisque la banque centrale a pris le contrôle de son capital à 79,9%. AIG, outre les activités traditionnelles d’un assureur, garantissait pour 400 milliards de titres obligataires pour plusieurs banques et donc fonctionnait comme une banque d’investissement. C’est la filiale britannique AIG Financial Products qui a été le point de départ de la débâcle au travers de sa succursale française qui avait émis 687 milliards d’instruments financiers à terme soit 1 200 fois son capital.

 

L’intervention non conventionnelle de la Fed illustre l’adage du capitalisme ’nationaliser les pertes et privatiser les profits’ et contredit le dogme du néolibéralisme qui se réclame de toujours moins d’État. L’assimilation de la situation de l’immobilier chinois à la crise des subprime indique le degré d’ignorance ‘du monde de la finance’ très doué pour fabriquer de curieux objets très sophistiqués d’un contenu virtuel qui se vendent et s’achètent mais ne comprend même plus le Réel. Son propre réel consiste en une captation de la plus-value générée par l’exploitation de l’ouvrier chinois et bangladais. Son environnement, taux d’intérêt négatifs, abondance d’argent facile qui fait grimper les valeurs boursières à des valeurs stratosphériques, ne lui permet pas une analyse concrète de conditions différentes et exotiques qu’un socialisme en voie de construction dans l’énorme continent chinois. Il ne reconnaît d’ailleurs ses propres bulles boursières qu’une fois celles-ci éclatées.

 

Une toute autre configuration

Après quatre décennies d’expansion du marché immobilier chinois, les deux dernières années de pandémie combinées à des mesures de restriction au recours à l’emprunt sous forme de ratios prudentiels prises dès août 2020 par le gouvernement l’ont ralenti.

 

Près d’un logement sur cinq ne trouve pas acquéreur et reste inoccupé. L’immobilier est devenu trop cher pour la majorité des travailleurs (40% des salaires atteignent à peine 1 000 yuans soit 135 euros). Alors que les besoins sont importants car si le taux d’urbanisation de la Chine est de 60%, l’Académie chinoise des sciences sociales prévoit que ce taux atteindra 70% en 2035.

 

Le Secrétaire Général du Parti communiste chinois compte prendre des mesures pour que les prix des logements deviennent abordables et faire cesser la spéculation sur l’immobilier. C’est dans ce contexte de récession dans le marché de l’immobilier que Evergrande, la deuxième firme en importance dans ce secteur, est confrontée à un problème de manque de liquidités et éprouve des difficultés à honorer le paiement des coupons obligataires qu’elle a émis et les intérêts de ses emprunts bancaires. Son endettement vis-à-vis des banques chinoises, les banques publiques chinoises sont le premier créancier, loin devant les investisseurs étrangers, a été estimé à 300 milliards de dollars, dont 80% à court terme.

 

Les analystes de Goldman & Sachs déclarent éprouver quelques difficultés à évaluer les risques de défaut de paiement d’Evergrande tant l’architecture de ses filiales est complexe et opaque. En effet, la firme a investi dans les véhicules électriques, l’embouteillement d’eau minérale, l’agro-alimentaire, le sport et la gestion immobilière. Elle tente de lever des fonds en cédant une partie de ses actifs, de ses propriétés aux participations dans des filiales, aussi bien en Chine continentale qu’à Hong Kong. Evergrande a même contraint ses employés à lui prêter de l’argent, les menaçant de leur supprimer leurs primes et présentant cet emprunt forcé comme un investissement à intérêts élevés. Les autorités chinoises surveillent ses comptes bancaires pour s’assurer que les fonds sont bien utilisés pour achever les projets de logement d’un million six cent mille acheteurs qui ont déjà versé des acomptes. Le gouvernement chinois a demandé au fondateur de la société de puiser dans sa fortune personnelle pour solder les dettes.

 

Evergrande rembourse ses dettes in extremis mais à temps

En octobre, la société a payé des intérêts en souffrance aux détenteurs d’obligations offshore. En novembre, elle a évité des défauts de paiements après avoir levé 273 millions de dollars en vendant en plusieurs fractions sa participation dans une société Internet. Sa cotation boursière s’est alors relevée de plus de 8% dans les échanges de la bourse de Hong Kong. Le cours des actions avait baissé de 80% depuis le début de l’année.

 

Par ailleurs, les autorités chinoises ont assoupli les conditions d’accès aux prêts bancaires pour faciliter la levée de liquidités pour les sociétés immobilières. Evergrande emploie 200 000 personnes et assure plus de 3,8 millions d’emplois indirects.

 

Hormis les difficultés de ce groupe, le deuxième en importance et en volume de surfaces construites, au moins six promoteurs immobiliers ont fait défaut sur des obligations détenues par des étrangers ces dernières semaines. En tenant compte de la construction et des services et autres biens liés à l’immobilier, l’activité immobilière représente environ 30% du PIB chinois. Dans la plupart des pays dits développés, elle représente 10 à 20% du PIB. Cette dépendance en cas de récession immobilière peut fragiliser l’économie chinoise.

 

Les observateurs et analystes économiques redoutent un ralentissement de la croissance du PIB chinois, toujours scruté de près en raison du poids du pays dans l’économie mondiale, dû à des coupures de courant, à la reprise épidémique, aux perturbations des chaînes d’approvisionnement et à la situation de l’immobilier. Au deuxième trimestre, le PIB a enregistré une hausse de 7,9% puis il a accusé un essoufflement au 3ème trimestre à 4,9%. La forte hausse du coût des matières premières, en particulier du charbon importé pour alimenter les centrales électriques qui tournent au ralenti, fait que l’électricité est rationnée, faisant bondir les coûts de production. Les ventes au détail ont progressé de façon substantielle et le taux de chômage a reculé en septembre, s’affichant à 4,9% versus le record de 6,2 % enregistré en février 2020. Le FMI prévoit une croissance de 8% pour 2021 quand le gouvernement chinois table sur un objectif de 6%.

 

Les publications du Bureau national des statistiques (BNS) chinois indiquent que les ventes dans l’immobilier résidentiel ont augmenté de 7,1% dans les dix premiers mois par rapport à la même période de l’année précédente. Les prix des logements neufs ont chuté de 0,2% pour le mois d’octobre mais sur l’ensemble des dix premiers mois de l’année, ils ont augmenté de 3,4%. Nous sommes donc très loin à ce jour d’un effondrement du secteur de l’immobilier, d’autant que les investissements ont augmenté de 7,2% par rapport à 2020 pour la même période.

 

Nouveau plan quinquennal

Les autorités chinoises attentives aux firmes qu’elles financent ont restreint l’accès de la société immobilière au crédit, jugeant son niveau d’endettement trop dangereux et l’ont donc placée en situation d’illiquidité. Quand cette mise au pas l’a mise en danger de faillite imminente, elles ont décidé de relâcher le resserrement du crédit en lui imposant des règles de fonctionnement rigoureuses. Ce renflouement assorti de conditions, ce n’est ni plus ni moins que ce qu’avaient pratiqué le Trésor étasunien et la Fed au cours du sauvetage d’AIG avec pour l’instant la nationalisation en moins.

 

Parmi les conditions du crédit, il est fait obligation prioritairement de livrer les logements aux acquéreurs qui avaient versé un acompte, les créanciers passant au second rang. Nous avons affaire ici à une crise provoquée et contrôlée par les autorités. Evergrande est le cas de figure qui illustre des réformes financières profondes du système chinois. Les responsables politiques ont décidé d’assurer une stabilité financière, or les emprunts excessifs sont un risque qui peut mettre en péril la sécurité économique de la Chine, voire mondiale, car des investisseurs étrangers se sont ravitaillés sur le marché des obligations émises par les entreprises (près de 1 000 milliards de dollars).

 

Cette démarche rentre dans le cadre de l’orientation imprimée par le Parti communiste qui a jugé trop importante l’influence des gros groupes privés, éloignés des principes communistes. L’Etat y prend des participations, parfois minimes, limitées à 1%, ce qui lui donne le droit de nommer des membres au Conseil d’administration et d’orienter les projets et les orientations. Les entreprises privées avec des investisseurs liés à l’Etat sont passées de 14,1% en 2000 à 33,5% en 2019, cela correspond à 130 000 entreprises privées organisées en co-entreprises en 2019 contre 45 000 en 2000. A cela s’ajoute désormais la création de cellules du PCC dans les entreprises privées avec pour fonction de veiller à la cohérence de la politique de l’entreprise avec les objectifs macro-économiques fixés par l’État et le Parti, leurs représentants pouvant assister aux réunions de la direction.

 

Les ‘fonds d’orientation’, énormes véhicules d’Etat, investissent de plus en plus ($ 9,4 milliards en 2016 contre $ 125 en 2020) mais de façon préférentielle et soutenue dans le secteur de technologie de pointe et des semi-conducteurs. Le domaine des puces de l’Intelligence Artificielle, la robotique l’informatique quantique et les blockchain a été considéré comme une priorité dans le 14ème plan quinquennal. Les investisseurs étrangers qui ont volontiers pris des parts dans ce secteur en plein essor hésiteront désormais dans ce contexte d’un contrôle étroit. Ce découragement, effet secondaire bienvenu, garantit la souveraineté dans un domaine de première importance pour lequel est interdite une croissance désordonnée du capital.

 

Les magnats de la technologie sont en voie d’être maîtrisés, ce qui modifie le paysage industriel et stabilise son arrière plan financier. Sans même attendre une intervention dirigiste de l’Etat, les dirigeants des firmes technologiques privées ont réduit les plages horaires travaillées, comme le recommande le PCC. Cette forme de capitalisme d’Etat ne prend que des risques limités et n’exige pas un rendement exorbitant, positions de principe inaccessibles à l’intellect des gérants des fonds spéculatifs, espèce très répandue à Wall Street et à la City.

 

Autonomie et découplage

Dans le contexte complexe de la pandémie du Sars-Cov-2, la vitalité de l’économie chinoise et l’accroissement du marché chinois a permis la création de 700 millions d’emplois. Ces dernières années, le modèle économique a évolué, le déploiement se fait selon une plus grande autonomie et une meilleure qualité de développement avec un renforcement de l’innovation scientifique et technologique et une amélioration de la chaîne d’approvisionnement pour l’industrie. La dynamique du développement s’appuie sur la libération du potentiel de la demande intérieure avec un accroissement de l’offre.

 

Le marché international n’est pas négligeable quand il permet un partage d’opportunités mais le glissement se fait irrémédiablement vers un découplage d’avec le marché étasunien. Dès que l’échange des matières premières ne sera plus libellé en dollar mais dans une monnaie (ou un panier de monnaies) adossée à l’or, on peut espérer que les pays européens sortiront de leur état de vassalité assumée vis-à-vis des Usa.

 

L’administration actuelle à la Maison Blanche poursuit avec assiduité la politique de la précédente. En finir avec des guerres coûteuses, c’est le sens de l’abandon de l’Afghanistan et ce sera le cas pour l’Irak bientôt. Ramener des emplois sur le territoire des Usa, c’est l’objectif des travaux d’infrastructure non délocalisables par définition. La seule guerre menée avec une rigueur implacable est la guerre économique à l’encontre des pays de la vieille Europe. L’annulation de la commande des sous-marins français par l’Australie rentre dans ce registre. Les sanctions imposées par les Usa contre la Russie ont réduit ses échanges commerciaux avec tous les pays, sauf le commerce avec les Usa.

 

Pendant ce temps, alors que la France est rétrogradée dans le classement des pays selon le chiffre de son PIB, on agite devant un peuple médusé et/ou en colère le chiffon rouge du grand remplacement.

 

Badia Benjelloun

 

Notes :

 

https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-10-26/china-urges-evergrande-founder-to-pay-debt-with-personal-wealth

 

https://www.yupnews24.com/2021/11/mises-jour-en-direct-les-marches-de.html

 

https://lexpansion.lexpress.fr/entreprises/wall-street-applaudit-le-sauvetage-de-citigroup-par-l-etat_1440980.html

 

https://www.lefigaro.fr/societes/2008/09/18/04015-20080918ARTFIG00300-washington-nationalise-aig-sans-calmer-les-inquietudes-.php

 

https://www.economist.com/business/chinas-communist-authorities-reinvent-state-capitalism/21806311?utm_campaign=the-economist-this-week&utm_medium=newsletter&utm_source=salesforce-marketing-cloud&utm_term=2021-11-18&utm_content=ed-picks-article-link-4&etear=nl_weekly_4

 

https://fr.sputniknews.com/20150415/1015671571.html

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10 octobre 2021 7 10 /10 /octobre /2021 20:35

Obsèques de Claude Karnoouh

 

Nous mettons en ligne ici, l’éloge funèbre prononcé par Nicolas Plagne devant la tombe de Claude Karnoouh le 22 septembre 2021, après les obsèques officielles auxquelles ses amis ont poliment assisté. Et qui ont pu étonner plus d’un participant, dans la mesure où, derrière un recueillement familial compréhensible accompagné des mots de réconfort prononcé par une pastoresse réformée rappelant son baptême originel, on a pu avoir aussi l’impression de vouloir faire oublier l’agnosticisme du défunt, son respect pour les rites funéraires populaires, son respect pour la parole du Christ, toutes choses qui allaient de pair chez lui avec son refus radical de toute récupération pouvant justifier les dérives ethnicistes à prétention « bibliques ». Toutes choses contre lesquelles Claude Karnoouh s’était élevé, et parfois violemment, en particulier dans ses analyses scientifiques, ses prises de positions acérées et son militantisme internationaliste, universaliste, anticolonialiste, antimilitariste et antisioniste.

 

Cet éloge funèbre fut fait oralement, à partir d’un long texte écrit tentant de résumer l’oeuvre de notre collègue et ami, à publier dans la suite des articles de la revue.

 

Au nom de toute la Rédaction de La Pensée libre

 

 

Cher Claude très cher Claude !

 

Tu aurais sûrement aimé, toi l'homme des expériences sociales, l'observateur psychologue et l'ami de l'amitié charismatique fédérateur, nous voir tous ensemble un jour réunis, nous, tes amis de différents âges, époques, lieux et nationalités, professions et éducation, types psychiques peut-être et caractères aussi, comme aujourd’hui nous le sommes auprès de toi, pour méditer la richesse et la cohérence fondamentale de ta vie, à travers cette espèce de résumé de tes voyages et de tes engagements dont nous offrons des images vivantes. Des images de liens amicaux, affectifs, mutuels choisis qui ont duré des années, parfois des décennies, relations solides, éprouvées par le temps et qui témoignent publiquement et ensemble, aujourd’hui, de l'importance de l'amitié dans ton existence, dans ton cœur. de l'importance de l'amour aussi bien sûr, et nous saluons très affectueusement ta compagne de tant d'années, Cristiana présente jusqu'au bout et si durement frappée par ta disparition soudaine, qui chérira ta mémoire pour toujours par delà la mort et qui pourra compter sur notre soutien sache le. Mais tu le savais !

 

Ici réunis tant d'amis que je ne connais pas tous, certains seulement de nom et que je ne peux pas tous nommer maintenant mais qui m’excuseront et se reconnaîtront. Parmi eux, je distinguerai pour marquer des compagnons particulièrement fidèles depuis très longtemps, ta chère Hélène, complice du séminaire de Marc Ferro et confidente de tant d’années. Remo, le grand interlocuteur dans la pensée qui a tenu à venir te saluer en signe d'admiration intellectuelle et d’affection. je mentionnerai aussi tes amis plus récents mais très proches, les compagnons de ta revue La Pensée libre, Bruno et Jean-Pierre et aussi Gilles cher à ton cœur. Parmi les présents, moi-même, le petit Nicolas comme tu disais, et à qui tu demandas autrefois de parler pour tes funérailles et que rien n'aurait empêché de le faire, rien ni personne parce qu’une promesse est une promesse et que la volonté des morts doit être respectée. J'aurais aimé signaler la présence parmi nous de tes filles que nous n'avons pas voulu exclure. Mais ce qui s'est passé à cet égard depuis deux semaines jusqu’à cet après-midi ne mérite pas d'être dit ici et maintenant, et surtout ne nous empêchera pas de te rendre l’hommage que nous leur avions annoncé. Un absent encore que je veux nommer mais présent par l’esprit, ton vieil ami Georges Corm retenu au Liban.

 

Claude ! Tu l'aurais voulu cette réunion disais je, car toi le fédérateur charismatique, l'homme de parole et de langage, tu aurais souvent souhaité, je crois, favoriser des rencontres et des dialogues que les circonstances, les lieux, les modes de vie ou les caractères des uns et des autres ne facilitaient pas forcément. Mais aussi parce que tu croyais, en anthropologue, à l'importance des rites et aux honneurs rendus comme il faut, quant il faut.

 

Si tu repose aujourd’hui auprès de tes parents et de ta sœur chérie, nous savons que t avait tenté une cérémonie traditionnelle paysanne au Maramures, avec ses déplorations féminines. A la place de ces thrènes immémoriaux chers à ton cœur, nos paroles d’amitié laïque, sincère surtout. Et nous savons que tu les aurais appréciées.

 

Cher Claude ! Je parle comme tu m'en avais prié pour célébrer en modeste porte-parole de cette assemblée réelle et virtuelle l'ami et l’intellectuel, le maître aussi. J’ai beaucoup médité ce discours que j’ai poli et réécrit depuis des jours, en repensant intensément à toi et à notre relation, avec parfois le sentiment de mieux dire enfin certaines choses, d'exprimer plus nettement, plus expressivement sentiments et pensées. Ce texte écrit que j'ai préparé aurait été trop long et sera donné ailleurs, n’en doute pas et d'abord dans la revue La Pensée libre. Mais la saison, les circonstances et la sagesse m'ont convaincu de faire plus court pour cette occasion et Cristiana, Bruno et Jean-Pierre avec qui je médite cette parole depuis dix jours parlent avec moi dans cet éloge trop bref et forcément incomplet.

 

Claude ! Tu fus pour nous d'abord un ami vivant, exigeant et fidèle, qui a marqué nos vies d'une façon indélébile et nous venons d'abord te remercier de cela. Souvent drôle et plein d'esprit pratique, toujours affectueux et attentif, sachant alterner légèreté et profondeur, capable de la plus grande délicatesse et de témoigner d'un vrai souci des autres, de partager leurs peines et leurs joies, tu t'es donné à nous, en homme entier, sincère, franc, loyal, pour qui l'amitié n'était pas un vain mot mais une façon de vivre et d'être au monde.

 

Pour nous, tu tenais table ouverte si j'ose dire. Très disponible à Paris dans ton bel appartement de la rue du Faubourg Poissonnière, dans tes restaurants préférés, italien ou vietnamien, ou dans tes villégiatures de vacances, par exemple dans les Cévennes. Nous gardons le souvenir marquant de ta conversation vive et amusante, de tes réparties savoureuses comme de tes questions sérieuses ou de tes conseils amicaux dans ces agapes ou devant un café ou quelques alcools balkaniques sortis des fagots de tes armoires.

 

Homme de parole tu restes pour nous un intarissable parleur à la conversation riche et variée nourrie d’une immense culture, raffiné et d'une grande expérience du monde et des hommes. Face à face, sous ton regard direct et perçant ou dans de grandes conversations téléphoniques, nous avons tellement parlé avec toi de musique, de littérature, de politique, de la vie aussi et de ses surprises, de ses mystères, de ses joies et de ses peines, parfois de l'intime, en confidents mutuels confiants de recevoir de toi écoute et compréhension, et parfois des conseils modestes. Il nous reste de cela les lettres que tu nous envoyais de ta petite écriture fine, et quelques courriers électroniques sauvegardés. Mais surtout, la mémoire d'une atmosphère de qualité dans l’art d'être ensemble.

 

Cet existant que tu étais Claude, ce bon vivant sachant apprécier le monde, la beauté de la nature, des monuments historiques ou des œuvres d’art, la bonne cuisine et les voyages, les gens simples, les animaux, les plantes même, nous ne pouvons oublier qu’il était pour nous aussi un intellectuel sérieux, radical et engagé, Si je puis utiliser ce mot d’intellectuel suspect à tes yeux. Car il désignait pour toi une catégorie sociale qui n’avait pas souvent brillé par la lucidité et le courage dans l’histoire. Disons alors que tu étais pour nous un vrai chercheur, un écrivain soigneux, soucieux du style, un professeur pédagogue et pour beaucoup, une sorte de maître.

 

Formellement, administrativement, bureaucratiquement, disais-tu, tu étais chercheur au CNRS ou enseignant du supérieur classé dans une case de nomenclature bien définie, apparemment selon des illusions disciplinaires du positivisme. Tu cherchais à comprendre le monde, à bien l’interpréter et tu prenais ton bien intellectuel partout où tu le trouvais, avec une sorte d’assurance, de certitude intérieure, sans te soucier du qu'en-dira-t-on, de ces juges aveugles qui voulaient expliquer le chemin. Plus qu’interdisciplinaire, ton esprit était libre, ouvert, plastique, souple, universel, nourri des philosophes et des grands anthropologues classiques comme des poètes voyants et des écrivains visionnaires. Tu aimais la pensée en actes, intense, attentive, le choc des esprits, des œuvres stimulantes « roboratives » disais tu, en somme puissantes. Ne comptait pour toi dans la pensée que la grandeur mais sans exclusive idéologique. La médiocrité, la prudence timorée, les timidités et illusions de scientificité par méthodologie conforme, cela t’ennuyait, et tu ne le cachais pas !

 

Agacé par les prétentions féodales de petits spécialistes de pas grand-chose, qui ne sont au fond spécialistes de rien parce qu'il leur manque le sens des liens essentiels transversaux, tu répondais volontiers être spécialiste des généralités, et pas seulement par boutade ! Si tu étais un vrai professionnel technicien de ta discipline, ne t’intéressait au fond que la pensée créative, avec ses risques interprétatifs, et l’honnêteté, la nécessité de les assumer. Et vraiment les critiques des petits maîtres inconscients du ridicule de leurs remontrances, cela suscitait en toi une ironie mordante, mêlée de mépris, ou un soupir et un haussement d'épaule, pour revenir vite à l'essentiel.

 

A vrai dire, l'université ou les institutions de recherche, tu n'en attendais pas grand-chose, convaincu de la faillite des institutions éducatives et culturelles faites par Nietzsche, Heidegger et ton maître Gérard Granel ; en marxiste aussi conscient de la puissance des biais idéologiques. Les institutions en général, tu ne les as pas fuies, mais c'était des cadres souvent obligés mais limités et décevants, parfois nocifs. C’est pourquoi ta carrière académique respectable n'a pas été ce qu'elle aurait pu être. Tu étais trop libre pour l'esprit du temps et les compromissions nécessaires. Et tu n'avais aucun remord, aucun regret de tes choix, aucun ressentiment de leurs conséquences. Inspiré par tes maîtres, soucieux de faire et de laisser une belle œuvre, tu faisais ton travail sereinement et disais ce que tu voulais dire parce que cela s'imposait à ton esprit, que c’était vrai et juste, même si cela dérangeait, que cela porte sur l'anthropologie en général, sur la Roumanie ancienne ou contemporaine, sur la société occidentale et le capitalisme tardif, sur le post-communisme ou sur la mondialisation.

 

Ton réalisme lucide tenté de sens tragique de l’histoire et ponctué d’ironie cruelle nous impressionnait et contrastait avec le wishfull thinking et le politiquement correct. Oui Claude ! Tu nous asmontré qu'un professeur, qu'un intellectuel, si ça mérite de parler et d'écrire, ne doit pas se payer de mots, mais doit dire ce qui est au moins ce qu'on peut voir. Il analyse sans accepter les pressions sociales et politiques quel que soit le sujet ! Mais aussi qu'il doit penser créativement, selon ses forces, à la suite de maîtres exemplaires par leur travail, car le sérieux du travail est la seule mesure de la grandeur, en inventant des concepts, des interprétations originales. Sans perdre de temps dans les modes intellectuelles dérisoires qui font les carrières artificielles. Claude ! Je ne dirai guère sur la politique, dimension essentielle de l'homme en toi, consciente depuis toujours. Elle ne se séparait pas de ta pensée et avait quelques rapports avec tes amitiés, même si tu n’as jamais exigé l’alignement sur tes positions du moment parce qu'il y avait honnêteté et franchise dans le dialogue. Tu étais conscient jusqu'au bout de vivre des temps très durs, d'exploitation de l'homme par le capital et l'impérialisme, et dans ton travail tu auras toujours voulu montrer l'homme en danger mais aussi dénoncer les mensonges idéologiques, racistes, colonialistes ou néocolonialistes et autres économistes fatalistes bien sûr, aussi le nihilisme technique. Tu appelais ton humanisme tragique marxisme, communisme et tu souhaitais la révolution qui, pour toi, était nécessaire, ici, tout de suite, et non pas lorsque les « conditions objectives » seraient réunies car elles le sont déjà, disais tu, et sous notre nez.

 

Les illusions réformistes et le cirque des politiciens professionnels qui recommence en ce moment, Tu y voyais l’éternel abus de confiance sur les naïfs.

 

Claude ! Tu nous as beaucoup apporté et tu continueras de nous inspirer par cette esquisse d’éloge, nous avons donné forme à notre peine, à notre deuil, pour mieux les maîtriser et en faire le départ d'une autre relation avec toi. Tu aurais voulu cela ! Que libres et fidèles, nous te fassions honneur, tout en faisant ce que chacun nous pourrons et voudrons pour la bonne cause, tant que, selon l'expression que tu utilisas récemment avec une amie, Dieu nous prête vie.

 

Aristote dit que c’est seulement à sa mort qu'on peut dire d'un homme s'il a été heureux. Claude nous t’envions ! Sans connaître le déclin physique ou mental que tu craignais, mourant dans la pleine possession de tes moyens, tu auras eu une vie merveilleuse. Riche, intense, remplie dans ce monde cruel, terriblement cruel disais tu, tu seras resté lucide, sensible et serein. Et tu nous auras permis d'y prendre une part à cette vie à chacun de nous, selon la logique mystérieuse des affinités électives. Cette pensée nous aide à dépasser le choc, la tristesse de ta disparition et à continuer d'habiter poétiquement cette terre. Dans le présent de l'action de la pensée, de l'amitié et de l'amour. Sans souci des honneurs ou des glorioles sociales, avec la mémoire du passé partagé, que personne ne peut nous prendre. Et ouvert à l’avenir, sans peur de la mort, disponible créativement.

 

Merci Claude !

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28 août 2021 6 28 /08 /août /2021 13:22

La dégénérescence environnementale accompagne partout la dégénérescence économique et morale du capitalisme tardif impérial, et donc mondialisé. L’Europe orientale est devenue, depuis « la chute du mur », le premier terrain d’expérimentation du « libéralisme réel », en s’appuyant sur la situation d’une population précarisée, appauvrie et donc abrutie qui ne voit d’autre perspective que d’assurer sa survie au jour le jour qu’au dépens des générations suivantes et de l’intérêt collectif.

L’état des forêts roumaines nous apportant du coup l’illustration tragique et caricaturale de cet état de fait ...mais il en va de même dans les pays voisins.

La Rédaction

 

 

Un crime écologique

 

sans précédent en

 

Europe :

 

les forêts roumaines

 

-

 

Septembre 2021

 

 

Claude Karnoouh

 

Tous les jours à toutes heures, apparaissent sur les réseaux sociaux les images des ravages causés par les massives coupes de bois effectuées dans toutes les forêts de Roumanie, y compris dans les forêts primaires, les dernières d’Europe1. Défrichage sans précédent dans l’histoire du pays, même les Soviétiques occupant la Roumanie entre 1945 et 1962 n’avaient pas agi de manière aussi systématiquement brutale.

 

Lorsque j’arrivai pour la première fois en Roumanie en 1971, je fus impressionné par l’immensité des forêts de toutes les régions de la Transylvanie, de la Bucovine et du nord de la Moldavie. Lorsqu’un peu plus tard sur le chemin menant du Maramures à la Bucovine je suivais la route empierrée passant par le col de Prislop, j’avais perçu la puissance de cette forêt de mélèzes et de sapins si densément plantés qu’il semblait quasi impossible de la pénétrer à pied. C’était un lieu encore protégé où les ours et les loups vivaient en paix, et plus avant, en altitude, dans les clairières d’alpages, les cerfs et les biches, les chèvres noires et les chevreuils gambadaient comme dans une sorte de Paradis terrestre oublié. Ayant vécu au Maramures entre 1973 et 1981, j’ai vu et constaté combien, en dépit des bakchichs, la politique de gestion du patrimoine forestier par les autorités communistes était sérieuse. On pouvait observer l’organisation des coupes et du replantage qui se déployaient d’années en années et ce que d’aucuns pouvaient témoigner à loisir. A cette époque, le souci écologique était peu développé, il s’agissait essentiellement d’une conception économique et technique rationnelle de l’usage des forêts sur le long terme.

 

Ayant beaucoup travaillé sur l’analyse phénoménologique de la poésie populaire (de fait un discours rituel rythmé beaucoup plus qu’une dessein poétique), j’avais entendu souvent cette phrase : « Românul e frate cu codru ». Voilà une phrase qui a priori semblait énoncer une symbiose harmonieuse entre l’homme et la nature-forêt. Toutefois, s’il en eût été ainsi, on eût pu conclure à une exceptionnalité roumaine du monde paysan ! Déjà en 1915, le journaliste étasunien John Reed, de passage en Roumanie, avait noté que dans le vieux royaume, les propriétaires de forêts sises sur le flanc méridional de l’arc carpathique y faisaient tailler à qui mieux-mieux les essences les plus rares pour les brader aux compagnies forestières étrangères. « Românul e frate cu codru » dans l’imaginaire des rituels certes, mais dans la pratique, Românul est aussi avide que les autres. De très nombreuses études historiques qui portent sur le Moyen-âge en Europe occidentale ont montré dès longtemps combien la paysannerie s’est acharnée à détruire, contre la volonté seigneuriale ou royale, les grandes forêts de chênes et de hêtres de France, d’Angleterre et d’Italie, voire aussi d’Allemagne de l’Ouest. Déjà au XIIIe siècle, la « Gallia comata » n’était plus en France qu’un très ancien souvenir rapporté par le De bello gallico. Et il fallut des politiques étatiques drastiques pour régulariser le défrisage des forêts, en particulier pour éviter qu’elles ne soient totalement détruites comme le fut la forêt de Valachie par les Ottomans. Aussi la construction des bateaux, des maisons et la fabrication du charbon de bois pour la fonte du minerai de fer étaient-elles sévèrement réglementées. Ainsi sont nées en France et en Angleterre les célèbres forêts domaniales gérées par une administration centrale et des antennes régionales tatillonnes. Il en allait ainsi en Roumanie sous le régime communiste qui malgré un certain coulage bien balkanique avait su conserver des forêts exploitables grâce à une politique de restauration, et simultanément à garder des forêts primaires intouchées depuis des temps immémoriaux. Cette gestion était organisée par des agronomes et des ingénieurs des eaux et forêts ayant autorité de police, avec un système d’amendes, voire plus, de condamnation à des peines de prison selon l’importance du vol.

 

La situation catastrophique dans laquelle se trouve actuellement les forêts roumaines tient à la synergie de deux dynamiques. La première concerne la perte totale d’autorité de l’Agence des eaux et forêts (Romsilva) minée par la corruption galopante de sa direction nationale et régionale, et celle des ministres successifs de l’environnement ; la seconde doit être cherchée dans la privatisation et les énormes rétrocessions de propriétés aussi inconséquentes que profondément démagogiques des espaces forestiers au profit d’anciens et nouveaux propriétaires, sans qu’aucune limite législative ne leur soit imposée. En bref, la mise à l’encan par le libéralisme sauvage dans un contexte néocolonial de ces joyaux de la nature (écosystème) dont les propriétaires, même petits, tirent sans aucun contrôle des revenus substantiels. En l’état actuel de la situation, le problème semble insoluble à moins d’y appliquer les méthodes drastiques que pratiquent les Rangers contre le braconnage dans les parcs nationaux d’Afrique australe – une balle dans la tête à toute personne surprise braconnant. Ainsi, chaque jour apporte son lot d’informations désolantes sur les défrichages massifs commis dans toutes les parties de la Transylvanie, voire encore dans des forêts proches de Bucarest comme celle de Baneasà. Négociants en bois autrichiens ou fabricants de meubles bon marché, tel IKEA, s’en donnent à cœur joie et réalisent des profits sans précédent.

 

Cet événement qui dure depuis plus de dix ans possède au moins une vertu, celle de nous montrer quelques traits constitutifs de la Roumanie postmoderne, en l’espèce celle du post-communisme. Le premier trait qui me paraît évident, c’est la totale absence de société civile lorsqu’il s’agit d’un authentique bien commun concernant tous les citoyens et le devenir de la nation. Les nouveaux petits-bourgeois urbains qui veulent jouer aux Occidentaux se mobilisent pour des friandises gadgétiques parfois sinistres, LGBTQ, woke et cancel culture, écriture inclusive, mais jamais pour des actes qui aideraient au bien général, la common decensy ; la couche petite-bourgeoise issue directement des cadres intellectuels ou techniques du Parti communiste roumain (PCR), mobilise les masses rurales et semi-rurales avec la BOR (Biserica ortyodoxa Române – Église orthodoxe roumaine) pour mettre en scène un nationalisme désuet sans jamais remettre en cause le fait que c’est le capitalisme néolibéral sans frein qui démolit systématiquement l’État-nation et sa culture. On a donc affaire à des clowns qui brandissent un simulacre comme effet de réel ; enfin et selon les moments, telle ou telle minorité revendique des avantages qui pourraient être tout aussi valables pour une autre minorité. On a donc un pays éclaté qui semble tenir en place grâce à sa police et ses services d’information et, last but not least, grâce à une grande apathie, à une grande lassitude du peuple, et… ce n’est guère nouveau, grâce à sa grande lâcheté collective.

 

Le second trait, c’est la quasi-inexistence de l’État en tant que sphère politique ayant une certaine autonomie selon le schéma hégélien. L’État roumain est même la caricature de l’État de classe, il est en-deçà. L’État roumain se réduit à un instrument politico-administratif permettant à des groupes politiques se succédant à divers postes ministériels de trouver des sources de revenus conséquents en siphonnant par diverses combines l’argent public. En d’autres mots, l’État est copartagé par des groupes mafieux qui, alternativement, permettent aux dirigeants des partis politiques et à leurs commensaux de faire fortune sous le regard complice de l’Occident qui ferme les yeux pourvu qu’on laisse à ses entreprises toutes les possibilités de commerce et d’appropriations des biens locaux. Ces richesses s’obtiennent par la vente frauduleuse du bien commun, par la corruption massive lors de l’attribution des marchés publics, par le détournement à des fins privées des subventions européennes, par les faveurs hors-la-loi accordées à des entreprises privées ad hoc qui, et c’est le moins que l’on puisse dire, ne travaillent pas du tout au bien commun.

 

Après plus de trente ans de postcommunisme, tout cet ensemble de dynamiques a conduit le pays à se trouver dans la situation d’une colonie postmoderne de l’Occident et des États-Unis, semblable à la plupart des pays africains ou à certains États d’Amérique latine. Les grandes entreprises stratégiques, la distribution de l’eau, du gaz, de l’électricité, la fabrication des armes, les industries mécaniques, les banques, et last but not least, les vastes forêts sont désormais aux mains du capital privé étranger. La grande politique est ainsi déterminée par les parrains US et UE, aussi les directives économiques, industrielles, scolaires ou les lois sociales du travail sont-elles dictées par Bruxelles et Washington.

 

Dans ce contexte institutionnel, et avec l’apathie générale qui domine la société, on ne voit pas comment cet auto-pillage forestier pourrait s’arrêter. En effet, il s’agit d’une catastrophe car la déforestation n’a pas pour seul effet de laver les sols lors de grandes pluies et donc d’engendrer des inondations, mais elle a un effet destructeur sur la faune. Aujourd’hui, l’habitat des ours est tellement réduit qu’ils descendent dans les villes pour vider les poubelles ou se tiennent au bord des routes pour mendier quelques nourritures aux touristes, ce qui les condamne à mort dès lors qu’ils montrent quelque agressivité, en particulier lorsque les mères sont accompagnées de leurs oursons. Il en va de même pour les grands prédateurs comme les loups et les lynx qui n’ont plus de retraite secrète dans des forêts qui ressemblent à une peau de chagrin. Or cela ne semble pas affecter les populations rurales ou semi-rurales, encore plongées dans des mentalités du Moyen-Âge et renforcées dans leur vision stupide du bénéfice immédiat par des politiciens démagogues et surtout intéressés par les prébendes, et une administration qui touche encore des dividendes illégaux sur toutes ces opérations.

 

Ici, il ne s’agit pas de spéculer dans le champ de la haute philosophie, de faire une gymnastique complexe de déconstruction afin de saisir l’espace-temps où se tient l’être de l’étant « Seinde » de la déforestation. Il est éclatant de visibilité, il est là, devant nous, dans la Lichtung défrichée du capitalisme sauvage où les bénéfices immédiats sont énormes, au détriment d’un bénéfice humain et animal à plus long terme. Un sociologue étasunien que j’apprécie hautement, Mike Davis, avait écrit il n’y a guère, un excellent petit livre roboratif intitulé, Le stade Dubai du capitalisme. Aujourd’hui, si la gauche roumaine avait un peu plus de courage que de s’occuper de gadgets intellectuels, elle devrait écrire un ouvrage intitulé Le Stade forestier du capitalisme roumain.


Claude Karnoouh,

Moresco (Le Marche) le 23 août 2021

 

Notes :

1 NDLR. La Biélorussie, la Pologne et la Russie estiment aussi avoir chez eux « la dernière forêt primaire d’Europe », à Białowieża (connue pour se bisons et tarpans et l’herbe de bison appréciée des amateurs de vodka) ou dans le Caucase et le nord russes, mais ces « titres de gloire » revendiqués pour la gloriole nationale perdent toutes leurs couleurs dès lors qu’on observe les politiques forestières réelles et comparables de Varsovie ou de Moscou avec celles en cours à Bucarest (ce n’est pas le cas de Minsk car il y existe toujours un ...Etat ...ce qui désole d’ailleurs l’Union européenne) à la lumière du capitalisme tardif.

2 « Le Roumain est le frère de la forêt. »

3 Il arrivait que les paysans pris sur le fait soient battus au poste de la Milice.

4 Voir la lutte qu’essaie de mener Agent green pour sauver le parc national de Retezat à l’Ouest de la Transylvanie.

5 Récemment, on a appris que l’Université de Harvard, haut lieu des voix écologiques aux USA, était propriétaire d’un vaste domaine forestier en Transylvanie qu’elle mettait en coupe réglée !!!

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18 août 2021 3 18 /08 /août /2021 15:49

Nous reprenons ici un article paru dans une autre revue, dans la mesure où vu l’urgence de la question des rapports de l’humain à son environnement, cette question mérite d’être envisagée dans tous les lieux et forums possibles. L’intérêt particulier de cet article à cet égard est non seulement de nous montrer l’étendue des effets négatifs qui se sont accumulés récemment en matière environnementale mais aussi les différences d’approche de la question en fonction du système politique, social et économique des différents Etats et le cas de la Chine est à cet égard particulièrement important car il force à poser autrement ces questions.

On remarquera en passant, au niveau du vocabulaire et des termes utilisés, que les communistes chinois ne fonctionnent pas comme le faisaient en leur temps les Soviétiques, c’est-à-dire en cherchant à imposer leur vocabulaire pour contrer celui de l’ordre dominant, mais en reprenant les termes de leurs concurrents qui sont désormais devenus à leur corps défendant leurs adversaires selon les partisans d’une nouvelle guerre froide. Mais tout en reprenant les termes dominant, les Chinois y introduisent souvent par petites touches un sens nouveau qui amène le lecteur sur leur propre terrain.

La Rédaction

 

Biodiversité,

 

une indispensable coopération


 avec la Chine


-
Août 2021


 
Élisabeth Martens*

 

Début septembre 2020, les Nations unies ont publié une évaluation révélant qu'aucun des 20 objectifs mondiaux en matière de biodiversité fixés en 2010 n'avait été pleinement atteint. Pire, entre 1970 et 2016, 68% de la faune sauvage a disparu. Dans beaucoup de régions du monde, des espèces vivantes disparaissent à une cadence de 100 à 1000 fois supérieure à la normale. Peut-on inverser cette tendance ? Qu'attendent les pays-phares dans les énergies vertes, ceux de l'UE, les États-Unis, le Canada, la Chine, pour coopérer en vue de préserver nos milieux naturels ?


 

Le Sommet des Nations unies sur la biodiversité

Le premier Sommet des Nations unies sur la biodiversité s'est tenu virtuellement en septembre 2020.1 Il rassemblait 88 pays répartis sur les cinq continents auxquels s'est rajoutée l’Union européenne. Une des plus importantes études consacrées à la biodiversité jamais menée jusqu'ici leur a été présentée. Il s'agit du second Millennium Ecosystem Assessment (ou « Evaluation des écosystèmes à l'aube du millénaire ») 2, une étude menée par 1 360 chercheurs de différentes organisations internationales dont cinq départements des Nations unies (WHO, FAO, UNESCO, UNEP, UNDP), la Banque mondiale et l'Union internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN). Le verdict était clair : si la pollution et la disparition des habitats semblent être la cause première de l'extinction des espèces, en amont, c'est le réchauffement climatique qui est montré du doigt. C'est donc à lui qu'il faut s'attaquer en priorité pour sauver la biodiversité.
 

Les États-Unis furent les grands absents du Sommet de l'ONU. Quant au dirigeant chinois Xi Jinping, il a déclaré : « La Chine est prête à prendre des responsabilités internationales en proportion de son niveau de développement et à contribuer à la gouvernance environnementale mondiale. »3 Le numéro Un chinois faisait allusion à la fracture entre pays développés et pays en développement, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) appelant les premiers à mettre à disposition plus de ressources financières à disposition des seconds, selon le principe de responsabilités communes, mais différenciées.

Le chef de l'ONU, António Guterres a exhorté les dirigeants du monde entier à mettre en place « des politiques et des objectifs plus ambitieux pour protéger  la nature et la biodiversité », en ajoutant que « la dégradation de la nature n'est pas une question purement environnementale, elle touche à l'économie, à la santé, à la justice sociale et aux droits de l'homme. »4

Le président français Emmanuel Macron a déclaré que « 2021 doit être l'année de l'action », tandis que la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen a réaffirmé son engagement en faveur du nouveau cadre mondial pour la biodiversité qui devra être examiné par les 196 parties lors de la COP 15 à Kunming en octobre 2021.5


 

Le Pacte vert de l'Europe embrasse l'harmonie chinoise

« Le moment est venu pour les dirigeants mondiaux d'agir ensemble et l'UE est prête à montrer la voie. Le pacte vert pour l'Europe 6 est notre vision d'avenir et notre feuille de route. Nous invitons toutes les parties à s'associer à cet effort collectif pour le changement, afin d'assurer une relance verte, et de protéger et de restaurer notre planète, qui est notre seule patrie », a déclaré Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne.

Présenté le 14 juillet 2021 par la Commission européenne à Bruxelles, le pacte vert place l’Europe à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique. Les 27 États membres de l’UE sont tous résolus à faire de l’UE le premier continent neutre pour le climat d’ici 2050. Pour y parvenir, ils se sont engagés à réduire, dès 2030, leurs émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55% par rapport aux niveaux de 1990. Avec ce programme ambitieux, l’Europe a fixé les grandes lignes d'une transformation économique et sociétale qui converge vers une « vie en harmonie avec la nature à l'horizon 2050 ».

Cet adage rejoint le discours de Xi Jinping qui à son arrivée à la présidence, en 2013, a fait de la « vie en harmonie avec la nature » l'objectif central du PCC. Dès 2005, Xi Jinping, qui était alors Secrétaire du comité du Parti pour la province du Zhejiang, a formulé ce qui allait être la ligne de conduite de la Chine sous sa direction : « de l’eau bleue et des montagnes vertes » 7. C'est en ce sens que Xi Jinping a décrété vouloir atteindre la neutralité carbone d'ici 20608, et c'est aussi en ce sens que le Conseil des affaires de l’État chinois s’est engagé à soutenir une « Route de la soie verte ».9 Les projets s’inscrivant dans le cadre de la « Belt and Road Initiative » (BRI) sont assortis de normes environnementales sévères.

La BRI rassemble 143 pays répartis sur les cinq continents, soit plus de deux tiers des pays dans le monde. Or les autorités chinoises ont pris des mesures pour favoriser la prise en compte des enjeux environnementaux. Une coalition d’acteurs (États, agence des Nations unies, institutions académiques et entreprises) – la BRI International Green Development Coalition – a été lancée en avril 2019 pour orienter les financements vers des investissements verts.10 27 institutions financières dont la China Development Bank et la China Exim Bank, les deux principales banques publiques octroyant des financements dans le cadre de la BRI, ont signé pour des investissements verts.

Tant l’UE avec le « pacte vert » que la Chine avec la « BRI verte » se sont donné les moyens de créer une dynamique susceptible d’inciter les autres pays à rejoindre l’effort de préservation de la planète. Il est à espérer que leur collaboration scientifique et technique passera outre le « China bashing » qui fait rage actuellement dans nos médias et sur nos réseaux sociaux11 et qui ne fait qu'alimenter le risque qu'éclate une nouvelle guerre froide.12

 

Les préoccupations écologiques de la Chine ne sont pas neuves

Déjà en 1973, lors de la première conférence sur l'environnement, le premier ministre Zhou Enlai avait alerté le gouvernement de Mao Zedong des dangers d'une industrialisation trop rapide.13 D'où une loi chinoise sur la protection de l'environnement promulguée en 1989 qui précise que les règles de protection sont applicables dans les domaines suivants : atmosphère, eaux, ressources minérales, forêts, pâturages, faune sauvage, plantes sauvages, vie aquatique, sites historiques, sites touristiques, sources chaudes, stations climatiques, zones de conservation de la nature, zones résidentielles, milieux naturels, ressources naturelles, milieux d'habitat.14 La Chine a alors adopté des politiques de conservation de la nature, dont l’établissement de réserves naturelles, d'aires protégées et de parcs nationaux.15

Depuis, les textes se sont succédé afin de tenter de régler progressivement les problèmes environnementaux apparus au cours des réformes.16 En effet, sous l'ère de Deng Xiaoping, c'est l'éradication de l'extrême pauvreté qui était la priorité absolue. Le gouvernement s'est alors focalisé sur cet objectif et a conduit les populations chinoises vers une "aisance modeste", une "xiao kang", selon les termes utilisés par Deng lui-même. La lutte contre la pauvreté s’est révélée efficace17, mais hélas, au prix de lourdes répercussions sur les écosystèmes.

En raison de son développement économique ultra-rapide, la Chine est devenue le pays le plus pollueur de la planète, ce qu'elle est encore maintenant, en valeur absolue. Dans les années 2000, une prise de conscience écologique s’est réopérée, d'abord centrée sur les enjeux de la pollution urbaine et des eaux contaminées, puis, dans les années 2010, sur la gestion des écosystèmes et la protection de la biodiversité.


 

Une collaboration scientifique avec les « pays développés »

L'objectif-climat de la Chine est d'atteindre son pic d'émissions carbone en 2030 et la neutralité carbone en 2060. Cela exige de la Chine qu'elle passe du pic d'émission à la neutralité carbone en 30 ans, contre 60 ans pour la plupart des « pays développés ».

Il s'agit d'un objectif ambitieux qui concerne les nouvelles technologies vertes tant l'hydraulique que le solaire et l'éolien, la filtration des gaz à effet de serre issus des centrales électriques et autres18, le nucléaire « propres »19, la protection des espèces en voie de disparition20 et le contrôle du commerce des espèces sauvages21, les reboisements à grande échelle22, des mesures agricoles ciblées23, la restauration de l'écologie marine24 et fluviale25, des villes-forêts26 et des villes-éponges27, la mise en circulation des véhicules à hydrogène28, le recyclage des déchets29, une éducation à l'écologie dès le plus jeune âge30, etc.

Pour atteindre son but, la Chine n'a pas négligé l'aide internationale31 et a signé de nombreux projets de coopération dans le domaine des énergies vertes et de la protection des espèces menacées. Ils concernent plusieurs pays de l'UE, à commencer par le Danemark et l'Allemagne 32, puis la France, l'Angleterre, l'Italie, etc.33, mais aussi les États-Unis, le Canada, l'Australie34. Des équipes de scientifiques chinois ont rejoint des ONG, des universitaires et des partenaires économiques européens et nord-américains pour relever ensemble les défis posés par les énergies renouvelables et le développement durable.35

Ces échanges scientifiques et technologiques méritent d'être épinglés car ils représentent un réel espoir dans la lutte contre le réchauffement climatique qui intègre la lutte pour préserver la biodiversité. Le site www.chine-ecologie.org36 a été conçu spécialement pour informer les intéressés quant aux progrès fulgurants des technologies vertes en Chine et pour mettre en évidence les partenariats existants et potentiels entre la Chine et d'autres pays.
 

La « ligne rouge écologique » de la Chine

L'histoire de la Chine a démontré plus d'une fois que les dirigeants chinois se fixent un objectif, ils mettent tout en œuvre pour l'atteindre (exemple avec l'éradication de la pauvreté).37 Ils mobilisent la nation à tous les niveaux autour de politiques claires, de ressources concrètes, d'objectifs réalistes et d'une discipline rigoureuse. À cet égard, l'expérience de la Chine peut servir de ligne de conduite dans cette lutte qui devrait rassembler tous les peuples de la terre.
 

Aujourd'hui, les défis climatiques sont tels qu'au désir d'établir une « harmonie entre l’homme et la nature », la Chine prône aussi une « harmonie entre le développement économique et la protection de l’environnement ». Quand le président Xi déclare vouloir « progresser simultanément sur les fronts écologique et économique », des mesures claires soutenues par des financements précis sont prises en ce sens.38 Par exemple, en 2017, la Chine s’est munie d’un nouveau dispositif pour lutter contre la dégradation de son environnement. Elle l'a nommée la « ligne rouge écologique ».39 Il s'agit d'un indicateur de pollution qui vire au rouge dès que le développement économique s'emballe et menace l’environnement.40

Chaque province a tracé sa « ligne rouge écologique » autour des zones dont la fonction écologique est essentielle en matière de conservation de la biodiversité, des sols, de l’écosystème et des ressources forestières, maritimes ou en eau. Sont également visées les zones « écologiquement fragiles », les vastes territoires subissant une forte érosion des sols ou une salinisation en raison de la désertification.41 Les plus grandes régions urbaines, comme la conurbation Pékin-Tianjin-Hebei et les régions de la ceinture économique du fleuve Yangzi ont tracé leurs propres lignes rouges.42

« La Chine a pris ses distances avec l’obsession de l’expansion économique tous azimuts et a évolué vers un modèle plus durable qui fait primer la qualité sur la quantité », explique un haut dirigeant du Parti communiste chinois (PCC). Ce discours est désormais la norme de la part des autorités qui ont compris que si la Chine se mettait à hésiter dans ses objectifs climatiques, les coûts écologiques à long terme seraient écrasants, tant pour elle que pour le monde entier.


 

Éviter l'écueil du « productivisme »

Pour beaucoup d'observateurs, il devient de plus en plus évident que si la perte de biodiversité est due au réchauffement climatique, ce dernier est lui-même lié à ce qui peut être désigné sous le terme générique de « productivisme ». 43 Dans un système économique où la productivité est l'objectif essentiel, les sonnettes d'alarme des climatologues et autres scientifiques ne peuvent pas être entendues et les exigences écologiques passent à la trappe.

« Tout le monde veut sauver la nature et sauver le climat. Mais lorsqu'il s'agit d'agir concrètement, ils (les gouvernements) échouent à chaque fois », a fait remarquer Greta Thunberg dans un tweet récent.44 Et pour cause, dans nos « pays développés », les limites du développement économique ne sont jamais définies puisque le moteur même du libéralisme est de ne poser aucune limite à la productivité. Dans un tel système, il est impossible de faire progresser la croissance économique tout en protégeant l'environnement. Le capitalisme vert, ou l'écologie en mode capitaliste, est un rêve absurde qui, comme toute illusion, freine la réalisation de nos projets.

Si aujourd'hui la Chine déclare vouloir faire « primer la qualité sur la quantité », elle détient les outils pour atteindre ce but. Elle a les fonds, elle a les partenariats, elle a l'idéologie.45 De plus, 90% de sa population soutient les décisions gouvernementales.46 Grâce à ces atouts, tant idéologiques que matériels, la voix de la Chine porte loin. Ses engagements pour la protection de la planète ont une portée universelle ou, en tous cas, son écosocialisme réaliste47 s'avère plus universel que la « supériorité morale » de l’écologisme euro-américain. 48

Durant le Sommet de septembre 2020, le chef de l'ONU, António Guterres a insisté sur le fait que l'humanité doit cesser de « faire la guerre à la nature » car « cela ouvre la voie aux maladies émergentes, telles que le coronavirus ».49 La reconstruction économique post-covid de la Chine tient compte des enjeux climatiques.50

Son économie, parce qu'elle est socialiste, se permet de programmer une relance à long terme capable d'intégrer les énergies vertes et la protection de la biodiversité à un développement durable. Certes, il lui reste de nombreux défis à relever, par exemple en ce qui concerne les centrales au charbon qui restent une source d'énergie majeure.51 Mais la Chine peut d'ores et déjà revendiquer une position de leader mondial de la transition écologique.

Cela ne l'empêche nullement de maintenir une croissance économique – tant qu'elle est mesurée -, et de développer les technologies du numérique, tels que la 5G et la 6G, qui peuvent se montrer efficaces, voire indispensables, dans le déploiement des énergies renouvelables.52 Par contre, l'UE et les autres « pays développés » qui s'entêtent dans leur modèle de profit maximum en un temps minimum, risquent de rater le coche de la transition.

Nos pays asphyxiés par la loi du productivisme n'écoutent ni les scientifiques, ni les philosophes. Quand le philosophe marxiste Slavoj Zizek écrit qu'il est « plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme », seule la Chine le prend au sérieux. Or la transition écologique est un défi planétaire, elle est le souci de tous. C'est dire qu'il est urgent « d'imaginer la fin du capitalisme », sans quoi il ne vaudra plus la peine « d'imaginer la fin du monde ».53


 

Agenda international sur la biodiversité

Heureusement, quelques rendez-vous en matière de biodiversité sont à l'agenda international.

Le premier est le Congrès mondial de la nature de l'UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) programmé du 2 au 11 septembre 2021 à Marseille.54 Les nouveaux objectifs issus de ce congrès devraient être adoptés lors de la COP15-CDB (COP15 de la Convention sur la diversité biologique) qui aura lieu du 11 au 24 octobre 2021, à Kunming, en Chine.55 Le cadre mondial pour la biodiversité de l'après-2020 doit être décidé lors de la COP-15.56 Ces deux rendez-vous imminents réunissent la France et la Chine dans un désir commun d'agir concrètement pour la planète.
 

Puis, du 31 octobre au 12 novembre 2021, la COP26 accueillie par le Royaume-Uni en partenariat avec l'Italie se tiendra à Glasgow.57 En 2022 devrait se tenir un sommet de mise en œuvre après les trois COP de Rio, un Forum politique de haut niveau des ODD (objectifs de développement durable) qui pourrait faire avancer une vision intégrative de la transition écologique à un niveau planétaire, et le UNEA-5 ou 50ème anniversaire de la Conférence des Nations unies sur l'environnement humain qui devrait se tenir à Stockholm et devrait créer une traction politique supplémentaire à l'échelle mondiale.58

Un bilan mondial sur le climat, dans le cadre de l'Accord de Paris, est prévu en 2023. Il marquera une étape importante pour intégrer la biodiversité dans la responsabilité climatique mondiale en vue d'atteindre la neutralité carbone et les objectifs climatiques collectifs à long terme. Mais la question se pose à présent si l’humanité peut encore réduire suffisamment les émissions de gaz à effet de serre pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. La communauté scientifique se montre divisée sur le sujet.

D'après certains experts du GIEC, la température mondiale atteindrait 1,5 ou 1,6°C autour de 2030, soit une décennie plus tôt qu’estimé il y a 3 trois ans. D’ici à 2050, le seuil de 1,5°C serait dépassé d’un dixième de degré dans le scénario le plus optimiste de réduction des gaz à effet de serre, mais de presque un degré dans le scénario du pire.59 Reste un espoir : dans le meilleur des scénarios, la hausse de la température serait ramenée à +1,4°C d’ici à 2100.60 Gageons que, tous unis pour une cause commune, nous parviendrons à réaliser cet objectif et que la biodiversité de notre étonnante planète sera préservée !


* Biologiste spécialisée en médecine chinoise, rédactrice en chef de www.chine-ecologie.org, pour la revue « Dialogue Chine-France n°9 », le 18 août 2021

 

URL de l'article original :

https://www.laroutedelasoie-editions.com/notre-catalogue/revue-dialogue-chine-france/

 

Notes :

* Biologiste spécialisée en médecine chinoise, rédactrice en chef de www.chine-ecologie.org, pour la revue « Dialogue Chine-France n°9 », le 18 août 2021

1 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/268-sommet-de-l-onu-sur-la-biodiversite

2http://www.millenniumassessment.org/en/Article.aspx?id=61

3 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/268-sommet-de-l-onu-sur-la-biodiversite

4 Ibid.

5 Ibid.

6 http://www.chine-ecologie.org/defis-climatiques/accords-internationaux/303-la-neutralite-carbone-en-chine-d-ici-2060-une-tache-ardue-mais-imperative

7 http://www.chine-ecologie.org/energies-renouvelables/energies-vertes/308-vers-une-chine-verte

8 http://www.chine-ecologie.org/defis-climatiques/accords-internationaux/303-la-neutralite-carbone-en-chine-d-ici-2060-une-tache-ardue-mais-imperative

9 http://www.chine-ecologie.org/107-accueil/0-4-biblio/274-la-chine-et-l-europe-seme-les-graines-d-une-croissance-mondiale-durable

10 http://www.chine-ecologie.org/energies-renouvelables/energies-vertes/263-en-chemin-vers-une-route-de-la-soie-plus-verte

11 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement-2/sante-publique/130-le-covid-19-du-china-bashing-dans-les-medias-francais-a-la-guerre-qui-s-annonce

12 http://www.chine-ecologie.org/defis-climatiques/accords-internationaux/370-l-avenir-de-notre-planete-depend-de-la-fin-de-la-nouvelle-guerre-froide

13 http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-une-continuite-historique/89-la-protection-de-l-environnement-en-chine-un-texte-de-1980

14 http://www.chine-ecologie.org/energies-renouvelables/energies-vertes/308-vers-une-chine-verte

15/16 http://www.chine-ecologie.org/images/2020/2_2_Gaz_effet_de_serre/Law_of_the_Peoples_Republic_of_China_on_the_Prevention_and_Control_of_Atmospheric_Pollution.pdf

17 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement-2/sante-publique/380-la-lutte-contre-la-pauvrete-en-chine-a-grandement-contribue-a-la-reduction-de-la-pauvrete-dans-le-monde

18 http://www.chine-ecologie.org/defis-climatiques/gaz-a-effet-de-serre/328-la-chine-s-attaque-aux-gaz-nuisibles-a-la-couche-d-ozone

19 http://www.chine-ecologie.org/defis-climatiques/le-nucleaire/378-la-chine-s-apprete-a-activer-le-premier-reacteur-nucleaire-propre-au-monde

20 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/295-la-liste-des-animaux-proteges-en-chine-une-mise-a-jour-attendue-depuis-32-ans

21 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/359-promouvoir-une-gouvernance-multidimensionnelle-pour-la-conservation-des-especes-sauvages

22 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/terres-arables-boises/289-la-chine-et-l-inde-contribuent-le-plus-au-verdissement-de-la-terre

23 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/terres-arables-boises/341-le-plateau-de-loes-le-plus-grand-projet-de-regeneration-environnementale-au-monde

24 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/lacs-rivieres-fleuves/321-les-projets-littoral-naturel-portent-leurs-fruits

25 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/lacs-rivieres-fleuves/318-nanjing-protege-l-ecologie-du-fleuve-yangtse-et-favorise-le-controle-de-la-pollution

26 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement-2/urbanisme/141-chine-une-ville-foret-pour-combattre-la-pollution-dans-un-pays-asphyxie-par-le-smog

27 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement-2/urbanisme/239-la-chine-contruit-30-villes-eponges-pour-adoucir-le-choc-du-changement-climatique

28 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement-2/transport-communication/139-la-chine-vise-1-million-de-voitures-a-hydrogene-en-2030

29 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement-2/recyclage/349-le-recyclage-en-chine-de-zero-jusqu-a-devenir-un-heros

30 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement-2/education-a-l-environnement/205-l-ecole-primaire-de-qingqingdai-modele-d-education-a-l-ecologie

31 https://www.youtube.com/watch?v=SQrwfn-cvwo

32 http://www.chine-ecologie.org/energies-renouvelables/energies-vertes/159-la-chine-en-transition-energetique-un-virage-vers-les-energies-renouvelables

33 http://www.chine-ecologie.org/107-accueil/0-4-biblio/274-la-chine-et-l-europe-seme-les-graines-d-une-croissance-mondiale-durable

http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-le-contexte-international/285-chine-europe-quel-partenariat

34 http://www.chine-ecologie.org/107-accueil/0-4-biblio/188-la-chine-sauvera-t-elle-la-planete-par-barbara-finamore-aux-editions-polity-2018

http://www.chine-ecologie.org/defis-climatiques/energies-fossiles/182-combiner-les-combustibles-fossiles-et-les-energies-renouvelables-une-collaboration-efficace-entre-la-chine-et-les-etats-unis

35 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/359-promouvoir-une-gouvernance-multidimensionnelle-pour-la-conservation-des-especes-sauvages

36 http://www.chine-ecologie.org/

37 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement-2/sante-publique/293-la-chine-a-sorti-800-millions-de-personnes-de-la-pauvrete-en-40-ans

38 http://www.fao.org/3/p4150f/p4150f01.htm

39 http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-l-actualite-eco-socialiste/231-pekin-veut-fixer-une-ligne-rouge-contre-la-pollution

40 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/382-chine-conservation-ecologique-redlining

41 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/264-pour-paul-leadley-co-auteur-du-giec-restaurer-la-biodiversite-c-est-possible

42 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/340-l-importance-de-la-biodiversite-dans-l-agenda-urbain-de-la-chine

43 http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-l-actualite-eco-socialiste/77-le-modele-chinois-devrait-inspirer-tous-les-defenseurs-du-climat

44 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/268-sommet-de-l-onu-sur-la-biodiversite

45 http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-l-actualite-eco-socialiste/74-la-marche-determinee-de-la-chine-vers-la-civilisation-ecologique

46 http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-l-actualite-eco-socialiste/214-selon-deux-enquetes-nord-americaines-les-chinois-sont-plutot-satisfaits-de-leurs-dirigeants

http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-l-actualite-eco-socialiste/261-protection-de-l-environnement-wechat-et-democratie-participative

47 http://www.chine-ecologie.org/107-accueil/0-4-biblio/187-l-ecologie-reelle-une-histoire-sovietique-et-cubaine-guillaume-suing-editions-delga-2018

48 http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-l-actualite-eco-socialiste/275-les-realisations-de-la-chine-au-cours-des-cinq-dernieres-annees-attirent-l-attention-du-monde-entier

49 http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/268-sommet-de-l-onu-sur-la-biodiversite

50 http://www.chine-ecologie.org/defis-climatiques/accords-internationaux/185-les-espoirs-d-un-accord-sur-le-climat-entre-l-ue-et-la-chine-reposent-sur-une-relance-economique-verte

http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-le-contexte-international/292-le-tournant-realiste-de-l-ecologie-politique

51 http://www.chine-ecologie.org/defis-climatiques/energies-fossiles/175-la-combustion-du-charbon-talon-d-achille-de-la-chine

52 http://www.chine-ecologie.org/defis-climatiques/accords-internationaux/266-la-5g-couvre-la-chine-qu-en-est-il-de-sa-neutralite-carbone

53 https://www.investigaction.net/fr/ludo-de-witte-lecosocialisme-est-la-meilleure-reponse-a-la-fin-du-mois-et-la-fin-du-monde/

54 https://www.actu-environnement.com/ae/news/congres-mondial-nature-uicn-marseille-2-11-septembre-2021-36720.php4

55 https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/conference/replay-les-impacts-de-la-covid-19-sur-les-politiques-de

56 http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-une-continuite-historique/381-les-politiques-de-protection-de-la-biodiversite-et-l-ecological-redlining-en-chine-quelles-implications-pour-la-cop15

57 https://www.rtbf.be/info/societe/detail_a-l-approche-de-la-cop26-youth-for-climate-se-remobilise-pour-le-climat-des-septembre?id=10821662

58 https://www.unep.org/fr/actualites-et-recits/video/le-pnue-celebrera-ses-50-ans-en-2022

59https://www.rtbf.be/info/monde/detail_sixieme-rapport-du-giec-sur-le- climat-le-seuil-des-1-5-c-sera-atteint-en-2030-soit-dix-ans-plus-tot-qu-estime-auparavant?id=10820767

60 https://www.journaldemontreal.com/2021/08/06/limiter-le-rechauffement-climatique-a-15c-mission-impossible

 

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2 août 2021 1 02 /08 /août /2021 22:50

La situation d’impuissance de la gauche roumaine étudiée dans cet article correspond, à quelques nuances près, à celle que l’on retrouve partout dans les anciens pays socialistes situés entre l’Allemagne et la Russie, si l’on fait exception de la Tchéquie, de l’Ukraine où il a fallu attendre la « révolution colorée » de 2014 pour éradiquer par la répression et la terreur les partis de gauche sociale et de la Biélorussie où, quoiqu’on pense de son gouvernement, c’est toujours une gauche sociale qui est aux manettes. Situation générale donc d’une gauche proclamée qui ne fait que répéter les gesticulations d’une gauche occidentale qui a capitulé en rase campagne en renonçant à la lutte des classes et en remplaçant le discours socialiste par un discours « sociétaliste ».

Même s’il est par moment caricatural, le cas roumain étudié ici est utile, justement par son côté excessif qui aide à saisir les causes de l’impuissance de toutes ces gauches devenues très « gauches ». Situation qui explique du coup, la vie ayant horreur du vide, la montée des « populismes » ou des forces de droite extrême qui posent au moins les problèmes auxquels ils ne répondent pas tandis que les gauches ne posent dans l’ensemble même plus les questions fondamentales. Cette gauche comme l’eût dit Adorno, se nourrit de « friandises intellectuelles ». Fin de partie...

La Rédaction

 

 

Pourquoi y a-t-il faillite

 

de la gauche politique

 

en Roumanie et… en Europe ?

 

-

Été 2021

 

À mes amis trop tôt disparus.

 

Claude Karnoouh

 

 

En apparence, ce qu’il y a de plus surprenant en Roumanie, ainsi que dans d’autres pays ex-communistes d’Europe de l’Est, c’est l’absence quasi totale d’une authentique gauche politique. Quarante ans de communisme, quarante ans de réunions de cellules du Parti, de mobilisations quasi permanentes sur les lieux de travail manuels ou intellectuels, de meetings, de programmes de télévision et radio et, à peine le régime tombé, en quelques mois, parfois en quelques heures, au mieux en quelques petites années, la gauche politique réelle a presque disparu du paysage politique. Mais a-t-elle jamais existé en Roumanie hormis dans la clandestinité et durant quelques trop courtes années après 1945 ?

 

En Roumanie, immédiatement après la fin du mois de décembre 1989, il était quasiment impossible de trouver une âme qui osait proclamer son appartenance au Parti communiste roumain (PCR). Ce genre de comportements avait des antécédents. Ainsi, comme le notait dans son journal un officier allemand présent à Bucarest lors du coup d’État du 22-23 août 1944 contre le maréchal Antonescu et son alliance avec le régime nazi : alors que le 20 août, écrivait-il, une majorité de gens chantait les louanges de l’Allemagne nazie, le 24 août 1944, plus personne n’était pro-allemand. Selon le journal de voyage d’Ilya Ehrenbourg, De la Volga à la Seine, tout le beau monde intellectuel, artistique et universitaire bucarestois défilait dans la suite qu’il occupait à l’Athénée Palace en novembre 1944, et chacun lui confessait que « jamais ô grand jamais » il n’avait été pronazi de cœur, il ne l’avait été que contraint et forcé ! En l’espace d’un demi-siècle, on constate que la population éduquée de Bucarest et de Roumanie en général est toujours loin d’accepter le décours de l’histoire avec ses crimes, ses échecs et parfois, plus rarement, ses réussites.

 

A la fin du XIXe siècle, un intellectuel roumain de talent, Titu Maiorescu, décrivait les institutions modernes roumaines – celles mises en place après l’avènement au pouvoir des Principautés unies puis du Royaume de la dynastie cadette des Hohenzollern – comme autant de « formes sans fondement ». Définition admirablement illustrée au théâtre par le plus important des dramaturges roumains, Ion Luca Caragiale, dont l’humour caustique et grinçant irritait tant ses contemporains qu’il dût s’expatrier en Allemagne. Tout au long de la courte histoire de la modernité roumaine d’avant le début de la Première Guerre mondiale de bons observateurs, aussi bien Trotsky journaliste pour un quotidien de Kiev que John Reed de passage à Bucarest en 1915 pour un hebdomadaire étasunien, avaient remarqué le style théâtral, poseur et inconséquent de la bonne société roumaine : boyards, bourgeois, fonctionnaires et militaires semblaient les acteurs d’une mauvaise pièce de théâtre se donnant dans les rues chics de la capitale. John Reed avait aussi remarqué que la célébrité et l’attrait de Bucarest tenait beaucoup à la quantité et la qualité de ses maisons closes autant qu’au pillage des essences rares des forêts parant les contreforts sudiques des Carpates (déjà !).

 

De semblables tableaux se répétant à travers le temps et les régimes politiques, apparurent tout au long du XXe siècle dans la société des élites politiques et culturelles, y compris à l’époque du communisme. Il suffit d’observer les obédiences imitatives aux grands pouvoirs étrangers pour en avoir une illustration assez claire : chronologiquement pro-français, pro-allemands, pronazis, prosoviétiques, aujourd’hui pro-étasuniens… et demain ? Cette soumission au pouvoir le plus fort, y compris en sacrifiant les intérêts minimaux du pays, se trouve parfaitement illustrée dans le texte de Neagoe Basarab, Învăţăturile lui Neagoe Basarab către fiul său Teodosie où le voïévode conseille à son héritier de se soumettre à la Sublime porte. Ces variations sur le thème de la soumission politico-culturelle se traduisent aussi et de manière parfaite dans la langue moderne avec ses massives importations de néologismes, montrant le refus manifeste des classes dirigeantes de rechercher dans le génie propre à la langue roumaine des solutions lexicales pour désigner les objets produits par la modernité. Plus encore, pour montrer que l’on est pronazi on appliqua systématiquement aux Juifs et aux Tsiganes les méthodes criminelles les plus radicales sans songer jamais à ce qui pourrait arriver le lendemain. La Finlande alliée de l’Allemagne nazie refusa toute politique antisémite alors que la Roumanie l’amplifia (cf., Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem ou la banalité du mal). Pour montrer que l’on est le fidèle adepte du communisme soviétique à l’époque de Staline, on ira jusqu’à forger des interprétations ineptes sur l’origine slave de la langue roumaine. Enfin aujourd’hui, pour manifester sa plus fidèle soumission à l’allié stratégique, les États-Unis, on appliquera les théories économiques de l’ultra-libéralisme (thérapies de choc et liquidation des richesses industrielles, ouverture du marché et mise au chômage massif de la classe ouvrière, privatisation de toutes les institutions à vocation sociale, la santé, l’enseignement, les assurances sociales), que certains dirigeants du G7 sont présentement en train de modérer tant ils craignent une explosion sociale. Ainsi l’élite politique et économique largement soutenue par une majorité d’intellectuels continue à brader pour une bouchée de pain le patrimoine écologique, culturel et naturel, la santé des terres, les ressources énergétiques, la santé des hommes, l’enseignement du pays, les forêts primaires et la masses des animaux qui en font leur richesse.

 

Lorsque l’on regarde froidement le pays profond et non simplement le centre des quelques grandes villes universitaires, on est saisi par le fossé rural/urbain qui s’étend de plus en plus alors que les plans d’aménagement du territoire national mis en œuvre par les communistes depuis les années 1962 avaient tenté de le réduire. Devant ce qu’il convient de comprendre comme un désastre, on assiste à la fuite des élites médicales, vétérinaires et des meilleurs ingénieurs informaticiens vers les pays d’Europe occidentale, l’Amérique du Nord, l’Australie. Que ce soient les écoles, les dispensaires, les institutions pour personnes handicapées, pour enfant retardés, les orphelinats, l’ensemble des institutions du monde rural tout est dans le même état de délabrement qu’à la veille du coup d’État de décembre 1989, et presque rien n’est fait pour y remédier malgré les sommes consistantes données par l’UE et diverses pseudo ONG caritatives. La pauvreté a massivement frappé les campagnes et les petites villes de province en dépit de quatre millions d’émigrés partis travailler en Occident comme sous-prolétaires de l’agriculture ou du bâtiment. Et jetons un voile pudique sur ce tabou, l’exportation ininterrompue de jeunes filles et de jeunes femmes pour alimenter les bordels d’Allemagne (cf., le film remarquable de Mungiu : Dupà dealuri), occuper les boulevards périphériques de Paris, de Milan ou de Rome, adorner les bobinards de Beyrouth et du Moyen-Orient où Ukrainiennes, Moldaves et Roumaines se font une concurrence acharnée. Des ONG ont même repéré des « envois de marchandise » jusqu’au Japon ! Oublions subséquemment les ravages psycho-sociaux chez les enfants abandonnés à la charge des grands-parents, des oncles et des tantes âgés restés au village. De ce point de vue, le regard des nouvelles classes moyennes urbaines sur ces gens traités de primitifs, de « sans dents », manifeste un mépris de classe que quarante ans de communisme n’ont pas réussi à estomper. Les comportements de classe de l’Entre-deux-guerres n’ont pas changé, ils se sont simplement étendus. En Roumanie, le moins que l’on puisse dire, est que la dialectique ne fonde pas l’histoire sociale, elle y est bien plus immobile qu’il n’y paraît, trait primitif de la société ! Primitivisme social sans pour autant les systèmes de protection collectifs des sociétés archaïques où les plus démunis et les marginaux sont pris en charge par le groupe. La société roumaine post-communiste est plutôt plongée dans l’anomie d’une lutte de tous contre tous. C’est pourquoi elle n’est pas comme certains naïfs l’assument « primitive », elle est tout simplement barbare. Les exemples abondent où des médecins, des infirmières, des enseignants, des vétérinaires se comportent comme de vulgaires voyous ou tortionnaires vis-à-vis des plus fragiles, hommes et femmes, enfants, animaux.

 

Et la « gauche » dans tout ça ?

Dès lors, pourquoi ce long préambule ? Il s’agissait pour commencer de faire un rapide état des lieux idéologiques, économiques et sociologiques du pays dessinant la réalité roumaine à laquelle la gauche devrait impérativement se confronter, et que, pour l’essentiel, elle évite d’aborder frontalement, sauf quelques exceptions notables à louer. La gauche dans sa majorité préfère les sujets sociétaux imposés par la volonté des Princes étrangers, comme autant de simulacres de critique sous le vocable grotesque de « gauche progressiste ». C’est pourquoi elle se trouve placée devant des impasses quand elle s’essaie à entrer dans le jeu politique comme ce fut le cas lors de la récente tentative Demos, orchestrée par quelques universitaires en mal de « gloire » politique. Cet échec politique ne manifeste que son impuissance sur bien des aspects théoriques et pratiques. D’un côté, il ne suffit pas de réciter certaines mantras du marxisme, du trotskysme ou d’importer les discours culturels de l’allié stratégique si l’on est incapable de véritablement saisir la logique des praxis, si l’on est juste bon à étaler un savoir de compilations académiques lors de séminaires universitaires, d’universités d’été se confondant avec de joyeuses vacances ou de colloques internationaux plus creux les uns que les autres. En bref, si l’on est incapable de se confronter à la banale et tragique réalité du pays sans y greffer artificiellement des problématiques qui ont peu ou rien à voir avec l’état réel de la société dans sa complexe multiplicité. Dans ce cas, il serait alors préférable de ne rien dire.

 

Ma première remarque sur l’impotence pratique de la gauche roumaine tient pour l’essentiel à son moralisme, ou mieux à sa moraline. Avec seulement des jeux culturels déclaratifs, tous les petits acteurs de la gauche veulent appartenir au camp du bien, mais d’un bien qui, à chaque fois, est défini par le pouvoir impérialiste des États-Unis et de l’Union européenne, c’est-à-dire par des politiciens qui ne regardent le pays et l’ensemble des pays de l’Est que sous deux angles : d’un côté celui d’un marché où faire le plus rapidement possible des plus-values importantes, et de l’autre comme une base militaire située aux portes de la Russie, de la Mer noire, non loin du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, devenue après la chute de l’URSS une vaste zone de turbulences politiques et d’enjeux géo-économiques pour ses richesses en pétrole et en gaz.

 

Ce qui guide cette gauche culturelle fondamentalement antirusse, anti-palestinienne, anti-bolivarienne, anti-cubaine, et maintenant antichinoise, c’est qu’elle veut avoir toujours les mains blanches. A coup sûr elle a les mains blanches, mais, à y regarder de plus près, elle n’a pas de mains. Surprenante encore cette gauche qui se targue d’être fort cultivée et qui a oublié la leçon administrée par Sartre dans Les mains sales. Là, il est montré qu’il ne peut être de praxis politique réelle sans devoir se salir les mains dès lors qu’il s’agît de la violence consubstantielle à la lutte de classe.

 

Avant d’aller plus avant, je souhaiterais préciser qu’il existe ici et là des esprits appartenant à la traditionnelle gauche critique, gauche marxiste et aujourd’hui souvent mêlée de phénoménologie post-husserlienne qui ne se laissent pas imposer ses sujets d’indignation selon les modes et les intérêts momentanés des pouvoirs politiques et économiques occidentaux ou des ONG émargeant auprès de grands groupes financiers internationaux. Malheureusement, ce sont des voix isolées, rencontrées dans quelques villes universitaires et à l’évidence plus ou moins marginalisées.

 

Il y a, il est vrai, une autre gauche non-parlementaire et organisée en parti qui se présente comme le successeur du Parti communiste roumain, le PSR (Parti socialiste roumain). Et, quoique participant à toutes les élections, elle ne recueille jamais plus de 0,5% des voix. Pourquoi des résultats aussi lamentables ? D’abord parce ce parti tient un discours économique archaïque dans lequel il n’a pas intégré la révolution informatique et ses divers effets sur les formes nouvelles du travail et de la socialisation. Il s’adresse à des groupes sociaux en perdition, ce qui reste du prolétariat historique et de la petite paysannerie dans le postcommunisme ; en effet, le pays a perdu la plupart de ses industries grandes utilisatrices et productrices de prolétariat, et simultanément il a privatisé à des intérêts étrangers ses meilleurs terres agricoles et ses forêts.

 

Une « gauche occidentale » dans la Roumanie périphérique

La gauche non-parlementaire et non-communiste majoritaire sur les réseaux sociaux, ou mieux la gauche culturelle vocale sur ces réseaux ainsi que dans un journal quotidien n’est que la photocopie affadie de la pseudo-gauche occidentale qui lui donne les modèles de son prêt-à-penser. Disons qu’il s’agit d’une gauche culturelle subventionnée, celle des ONG européennes ou étasuniennes, d’une gauche d’universitaires qui n’aborde que les sujets permis par le « deep State », d’une gauche qui sait parfaitement quels sont les sujets licites et ceux « Ganz verboten ». D’une gauche qui lance des cris d’orfraie quand un arbitre de football roumain dit simplement d’un joueur noir, « le noir là-bas », mais qui maintient un silence assourdissant quand il s’agit de dénoncer les manigances racistes et la corruption des dirigeants de la FIFA quand ceux-ci organisent une coupe du monde au Qatar, pays où l’infrastructure footballistique est construite par des quasi-esclaves du tiers-monde. D’une gauche qui jamais ne critique l’OTAN, l’UE, la transformation des relations internationales en fonction de la monté en puissance de la Chine, de la politique impérialiste étasunienne au Moyen-Orient et du criminel apartheid israélien en Palestine occupée. Avec une telle autocensure, on comprend que la pensée politique critique en Roumanie ne vole pas très haut malgré pléthore de facultés de Science-po. Pour cela, il suffit de regarder les publications des auteurs locaux, lesquels préfèrent soit ressasser un localisme et un nationalisme académique mille fois répété ad nauseam, soit psalmodier par la grâce de Washington et de l’UE un antisoviétisme doublé aujourd’hui de mantras antirusses et antichinoises. En revanche, personne ne s’interroge sur le pourquoi des traditions rurales encore si riches sous le régime communiste qui, en un peu plus de trente ans, se sont transformées en marchandises folkloriques vendues aux touristes amateurs d’exotisme bon-marché dans des villages devenus des artefacts d’agences de voyage, une nouvelle forme du Disneyland. Pourquoi préfère-t-elle cette gauche s’enivrer des simulacres de contestations spectaculaires venus d’Occident (LGBTQ, BLM, discours de la décolonisation seulement dans les campus) plutôt que de regarder la réalité socio-économique dans le blanc des yeux : la désertion des campagnes, la favélisation des bourgs et des villes moyennes, le problème de la souveraineté nationale et de la maîtrise des domaines économiques stratégiques, l’exode massif des médecins, chirurgiens, infirmières, stomatologues et vétérinaires, l’arrivée d’un sous-prolétariat asiatique vivant en quasi esclavage. Hormis les Tsiganes soumis à un racisme féroce, les minorités sexuelles ne représentent ici quasiment rien par rapport aux besoins socio-économiques du pays, car le droit ayant changé en Roumanie, plus personne ne peut être inquiété ou condamné pour homosexualité. Il vrai que s’indigner à Bucarest et y défendre contre le harcèlement sexuel les vedettes hollywoodiennes (qui, faut-il le dire au risque de passer pour cynique, ont rapporté carrière et argent à celles qui s’en aperçoivent vingt ou trente ans après !) est beaucoup plus glamour que de travailler à mobiliser sur leur lieux de travail les employées des supermarchés, des grandes surfaces et des entreprises industrielles étrangères soumises aux diktats des patrons et des contremaîtres. Vociférer sur un campus ou lors d’une université d’été contre le racisme anti-noir ne coûte rien, pis, c’est du vide en ce qu’aucune relation historique existentielle ne relie le peuple roumain à l’expérience coloniale à très grande échelle des pays occidentaux ; cela n’engage en rien les participants, sauf à gagner des bourses de l’UE, des fondations US ou norvégiennes ou allemandes, des invitations à des colloques à Paris ou à Londres pour y réciter les mantras antiracistes sans effet sur le réel africain ou sud-américain du présent. En revanche, demander au gouvernement de rendre des comptes quant à l’envoi de soldats en Irak, en Afghanistan ? Silence ! Quant au pourquoi de la dernière loi militaire qui permet de projeter officiers et sous-officiers sur n’importe quel terrain d’opération extérieur à la demande, cela ne semble pas troubler cette gauche à propos des question de fonds sur le sens de la démocratie représentative et l’usurpation du pouvoir exécutif. Mais, lorsqu’il s’agit des pistes cyclables ou de ses petites subventions culturelles, cette gauche lève la voix haut et fort ! On ne l’a pas vue non plus cette gauche de cafés branchés ou de salons de thé protester lorsque le gouvernement roumain a dénoncé la représentativité de l’ambassadeur de la république bolivarienne du Venezuela, ce jour-là seuls quelques vieux communistes du PSR et de jeunes socialistes de Diem’25 faisaient le pied de grue devant le ministère des affaires étrangères ! C’est peu quand on se prétend appartenir au camp du bien !

 

Une copie de la gauche occidentale stérilisée

Toutefois relativisons notre critique de la gauche roumaine, écartons dans ce cas particulier toute illusion d’une spécificité roumaine comme certains intellectuels démagogiques se complaisent à le répéter ad nauseam. Même si parfois elle se montre un peu plus caricaturale, la gauche roumaine ou ceux qui se prétendent y appartenir, comme souvent la gauche de l’Ouest aujourd’hui, ne se solidarisent jamais avec les combats qui donneraient le ton d’un authentique engagement, c’est-à-dire qui engendrerait une praxis plus ou moins marxiste liée à un combat socio-politique d’envergure. En cela elle ressemble à ce qui est advenu à la majorité des intellectuels des diverses gauches européennes. Ni le Parti socialiste (PS) français, ni la France insoumise ou le Parti communiste français (PCF) ne lancent des critiques essentielles contre l’UE, ou l’OTAN, sur l’abandon de la souveraineté qui seule peut garantir la défense des classes laborieuses et une démocratie sociale réelle, incarnée dans une pratique politique de combat. Ce n’est pas tant que les partis de gauche se soient droitisés, ils le sont à l’évidence, et il suffit d’observer les dérives sociétales du PCF ou ce qui reste en Italie du PCI plus prompt à défendre les LGBTQ+ que les travailleurs et les employés, mais c’est aussi le peuple dans sa généralité qui s’est droitisé. L’effet des trente glorieuses prolongées et l’intensification sur tous les fronts politiques et culturels de la propagande anti-communiste ou anti-tiers-monde révolté ou révolutionnaire ont eu l’effet escompté par le deep State. L’effet d'endormement et d'engourdissement de la conscience politique et sociale en Europe est parfaitement saisissable pendant la crise de la pandémie du coronavirus-19, lorsqu’ensemble, des masses humaines ont accepté des restrictions à leur liberté inconnues auparavant en dehors de l’état de guerre. Quant aux partis marxistes de types refondateurs, PRCF en France, PCIR en Italie, malgré toute leur bonne volonté, ils sont incapables d’atteindre le minimum électoral pour placer quelques élus lors d’élections générales ou régionales. En Allemagne et en Grèce, c’est un peu mieux sans pour autant mettre en péril les coalitions politiquement correctes de droites et de « gauches ». En Roumanie, ni le PSR ni la tentative avortée Demos n’ont réussi à capter les votes des citoyens. Le premier, comme je l’ai déjà rappelé, parce qu’il traîne dans son discours culturel le pire de l’époque ceausiste (nationalisme naïf et historicisme de pacotille), le second parce que se voulant radicalement moderne, pro-occidental, pro-UE, pro-démocrate US, parlait publiquement comme s’il s’adressait aux habitants de Soho, de New-York down town, du Marais parisien ou des branchés de la mode à Milan, oubliant l’essentiel, à savoir que la Roumanie, hormis la nouvelle bourgeoisie urbaine, demeure encore à 70% peuplée de paysans ou d’habitants de petites villes et de villes moyennes aux mentalités rurales. Faire de la politique, c’est avant tout ne pas oublier la composition sociologique du pays où l’on vit et travaille, et parler son langage.

 

Semblable aux gauches européennes, la gauche roumaine se réfugie dans l’émotionnel, ou parfois dans la nostalgie d’un passé héroïque et dépassé, mais surtout dans les promesses d’un futur sans conflit, comme si la guerre était « une maladie », comme si ses incantations contre la violence dans l’histoire devaient changer l’essence même de l’histoire, le πόλεμος. Voilà où se tient l’origine de son comportement pusillanime dès lors qu’il est question de pratiques politiques présentes. La gauche roumaine, comme toutes les gauches européennes, s’est réfugiée dans la culture (croyant refaire du Gramsci) et le sociétal selon le schéma renouvelé de la prétendue « résistance par la culture » pratiquée sous le régime communiste. Or dans les faits réels on constate qu’elle se montre disponible à capter toutes les modes, toutes les micro-identités d’un individualisme ayant perdu de vue le sens de la collectivité dans sa généralité, toutes ces modes venues du racialisme d’outre-Atlantique. Il est là une captation jouant comme autant de signaux prouvant aux maîtres du mondialisme culturel son intégration au grand concert de la fin des nations et sa dignité postcommuniste d’être prise au sérieux. Elle en arrive même à faire sienne les exigences de repentance demandées aux blancs étasuniens, même à ceux qui luttèrent contre l’apartheid des États du Sud ! Comme si l’histoire de l’esclavage et du commerce triangulaire des noirs avait participé à son histoire. Or ce pays situé aux marges du développement de l’Europe dès le XVe siècle n’a guère connu d’autres esclaves que celui des Tsiganes, lesquels précisément, et pour révoltante que soit leur position, n’étaient pas néanmoins des hommes et des femmes voués à la production agraire. Les Tsiganes n’ont pas véritablement enrichi les boyards, ce fut le travail agraire de la paysannerie serve qui l’assurât.

 

Le discours importé de l’aile gauche de l’impérialisme américain

Venu des États-Unis, le discours prétendument décolonial a été capté par la gauche roumaine, mais à la différence des États-Unis où il engendre parfois de violentes manifestations de masse, ici sur les bords de la Dâmbovița ou du Somes, il s’est limité à des conversations de cafés, de salons de thé à la mode, lors d’universités d’été bien sages. Il ne mobilise personne, pas même les Tsiganes. Jamais cette gauche n’a organisé ou simplement participé à une manifestation où elle eût manifesté sa désapprobation des nombreuses opérations impérialistes de l’Occident. Par exemple, lors des soulèvements de villages contre le « fracking » des sols pour en extraire du gaz de schiste, la gauche était absente (le PSR aussi !) parce que dixit, elles étaient organisées par deux prêtres orthodoxes, aussi sa « pureté idéologique » l’empêchait-elle de s’allier à ces prêtres, comme si la théologie de la libération n’existait point pour légitimer de telles alliances de circonstances. Surtout ne jamais manifester contre les bombardements de la Libye, de la Syrie, contre l’apartheid israélien et les bombardements de Gaza à l’encontre des Palestiniens, surtout ne pas manifester le moindre soutien verbal à Cuba ou Caracas dans leur lutte contre l’embargo étasunien, et bien entendu ne pas manifester contre l’envoi de soldats roumains en Irak ou en Afghanistan, ces derniers étant rentrés aujourd’hui au pays, vaincus comme leurs maîtres étasuniens… Là, les vocalises semblent s’autocensurer de peur de gêner l’allié stratégique, tant et si bien que le silence est devenu assourdissant.

 

Que s’est-il donc passé ? Car les partis ou groupements politico-culturels locaux sont aussi le reflet d’un état idéologique des populations dont ils se prétendent être les représentants légaux au nom d’une « morale publique » dont nous aimerions saisir la légitimité a priori. Comprendre le naufrage de la gauche ici – car il s’agit bien d’un naufrage –, c’est reprendre précisément le devenir idéologique de la gauche non-communiste et communiste dans le contexte général de l’Europe depuis les événements de 1968-80 tant en France qu’en Allemagne ou en Italie. Il faut donc remonter aux temps où la gauche trotskiste tendance IVème internationale (en France Krivine, en Belgique Mandel) s’ouvrit aux propos situationnistes et, faut-il le souligner, quand toute l’Europe de l’Ouest était entrée dans une ère d’abondance et de bien-être matériel sans équivalent dans l’histoire de l’Occident, c’est-à-dire du monde, les trente glorieuses. A ce moment, certains théoriciens du marxisme commencèrent à secouer le joug d’un marxisme de parti jugé trop rigide. Mais, doit-on ajouter, le rôle de la gigantesque entreprise de propagande autour de l’ouvrage de Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag (qui par la suite a été très relativisé par de nombreux travaux d’historiens, en particulier étasuniens autour de Moshe Lewin et l’école de Philadelphie puis lors de l’ouverture des archives du NKVD et des chemins de fer soviétiques, enfin, et non des moindres, après le déclassement des rapports internes de la CIA, qui ont contribué à nettement faire baisser les estimations des victimes des années 1930-50). Une propagande théorisée philosophiquement par Bernard-Henri Lévy et André Glucksman pour l’appliquer ensuite à déconstruire l’histoire nationale française. Ce fut le premier pas d’une déconstruction généralisée des nations européennes.

 

Délégitimation de l’idée nationale

L’idéologie politique générale qui était jusque dans les années 1970 articulée autour de la pensée de l’État-nation avec ses aspects positifs et ses aspects négatifs, devait être dépouillée de toute sa saga historique au nom d’une gauche libertarienne proposant l’hédonisme de 68 (« interdit d’interdire », « sous les pavés la plage », etc…) et qui simultanément avait la fâcheuse tendance à développer les thèmes spécifiques du néolibéralisme, de l’ultra-individualisme et de la mise en avant de toutes les minorités réelles ou forgées de toute pièce. Mis en commun, l’ensemble faisant exploser la solidarité générale et l’intégration culturelle si caractéristique de la République française si souvent copiées ailleurs. Le plus ancien État-nation européen dont les structures profondes avaient traversé sans coup férir sept siècles d’une histoire tumultueuse traversée de victoires et fracassée de défaites militaires, de la féodalité à la monarchie et à la république, se trouvait attaqué en ses fondements unitaires monarchiques et républicains « universaux ». L’idéologie de 1968 et son refus de tout ordre, « il est interdit d’interdire », avec ses nouvelles générations d’intellectuels et aussi d’ouvriers ou d’employés issus d’une société d’abondance, s’emploieront à désacraliser toutes les institutions qui faisaient tenir en bien et en moins bien l’État : l’Église, l’armée, la sphère politique, le service public, l’Université et l’enseignement en général. Aujourd’hui la désacralisation étant totale, nous en recueillons les fruits avec les versions françaises ou italiennes de cancel culture et de woke culture. La Roumanie toujours en retard d’un train historique y arrive lentement.

 

Plus encore, la philosophie s’en mêla en s’attachant systématiquement à déconstruire, à démanteler conceptuellement pourrait-on dire, les grandes narrations historiques et politiques qui légitimaient post factum la saga de l’État-nation en énonçant la destinalité d’un en-commun, d’un vivre ensemble pour le meilleur et pour le pire. Aussi doit-on le souligner une fois encore, la lutte de classe ne visait pas la démolition de cette communauté de destin, l’État-nation, au contraire. Ainsi, lors de la Commune, celle-ci affirmait qu’elle en était la meilleure servante, qu’elle était plus humaine et donc plus universelle. Ce que l’on oublie aujourd’hui, ou que l’on veut faire oublier pour masquer de nouveaux crimes, c’est que l’histoire des hommes, à la différence de celle des lions ou des éléphants, n’est pas un long fleuve tranquille, mais une succession de tragédies. L’homme étant Sein zum Krieg en son essence humaine spécifique.

 

En voulant faire d’une approche critique particulière une réalité empirico-théorique générale, celle de la société submergée par la science où toute métaphysique perdrait sa véracité, Jean-François Lyotard trouvait la fin de la pertinence des grands récits historiques englobant : Les Lumières, Hegel, Marx. Lyotard pratiquant du sous-Heidegger sans le reconnaître, ne faisait que constater un état des lieux, la fin de la société civile telle que l’avait conçue Hegel et l’État bourgeois triomphant, mais qui auparavant avait été cette communauté de destin où s’était construit le premier État-nation, la France, depuis Bouvines le 27 juillet 1214. Simultanément, André Glucksman « découvrit » que l’idéalisme allemand était à l’origine du totalitarisme nazi et Marx le « théoricien » du Goulag soviétique, pendant que Poliakov trouvait chez Kant, Herder et Nietzsche les « racines » de l’antisémitisme moderne ! Dès lors, toute pensée non-conforme à la doxa des temps post-Seconde Guerre mondiale était diabolisée ou simplement démonétisée comme valeur intellectuelle, avait-elle dû faire dès longtemps l’objet de critiques sérieuses et nuancées.11 Que reste-il à la fin des fins comme référents réels et symboliques pour les hommes vivants sur un territoire encore défini par des frontières, souvent plus symboliques que réelles en Europe ? La marchandise et donc l’argent, et le sport grand spectacle de l’argent. La prophétie de Marx devait ainsi rencontrer sa pleine vérité dans la modernité tardive, à savoir que le monde est la somme des marchandises du monde. Plus rien n’échappe à cette détermination ultime du capitalisme mondialisé et légitimé sur la base d’une idéologie de l’hyper-individualisme où n’importe quelle minorité devient un lobby pour faire admettre ses fantasmes ou ses intérêts exclusivistes comme vérité universelle et obtenir des avantages dérogeant à la règle générale.

Pour ce faire, il fallait construire des analyses où le marginal devenait l’acteur politique central. Ainsi Michel Foucault dans Surveiller et punir nous apitoie sur le sort des vagabonds, des pauvres, des homosexuels, mais son étude par ailleurs réellement passionnante qui se situe entre le XVIIIe et le XIXe siècle oublie le seul groupe social qui mène une authentique vie d’esclave comme beaucoup d’entre eux le proclamaient dans les cahiers de doléances de 1848. Ce groupe n’était autre que celui des ouvriers et des chômeurs, donc des prolétaires. Rétrospectivement, on le voit plus précisément, l’entreprise de Lyotard et de Foucault en direction de l’intelligentsia parisienne puis américaine (French theory) n’était qu’une énième mouture philosophique et historique destinée à subvertir la classe ouvrière, et dans le cas de Foucault de l’entreprendre via les marginaux, dans le cadre de cette alliance avec le lumpen, si caractéristique de la fausse conscience bourgeoise. Subversion reprise par Badiou le « marxiste maoïste » (!), ainsi que par tous les enfants de la bourgeoisie leaders de groupes de type « no border » ou « black block » qui envisagent le lumpen émigré le plus récent comme la planche de salut de la révolution. Or, plusieurs enquêtes ont montré que ces malheureux ne visent qu’un seul objectif, accepter sans discuter ce que leur propose le Capital, à savoir remplacer par des hommes corvéables à merci parce que précaires, la classe ouvrière locale quelle que soit son origine, avec ses syndicats, ses conquêtes sociales et ses lois de protection du travail. On comprend dès lors que ces agitateurs libertaires sont les alliés objectifs du Capital, tout comme l’étaient les discours de Lyotard et de Foucault qui étaient immédiatement repris par les idéologues du Capital pour démontrer l’inanité de toute référence révolutionnaire à la lutte de classe. Ainsi les idéologues du néolibéralisme se complaisait à paraphraser Lyotard et la fin des grands récits historiques. Pour un ancien dirigeant de Socialisme ou barbarie ce fut, me semble-t-il, une fin peu honorable ! Le grand hégélien étasunien Fukuyama qui avait décrypté 1989 comme l’accomplissement de la fin de l’histoire dut, par honnêteté à la suite de toutes les guerres menées par les États-Unis depuis 2001 (et perdues), remettre un peu de dialectique hégélienne dans son brouet philosophique. Oui, l’histoire continue à coup sûr, et non pour le meilleur.

 

A l’évidence, l’histoire comme dynamique des sociétés humaines (et non comme métadiscours sur ces mêmes dynamiques) continue son inexorable cheminement pour l’immense majorité d’hommes qui, à bien y regarder, ne semblent pas vraiment effrayés par les menaces d’une guerre nucléaire et ses conséquences pour l’ensemble de l’espèce, amis et ennemis confondus. Or cette dynamique renouvelée de l’histoire ou si l’on préfère de la politique se tient dans le cadre d’un nouveau paradigme, dût-il être en partie masqué par les tenants de l’anté, ceux dont les avantages immédiats sont protégés par le maintien de ce même anté. Malgré les discours apophatiques d’une majorité de politologues académiques, de sociologues tout autant académiques, le clivage politique droite versus gauche ne fonctionne plus véritablement, sauf dans la rhétorique politicienne et journalistique. Le nouveau rapport qui articule tant les choix politiques que les débats sociaux les plus âpres se tient dans le clivage souverainiste versus mondialiste. Certes les marxistes les plus orthodoxes continuent imperturbablement à proclamer la mantra politique de la Révolution française, Girondin/Montagnard, droite/gauche. Pourtant la pratique réelle des partis parlementaires dit de droite et de ceux dit de gauche se ressemble étrangement sur des points essentiels et ne mettent en scène que des clivages infinitésimaux pour amuser la galerie et faire accroire de véritables luttes politiques. Sauf quelques politiciens dissidents isolés et souvent rejetés, l’ensemble de la classe politique accepte ces pantalonnades, au point que lorsque l’exécutif en France vole le vote majoritaire contre la constitution européenne à l’occasion de l’adoption du traité de Lisbonne qui en est la copie quasi-conforme, personne parmi toute la gauche institutionnelle ne s’est levé pour mobiliser le peuple contre la forfaiture du pouvoir ! Ce déni de réalité ou de respect du vote majoritaire se manifeste désormais par les taux d’abstention ahurissants qui croissent au fur et à mesure qu’aucune contestation n’a d’effet sur la marche de la politique à Paris, en Italie, à Madrid ou Bucarest. Seuls les États de l’ex-Europe de l’Est qualifiés « d’illibéraux » ont des taux d’abstention relativement bas en ce qu’ils refusent certains diktats venus de la capitale belge qui leur conteste une souveraineté minimale dans des domaines que Bruxelles a défini comme relevant de sa seule compétence, et ce d’autant plus que la chambre des députés européens de Strasbourg/Bruxelles n’a, de fait, quasiment aucun pouvoir. Pourtant Marx puis Engels avaient insisté sur le fait que l’internationalisme ne se pouvait réaliser qu’entre pays souverains. Affirmation qui a été comprise par tous les mouvements communistes anti-impérialistes, anticoloniaux, affirmation qui exigeait a priori l’indépendance pour les uns, et le soutien des autres à cette indépendance. Mouvements qui engendreraient à termes des pays indépendants et totalement souverains, aptes du coup à mener des politiques internationalistes authentiques de coopération. Cette solidarité ne s’est pas réalisée sans contradictions avec par exemple la guerre entre la Chine et Vietnam après 1975 à propos du Cambodge, avec la rupture sino-soviétique, celle entre la Yougoslavie titiste et l’URSS, l’Albanie et l’URSS puis la Chine, et au début de la révolution castriste entre le mouvement de la Sierra Maestra et le Parti communiste cubain. Il avait fallu orienter tout le combat du mouvement communiste dans un sens nouveau, et ce dès la première Internationale, parce qu’a priori, comme l’avait souligné Marx, il n’y avait pas de solidarité entre les travailleurs européens et les travailleurs des colonies : les premiers ayant toujours perçu les seconds comme une menace pesant sur leur emploi : situation que les grands patrons du Capital avaient parfaitement compris et qu’ils utilisaient pour augmenter sans cesse la plus-value du travail.

 

En Europe occidentale, la mutation de la gauche politico-sociale combattive vers une gauche de posture culturelle, de spectacle, commence à la fin des années 1960, exactement dès les événements de mai 1968 et le divorce profond entre ce que l’on nommait à l’époque les « gauchistes » et qui rassemblait tous ceux qui n’étaient pas communistes, et les diverses instances dépendant du PCF, au premier titre l’UEC (Union des étudiants communistes), puis la CGT (Confédération générale du travail), enfin le PCF lui-même. Très vite, dès 1971, les leaders des divers mouvements contestataires d’extrême gauche (sauf Sauvageot vice-président de l’UNEF et Badiou, élève d’Althusser, et quelques dirigeants de la Gauche prolétarienne) furent récupérés par des institutions publiques ou privées pro-américaines en y mettant leur indéniable talent au service du système, après avoir pourfendu, souvent de manière outrancière, quasi surréaliste, le pouvoir gaulliste, par exemple en traitant des CRS (Compagnies républicaines de sécurité) de SS, ce qui était totalement faux. Comme l’avait compris Pasolini, face aux étudiants et aux intellectuels vociférant des slogans révolutionnaires devenus creux, les vrais prolétaires étaient justement les policiers.

 

En Italie ou en Allemagne une partie des mouvements gauchistes s’engagèrent dans une pratique bien plus tragique. Une partie du mouvement contestataire non liée au Parti communiste engendra des groupes armés ultra minoritaires (encore qu’on estime à 20 000 le nombre de militants de la lutte armée en Italie répartie en deux cent organisations) qui croyaient pouvoir forcer le destin en commençant par appliquer la violence révolutionnaire aux représentants de l’ordre : policiers, carabiniers, juges, et journalistes, et à quelques patrons. Ils pensaient que leur exemple ferait tache d’huile et que devant l’exemple d’une minorité d’avant-garde agissante, le peuple des travailleurs suivrait. Mais voilà, ils avaient fait une très mauvaise analyse sociologique de la classe ouvrière qui depuis une vingtaine d’années constatait les effets bénéfiques des trente glorieuses sur son niveau de vie quotidien. Ainsi, par une ruse de la pensée économique capitaliste, la classe ouvrière avait été intégrée (pour un temps) à la société de consommation massive. C’est pourquoi, en dépit de quelques jeunes ouvriers, la lutte des jeunes révolutionnaires italiens (brigades rouges en particulier) et allemands (Fraction armée rouge) se déroulait plus sur le mode de la tragédie individuelle que sur les prémisses d’une révolution dont le PCI (encore puissant) ne voulait pas et que le SPD rejetait violemment, ayant renoncé à toute mention de la lutte de classe dans ces textes propagandistes. Condamnés à de lourdes peines de prisons, voire « suicidés » de manière suspecte pour les Allemands, l’extrême gauche occidentale se réfugia dans les commentaires de séminaires ou l’hédonisme hippy, les rescapés de la lutte entrant dans les universités, et les ouvriers se cantonnant au sport et à la drogue dans une société où le chômage s’intensifiant massivement l’intégration par le travail ne fonctionnait plus et cédait la place à la communautarisation, au trafic de drogue et à la religion.

 

C’est sur ce terrain – de ce qui n’est autre que de l’asthénie politique – que les guerres néo-impérialistes en Afrique et au Moyen-Orient, engendrent d’énormes déplacements de populations. Aujourd’hui l’Europe, Est et Ouest, constate un afflux massif de réfugiés, devenus très rapidement et sous prétexte de charité humanitaire, une véritable marchandise pour des trafiquants de chair humaine et d’ONG complices, avides de subventions européennes et sorosiennes. La gauche (y compris les communistes occidentaux) sont ainsi tombés dans le piège que leur a tendu et le Capital et ce caractère de la bourgeoisie relevé par Hegel, la conscience malheureuse et impuissante. Dans le cours de la dynamique des trente glorieuses (qui sont en fait quarante), le prolétariat malgré quelques moments de secousses vite étouffées par les syndicats, y compris la CGT devenue trop dépendante des subsides de la Confédération européenne des Syndicats, se retrouvait dans une configuration sociétale et non plus sociale où les émotions servaient de paravent aux analyses de l’impérialisme réel du postcommunisme, et ce d’autant plus que la délocalisation de la production dans l’ensemble du tiers-monde mettait à portée de porte-monnaie des objets qui auparavant appartenaient au luxe. Cette défaite du combat social se doublait d’un tourisme mondialisé, y compris pour les petites classes moyennes qui s’aveuglaient ainsi sur leurs médiocres privilèges, et laissaient faire l’intensification de la politique néolibérale.

 

Du socialisme au sociétalisme ?

Voilà le contexte présent auquel se confronte la gauche roumaine, laquelle après quelques années pendant lesquelles elle se cherchait, et après avoir fait concessions sur concessions aux pouvoirs néolibéraux dominant les gouvernements de Bucarest, a fini comme au temps des communistes à se réfugier dans la culture souvent second-hand (pas tous les acteurs bien évidemment) et toutes les calembredaines étasuniennes (féminisme radical, anti-spécisme et véganisme radicaux, LGBTQ+++++++, no border, black block, art contemporain décomposé, etc.). Renonçant à des approches réellement critiques de la société dans son inclusion à l’économie-monde qui détermine aujourd’hui toutes les configurations sociales et psychologiques des hommes, renonçant même à déconstruire l’impérialisme criminel réel (et non les fadaises de campus) qui nous concerne tous, préférant tous les simulacres qui ne l’engage pas directement dans son socius, comme Black Lives Matter (BLM) ou décolonisation version campus, bref la gauche culturelle roumaine, à l’instar de très larges pans de la gauche européenne américanisée, en est réduite à applaudir l’un de ses membres devenu secrétaire d’État à la culture d’un gouvernement de la droite hyper-libérale dont le Premier ministre dénie les subventions à la recherche et à l’enseignement. Agissant dans un esprit de laquais, elle espère récupérer quelques miettes de subventions sans se battre pour ce qu’elle prétend défendre : les oubliés, les exploités, les abandonnés de la société mondialisée. Or aucun de ses actes culturels n’ont d’effet sur la politique gouvernementale et européenne, parce que justement elle agit culturellement et non politiquement.

 

Un de mes collègues roumains, professeur de Science politique respecté, me faisait remarquer que l’arrivée du gouvernement le plus hyper-libéral de la Roumanie postcommuniste a été rendue possible par le fait même qu’il n’y avait pas de gauche politique en Roumanie. Et que ce soit à propos de la santé, de l’enseignement, de la recherche, de l’écologie, de la chasse aux ours ou du défrichage des forêts, le gouvernement méprise toutes les critiques que quelques rarissimes ONG-istes sérieux (agent green par exemple) lui adressent, sachant qu’aucune coagulation politique ne suivra, car dans la gauche culturelle chacun poursuit des visées de réussites individuelles sans portée collective.

 

Rien de bien nouveau en fait. Il n’est là que le destin réitéré de tous les sociaux-démocrates tels qu’ils avaient été si bien dessinés par Gramsci et Karl Korch. En d’autres mots, la gauche culturelle se dénommant « progressiste » n’est que l’un des masques grimaçant ou souriant selon les moments du nihilisme métaphysique en tant qu’il incarne l’aboutissement de la Sainte trinité moderne : la techno-science-capital.

 

Claude Karnoouh

Bucarest, 31 juillet 2021

 

Notes :

1 Edit. Minerva, traduit de l’original en slavon, Bucarest, 1970. Écrit entre 1512 et 1521.

2 Un mien ami s’étant rendu pour une enquête sociologique dans des quartiers pauvres de Bistrita, en est revenu horrifié de l’état de pauvreté de ces zones abandonnées, enfants pieds nus sous une pluie froide vêtus de haillons, en état de sous-alimentation visible à l’œil nu.

3 Il est hautement comique d’écouter le Premier ministre hollandais et la présidente de l’UE accuser la Hongrie de ne pas respecter les « valeurs de l’UE » quand on sait depuis Herder et Rousseau que les seules valeurs qui motivent les Hollandais, c’est l’argent et le business : un pays d’épiciers et de banquiers.

4 Cf., tous les textes de l’économiste français Jacques Sapir (EHESS).

5 Cf., Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la révolution, Paris, 1856.

6 La fin de l’armée de conscription qui, bon an mal an, mettait en contact des jeunes gens issus de tous les milieux sociaux et de toutes origines, des Français « de souche », des émigrés d’origine européenne, des Arabes d’Afrique du nord, des noirs d’Afrique ou des Antilles, de jeunes Vietnamiens, des Polynésiens et des Canaques.

7 La sphère politique qui n’était pas encore entrée dans le carnaval publicitaire.

8 Sans cesse réformées pour le pire et pour finir sous l’égide de l’UE.

9 Claude Karnoouh, « Une pensée philosophique de la guerre ou l’homme comme être-pour-la-guerre (Sein-zum-Krieg) » in La Pensée libre, N°167 cf., http://www.lapenseelibre.org/2019/02/n-167-une-pensee-philosophique-de-la-guerre-ou-l-homme-comme-etre-pour-la-guerre-sein-zum-krieg.html.

Je dois ajouter que le mouvement anti-spécisme est un ramassis d’ignorants caractéristique de la cancel culture, qui n’ont jamais lu un seul livre sérieux d’anthropologie préhistorique. Je le signale, mais me refuse à débattre avec des semi-doctes moi qui aime tant les animaux.

10 Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines : 27 juillet 1214, Paris, 1974.

11 T. W. Adorno et M. Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, Amsterdam, 1947.

12 Dès sa parution Surveiller et punir avait gagné le statut de vademecum du ministère de la justice.

13 Ceux de Derrida ou de Deleuze étant plus ésotériques et surtout plus éclectiques, il était donc plus malaisé de les instrumenter aussi directement. Dans ce que Derrida conserva de Marx, Les spectres de Marx, il rend Marx encore plus difficile à comprendre que ne l’est l’original et semble difficile d’en voir l’usage pour une quelconque politique pratique.

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3 juillet 2021 6 03 /07 /juillet /2021 20:41

L’étude de la francafrique et plus largement du maintien des positions des anciennes puissances coloniales permet de comprendre pourquoi les guerres se multiplient sur le continent africain, en particulier depuis que l’hégémonie du capitalisme mondialisé impérialiste ne s’est plus heurtée au contrepoids du camp socialiste et du Mouvement des Etats non alignés. Ce qui a permis, en particulier depuis Koffi Annan, la privatisation des agences de l’ONU. Si bien que si la Charte des Nations Unies avait fort judicieusement prévu de parler au nom des “peuples des nations unies” et non plus des Etats comme c’était le cas avec la Société des Nations, elle est la plupart du temps restée lettre morte dès lors que les puissances néocoloniales d’Europe occidentale et d’Amérique du nord ont pu acquérir une influence dominante et imposer au monde les normes néolibérales. Ce que les exemples cités ici, en particulier celui de la République centrafricaine, confirme. Cela, malgré la tenue des élections dans ce pays,1 le renforcement du gouvernement national, la présence alternative de la Russie contrebalançant celle de la France et de ses alliés et protecteurs. Un cas d’école à analyser.

La Rédaction

 

Le maintien de la paix en Afrique :

peut-on sortir de la crise systémique ?

-

Juillet 2021

 

 

Mateusz Piskorski*

 

La crise systémique des institutions de l'ONU est une réalité aujourd'hui. Elle est particulièrement évidente dans le domaine de ce qu’on appelle les opérations de maintien de la paix. Le maintien de la paix avait été le talon d'Achille du prédécesseur de l'ONU, la Société des Nations1, qui n'a pas réussi à empêcher le déclenchement de la guerre la plus dévastatrice de l'histoire de l'humanité, mais a par contre imposé au monde un système néocolonial de mandats prolongeant le colonialisme traditionnel.

 

Malheureusement, l'ONU semble avoir hérité de ce problème. Les missions de maintien de la paix de l'ONU ont rarement été efficaces. À titre d'exemple, la toute première mission de maintien de la paix des Nations unies, l'Organisme des Nations unies chargé de la surveillance de la trêve (ONUST) en Palestine et dans les pays voisins, a été créé en 1948 à la suite de la première guerre israélo-arabe. L'ONUST a été impuissant dans son rôle de facto d'observateur des conflits sanglants qui secouaient et continuent à secouer la région. Lors de la guerre de Corée, les États-Unis ont utilisé l'ONU pour servir de couverture à leur intervention armée, qui a permis d’occuper le pays aux côtés de leurs alliés, et de placer au pouvoir le régime autoritaire de Li Sin-Man (plus connu sous sa transcription en anglais de Singman Rhee). Ce n'est que lors de la crise de Suez qu'un format moderne de maintien de la paix des Nations unies a vu le jour - des formations multinationales sous le commandement des Nations unies. Mais même celles-ci ont rarement été couronnées de succès.

 

Soldats de la paix – Opération de sauvetage ou menace ?

Depuis les années 1990, les soldats de la paix de l'ONU ont été la cible de nombreuses allégations d'abus, allant du viol et de l'agression sexuelle à la pédophilie et au trafic d'êtres humains. Des plaintes ont été déposées pour le Cambodge, le Timor oriental et l’Afrique occidentale.

 

Les habitants de ces pays et les journalistes ont été témoins de l'explosion de la prostitution au Cambodge, au Mozambique, en Bosnie et au Kosovo à la suite du déploiement des forces de maintien de la paix des Nations unies et, dans les deux derniers cas, également de l'OTAN. Dans une étude des Nations unies datant de 1996 intitulée “L'impact des conflits armés sur les enfants”, Graça Machel, ancienne première dame du Mozambique, a documenté l’augmentation de la prostitution enfantine liée aux activités des “soldats de la paix”2.

 

Mais personne ne connaît mieux que les Africains les problèmes liés à la présence des soldats de la paix de l'ONU. En 1994, le génocide au Rwanda s'est déroulé sous les yeux des Casques bleus de l'ONU (MINUAR), avec leur inaction totale. En cent jours, entre 500 000 et 1 million de personnes ont été tuées dans ce petit pays. La faible efficacité de la mission de maintien de la paix de l'ONU en Somalie a entraîné de son côté la mort d'environ 500 000 civils.

 

En 1999, l'ONU a lancé une mission de maintien de la paix en République démocratique du Congo (RDC). Dans le même temps, même les experts fidèles à la mission admettent que “l'ONU ne peut pas continuer à essayer de gérer le conflit indéfiniment tout en ne protégeant pas les civils en danger3.

 

Cependant, de nombreux groupes armés - dont certains soutenus par les pays voisins visant à s’assurer à leur profit l'extraction de ressources précieuses telles que l'or et les diamants - circulent librement dans l'est de la RDC. Périodiquement, ils attaquent les villages et violent les femmes et les filles. Les soldats de la paix de l'ONU sont souvent lâches face à la résistance armée et ne protègent pas les femmes et les enfants vulnérables4.

 

Le cas de la République Centrafricaine (RCA) : Impuissance ou opportunisme ?

La situation n'est pas meilleure dans le pays voisin, la RCA. En 2014, un scandale y a éclaté lorsqu'il a été découvert que des casques bleus français déployés par le Conseil de sécurité de l'ONU se livraient à des actes de pédophilie. Il y a maintenant une mission de maintien de la paix des Nations unies, la MINUSCA, en RCA. Cependant, malgré la présence de plus de 12 000 soldats de la paix, après que des militants ont tenté un coup d'État en décembre 2020, les forces de la MINUSCA n'ont pas réussi à protéger les autorités légitimes et les civils.

 

Le 15 décembre 2020, juste avant les élections générales, des groupes rebelles centrafricains, dont les Anti-Balaka, l'UPC, le FPRC, le 3R et le MPC, ont annoncé leur retrait du traité de paix qu'ils avaient signé avec le gouvernement centrafricain, et ils ont formé la coalition CPC (“Coalition des Patriotes pour le Changement”). Ils ont lancé alors une offensive contre les forces gouvernementales pour s'emparer de la capitale Bangui et perturber les élections.

 

Les militants ont alors réussi à capturer de nombreuses villes. En raison des attaques des rebelles, les élections n'ont pas eu lieu dans certaines parties du pays : environ 800 bureaux de vote dans le pays, soit 14% du total, ont été fermés à cause de la violence. Le 15 janvier, les rebelles ont attaqué la capitale Bangui, tuant un soldat de la paix. Cependant, ces attaques ont été repoussées par l'armée centrafricaine formée par des conseillers militaires russes. Les forces armées du Rwanda, alliées aux dirigeants actuels de la RCA, ont aussi apporté un soutien sérieux dans la lutte contre les rebelles.

 

Le 21 mars, la coalition d’opposition a annoncé que son “coordinateur général” était l'ancien président de la RCA François Bozizé (qui a dirigé le pays de 2003 à 2013), un homme politique loyal envers la France (bien que la République française ait officiellement condamné la rébellion). La question qui se pose est donc la suivante : les forces de la MINUSCA n'ont-elles pas pu ou n'ont-elles pas voulu résister aux militants, derrière lesquels pouvaient se cacher les intérêts d'une grande puissance membre du Conseil de sécurité de l'ONU et fournissant une aide financière internationale aux États pauvres qui constituent désormais la majorité du contingent de l'ONU en RCA ?

 

Ou se pourrait-il que la France ait contrôlé le Département des Opérations de Paix (DPO) de l'ONU pendant 24 ans ? Jean-Pierre Lacroix, diplomate de carrière français, contrôle un poste crucial pour la politique française dans la région. Par ailleurs, le chef de la mission de maintien de la paix des Nations unies en RCA est Mankeur N'Diaye, l'ancien ambassadeur du Sénégal en France5.

 

Les crimes des “soldats de la paix”

La guerre civile en République centrafricaine a commencé en 2012. Les soldats de la paix de l'ONU sont apparus sur le terrain en 2014. Plus d'un milliard de dollars sont dépensés chaque année pour maintenir la mission, mais aucun résultat concret n'est observé. Les soldats de la paix abusent de l'alcool (https://www.un.org/en/internaljustice/files/undt/judgments/undt-2020-006.pdf), sont impliqués dans des violences sexuelles et dans la contrebande. En 2020, par exemple, plusieurs dizaines de plaintes pour abus sexuels commis par des soldats de la paix ont été déposées. Ces cas se présentent chaque année (https://reliefweb.int/report/central-african-republic/minusca-takes-action-reports-sexual-abuse-peacekeepers). Les soldats de la paix ont été accusés d'acheter illégalement des diamants et de l'or. Récemment, en réponse à ces allégations, la MINUSCA a été contrainte de confirmer qu'il y avait eu des cas d'importations et d'exportations clandestines à travers les frontières de la RCA, et elle a lancé une enquête à ce sujet. La MINUSCA s'est récemment vu infliger une amende d'un million de dollars par les douanes centrafricaines pour avoir passé en contrebande le site https://ndjonisango.com/2021/06/08/la-minusca-economise-sur-le-budget-de-la-rca/.

 

L'opinion publique de la RCA se mobilise régulièrement en faveur du retrait des “soldats de la paix”. Ils ont même été accusés d'aider les militants d’opposition, citant des vidéos circulant sur les médias sociaux. Mais même en laissant ces accusations de côté, il faut admettre que l'incapacité de la MINUSCA à agir efficacement dans une crise qui a commencé est évidente. Cette situation est malheureusement typique de la plupart des missions de maintien de la paix des Nations unies, qui peuvent travailler pendant des décennies sans atteindre aucun de leurs objectifs.

 

Le maintien de la paix, un problème lié à l’hégémonie libérale

Le rapport du Groupe d'étude sur les opérations de paix des Nations unies (2000), généralement appelé “le rapport Brahimi”, du nom de son commissaire Lakhdar Brahimi, reconnaît que “les opérations traditionnelles de maintien de la paix ... traitent les symptômes plutôt que les sources du conflit6. Depuis lors, malgré les efforts de l'ONU, peu de choses ont changé.

 

La situation en RCA et ailleurs en Afrique, surtout en République démocratique du Congo, constitue une preuve à charge contre les soldats de la paix de l'ONU. Plusieurs raisons expliquent pourquoi l'instrument des soldats de la paix n'a pas réussi à devenir un moyen efficace permettant de résoudre les problèmes.

 

La première est liée à la nature même de l'ONU. La Société des Nations a été créée dans le cadre d'une approche libérale des relations internationales. Il s'agissait essentiellement du prototype d'un gouvernement mondial, d'une institution de gouvernance supranationale et d'une plate-forme de négociations démocratiques. Cette idée a été reprise par l'ONU qui assume explicitement la responsabilité de “préserver les générations futures du fléau de la guerre” (Charte de l'ONU). C'est une indication directe d'une approche libérale des relations internationales, alors que les réalistes considèrent la guerre comme le compagnon inévitable de l'humanité.

 

Il faut cependant reconnaître que l'éradication de la guerre est une tâche irréaliste et inadéquate, surtout dans les cas où seules les méthodes militaires peuvent se débarrasser de la menace. Les casques bleus, en tant que force neutre, ne se sentent souvent pas obligés de combattre les extrémistes et les terroristes. La RCA en est l'exemple le plus typique. Le pays doit rétablir l'ordre mais les soldats de la paix qui tentent de se placer au-dessus de la mêlée cèdent de facto aux forces du chaos.

 

Le problème fondamental est qu'il n'y a pas de paix à maintenir, et les forces de l'ONU sont incapables d'en imposer une parce qu'elles sont des forces de maintien de la paix et non des forces de guerre” note Dennis Jett, ancien ambassadeur des États-Unis au Mozambique et Pérou7.

 

La deuxième raison de l'inefficacité tient également au fait que les instruments de consolidation de la paix ont été conçus et développés dans un esprit libéral : leur nature supranationale et leur manque de responsabilité à l'égard des États souverains sur le territoire desquels ils opèrent conduisent à des crimes. Les artisans de la paix ne peuvent être jugés que dans leur pays d'origine. Les opérations de maintien de la paix érodent la souveraineté nationale dans les régions où elles sont déployées. De nombreux conflits sont causés par l'affaiblissement de l'État ou d'autres structures de pouvoir traditionnelles qui ne correspondent pas au format de l'État traditionnel, mais le diktat extérieur, la criminalité et la violence de personnes extérieures, d'ailleurs incapables de le défendre, ne contribuent pas à son renforcement.

 

La troisième raison est révélée par les partisans de la théorie de l'hégémonie culturelle d'Antonio Gramsci. Du point de vue de la “théorie critique”, les opérations de maintien de la paix de l'ONU conduisent au renforcement de l'hégémonie capitaliste. “Une déconstruction du rôle des opérations de soutien de la paix suggère qu'elles soutiennent un ordre particulier de la politique mondiale qui privilégie les États riches et puissants dans leurs efforts pour contrôler ou isoler les parties indisciplinées du monde”, note Michael Pugh8.

 

Le cas de la RCA en est un bon exemple. L'ensemble du processus de paix en Afrique est dirigé par un diplomate français représentant l'ancien colonisateur de la moitié du continent, qui impose toujours de ce fait des relations inégales. Le rôle de l'infanterie de la MINUSCA est assuré par des contingents provenant de pays pauvres comme le Bangladesh. Leur principal intérêt est d'obtenir de l'argent, pas d'imposer l'ordre. Par conséquent, la structure de la MINUSCA reflète vaguement celle de l'exploitation du Sud pauvre par le Nord riche et sert les mêmes objectifs.

 

En outre, il s'agit d'une répétition de facto de la pratique datant de l'époque coloniale, lorsque les puissances européennes utilisaient les formations autochtones dans les conflits pour maintenir leur pouvoir dans les colonies. En conséquence, les soldats de la paix deviennent un outil politique aux mains de l'élite française, qui cherche à préserver la Françafrique par tous les moyens.

 

Le maintien de la paix, y compris au sein de l'ONU, n'est pas exempt en fait de discours colonialistes et d'eurocentrisme. Le maintien de la paix dans le monde non-européen est coulé dans le moule colonial de l'intervention d'en haut et de l'extérieur. La fourniture de la sécurité est désormais liée à un programme de développement. Les idées libérales de “maintien de la paix” contribuent donc à légitimer l'ordre mondial existant9.

 

Fernando Cavalcante du Bureau intégré des Nations unies pour la Consolidation de la Paix en Guinée-Bissau, constatant l'échec des efforts de consolidation de la paix des Nations unies en Guinée-Bissau, souligne que “le concept et la pratique de consolidation de la paix des Nations unies en Guinée-Bissau ont été influencés par la paix libérale”. Ainsi, la réalisation de la paix dans le pays était associée à la propagation des valeurs libérales et à l'imitation des institutions libérales occidentales. “L'approche générale de la consolidation de la paix dans le pays est encore excessivement basée sur la promotion de valeurs et de pratiques nettement libérales, notamment par le biais du soutien diplomatique, de la définition des priorités et du soutien aux domaines jugés pertinents pour la construction d'un État libéral qui ressemble aux systèmes politiques du Nord global”.

 

Or, cela n'a pas donné lieu à des succès majeurs dans le domaine du rétablissement de la paix et les pratiques de la “paix libérale” rappellent de fait les pratiques colonialistes : “Les politiques et les instruments qui guident l'implication des Nations unies sont généralement formulés avec un soutien technique important du Secrétariat ou de donateurs traditionnels, souvent sans la participation effective d'interlocuteurs représentant la société bissau-guinéenne10.

 

L'Afrique se voit donc imposer des institutions sociales et politiques dysfonctionnelles importées d'Occident, alors que les caractéristiques traditionnelles des sociétés africaines sont généralement ignorées.

 

La quatrième raison, partiellement identifiée ci-dessus, est que, puisque le mécanisme de consolidation de la paix suit les contours généraux de l'inégalité mondiale, les forces de base des États faibles et pauvres qui y participent manquent d'initiative, d'idées pour lesquelles elles seraient prêtes et capables de mourir et de se battre, et aussi d'une formation adéquate. Ils n'ont souvent rien en commun avec la région de déploiement.

 

En fait, les soldats de la paix sont des mercenaires que leur pays loue contre de l'argent, comme le faisaient au XVIIIe siècle, les ducs du duché allemand de Hesse-Kassel qui louaient leurs troupes à d'autres souverains. La seule différence est que les Hessois étaient une armée d'élite, alors que les États actuels qui louent leurs troupes à l'ONU ne peuvent se targuer de disposer de soldats bien entraînés.

 

Les grandes puissances elles-mêmes sont peu intéressées par les missions de maintien de la paix. La France, par exemple, se rend compte que sa présence militaire ouverte dans ses anciennes colonies est trop toxique et ne le fera donc que dans les cas les plus extrêmes.

 

Par conséquent, au lieu de l'ONU, l'Afrique n'a pas d'autre choix que de se tourner vers d'autres pays qui ont des armées bien formées ou des formateurs pour renforcer son armée contre les menaces auxquelles les forces de maintien de la paix de l'ONU ne veulent ou ne peuvent pas faire face. En RCA, il s'agit de la Russie (envers laquelle la population locale n'éprouve pas de ressentiment post-colonial) et du Rwanda. Mais là aussi, le problème reste de garantir la souveraineté nationale et la responsabilité des formations étrangères.

 

Une voie vers la réforme ?

Peut-on réformer les structures de maintien de la paix de l'ONU et mettre en place des mécanismes de maintien de la paix plus efficaces ? Sylvie Baïpo-Temon, la ministre des Affaires étrangères de la RCA, a déclaré : “L'ONU a remplacé la SDN (Société Des Nations) qui n'avait pu éviter la Seconde Guerre mondiale. Ne serait-il pas temps de remplacer l'ONU qui peine à maintenir la paix au regard de la multiplication des conflits depuis sa création ?11

 

Avant tout, il faut reconnaître que l'ONU elle-même a besoin d'être réformée. L'approche mondialiste libérale et la domination de l'Occident dans l'élaboration de l'agenda semblent tout à fait inacceptables pour les pays du continent africain. Les idées d'un monde multipolaire devraient s'incarner dans la réforme du Conseil de sécurité de l'ONU, son élargissement aux pays africains, une plus grande transparence des institutions de l'ONU, l'élimination de la domination des anciennes puissances coloniales européennes dans les institutions de l'ONU et une révision du traitement des divers organes consultatifs et des innombrables groupes d'experts ayant des liens étroits avec les ONG libérales mondialistes.

 

La bureaucratie des Nations unies, non élue et n'ayant de comptes à rendre à personne, est étroitement liée aux groupes d'influence des sociétés transnationales, des fondations mondialistes et des organisations néolibérales comme le Forum économique mondial, ainsi qu'aux agents d'influence des grandes puissances (principalement l'Occident et, dans une bien moindre mesure, de la Chine).

 

Le monstre bureaucratique devrait être remplacé par une structure compacte qui, au lieu d'imposer les valeurs libérales et l'idéologie de la “paix démocratique, analysera les problèmes des sociétés spécifiques tout en respectant leurs spécificités et leurs traditions.

 

Ce ne sont pas de petites réformes, mais des réformes radicales de la structure même de l'ONU qui sont nécessaires. Cela nécessite, tout d'abord, la déconstruction du discours libéral hégémonique et des institutions de l`ONU façonnées par celui-ci, de la Banque mondiale aux soldats de la paix forgés dans le même cadre libéral. D'ici là, il sera impossible de réaliser de réels progrès en matière de rétablissement de la paix – donc pas sur la base de la plate-forme actuelle de l'ONU. Mais plutôt dans la sphère des relations interétatiques de puissances souveraines et des pôles d'intégration.

 

* Politologue et journaliste polonais

 

Notes :

1 Rene Wadlow. The League of Nations and its Unused Peace Army. < https://globalsolutions.org/the-league-of-nations-and-its-unused-peace-army >

2 United Nations (26 August 1996). "The Impact of Armed Conflict on Children”, < https://sites.unicef.org/graca/a51-306_en.pdf >

3 Ray Murphy, “UN Peacekeeping in the Democratic Republic of the Congo and the Protection of Civilians”, Journal of Conflict and Security Law, Volume 21, Issue 2, Summer 2016, Pp. 209–246, < https://doi.org/10.1093/jcsl/krv030 >

4 Thomas W. Jacobson. “U.N.Peacekeeping: Few Successes, Many Failures”, Inherent Flaws (INTERNATIONAL DIPLOMACY & PUBLIC POLICY CENTER, LLC) - < https://rinj.org/documents/un/un_peacekeeping_failures.pdf >

5 Marième Soumaré. Racism at the UN: Internal audit reveals deep-rooted problems. The Africa Report - https://www.theafricareport.com/62757/racism-at-the-un-internal-audit-reveals-deep-rooted-problems/ (https://www.theafricareport.com/62757/racism-at-the-un-internal-audit-reveals-deep-rooted-problems/

7 Dennis Jett. Why Peacekeeping Fails. < https://www.afsa.org/why-peacekeeping-fails >

8 Michael Pugh (2004), “Peacekeeping and critical theory”, International Peacekeeping, 11:1, 39-58, DOI: 10.1080/1353331042000228445

9 Phillip Darby (2009), “Rolling Back the Frontiers of Empire: Practising the Postcolonia”l, International Peacekeeping, 16:5, 699-716, DOI: 10.1080/13533310903303347

10 Fernando Cavalcante, “The Influence of the Liberal Peace Framework on the United Nations Approach to Peacebuilding in Guinea-Bissau”, RCCS Annual Review [Online], 6 | 2014, Online since 01 October 2014, connection on 01 July 2021. URL : < http://journals.openedition.org/rccsar/564 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rccsar.564 >

1 Voir à ce sujet le reportage sur ce pays du journaliste polonais décédé récemment, Grzegorz Walinski < http://ancommunistes.fr/spip.php?article2888 >

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7 juin 2021 1 07 /06 /juin /2021 20:08

           D’élection en élection, les candidats pérorent sur tout, sans jamais reconnaître ce qui bloque toute possibilité ne serait-ce que de tenter de réaliser leurs promesses électorales, à savoir la Banque centrale européenne, l’eurogroupe et sa Commission européenne. On parle donc à longueur de discours de « valeurs européennes » sans jamais avoir voulu ou pu les définir, parce que le « citoyen » a compris qu’elles se réduisaient à celles cotées en bourse. Et comme il n’a aucun pouvoir ni sur la bourse ni sur les décisions politiques stratégiques, il se désintéresse de la gestion des affaires qu’on ne peut plus appeler une vie politique. Ce qui évidemment, aboutit à défaire les peuples, sans pour autant créer à la place ce « peuple européen » fantasmé par de mornes eurocrates. Il faut rappeler que le projet d’UE a été élaboré dès le débarquement des troupes US par des agents d’influence sans envergure et au passé trouble, Schuman, Monnet, Hallstein, Spaak…

        S’il a pu exister sur notre sub-continent quelque chose comme une culture européenne qui s’est abreuvée depuis l’Antiquité aux sources de la civilisation méditerranéenne, force est de reconnaître que l’Union européenne l’a asséchée.

           Alors que les Britanniques ont repris leur liberté, échec du « projet européen » s’il en est, on constate qu’il n’est venu à aucun « grand leader » de constater que ce désastre nécessitait au moins de lancer un débat de fond sur le pourquoi de la chose et sur les objectifs à éventuellement reconstruire. On continue donc à rouler sur ce qu’un eurocrate avait, dans un éclair de franchise, voulu voir comme « une autoroute sans sortie ». Jusqu’à quand ? Essayons dès lors de tenter ici de remettre les pendules à l’heure...

La Rédaction

 

 

UE, une impasse politique et sociale

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juin 2021

 

Claude Karnoouh

 

Telle qu’elle fut conçue par ses pères fondateurs, et en particulier par celui qui en posa les prémisses et en fut le premier dirigeant, Robert Schuman, l’UE devait servir d’instrument essentiellement économique afin de permettre une coopération harmonieuse entre des nations naguère concurrentes tant dans l’espace européen proprement dit que dans les espaces coloniaux qu’elles dominaient. Robert Schuman, de fait un agent étasunien dès avant la Seconde Guerre mondiale (cf., les mémoires du Général de Gaulle), visait simultanément à ne pas faire de l’UE une menace économique réelle pour les États-Unis. Il fallait à tout prix désamorcer tout danger potentiel de conflits, c’est-à-dire trouver les instruments juridiques qui, votées par chacun des parlements nationaux, limiteraient leur propre souveraineté et par là-même la souveraineté des nations. Le but implicite et non-dit visait à éliminer l’État-nation européen, cette création du XIXème siècle d’après le modèle issu de la Révolution française, de manière à confier le pouvoir à une instance de type fédérale dont le modèle était représenté par les États-Unis d’Amérique. Ainsi, commission européenne et députés européens auraient des prérogatives législatives et exécutives supérieures à tous les États membres. C’est pourquoi on constate, depuis quarante ans et peu à peu et inexorablement, que les États perdent de leur souveraineté régalienne en matière de finance, d’enseignement, voire de diplomatie, certains pays d’Europe de l’est ayant atteint le statut de semi-colonie ce qui n’était arrivé que sous la férule du régime communiste pendant la seule période stalinienne.

 

Lorsque bon an mal an l’économie allait bon train, il semblait plausible aux citoyens de l’UE que l’institution apportait le bien-être à une majorité de citoyens, même si son fonctionnement réel avait déjà tendance à accentuer les écarts de revenus et à augmenter le chômage. Mais dès la crise des subprimes de 2008 suivit par celle de 2017 intensifiée par la pandémie du Covid 19, alors non seulement les écarts économiques se sont creusés, mais la pauvreté a augmenté de manière drastique. La prétendue solidarité entre les États membres a volé en éclats. Il faut dire que pendant la crise des surprimes, l’Allemagne, grand trésorier de l’UE et attachée à une rigueur monétaire quasi dictatoriale, n’avait pas manifesté beaucoup d’inclination pour aider le peuple grec à sortir de l’impasse où se trouvait son économie trahie par les banques étasuniennes, sauf à continuer à la piller. Dans le discours teuton, tous les clichés allemands sur les gens du Sud refaisaient surface : des fainéants qui ne pensent qu’à se dorer au soleil et à siroter du café1. Avec le Covid, c’était limpide : chacun pour soi… et Dieu pour tous !

 

Un autre aspect rend le projet de l’UE bien improbable, c’est la disparité des développements en ce que cette institution politico-économique a montré bien des fois qu’elle avait été conçue pour les classes dominantes et leurs laquais, et non pour le mieux-être réel des peuples. Entre les pays de l’Ouest, l’Allemagne en tête, puis la France, la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suède, la Finlande, etc., et les pays de l’Est dont la Roumanie, la Bulgarie, les pays Baltes, la Pologne, etc… là où les thérapies de choc post-1989 doublées du coût bon-marché du travail et des avantages fiscaux éhontés accordés aux investisseurs occidentaux, se sont soldées par une désindustrialisation massive réduisant l’activité industrielle à la sous-traitance pour les usines de l’Ouest, faisant voler en éclats les lois du travail et mettant ainsi les employés à la merci des patrons qui menacent sans cesse de délocaliser l’outil de travail lorsqu’ils leur semblent que d’autres pays du tiers-monde offrent des possibilités de plus-values plus avantageuses (Nokkia qui voilà une dizaine d’années avait employé jusqu’à trois cents ouvriers, a, du jour au lendemain, quitté Cluj sans coup férir, et sans amende, pour le Viet-nam !). Par ailleurs, il ne faut pas se bercer d’un angélisme naïf. Les sommes énormes déversées en Europe de l’Est pour refaire les infrastructures ferroviaires, routières, touristiques, sont en partie déroutées vers les poches de politiciens et de patrons locaux, et pour l’autre part, majoritairement retournées vers l’Occident au travers des contrats qui obligent les États à acheter sans licitation des matériaux en Europe occidentale ou à employer des firmes occidentales qui viennent faire le travail à l’Est en le sous-traitant à vils prix à des firmes locales. Bref, la bonne corruption qui fixe les intérêts des élites politiques et techniques dans la bonne direction, opposée à la mauvaise corruption dénoncée par Bruxelles, celle qui favorise le capital local.

 

Ainsi dans les quelques années qui précédèrent l’adhésion de l’Est à l’UE (il y avait aussi l’OTAN dans le package deal !), après les chants des sirènes distillés aux peuples occidentaux, on entendit ad infinitum politiciens, experts et intellectuels nous vanter les avantages qui nous guettaient d’une réussite économique assurée : le bonheur consumériste était à portée de main, nous allions tous devenir riches, ne gaspillant plus nos ressources à nous faire des guerre épuisantes. Le bonheur étant dans l’urne, il suffisait de voter oui à l’adhésion. Certes, il fallait bien aménager cet horizon irénique et hédoniste, organiser une propagande drastique qui vilipendait les trouble-fêtes, ceux ayant la sensibilité souverainiste et fier de l’être avaient voté contre l’adhésion.

 

Dans un esprit « hautement démocratique », l’Occident, au premier rang duquel les Germains puis les États-Unis, brisèrent la Yougoslavie en avivant les ressentiments et les haines entre les divers peuples que les communistes avaient cru avoir cassés.2 Toujours dans un souci démocratique, l’OTAN, légitimé par l’UE, bombarda un pays européen comme cela n’avait plus été le cas depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il fallait que les gens de peu (au Moyen-âge on eût dit les gueux) se soumettent au nouvel ordre européo-mondial, renoncent à leur souveraineté nationale et continuent à fournir à l’Europe de l’Ouest un marché sans concurrence et des travailleurs à bas-prix. Ce flux s’étendit ensuite toute l’Europe de l’Est et l’on constata que des professeurs de lycée travaillaient comme maçons ou femmes de ménages, que des infirmières hautement qualifiées se faisaient gardes-malade à domicile ou dans des hospices passant leur temps à torcher le cul des vieillards, que des ingénieurs s’employaient comme simples ouvriers sur les chantiers de construction, et que des employés ou des paysans ne manquant pas de compétence étaient employés comme des esclaves modernes dans le maraîchage industriel de France, d’Allemagne, d’Italie et d’Espagne. « Le bonheur est donc dans le pré » comme le proclame une célèbre émission populaire de la télévision française pour faire oublier aux téléspectateurs combien la politique rurale de l’UE a ruiné la petite paysannerie et a promu une agriculture industrielle qui détruit en Europe (et ailleurs) tous les écosystèmes, la qualité des eaux et de l’air. En bref, ayant inventé une monnaie unique et en y adjoignant le prétexte de l’humanisme libéral de la libre circulation des peuples, le capitalisme européen et mondial s’attachait essentiellement à fluidifier simultanément la circulations des marchandises et celle des travailleurs (ceux-ci par leur travail ne sont qu’un équivalent monnaie de la marchandise). Le capital avait ainsi trouvé un nouveau remède à la baisse tendancielle du taux de profit.

 

De plus, dans le même processus, en organisant la compétition du travail entre les travailleurs de l’Ouest mieux rémunérés et ceux de l’Est sous-payés, le capital brisait la solidarité syndicale, fer de lance au siècle précédent de toutes les conquêtes sociales ayant amélioré la santé et le confort des ouvriers et des salariés en général. Cette dynamique de la libre circulation des hommes et des marchandises n’avait largement profité qu’aux grandes entreprises européennes, mais aussi étatsuniennes, indiennes et chinoises, à travers leurs filiales installées en Europe. En fin de compte, un peu plus tard, en ouvrant toutes grandes les portes des émigrations extra-européennes dues aux diverses guerres néocoloniales menées au Moyen-Orient au nom de la démocratie, le capital, sur le sol européen, avait déclenché la guerre de tous contre tous. Par exemple, dès que des ouvriers venus du Maghreb refusaient de travailler pour des salaires scandaleusement bas dans l’agriculture andalouse, immédiatement se présentaient des Roumains, des Pakistanais, des Sri-Lankais, des Vietnamiens, des Philippins, des Indiens, etc… Bingo ! Sous prétexte d’un grand humanisme du déplacement, relayé par des ONG-s émanant des pouvoirs économiques dominants, les multinationales ont finalement gagné la guerre de classe, comme l’a proclamé naguère et sans vergogne le milliardaire étasunien Warren Buffet.

 

Le discours idéologique

Mais les lois économiques européennes ne suffisent pas à l’ensemble du dispositif. Pour imposer une telle construction politique nouvelle, il faut, comme toujours, un discours proposant une idéologie, laquelle offre des référents et présuppose créer les sentiment d’appartenances. Ici, le discours consiste à affirmer tout de go qu’il existe un peuple européen. Voilà qui me semble mériter un commentaire. Même une observation rapide de l’espace européen de l’UE montre qu’une telle affirmation tient du wishful thinking propre aux bureaucrates politiques, aux journalistes et aux universitaires de la même eau. Certes, la notion de peuple européen peut être valable pour quelques millionnaires hors-sol, pour quelques milliers de footballeurs et de sportifs professionnels, de mannequins, d’artistes du rien postmoderne qui sont vendus comme une simple marchandise ; cela peut aussi renvoyer à ces nombreux journalistes stipendiés, à ces universitaires et chercheurs spécialistes des salles d’attente d’aéroport et de colloques où se récitent (sous la couverture de « spécialistes scientifiques ») les mantras produits par Bruxelles. Mais quand j’observe ici et là dans les pays dont je connais les populations dans leurs diversités sociales, l’espace européen de l’UE, cela se résume à l’euro et à la présence de nombreux touristes étrangers pendant quelques semaines de l’année puis, les vacances finies, on se retrouve entre soi. Voilà la réalité, banale, quotidienne, vécue par des dizaines de millions de personnes. Il suffit de se promener en Italie, en France, en Roumanie, en Bulgarie, en Grèce pour voir et entendre que l’incarnation d’un peuple européen est une pure fiction, un monstre chimérique né des têtes idéologisées des bureaucrates travaillant à organiser la propagande de l’UE.

 

La présence attestée d’un peuple se signale par quelques caractères irréductibles que l’on ne peut occulter, à moins de vivre dans un ailleurs dématérialisé, par exemple celui de l’argent qui n’a ni patrie ni langage sauf celui des chiffres. La présence d’un peuple présuppose une langue quotidienne commune même si des langues secondaires sont officiellement reconnues par l’État comme en Italie ou en Roumanie, et dans la plupart des pays d’Europe centre-orientale. Sauf la Suisse avec la Belgique, où il y a respectivement quatre et trois langues officielles, la reconnaissance de langues minoritaires par l’État laisse inchangé la langue officielle, celle des documents, des principaux médias main stream et de l’enseignement3. Situation qu’il ne faut pas confondre avec les anciennes colonies européennes où la langue des coloniaux, anglais, français, espagnol, portugais, un temps néerlandais et, jadis allemand sont demeurées les langues de communication surtout dans des pays où des mosaïques de peuples parlaient sur de petits territoires des dizaines de langues différentes parfois aussi éloignées l’une de l’autre que le roumain l’est du finnois : les cas les plus spectaculaires se rencontrent dans les diverses sociétés mélanésiennes, papoues et fidjiennes, parmi le monde amérindien et en Afrique noire.

 

Ce qui caractérise les langues des peuples européens (comme les langues de tous les peuples de culture écrite), c’est le fait que dans chacune d’elles il existe une littérature, une prose, et surtout, une poésie, cette manière inégalée de faire chanter (« de coudre » disaient les Grecs anciens) la langue comme l’écrivait Homère au premier vers de l’Odyssée, matrice littéraire de toutes les cultures européennes, à laquelle il conviendrait d’attacher l’Énéide de Virgile :


 

Μῆνιν ἄειδε, θεά, Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος,
οὐλομένην, ἣ μυρί’ Ἀχαιοῖς
ἄλγε’ ἔθηκε,

Chante, ô Muse, la colère d’Achille, fils de Pelée, colère funeste….


 

Arma uirumque cano, Troiae qui primus ab oris 

Italiam, fato profugus, Lauiniaque uenit…

Je chante les combats du héros prédestiné qui, le premier,  

Fuyant les rivages de Troie, aborda en Italie, près de Lavinium ;


 

Or il semble que pour la bureaucratie bruxelloise et tous ses commensaux qui parlent le « globish », une sorte d’anglais minimal propre aux annonces d’aéroport (sauf pour les Anglais et les Irlandais), la langue, et donc la culture littéraire, sont affaires secondaires par rapport aux vraies affaires où la langue ne sert qu’à la communication des ordres et des chiffres : de quoi faire se retourner dans leur tombe Yeats et T.S. Elliot, Hölderlin, Heine et René Char, Lucian Blaga, Teodor Arghezi, Ady Endre et Joszef Attila… C’est pourquoi je mets au défi les petits marquis et petites marquises, courtisans et courtisanes de l’UE, de me définir un vrai peuple européen, hormis parmi certaines élites de très haut niveau culturel ou social, lesquelles, historiquement, n’ont pas attendu les bureaucraties bruxelloises pour se penser européen, à commencer par tout professeur de philosophie qui enseigne les bases de la pensée moderne depuis Descartes.


 

Pour faire un peuple, il faut aussi partager des éléments d’une saga nationale, ce que certains appellent une histoire commune, si l’on entend histoire par une narration qui n’est jamais objective selon des critères scientifiques, mais qui doit seulement énoncer un en-commun aux habitants qui le copartagent, y compris en le critiquant. Car critiquer un discours, des références et des pratiques ne veut pas nécessairement dire les jeter aux oubliettes, aux poubelles de l’histoire, bref les éraser. Pas de Cancel culture ! Les divers peuples de l’UE se sont longtemps affrontés comme des ennemis inexpugnables. Il a fallu cinq siècles pour faire des Anglais et des Français des alliés et pas toujours fidèles. Longtemps les principautés germaniques ne furent pas ennemies de la France, l’ennemi c’était essentiellement l’Autriche qui, malgré le mariage de Marie-Antoinette avec le Dauphin de France, et plus tard celui de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche, le demeurerait jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale avec la Prusse devenu le centre de l’Empire allemand. On pourrait multiplier les exemples de ces oscillations dans le rapport ami/ennemi de la France et de la Grande-Bretagne où apparaissent comme alliées de l’une ou de l’autre toutes les grandes cours d’Europe depuis la chute de l’Empire romain d’Occident. Si les conflits, même les plus sanglants, n’ont pas manqué en Europe, y compris parmi les membres de l’UE, ces relations de paix et de guerres n’ont pas créé pour autant un peuple unique dans une langue unique, bien au contraire, chacun est resté campé sur sa tradition. Que peut-il y avoir d’en-commun entre un Finlandais et un Italien, entre un Danois et un Maltais, entre un Grec et un Suédois, entre un Roumain et un Belge ? Hormis lors d’émigrations forcées pour la quête d’un travail, rien de commun n’est visible à l’œil nu. Il est vrai qu’il y a parfois plus d’affinités entre citoyens de tel ou tel pays installés à l’étranger, mais à moins que celui venant s’installer ne s’intègre au sein de sa nouvelle communauté de destin, rien ne transforme ces affinités en une appartenance historique, dussent-elles se manifester par une bonne maîtrise de la langue. Rien en effet ne nous indique qu’au sein de l’UE le partenariat entre les États ne se transformera pas un jour en un conflit ouvrant la voie à un Neue Burgerkrieg. Car il ne faut pas s’y tromper, et sous prétexte de cette union, substituer une vision irénique au réalisme des relations internationales. Qui eût pu penser que le déchirement post-communiste de l’ex-Yougoslavie eût entraîné une guerre d’une extrême violence entre les républiques associées, dissimulant simultanément la déjà vieille rivalité entre la France et l’Allemagne dans les Balkans ? Et si le divorce entre la Tchéquie et la Slovaquie s’est passée sans effusion de sang, cela n’a pas interdit les divers massacres de la guerre de Yougoslavie. Sachons nous en souvenir pour ne pas bâtir des châteaux en Espagne comme le dit si joliment le proverbe français. Le plus bel exemple de cette illusion de l’UE revient à la Belgique, malgré tous les compromis, il y a, et il demeure deux peuples en Belgique qui parlent deux langues différentes, une germanique et une latine, et qui, surtout les Flamands, souhaitent prendre leur indépendance. L’UE vogue donc dans la plus totale contradiction, d’une part elle soutient le séparatisme monténégrin ou kosovar, et, de l’autre, le refuse à la Catalogne ou à la Corse ! Comme si les États les plus puissants imposaient aux plus faibles des politiques de fragmentation qu’ils récusent chez eux !


 

L’UE repose fondamentalement sur des accords qui visent donc à fluidifier les échanges économiques afin qu’ils échappent à toutes les contraintes que pourraient imposer des lois protectionnistes propres au pouvoir régalien des États souverains. Au fur et à mesure que l’institution prenait de l’ampleur, les États adjoignirent à l’économie la recherche et l’enseignement (avec la catastrophe de Bologne par exemple), et enfin pour faire bonne mesure et donner l’illusion d’un nouvel humanisme, les députés et la Commission ajoutèrent la culture, le livre, le cinéma, les beaux-arts. Or cette omnipotence des intérêts culturels n’a guère produit des œuvres exceptionnelles, bien au contraire, avec la mondialisation, il y a à la fois un nivellement formel et un étalement du conformisme qui nous offre des œuvres culturelles d’une éclatante médiocrité, sauf dans la poésie en ce que les énoncés sont intimement liés au génie propre à chaque langue, et donc difficilement transposable en « globish » uniforme. Le seul point positif de cette union se montre dans les législations promues pour la préservation des écosystèmes avec cependant des limites vite perceptibles, en ce qu’aucune instance judiciaire ou policière ne peut contraindre un pays à respecter les recommandations européennes sur la chasse et la préservation des espèces végétales, animales et des milieux naturel. Je n’ose pas même aborder ici les problèmes de la justice et de la tolérance tant chaque État fait à peu près ce qu’il veut.


 

Derrière les paroles lénifiantes des politiciens et des journalistes nous savons que la guerre fait rage au sein de l’UE. Une guerre essentiellement économique entre les pays de l’Ouest riches et les pays de l’ex-glacis soviétique pour certains beaucoup plus pauvres ou, après les thérapies de choc néolibérales, ayant retrouvé leur misère de l’Entre-deux-guerres. Mais non seulement ! Lors de la crise grecque personne n’a pu imposer aux Allemands une solidarité financière minimale, laissant la Grèce étouffer sous le poids de sa dette vis-à-vis de l’Allemagne et la France. Alors que l’UE offrent des prêts énormes sans intérêts aux ex-pays de l’Est, ceux-ci, au lieu d’acheter par exemple des armes ou des centrales atomiques européennes achètent des armes et des centrales étasuniennes (sauf la Hongrie). Les exemples de ce types abondent. La guerre dans le cadre du droit d’ingérence européen au nom de l’État de droit conçu par l’Europe occidentale n’est guère unanime, la législation de l’émigration et les quotas imposés par Bruxelles engendrent l’ire des pays qui n’ont strictement aucun passé colonial, et donc ne se sentent pas responsables de la réparation de cette catastrophe. Que ce soit sur l’uniformisation du droit du travail et des rémunérations, sur les rapports entre l’Église et l’État, une guerre sourde fait rage sans que les citoyens puissent intervenir réellement puisque le Parlement élu n’a quasiment point de pouvoir, celui-ci étant concentré au sein de la commission non-élue et dans les réunions des chefs d’État. En fin de compte, ce qui semble assuré c’est le but initial et ultime de l’UE, une zone fédérale de libre échange soumise aux pouvoirs bancaires internationaux dans un esprit néo-libéral dont la finalité se manifeste clairement : maintenir en l’état les pôles de la richesse et ceux de la pauvreté.


 

L’Europe promettait le plein emploi, mais le chômage n’y fait qu’augmenter, dût-il être dissimulé comme en Allemagne et en France par l’explosion du travail précaire. L’Europe avait promis la stabilité financière quand la monnaie unique a engendré une énorme croissance des prix des objets et nourritures de consommation courantes. Bref, l’Europe c’était enfin le bonheur après la guerre froide. Mais, on le constate, c’est toujours la même exploitation des salariés qui demeure encore et encore. Certes il existe un courant qui pense pouvoir réformer l’Europe de l’intérieur en modifiant ses règles de fonctionnement. Mais a-t-on vu jamais une gigantesque machine bureaucratique fournissant d’excellents salaires, des avantages fiscaux et des retraites sans équivalent vouloir se réformer ? Changer l’UE, c’est d’abord la défaire pour en reconstruire une autre sur de toutes autres bases sociales et économiques, et donc politiques. Voilà le vœux pieux des hérauts du discours d’une « Europe sociale », mais dans le cadre de l’UE définie par les traités tels qu’ils sont agencés présentement, il n’est là qu’un grand bluff.


 

Dans l’un des aphorismes de son ouvrage Le voyageur et son ombre, Nietzsche écrivait : « Peut-être que l’Europe ne vit que dans trente très vieux livres qui n’ont jamais vieilli ». A l’heure de la Cancel culture généralisée, j’ai très peur que ces très vieux livres nous échappent déjà.

Claude Karnoouh, Bucarest le 31 mai 2021

 

Notes :

1 Les Teutons auraient pu ajouter parlant des hommes du Sud, « juste bons à sauter les femmes du Nord qui y vont passer leurs vacances à cet effet ».

2 Voir le remarquable film de Kusturista, Underground.

3 A ce sujet, rappelons-nous la révolte de nombreux Catalans qui réclamaient l’enseignement en castillan et non dans une langue qui n’est parlée quotidiennement et massivement que dans les campagnes et les petites villes. C’est aussi le cas du gaëlique d’Irlande qui doit être enseigné à tous les habitants qui ne viennent pas des deux comtés du Nord-Ouest où le gaëlique est la langue parlée en famille, au travail, dans les relations sociales.

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4 juin 2021 5 04 /06 /juin /2021 22:43

Une grande partie de l’incompréhension régnant aujourd’hui entre le monde de l’islam et le monde occidental provient certes des questions historiques et politiques non résolues mais on ne peut pour autant ignorer que tous ne parlent pas la même langue, au sens le plus profond du ou des sens donné(s) aux mots, polysémique ou monosémique, poétique ou concret, prophétique ou raisonnable. Or, l’auteur de cet article soutient que « nos pères », les Grecs anciens, étaient plus proches de ce que la langue arabe, et en particulier la langue coranique, a conservé que de ce que nous avons fait et gardé de la Grèce. Et que nous avons perdu en route le lien avec ce monde là à partir de la christianisation ...pourtant au départ sémitique. Bref, pour résoudre les contradictions auxquelles nous sommes confrontés, encore faut il les connaître et donc commencer par les découvrir ...

La Rédaction

 

 

Les langues poético-prophétiques,

 

du Coran à l'Iliade,

 

de l'Iliade à aujourd'hui

-

Juin 2021

 

 

Olivier Chalicki Nawra*

 

Pour pouvoir écrire cet article, je dois, comme mon collègue Bruno Drweski, commencer par quelques détails biographiques qui éclaireront mon point de vue sur la question. J'ai été élevé à la lumière des Anciens, Grecs et Latins, dont j'ai peu à peu, pendant les trente dernières années, lu presque toute la littérature, archaïque, classique et tardive, d'abord comme l'enfant qui veut apprendre, puis comme l'homme qui veut vivre pleinement sa culture en connaissant ses racines indépassables.

 

Mon parcours personnel m'a conduit à me tourner vers l'Europe de l'Est. Mais assez curieusement c'est très vite l'islam qui s'est présenté à moi. A l'âge adulte, il s'est trouvé que les gens les plus intéressants et les plus ouverts que je connaissais étaient des musulmans, de ces musulmans qui passent leur temps à lire, à échanger des livres et à les commenter, moins à la mosquée que dans les librairies parisiennes. Ce qui s'est alors produit, c'est la rencontre de ma culture, gréco-latine, et de la leur, arabo-irano-grecque. Autour des ouvrages d'Henri Corbin, nous discutions de religion comparée et d'histoire des religions jusque dans les salles de l'EPHE (École pratique des Hautes Études).

 

Pas plus que mon collègue, je ne maîtrise la langue arabe. Et pourtant, rien ne m'a davantage aidé à comprendre la complexité de l'islam et la subtile richesse du Coran que ma connaissance du grec ancien. Assez rapidement, je me suis rendu compte qu'une grande partie des contradictions que l'on attribue à l'islam et à la Civilisation arabo-islamique venait en réalité de la faiblesse criante de nos langues d'aujourd'hui, incapables de traduire non pas simplement une langue sacrée mais surtout une langue ancienne dont la puissance poétique, donc religieuse, et la portée universelle viennent de sa polysémie permanente. En réalité, chaque mot de l'arabe ancien porte une multiplicité de sens qui ne s'excluent presque jamais : ils ont tous les sens en même temps, c'est précisément ce « sens total » qui est présent dans le mot et qui en fait la sacralité. Et bien entendu, ce sens total se combine avec celui du mot suivant, etc. Or, ce n'est pas là une spécificité de l'arabe ancien ni du Coran mais bien la nature même des langues de l'Antiquité, qui toutes, du latin au sanskrit en passant par le grec, le vieux perse et jusqu'au vieux chinois, sont des langues d'essence poétique avant tout.

 

Et ici, je dois insister sur le fait que la « poésie » de l'Antiquité n'a rien à voir avec la poésie telle que la perçoit l'homme moderne ou post-moderne : elle n'est pas du tout un divertissement plaisant et gratuit, ni même un exercice littéraire de haut vol. Elle est, en Méditerranée, dans le monde sémitique comme dans le monde indo-européen et bien plus loin encore, le Verbe religieux, dont la valeur est supérieure à toute autre forme d'expression humaine. Que le Coran soit un long poème récité n'a donc rien d'étonnant. Pas davantage que sa suprématie religieuse, culturelle et linguistique. Il est somme toute pour les musulmans, exactement ce qu'étaient pour la Grèce archaïque l'Iliade, l'Odyssée, la Théogonie : une poésie sacrée qui évoque la divinité et dont la valeur qui touche à tous les domaines de la vie est indépassable.

 

Mais pourquoi Bruno Drweski écrit-il que « le texte ‘occidental’ tend plutôt à ‘marcher les pieds sur terre’, à être exact, même lorsqu’il devient poème » ?1 Tout simplement parce que la vision que nous avons du Coran, de l'arabe ancien et de la pensée prophétique dépend de ce que nous considérons comme notre propre référence indépassable, c'est-à-dire de la façon dont nous regardons « la Grèce ». Le texte « occidental », grec, « qui tend à être exact même lorsqu'il devient poème », c'est le grec classique du Ve siècle de Périclès, celui qu'à un moment donné de l'histoire, des autorités culturelles ont institué comme étant « le grec ». Et certes, l'exactitude des philosophes de ce temps-là, et même en effet celle des poètes hellénistiques tel le remarquable Apollonios de Rhodes nous montrent une langue déjà plus « claire », et en cela aussi plus « pauvre » que ne l'étaient les chefs d'oeuvre inégalées du grec archaïque, celui d'Homère et d'Hésiode. Or d'une part, c'est le grec classique des Athéniens qui a été choisi pour devenir « le grec » par ces fondateurs d'un monde nouveau qu'étaient les chrétiens de l'Antiquité tardive qui s'apprêtaient à prendre ou tenaient déjà un pouvoir redoutable sur le destin religieux mais aussi culturel des peuples de l'Empire romain puis de toute l'Europe. Ce sont eux, les saint Augustin, les Clément d'Alexandrie, les Hermogène qui ont imposé définitivement l'idée que « la Grèce » était la terre des philosophes et que « le grec » était celui de Platon et d'Aristote.

 

La vraie Grèce antique, pays de poètes et des prophètes

Pourtant ce n'était pas du tout ainsi que les Grecs polythéistes concevaient leur langue et leur Civilisation. J'introduis donc ici une question religieuse qui me permettra de revenir vers l'islam. Les polythéistes grecs considéraient qu'être grec, c'était être élevé au lait d'Homère et d'Hésiode et non pas à celui des philosophes. Le terme même de « philosophe » est en soi significatif du statut qu'ils avaient vraiment dans le monde antique : ils n'étaient pas des sages (sophoi) qui, eux, formaient un cercle étroit de personnages mythiques donc religieux à leur manière, non, les philosophes n'étaient guère que des « amis » ou des « amoureux de la sagesse» ou « ceux qui désirent la sagesse », d'humbles hommes bien inférieurs aux sages et que les Anciens ne mirent jamais au même rang que les poètes. Les poètes, eux, étaient, comme les sages mais bien plus qu'eux, porteurs de mythes : les Vies d'Homère sont bien des mythes, à commencer par sa naissance mystérieuse, sa mort due à une énigme, et son combat poétique contre Hésiode. Les poètes étaient divinisés. Homère était le fils d'un dieu-fleuve. Il recevait un culte. Il en allait de même pour Hésiode ; Pindare, au Ve siècle, était honoré en personne dans le temple d'Apollon ; et Virgile le Latin, à l'aube de l'ère chrétienne, eut lui aussi son mythe et son culte. Les Romains eux-mêmes les tenaient pour plus divins que les empereurs. Les poètes, en effet, étaient ceux que les Grecs nommaient « theologoi » comme le rappelle Cicéron dans son De Natura Deorum. Des « theologoi » c'est-à-dire ceux qui parlent de (ou chantent) les dieux. Nous ne pouvons pas traduire ce mot par « théologiens », terme qui a fini par être approprié par l'Église. Mais rien ne nous empêche de le traduire librement par « prophète » car qu'est-ce qu'un prophète, si ce n'est celui qui chante la divinité ?

 

Il n'est d'ailleurs pas difficile de voir jusqu'où la ressemblance peut aller. Pindare a été qualifié de prophète au temple d'Apollon. Mais encore, on a de nos jours oublié que l'Antiquité connaissait fort bien une pratique que de nombreux musulmans continuent encore : la bibliomancie. Puisque le Coran est la parole du Prophète, alors certains musulmans consultent le Coran de façon aléatoire pour connaître l'avenir par le verset qu'ils rencontrent. Les Grecs et les Latins faisaient rigoureusement de même avec l'Iliade, l'Odyssée et l'Enéïde, preuve s'il en est qu'ils tenaient ces livres pour sacrés et prophétiques. C'est ce qu'on appelait à Rome les « Sortes Vergilianae », ce qu'on peut traduire par « les Destins annoncés par Virgile ».

 

Le christianisme occidental comme rupture avec la langue de l’Antiquité et le sémitisme

La prise du pouvoir par les chrétiens a cependant bouleversé ce statut des poètes et de leur langue sacrée. A partir du moment où la seule religion reconnue devint celle du Christ, toute la poésie polythéiste fut requalifiée en « littérature », en « héritage culturel » désacralisé, renvoyé dans la sphère scolaire. Or c'était là la rupture la plus profonde qui se pouvait produire : à changer le statut d'Homère, on en arriva à voir dans la Grèce le pays des seuls philosophes, dont la littérature pouvait être récupérée directement ou presque, par les chrétiens alors que la poésie homérique ne pouvait pas l'être. Cette rupture me semble fondamentale. C'est certainement là que se situe la divergence majeure entre ce qu'on peut désormais appeler « l'Occident », un monde gréco-latin qui a partiellement rompu avec ses racines pour devenir chrétien, et un monde sémitique qui, lui, ne remet pas en cause le statut sacré de sa tradition poétique et la revivifie par le chef d'oeuvre coranique nourri au miel d'une langue « archaïque » au sens noble, donc d'une richesse incomparable. Le souffle prophético-poétique a continué ici tandis qu'il s'est arrêté là-bas. Encore faut-il dire que la tradition prophético-poétique grecque ne s'est pas tarie mais qu'un combat semble l'avoir arrêtée dans sa rénovation : Nonnos de Panopolis, que ses contemporains acclamaient comme le Nouvel Homère écrivait au Ve siècle la plus imposante épopée poétique de l'Antiquité, fort inspirée : les Dionysiaques ; et on sait qu'il eut des émules après lui. Mais les autorités ecclésiastiques, sans détruire son oeuvre, ne lui donnèrent jamais le statut dont elle eût dû être la glorieuse héritière.

 

La langue poétique grecque avec sa polysémie foisonnante avait même son pendant latin. Dans la bibliothèque de mon arrière grand-père, je lisais, étant adolescent, le Gradus ad Parnassum, ce dictionnaire poétique latin qui ne semble plus guère être utilisé aujourd'hui dans la découverte du monde par la jeunesse. A tort, car quels trésors et mystères ne réserve-t-il pas à celui qui l'ouvre ? Si le mot d'islam est si riche, comme l'expose si bien Drweski, le terme de « gratia » l'est-il moins en latin ? Il porte en lui la beauté, notre grâce, mais aussi la générosité, les questions de vie et de mort, l'aide. Amicitia est certes l'amitié, mais c'est aussi l'amour, l'alliance y compris militaire, le traité, le contrat, l'hospitalité, la parenté, et c'est aussi bien l'un des noms de Vénus, donc une divinité. Les langues néolatines ont perdu la partie la plus importante de leur sens en s'éloignant de cette langue poétique que l'Église a, de son côté, figé. De même qu'islam est la paix et la bonne religion et bien d'autres sens associés, Pax en latin poétique, c'est l'amitié, la permission, le pardon et plus que tout, la « Pax Deorum », la paix des dieux, entre les hommes et les dieux, terme qui traduit on ne peut plus parfaitement le sens religieux du mot « islam ». Mais qui connaît encore la Pax Deorum et qui saurait l'appliquer dans le monde moderne à nos voisins musulmans ? Il faudrait pour cela recommencer à apprendre les langues anciennes, et aussi demander à nos amis historiens de cesser de se taire et de sortir de leurs tours d'ivoire pour interpréter le monde, au lieu de le laisser aux journalistes incultes et mercenaires.

 

L’appauvrissement des langues post-poétiques

L'abandon de cette richesse sémantique permanente de la langue poétique latine au profit de dérivés appauvris que sont les langues modernes de l'Europe est une rupture qui, de façon significative, accompagne la rupture religieuse constantinienne et la déchéance du statut de la poésie antique. « L'Occident » qui naît alors est peut-être bien sémitique de religion, mais la voie qu'il décide de prendre, toute en rupture avec la tradition poético-prophétique grecque et romaine, le mène toujours plus loin d'un monde sémitique resté plus fidèle à lui-même. Or c'est peut-être de là que vient l'aspect « révolutionnaire », au sens d'instable, de critique, de violent et de destructeur, de « l'Occident » qui dérive, allant de crise en crise, de la crise chrétienne du IVe siècle qui accouche d'un haut Moyen-Age qui a perdu ses livres, à la Renaissance où la poésie grecque redevient précisément un enjeu, en attendant les Réformes sanglantes qui sont d'ailleurs aussi linguistiques, et les Révolutions violentes du XVIIIe qui en sont de nouvelles moutures, et enfin un capitalisme inhumain qui prétend gouverner le monde entier sans en tirer les conséquences et refuse de s'adapter aux Civilisations dans lesquels il fait son nid.

 

Incontestablement en tout cas, les langues post-poétiques qui naissent en Europe à partir du haut Moyen-Age sont devenues des instruments de réduction du monde perceptible et de réduction de la pensée. La puissance d'Homère égalait celle du Coran en intensité et en richesse. Aucune oeuvre littéraire écrite dans les langues modernes ne peut s'en approcher même de loin. Ces langues sont strictes, « scientistes », « exclusivistes », et leur précision même, tant vantée précisément par les philosophes, les rend incapables de concevoir l'altérité qualitative d'un verbe plus grand comme l'est celui du Coran.

 

La réflexion sur la richesse des langues poétiques anciennes doit donc, paradoxalement, être au centre de l'étude du monde contemporain et de ses crises. Le Coran doit servir non seulement de point de départ à la réflexion sur l'islam en tant que religion, sur l'Islam en tant que monde, et sur l'orientalisme euro-américain, mais encore et plus profondément à un retour sur notre identité culturelle européenne et notre capacité à penser la complexité du réel et de l'imaginaire dans nos propres langues. La langue du Coran exige un saut qualitatif que seuls ceux qui maîtrisent les vénérables langues anciennes de l'Europe (ou de l'Asie) sont capables de faire. Or c'est précisément l'enseignement de ces langues antiques qui est aujourd'hui menacé d'extinction. Or nous ne savons toujours pas ce que signifie sur un plan culturel et anthropologique le passage de ces langues poétiques à « nos » langues modernes.

 

Ce que nous invite à étudier et comprendre ces questions, c'est finalement le problème d'un « progrès » historique ou prétendu tel qui se fait en appauvrissant les langues humaines (européennes, puis toutes les autres) par simplification et restriction de sens, avec tout ce que cela peut vouloir dire pour l'évolution de l'esprit humain : un esprit qui ne peut plus comprendre la totalité du monde et ses contradictions parce qu'il n'a plus les mots pour l'exprimer et pour concilier les oppositions. Est-ce alors un hasard qu'on parle de plus en plus d'un monde divisé, clivé, atomisé, s'il est « dit » à travers des mots qui ignorent la synthèse qui est le propre de la notion de monde, de totalité, et même de société? Il y a urgence à fédérer les chercheurs, les religieux, les écrivains et tous les autres pour une grande recherche sur ce qui est bien plus qu'un instrument d'expression quotidien et un patrimoine culturel, mais surtout l'origine de toutes nos conceptions, certitudes, croyances et erreurs. Dans un monde globalisé où l'humanité semble de plus en plus marcher du même pas frivole mais lourd de conséquences, cette question universelle devrait être la priorité la plus absolue.

 

* Spécialiste des questions géopolitiques et identitaires, polyglotte, enseignant-chercheur dans une prestigieuse université russe.

1Bruno Drweski, « Comment transmettre le souffle sémitique dans l’Indo-européen », in Claire Martinot (ed.), Les traductions françaises du Coran, Paris, Cellule de recherche en linguistique, pp.23-32.

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