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  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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22 mars 2021 1 22 /03 /mars /2021 11:55

La crise du covid19 a mis à nu la plupart des contradictions du système capitaliste dominant mondialisé et, par constraste, la capacité de certains Etats et de certains systèmes sociaux à contrôler ce que d’autres ne parvenaient pas à faire, ou ne voulaient pas accomplir. Dans cette situation où les populations sont laissées à elles-mêmes par des pouvoirs en apparence erratiques, on a vu fleurir toutes sortes de théories plus irrationnelles les unes que les autres qui ne sont que l’effet miroir de l’irrationalité de l’ordre-désordre dominant visant à maximiser « quoiqu’il en coûte » les profits des grosses boites pharmaceutiques et d’autres fournisseurs de « services ».

Face à une telle situation, l’être humain rationnel peut être tenté de baisser les bras et de renoncer à la pensée scientifique. Car la méthode scientifique avance à tâtons et à coups de débats contradictoires entre ceux qui ont consacré leur temps et leur énergie à apprendre pas à pas pour avoir le droit d’émettre des hypothèses qui doivent ensuite être confrontées à d’autres hypothèses. Notre revue est attachée à l’idée que toute chose est explicable, que tout effet a une cause et que la vie, donc aussi les pathologies et les virus, se développent selon des règles compréhensibles qui prennent du temps et de l’humilité avant de pouvoir les découvrir pour finalement trouver les réponses adéquates. Temps, humilité, patience, raison... autant de caractéristiques de ce qui fait civilisation, chose qui, aujourd’hui, a tendance à nous échapper ...et que nous voulons donc essayer de retrouver en lançant dans le débat cet article.

La Rédaction

 

Le mystère des origines du virus

-

Mars 2021

 

 

Badiaa Benjelloun

 

Une traque

 

Depuis le début de l’épidémie due au SARS-Cov2, le monde scientifique se penche sur l’origine du virus pendant que se diffuse dans l’opinion la possibilité que le virus résulte d’une intervention humaine, délibérée ou accidentelle.

 

Cette pandémie toujours évolutive non (encore) contrôlée plus d’un an après son apparition oblige la plupart des gouvernements à imposer des mesures sociales afin de réduire la circulation virale. Port de masque en public, distanciation physique, couvre-feux et confinements, en l’absence de traitements efficaces quel que soit le stade de la maladie et d’une couverture vaccinale protectrice permettent de ralentir la progression du virus, d’étaler dans le temps les contaminations et ainsi d’éviter une surcharge des structures sanitaires, fort anémiées par les purges astringentes des austérités budgétaires. Ce dispositif non médical contraignant, tout à fait inhabituel, a des conséquences à la fois économiques et socio-psychologiques importantes. Une récession de près de 10% affecte les PIB de la plupart des pays. Les règles qui entravent les déplacements et les réunions instituent des changements de mode de vie pénibles. Elles majorent la suspicion à l’égard des gouvernements qui multiplient depuis plus d’une décennie des lois liberticides dans un contexte de marasme économique mondial bien antérieur à l’actuelle crise sanitaire et que l’on peut faire remonter à l’effondrement boursier de 2008. Cette atmosphère est propice à l’émergence de théories qui attribuent au génie de l’homme la création de ce virus et de sa propagation. Les réfuter peut s’avérer difficile d’autant que les scientifiques se sont discrédités par une pratique de fraudes assez répandue dans leurs publications connue du public et qu‘à l’ère du post-modernisme, on n’attend plus de la science qu’elle délivre de vérités ultimes quand toutes les opinions sont réputées s’équivaloir. De plus, le recul du financement public dans la recherche oblige les équipes à trouver des ressources auprès de firmes privées qui peuvent orienter les résultats mais aussi la nature des travaux selon leurs intérêts.

 

Le 22 décembre 2020, le quotidien de révérence, L’im-Monde en lettres gothiques offrait à ses abonnés un article d’ « enquête » sur le SARS-CoV-2 avec trois assertions dans le titre : Le silence de la Chine, un virus repéré dès 2013 et la fausse piste du pangolin. Rien que ça !

 

Nous allons essayer de démontrer combien ces affirmations sont partiales et orientées vers un besoin pentagonesque de ferrailler avec une puissance économique rivale des Usa.

 

Il n’est pas le seul orphelin de la grande famille.

Il est vrai que le Sars-Cov2 est encore orphelin. Il ne lui pas encore été trouvé un ancêtre direct.

 

Les phylogénéticiens sont pourtant à pied d’œuvre dès janvier 2020, depuis que le génome de la souche Wuhan a été séquencé. Il appartient à la famille des Coronavirus, du genre Béta et au sous-groupe des Sarbecovirus ou lignée B. Des travaux de 2018 portant sur l’évolution et les origines des principaux coronavirus humains établissaient leurs origines certaines ou probables. Parmi les coronavirus endémiques responsables d’infections respiratoires des voies aériennes supérieures et inférieures parfois associées à une gastro-entérite, le plus souvent bénignes, pour deux d’entre eux connus et identifiés depuis plus de cinquante ans, on ignore encore quel est l’hôte intermédiaire.

 

Le HCoV-229E décrit en 1965 a été récemment retrouvé parmi des chauves-souris africaines, l’hôte intermédiaire en serait les camélidés.

 

Le HCoV-0C43 décrit lui aussi au milieu des années soixante est passé des rongeurs aux bovins avant d’atteindre l’homme. Il est doué d’un certain tropisme pour le tissu neurologique.

 

Le HCoV-NL63 a été décrit en 2004 aux Pays-Bas, il a comme réservoir la chauve-souris, on n’en connait pas l’hôte intermédiaire.

 

Enfin, le HCoV-HKU1 Béta 2A découvert en 2005 à Hong-Kong. Il est passé des rongeurs à un hôte intermédiaire domestique encore inconnu avant de s’être adapté à l’homme.

 

Pour le SARS-CoV de 2002-2003, la forme virale à laquelle fut attribuée le saut d’espèce avait été identifiée chez la civette palmiste avec une homologie de séquence de 99,52%. C’est à l’occasion de cette épidémie partie du Sud de la Chine et étendue sur une trentaine de pays que fut décrit le syndrome de détresse respiratoire aigu qui a donné son acronyme au nom du virus. 8 000 personnes furent atteintes et près de 770 en sont décédées. Des mesures sociales (mise en quarantaine des malades et des sujets contacts) drastiques ont pu mettre fin à l’épidémie.

 

Le MERS-Cov a donné lieu à une épidémie en 2012 au Moyen-Orient dont l’épicentre fut l’Arabie Saoudite. Le taux de mortalité y était encore plus important que pour le SARS-CoV, 30% à 40% versus 10% environ. Il s’agit également d’un Béta Coronavirus situé sur l’embranchement 2 C. Il pénètre les cellules par un récepteur le DPP4 ou CD26, la dipeptidyl-peptidase 4 présent dans les voies respiratoires avec un gradient de faible à fort depuis les fosses nasales jusqu’aux alvéoles pulmonaires. Trois souches de MERS-Cov circulent entre l’homme et le dromadaire. La transmission interhumaine est faible, il faut un contact étroit et prolongé, ce qui a limité la portée de cette maladie grave parvenue tout de même jusqu’en Corée du Sud en 2015.

 

Sars-CoV et Sars-Cov2 appartiennent tous deux à l’embranchement 2 B, ils se fixent au récepteur ACE2 très ubiquitaire dans l’organisme des mammifères.

 

Ce préambule permet d’aborder la question du Sars Cov 2 dont on ignore encore à la fois l’hôte intermédiaire et le précurseur immédiat. En effet, on peut encore ignorer l’hôte intermédiaire comme pour le virus HCoV-HKU1 connu depuis plus de cinquante ou le HCoV-NL63 découvert il y a seize ans sans qu’il soit nécessaire de combler ces trous dans la connaissance par des suppositions malveillantes ou paranoïaques.

 

Les cousins lointains, de plus en plus proches.

Précocement dans l’épidémie, il a été mis en évidence deux lignées chez les chauves-souris qui présentent des analogies de structure avec le SARS-CoV2, mais de manière insatisfaisante.

 

L’un des génomes les plus proches appartient à la souche RaTG13*, l’identité entre les deux virus est très imparfaite, de l’ordre de 96%. Cette distance importante de 4% fait dire aux phylogénéticiens qu’il a fallu cinquante ans d’évolution pour aboutir à Sars-CoV2.

 

Le génome complet d’une autre souche, le RmYN02**, a été collecté entre mai et octobre 2019 dans des grottes du Yunnan à partir d’échantillons provenant de 227 chauves-souris. Il montre des séquences identiques à 93,3% au Sars-CoV2. Cette similitude atteint 97,2% dans les deux premiers tiers du génome mais il existe une divergence sur le tiers restant, en particulier sur la zone correspondant à la protéine spiculaire.

 

L’analyse de l’origine repose sur des décennies de connaissance théoriques sur les processus évolutifs moléculaires. Elle montre que le YmYN02 a une structure génomique composée à la fois de segments de type Sars-CoV2 et de virus de chauves-souris. On y observe des signatures d’origine distincte attribuées à la pression de l’immunité de l’hôte.

 

Des scientifiques japonais ont identifié un nouveau coronavirus de chauves-souris baptisé Rco-319. Il appartient au même clade que RaTG13 et Sars-CoV2 tout en ne partageant que 87% d’identité avec le responsable de l’épidémie actuelle. Les auteurs insistent sur le fait que les recherches d’ancêtres pour Sars-CoV-2 peuvent se trouver ailleurs qu’en Chine. Les chiroptères migrent par larges colonies dans tout l’espace asiatique et au-delà. Le séquençage du matériel recueilli en 2013 n’a été effectué qu’en 2020, exactement comme ce fut le cas pour RaTG13 en Chine. Ce délai, banal pour les Japonais, a été interprété par certains chercheurs occidentaux et des journalistes transformés en enquêteurs comme une dissimulation mal intentionnée de la part des virologistes de Wuhan !

 

De la même façon, des chercheurs à l’Institut Pasteur du Cambodge ont séquencé des échantillons viraux de chauve-souris congelés depuis dix ans. Ils ont trouvé deux variants d’un virus proche du Sars-Cov2, nommés RshSTT182 et RshSTT200 qui présentent une similitude de près de 93%.

 

Un travail en pré-publication, datée du 8 mars 2021, expose le résultat de la collecte sur 342 chauves-souris vivantes et de séquençage des prélèvements buccaux et des matières fécales et d’urine. Sur 24 génomes de coronavirus, 4 étaient nouveaux. L’un d’eux extrait depuis une chauve-souris Rhinolophus pusillus partage 94,5% de son génome avec le virus pandémique, donc bien plus que le RaTG13.

 

Des auteurs tendent à attribuer la faible incidence de la pandémie dans les pays d’Asie à une sorte d’immunité croisée acquise vis-à-vis des sarbecovirus qui circulent à bas bruit depuis longtemps dans cette aire géographique. Cependant, les approches qui tentent de situer le SARS Cov-2 dans l’arborescence phylogénétique donnent des résultats contradictoires selon les méthodes bio-statistiques utilisées, horloge moléculaire ou bien le classement hors groupe. Ainsi les preuves appuyées uniquement sur la phylogénétique risquent de ne pas être suffisantes pour identifier l’origine du virus.

 

L’insinuation perfide de L’im-Monde qui a consisté à présenter le non séquençage immédiat du RaTN13 comme une manœuvre de dissimulation délibérée est tout droit sortie d’un esprit pervers ou ignorant les pratiques des laboratoires chargées d’établir des bibliothèques de souches virales. Japonais et Cambodgiens ont bien remis à plus tard le séquençage de leurs collections congelées. Ce travail vraiment fastidieux ne s’accomplit que lorsqu’un intérêt épidémiologique se présente.

 

L’hybridation, sorte de reproduction sexuée?

L’une des difficultés à construire la généalogie des coronavirus tient à leur possibilité à évoluer par hybridation, ce qui impose de ne pas se contenter seulement les tracer en suivant les mutations.

 

Les coronavirus mutent certes naturellement en raison des erreurs de copie qu’effectue leur ARN polymérase Arn dépendante (RdRp). Ils disposent dans leur abondant matériel génétique, ils sont deux à trois fois plus gros que les autres virus à ARN simple brin, du codage pour une exonucléase qui limite les taux d’erreur au moment de la réplication. Par mutation, il faut entendre délétion, addition ou changement dans l’unité de base du génome, le ribonucléotide. La RdRp des Coronavirus est dix fois plus rapide que ses analogues dans les autres virus, on suppose que c’est une adaptation au long travail de recopiage des 30 000 bases qui les composent.

 

Elle a aussi une autre particularité. Elle est capable de faire des ‘sauts’ d’un complexe de copie (ribosome et brin matrice à recopier) à un autre dans la cellule infectée. Son mode d’action est discontinu, elle peut changer de matrice en cours de route. Cette capacité semble nécessaire pour de très longs génomes, elle conduit à la production de morceaux de l’ARN génomique par un mécanisme de choix de copie. Ces morceaux sont ensuite utilisés comme modèles pour être les précurseurs de ce qui sera traduit en protéines virales par la cellule infectée.

 

La RdRp va entamer la réplication d’un morceau d’Arn génomique, elle interrompt son travail et peut reprendre la réplication sur une autre matrice où lui est présenté de copie le génome d’un virus variant différent de celui de la première matrice. Au final, elle aura assuré la production d’un génome fait de l’assemblage de deux virus plus ou moins différents. Ces sauts qui servent à contrôler l’expression génique sont à l’origine des taux de recombinaisons très élevés des coronavirus.

 

Pour le coronavirus de l’hépatite murine, on a pu observer jusqu’à un taux de 25% de virus recombinants dans la progéniture des cellules co-infectées. Certains biologistes ont été jusqu’à postuler que la recombinaison ou l’hybridation pouvait être une forme de reproduction sexuée des virus.

 

L’article de L’im-Monde a été prompt à relater des suppositions sur le décès de trois mineurs sur six admis en 2012 à l’hôpital de Kunming dans le Yunnan pour une pneumopathie atypique. Ces travailleurs étaient employés à curer une ancienne mine de cuivre habitée de chauves souris rhinolophes. La pneumopathie avait été attribuée à une greffe fungique par les médecins de cet hôpital. La découverte d’un paramyxovirus à haute capacité pathogène chez des rongeurs dans cette grotte en 2014 pourrait faire rectifier le diagnostic initial. L’im-Monde rapporte l’opinion de chercheurs indiens qui pensent trouver dans la description clinique de ces patients une évocation de la Covid-19. Une détresse respiratoire subaigüe ressemble à n’importe quelle autre, indépendamment de son étiologie microbienne ou fungique. On peut supposer par ailleurs que des mineurs (puisque les suppositions semblent licites) soient atteints d’un certain degré de pneumoconiose, ce qui fait d’eux un terrain fragile.

 

En quatorze pages serrées d’un roman de gare, lardées de suppositions non étayées mais propres à susciter une grande défiance vis-à-vis de la Chine et de ses chercheurs, l’auteur ne trouve pas opportun de développer cet aspect si particulier de la recombinaison génétique. Pourtant tous les virologues connaissent cette caractéristique des coronavirus qui rend ardu leur suivi sur les embranchements et les lignées.

 

Recombinaison saisie dans le vif.

La communauté des virologues a émis l’hypothèse assez forte que la Sars-CoV2 devait résulter d’une hybridation (ou recombinaison) entre un descendant direct ou indirect du RaTG13 et d’une souche adaptée au pangolin auquel il aurait emprunté son dernier tiers, la parie codant pour la protéine S et d’autres protéines non structurelles. Des travaux ultérieurs ont montré que le domaine de la protéine spiculaire qui se lie au récepteur ACE2 est le siège de phénomènes de recombinaison fréquents dans des isolats prélevés chez l’homme, le pangolin et la chauve-souris. L’évolutivité de cette région RBD doit correspondre à un phénomène d’adaptation à l’hôte.

 

Le 2 février 2021, Bette Korber, biostatisticienne qui a beaucoup travaillé sur les variants de l’HIV à l’université de Los Alamos au Nouveau Mexique a fait une communication sur un recombinant de Sars-Cov2 trouvé dans sa base de données chez un patient en Californie. Il s’agissait clairement d’une hybridation entre le B.1.1.1, le variant britannique et le B.1.429 connu comme le variant californien. Le Britannique avec sa délétion ∂69/70, couplé au californien avec sa mutation L425R, est plus transmissible. Il acquiert de plus une résistance aux anticorps de l’immunité naturelle ou acquise par les vaccins. Il n’est pas certain que ce virus soit à l’origine d’un nouveau variant et qu’il ne s’agisse que d’un hybride ponctuel.

 

Néanmoins, ce genre de situation peut se répéter en raison de la circulation importante et simultanée de plusieurs variants si bien qu’une personne peut se trouver infectée par deux virus différents. Korber n’a jusque là mis en évidence qu’un seul hybride parmi les centaines de milliers d’échantillons dans sa base.

 

La curieuse insertion du site pour la furine.

Le Sars-CoV2 est le seul Sarbecovirus à présenter une insertion de nucléotides codant pour quatre acides aminés qui donnent lieu à un micro-environnement de pH alcalin dans la région à la jonction des deux sous-unités S1 et S2 de la protéine spiculaire S. Cette addition est le site d’intervention d’une enzyme, la furine qui va scinder la protéine spiculaire à ce niveau et mieux exposer la région de S2. Cette conformation pourrait optimiser la fusion des membranes virale et cellulaire et la pénétration du virus dans la cellule. Il est même possible que ce soit l’acquisition de cette addition qui ait favorisé le saut dans l’espèce humaine.

 

Néanmoins, le site de clivage de la furine (noté PRRA) ***, s’il n’est pas présent dans les autres Sarbecovirus, existe dans le MERS-CoV (lignée C). Il est également retrouvé dans d’autres Sars-CoV humains plus divergents comme le HKU1 (lignée A), virus endémique du rhume saisonnier. Il est probable que d’autres coronavirus avec ce type de sites de clivage polybasiques soient découverts à l’avenir car la protéine en forme de spicule est fortement soumise à des mutations, comme si elle était peu protégée par l’exonucléase, ce qui l’autorise à acquérir des performances accrues en infectiosité.

 

Les conséquences fonctionnelles de cette acquisition sont encore inconnues.

 

Dans le virus de la grippe aviaire, l’acquisition d’un tel site de clivage polybasique convertit les virus à faible pouvoir pathogène en formes très pathogènes. Des expériences sur le Sars-Cov ont montré que l’insertion d’un site de clivage améliore la fusion cellule-virus sans pour autant affecter l’entrée du virus. Ceci est à rapprocher de certaines mutations dans la région de la spicule qui se lie à ACE2. En théorie, elles accroissent l’affinité d’un facteur 10 alors que dans la réalité elles ne la modifient pas en raison d’encombrement stérique qui l’empêchent.

Certaines équipes suspectent cette séquence d’être responsable de la fusion des membranes des cellules alvéolaires entre elles, formant des synticium incompétents aux échanges gazeux, ce qui aggraverait son pouvoir pathogène.

 

L’expérimentation d’un mutant SARS-CoV2 créé avec une délétion des acides aminés PRRA sur des lignées cellulaires a permis de monter qu’il se répliquait plus vite que le virus d’origine. Mais appliqué sur des souris transgéniques avec un récepteur ACE2 humain, il confère une maladie plus modérée. Dans ce modèle animal, les souris ayant été exposées au mutant sont protégées vis-à-vis d’une infection ultérieure par le virus d’origine.

 

Quelques auteurs se sont saisis de cette occurrence unique du site furine dans le SARS-CoV-2 pour enfourcher la théorie d’une manipulation génétique humaine, soit par l’introduction délibérée d’une telle séquence, les instruments d’insertion et d’excision en biologie moléculaires deviennent en effet de plus en plus précis, soit par l’acquisition d’un gain de fonction par passages répétés des virus sur des cultures cellulaires.

 

Les biologistes savent reconnaître les points où des additions se font artificiellement, il n’en a pas été trouvé sur le SARS-CoV-2 de Wuhan.

 

Quant à la dérive par cultures extensives et répétées sur cultures cellulaires, il faudrait pouvoir disposer d’un squelette initial très proche du responsable de la pandémie pour l’effectuer. Or, justement, de cet ancêtre-là, le virus est orphelin et la communauté des scientifiques aussi.

 

En conclusion (provisoire), il serait judicieux de rappeler que l’on ne sait toujours pas comment s’est effectué le passage du singe à l’homme du virus HIV. L’hypothèse la plus probable consiste à considérer qu’un passage à bas bruit s’était effectué lors de la construction de la ligne de chemin de fer au Congo depuis le Cameroun. Les travaux d’infrastructure et les déplacements humains auxquels ont donné lieu la voie ferrée ont certainement dérangé l’écosystème d’un virus cantonné à l’espèce simiesque avec quelques passages fortuits et ponctuels à l’homme. L’exode vers les villes, la pauvreté, la promiscuité et le célibat des migrants ont fait le reste. Il a fallu cependant attendre plus de trente ans, entre les années cinquante et quatre-vingt pour qu’explose la pandémie. Elle aurait résulté d’une lente transformation du virus chez l’homme et de la conjonction de l’évolution des mœurs sexuelles et de consommation de drogues par voie intraveineuse.

 

Les chauves-souris qui sont le deuxième ordre le plus abondant des mammifères après les rongeurs sont le réservoir d’un grand nombre d’espèces virales. Elles peuvent parcourir de très grandes distances pour trouver un nouvel hébergement. Elles le feront d’autant plus volontiers si elles sont dérangées dans leur lieu de résidence habituel. Elles rencontreront des animaux domestiqués ou non qui pourront contaminer l’homme.

 

La Chine procède à la fermeture de fermes qui élevaient des animaux réputés sauvages que les Chinois aiment consommer. Elle subventionne les éleveurs pour les aider à se reconvertir. Les autorités avaient encouragé les paysans à pratiquer ce type d’élevage assez lucratif, en particulier dans les provinces du Sud, pour les sortir de la pauvreté. Aujourd’hui, le pari de faire disparaître dans ce pays la grande pauvreté a été gagné au cours de l’année écoulée selon le plan de développement élaboté par l’Etat. Mais il est probable que ces animaux faisaient office de réservoirs intermédiaires pour un grand nombre d’espèces virales prêtes à faire le saut d’espèce chez l’homme.

 

Pour compléter cet article, on peut regarder cette vidéo avec Badia Benjelloun ayant pour titre « Virus, Vaccins, Variants – Décryptage – Michel Midi », Investig’Action : < https://www.youtube.com/watch?v=W_QeLU4NP18 > Les interventions des internautes montrent à quel point il est difficile de lancer aujourd’hui un débat rationnel, contradictoire et donc vraiment scientifique sur ces questions traitées par les pouvoirs et la population sur le mode émotionnel généré par la crise déjà au moins trentenaire du capitalisme post-moderniste.

 

Notes :

 

* Ra pour l’espèce de chauve-souris qu’elle colonise, Rhinolophus affinis, TG pour Tongguan, la ville de la province du Yunnan la plus proche de la grotte minière où les échantillons furent prélevés et 13 pour l’année de prélèvement. La séquence complète n’a été publiée qu’en mars 2020. Cette souche est parfois notée BatCov RaTG13, ou BtRaTG13, Bt pour Bat, chauve-souris.

 

** RmYN02 : Rhinolophus malayanus 02 car un autre génome complet appelé RmYN01 a pu être séquence à partir des échantillons de cette grotte.

 

*** PRRA pour la succession des acides aminés : proline, arginine, arginine et alanine. L’arginine est un acide aminé très basique.

 

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/12/22/a-l-origine-de-la-pandemie-de-covid-19-un-virus-sars-cov-2-aux-sources-toujours-enigmatiques_6064168_1650684.html?utm_source=Facebook&utm_medium=PaidSocial&xtor=CS2-33281034-[FB]-[teaser]-[sponsoabo]&fbclid=IwAR1vENxAKUVWohbLeRJJw3yGV54l2F5E_qUB4dptfvpYhvuRts6rYVv6pcE

 

https://www.nature.com/articles/s41579-018-0118-9

 

https://www.facebook.com/DatiAnalisiCoronavirus/posts/137895161164001

 

https://www.nature.com/articles/s41564-020-0771-4

 

https://medium.com/microbial-instincts/bat-coronavirus-rc-o319-found-in-japan-new-relative-of-sars-cov-2-d6221d90e8d2

 

https://www.nouvelles-du-monde.com/une-nouvelle-recherche-revele-que-le-sras-cov-2-le-virus-qui-cause-le-covid-19-est-passe-des-chauves-souris-aux-humains-sans-grand-changement/

 

https://www.biorxiv.org/content/10.1101/2021.03.08.434390v1

 

https://www.sciencemag.org/news/2014/03/new-killer-virus-china

 

https://advances.sciencemag.org/content/6/27/eabb9153.full

 

https://www.nature.com/articles/nrmicro2614

 

https://www.nature.com/articles/s41598-020-78703-6``

 

https://www.newscientist.com/article/2268014-exclusive-two-variants-have-merged-into-heavily-mutated-coronavirus/?utm_campaign=RSS%7CNSNS&utm_source=NSNS&utm_medium=RSS&utm_content=news

 

https://www.nature.com/articles/s41586-021-03237-4

 

https://www.lefigaro.fr/flash-eco/animaux-sauvages-la-chine-subventionne-la-reconversion-des-eleveurs-20200519

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20 mars 2021 6 20 /03 /mars /2021 21:22

Alors que le libéralisme s’effrite, que des identitarismes sans racines s’affirment et que, dans les pays occidentaux, la gauche s’érode sous l’effet de sa transformation de force sociale de classe en force sociétale d’appoint pour les libéraux et les bourgeois, fussent ils « bohêmes », c’est en fait toute la modernité dans son volet bourgeois comme dans son volet populaire qui se retrouve en crise, ce qui implique la crise des idées de raison et de progrès qui constituent le fondement de ce que l’on a baptisé « la gauche ». Ce sont donc ces idées là qui méritent d’être reformulées si on veut les revisiter pour éventuellement les ré-employer. Dans un monde où les luttes sociales n’ont jamais été aussi massives, la plus grande grève de l’histoire de l’humanité ayant, entre autre exemple, été lancée par des forces largement communistes il y a quelques mois en Inde, force est de reconnaître que l’idée même qu’il existe quelque chose que l’on peut définir comme « la gauche » soulève le doute. Situation contradictoire qui permet de constater qu’il y a une forte demande sociale mais peu de réponses programmatiques et alternatives à l’ordre-désordre existant, qui est aussi un désordre mental et intellectuel.

          L'article que nous reprenons ici ne plaira sans doute pas à tous ceux qui se veulent « progressistes », mais il a pour objet de pousser à réfléchir aux questions qu’il faut affronter aujourd’hui si l’on cherche toujours un vrai progrès, une vraie progression humaine, sociale, éthique, scientifique, culturelle, intellectuelle, spirituelle, en état de contrer le pessimisme néo-malthusien qui nous opprime et nous pousse à un retour vers une nature que nos ancêtres ont toujours voulu fuir en la domestiquant et vers des identités basiques contraignantes mais acceptées, car censées être « stables », voire définitives, immobiles et constituant donc des refuges en période de trouble, de confusion et de perte d’espoir.

La Rédaction

 

La gauche et les Lumières : la fin d’une histoire

-

printemps 2021


 

Denis Collin

 

Le délire idéologique qui a saisi la plus grande partie de la gauche conduit certains philosophes – par exemple Henri Pena-Ruiz ou Stéphanie Roza – à revendiquer contre ce délire une sorte de retour aux Lumières et à la gauche « canal historique », c’est-à-dire une gauche qui défendait d’abord l’universalisme, alors qu’aujourd’hui s’affirment bruyamment et parfois violemment toutes sortes d’identitarismes et de communautarismes. Il n’est pas certain que cette réponse sur le mode du « retour à » soit bien convaincante. Les Lumières, en effet, ne forment pas un bloc et le règne de la raison qu’elles appelaient de leurs vœux a engendré des monstres selon une logique déjà bien analysée par Adorno et Horkheimer dans leur Dialectique de la raison (Gallimard, 1974) qui montre comment la raison se retourne contre elle-même. Enfin, la « gauche » est arrivée au terme d’un parcours sinueux et d’un certain point de vue le passage de la « gauche sociale » à la « gauche sociétale » est inévitable si on se fait un concept précis de ce qu’est la gauche.

Que les Lumières ne forment pas un bloc, c’est assez évident. On peut comme Jonathan Israël distinguer les Lumières radicales des Lumières modérées, le courant des Lumières radicales, représenté par la lignée Spinoza, Diderot et leurs héritiers, est un courant à la fois antireligieux et athée – il n’y a aucune place pour un Dieu transcendant ou un « dessein intelligent » – et antimonarchique. Les Lumières modérées sont plutôt du côté de la religion naturelle, prônent la liberté du commerce et la défense de la propriété privée contre l’arbitraire et inclinent vers un certain conservatisme politique lié à la haine de la « populace » si caractéristique d’un Voltaire. Cette classification n’est pas tout à fait satisfaisante et on montrerait facilement qu’il existe bien d’autres lignes de clivage. En tout cas, si on se réclame des Lumières, il faudrait dire desquelles : de Rousseau et de son radicalisme politique ou de Voltaire partisan du despotisme éclairé ? De l’athéisme de Diderot ou de la religiosité naturelle de beaucoup d’autres penseurs, Locke par exemple, dont le radicalisme politique et inséparable de son ancrage religieux ? Il se pourrait bien que les Lumières soient un mot plus qu’un courant précis auprès duquel on pourrait refonder une pensée politique cohérente. On pourrait tenter de définir les Lumières par opposition aux anti-Lumières, à la manière de Zeev Sternhell, dont le livre Les anti-Lumières (2006) est un concentré des absurdités auxquelles conduit une certaine réduction de l’histoire à la prétendue « histoire des idées ». Certains des penseurs classés « anti-Lumières » par Sternhell, comme Vico, sont en vérité bien plus avancés dans la réflexion sur la société et la culture humaine que bien des vedettes des Lumières. Herder, autre « anti-Lumières » selon Sternhell, tente de repenser l’universel non pas abstraitement mais dans son expression dans les différents peuples, sachant que nous sommes tous embarqués sur le même navire.

Si on réduit les Lumières au règne de la Raison, on court au-devant de grandes difficultés. La Raison déifiée ne vaut pas mieux que les autres dieux et nous devrions nous en tenir à la raison humaine, simplement humaine. Mais alors tout dépend de ce que l’on entend par raison. On pourrait, comme Kant distinguer raison pure et raison pratique, la raison en tant que faculté de connaître et la raison en tant qu’elle s’exprime dans la volonté. On peut encore opposer la raison à la rationalité instrumentale ; cette dernière est simplement la capacité à mettre en œuvre les moyens rationnels les plus adéquats pour atteindre certaines fins, quelles qu’elles soient ; la première étant au contraire capable de déterminer les principes universels qui devraient s’imposer et les fins que nous devrions poursuivre.

Toute l’histoire du « monde moderne » a vu le triomphe de la connaissance scientifique, c’est-à-dire de la connaissance expérimentale guidée par la mathématique. Cette connaissance scientifique pure n’est d’ailleurs pas si pure que cela: elle s’est développée selon les lignes de l’intérêt pragmatique et les besoins de l’industrie et du profit ont fini par lui fournir son programme de recherche et à en faire un système de légitimation sociale et politique parfaitement idéologique ainsi que l’avait montré Jürgen Habermas (La technique et la science comme idéologie, 1967). Loin d’être le triomphe de la raison, notre monde est surtout celui qui voit la rationalité instrumentale se déployer au services des fins les plus absurdes ou les plus abominables.

Les Lumières s’achèvent non sur un chemin clairement tracé, mais sur une alternative qu’on pourrait résumer ainsi: Kant ou Sade! Soumettre notre volonté aux principes moraux qui seuls sont absolus (alors que la connaissance scientifique n’est que relative et conditionnelle) ou considérer que ces principes moraux ne sont que les derniers préjugés inculqués par la religion et qu’on doit simplement suivre la nature, laquelle nous commande de rechercher notre plaisir par tous les moyens – voir Sade, La philosophie dans le boudoir. Pour aller vite, disons que le développement du capital, guidé par la main du divin marché (voir D.-R. Dufour) a suivi la voie sadienne! Sade est bien la face sombre du libéralisme et de la science dont nous héritons et les principes sadiens sont au cœur même du libéralisme en tant qu’il régit l’ensemble de la vie sociale. On aurait bien tort de voir dans le fascisme et le nazisme du XXe siècle des « retours à la barbarie », en dépit de quelques manifestations saugrenues. Fascisme et nazisme sont des courants révolutionnaires qui visent à libérer la puissance humaine, à briser les carcans moraux qui enchaînent encore les puissants et à faire tout ce que la technoscience peut faire. Refaçonner l’humain conformément à un plan scientifique et soumettre l’ensemble de la société, ce sont des possibles ouverts par les Lumières et le progrès. Le fascisme et le nazisme sous les formes historiques qu’ils ont connues au siècle passé ne sont plus à l’ordre du jour. Mais leur soubassement « théorique » est très exactement celui de la société dans laquelle nous vivons. Les développements de l’eugénisme « libéral » (GPA, PMA) et du contrôle social par le moyen des technologies dernier cri permettent d’accomplir le programme totalitaire du XXe siècle de manière plus rigoureuse et sans passer par ces massacres sanguinolents qui font tache dans le monde merveilleux du progrès.

La gauche est l’héritière des Lumières et de toute leur ambiguïté. La gauche est historiquement ancrée dans le mouvement d’émancipation de la bourgeoisie, alors que le mouvement ouvrier est né en réaction contre le règne de la raison calculatrice à l’œuvre dans l’industrie du capitalisme naissant. Les premières organisations ouvrières naissent de la révolte des artisans dessaisis de leur outil de travail, des paysans chassés de leur terre et qui ont perdu tout indépendance. Elles se sont accoutumées à la discipline d’usine où Lénine voyait l’école de la discipline révolutionnaire et elles ont été amenées à rechercher des alliances dans la bourgeoisie « progressiste ». Mais les ouvriers ne sont pas devenus des bourgeois éclairés ! Par leurs organisations, ils ont revendiqué les bénéfices de l’instruction et de la culture bourgeoise, comme autant d’armes dans le combat contre la bourgeoisie. En unissant ouvriers et bourgeois, du moins une partie de la bourgeoisie, la gauche recelait une contradiction fondamentale que l’on a vu éclater dans les brèves périodes de « fronts populaires » où des gouvernements portés au pouvoir par le mouvement des classes populaires tournent leurs armes contre les travailleurs dès lors que la propriété capitaliste est en cause. La gauche a été le camouflage de cet antagonisme persistant derrière les accords au sommet. La gauche était une alliance, un bloc, mais le bloc d’un cavalier et de son cheval.

La dégénérescence intellectuelle et politique de la gauche n’est rien d’autre que l’expression de son caractère bourgeois. On a pu croire, surréalisme aidant, que la critique sociale et la critique artiste étaient une seule et même critique. Il n’en est rien. Le bourgeois bohême, le petit bourgeois intellectuel qui est de gauche parce qu’il voudrait être un vrai bourgeois et commander, l’artiste révolutionnaire qui remplace l’œuvre par la vidéo et la performance, gardent toujours un certain mépris pour « le matérialisme vulgaire des masses », leur manque de goût pour les nouveautés les plus échevelées: « ces gens sont d’un commun ! » Le bourgeois cosmopolite, le fanatique d’un monde sans frontières est « de gauche », il peut même se croire internationaliste, critiquant ces bouseux enfermés dans leur « chez nous ».

Les sommets des partis ouvriers étaient depuis longtemps gagnés à la bourgeoisie avec laquelle ils avaient pu nouer les compromis keynésiens qui permettaient d’assurer à ces partis leur clientèle sans remettre en cause l’ordre existant. Avec la fin des compromis keynésiens et l’offensive néolibérale, les dirigeants de ces partis sont tombés du côté vers lequel ils penchaient et la gauche s’est convertie à toutes les nouvelles extravagances qui concourent à disloquer toute communauté politique au profit des revendications individualistes les plus étranges, rejetant toute décence et perdant ainsi la confiance des ouvriers et des couches populaires en général. Les groupuscules communautaristes, nourris par la gauche, sont maintenant en train de la dévorer. Et finalement il n’y a rien à regretter dans tout cela. On ne peut passer sa vie à chérir certaines causes pour en maudire les effets quand ils vous touchent de plein fouet.

Si on veut ne pas perdre toute espérance au seuil du « monde d’après », il faut commencer par abattre l’idole du progrès et se demander avec sérieux « quel progrès vers quoi? » sachant que les illusions de la croissance illimitée des forces productives doivent être jetées dans les poubelles de l’histoire et qu’il va falloir réduire la voilure et planifier nos dépenses sous peine de transformer ce monde en enfer. Le renouveau d’un socialisme, populaire, patriote et internationaliste (ce qui suppose la reconnaissance des nations) est à ce prix.


 

Denis Collin – le 17 juillet 2020


 

< https://denis-collin.blogspot.com/2020/07/la-gauche-et-les-lumieres-la-fin-dune.html?spref=fb&fbclid=IwAR2qHIaXzSOiX5_Vs905COzu5zn6Q1v-jMdAwpWIBFLDvWFLS57MS0LeNSM >

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15 février 2021 1 15 /02 /février /2021 12:20

Le système dominant actuel étant massivement décrédibilisé, on pourrait s’attendre à la montée de puissants mouvements réellement révolutionnaires, ce qui ne se passe que dans quelques pays. D’où l’utilisation ailleurs de méthodes de manipulations pseudo- et en fait contre-révolutionnaires tendant à fragmenter les mécontentements et les luttes.

Dans ce contexte, il faut poser la question de la complémentarité, de la convergence ou de la stérilité des luttes « sociétales » par rapport à la lutte sociale qui reste centrale, celle la lutte des classes, de la lutte pour la possession des moyens de production et d’échanges. Est-ce qu’il faut revendiquer le « droit à la différence » mis de l’avant par les O « N » G pro-capitalistes, conservatrices ou néo-conservatrives et néolibérales, ou est-ce qu’il faut se battre pour le « droit à l’indifférence » dans le cadre du combat pour l’émancipation de tous, en particulier des groupes les plus discriminés ?

La Rédaction

 

 

Luttes des classes / Défense des minorités

 

Limitation à l’examen des anti-racismes

-

Février 2021

 

 

Badia Benjelloun

 

A part, il faudra traiter la question féministe qui ne concerne pas une minorité et qui mérite un long développement à elle seule. Elle a surgi surtout au moment où les femmes ont commencé à exercer les métiers réservés aux hommes partis faire la guerre et mourir pour le grand capital.

 

A part, il conviendra aussi de consacrer un autre développement à l’islamophobie, phénomène nouveau dans son expression actuelle qui revêt une importance internationale car, contrairement à l’opinion commune, il ne fait pas suite au colonialisme de la vieille Europe. Il répond surtout aux besoins du colonialisme israélien et au stade actuel de l’hégémonie étasunienne.

 

Il faudrait un autre temps également pour exposer comment l’Union soviétique a traité la question de ses minorités et qui a connu plusieurs phases. Un autre encore pour examiner la solution que propose la Bolivie avec son État plurinational.

 

Un autre encore pour passer en revue l’accueil des différentes immigrations par la France, celle des Polonais et des Italiens par exemple. Il a loin d’avoir été favorable, et c’est compréhensible vu sous l’angle de la lutte pour les ressources quand elles sont rares.

 

L’Occident a attribué à chaque groupe social rencontré des compétences psychologiques et intellectuelles particulières, la biologie a été convoquée pour conforter cette prétention. Le racisme, c’est la croyance que des caractères acquis culturellement au sein d’une population que l’on définit par des traits morphologiques ou par leur appartenance à une sphère civilisationnelle donnée sont immuables et transmis génétiquement. Un imaginaire collectif a alors été construit autours de ce discours, à une époque où les scientifiques avaient encore une autorité. Ceci a conforté et a servi un ethnocentrisme naturel.

 

Des politiques et des conduites discriminatoires à l’égard de certains groupes ethniques et/ou culturels sont constatées tous les jours dans les pays du Centre du capitalisme. Comment y répondre de nos jours et quelles en sont les origines ?

 

Nous avons à répondre en tant que révolutionnaires marxistes à un certain nombre de questions :

 

Est-ce que les racialistes et indigénistes ont raison de penser et de déclarer que le racisme structure la société ?

Quelle pertinence a l’expression « racisme institutionnel et racisme d’État » ?

Est-il juste de proclamer que le racisme vécu ici aujourd’hui est de la même substance que celui qui a prévalu au moment du Code Noir et de celui du Code de l’Indigénat ?

En Europe, et en France particulièrement, est-on en droit d’assimiler le racisme aux Usa à celui vécu sur le 'vieux' continent européen ?

Les luttes des mouvements racialistes et indigénistes qui passent surtout par une énorme présence médiatique et sur les réseaux sociaux peuvent-elles aboutir à l’abolition de l'expression publique du racisme? Sont-elles émancipatrices? Que nous enseigne l’histoire à cet égard ?

 

Ces luttes sont-elles culturelles ou politiques, et/ou économiques ?

Ces questions ont refait surface à l'occasion de l'assassinat de Georges Floyd à Minneapolis par un policier blanc, le 25 mai 2020. Cet Afro-américain a été étouffé lors d'une arrestation. Son supplice et sa longue agonie ont été filmées et transmises en direct par un téléphone cellulaire. Nous étions à la fin du premier confinement, en pleine pandémie de la Covid-19. Les images ont immédiatement fait le tour du monde et provoqué une indignation planétaire. Des manifestations contre les violences policières ont eu lieu dans plusieurs capitales européennes. Ce fut le cas à Paris où l'association Justice pour Adama Traore s'est appropriée cette vague de colère d'une jeunesse contenue des semaines chez elle par la contrainte des mesures sanitaires.

 

Des émeutes promues par le mouvement Black Lives Matter ont alors débuté aux Usa. BLM a été initié par 3 jeunes femmes noires, il a des sources de financement explicites: L'actuel président de la Fondation Ford, Darren Walker, ancien banquier de l'Union des Banques Suisses, a accordé 100 millions de dollars à BLM ‘pour un monde plus juste et équitable’. La fondation Ford créée en 1936 par l'initiateur de la Ford Motor Company dispose de 12,4 milliards de dollars, soit la 3ème dotation parmi les fondations américaines. Son Conseil d'Administration regroupe des PDG d’entreprises influentes et des avocats de Wall Street. Elle travaille avec les agences militaires et de renseignement américaines depuis des décennies. En 2015, la Fondation Open Society a octroyé 650 000 dollars aux différents groupes qui ont rejoint la coalition BLM. Il est difficile d'ignorer l'implication de l'Open Society dans les « révolutions colorées » et les regime change dans les anciennes républiques socialistes d'Europe de l'Est et dans les « Les trois fondatrices de BLM ». Ils dirigent ou appartiennent à des groupes centrés sur la défense des gens de couleur qui reçoivent des sommes d’argent de divers fonds caritatifs ou de « défense des droits de l’homme » qui, à leur tour, sont contributeurs de BLM.

 

BLM revendique que soient abolies la police et les prisons. La police doit recevoir un budget plus réduit, moins d’armes, moins de personnel et son périmètre d’intervention devrait être réduit. Les émeutes se sont transformées en mouvement anti-Trump dans un contexte social très péjoratif, avec l'effondrement de l'emploi lié à la pandémie, les difficultés majeures des étudiants et des travailleurs pauvres.

 

L'agitation en France de certains groupes très médiatisés comme le club Adama Traore a donné lieu à la révision du cas de ce jeune homme mort en 2016 alors qu'il tentait d'échapper à la police et au ré-examen des expertises médicales qui attribuaient son décès à une cause médicale indépendante du traitement infligé par les forces de l'ordre. De son cas traité à lui seul.

 

Elle a abouti également à l’élection par la presse bourgeoise internationale de Assa Traore, la soeur de la victime transfigurée en Antigone des banlieues, comme personnage de l’année. La presse de droite a alors eu beau jeu de se gausser de la fratrie Traore pour ses démêlés avec la justice et ses nombreuses condamnations.

 

L'arrivée au pouvoir d'un mouvement politique qui a réussi à percer en envoyant dans les rebuts de l'histoire les partis traditionnels qui assuraient jusque là une alternance confortable pour la démocratie représentative, ravive la question des minorités. Elle va être propulsée au devant de la scène médiatique faute d'un programme politique qui puisse désamorcer le désenchantement face à la série des lois réduisant les droits conquis par les travailleurs (lois sur le chômage, la retraite, de facilités accrues pour les licenciements). Les manoeuvres des communicants vont également tenter d'enrayer les critiques d'une gestion calamiteuse de l'épidémie, un chapelet de mesures contradictoires entrelaçant incompétence, irresponsabilité et obéissance aveugle aux poids lourds de l'industrie pharmaceutique.

 

Dès l'automne le ton était donné, l'émotion suscitée par un fait divers a généré des lois qui sous couvert de garantir la sécurité publique restreignait les libertés, en particulier celles de manifester et de liberté de la presse. Ces dispositions législatives visent à étendre les pouvoirs et l'arbitraire de la police. Faute de remédier à l'inégalité des territoires et à la précarité économique, le pouvoir a choisi de polariser le pays en désignant un ennemi de l'intérieur totalement fantasmé, les musulmans français qui revendiqueraient un séparatisme politique.

 

La tradition ancienne rabinique de charger un animal, en réalité deux boucs, l'un sacrifié, l'autre envoyé dans le désert, de tous les péchés de la communauté pour la purifier semble reprise encore une fois à l'encontre de ceux accusés de semer le trouble dans la cité. Le bouc émissaire est désigné, il est à expulser/ et ou à tuer.

 

Faut-il dès lors nourrir la diversion organisée presque rituellement à chaque campagne électorale et riposter sur le terrain choisi par l'adversaire politique? Ne serait-ce pas alors collaborer à l'échappement choisi par les fondés du pouvoir du capitalisme de moins en moins national?

 

Ne faut-il pas plutôt se concentrer sur la privatisation du service public qui prive en particulier le peuple français de lits d'hôpitaux et de compétences médicales en cette période critique? Ne faut-il pas dénoncer la privatisation programmée de nos retraites plutôt que de s'engager dans la démonstration imposée et jamais satisfaisante que le musulman français n'est qu'un Français musulman? Néanmoins, on ne peut esquiver la nécessaire défense des minorités nationales discriminées et offertes à la vindicte médiatique tout en examinant comment les indigénistes répondent en miroir aux injonctions (dys)identitaires des fondés de pouvoir du capital.

 

Egalité et différence

Les termes dans lesquels est posée la double revendication de l’égalité et du droit à la différence par des représentants auto-proclamés de la cause minoritaire raciale, sans avoir été mandatés par quiconque, met face à une problématique sans issue possible. De la manière dont ils la formulent, la contradiction différence-égalité ne peut trouver de solution ni de dépassement.

 

Folklore ?

Tous les peuples ont été exposés au capitalisme et ont subi sous son rouleau compresseur des transformations irréversibles de leur mode de vie et de consommation. Revendiquer une tradition perdue pour signifier sa différence cache mal cette perte d’identité. L’insistance à évoquer une spécificité culturelle se fait le plus souvent au travers d’une tradition inventée ou ré-inventée.

 

Aujourd'hui, proclamer son identité en la reliant au pays d'origine dans lequel tout retour est exclu relève d'une imposture ou d'un déni de la réalité. Le plus souvent, cette fragile définition identitaire se limite au port d'un accessoire vestimentaire ou à la reproduction de recettes culinaires. Les 'modes' de consommation inventées par la petite-bourgeoisie des pays du centre du capitalisme s'imposent dans les zones de la périphérie, depuis l'accoutrement vestimentaire jusqu'au menu Mac Do ou la distinction vegan.

 

Les systèmes pré-capitalistes sont cohésifs et se sont reproduits grâce à différentes stratégies de solidarité collective. Il en a persisté par endroits des traces mnésiques, et il peut en résulter une forme de nostalgie. La logique du capital est au contraire dispersive. Sa reproduction reste un mystère si, justement, on oublie qu’il se nourrit de divisions.

 

A un moment où les alternatives historiques manquent, si on veut avoir une histoire, on l'invente et on substitue une histoire irréelle à la fabrication d’une histoire. Le blocage de possibilités concrètes traduit une impuissance sociale et historique et débride un imaginaire régressif.

 

Tolérance à la différence ?

La différence soulève la question attenante impossible à résoudre de l’identité. La tolérance à la différence est postérieure à l'ère de l’exotisme quand le touriste bourgeois se trouvait face à des femmes aux seins nus ou à des fatmas voilées.

 

Les « Autres » sont désormais les immigrés de plus en plus visibles car ils ne sont plus strictement cantonnés dans des ghettos suburbains et dissimulés à la vue dans des fonctions subalternes. La rencontre de ces multiples autres rend vulnérable le statut du « moi » qui gagne en précarité. Elle peut générer le sentiment terrifiant d’un effondrement imminent. Cette peur est plus ou moins habilement exploitée par des partis d’opposition d’extrême droite nostalgiques d’une colonisation directe qui finissent par dicter leur programme xénophobe aux organisations politiques plus traditionnelles en voie de disparition. Programme qui est une absence de programme.

 

Le plus souvent, défendre le droit à la différence débouche sur une tolérance libérale avec toutes les complaisances choquantes, comme l’acceptation des mutilations sexuelles des petites filles ou l’incinération des veuves hindoues sur le bûcher de leur mari défunt. Cela pointe aussi sur l’embarrassante question de savoir si elle n’est pas une réponse à une homogénéisation sociale. Une réaction épidermique à la standardisation. La néo-ethnicité pour une catégorie de jeunes citadins aisés est une affaire de mode donc de marché. La pratique des pantalons au-dessus de la cheville a été inspirée par les fondamentalistes musulmans qui ont interprété à la lettre une recommandation prophétique transmise oralement ‘L'excès de vêtement qui dépasse la cheville témoigne d'une forme d'orgueil.' La jeunesse branchée fournit de nouvelles formes culturelles qui articulent le monde de la façon la plus fonctionnelle pour le système capitaliste.

 

Par ailleurs, la tolérance à la différence peut déclencher des signaux de racisme quand est trop bien dessinée la différence.

 

Le slogan douteux du droit à la différence ne met pas en tension des termes susceptibles de déboucher sur un dépassement. En effet, on doit distinguer les différences inertes, celle de l’ordre du naturel, et celles qui s’analysent selon une contradiction. Typiquement, cette prolifération de revendications du droit à la différence et dans le même temps à une égalité sans véritable contenu relève d’une régression à la philosophie de l’Être pré-marxiste.

 

Égalité ?

Par ailleurs quelle égalité peut-on exiger dans ce cadre sinon celle possiblement acquise sous le régime du capitalisme, l’égalité devant la consommation?

 

Que peut vouloir dire l’égalité dans une société capitaliste entre les ethnies et entre les genres dans un système qui génère toujours plus d’inégalités et qui creuse un fossé infranchissable entre des pauvres de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres et une fraction sans patrie ni ethnicité ni religion qui commande les leviers de l’économie mondialisée. Il ne peut y avoir d’égalité possible dans un monde où est organisée la rareté des moyens de subsistance les plus basiques et du travail salarié qui y fait accéder.

 

Émancipation ?

Les micro-luttes des racialistes et des indigénistes qui analysent le fonctionnement social selon le prisme de la race ou de l’ethnie ou encore de la culture ne peuvent conduire à l’émancipation de leurs groupes d’abord, encore moins à celle de toute l’humanité. Elles dissipent beaucoup d'énergie militante, ce qui est finalement favorable à l’idéologie bourgeoise. Elles sont alliées objectives du statu quo auquel travaillent les idéologues du capitalisme. Le système capitaliste les génèrent, les entretient et finalement en tire profit.

 

Dans le groupe, et le groupe micro-identitaire, l’investissement libidinal est très gratifiant. La catégorie qui est visée par leur critique n’est pas la sphère de la production, celle où doit se livrer la bataille idéologique et matérielle mais l’institution immédiatement saisissable. D’où la puissante force de mobilisation du micro-groupe. Il est plus facile d'aimer sa confrérie ou sa secte que de s'engager dans une lutte de classes moins immédiatement mobilisante.

 

S’investir dans la classe sociale c’est s’avancer dans une abstraction qui a vocation à s’abolir.

 

En tant que marxistes révolutionnaires, nous pouvons répondre à la question de l'émancipation en priorité. Dans la société sans classe que nous voulons construire, il ne subsistera aucune des inégalités de traitement entre des groupes ethniques et culturels. Nous sommes portés par un projet collectif qui peut sembler utopique tant qu’il n’est pas réalisé, celui l’abolition de la propriété privée des moyens de production. Le mode de production capitaliste a socialisé à un point inégalé les moyens de productions, il suffit de les faire approprier par ceux qui réellement produisent, les travailleurs. Cette utopie n’en est pas une car le capitalisme a construit déjà les possibilités du mode de production et de gestion qui va lui succéder.

 

Continuum historique. Déterminisme de race

La prétendue existence d’un continuum et d’une filiation directe entre le Code de l’Indigénat et le Code Noir avec les pratiques discriminatoires à l’accès à l’emploi et au logement de nos jours est pure illusion, car le capitalisme n’a cessé d’évoluer et de s’adapter à ses propres contradictions depuis sa naissance dans les décombres du féodalisme en Europe.

 

Tout d’abord, non, ce ne sont pas les déterminations de la couleur de peau, de l’origine ou de la nature du sexe qui structurent l’ensemble de la formation sociale. Les éléments qui déterminent la structure sociale sont ceux regroupés sous le concept à la fois éminemment abstrait et concret de mode de production. Ils ne sont pas immédiatement accessibles à l’expérience vécue et ne peuvent être appréhendés par la plupart des gens.

 

Aussi, il existe bien une disjonction entre le VRAI d’une situation et l’AUTHENTICITÉ du vécu. Cette « cause absente » (exemple de la force gravitationnelle) ne peut pas émerger de la perception. Se passer d’une analyse historique matérialiste qui discute de la mutation profonde du capitalisme, c’est se priver de moyens d’agir.

 

En épousant cette perception erronée de l’histoire, l’idéologie des groupes révèle son objectif, il s'agit d'obtenir un consentement à une simple différence. A un mode de production qu'il est impérieux d'abolir, on substitue l'objectif d'une réforme de la démocratie représentative avec ses scrutins et ses sondages d’opinion, laquelle est en crise depuis quelque temps.

 

Faire coexister sur un même espace des personnes d’origines et de traditions différentes est l’une de ses stratégies d’émiettement et de divisions des luttes. Les représentants politiques des États-Nations moribonds n’ont plus aucune puissance d’agir. Ils chérissent et favorisent des divisions en faisant une large propagande à des antagonismes culturels fantasmés.

 

Les révolutionnaires ne dévient pas de leur objectif, la conquête par les êtres humains des « lois » de la fatalité socio-économique en apparence aveugles et naturelles. Notre rôle n’est pas de se placer sur le terrain d’une concurrence culturelle mythique.

 

Or le rapport du capitalisme français avec les colonies est passé au moins par trois phases.

 

Au cours de la première, il a été orienté selon sa concurrence avec le capitalisme britannique pour l’accaparement des matières premières acquises gratuitement afin de satisfaire les besoins de l’industrie et, au-delà, pour la spoliation de terres agricoles et le déversement d’un trop plein de population vers des zones sinon de bannissement du moins de repeuplement. Ce sont surtout les Français indésirables que l’on a envoyé aux colonies. La Nouvelle Calédonie et la Guyane ont été typiquement des terres de bagne. L’Algérie a accueilli les vagabonds et les aventuriers, les indésirables, dans un premier temps.

 

L’Arabe et le Noir ne pouvaient plus être bestialisés au 19ème siècle comme le furent les Amérindiens et les Africains capturés pour l’esclavage les siècles précédents. Ils étaient cependant déclarés de culture inférieure, à civiliser. Les peuples colonisés, s’ils ont été exterminés en raison de leur résistance à l’occupation et à la spoliation, n’ont pas été 'génocidés' comme le furent les Amérindiens. L’ethos de la bourgeoisie issu des ‘Lumières’ ne le permettait plus et le génocide n’était pas nécessaire à la réalisation des ambitions coloniales.

 

Le colon bien sûr a détruit les modes de production antérieurs tout en essayant d’annihiler les ressorts culturels des peuples colonisés pour les briser. L'armée coloniale a fait disparaître dès le début de la conquête de l'Algérie les mosquées qui sont non seulement des lieux de culte mais aussi et surtout des lieux d'alphabétisation et d'enseignement. Les dommages furent le plus souvent irréversibles. La très forte imprégnation par la culture arabo-islamique en particulier a permis toutefois une résistance culturelle passive qui a permis le maintien d’une identité propre, laquelle fut réactivée pendant la guerre d'indépendance. Le colon pratiquait une séparation spatiale en résidant dans des villes et des quartiers réservés. Pas de mélange des populations, ce qui est une figuration de l’apartheid colonial.

 

Lors des guerres mondiales, les impérialistes avaient recruté des indigènes des colonies dans des bataillons où ils furent sacrifiés. Une fois la démobilisation prononcée, les survivants furent priés instamment de retourner chez eux. Le colonisé est alors indésirable en métropole.

 

Une deuxième phase après les indépendances politiques des colonies, au cours de laquelle une classe ouvrière a été importée. Il lui fut attribuée la fonction de concurrencer la classe ouvrière française autochtone, voire de la remplacer. La fin des années soixante correspond à l’émergence d’une forme nouvelle du capitalisme obligé sans cesse de muter sous la loi de son propre fonctionnement, la baisse du taux de profit.

 

Les indépendances des pays colonisés ont été promues par des Usa qui ont triomphé des anciens empires entre-déchirés par les guerres mondiales alors que ces mêmes USA peinaient à liquider la phase esclavagiste de leur préhistoire. Apartheid et discriminations raciales continuaient d’être le lot des Afro-américains. Pour les Usa, l’aide à la décolonisation permettait la construction de leur hégémonie par la création d’un marché sans protection de frontières et participait aussi d’une lutte idéologique contre l’URSS et le communisme.

 

Des paysans illettrés et peu susceptibles de se syndiquer ont été arrachés à leur monde agricole et pastoral. Ils devaient remplacer des travailleurs autochtones encadrés par des organisations ouvrières très combatives.

 

Quelle ne fut la déconvenue du patronat et du gouvernement social-démocrate lorsque des ouvriers de l’automobile, majoritairement immigrés, ont entamé des grèves très dures dans les premières années du règne mitterrandien. Dans les années 1982-1984, leur présence au sein de la contestation au moment de la restructuration de l’industrie automobile avec un mouvement de concentration accrue du capital et des licenciements collectifs les avait fait disqualifier en tant qu’ouvriers, ils sont devenus pour les pouvoirs des « musulmans intégristes ». Jusque là encadrés par des syndicats de droite (Confédération des Syndicats Libres), la CGT a fini par progresser sur des sites qui employaient entre 70% à 80% d’ouvriers immigrés.

 

Cette dérivation dans le langage médiatique qui a consisté à transformer une lutte de classe en lutte de races a bien été le fait du patronat français. Fallait-il et faut-il pour autant, pour les forces progressistes authentiques, reprendre à leur compte cette (dis)qualification, ne voir dans l'ouvrier musulman que le musulman et pas l'ouvrier, et affaiblir la lutte des classes ?

 

La révolution islamique venait d’avoir lieu en Iran et menaçait de se propager dans le Moyen-Orient. Elle mettait en péril les intérêts économiques (accès aux ressources pétrolières) et stratégiques de l’Occident. De plus, la défense d’Israël a été transformée en impératif pour l'Occident par un lobby étasunien déjà fort influent. Ici se situent les débuts de l’islamophobie que l’on devra traiter à part tant ses mécanismes sont particuliers car surtout alimentés par la puissance hégémonique étasunienne au travers des néoconservateurs, anciens trotskystes devenus bellicistes et surtout ultra-sionistes.

 

Dans ces mêmes années, le MIB, Mouvement Immigration Banlieue, avec sa célèbre marche pour l’Égalité faisait état de la non intégration des enfants de ces ouvriers, masse excédentaire et inemployée, qui souffraient déjà de la phase ultérieure du capitalisme.

 

Enfin, la phase qui recouvre celle que nous vivons où le travail de l’immigré ou de ses enfants ne sont plus nécessaires.

 

Le chômage a été théorisé comme une nécessité pour une bonne santé économique et la lutte contre l’inflation qui avait mis en péril les économies occidentales dans les années soixante-dix. Des réflexions intenses ont été menées par les économistes bourgeois, le premier d’entre eux, le Néo-zélandais Phillips qui montrait une relation inverse et assez évidente entre chômage et niveaux des salaires qui participent à l’inflation s’ils augmentaient trop. Le NAIRU acronyme en anglais pour un taux de chômage compatible avec un taux d’inflation constant ou n’accélérant pas celle-ci (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment) fut donc adopté comme technique gouvernementale de régulation de l’économie et calculé par l’OCDE pour les pays occidentaux. Pour l’année 1999 et pour la France, il était évalué à 9,5%. Pendant des décennies, des politiques macro-économiques qui ne cherchaient pas le plein emploi mais favorisaient le chômage ont été prises pour ne pas rogner sur l’épargne monétaire.

 

Cette opinion qui prenait allure de science économique désastreuse pour la stabilité sociale fut abandonnée quand eut lieu le boom des actifs boursiers avec la bulle internet et toute la spéculation boursière qui protégeaient les gros épargnants devenus gros spéculateurs boursiers. Greenspan, le magicien au Trésor américain, a fait baisser le chômage à des taux historiques en faisant caracoler les valeurs de Wall Street.

 

On peut alors dire que le chômage des banlieues qui a conduit à la marginalisation accrue une population vulnérable a été inspiré par le NAIRU plus que par une décision raciste consciente d’un pouvoir aveugle aux effets de ses propres agissements.

 

Lequel chômage structurel a entraîné des effets de ruptures au travers de cascades d’évènements. L'augmentation de la petite délinquance a été favorisée par l’introduction délibérée de la drogue et de sa commercialisation à l’image des actions du FBI à l’encontre du mouvement des Afro-américains. L’abandon de l’espoir dans l’ascenseur social par l’école a marqué cette période au cours de laquelle commençaient à s’abattre sur le monde les politiques d’austérité et de retrait de l’État de ses fonctions régaliennes.

 

Une autre évolution faite de deux facteurs au moins s’est produite de façon presque contemporaine dans la structuration du capitalisme, elle a eu un effet synergique avec les effets de la lutte contre l’inflation. Il s’agit d’une automatisation des chaînes de production dans des activités autrefois hautement consommatrices de main-d’œuvre. Les Japonais ont été pionniers dans les assemblages pour l’électronique et l’électro-ménager, de plus en plus les chaines de montage se sont automatisées voire digitalisées. Typiquement, on a assisté à une augmentation relative du capital organique, élément clé de la tendance à la baisse du taux de profit.

 

Le deuxième facteur intervient un peu plus tard, il s’agit des délocalisations à mesure que progressaient les mesures de libéralisation de l’économie à l’échelle mondiale et de l’extension de l’Union européenne qui a intégré de plus en plus de pays à l’Est. On y exporte des usines et on en importe des travailleurs détachés, c’est-à-dire avec des salaires inférieurs et non soumis aux prélèvements sociaux encore obligatoires dans les pays de l’Ouest.

 

Certes, il existe une masse ou une réserve de chômeurs qui fait toujours pression sur les salaires mais le système a de moins en moins besoin de travailleurs, et quand ils sont nécessaires, on expédie la production en périphérie.

 

Cette nouvelle conformation du capitalisme qui structure la lutte des classes au centre et en périphérie a suscité un autre autre phénomène. L’irrésistible attraction des Africains du Nord et des Sub-sahéliens vers l’Europe occidentale, pour des raisons de guerres inter-impérialistes de basses intensité ET que l’on fait passer pour des guerres contre le terrorisme islamiste, a attiré nombre de nouveaux migrants. Aux guerres se sont greffées des désertifications dues au dérèglement climatique et à un usage ruineux et dévastateur des sols par des monocultures d’exportation, ce qui apporte un lot toujours renouvelé de migrants sans documents. Pour le travail qui ne peut être délocalisé, entretien, bâtiment, hôtellerie et restauration, ils sont préférés aux enfants des immigrés antérieurs. Moins onéreux, ils apportent une plus-value plus importante dans l’industrie du tourisme.

 

Les milliers de migrants qui traversent le Sahara et la mer Méditerranée au péril de leurs vies ne sont pas découragés par les discours menés par les anticoloniaux des pays du Centre du capitalisme d’où ils parlent. Les 'anticoloniaux' bénéficient de la position économique dominante du pays où ils résident avec un minimum de couverture médicale et de prestations éducatives et une relative sécurité. Il n'y a pas d’agression militaire prévisible dans l’immédiat pour les détenteurs de l’arme nucléaire sur les pays occidentaux.

 

De sorte que l’on peut dire que le capitalisme développe une contradiction entre les migrants sans documents pénétrant le territoire, facilement employables, et les générations de migrants précédents cantonnées au chômage comme armée de réserve.

 

Un niveau de contradiction supplémentaire est apporté dans l’actuelle forme sociale avec l’importation de Nord-africains et d’Africains sub-sahéliens formés dans des écoles d’ingénieurs ou diplômés en médecine. On observe que la France et les pays occidentaux, frappés par le libéralisme outrancier, ont renoncé à dispenser un enseignement supérieur en quantité et en qualité suffisantes pour certains emplois qualifiés en informatique, en finance et en médecine. Ils se contentent de prélever sans vergogne dans les pays dominés des salariés que le pays receveur n'a pas formés.

 

Nous sommes donc loin du racisme théorisé au 19ème siècle au moment des conquêtes coloniales. C’est-à-dire tout l’échafaudage d’hypothèses biologiques qui avait alors été élaboré autour de caractères culturels et intellectuels transmissibles génétiquement qui cantonneraient jusqu’à la fin des temps les peuplades à civiliser dans une infériorité insurmontable.

 

Ce sont les peurs de glisser vers une prolétarisation et d’une perte de confort auquel la petite classe ‘moyenne’ autochtone s’est habituée qui ont nourri des partis d’extrême droite en même temps que reculait l’influence du Parti communiste. Le vertige de la perte d’identité face à l’exposition de ces nombreux « Autres » autrefois invisibles est entretenu par les communicants de la classe politique de 'gauche' qui a renoncé à ses ambitions de transformation sociale fondamentale pour n'opérer que dans le terrain du sociétal.

 

La vieillerie conceptuelle du racisme issue du temps du colonialisme a été abandonnée après l’épreuve des génocides de la forme nazie du capitalisme allemand dépourvu de débouchés et de colonies. Ce racisme-là a vécu. Les tenants d’un certain indigénisme le réactualise alors qu’il est caduque, dépassé.

 

Le racisme aux Usa n’est pas celui des Européens du vieux continent. Pour des raisons historiques et non morales.

La plupart des mouvements antiracistes en France ont tendance à assimiler la situation des descendants d’immigrés des ex-colonies avec celle des Noirs aux Usa. Cette comparaison ou cette assimilation est abusive. Elle est même une escroquerie intellectuelle qui minimise le crime atroce de cet esclavage occidental pré-capitaliste qui ne ressemble en rien à l’esclavage de l’Antiquité, ni à celui pratiqué par les Arabes ni à celui répandu en Afrique noire même. Tout simplement parce que les modes de production de l’époque ne nécessitaient pas leur travail gratuit. Le laboureur romain travaillait lui-même sa terre de même le fellah égyptien ou d’Afrique du Nord.

 

Le mode de production capitaliste qui a vu le jour en Occident est bien né des ruines de l’ancien mode féodal qui s’est évanoui. Avant de s’installer en Angleterre, le capitalisme n’avait pas réussi à s’implanter dans de nombreux endroits. Cette disparition d’un mode féodal et son remplacement se sont effectués sur une longue période au cours de laquelle s’est réalisée la condition essentielle du capitalisme : la séparation du producteur des moyens de production. Et la rencontre de ce travailleur libre avec un manufacturier détenteur de moyens de production acquis autrement que par une épargne résultant de ce mode de production. Cette privation du producteur de ses moyens de production qui a permis de trouver sur le marché des hommes obligés de vendre leur force de travail à autrui a eu lieu essentiellement en Angleterre par la privatisation des terres communes.

 

La puissance britannique s’est d’abord construite sur l’esclavage de ses propres paysans. Puis la traite négrière a fait le reste. Celle-ci fait réellement partie de la préhistoire du capitalisme, c’est même l’une des conditions qui l’ont permis. La domination absolue de l’homme par l’homme est instituée en plein siècle des Lumières, à son apogée même. La Chattel racial slavery (bien meuble esclave) était inconnue dans l’Antiquité et dans l’Angleterre élisabéthaine. 5 millions d’Africains furent transportés en Amérique contre leur gré, à fond de cale, ce qui a constitué le ressort premier et le véritable rouage de toute la machinerie de la richesse de Usa et de l’Angleterre. Sans extorsion de plus-value, mais par un travail contraint et non rémunéré.

 

Cette réalité économique a été justifiée par toute une élaboration idéologique qui a servi de fondement à ce que l’on appelle le racisme qui est réellement né à cette occasion. Après la guerre de Sécession, les esclaves noirs représentaient le patrimoine le plus important du pays. En 1860, leur valeur atteignait trois fois le Capital des actionnaires de l’industrie ferroviaire et manufacturière. Le coton cultivé dans le Sud était le principal produit d’exportation, il était essentiel dans le financement des importations et du développement industriel du pays.

 

Les Afro-américains ont surtout servi ensuite, depuis leur émancipation formelle, à constituer une armée de réserve pour le système capitaliste. Ils ont été ghettoïsés et lumpénisés. Les revendications et les méthodes de lutte ne peuvent donc être les mêmes de part et d'autre de l'Atlantique.

 

Aucun espace géographique de retrait ou de recul n’est possible pour les Afro-américains. Les descendants des déportés ont un court instant caressé l’espoir de retourner en Afrique. Certains penseurs et jurisconsultes étasuniens ont envisagé si abolition il y avait, le plus tardivement possible, d’expulser les Noirs soit en Amérique latine où le sang était déjà 'mêlé' soit en Afrique. Une association, fondée en 1816, l’American Colonization Company (ACC) s’est donnée comme but de faire retourner les Noirs en Afrique. Elle a fondé le Liberia en 1821. 13 000 personnes y sont allées. Puis ce mouvement a connu un déclin, qui a connu un nouvel essor à partir de 1877 quand les groupes comme le Ku Klux Klan ont multiplié les agressions racistes. A la suite d’escroqueries, de nouveau, ce retour a connu un déclin, d’autant que la plupart des Noirs émancipés reconnaissaient l’Amérique comme leur patrie.

 

Ceci est une des premières différences fondamentales entre la population afro-américaine et l’émigration coloniale vers les pays du Centre. La capture et la déportation puis la durée de l’esclavage ont fini par supprimer dans les mémoires des Afro-américains leur culture d’origine, voire le souvenir de leur géographie originelle. L’assimilation sans intégration était parfaite. Le Nord-Africain, le Comorien, le Malien ou le Malgache ont fait un départ ‘volontaire’, certes dicté par les impératifs économiques légués par des décennies de domination de l’économie locale par le colonialisme, mais il ne s’agit pas de déportation forcée (sauf pour certaines situations de soldats enrôlés dans les guerres inter-impérialistes) et de très forts liens ont été conservés avec la patrie d’origine (Langues, religions, retour en vacances etc..).

 

Les luttes d’émancipation des Noirs aux Usa ont échoué au 20ème siècle. Deux d'entre elles sont exemplaires, elles n'ont pas abouti alors que leurs revendications ne se contentaient pas d'une simple reconnaissance d'identité mais qu'elles se fondaient sur une analyse de classes. La pleine égalité qui devrait être une indifférence à la couleur de la peau, soit pas de discrimination ni positive ni négative, n'a pu être établie.

 

1. Le Black Panther Party est né en 1966 en Californie grâce à deux étudiants en droit, Huwei Newton et Bobby Seale. La revendication principale du BPP est le droit à l’autodéfense des Afro-Américains. Cette fondation faisait suite à la grande marche pour l'égalité des droits civiques sur Washington en 1963. Elle était arrivée dans la capitale fédérale dans la plus grande indifférence des habitants de la ville et des membres du Congrès. En juillet 1964, la fin de la ségrégation est promulguée par Lyndon Johnson avec les garanties de son application.

 

En août 1965, ont lieu les émeutes de Watts, quartier de Los Angeles, suscitée par une énième exaction policière contre un Noir. Elles ont fait 32 morts et plus de 9 000 blessés. En juillet 1967 eurent lieu les émeutes de Detroit, 42 morts et des milliards de dégâts matériels.

 

Le BPP est l’aboutissement d’une désillusion du milieu des années 60, les droits civiques n’avaient en rien modifié la vie des Noirs qui sont restés confinés dans leurs ghettos et la misère. L’immense colère des émeutes n’a pas été comprise par les Américains, alors que la pleine citoyenneté n’a pas modifié le chômage, la discrimination et les violences policières.

 

Les membres du BPP voulaient renverser la légitimité de la violence. Ils s'exhibent en portant des bérets noirs, des blousons en cuir et se promènent en groupe avec des armes bien affichées. Ils en ont le droit constitutionnellement. Ils ont fait la constatation que les marches pacifistes sont inutiles. Ils ont croisé les idées de Mao et de Frantz Fanon. De Ho Chi Minh et Castro mais aussi d'un certain Williams, un militant noir membre de l’Association de Défense des Peuples de Couleur, auteur d'un livre ‘Des noirs et des flingues’. Ils développent une véritable fraternité avec les autres peuples colonisés ou ex-colonisés.

 

Voici les dix éléments de leur programme, ils sont sans comparaison avec les minuscules ambitions du mouvement des Black Lives Matter :

 

- Droit à la liberté et l’autodétermination

- Plein emploi pour notre peuple.

- Que cesse le pillage de la communauté noire par les Blancs

- Logements décents conçus pour des êtres humains

- Une véritable éducation pour notre peuple qui expose la vérité de cette société américaine décadente et qui nous enseigne notre véritable histoire et notre rôle dans la société

- Exemption de tous les Noirs du service militaire

- Arrêt des brutalités policières et de tous les meurtres des Noirs.

- Libération de tous les Noirs des prisons fédérales, d’États et des comtés municipaux

- Les Noirs, s’ils comparaissent en justice, doivent le faire devant leurs pairs et les membres de leur communauté

- Nous voulons de la terre, du pain ,du logement, de l’éducation, de quoi nous vêtir, la justice et la paix

- Un référendum pour la colonie noire sous les auspices de l'ONU afin que le peuple noir puisse décider de son destin, en tant que Nation.

 

Dès lors, le port des armes devient illégal dès 1967 en Californie dont le Gouverneur était Ronald Reagan. Cette loi prive les Noirs de leur droit à l'auto-défense. Ils manifestent sur les marches du parlement de Sacramento exhibant poings et armes. Dès lors, ils deviennent des images médiatiques, ils sont des révolutionnaires « chics ». Ils élaborent une authentique culture visuelle car ils ont pleinement intégré le rôle de l’image et de la télévision. Certaines images suscitent l’adhésion et la fierté.

 

Ils organisent des fonds de secours pour les familles, des cantines et des crèches, distribuent des repas aux adultes également. Ils paient des avocats, ils emploient le code pénal pour se défendre légitimement. Ils contre-patrouillent les rondes de la police. Ils installent des lampadaires là où les Noirs se faisaient faucher par des voitures de la police. Ils créent des cliniques gratuites (une trentaine) qui recrutent des médecins noirs. Ils fondent des ÉCOLES GRATUITES = PROGRAMME DE SURVIE.

 

Ils établissent des programme pour les prisonniers et affrètent des cars pour les visites, ils font parvenir des livres aux prisons. Ils développent un programme de protection pour les personnes âgées. En 1967, à l’occasion de l’assassinat par la police d’un jeune Noir, ils font une contre-enquête, interrogent la famille. Ils assurent la sécurité de la famille et financent un avocat.

 

En 1968, l’assassinat de M. L. King déclenche des révoltes dans plusieurs villes, et ce sont les Noirs qui se feront punir. Johnson envoient des chars contre le peuple noir inconsolable.

 

Le BPP est très hiérarchisé, il a un comité central et plusieurs ministres. Il est impératif d'être discipliné et sobre. Malgré un succès phénoménal, Huey Newton est arrêté et mis en prison. Tous les autres chefs seront arrêtés, ce parti devient un parti de dissidence. Ils développent une littérature politique carcérale. Le corps noir en prison ne cesse pas d’être révolutionnaire. De sorte que ce parti est aux mains de femmes, Elaine Brown (74/77), Erika Huggins et Kathleen Cleaver essaient d'exister en tant que femmes dirigeantes noires.

 

Le programme de répression CoIntelpro et le FBI initient des harcèlements, lancent des rumeurs et finissent par organiser des luttes intestines et des affrontements entre stratégies et tactiques. S'adonner à la lutte armée clandestine, participer à des élections? Les dissensions, la drogue et les assassinats (28 chefs du BPP ont été assassinés) ont eu raison du parti qui a été dissous dans le début des années 1980.

 

La deuxième expérience remarquable et significative est celle qui fut menée par l’organisation League of Revolutionnary Black Workers à la fin des années soixante.

 

La grande rébellion de 1967 à Detroit a été le soulèvement le plus coûteux de l'histoire américaine jusqu'à ce jour. Elle avait fait 42 morts et plusieurs milliards de dégâts matériels. Après que les flammes aient été étouffées, l'esprit d'insurrection ne s'est pas éteint. Les sections de la sous-classe noire qui sont retournées au travail après le soulèvement ont clairement indiqué qu'elles considéraient les usines des trois grandes sociétés de l'industrie automobile comme des «usines-prison», l'équivalent contemporain du travail des esclaves. Le journal militant noir, The Inner City Voice, a commencé sa publication en octobre 1967. Le journal visait les participants au soulèvement de 1967, les travailleurs noirs qui se trouvaient aux prises avec l'accélération des chaînes de montage des usines.

 

Le 8 juillet 1968, un groupe de travailleurs noirs dans l’automobile a mené une grève sauvage qui a partiellement fermé l’usine Dodge Main de la Chrysler Corporation à Hamtramck, au Michigan. La grève multiraciale non autorisée, la première en quatorze ans, a montré un fort sentiment de solidarité parmi les travailleurs noirs de l'usine, une profonde méfiance à l'égard du syndicat existant des 'Travailleurs unis de l'automobile' (UAW) et une forte sensibilité anti-impérialiste. Cet arrêt de travail a préparé le terrain pour la création du DRUM moins de deux mois plus tard, le Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM), une organisation résolue non seulement à arrêter la production automobile pour la journée, mais aussi à construire un mouvement révolutionnaire capable de défier l'exploitation capitaliste, la complaisance des syndicats, l'impérialisme et la violence étatique.

 

La perspective globale des militants du DRUM s'est reflétée dans leur première liste de revendications, publiée en juillet 1968. Outre les demandes de réformes syndicales, telles que la demande de licencier le président Walter Reuther et de le remplacer par un président noir, ils ont également exigé « que l'UAW mettre fin à sa collusion avec la C.I.A., la F.B.I. et toutes les autres institutions d'espionnage racistes blanches », une réponse à la fois à la persécution politique des radicaux nationaux et à l'implication de la CIA dans des activités contre-révolutionnaires à l'étranger. La solidarité internationale s'est également étendue aux travailleurs noirs des usines automobiles de l'apartheid en Afrique du Sud. DRUM a exigé « que nos collègues noirs de Chrysler Corp. et de ses filiales en Afrique du Sud soient payés sur un pied d'égalité avec leurs collègues racistes blancs ». Les demandes initiales de DRUM exprimaient également une forte opposition à la guerre américaine au Viêt-nam. Ils ont appelé l'UAW à organiser une grève générale pour mettre immédiatement fin à la guerre.

 

En 1969, le modèle du Mouvement des syndicats révolutionnaires (RUM) avait proliféré autour de Détroit et une fédération appelée Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires a été fondée. Les intellectuels ouvriers noirs de la Ligue ont développé une politique vitale pour l'histoire de la pensée noire. C’était une fusion d’idéaux révolutionnaires transnationaux et de l’histoire du syndicalisme militant de Detroit. C'étaient des communistes, qui ont tiré leurs expériences à Motor City, pas à Moscou.

 

La League a été capable de conquérir le pouvoir dans les entreprises. Elle a réussi à enfoncer un coin dans le monopole médiatique et informationnel de la ville grâce à un journal étudiant. Elle a fait élire des juges. Puis elle a réussi à faire élire un maire et à conquérir le pouvoir municipal. Cette réussite remarquable est liée à une stratégie qui a impliqué des initiatives sur les plans distincts des processus de travail, des medias et de la culture, de l’appareil judiciaire et de la politique électorale.

 

Mais limitée à la forme municipale, cette politique allait aboutir à un échec car l’une des forces de l'État et de sa constitution fédérale tient aux discontinuités entre la ville, l’État et le pouvoir fédéral. Ce à quoi tend aujourd’hui la dissémination des pouvoirs entre les instances municipales et régionales en France grâce aux diverses politiques de décentralisation menées ces dernières décennies.

 

La League a estimé que son modèle pouvait se généraliser. Comment étendre au niveau national un mouvement politique municipal ? L’équipe dirigeante a commencé à voyager à travers le pays et au-delà, en allant en Suède et en Italie pour expliquer leur modèle et partager sur place les stratégies des autres travailleurs. Des hommes politiques se sont rendus à Detroit pour enquêter sur ces nouvelles stratégies. S’est posé alors le problème de transposer un modèle local unique à des gens se trouvant dans d’autres situations qui leur sont spécifiques. Il en est résulté un film et un livre.

 

Les militants de la League qui parcouraient le monde sont devenus la coqueluche des medias. Ils se sont coupés de leur base et il ne restait plus personne pour garder la boutique. Ayant accédé là un espace plus large, leur base a disparu. Et ainsi se termina l’expérience révolutionnaire la plus réussie de ces années-là. Elle a laissé des traces sous forme d’acquis sociaux qui lui ont survécu. De plus, toute expérience révolutionnaire continue de nourrir souterrainement la tradition. Ce mouvement est mort d’une certaine manière de son succès. Le référent du film et du livre, devenus objets et images autonomes, a disparu transformé en image et spectacle. Comme en avait averti Guy Debord.

 

Nous ne ferons qu'évoquer l’Afrique du Sud qui a aboli l’apartheid depuis 1991 puis sa démocratie représentative depuis 1994. Mais le chômage touchait toujours en 2019 40% de la population active et frappe surtout les Noirs. L’ANC a manqué de volonté politique une fois installée au pouvoir et n'a pas instauré de réforme agraire, de sorte que trois quarts des terres privées appartiennent toujours à des Blancs. Y travaillent 800 000 ouvriers agricoles noirs dans des conditions souvent indécentes avec souvent absence d’eau courante.

 

Le gouvernement du Congrès national africain (ANC) est adepte des politiques libérales, il n'a pas élaboré de politique éducative. L'Afrique du Sud a dû depuis la pandémie emprunter 3,6 milliards de dollars au Fonds monétaire international. Les finances publiques sont à bout de ressources et le pays est au bord de la banqueroute.

 

Conclusions sur le capitalisme tardif

Le capitalisme actuel, pour certains qualifié de tardif, pour d’autres de néolibéral ou de financiarisé, se caractérise par la quasi disparition des États-nations qui étaient la base de lancement de l’entreprise industrielle et marchande.

 

Le Marché avec sa main invisible est devenu une quasi-divinité. L'idéologie sous-jacente tend à supprimer de la conscience la phase déterminante de l'économie qui est celle de la production. Il est plus que significatif que sur les quatre grandes multinationales dont la capitalisation boursière dépasse l’entendement, trois relèvent du secteur non productif : Amazon, Facebook et Google qui sont typiquement des intermédiaires tirant leurs énormes revenus de la sphère de la circulation et de la publicité, elle-même un artefact de la commercialisation.

 

Ce capitalisme là se caractérise aussi par une prolifération envahissante des medias, qui de simple appareil de diffusion, se sont transformés en appareil productif d’objets de consommation culturelle et informative. Il n’a jamais eu un tel degré de liberté, il a annulé et neutralisé toutes les structures qui le contrecarraient. L’économie s’est restructurée sur le plan mondial, l’Asie est devenue l’usine du monde. Le capitalisme actuel, celui du taux d’intérêt négatif, des Dettes publiques sans cesse alourdies par une création monétaire effrénée des banques centrales et des dettes privées, est aidé par les réseaux « sociaux » qui segmentent les informations et nous procurent une compréhension du monde compartimentée.

 

Ne pas prendre en compte qu’à son stade actuel d’évolution totalement débridée, le capitalisme aggrave la précarité des autochtones et qu’il crée les conditions du populisme à la Donald Trump qui fait courir le risque de voir triompher des régimes autoritaires, ce que nous voyons déjà en Autriche, en Ukraine et en Hongrie. Et ce que nous voyons se profiler aussi en France. Ils sont tout aussi furieusement capitalistes mais ils peuvent orienter la colère des précaires et des chômeurs vers des boucs émissaires que sont les descendants d’immigrés, les migrants et des réfugiés. Lesquels sont chassés de chez eux par des guerres faites par les mêmes gouvernements.

 

L’espace devient en tout point homogène, dans n’importe quelle grande ville de quelque pays que ce soit, les mêmes enseignes rythment la rue et la vue, et pourtant la période actuelle favorise une perception éclatée de la société et s’accommode très bien des micro-luttes, quand elle ne les favorise pas.

 

A nous de faire en sorte d'axer les efforts sur la disparition de la propriété privée des moyens de production.

 

Propos élaborés et tenus dans le cadre du Cercle Manouchian de Paris le 9 février 2021

 

Badia Benjelloun

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13 février 2021 6 13 /02 /février /2021 17:23

La question de l’indépendance de la Nouvelle Calédonie-Kanaky est récemment resortie de l’oubli à l’occasion du dernier référendum, mais le public français et international ignore toujours les manipulations économiques et juridiques en cours qui tournent autour des richesses du territoire et des multiples sociétés écrans qui visent à garder le contrôle du pays, « indépendamment » du fait qu’il puisse ou pas acquérir dans le futur un siège à l’ONU et un drapeau. C’est cette question là qui est centrale et qui est en train de resurgir dans une société qui a acquis une conscience politique au cours des dernières décennies de combat pour arracher des pans de pouvoir, un à un. Ce combat il est mené et on doit en prendre connaissance avant que les gros médias ne nous présentent, lorsque la crise politique éclatera, une vision prémachée de cette réalité jusque là camouflée.

La Rédaction

 

 

La Kanaky, c’est Nickel

-

Février 2021

 

Badia Benjelloun

 

Alors que se dessinent les prémices de l’indépendance de la Nouvelle Calédonie, les indépendantistes kanaks ont manqué de gagner le référendum d’octobre de moins de 10 000 voix, l’Etat français parraine la vente de la filière Nickel de Goro, complexe fait d’un port, d’une centrale électrique, d’un gisement de Nickel et de cobalt et d’une usine de traitement, à un consortium prédateur. L’enjeu est considérable et la manipulation d’importance.

 

Séquence 1 :

Petite histoire, qui est le vendeur ?

 

Le géant minier Brésilien Vale avait acquis l’exploitation du site en 2006 en rachetant le groupe canadien Inco Ld. Ces années-là étaient marquées par une activité frénétique de fusions-acquisitions, ‘Fusac’ pour les banquiers. Les conseillers financiers encourageaient les concentrations de capitaux car ils ramassaient des commissions énormes quand ils veillaient aux transactions. Ce secteur bancaire est particulièrement parasite et s’est révélé dangereux car il conduit à des situations monopolistiques. L’actuel Président de la République française y a excellé dans le groupe Rothschild car il ne requiert aucune compétence économique particulière en dehors de l’art de la persuasion donc de la séduction qui facilite la négociation.

 

Le repreneur

Le groupe Vale est issu d’une entreprise publique privatisée en 1997 sous les auspices d’un gouvernement social-démocrate qui a privatisé pas moins de 71 entreprises. La Companhia Vale di Rio Doce (CRVD) créée en 1942 a été cédée (1) pour une bouchée de pain. Ses biens publics accumulés (26 millions d’hectares de terres, 167 hôpitaux, 68 universités, etc..) ont été transférés au privé pour la somme ridicule de 3 milliards d’euros alors qu’aucun inventaire de son patrimoine n’avait été préalablement dressé. Le coup d’Etat institutionnel qui a abouti au renversement du gouvernement travailliste a fait changer l’orientation resserrée vers une production pour la sphère nationale en faveur d’un fort endettement pour plus d’investissements alors que le marché mondial s’essoufflait. En 2015, la dette s’élevait à plus de 25 milliards et les pertes à 40 milliards. La rupture d’un barrage sous le poids des boues effluentes de la mine de Germano dans l’Etat de Minas Gerais, prévisible depuis 2009 car il a été construit sur des rejets de la mine, a dévasté le village Bento Rodrigues. Le fleuve Rio Doce source principale de captation d’eau du bassin a été contaminé. 12 millions de M3 de résidus miniers toxiques empoisonnent la zone. Lorsque les victimes demandent réparation, la multinationale essaie de trouver un arrangement pour échapper à 50 milliards d’indemnisations.

 

En janvier 2019, la rupture d’un autre barrage minier dans le même Etat a fait des centaines de morts, la plupart employés de la firme. Cette nouvelle catastrophe fait plonger la cotation boursière de Vale repose la question du coût environnemental jamais considéré dans l’exploitation.

 

L’acheteur initial

Le groupe minier canadien Inco Ld avait acheté en 1992 la concession minière pour le site de Goro au Bureau de Recherches Géologiques et Minières (le BRGM, donc l’Etat français), soit une réserve de 165 millions de tonnes titrant à 1,6% pour une bouchée de pain. Inco Ltd a gelé son (faible) investissement pendant des années avant de lancer une usine pilote pour vérifier l’efficacité d’une nouvelle technologie hydrométallurgique adaptée au minerai de faible teneur. Au terme d’une série d’opérations (2), en expropriant le producteur français Eramet au profit d’un autre groupe canadien Falconbridge, l’Etat français s’était désengagé du nickel néo-calédonien et l’a quasiment offert à Inco qui a payé en tout et pour tout quelques 20 millions d’euros et en a reçu plus d’un milliard d’euros en subventions. En 2004, Inco Ld lance la construction de l’usine de Goro. La Société de Participation Minière du Sud Calédonien, détenue pour moitié par la province Sud, et au quart par chacune des provinces du Nord et des îles, participe pour 10% à l’actionnariat de l’usine Goro Nickel.

 

Les autochtones pour leur environnement

Des luttes autochtones et environnementalistes ont rectifié à l’aide de contre-expertises scientifiques les tracés des implantations. En 2006, le Tribunal administratif annule l’autorisation (3) d’exploitation de Goro nickel eu égard aux risques trop importants de pollution chimique dans un site à la biodiversité ‘fragile’.

 

Le Conseil Consultatif Coutumier et un observatoire de l’environnement dénommé l’Oeil surveillent le respect du pacte de développement durable du Grand Sud signé par Vale qui avait opté pour le mode d’extraction, la lixiviation par l’acide sulfurique. Des fuites d’acides ont lieu en 2009 dans le creek de la Baie Nord, d’autres plus importantes encore déversent 100 000 litres d’effluents dans la même baie.

 

En décembre 2019, Antonin Beurrier annonce que Vale souhaite se retirer et céder ses parts, alléguant les dettes cumulées, la raffinerie n’ayant jamais produit à plein rendement. C’est dans un contexte aggravé par la récession mondiale, les besoins en acier de la Chine sont en baisse, que Vale va vouloir se séparer de son exploitation du Nickel à Goro en Nouvelle Calédonie.

 

L’une des raisons non avouées de la cession de Goro Nickel se trouve peut-être dans le grand risque de rupture du barrage KO2 qui stocke les résidus toxiques de l’usine. 25 millions de m3 contenus par un barrage sis dans une région à haut risque sismique à propos duquel beaucoup d’anomalies (4) ont été constatées d’autant que la membrane qui tapisse le fond du barrage n’est pas étanche. Par ailleurs, le barrage aura atteint sa capacité autorisée fin 2023.

 

Séquence 2 :

Pour qui le profit ?

 

Les tours de passe-passe

Depuis que le géant minier brésilien Vale a annoncé son retrait du complexe industriel et minier du Sud qu’il exploitait depuis 2010 pour la fin de l’année 2020, tour à tour, deux repreneurs ont renoncé à lui succéder. L’Australien New Century Resources (NCZ) s’est désengagé d’un investissement jugé à risque. Un collectif coutumier s’est opposé à ce rachat car NCZ aurait délocalisé le traitement du minerai, ce qui aurait été moins avantageux pour le pays. Cette contestation a été rejointe par les partis indépendantistes FLNKS, le MNSK et l’USTKE. Vale avait privilégié ce repreneur en lui réservant l’exclusivité à l’accès à sa documentation technique et financière. Vale a ce faisant défavorisé les autres candidats dans le montage de leur dossier financier. NCZ ne dispose de plus d’aucune expérience en hydrométallurgie et perd de l’argent chaque année depuis sa création.

 

Le Président Directeur Général (PDG) de Vale-Nouvelle Calédonie Antonin Beurrier avait exclu de la négociation les conseils coutumiers qui demandaient que soient garanties les conditions du Pacte de développement durable du Grand Sud. En particulier, la candidature d’un consortium fait de partenariat du coréen Korea Zinc avec la société Sofinor, groupe néo-calédonien appartenant à la province Nord a été rejetée par Vale. La solution Koréa Zinc-Sofinor offrait de nombreux avantages pour le peuple kanak. Par ce montage voulu par les Kanaks, Sofinor qui est le bras minier de la province Nord détient 56% du capital et, majoritaire, il peut imposer un mode d’exploitation conforme aux intérêts autochtones et non pas aux appétits des multinationales. Korea Zinc a de plus une grande expertise car elle est leader dans son secteur. Vale a invoqué les aléas liés à la crise de la Covid-19 pour balayer définitivement l’offre du consortium.

 

Nombre d’actions ont été menées par l’ICAN, l’Instance Coutumière Autochtone de Négociation depuis juin 2020 pour que le pays reste maître de ses ressources. Le prétexte de la préservation de 3 000 emplois ne pèse pas face à l’expropriation des richesses et à la destruction irréversible de la terre, de la mer, des fleuves, de la faune, de la flore et des réserves halieutiques.

 

Le consortium Prony

Enfin, apparaît le véritable acteur voulu par Vale, il sort du chapeau d’Antonin Beurrier qui ne respecte pas les règles élémentaires d’appel d’offre. L’offre de reprise par Prony Ressources obtient l’exclusivité en novembre 2020. Il est détenu à 25% par Trafigura, un courtier en pétrole et un affréteur de minerais.

 

Ce groupe fondé par des Français est célèbre dans les préfinancements des hydrocarbures africains, moyen formidable pour voler les peuples en sous-payant du brut revendu plusieurs fois sur le marché. Une fois le pétrole arrivé chez le dernier acheteur, les comptes se « débouclent ». Trafigura prend les bénéfices sans avoir rien avancé et redistribue une petite part aux dirigeants politiques corrompus installés par l’Occident à la tête des néo-colonies. L’histoire de Trafigura est une succession (5) de crimes écologiques, d’emplois de sociétés-écrans pour dissimuler des activités illégales. 25% du consortium vont à une société d’investissement.

 

On cite des « intérêts calédoniens » à hauteur des 50% restants, composition hétéroclite de salariés (il faut avoir les moyens d’acheter des actions en nombre, ce qui va être réservé aux très hauts cadres), de la province du Sud, acquise aux liens d’appartenance à la France métropolitaine et la société civile calédonienne. L’Etat français soutient cette offre qui privilégie des fonds spéculatifs et prive la Kanaky de ses ressources essentielles, un peu à la manière d’une Algérie devenue indépendante sans la liberté de disposer de son pétrole. Il s’agit bien d’une rétorsion politique et économique préventive car la Kanaky ne manquera pas de voter pour son indépendance lors du prochain référendum, le troisième, décidé en 1998 lors des accords de Nouméa.

 

L’extorsion de profit contre l’intérêt des autochtones

Un coup de force est réalisé le 9 décembre 2020, Vale vend l’usine au consortium Prony. Le site Goro Nickel est constitué de quatre éléments, l’usine de transformation, les gisements de minerais, une centrale électrique et le port. Lorsque les experts de Bercy rédigent une note sur l’absence de chiffrage précis de Korea Zinc-Sofinor en recommandant d’écarter la solution recommandée par les instances coutumières, ils font œuvre de prédation en faveur de spéculateurs apatrides.

 

L’ICAN et le sénat coutumier ont insisté sur deux points préalables dans leurs propositions. Que soient chiffrées toutes les aides apportées par l’Etat français à Inco Ltd puis à Vale NC. Que soit établi un état des lieux précis de la situation écologique actuelle du site et de son entourage. Le protocole Lucy (6) de transformer les boues toxiques et traiter les déchets qui sera financé à hauteur de 90 millions par Bercy n’est pas acceptable pour les autochtones. Bien sûr ni Le Ministère d’Outre Mer ni Vale n’ont répondu à ces prérequis.

 

Soit l’usine reste au pays et qu’elle le soit dans des normes environnementales décentes, soit rien ! Nous ne pouvons qu’être aux côtés de ceux qui revendiquent leur autonomie et leur indépendance. Nous ne pouvons que rejoindre ceux qui luttent contre les gains rapides, illusoires, aux dépens de l’indépendance et au mépris de l’environnement.

 

Badia Benjelloun

 

Notes :

 

  1. https://www.mirador-multinationales.be/secteurs/mines/article/vale

  2. https://www.lemonde.fr/idees/article/2006/02/02/nickel-en-solde-par-yves-rambaud_737240_3232.html

  3. https://www.lemonde.fr/economie/article/2006/06/15/nickel-revers-pour-le-canadien-inco-en-nouvelle-caledonie_783938_3234.html

  4. https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/inquietude-autour-du-barrage-ko2-elements-de-reponse-905558.html

  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Trafigura

  6. https://outremers360.com/economie/nickel-caledonien-vale-nc-lance-168-millions-deuros-de-contrats-pour-son-projet-lucy

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7 février 2021 7 07 /02 /février /2021 22:44

La Libye est partagée depuis 2011 entre de multiples gros et petits chefs de guerre qui s“allient ou se combattent au gré de leurs intérêts changeants. Les puissances étrangères qui s“étaient ingérées dans la guerre de 2011 sont restées sur le terrain, tandis que d“autres acteurs se sont depuis introduits.

Grosso modo, il y a trois pôles géographico-politiques dans le pays, l“Ouest, l“Est et le Sud. La région de Tripoli est contrôlée par les amis libyens de la Turquie et ses alliés, celle de Benghazi est contrôlée par ceux qui s“opposent à l“hégémonie régionale turque, et le Sud semble attendre en manifestant plutôt sa sympathie pour Seif el Islam Kadhafi, qui joue la carte de l“apaisement et de la réconciliation.

C“est dans ce contexte qu“on assiste à une tentative de retour de l“influence des Etats-Unis alors que la France semble hésiter et que la Russie semble vouloir contrebalancer le jeu d“Ankara.

La Rédaction

 

 

L'intervention diplomatique des Etats-Unis

en

Libye menace d'entraîner un désastre

-

Février 2021

 

 

Mateusz Piskorski*

 

 

Le 4 février, le président américain Joe Biden a déclaré que les États-Unis allaient jouer un rôle plus actif dans le monde. Il s'est adressé aux responsables du Département d'État américain:

 

“Mais gouverner par la diplomatie, c’est aussi engager un dialogue diplomatique avec nos adversaires et nos concurrents là où cela est dans notre intérêt et où cela contribue à la sécurité du peuple américaini.

 

Le discours interventionniste libéral de M. Biden ne laisse aucun doute sur le fait que les États-Unis vont accroître leurs efforts pour s'implanter dans des régions qui ont reçu peu d'attention durant la présidence de Donald Trump. L'une de ces régions est la Libye. Le 28 janvier, Richard Mills, l'ambassadeur américain adjoint des Etats-Unis, a appelé la Russie, la Turquie et les Emirats arabes unis à "respecter la souveraineté libyenne et de cesser immédiatement toutes les interventions militaires en Libye". La Russie et la Turquie ont été les plus critiquées. Mills a exhorté Moscou et Ankara "à entamer immédiatement le retrait de leurs forces du pays et le retrait des mercenaires étrangers et des substituts militaires, qu’ils ont recrutés, financés, déployés et soutenus en Libye".

 

Quelle est la raison de ce ton dur des Américains ? Ce n'est pas du tout un sujet de préoccupation pour le peuple libyen. C'est simplement que les États-Unis retournent dans ce pays et cherchent à saper les positions des autres acteurs.

 

Intervention diplomatique

L'intervention de l'OTAN en Libye en 2011 a été en grande partie le fait de l'administration Barack Obama, dont Joe Biden était vice-président. De plus, l'actuel conseiller du président pour la sécurité nationale, Jake Sullivan, était l'un des conseillers d'Hillary Clinton, alors secrétaire d'État américain, qui a élaboré le plan d'invasion américain en Libye. Il est donc probable qu'il fera pression pour que les États-Unis retournent dans ce paysii. Les principaux groupes de réflexion américains, comme la Brookings Institution, demandent d’ailleurs maintenant à Washington "d'accroître sensiblement son engagement diplomatique en Libye"iii.

 

En plein accord avec ces recommandations, les Américains ont renforcé leur rôle dans le processus diplomatique engagé sur la Libye dès l'automne 2020, mettant de fait les autres puissances sur la touche. Stephanie Williams, qui a dirigé jusqu'à récemment la mission d'appui des Nations unies en Libye (MANUL), est l'ancienne chargée d'affaires américaine en Libye. C'est elle qui a lancé le Forum de Dialogue politique libyen (FDPL) et qui a supervisé la sélection des participants. Ce forum se tient officiellement sous l'égide des Nations unies et vise à aider les Libyens à élire un nouveau gouvernement provisoire, à unir toutes les parties au conflit, à établir un cadre de coexistence pacifique. En fait, ce forum est devenu un outil entre les mains des États-Unis, grâce auquel Washington peut essayer d'amener ses propres sympathisants au pouvoir en Libye.

 

Le 5 février, Abdulhamid al-Dabaiba a été élu Premier ministre de la Libye lors d'une élection à huis clos organisée par le FDPL. C'est un homme d'affaires originaire de Misrata, peu connu en dehors du pays. On pense qu'il a des liens avec la Turquie et le groupe extrémiste des Frères musulmansiv. Jake Sullivan a eu des entretiens avec son homologue turc il y a quelques joursv. Reste à savoir si les États-Unis ont conclu un accord avec la Turquie ou si Washington a surenchéri sur le candidat turc.

 

Les membres du Conseil présidentiel étaient Mohammed Younis Al-Manfi, un diplomate (candidat d`Orient à la présidence du Conseil présidentiel); Abdallah Hussein al-Lafi, un membre de la Chambre des représentants (Tripoli) et Moussa al-Koni en tant que représentant du Sud de la Libye.

 

Risque d'effondrement du dialogue

Dans le même temps, de nombreuses craintes existent que le Forum de Dialogue politique sur la Libye ne débouche pas sur un véritable processus de paix en Libye. Les États-Unis pourraient prendre le contrôle du "leadership" officiel de la Libye, mais la guerre civile se poursuivra. Le fait qu'une liste insuffisamment crédible ait gagné soulève des questions sur la volonté des Libyens d'accepter la nouvelle direction du pays. Les principaux acteurs internes libyens - accepteront-ils une telle décision ? Sinon, le pays pourrait plonger dans un nouveau conflit. En novembre, Abdulhamid al-Dabaiba a été accusé d'avoir soudoyé des participants au Forum libyen pour le Dialogue politiquevi.

 

Tout cela remet en question la légitimité de la nouvelle direction de Tripoli, élue à huis clos par des personnes qui n'ont pas été élues par le peuple libyen lui-même. La population libyenne s'attend également à ce que les décisions du Forum de Dialogue politique libyen puissent conduire à la guerre. C'est ce que dit notamment le sociologue russe Maxim Shugaley. Il a passé plus d'un an et demi dans la prison de Mitiga en Libye où, dit-il, il a été jeté sur ordre des États-Unis. Mitiga est d'ailleurs contrôlée par les islamistes de la Force Rada (aussi appelée les Forces spéciales Rada), subordonnés à Fathi Bashagha.

 

M. Sugaley a récemment présenté une étude sociologique qui, selon lui, a été réalisée en Libye par la Fondation russe pour la Défense des Valeurs nationales. Selon cette étude, 52,6 % des Libyens ne font pas confiance aux décisions du FDPL, 43,1 % des personnes interrogées craignent qu'après toute décision du FDPL, les hostilités ne reprennent dans le pays, 49 % ne savent pas qui représente leurs intérêts au sein du FDPL, 46,5 % ne savent pas qui est candidat à des postes élevés dans le pays et plus de 40 % ne font pas confiance au chef de MANUL pour participer au choix d'un nouveau gouvernement pour la Libyevii. L'absence totale de transparence du FDPL le délégitimise donc, ainsi que toute décision qui est prise sous son égide. Ce sondage ne fait donc que confirmer la position des experts sur le sujet.

 

Scénario catastrophe

 

Dans ce contexte, l'avenir de la Libye semble incertain. Il est fort probable que si les personnalités officielles ne reconnaissent pas le gouvernement et le Conseil présidentiel élus dans le cadre du FDPL, le pays ne pourra éviter d’entrer dans un nouveau cycle de guerre. Il est révélateur qu'une seule personne ait jusqu'à présent prôné la négociation et la réconciliation avec le principal opposant militaire du gouvernement d'Union nationale - le maréchal Khalifa Haftar, qui est soutenu par Paris, Moscou et Abu Dhabi. Et ce n'est pas le nouveau premier ministre intérimaire de la Libye, mais le premier vice-président du gouvernement d'Union nationale, Ahmed Miitig, mais il n'a pas été autorisé à gagner. Ce réconciliateur pourra-t-il maintenir sa position dans le nouveau gouvernement ? Dans le cas contraire, ce serait un signal sérieux d'une escalade du conflit.

 

Dans ce cas, outre les Libyens, des problèmes attendent également les Européens. La Libye reste une zone à problème, par où les extrémistes et les migrants clandestins de toute l'Afrique entrent en Europe. En cas de nouveau conflit, le chaos dans le pays ne fera que faciliter la pénétration des éléments les plus radicaux. La dépendance d'Abdulhamid al-Dabaiba à l'égard des Frères musulmans et de la Turquie, qui fait déjà du chantage à l'Europe en utilisant les réfugiés syriens, y contribuera également. Maintenant, Ankara va vouloir faire chanter l'Union européenne en utilisant les migrants africains et les militants islamistes afin de faire pression sur l'Italie et la France et en menaçant les avoirs de Total et d'ENI en Libye. Non seulement les Libyens, mais aussi les Européens devront dès lors payer pour les ambitions américaines.

 

* Géopolitologue, Enseignant-chercheur, Journaliste

 

Notes :

 

ii https://www.algemeiner.com/2021/01/19/questions-for-incoming-national-security-advisor-jake-sullivan/.

vi https://almarsad.co/en/2020/11/16/abdul-hamid-dbaiba-all-libyans-respect-ali-dbaiba-bribes-are-not-our-way/.

vii https://fznc.world/wp-content/uploads/2021/02/socio-political-tendencies-in-libya_lpdf_jan-feb-2021.pdf.

 

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1 février 2021 1 01 /02 /février /2021 17:31

Cet article-témoignage repris d'une autre revue n'est pas, contrairement à nos habitudes, un article d'analyse mais le récit d'une expérience pratique d'où il faudrait tirer des analyses sur les fondements du régime qui s'est installé en France et, plus largement, dans les post-démocraties post-humanistes.

Le même jour que ce qui est décrit plus bas, j'ai, moi, un autre souvenir touchant, mais ...radieux celui-là. J'étais sur les Champs Elysées, on sentait que l'histoire bégayait à ce moment là. La masse des manifestants venait visiblement de la province française profonde et pauvre mais généreuse, et ces "gens là" étaient choqués de voir ce que nous, militants parisiens, connaissions déjà des forces de répression en banlieue ou lors des manifestations, interdites ou même légales, mais déjà réprimées sous Sarkollande. Même si là, le degré de violence était monté d'un cran ...les "provinciaux", les "gueux", avaient osé prendre place sur ce qui symbolisait le "Paris universel" des riches et des puissants princes et oligarques, les Champs élysées !, "La plus belle avenue du monde" disaient ils, et nous étions en plus proches du palais présidentiel de l'Elysée. Alors les champs étaient jonchés de grenades, les gaz fusaient et les manifestants avaient dressé des barricades contre les forces de répression qui attaquaient du bas des champs, pour protéger l'Elysée sans doute. Ces barricades étaient en feu. ...Gaz, grenades, LBD, barricades, feux ...C'était ...la guerre ou presque, avec des manifestants qui découvraient ...Paris. Nous étions bloqués, nassés, certains parlaient de monter sur l'Elysée, d'autres ne croyaient pas encore en leur force, il n'y avait pas d'organisation, je regardais cela sans même oser bouger comme si c'était un monde irréel, impensable. Avec un double sentiment, un sentiment de fierté d'être témoin de l'histoire qui se fait, et un sentiment d'étrangeté et de doute, voir que cela arrivait ici, à Paris, en Occident ??? !!! Que je n'étais pas à Beyrouth, Bagdad, Le Caire, Gaza, Port au Prince, Kaboul, Kiev, Tbilissi...

...Et tout d'un coup, au milieu du vacarme des tirs et des cris, j'entends de derrière moi, une voix, assez frêle, qui s'adresse à moi ...je me retourne, et je vois un jeune "poupon", visiblement de "bonne famille", visiblement de province ..."On ne fait plus" des jeunes comme cela à Paris, je vois qu'il tient un panneau en métal qu'il a arraché de l'hôtel cinq étoiles voisin ...et il me dit "Excusez moi Monsieur, est-ce que vous pourriez vous mettre de côté, je dois passer pour construire une ...barricade !" Ce fils très certainement d'un bourgeois de province avec ses bonnes manières passé sans aucun doute en quelques heures d'un monde feutré et "bien élevé" à la colère d'une insurrection populaire !!! ...je m'en rappellerai toujours! J'aurais aimé lui parler et garder le contact avec lui, mais j'étais tellement interloqué par cette scène complètement surréaliste et pourtant bien réelle, ...j'étais trop attendri par lui qui me redonnait espoir dans l'humain, que je me suis exécuté, je lui ai dit "je vous en prie", il est passé, j'ai vu sa silhouette se diriger vers la barricade en flamme et se perdre dans les gaz au milieu de la foule ...Comme on disait ....avant ..."Un ange passe"

...Et à côté de cela ...à quelques mètres sans doute, car cela se passait au bas des Champs élysées, il y avait la rue Franklin Roosevelt ...Celle où se déroulait la scène décrite plus bas ...douleur ! La description de ce qui se passe dans un Etat qui se qualifie de « démocratique » et même encore de « république sociale » pourrait soulever un rire de mépris. Pour moi cela éveille quelque chose de plus intime car j’étais sans doute à quelques mètres de ce garçon et je ne l'ai pas vu, comme d'autres sans doute, comme d’autres qui ont participé chaque samedi au soulèvement des Gilets jaunes, je suis passé au travers, je n’ai même pas eu l’idée d'avoir peur ...mais aujourd’hui en lisant ce récit, revient ce qui était enfoui, je me sens coupable ...Pourquoi lui et pas moi ?

Bruno Drweski pour La Rédaction

 

 

 

 

Quand le pouvoir mutile les gilets jaunes

 

 

le récit d’une famille 

 

2018-2021...

 

À l’hiver 2016, le candidat Macron appela à la Révolution ; à l’hiver 2018, le président Macron écrasa celle qui ne demandait qu’à éclore. D’abord, le gouvernement a énucléé et défiguré les visages, mutilé et arraché les mains des protestataires. Cela se fit à grand bruit : on entendait dans la rue la détonation des tirs des forces de l’ordre, l’explosion des grenades chargées de TNT. Puis ce fut le silence. Les caméras sont parties et la violence a continué, à bas bruit cette fois. Non plus dans la rue mais au cœur des institutions : les hôpitaux, les assurances, la Sécurité sociale, la police, la Justice… Dominique Rodtchenki-Pontonnier est la mère de Gabriel : apprenti chaudronnier sarthois de 21 ans, il a perdu l’usage de sa main droite durant l’acte II des gilets jaunes. Il était venu marcher contre « la misère » et la casse des services publics — c’était le samedi 24 novembre 2018. Un autre de ses fils, Florent, a été blessé à la jambe. Deux ans plus tard, elle nous raconte l’interminable combat quotidien de sa famille.

[lire le premier volet]

 


https://www.revue-ballast.fr/mutiler-les-gilets-jaunes-le-combat-dune-famille/


 

Je suis toujours coincée là-bas, boulevard Franklin D. Roosevelt, à Paris. La vie continue d’avancer, mais je suis restée là où la mienne s’est brisée. Ma vie de femme, de mère, de famille a explosé en même temps que cette grenade. Aujourd’hui, dans ma tête, j’essaie encore de faire que cette GLI-F4 [grenade contenant 26 grammes de TNT, ndlr] n’arrive jamais, de prendre la place de Gabriel… À un moment, à l’hôpital, j’ai voulu me couper la main pour qu’il puisse prendre la mienne. Beaucoup de personnes me disent que j’ai changé. C’est vrai. Il y a des choses que je ne supporte plus. Le regard que les gens portent sur moi, aussi. Désormais, c’est de la survie, c’est faire semblant, c’est faire comme si… Faire bonne figure et se battre. Surtout pour Gabriel.

 

« Ma vie de femme, de mère, de famille a explosé en même temps que cette grenade. »

Il y a eu l’explosion. On a couru se mettre à l’abri. J’ai assis Gabriel, je lui ai dit que ce n’était pas grave, pour le rassurer, comme quand il était petit. Pendant ce temps, les autres garçons cherchaient du secours. Je pensais faire un garrot à Gabriel lorsqu’un street medic a ouvert son sac à dos. Son collègue à côté m’a demandé de lui faire confiance, car il était pompier. L’apparition d’un street medic, c’est vraiment comme l’arrivée du père Noël. Cet homme, je ne le remercierai jamais assez — il faut vraiment les remercier tous autant qu’ils sont. Il a réalisé les premiers soins et ensuite il m’a dit d’emmener Gabriel à l’hôpital : sa vie était en jeu. Dans la rue, nous étions sous une pluie de lacrymogènes. Un enfer. Le temps s’était comme arrêté, nous étions dans une sorte de brouillard, je ne sentais même plus les gaz. C’est un état où tu te dissocies de ton corps. Il fonctionne, mais tu n’es plus en toi, tu n’as pas vraiment conscience de ce qui se déroule devant toi. Tout est rapide et en même temps ralenti à l’extrême, tu rentres dans une autre dimension. Ton cerveau perçoit tout par un autre prisme, les éléments les plus insignifiants, le moindre détail… Il fait le tri, priorise, hiérarchise en un fragment de seconde. Tout ce qui est superflu (le son, les lacrymos, les gens…) est écarté, mis de côté, ne fait plus partie de ton monde. C’est difficile à expliquer, tu es entre deux eaux, entre le cauchemar, la réalité et encore une autre chose. Je ne peux donner que cette image : mes deux pieds ensevelis boulevard Roosevelt. Je ne sais pas si je suis vraiment sortie de cet état. J’ai l’impression d’être enfermée dans ce tableau de Munch, bloquée dans ce « cri » et en même temps dans le tableau de Picasso, Guernica, complètement disloquée.

 

No man’s land

Le temps que j’arrive, Gabriel était déjà aux urgences à l’hôpital Georges Pompidou. Florent, mon autre fils, était le premier à l’avoir rejoint. Il avait traversé tout Paris en trottinette avec des éclats de grenades dans les jambes. On n’avait pas remarqué, on était tous obnubilés par Gabriel et sa main — tout ce qui était à côté n’avait plus d’importance. À un moment, j’ai demandé à Florent de relever son pantalon pour voir ses jambes car il avait du mal à marcher. Là, j’ai vu dans quel état catastrophique ses jambes étaient. J’étais écartelée entre mes deux fils, et chacun me renvoyait à l’autre. Et puis il y a eu cette interminable attente avant que Gabriel passe au bloc. Durant tout ce temps, sa main pissait le sang. Je jonglais entre mes deux enfants auscultés dans différents services, le téléphone pour tenir informé mon mari, mon autre fils mais aussi ma fille, mon gendre, sans oublier ma nièce et mon neveu. Gabriel est enfin entré au bloc. On nous a dit que ce serait long. On a attendu. On a attendu aux urgences au beau milieu des gens. Là, un clochard a perdu son pantalon. Je l’ai aidé à se rhabiller et à trouver un fauteuil roulant pour qu’il puisse au moins s’asseoir.

 

Ce moment, même s’il peut paraître tout aussi sordide qu’anecdotique, m’a permis de me décentrer, de sortir de toute l’horreur que nous vivions et de relativiser. Car si j’étais venue à Paris, c’était aussi pour cette raison : je n’ai jamais supporté de voir des gens en souffrance dans la rue. Je ne supporte plus de voir ou de faire semblant de ne pas connaître cette situation. Comme si tout ça était normal et acceptable. Au bout d’un moment, l’accueil nous a dit de partir, de dégager… On nous a littéralement mis à la porte. On s’est retrouvés là, des Sarthois perdus dans Paris. Sans maison, sans ton refuge, tu es perdu. Il n’y a aucun espace où tu peux te reposer. Marvin, le cousin de Gabriel, a cherché partout une chambre d’hôtel, et Maëlys de quoi manger. On était seuls, il n’y avait aucune prise en charge. Seuls au monde. Et ça a perduré après cette soirée : aujourd’hui, nous nous sentons encore seuls au monde.

 

« Car si j’étais venue à Paris, c’était aussi pour cette raison : je n’ai jamais supporté de voir des gens en souffrance dans la rue. »

L’hôtel, c’était notre espace de repli où personne ne pouvait nous mettre à la porte. Nous n’avons pas réussi à dormir de la nuit. On ne nous donnait pas de nouvelles, j’ai rappelé l’hôpital toute la nuit et puis au matin. Alors j’ai appris que Gabriel, après 11 heures d’opération, avait été mis dans un coma artificiel. Il devait repasser au bloc pour une deuxième intervention d’environ 9 heures. On a décidé tous ensemble de rentrer au Mans, d’autant que mon mari — qui n’était pas venu à la manifestation — s’occupait seul de nos petits-enfants à la maison. On est repartis avec Florent aussi car il n’avait pas été pris en charge par le personnel soignant. Ils lui ont dit que ses blessures n’étaient pas graves : 15 jours plus tard, il sera opéré des deux pieds… C’est comme pour l’urgentiste qui a pris Gabriel à l’entrée des urgences ; il avait noté « explosion par pétard ». Je pense que le corps médical ne connaît vraiment pas ce genre de blessures. Et comment il aurait pu, si ce n’est en connaissant l’histoire de la mort de Rémi Fraisse ou en ayant travaillé sur un théâtre de guerre ? Tout comme nous, ils ne savent pas ce qu’est une GLI-F4, que ça pénètre, déchire et mutile les chairs. Ils n’ont pas pris conscience de la réalité de la situation — plus par méconnaissance que par mauvaises intentions.

 

Sur le trajet du retour, personne n’a ouvert la bouche. On était emmurés dans notre silence. Comme momifiés. Pétrifiés dans l’horreur de ce qu’on venait de vivre, de ce qu’on vivait. À la maison, j’ai juste pris une douche et je suis repartie avec mon mari à l’hôpital. Gabriel ne pouvait pas être seul à son réveil. On a pris notre autre fils, Kévin, qui voulait venir. Arrivés à l’hôpital, on ne savait pas où était Gabriel. On a fait tous les étages, du sous-sol au plafond, pour retrouver notre enfant. Et, au détour d’un couloir, nous avons croisé deux aides-soignantes. Elles déplaçaient un brancard. On leur a demandé où était le service de réanimation, elles nous ont indiqué le chemin et, en les remerciant, on s’aperçoit que c’était notre Gabriel, là, allongé dans le lit. Je me rappelle avoir réagi comme si j’avais retrouvé mon fils perdu pendant des années. Les infirmières n’ont pas compris. Kévin, lui, il a failli tomber dans les pommes. Il ne voulait pas, ne pouvait pas réaliser ce qui était arrivé à son petit frère. On a vu le corps médical, ils nous ont dit qu’il avait été opéré à deux reprises. Pour le moment, ils ne pouvaient rien dire sur sa main, mais les dégâts ne s’arrêtaient pas là. Il y avait de nombreuses blessures au visage et au niveau des jambes. Ils ne pouvaient faire aucun pronostic. La seule chose qu’on savait, c’est qu’il était trop abîmé et devait rester en réanimation.

 

 
 

L’hôpital, à vif

L'Hôpital à vif

À Pompidou, il faut le dire, ça a été compliqué. Cet hôpital est une véritable usine, il y a 300 ou 400 chambres. C’est inhumain. Arrivé depuis déjà trois jours, Gabriel n’avait toujours pas été opéré du visage, il était terriblement gonflé. Passe le professeur Lantieri, spécialiste des greffes de visage en France. Quand il a vu l’état de Gabriel, il était outré. « Une situation inadmissible », il a dit. Gabriel a dû subir une intervention du visage dans son lit car il n’y avait pas de bloc opératoire libre. C’est assez étonnant comme pratique, pour un hôpital qui a une renommée européenne. Un bout de plastique et de fer issu de la grenade, gros comme une pièce de monnaie, était incrusté au milieu de son front. Son visage était complètement tuméfié, il gonflait de jour en jour. Cette intervention a été réalisée sans anesthésie particulière — même s’il était sous morphine, il a souffert. Gabriel s’est senti tout de suite mieux et son visage a dégonflé. Au sein de l’hôpital, il y a eu une sorte de bataille entre les services. Gabriel avait été pris en charge pour sa main, donc par l’orthopédie : du coup, ils n’ont pas pris sa jambe ni son visage en compte. C’était un va-et-vient permanent entre les blocs. Et comme l’hôpital manque de place, on ne savait jamais quand il devait se faire opérer. Alors Gabriel ne mangeait plus, ne buvait plus. Plus d’une fois, on ne lui a pas apporté de quoi manger, et sinon, le plus souvent, c’était froid. Il fallait que je descende au rez-de-chaussée pour faire chauffer sa nourriture. Dans ces moments, il faut apprendre à se taire, sinon la prise en charge de Gabriel aurait pu en pâtir.

 

« La seule personne qui a pris du temps, c’est un aide-soignant afghan. Il a aidé GabrielJ’ai vécu la guerre. Je sais ce qu’une grenade peut faire, il a dit. »

Gabriel a subi l’interrogatoire d’une infirmière. Elle pensait qu’il avait ramassé la grenade. Pour elle, il était comme coupable. « Mais pourquoi tu as voulu ramasser cette grenade ? Ce n’est pas très malin ! » Je lui ai demandé de prendre une bouteille d’eau dans sa main pour qu’elle comprenne que s’il avait pris la grenade, il n’aurait plus de main ! Un midi, alors que je coupais la nourriture de Gabriel, cette infirmière m’a dit qu’il fallait que Gabriel apprenne à se débrouiller seul, que je ne serais pas toujours là. Un autre jour, elle est entrée dans la chambre pour réaliser les soins et a décrété que Gabriel était assez fort pour ne pas avoir d’anesthésiant. Un autre jour encore, j’ai vu l’état de la hanche et du dos de mon fils. J’ai failli tomber dans les pommes. C’était comme avoir une vue réelle de l’anatomie du corps humain : il n’y avait pas de peau sur ses muscles, je voyais un écorché vif. Cette image m’est restée, elle me hante encore. J’ai dû gentiment m’énerver pour avoir un matelas contre les escarres, vu qu’il commençait à en avoir sur tout le bas du dos, jusqu’au haut des cuisses. Il ne pouvait plus rester couché, il souffrait et ça commençait à sentir. Une infection. Au bout de trois jours, le matelas est arrivé et, après 12 heures à traîner dans le couloir, j’ai décidé de l’installer moi-même pour qu’il se passe enfin quelque chose.

 

À Paris, on a vécu des choses qui n’étaient pas normales. Mais ce n’est pas du fait des soignants. Ça aussi, c’est une des raisons pour lesquelles je me suis rendue à Paris : le service public est dilapidé. À force de compresser les effectifs, encore et encore, ils en viennent à ne plus faire attention aux patients. Les personnes en charge de sa toilette ont tellement de patients et sont tellement pressées que la toilette était plus ou moins bien faite. Gabriel avait son bras immobilisé, alors, au niveau des aisselles, ils n’y passaient jamais. Une mycose s’était installée. Quand je m’en suis rendue compte, j’ai dû passer délicatement un tissu assez fin et mouillé pour le nettoyer. Pour vous dire son état de saleté, quand il est descendu au bloc pour sa deuxième opération du visage, les infirmiers ont eu tellement pitié de lui — car ils ne lui avaient jamais lavé la tête ni les cheveux — qu’ils l’ont lavé avant l’opération. Cette situation a vraiment marqué Gabriel : se laver les cheveux, c’est devenu obsessionnel pour lui. La seule personne qui a pris du temps, c’est un aide-soignant afghan. Il a pris sur sa journée et il a sûrement dû courir derrière. Il a aidé Gabriel à se lever, à prendre une douche. « J’ai vécu la guerre. Je sais ce qu’une grenade peut faire », il a dit. Cet homme a été extraordinaire. Il a permis à Gabriel de relever la tête, il lui a rendu un peu de sa dignité.

 

Prendre soin

Il y a aussi eu ces moments extraordinaires, ces moments de grâce au milieu du chaos. Lorsque les avocats sont venus spontanément visiter Gabriel à l’hôpital et qu’il s’est enfin senti écouté, entendu. Et ce moment magique lorsque Maître Pascual est venue à l’hôpital en vélo pour lui amener des pizzas. Comment décrire ces instants, cette rencontre, sinon dire que c’était extraordinaire ? Gabriel est resté quasiment un mois à l’hôpital Pompidou, jusqu’au 12 décembre. Pendant ce temps, nous faisions des allers-retours entre Le Mans et Paris. Le matin, je partais travailler au Mans en train, le soir je revenais à l’hôpital. Je faisais les nuits, mon mari et les enfants les jours. On se relayait comme ça pour ne jamais le laisser seul. Il fallait qu’il y ait toujours quelqu’un de la famille à ses côtés. Ça a duré un bout de temps. On ne savait pas ce qu’il en était de sa main. Un jour, Gabriel n’avait plus que deux doigts, un autre trois, un autre encore plus aucun. On ne comprenait plus, nos interlocuteurs n’étaient pas toujours les mêmes et les diagnostics variaient. Un matin, ils devaient opérer Gabriel au visage, je suis allée voir le secrétariat et là le professeur Lantieri, qui était dans les couloirs, m’a demandé : « Mais qu’est-ce que vous faites encore là ? » Cette question était d’une violence ! Les autres médecins m’avaient dit qu’il fallait qu’on attende pour d’autres opérations, je ne comprenais pas. Les services ne se parlaient pas entre eux.

 

« Un jour, Gabriel n’avait plus que deux doigts, un autre trois, un autre encore plus aucun. On ne comprenait plus. »

Le professeur m’a conseillé de partir car il y avait trop de monde à gérer. Ils ne pourraient pas s’occuper convenablement de Gabriel. Au final, ce professeur, qui s’est chargé des opérations de Gabriel pour la jambe et le visage, nous a fait savoir que le meilleur chirurgien de France de la main était au Mans. « C’est à côté de chez vous, rentrez. Vous allez pouvoir enfin dormir chez vous et non plus sur ce lit de camp. » Sa secrétaire m’a dit : « Pendant ce temps, téléphonez à la Sécurité sociale et demandez pour un bon de transport. » Alors, à l’autre bout de la ligne, on me dit : « Ça fait trois mois que nous n’avons plus le droit d’en faire. Dorénavant, il faut gérer par vous-même… Les frais sont à votre charge. » À ce moment, je me suis dit que le monde s’acharnait, c’était trop, ce n’était pas possible. Au regard de l’état de Gabriel, on ne pouvait pas le transporter avec notre simple voiture. J’en étais venue à l’idée de louer un camping-car… La secrétaire était scandalisée, tout comme le professeur. C’est là qu’il m’a dit qu’il allait prendre en charge lui-même le rapatriement de Gabriel… Pour vous dire, c’est lui qui a payé, sur ses propres deniers.

 

Une fois au Mans, le docteur Bour, lui, est toujours resté en contact avec nous. Il communiquait tout le temps, même parfois le soir. Je passais mes journées à la clinique et quand je m’absentais, il m’appelait. Cet homme, on peut vraiment le qualifier d’humaniste, un comme j’en ai rarement vu. Pendant toute cette période, je n’avais rien dit à mon employeur. Je venais tout juste de signer un contrat, je ne pouvais pas me permettre de perdre mon emploi. Quand le directeur a été informé de la situation, il est venu me voir et m’a dit : « Je ne sais pas comment tu as fait pour tenir tout ce temps sans rien me dire. Je te propose que tu prennes ton ordinateur avec toi et, quand tu peux, tu travailles. La priorité, c’est ton fils. » C’est vraiment rare de voir un patron comme ça. J’ai passé toutes mes journées et mes nuits à travailler à la clinique, juste à côté de Gabriel.

 

Tout est devenu question d’argent

La Sécu, il n’y a que le minimum qui est pris en charge, le reste, non. Pour pouvoir rester à côté de son fils la nuit, pour avoir un lit de camp, il faut payer. Gabriel ne veut pas se retrouver en chambre double à l’hôpital car, à chaque fois, on lui pose des questions sur son histoire. C’est difficile. Il ne supporte plus non plus qu’on frappe à la porte, tout comme le simple bruit d’une bouteille en plastique qu’on écrase — moi aussi d’ailleurs, ce sont des bruits qui me font encore sursauter. Une chambre simple, c’est considéré comme du luxe et ce n’est pas remboursé. Tout est devenu question d’argent. Nous sommes de plain-pied dans le libéral, l’argent est libéré. La Macif m’a écrit pour me dire que ça s’était déroulé pendant un mouvement social, donc que rien n’était pris en charge. Comme certains soins ne sont pas remboursés, tout comme certains petits matériels, le docteur Bour m’a appris à réaliser les gestes chirurgicaux pour que je puisse faire les pansements à mon fils. Il m’a donné des cours, parfois du matériel mais aussi ses propres ciseaux : un geste qui m’a marquée. Je suis devenue infirmière à domicile. On s’est relayés un jour sur deux avec le chirurgien. On peut dire que j’étais devenue comme son assistante. À la maison, mon mari m’assiste, je fais le chirurgien et lui l’infirmière. On a dû apprendre à se débrouiller, à faire avec les moyens du bord.

 

« À la maison, mon mari m’assiste, je fais le chirurgien et lui l’infirmière. On a dû apprendre à se débrouiller, à faire avec les moyens du bord. »

Gabriel sort et rentre sans arrêt de l’hôpital. Il ne fait que ça. Sa première sortie a été pour Noël 2018. Je dis Noël, mais c’était au mois de mars : c’était notre Noël à nous. Non pas que nous sommes croyants, c’était juste notre fête, notre premier vrai repas en famille. Il est rentré à l’hôpital tout de suite après. Il fait de nombreux allers-retours au gré des opérations, qui, peu à peu, commencent à s’espacer. Là, il sort tout juste de deux opérations presque coup sur coup. Une au mois de juillet et une au mois d’août [2020]. Il doit encore se refaire opérer. On n’en est pas sortis. Il a subi plus de 20 opérations : dix de la main, deux du visage, trois de la jambe, quatre de la hanche, une du pied, deux de la cuisse. La journée, il a aussi de nombreuses séances de rééducation en hôpital.

 

Psychologiquement, on n’a pas eu d’accompagnement. On nous avait proposé à la clinique du Mans d’avoir un suivi, mais nous n’étions pas encore prêts à pouvoir parler. Gabriel avait refusé, refroidi, je pense, par cette histoire d’infirmière. Plus tard, quand on a vu l’IGPN, ils nous ont demandé d’aller voir le médecin légiste. Il nous a dit de faire une demande de prise en charge post-traumatique liée à un attentat ou au retour de militaires revenant d’opération. Il nous a donné un numéro. La psychologue qui nous a renseignés nous a dit que nous avions dépassé le délai et qu’elle ne pouvait plus nous écouter. La prise en charge se fait dans la semaine après les violences subies : au-delà, il n’y a plus d’accompagnement. Passée une semaine, tu n’es plus considéré comme traumatisé. Nous, on voulait juste un peu de temps. Un peu comme après la Seconde Guerre mondiale, ce mutisme sur la guerre et ses atrocités. Il fallait se taire pour aller de l’avant. Ça a été pareil pour nous, on n’a pas réussi à en parler, car on sentait que ça pesait sur les autres. Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons donc eu aucune prise en charge. Récemment, nous nous sommes aperçus que Gabriel a depuis perdu sa mémoire immédiate. Tout ce qui est mémoire courte, ça a disparu. Au bout de cinq minutes, plus rien. Il ne se rappelle plus de la discussion. On pensait au début que c’était parce qu’il n’avait pas envie de penser à certaines choses, mais on s’est rendu compte un jour qu’il y avait vraiment un problème. Depuis qu’il a mis des mots sur ses maux, auprès de l’écrivaine Sophie Divry, il voit un psychologue. Il faudrait que je lui prenne rendez-vous avec un neurochirurgien…

 

Il apprend aussi à réécrire de la main gauche. Il a un orteil en moins au pied car il lui a été greffé à la main. Du coup, il doit se faire mettre une prothèse au pied. On attend de voir si c’est pris en charge par la Sécu — mais ça risque encore une fois de ne pas l’être. Pour la main, pareillement, on ne sait pas : dans le protocole, il faudrait qu’il n’ait plus que deux doigts, mais il en a encore trois. Peu importe qu’ils ne fonctionnent plus vraiment ; comme ils sont physiquement présents, la prothèse ne sera pas prise en charge. Il n’est pas reconnu comme mutilé mais comme travailleur handicapé. Il n’a donc pas le droit à l’AAH [allocation adulte handicapé]. Gabriel avait proposé que le chirurgien lui coupe la main, car ça serait plus facile : il y avait trop de souffrance, trop d’opérations, et puis comme ça, la main en moins, il pourrait enfin être pris en charge. Vous vous rendez compte du sordide ? C’est la même bataille pour qu’il obtienne une pension d’invalidité auprès de la Sécurité sociale. À l’heure actuelle, il ne touche d’elle que 12 euros par jour. Comme il dit, il est obligé de faire la manche. Notre première demande à la MDP [Maison départementale des personnes handicapées] — qui remplace la COTOREP [Commission technique d’orientation et de reclassement professionnel] — a été refusée ; on a fait appel. La deuxième demande, c’est ma fille qui y est allée avec Gabriel. Le médecin qui les a reçus leur a dit : « Vous avez encore votre main, elle est encore présente : vous n’y avez pas droit à l’AAH. Il aurait fallu ne plus avoir de bras pour en bénéficier. » Cette réponse était tellement violente. Ma fille a préféré ne pas répondre à la violence par la violence.

 

« Gabriel avait proposé que le chirurgien lui coupe la main, car ça serait plus facile : il pourrait enfin être pris en charge. »

Et c’est pareil pour la pension d’invalidité, au prétexte qu’il touche déjà une centaine d’euros d’indemnité de par son arrêt maladie — lié à son précédent travail en tant que chaudronnier : il n’y a pas droit. La CAF a également refusé de lui accorder le RSA. Ça fait 15 fois qu’on envoie les papiers, et 15 fois qu’ils ne les reçoivent pas. Il faut que je leur renvoie encore des documents. Il lui manquerait des heures de travail, paraît-il, mais depuis ses 16 ans, il a toujours travaillé. J’ai du mal à comprendre. Au niveau administratif, tout le monde nous dit que ce n’est pas normal, mais personne ne fait rien. Chacun se renvoie la balle. Avec mon mari, nous payons tout pour Gabriel et on lui verse une pension. J’ai déclaré 5 000 euros mais je n’ai pas les preuves, car il fallait faire des virements bancaires : j’ai eu droit à un contrôle fiscal… Certainement que je vais devoir encore payer. À force d’accumulation, on en vient à se poser des questions. On se demande si ce n’est pas un acharnement. La dernière fois, nous sommes allés faire des courses, on n’avait plus assez d’argent sur notre compte. Pour 22 euros de courses, ils nous ont collé un interdit bancaire. Il a fallu payer des agios et 80 euros en plus pour les huissiers. Pour des courses de 22 euros, on a payé 122 euros de frais annexes. Mieux vaut en rire car on ne va pas s’arrêter non plus de manger. Et le gouvernement, rien : aucun coup de fil, rien pour nous aider. Au contraire. On est seuls, on a appris à se blinder.

 

Une vie en suspens

Heureusement, on a un jardin et des poules. Et puis des gens qui nous soutiennent. Il y a une vraie solidarité. Nos amis et les personnes qu’on connaît nous donnent de petites choses. Une de mes frangines, de temps à autre, une poule ou un canard à manger — même si je ne suis pas très viande. Tu fais attention au fric, à tout. Mais il y a pire que nous, donc on ne se plaint pas. C’est en fait le quotidien des gens qui n’ont pas d’argent. Pour amortir le choc dans ces cas-là, il faut avoir de l’argent. Mais la priorité, c’est Gabriel. Il faut qu’on lui paye une prothèse car je ne vais pas attendre que la Sécurité sociale finisse par nous l’accorder — et avec la chance qu’on a, ça sera négatif. On était en plein travaux, on a dû les arrêter. Tout est en suspens. On s’en sort, mais avec beaucoup de choses qui ont été déglinguées à jamais. En termes de relations au sein de la famille, avec nos enfants, avec mon mari. Beaucoup de choses ont éclaté au vol.

 

Si je m’en veux ? Oui, bien sûr. C’est mon gamin. J’aurais tellement voulu être à sa place. Si on avait été seulement quelques mètres plus loin… Si, si, si… peut-être que c’est le destin… Concrètement, on ne pouvait pas sortir, s’enfuir, car toutes les rues étaient fermées, impossible de s’échapper de ce traquenard. On tournait en rond, on revenait toujours sur nos pas. On avait l’impression d’être dans un labyrinthe, on était nassés. Je vis avec la culpabilité de ce qui est arrivé et avec la culpabilité de ne pas avoir su réagir après. Alors je n’arrive plus à faire mon travail correctement. Je n’arrive pas à me concentrer. Je suis dans l’attente, je suis toujours à Roosevelt. Gabriel, je ne sais pas s’il a accepté qu’il a une main en moins. À l’origine, il ne voulait pas venir à la manifestation. Ça lui est tombé dessus comme ça. Maintenant il a perdu des doigts, l’utilisation de sa main, il a perdu sa mémoire un peu comme une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer. Par moments, à cause de tout ça, il peut être fort désagréable. Ça ne dure pas, mais tu te le prends quand même… Ne plus faire d’activités, ne plus voir ses potes, c’est compliqué pour lui. Ma crainte aurait été que sa copine le quitte car c’est généralement ce qui se passe, mais elle est restée, et c’est tant mieux. Ça le tient debout. Gabriel a 22 ans, il était autonome, il était prêt à partir dans un appartement — car au bout d’un moment, les parents, ça va. Et voilà qu’il se retrouve chez nous coincé comme un rat.

 


[cagnotte « Tendons la main à Gabriel »]


[lire le troisième volet]


Illustrations : Luis Feito 


 

REBONDS

☰ Lire notre portfolio « Gilets jaunes : deux ans debout », novembre 2020
☰ Lire notre entretien avec David Dufresne : « En critiquant la police, on s’en prend plein la gueule », septembre 2020
☰ Lire notre témoignage « Castaner, ma mère est morte à cause de vos armes ! », avril 2019
☰ Lire notre entretien avec Désarmons-les : « 2018, année de la mutilation », janvier 2019
☰ Lire notre entretien avec Raphaël Kempf : « L’action politique est de plus en plus criminalisée », janvier 2019
☰ Lire notre entretien avec Arié Alimi : « Il ne reste plus à ce pouvoir que la violence », février 2017
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17 janvier 2021 7 17 /01 /janvier /2021 23:40

Normand Béthune est un médecin révolutionnaire canadien qui a consacré ses compétences médicales pour soigner les victimes du capitalisme puis les blessés des guerres civiles d'Espagne avant d'aller rejoindre la base révolutionnaire de Yenan en Chine pour y soigner les combattants de l'armée populaire de libération en lutte contre les occupants japonais. Il est mort en Chine victime d'une septicémie qu'il avait contracté lors d'une opération sur la ligne de front. Mao Zedong lui a consacré un article pour célébrer son activité et expliquer aux masses chinoises ce qu'est l'internationalisme prolétarien.


 

Il nous a semblé utile, en cette période trouble et de bruits de bottes répétés, alors que le système dominant a perdu toute légitimité et que les forces de régression prennent d'assaut ce qui reste des démocraties libérales, de reprendre l'article écrit par Norman Béthune lors de son séjour dans l'Espagne républicaine qui allait tomber à cause de l'inaction des démocraties libérales face à la coalition des forces franquistes espagnoles, fascistes italiennes et nazies allemandes.

La Rédaction


 

Norman Bethune

 

sur la montée du fascisme

-

janvier 2021


 

Le journal de la Ligue de la Jeunesse Communiste du Canada (YCL-LJC), Rebel Youth-Jeunesse Militante, a republié un discours du Dr Norman Bethune, un communiste et médecin qui s'est rendu en Espagne pendant la guerre civile. 

Ce discours datant de 1937 est d'une clairvoyance forte sur la montée du fascisme en Europe. La "lutte contre le communisme", justifiant le fascisme-nazisme (qui dans les années 1950 allait être théorisée sous le vocable du "containment"), ne sert qu'un but : museler toute forme de revendications pour un avenir meilleur.
 

Un texte criant d'actualité. (Traduction Nico Maury)

Ce mois de juillet marque le 84ème anniversaire du début de la guerre civile espagnole. Le 19 juillet 1936, des milliers de travailleurs-travailleuses de Barcelone ont pris les armes pour défendre la démocratie populaire contre un coup d'État d'extrême droite initié par le général Francisco Franco les jours précédents. Avec la défaite du coup d'État, la lutte pour la démocratie s'est rapidement étendue à travers l'Espagne, la classe ouvrière se retrouvant à lutter à la fois contre les phalangistes et les nationalistes locaux, ainsi que contre leurs alliés allemands nazis et italiens fascistes. 

Pour commémorer le soulèvement populaire du 19 juillet 1936,
Rebel Youth republie un discours du Dr Norman Bethune, un communiste et médecin qui se rendait en Espagne en novembre de cette année pour apporter une aide médicale aux républicains. En Espagne, Bethune a contribué à la création de services mobiles de transfusion sanguine. Ce discours est tiré de la tournée de 1937 de Bethune à travers le Canada, au cours de laquelle il a fait connaître la cause républicaine en Espagne et recueilli des fonds pour les bénévoles. 

Alors que nous voyons une montée renouvelée du fascisme, ainsi qu'un besoin médical accru, un besoin de stabilité et un besoin de soutien pour les personnels médicaux de première ligne, nous espérons que vous trouverez ce discours particulièrement émouvant en 2020.

 

« Je suis allé en Espagne par honneur. Je suis revenu car il y a des choses à dire en réponse à ceux qui, en dehors de l'Espagne, parlent au nom du déshonneur. 

Je suis médecin, chirurgien. Mon travail est de soutenir la vie humaine, dans toute sa beauté et sa vigueur. Je ne suis pas un politicien, mais je suis allé en Espagne parce que les politiciens ont trahi l'Espagne et ont essayé de nous entraîner dans leur trahison. Avec des formes variables et avec des degrés divers d'hypocrisie, les politiciens ont décidé que l'Espagne démocratique devait mourir. C'était ma conviction, comme c'est maintenant ma conviction, que l'Espagne démocratique doit vivre. 

Pour le peuple espagnol et pour quiconque a vu l'Espagne par lui-même, la situation est claire. Si claire, en fait, Franco et ses partisans fascistes ont un besoin urgent d'une diversion pour dissimuler leur agression, tout comme les bêleurs conservateurs partisans de la non-intervention ont besoin d'une feuille de vigne pour habiller les tiges nues de leur misérable politique. Ils en ont trouvé une, à leur grand soulagement. Ce n'est rien de plus que l'enfant bâtard peintre en bâtiment autrichien et du transfuge italien. C'est «la menace du communisme». 

Il y a quatorze ans, Mussolini est arrivé à Rome dans une voiture de luxe et s'est installé dans ses fonctions pour détruire la « menace communiste ». Il a entreprit promptement, au nom de sa sainte mission, de détruire le niveau de vie du peuple et le droit même à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur. Plus récemment, sans doute dans le cadre de la même mission sainte, il a militarisé l'Italie et mis l'Abyssinie sous l'emprise du fascisme et des massacres. 

Il y a quatre ans, en Allemagne, Adolf Hitler a été installé comme chancelier, également pour sauver l'Allemagne de la « menace communiste ». Il a procédé, comme vous vous en souvenez, avec encore plus de célérité que le Duce. Au nom de la guerre sainte contre le bolchevisme, il a fait une guerre impie contre tous les groupements démocratiques allemands, communistes ou anticommunistes, ruiné et assassiné des « non-aryens », chassé certains des meilleurs esprits du siècle, rempli l'Allemagne par l'horreur et la brutalité des camps de concentration, et a attaché au peuple la tyrannie la plus terrible que le monde ait jamais connue. Herr Hitler fait toujours rage contre la « menace du communisme », mais déjà les canons de ses nouvelles armées pointent vers les territoires des principaux gouvernements non communistes d'Europe. 

Et maintenant Franco et ses Maures [ sic ], ses soutiens allemands et italiens annoncent le même thème: eux aussi sauvent l'Espagne de la menace communiste. Et à Downing Street, dans notre propre capitale et parmi les savants sénateurs américains, il est admis que cette situation est déplorable pour l'Espagne, mais que les rouges en sont responsables après tout, et que les combats actuels ne sont que des prétendues réactions nationales aux ingérences de Moscou. 

Maintenant, je ne suis pas du tout intéressé ce soir pour discuter des mérites ou des inconvénients du programme et de la philosophie communistes. Si le peuple espagnol voulait le communisme, ce serait à lui et à personne d'autre de décider quand et comment il devrait l'avoir. Mais je dois dire que la tentative de dépeindre l'invasion de l'Espagne comme une croisade pour sauver le pays de la « menace communiste» n'est pas seulement un misérable mensonge, c'est une folie calculée et vicieuse. 

N'est-il pas clair que si cette folie doit prévaloir, elle portera un coup mortel à tous les droits et libertés des non-communistes aussi bien qu'à celles des communistes? Car si vous n'êtes pas libre, à l'image du peuple espagnol, et que vous défendez votre liberté, vous serez frappé comme un communiste. Si vous avez faim, à l'image du peuple espagnol, vous serez montré du doigt sous les cris de la « menace communiste » lorsque vous demanderez du pain. Si vous aspirez à une vie décente et paisible d'abondance minimale, encore une fois à l'image du peuple espagnol, vous devrez faire face à la vengeance de ceux qui sèment la terre avec des baïonnettes pour endiguer la contamination du communisme. Chaque parole sincère, chaque désir d'une vie meilleure, chaque protestation contre l'injustice, chaque plaidoyer pour améliorer un monde imparfait sera suspect, dangereux, et une invitation aux représailles, 

Certains affirment, bien sûr, que l'Union soviétique aide le régime loyaliste et que les communistes à l'intérieur et à l'extérieur de l'Espagne soutiennent le gouvernement espagnol. Cet argument, vraisemblablement, est censé prouver l'existence de la « menace communiste » en Espagne, et ainsi disqualifier les loyalistes. Je ne parviens pas à comprendre cette logique. Je ne parviens pas à comprendre l'argument selon lequel, parce que l'Union soviétique, ou les communistes d'ailleurs, soutiennent quelque chose, cela s'avère nécessairement mauvais. Je ne peux pas non plus accepter l'argument que parce que les fascistes et leurs amis conservateurs « neutres » disent partout que quelque chose est bon, cela ne peut donc pas être tout à fait mauvais. 

Oui, l'Union soviétique a envoyé de l'aide à la République espagnole. Tout comme le Mexique, qui n'est pas communiste. C'est un fait indéniable. Est-ce au discrédit de l'Espagne? Je réviserais la question: je dirais que c'est tout à l'honneur de l'Union soviétique et du Mexique d'avoir honoré leurs obligations envers le gouvernement espagnol, qui représente le peuple espagnol. L'Union soviétique et le Mexique, en reconnaissant au gouvernement espagnol ses droits légaux, aident le gouvernement élu et soutenu par le peuple lui-même. Les puissances occidentales, en emprisonnant les loyalistes et en fermant les yeux sur le flux d'armes et d'armées partant d'Italie et d'Allemagne pour rejoindre Franco, soutiennent le choix d'Hitler, de Mussolini et de la clique des financiers et des forces féodales espagnoles qui tirent leur richesse de la pauvreté du peuple. 

Finissons-en donc avec la misérable tromperie de l'anticommunisme. Il a bien servi Hitler et Mussolini, mais pas les peuples allemand et italien asservis. Cela peut avoir un son agréable dans les oreilles des conservateurs et apaiser les consciences de certains dirigeants travaillistes britanniques, mais c'est néanmoins de la malhonnêteté. C'est le grand mensonge de notre décennie. C'est le dernier refuge des réactionnaires à l'arsenal politique vide, de leur monde en faillite et dont la soif de pouvoir intacte des patrons est désespérée. C'est l'une des leçons de l'Espagne. J'espère que nous ne l'oublierons jamais. 

L'Espagne peut être la tombe du fascisme. L’histoire se vengera un jour de ceux qui l’échouent. » 


Rebel Youth - Jeunesse militante

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17 janvier 2021 7 17 /01 /janvier /2021 23:25

Si les derniers événements qui viennent de se produire au Capitole puis dans la foulée avec une capitale des USA qui rappelle n'importe quelle capitale des pays jusque là conquis ou soumis à la "puissance exceptionnelle", force est de constater que toute la présidence Trump n'est que le résultat d'un processus de déliquescence qui a commencé il y a longtemps. En fait, cela a commencé avec le renforcement constant et désormais illimité du complexe militaro-industriel US qui constitue désormais quasiment le seul secteur économique de poids présent aux Etats-Unis, puisque presque toutes les autres productions ont été délocalisées.

Cette déliquescence de la forme nord-américaine de démocratie libérale constitue par ailleurs l'aboutissement des processus qui ont vu les bourgeoisies créer puis développer des institutions représentatives et des libertés dont les limites furent pratiquement fixées d'emblée par le pouvoir de l'argent concentré aux mains d'un groupe de plus en plus restreint de citoyens. D'où l'impasse dans lequel se trouve désormais ce système aujourd'hui devenu un modèle mondialisé mais incapable de tolérer une critique constructive qui lui permettrait de se dépasser pour développer des alternatives pourtant devenues clairement non seulement souhaitées mais indispensables pour assurer à tous des perspectives d'avenir crédibles et pacifiques.

La Rédaction

 

LA MASCARADE DU CAPITOLE

ET

LA FICTION DÉMOCRATIQUE

 

-

 

Janvier 2021

 

Bruno Guigue

 

Tel un bouillon de culture, l’état de décomposition avancée dans lequel se trouve le système politique des « États désunis » délivre au moins un enseignement : il témoigne de la vanité de ses prétentions démocratiques. Donald Trump a beau s’ériger en victime, il est lui-même l’un des acteurs de cette démocratie-pour-rire, de ce cirque à ciel ouvert que les médias occidentaux feignent de prendre au sérieux, parce qu’il faut bien accréditer cette fiction pour justifier leur propre existence

 

Mascarade d’une élection ubuesque et truquée où tout le monde a menti et triché, mascarade d’une marche sur le Capitole qui a fini en pantalonnade sanglante, mascarade d’un régime pourri jusqu’au trognon où les campagnes électorales sont de vulgaires opérations marketing, où les deux candidats du système rivalisent de servilité devant les lobbies et les multinationales qui les arrosent d’une pluie de dollars dans un pays délabré où le quart de la population vit dans la pauvreté : telle est la « démocratie américaine »

 

 

Mais ce qu’illustre surtout cette clownerie politicienne, c’est l’inanité des concepts de débat public et de consensus démocratique. Car la compétition pour le pouvoir ne se déroule, nulle part, dans des conditions idéales où l’objectivité et l’impartialité des règles du jeu seraient garanties. Aucun arbitrage incontestable ne veille à la régularité des opérations, aucune juridiction au-dessus de la mêlée ne détermine les limites d’un affrontement où tous les coups sont permis.

 

 

Contrairement à ce que proclament les régimes qui se disent démocratiques, la politique n’a rien d'une scène transparente où les opinions seraient équivalentes et dotées des mêmes moyens. Donald Trump est scandaleusement privé de Twitter, mais le scandale, pour ses défenseurs, vient de ce qu’on censure le président des États-Unis, et non du principe d’une censure qui est le mode habituel d’exercice du pouvoir oligarchique. Il en fait les frais à son tour, mais le président sortant ne passe pas pour avoir été, au cours de sa carrière, un ardent promoteur de la liberté d’expression pour tous ceux qui ne pensent pas comme lui.

 

 

Présumée libre, l’expression du suffrage populaire, en réalité, est strictement canalisée par les conditions matérielles de son exercice. Louée par l’idéologie dominante, la diversité des opinions, dans les faits, est passée au laminoir des moyens d’information dont les hyper-riches contrôlent l’usage. Car les médias de masse sont les instruments de production et de diffusion de l’information, et la classe qui en détient la propriété ne se prive pas d’orienter cette information conformément à ses intérêts. On peut toujours jouer du violon en parlant de démocratie, ces proclamations ont de fortes chances de rester à l’état de flatus vocis.

 

 

La philosophie politique de Jürgen Habermas, par exemple, définit l’espace public comme le lieu d’une délibération collective propice à un consensus rationnel, mais la description qu’il en donne peine à s’extraire d’une vision idéale. Apparu au XVIIIe siècle en Europe occidentale avec les journaux, les clubs et les cafés, cet espace public aurait favorisé une confrontation des idées où les participants se plient aux règles d’un « agir communicationnel ».

 

 

Dans ce schéma idyllique, le débat politique est crédité du pouvoir d’engendrer un ethos commun où chacun admet l’altérité des points de vue. Livrée à « la force sans violence du discours argumentatif », la discussion collective a pour vertu de neutraliser les rapports de force et de donner naissance au consensus. Et c’est sous l’effet de cette éthique de la communication qu’advient la démocratie, laquelle n’est autre que l’universalisation de l’espace public.

 

 

Mais cette théorie, en faisant de la communication le fondement du consensus, suggère une interprétation irénique de l’avènement de la société bourgeoise. Car les institutions politiques forgées par la classe dominante se déploient dans un agir communicationnel qui est surtout l’expression de ses intérêts de classe. Omettant cette donnée de fait, la célébration de l’espace public, chez Habermas, en occulte les conditions historiques. Et surtout, elle jette un voile pudique sur les discriminations qui ont restreint les possibilités d’accès à la sphère politique.

 

 

Car dans les faits, la sélection des individus jugés aptes à participer à la délibération collective est une fonction des rapports de classes. Clé de voûte du système politique des États-Unis, le financement privé des campagnes électorales est le plus sûr moyen de cantonner la politique à une agitation de surface qui n’atteindra jamais les structures. Mécanisme aveugle, il assujettit la sphère politique à la sphère financière et tue dans l’œuf la possibilité même d’une délibération collective qui porterait sur l’essentiel.

 

 

Afin d’accréditer la fiction de la liberté d’opinion et du débat collectif comme figures de la démocratie, l’idéologie dominante fait ainsi l’impasse sur ce qui préempte précisément l’espace public : le pouvoir absolu exercé par la classe possédante dans la production et la diffusion de l’information. Pour éluder le problème, la philosophie idéaliste de l’espace public passe sous silence la question de son infrastructure matérielle. Et la célébration de l’éthique de la communication laisse dans l’ombre, délibérément, la question de la détention effective des moyens de communication.

 

 

La propriété capitaliste des moyens d’information est, par définition, ce dont il est impossible de débattre dans les conditions fixées par la pseudo-démocratie. Si on le faisait, on serait contraint d’admettre que cette démocratie est une farce, et que le barnum politicien est l’écran de fumée jeté sur une monstrueuse privatisation du bien commun. On s’apercevrait que la fabrique du consentement est le principal ressort de la perpétuation de l’oligarchie et que le signifiant démocratie est un mot-valise, bon à tout et propre à rien, qui doit son efficacité symbolique à l’énorme mensonge dont il est le prétexte.

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30 décembre 2020 3 30 /12 /décembre /2020 20:41

Il est bon parfois de rappeler les portraits des héros et martyrs d’une cause que les puissants aimeraient bien faire oublier. Les réfugiés palestiniens gardent la clef de la maison qu’ont du quitter en 1948 leurs parents ou grand-parents, clef devenue aujourd’hui le symbole du verrous placé au coeur même de l’aire arabe, de l’Asie occidentale, du Moyen-Orient et du Tiers-monde. Dans le but de bloquer le développement des peuples et la circulation des flux humains.

 

Le personnage évoqué dans cet article est sublime et on doit reconnaître à ses tueurs une chose, qu’ils ne se sont pas trompés de cible car ils savaient qu’ils avaient en face d’eux un géant. Un géant qui ne meurt pas, car ce combattant était aussi un écrivain, un peintre, un artiste ...et la culture, cela peut reculer, nous en sommes témoins à l’heure actuelle, mais la culture, cela ne meurt jamais. Cela les tueurs ne peuvent pas le savoir car ils ignorent ce qu’ils n’ont pas.

La Rédaction

 

 

Ghassan Kanafani, écrivain, peintre,

journaliste, anticolonialiste et martyr

-

janvier 2021

 

 

 

Ricardo Vaz et Raffaele Morgantini

 

Il compte comme l’une des voix importantes de la littérature palestinienne. De la lutte anticolonialiste, aussi. Assassiné par les services secrets israéliens en 1972, Ghassan Kanafani était le porte-parole de l’une des principales formations palestiniennes, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) — une organisation marxiste-léniniste fondée cinq ans plus tôt, au lendemain de la guerre des Six Jours, c’est-à-dire de la défaite arabe et du triplement de l’emprise territoriale israélienne. Combinant lutte armée et idéologique, le FPLP affichait son opposition à l’occupation comme aux forces réactionnaires arabes (féodales ou capitalistes). Il entendait, par tous les moyens1, « faire sortir la question palestinienne de l’anonymat 2 », et aspirait à terme à la création d’un État unique, laïc et socialiste, assurant aux deux peuples une égale citoyenneté sur la terre historique de Palestine. Portrait.


 

Kanafani est né le 8 avril 1936 à Acre, en Palestine. Il vit avec sa famille à Jaffa jusqu’à ce qu’ils soient contraints de partir durant la Nakba (la « catastrophe »), en 1948, pour finalement s’installer à Damas. Ayant vécu dans un camp de réfugiés, il commencera à enseigner, plus tard, dans un camp de réfugiés de l’UNRWA afin d’aider sa famille et de pouvoir poursuivre ses études. Son expérience en leur sein transparaîtra dans une grande partie de ses écrits. Au cours de ses études de littérature arabe à l’université de Damas, il s’intéresse à la politique et rencontre Georges Habache 3, alors chef du Mouvement des nationalistes arabes (ANM) ; il se met à travailler à ses côtés. Après avoir enseigné quelques années durant au Koweït, où on lui a diagnostiqué un diabète sévère, Kanafani s’installe à Beyrouth pour rejoindre la rédaction du magazine al-Hurriyya (Liberté) — à l’invitation de Habache.

 

 

« Établir un seul et même État, sur la base d’une nouvelle
société, laïque et fondée sur la justice sociale, en
Palestine. »

 

En 1961, il épouse l’enseignante danoise Anni Hoover, venue à Beyrouth afin d’étudier la situation des réfugiés ; il publie un an plus tard son premier grand ouvrage, Des hommes dans le soleil [رجال في الشمس]. Un succès immédiatement acclamé dans tout le monde arabe. Dans les années 1960, Kanafani s’avère pour le moins prolifique, tant sur le plan littéraire que journalistique — au même moment, la résistance et la lutte armée palestiniennes s’intensifient. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) est fondée en 1965 et le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) deux ans après, remplaçant l’ANM : Kanafani devient le rédacteur en chef d’Al-Hadaf, l’organe du FPLP. Via une orientation explicitement marxiste, le parti s’est engagé à résister à l’occupation de la Palestine et à établir un seul et même État, sur la base d’une nouvelle société, laïque et fondée sur la justice sociale, en Palestine. La période 1970–72 est dense en activités politiques et armées ; Kanafani est alors membre du politburo du FPLP et porte-parole de ce dernier.

 

Le FPLP considère la lutte contre l’occupation israélienne comme relevant pour l’essentiel d’une résistance anticoloniale. Après les défaites de 1948, et surtout de 1967 [guerre des Six jours, ndlr], la lutte dans le domaine culturel s’est avéré de toute importance pour recouvrer une identité nationale palestinienne quotidienne, menacée par la dispersion et le nettoyage ethnique et culturel. La première étape pour récupérer leur pays. Le 8 juillet 1972, Kanafani est tué à Beyrouth avec sa nièce Lamees, âgée de 17 ans, par une voiture piégée par le Mossad — et avec de fortes présomptions de collusion de la part des autorités libanaises. À propos de ce meurtre de sang froid, sa sœur a écrit :

 

Le matin du samedi 8 juillet 1972, vers 10 h 30, Lamees et son oncle sortaient ensemble à Beyrouth. Une minute après leur départ, nous avons entendu le bruit d’une très forte explosion qui a secoué tout le bâtiment. Nous avons tout de suite eu peur — mais notre peur était pour Ghassan, non pour Lamees, car nous avions oublié qu’elle se trouvait avec lui et nous savions que Ghassan était la cible de l’explosion. Nous avons couru dehors, nous appelions tous Ghassan et pas un seul d’entre nous n’appelait Lamees. Elle était encore une enfant de 17 ans. Tout son être aspirait à la vie, était plein de vie. Mais nous savions que Ghassan était celui qui avait choisi cette route et l’avait parcourue. La veille encore, Lamees avait demandé à son oncle de réduire ses activités révolutionnaires et de se concentrer davantage sur l’écriture de ses récits. Elle lui avait dit « Tes histoires sont magnifiques », et il avait répondu : « Recommencer à écrire des histoires ? J’écris bien parce que je crois en une cause, en des principes. Le jour où j’abandonnerai ces principes, mes histoires seront vides. Si je délaissais mes principes, tu ne me respecterais pas. » Il a réussi à convaincre la jeune fille que la lutte et la défense des principes est ce qui mène finalement au succès global.

 

Ses funérailles constituent un événement majeur, qui attire des milliers de partisans et de sympathisants. Tous rendent hommage à l’une des figures de proue du mouvement palestinien, véritable symbole d’une résistance créative. Dans son livre Heroes and martyrs of Palestine, Laleh Khalili le qualifie d’« archétype du martyr » de la cause palestinienne.

 

Kanafani a été désigné comme le « martyr du parti » car son traitement littéraire et sensible de la Nakba palestinienne, sa production de multiples icônes de la lutte palestinienne, son invention de phrases depuis entrées dans la langue vernaculaire révolutionnaire palestinienne et sa position de porte-parole du FPLP se sont combinés afin de faire de lui l’archétype idéal de l’intellectuel nationaliste — celui qui a combattu avec une plume plutôt qu’avec une épée.

 

Une littérature de résistance

« La politique et le roman sont un cas indivisible et je peux affirmer catégoriquement que je me suis engagé politiquement parce que je suis un romancier. »

 

On pourrait avoir le réflexe de décrire Kanafani comme un « révolutionnaire écrivain et journaliste », mais l’omission de la virgule n’est pas accidentelle. Il a déclaré un jour : « Ma position politique découle du fait que je suis un romancier. En ce qui me concerne, la politique et le roman sont un cas indivisible et je peux affirmer catégoriquement que je me suis engagé politiquement parce que je suis un romancier, et non l’inverse… » Il n’était également nulle distinction, en son esprit, quant à son travail littéraire et journalistique. Mais à l’arrière-plan de tout cela, il y avait la Palestine et sa cause. Et Kanafani a inventé le terme « littérature de résistance », étant entendu que la littérature, et l’art en général, était une forme de résistance. Un jour, il déclara ainsi que les écrivains palestiniens « écrivent pour la Palestine avec du sang » : une déclaration qui sera déformée pour évoquer un appel à la violence.

 

Les récits de Kanafani ne se lisent toutefois pas comme des pamphlets politiques. Ce sont de véritables récits, avec des personnages humains et non des héros hollywoodiens. Elles racontent l’histoire — tragique — de Palestiniens ordinaires, que ce soit la vie sous l’occupation ou, plus souvent, en exil et dans les camps de réfugiés. L’expérience propre de Kanafani, qui, on l’a dit, a grandi dans des camps, se reflète dans plusieurs histoires dont le personnage central est un enfant palestinien qui grandit entouré de misère et de nostalgie, cherchant son identité en tant que Palestinien. De nombreuses nouvelles et romans sont centrés sur de jeunes hommes qui rejoignent les fedayin [francs-tireurs palestiniens, ndlr]. Ils ont été composés à une époque où la jeune génération, les soi-disant « enfants des camps », se mobilisait pour résister de plein front à l’occupation — après avoir compté pendant près de 20 ans sur les promesses des veules États arabes.

 

L’œuvre la plus connue de Kanafani est son premier roman, Des hommes dans le soleil. Il raconte l’histoire de trois Palestiniens en exil, passés clandestinement au Koweït à l’arrière d’un camion-citerne vide. Mais leur chauffeur — un Palestinien en exil, lui aussi — étant retardé à quelque poste de contrôle, ils finissent par mourir étouffés, incapables d’appeler à l’aide. À ce propos, Edward Saïd a écrit que « poussé par l’exil et la dislocation, le Palestinien doit se frayer un chemin dans l’existence, ce qui n’est en aucun cas une réalité donnée ou stable pour lui, même parmi les Arabes fraternels ». Bien qu’on le connaisse principalement pour sa production littéraire, Kanafani était un artiste accompli, ayant réalisé de nombreux dessins et peintures. Il a également écrit des essais sur la littérature de résistance palestinienne et la littérature sioniste, et documenté la révolte de 1936–39 en Palestine contre les autorités coloniales britanniques, tandis que le projet sioniste et la collusion britannique devenaient de plus en plus patentes.

 

« La lutte anticoloniale pour l’indépendance nationale et la lutte pour les droits sociaux et économiques sont considérées comme inextricablement liées. »

À ses yeux, l’éducation des masses s’avérait primordiale pour le triomphe des luttes sociales de libération. Telle était la motivation spontanée de ses œuvres : mettre ses écrits et ses dessins au service de l’éducation et de la construction de la conscience des masses, et donc de leurs intérêts de classe. C’est ce qu’il dit, un jour, dans une école, à un groupe d’élèves : « Le but de l’éducation est de corriger la marche de l’Histoire. C’est pourquoi nous devons étudier l’histoire et appréhender sa dialectique afin de construire une nouvelle ère historique, dans laquelle les opprimés vivront libérés, grâce à la violence révolutionnaire, de la contradiction qui les a si longtemps tenus sous emprise. »

 

Comme Georges Habache, la politique de Ghassan Kanafani a évolué d’un panarabisme « nassériste » vers le marxisme-léninisme du FPLP. Cette transition s’explique par les lacunes de la stratégie et de l’idéologie du panarabisme. Tout d’abord, la tentative d’unification entre l’Égypte et la Syrie (sous une République arabe unie unifiée) a définitivement échoué en 1961. Ce fait a déjà influencé les premières déclarations de l’ANM en faveur du socialisme et du marxisme. En outre, après les défaites des guerres de 1948 et 1967, mais aussi des premiers soulèvements armés des années 1920 et 30 sous domination britannique, l’idée de confier la libération aux pays arabes — donc, en quelque sorte, à l’idéologie panarabe — a été écartée. De quoi faciliter l’évolution vers le marxisme. L’ANM a commencé à identifier le problème palestinien comme étant central pour l’ensemble du Moyen-Orient. L’analyse de la société est passée d’une perspective ethnique et nationaliste, dans laquelle la société palestinienne était considérée comme homogène et également opprimée par le sionisme, à une perspective de classe, dans laquelle la bourgeoisie palestinienne (et plus largement arabe) était considérée comme faisant partie du problème. À cet égard, pour le FPLP, la lutte anticoloniale pour l’indépendance nationale et la lutte pour les droits sociaux et économiques sont considérées comme inextricablement liées. Cette vision est précisément ce qui différenciait le FPLP du Fatah ; c’est encore le cas aujourd’hui.

 

Dans une véritable bataille de libération menée par les masses pour détruire l’influence impérialiste dans notre patrie, la réaction arabe ne peut qu’être du côté de ses propres intérêts, dont la poursuite dépend de la persistance de l’impérialisme, et ne peut donc pas se ranger du côté des masses. […] La classification de la réaction arabe comme l’une des forces de l’ennemi est de la plus haute importance, car ne pas reconnaître ce fait signifie n’avoir pas de vision claire face à nous. Dans la pratique, cela signifie qu’on ne tient pas compte des bases et des forces réelles du camp ennemi qui vivent parmi nous et sont capables de jouer un rôle de diversion, qui consiste à dissimuler les faits de la bataille aux yeux les masses et qui, lorsque l’occasion se présentera, prendra la révolution au dépourvu et lui portera un coup conduisant à la défaite.

 

« La cause palestinienne n’est pas une cause pour les seuls Palestiniens, mais une cause pour chaque révolutionnaire. »
 

Pour le FPLP, la bourgeoisie arabe se trouve dans le camp ennemi, et, à ce titre, doit être confrontée à la lutte de libération de la Palestine. La déclaration ci-dessus témoigne également d’un positionnement net contre l’impérialisme occidental. L’analyse lucide de Kanafani aborde l’impérialisme occidental comme le produit naturel du développement du système capitaliste, incapable, à un certain moment, de maximiser davantage les profits du capital; ce dernier se trouve dès lors dans le besoin de s’étendre et de gagner de nouveaux espaces et marchés par le biais du colonialisme et/ou de l’impérialisme. À cet égard, Kanafani considère les luttes anti-impérialistes de par le monde comme étant liées : il s’agit de petits foyers qui bâtiront des solidarités et des ponts, puisque le système impérialiste, « partout où vous le frappez, vous l’endommagez et vous servez la Révolution mondiale ».

 

Le FPLP a donc adopté une perspective internationaliste, soutenant ouvertement les mouvements révolutionnaires comme celui du Viêtnam et appliquant pareille perspective à la cause palestinienne elle-même. Kanafani a déclaré à ce sujet : « La cause palestinienne n’est pas une cause pour les seuls Palestiniens, mais une cause pour chaque révolutionnaire, où qu’il soit, comme cause des masses exploitées et opprimées de notre époque. » La critique ouverte du FPLP à l’endroit de régimes arriérés, tels que la Jordanie et l’Arabie Saoudite, ainsi que son refus de participer à des pourparlers, lesquels équivaudraient tout simplement à une capitulation face à l’occupant israélien, le mettait souvent en contraste avec d’autres factions de l’OLP, notamment le Fatah d’Arafat. Kanafani a d’ailleurs été arrêté en 1971 pour « diffamation » des rois jordaniens et saoudiens, dans Al-Hadaf. Les opinions de Kanafani et du FPLP apparaissent de manière assez limpide dans un entretien réalisé par un journaliste australien : l’écrivain fait remarquer que la façon dont les journalistes occidentaux présentent la cause palestinienne est erronée depuis le départ, et, tandis que dans le cas présent il est question du conflit avec la Jordanie (Septembre noir, en 1970), la même logique prévaut pour l’occupation israélienne.

 

 

Son refus des discussions entre un mouvement de libération et un occupant colonial, ou « une conversation entre l’épée et le cou », comme il le dit, ne souffre d’aucune ambiguïté. Et lorsqu’on lui demande s’il vaudrait la peine de capituler pour que cesse la mort et la misère, Kanafani n’hésite pas : « Pour nous [les Palestiniens], libérer notre pays, avoir de la dignité, du respect, avoir nos simples droits humains, est quelque chose d’aussi essentiel que la vie elle-même. » Dans une lettre adressée à son fils, il a expliqué la signification de l’appartenance à la Palestine :

Je t’ai entendu dans l’autre pièce demander à ta mère : « Maman, suis-je palestinien ? » Quand elle a répondu « Oui », un lourd silence s’est abattu sur toute la maison. C’était comme si quelque chose était tombé au-dessus de nos têtes, son bruit explosant, puis — silence. Ensuite… je t’ai entendu pleurer. Je ne pouvais plus bouger. Il y avait quelque chose de plus grand que ma conscience qui naissait dans l’autre pièce, à travers tes sanglots déconcertés. C’était comme si un scalpel béni te découpait la poitrine et y plaçait le cœur qui t’appartient… Je ne pouvais pas bouger pour voir ce qui se passait dans l’autre pièce. Je savais pourtant qu’une patrie lointaine renaissait : des collines, des oliveraies, des morts, des bannières déchirées et pliées, tous se frayant un chemin vers un avenir de chair et de sang et naissant dans le cœur d’un autre enfant… Croyez-vous que l’homme grandit ? Non, il naît soudainement — un mot, un moment, pénètre son cœur d’un nouveau souffle. Une seule scène peut le faire descendre du plafond de l’enfance sur la rugosité de la route ».

 

Texte traduit de l’anglais par Ricardo Vaz et Raffaele Morgantini, « Ghassan Kanafani : Revolutionary Writer and Journalist », 2017.

 

Notes :

 

Lire « Rencontre avec le Front démocratique de libération de la Palestine", mai 2018 ; < https://www.revue-ballast.fr/rencontre-avec-le-front-democratique-de-liberation-de-la-palestine/ >


☰ Lire article, Sylvain Mercadier, février 2018 ; < https://www.revue-ballast.fr/baldwin-noir-palestine/ >


☰ Lire entretien avec Mohammad Bakri : « Le droit en lui-même est un cri », juin 2017 ; < https://www.revue-ballast.fr/mohammad-bakri-droit-lui-meme-cri/ >


☰ Lire entretien avec Michel Warschawski : « Il y a une civilisation judéo-musulmane », mars 2017 ; < https://www.revue-ballast.fr/michel-warschawski-y-a-civilisation-judeo-musulmane/ >


☰ Lire article « Marek Edelman, résister », Émile Carme, novembre 2015 ; < https://www.revue-ballast.fr/marek-edelman/ >


☰ Lire l’entretien avec Georges Habache, leader du FPLP (Memento); ; < https://www.revue-ballast.fr/entretien-avec-georges-habache/ >

 

  1. Si le fondateur du FPLP, Georges Habache, a condamné le fait de s’en prendre aux civils (« Nous sommes opposés à tout acte terroriste gratuit qui frappe des civils innocents ») et déclaré, à titre personnel, qu’il n’approuvait pas les attentats-suicides, le FPLP, internationalement connu pour ses détournements d’avions dans les années 1960–70, n’en a pas moins approuvé, en mai 1972, l’opération Deir-Yassine (« une réponse au massacre israélien perpétré avec sang-froid par le boucher Moshe Dayan »). Conduite par l’Armée rouge japonaise via le « commando du martyr Patrick-Origlio », elle fit 26 morts dans l’aéroport de Lod — dont nombre de pèlerins [ndlr].

 

  1. Les Révolutionnaires ne meurent jamais — Conversations avec Georges Malbrunot, Fayard, 2008.

     

  2. Habache dira : « La liquidation de Ghassan Kanafani fut un choc pour moi. Ghassan comptait beaucoup depuis qu’il avait rejoint le Mouvement des nationalistes arabes dans les années 50 […]. Modeste et attachant, Ghassan affichait de hautes qualités morales. Il a joué un rôle éminent dans la diffusion de la cause palestinienne en général et dans celle du Front [FPLP] en particulier. », Ibid. [ndlr]

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30 décembre 2020 3 30 /12 /décembre /2020 20:35

Depuis trente ans, une génération déjà, nous observons le saccage systématique des anciens pays socialistes d’Europe transformés en terrain d’expérimentation pour les politiques anti-sociales inventées à l’Ouest, transférées à l’Est puis introduites à l’Ouest sous la supervision de l’Union européenne et la protection du gardien OTAN. Ce saccage économique et social ne pouvait pas ne pas produire une ruine culturelle et idéologique. Qui apparaît avec la multiplication de régimes ou de partis décrétés à tort ou à raison « populistes » par les élites qui n’aiment pas le peuple. Après les pays baltes, après l’Ukraine, après la Hongrie, après la Pologne, voilà donc venu le tour de la Roumanie. Les élites bien pensantes vivant au couchant de l’Europe seraient bien inspirées, avant qu’il ne soit trop tard, de commencer à réfléchir sur les causes des phénomènes qu’elles condamnent du haut de leur moraline.

La Rédaction

 

De quoi AUR

 

est-il

 

le syndrome ?

 

-

 

Décembre 2020

 

 

Claude Karnoouh

 

 

Avec plus de 9% des votants aux deux chambres, l’élection de la liste Alliance pour l’Unité des Roumains (AUR) a suscité l’étonnement pour certains, la colère pour d’autres engendrant pour l’essentiel une prose d’affliction et de désastre sur le thème : le néo-légionarisme est entré à l’Assemblée nationale et au Sénat ! Catastrophe ! Nous sommes au bord de la dictature ! Gauche de vaudeville, centre-gauche et centre-droit des profiteurs, intellectuels geignards, politiciens opportunistes de tout poil, tous plantés derrière l’écran de leurs ordinateur lancent les cris d’orfraie de l’effroi du fascisme qui campe à nos portes. Tous ou presque se vautrent dans la déploration. Hormis deux intellectuels plutôt à la marge qui ont tenté une analyse des causes réelles et non fantasmatiques, le reste demeure comme à l’accoutumé dans l’épiphénomène…

 

Or cette nouveauté électorale n’en est pas une puisque le discours néo-légionnaire est présent en Roumanie depuis bien longtemps, partiellement depuis le national-communisme, mais, après décembre 1989, essentiellement parmi les intellectuels de la droite libérale dure qui ont récupéré dans les premières années du XXIe siècle des gens venant des partis parlementaires, à coup sûr des partisans de Messieurs Basescu et Ponta dont les formations ayant obtenu moins de 5% des votants n’ont pu entrer au parlement. Plus surprenant encore, c’est le vote important d’une partie des émigrés et à coup sûr celui de certains membres du mouvement LGBTQ qui passe pour appartenir à la gauche sociétale et dont le leader, Monsieur Viski, s’est fendu d’une mise au point fort gênée pour justifier ce vote pour le moins paradoxal parmi ses amis et commensaux.

 

Comprendre le vote d’un pays saccagé

Comment donc interpréter ce vote ? Comme toujours en bonne méthode il ne suffit pas, loin s’en faut, de déplorer ou de rire de l’événement, mais comme l’écrivait dès il y a longtemps Spinoza, il faut tenter de le comprendre. En d’autres mots plus modernes, il convient de s’essayer à saisir les conditions de possibilité (au sens kantien) de l’événement qui est aussi un avènement. Pourquoi donc ce succès relatif de AUR quand personne, et surtout pas les analystes politiques et les journalistes ne s’y attendaient guère ? Pour en appréhender les ressorts les plus profonds, il faut, dans un premier temps, rappeler que ces élections ont enregistré le plus haut taux d’abstentions enregistrées depuis les premières élections après la chute du régime communiste: 70%! Lassitude des choix entre des fausses alternatives répétées depuis plus de trente ans à laquelle s’est ajoutée l’épidémie de Covid-19, ensemble, elles ont travaillé en synergie abstentionniste. Une première conclusion partielle s’impose, aucun des membres des partis élus pour le temps de cette législature ne détient une quelconque légitimité populaire. Mais rien de grave, puisqu’aujourd’hui le pouvoir ou les pouvoirs réels (« Deep State ») s’en moquent pourvu qu’il soit offert au peuple, et aux instances étrangères, le spectacle de la forme démocratique. Cependant, cette non-légitimité en devenir est loin d’être suffisante pour comprendre le succès partiel de AUR. Pour ce faire, il faut revenir en arrière et brosser à grands traits (peut-être un peu grossiers) ce qui a construit, au-delà de toutes les péripéties subalternes des changements d’équipes dirigeantes, la Roumanie postcommuniste.

 

Après que les élites politiques ont systématiquement laissé piller ou piller elles-mêmes le pays, après qu’elles ont mis à l’encan l’industrie roumaine, vendu à vils prix les banques, les institutions financières, les régies stratégiques (eau, gaz, électricité), et après qu’elles ont accepté de transformer le pays en sous-traitance industrielle sous-payées et en exportateur de main-d'œuvre quasi-esclave pour l’agriculture et le bâtiment occidental, force nous est de constater, malgré la vision macro-économique satisfaisante de la bureaucratie bruxelloise, que le paysage économique et humain du pays n’est guère brillant : un système sanitaire en ruine et pour l’essentiel en train d’être privatisé, un enseignement primaire et secondaire très mal en point au détriment du secteur privé ; les institutions culturelles maltraitées ; les infrastructures ferroviaires en totale déconfiture, l’infrastructure routière pour l’essentiel mal en point, et même la nouvelle autoroute ; les splendides forêts primaires de conifères et de feuillus de Transylvanie et de Bucovine ravagées par des coupes incontrôlées, au point que même la très libérale Union européenne s’en est émue ! Les résultats de ce pillage, de cette incurie, de cette irresponsabilité, de cette corruption et de ces malversations, c’est presque quatre millions de Roumains dans la fleur de l’âge travaillant à l’étranger et pour la plupart dans des conditions de semi-esclavage. Autant de citoyens obligés de quitter le pays puisqu’ils ne pouvaient simplement plus y survivre, laissant souvent derrière eux des enfants à la charge des grands-parents, des oncles et des tantes âgés qui ne peuvent assumer une éducation. Aussi voit-on se développer une délinquance et une prostitution de plus en plus nombreuses parmi les jeunes adolescents dont profite largement le tourisme sexuel occidental. De plus, parmi ces exilés, il y a non seulement la masse des ratés ruraux de la thérapie de choc (les « hommes sans dents » et « la bouche tordue » comme les désignent les nouveaux bobos), mais encore des hommes et des femmes possédant des diplômes respectables : beaucoup d’intellectuels partis parce qu’ils ne voyaient plus aucun avenir dans un pays où les modes de recrutement des institutions d’enseignement supérieur et de recherche se font bien plus sur la bases du clientélisme, voire du parentélisme familial que sur le fond d’une méritocratie. Des hommes ingénieurs se vendent comme ouvriers non-qualifiés dans le bâtiment, des femmes ingénieures se vendent comme gardes-vieillards tandis que d’autres alimentent des dizaines de réseaux de prostitution, de l’Allemagne au Liban. Des dizaines de milliers de médecins et d’infirmières quittent les hôpitaux roumains pour ceux d’Occident, de Grande-Bretagne, d’Allemagne, de France, de Belgique, d’Espagne. Là, il n’est guère besoin d’être un grand économiste pour comprendre à quoi servent les accord de l’Union européenne sur la libre circulation de la main-d’œuvre : obtenir au moindre coût des travailleurs de qualité ou un sous-prolétariat rural au plus bas prix. En gros, un pays transformé en un marché pour une majorité de biens de consommations occidentaux, en sous-traitance de quelques usines de mécanique et d’électroménager, en services téléphoniques internationaux, en sources de matières premières, l’ensemble servi par une main-d'œuvre souvent qualifiée et payée très bon marché, ne bénéficiant de presque aucune de protection sociale et syndicale. Bref en trente et un ans de postcommunisme, la Roumanie s’est transformée en une semi-colonie.

 

Voilà pour ce qui concerne l’infrastructure générale. Encore faut-il ajouter à ce tableau fort sinistre ce qu’il est convenu de nommer dans le langage marxiste les superstructures qui, si elles ne déterminent pas les conditions objectives de l’exploitation, constituent les bases de la conscience du sujet de sa propre vie, en bref sa subjectivité, sans omettre le rôle idéologique essentiel des discours légitimant la thérapie de choc. Pendant trente et un ans, les États occidentaux, des fondations privées et cependant liées à la structure politique profonde de ces États ont inondé de bourses les anciennes-nouvelles élites communistes reconverties avec brio et souplesse aux charmes discrets (et moins discrets) du néo-libéralisme. Les nouvelles générations de privilégiés très souvent héritières des précédentes ont entonné l’Ozama du nouveau libéralisme, des privatisations généralisées, des bas-salaires, de l’austérité pour les appauvris, bref, ont jeté aux poubelles de l’histoire toutes les modernisations réalisées par le régime communiste, depuis la généralisation de l’enseignement, le développement de la médecine préventive, l’industrialisation massive et l’urbanisation d’un pays essentiellement arriéré en 1948. Grosso modo on peut dire que c’est la culture politique et sociétale étasunienne ou anglo-étasunienne qui s’est imposée comme la représentation du « bien, du beau et du bon ».

 

Détruire le passé d’un peuple

Plus que sous les communistes, qu’on avait accusés pendant la guerre froide de mépris pour les traditions, la lutte violente contre toute référence au passé s’est trouvée au centre du Kulturkampf postmoderne, Zizek parlerait même de posthumanité. En d’autres mots, pour ces nouveaux technocrates, employés de sociétés étrangères, agents bancaires, brokers d’assurance, vendeurs de grandes marques d’automobiles, journalistes, publicitaires, professeurs universitaires des disciplines en pointe du management, du journalisme, des études européennes, d’économie, plus rien de l’anté ne garde de valeur référentielle à protéger, et donc ne vaut pas la peine d’être vécu. Ce sont les vies entières de leurs parents et grands-parents qui sont l’objet d’un discours apophatique, certains allant même jusqu’à insulter leurs anciens. Plus rien ne compte que d’être en phase avec le plus radical nihilisme, celui qui dénie toute valeur à l’identité nationale même minimale, qui anglicise la langue nationale, qui rejette la foi orthodoxe ou gréco-catholique qui ne correspond plus au tempo pop-rock de l’Église catholique ou protestante, qui ne comprend le Salut que dans la positivité économique du néo-libéralisme et les prouesses les plus effrayantes de la technique.

 

C’est pourquoi les communautés rurales traditionnelles, bien plus détruites par la monétarisation violente de la thérapie de choc que par le communisme collectiviste, ne valent plus rien sauf à être transformées en marchandises folkloriques pour touristes analphabètes en quête d’exotisme de pacotille. Ainsi des écrivains et des poètes qui naguère jalonnaient les étapes de la construction de la culture roumaine moderne ont été jetés aux ordures, et certaines actions politiques qui avaient eu en leur temps quelque dignité sont remisées au magasin des antiquités insignifiantes, bref pour ces nouveaux humanoïdes, l’histoire roumaine commence véritablement à la fin du mois décembre 1989 quand un coup d’État renversa un pouvoir communiste fragilisé par une lutte d’indépendance nationale dure et épuisante pour la population, laquelle ne soutenait plus ce combat pour le maintien coûte que coûte de la souveraineté du pays, elle attendait les Américains depuis plus que quarante ans !

 

Ils sont venus, balayant tout sur leur passage et laissant des miettes pour contenter les laquais. Ainsi c’en est terminé de la solidarité communautaire, l’individualisme effréné triomphe dans tous les rapports humains : achevée la claca, vive le crédit bancaire ; le couple, antique forme de reproduction socialisée humaine de vie à deux, ou trois ou quatre avec des enfants communs est regardé comme hautement criminogène au profit de diverses relations homothétiques, de transformations biologiques ou simplement passagères (un week-end en amoureux se dit présentement « un plan cul »). Aujourd’hui, l’idéal de l’achèvement d’une vie professionnelle se résume à passer d’un aéroport à l’autre, d’un colloque à l’autre, d’une conférence à l’autre. Une vie en perpétuel transit (en stand by pour parler globish). Or la réalité majoritaire roumaine est autre. Hormis les 5% d’urbains les plus engagés dans l’engrenage économique global et/ou dans l’idéologie culturelle occidentale, le reste de la population demeure encore très traditionnelle, encore très rurale, y compris dans les villes petites et moyennes, et dans les banlieues des grandes agglomérations.

 

Que représente AUR ?

Peut-on avancer, comme le fait une majorité écrasante de commentateurs qui, selon une inclination toute postmoderne propre aux progressistes de salon se fait peur en regardant AUR comme un parti fasciste ? Quitte à me faire injurier par les semi-doctes de la pensée historiques et politique (la masse des anachroniques) ou à engendrer l’humeur maussade de prétendus démocrates qui ne regardent jamais plus loin que le bout de leur doigt (et non la Lune que montre le doigt), j’ose affirmer que le parti AUR n’est pas un parti fasciste, mais un parti réactionnaire d’extrême droite. Aur n’affiche aucun des attributs essentiels du fascisme historique, que ce soit dans sa version italienne, allemande ou bien sûr roumaine. En premier lieu et non le moindre, ce n’est pas un parti qui est doublé par une organisation paramilitaire quasi terroriste ! AUR n’a assassiné aucun politicien ! Ce n’est pas un parti qui rejette systématiquement la ploutocratie, simplement il veut la limiter aux Roumains. A y regarder de près, ses références au passé récent de la Roumanie ne sont que nostalgiques, son néo-légionarisme est un légionarisme mité de musée. Or, en politique on ne bâtit pas une action contemporaine avec le seul culte du passé, en ruminant une défaite, en pleurant les grands disparus. La modernité et plus encore la postmodernité pense et joue son agir avec des références d’avenir qui ne visent jamais une véritable restauration, même si elle usait parfois de métaphores faisant référence au passé. L’empire romain de Mussolini était bien plus une métaphore d’affects que l’instrument réel de la puissance future de l’Italie ; quant au Reich de Hitler, lorsqu’il faisait référence au lointain passé des Germains, cela ressemblait plus aux décors des opéras wagnériens pour nostalgiques anachroniques en détresse que d’un matériel practico-idéologique pour l’extension de l’espace vital. Le vrai culte de l’État nazi, ce fut l’usage extensif et radicalement hypermoderne des techniques les plus avancées et de la science physico-chimique de pointe. Hitler et ses sbires savaient très bien que ce n’est pas avec les Nibelungen qu’il eût pu gagner la guerre, mais avec les fusées de von Braun, les Messerschmitt 262 à réaction ou l’arme atomique. Pour comprendre les véritable enjeux d’une politique, il convient de ne jamais confondre le spectacle comme illusion dissimulatrice et la mise en mouvement réel de la puissance. Or AUR n’est rien que cela : c’est l’illusion d’une opposition.

 

Qui sont-ils donc les chantres de ce parti ? Un philosophe somme toute médiocre qui le nourrit de discours réactionnaires nostalgiques sur une prétendue gloire passée en rappelant les idéologues de la légion complètement passés de mode dans les masses populaires. Ce brouet tiendrait-il lieu de guide politique pour le futur de la Roumanie dans la postmodernité ? Voilà qui semble bien rétrograde. Cela me fait plus songer au chant du cygne (et à la perte de signes) d’une culture qu’à la « victoire en chantant » des volontaires de 1793. Or cette attitude n’est pas nouvelle dans le discours culturel et politique de la droite réactionnaire roumaine post-1989. Que ce soit le leader des manifestations du Printemps 1990 sur la place de l’Université, Monsieur Marian Monteanu ; plus encore, que ce soit le chœur des « boyards de la pensée » louant la « merveilleuse Roumanie de l’Entre-deux-guerres », nous avons eu droit à des tonnes de nostalgie plus ou moins vile, plus ou moins mensongère, plus ou moins sinistre, lugubre, car pour ces coryphées, il s’agissait de faire oublier la situation lamentable et sordide tant de la paysannerie (l’écrasante majorité des citoyens) que celle du monde ouvrier, afin de construire un âge d’or qui devait renvoyer les réalisations communistes au néant. Il est vrai qu’en filigrane, on devinait souvent l’ombre d’une admiration pour la légion, moins parmi les acteurs politiques les plus en vue que parmi les prêtres légionnaires survivants des déportations. Malgré le côté méprisable de leur démarche idéologique de façade, ils acquiesçaient tous aux actions véritablement postmodernes du choc économique engendré par le capitalisme tardif, que ce soit comme ministres des affaires étrangères, comme conseillers du Prince, comme graphomane-idéologues des feuilles étatiques et ONG-istes, enveloppant le tout dans le papier de soie d’une prétendue culture élitiste qui, en y regardant de plus près, ne dépassait jamais le niveau d’une première année de licence de philosophie.

 

Une gauche stérile sociétalisée

Cependant, la gauche roumaine ou ceux qui prétendent y appartenir ne peuvent échapper simultanément à une sévère critique. Comme une partie de la gauche sociétale occidentale, la gauche roumaine a abandonné le combat politico-économique des exploités pour le seul combat culturel réduit aux minorités qui sont d’autant plus vocales qu’elles sont ultra-minoritaires. Ces groupements se présentent comme autant d’ONG-s dont les ressources servent bien plus à compléter les revenus des quelques dirigeants qui les mènent qu’à résoudre les problèmes réels contre lesquels elles prétendent lutter. Le problème social et non sociétal de l’écrasante majorité des Roumains est simple : comment contraindre les entreprises étrangères et roumaines à verser des salaires décents à leurs employés et à leurs ouvriers ? Comment lutter pour établir des taxes équitablement réparties ? Comment regagner une partie de la souveraineté économique et politique du pays ? Or l’écrasante majorité de la gauche non-parlementaire ne s’adresse au capitalisme qu’en termes de mendicité, « Soyez gentils, donnez-nous un peu plus ! » et non en terme de luttes de classe, fussent-elles modelées de diverses manières en fonction des circonstances. Cette gauche ne prononce jamais le mot souveraineté tant et si bien que la droite d’AUR s’en est emparé, certes en le vidant de son contenu radical pour en faire un gadget qui fait illusion auprès des masses. Or, justement l’un des nouveaux clivage politique qui divise l’Occident n’est plus véritablement le vieux rapport historique droite/gauche (en France, en Italie, en Espagne, on trouve tant à droite qu’à gauche des adeptes de la même politique néolibérale de l’Union européenne, des engagement impérialistes de la France en Afrique ou des États-Unis au Moyen-Orient et en Amérique latine), mais le rapport mondialiste/souverainiste, ou en termes plus populaires, ceux du haut/ceux du bas. En refusant le terme et l’idée même de souveraineté, la gauche roumaine s’est coupée des masses populaires qui ont trouvé dans AUR des politiciens qui osent en parler, certes mal, mais qui osent. Or aussi bien en Italie qu’en France, il s’est développé au cours des deux dernières décennies des groupements de gauche (certes encore minoritaires) qui ont compris la nouvelle dichotomie politique et qui agissent en conséquence.

 

Ainsi c’est ce conflit mondialiste/souverainiste qui est le cœur de la lutte féroce au sein de La France insoumise ; de même ce qui reste du Parti communiste français devenu un parti croupion depuis que ses forces vives l’ont soit abandonné, soit se sont dirigées vers des refondateurs, et cela vaut aussi bien pour l’Italie. En renonçant au domaine de la souveraineté, la gauche a laissé la porte ouverte à la droite extrême qui en a fait son cheval de bataille en lui donnant la coloration du nationalisme xénophobe. Or par tradition, le nationalisme xénophobe n’est jamais le discours de souveraineté proposé par la vraie la gauche qui, suivant l’une des remarques de Marx, insiste sur le fait qu’il ne peut y avoir d’internationalisme qu’entre nations indépendantes : l’internationalisme n’est pas la dilution des nations en une fédération ou une confédération, mais une alliance entre nations souveraines qui visent une même finalité. Par son élection au Parlement AUR est bien le signe emblématique de l’état de faiblesse théorique et pratique de la gauche, de ses ratages énormes, comme celui de Demos dont les dirigeants avaient mis en scène leur pratique comme si la Roumanie ressemblait à down town New-York ou à Soho.

 

AUR n’est certes pas un parti fasciste comme d’aucuns à gauche ou chez certains de la droite libérale tendent à l’accréditer, en revanche il est l’avertissement qu’un vrai parti fasciste postmoderne est peut-être en gestation. Ainsi que l’avait parfaitement perçu Adorno dans Minima Moralia, c’est la démocratie représentative corrompue par les jeux du Capital qui engendre ce qu’un jeune philosophe roumain, Alexandru Polgár, avait caractérisé de l’heureuse formule : le « libéralisme-social-fasciste ». Parce qu’il faut se souvenir sans cesse que dans le déploiement du capitalisme il s’agit toujours, et sous diverses formes politico-économiques possibles, de séparer radicalement les pôles de la richesse et ceux de la misère afin d’exclure et de marginaliser l’indigence qu’il engendre.

 

Claude Karnoouh

Bucarest 22 décembre 2020

 

Notes :

1 Le célèbre « bonjourisme » de l’époque de la Roumanie francophile devenant un « goodmorning-isme » de la Roumanie USophile !

2 Cf. L’admirable livre de Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Folio, Gallimard, Paris, 1998. En cours de traduction aux éditions Alexandria.

3 Récemment, nous avons appris qu’une chercheuse reconnue a reçu une énorme dotation financière pour continuer à étudier le ghetto tsigane de Pata Rât de Cluj. Or, depuis au moins dix ans si ce n’est plus, plusieurs chercheurs ou activistes sociétaux ont reçu d’importants fonds pour étudier et changer cette situation révoltante, mais l’on ne voit rien venir. On serait tenté donc de penser que ces gens ne font rien ou presque de pratique, de manière à justifier auprès des bailleurs de fonds occidentaux la perpétuation d’une situation infâme dont les financements leur assurent de confortables compléments de salaire. Quant aux Tsiganes, les malheureux demeurent toujours dans la même misère. En effet, avec l’argent reçu par tous ces prétendus chercheurs on eût pu dès longtemps construire au moins une vingtaine de maisons pour les accueillir. Mike Davis l’avait déjà souligné il y a une vingtaine d’années : la pauvreté ça rapporte.

4 Il n’y a pas à proprement parler de vraie gauche parlementaire.

5 En France, je pense à Frédéric Lordon et Jacques Sapir, à la fraction minoritaire du parti de La France insoumise ou aux minoritaires de la CGT par exemple.

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