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  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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19 juin 2023 1 19 /06 /juin /2023 20:11

Notre collègue de rédaction Jean-Pierre Page est cofondateur de notre revue. Il a longtemps été l’un des responsables des relations internationales du syndicat CGT et a également été membre du comité central du PCF quand ce parti luttait pour l’établissement d’une société socialiste visant à abolir le capitalisme.

Il a participé les 14 et 15 juin dernier au colloque international qui a eu lieu en Chine, à Pékin, avec pour titre : « Coopération internationale et gouvernance mondiale des droits de l’homme ». Nous reproduisons ici le texte de son intervention ayant pour titre : « La Charte des Nations-Unies comme but et moyen de la coopération internationale ».

Il vise à dénoncer la tentative de réécriture du droit international qui repose sur la Charte des Nations Unies de 1945. Lancée à partir 1989, cette tentative vise à garantit l’hégémonie, le « leadership », planétaire des États-Unis par le biais de ce qu’ils appellent un ordre international « basé sur des règles » qu’ils n’ont jamais définies, mais qui leur réserve un droit de veto sur toutes les affaires du monde, ce qui soulève une opposition grandissante de pays menant une politique contre-hégémonique. Celle-ci vise de son côté à promouvoir un monde multipolaire remettant en cause l’hégémonie du dollar US devenu une monnaie virtuelle au service du financement des dettes de l’hyperpuissance financiarisée et la formation d’un nouvel équilibre international pacifique fondé sur la souveraineté des États.

La Rédaction


 

International Cooperation

and

Global Human Rights Governance

 

Beijing, 14/15 juin 2023

                                                              ______________

  La Charte des Nations-Unies comme but

et

moyen de la  coopération internationale


 

Jean-Pierre Page* 

Il n’est jamais inutile de rappeler les textes fondateurs. La modernité et la pertinence de la Charte des Nations Unies constituent la référence essentielle de la coopération internationale, celle fondée sur le multilatéralisme, il n’en est nul autre. C’est ce qu’exprime avec une grande clarté le chapitre 9 et les articles 55 et 56 sur la Coopération économique et sociale internationale. Que disent-ils:

Article 55:   En vue de créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, les Nations Unies favoriseront :

  1. le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et des conditions de progrès et de développement dans l’ordre économique et sociale

  2. la solution des problèmes internationaux dans les domaines économique, social, de la santé publique et autres problèmes connexes, et la coopération internationale dans les domaines de la culture intellectuelle et de l’éducation

  3. le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion.

Article 56: Les Membres s’engagent, en vue d’atteindre les buts énoncés à l’Article 55, à agir, tant conjointement que séparément, en coopération avec l’Organisation.

L’adoption de la déclaration de Vienne et son programme d’action sur les droits humains a été rappelons le marqué par la décision très politique de créer un bureau du Haut Commissaire pour les droits de l’homme, l’OHCHR, décision inséparable de la réforme des Nations Unies engagée à cette époque. 

Après la destruction de l’URSS, tenant compte du nouveau rapport des forces international, l’objectif des Etats-Unis et de ses vassaux était d’en finir avec le multilatéralisme obstacle à sa vision unilatérale d’un monde unipolaire. Cet objectif poursuivi hier, l’est tout autant aujourd’hui. Celui-ci n’a pas changé, même si le rapport des forces n’est plus le même. En 1993, au nom de la promotion déclarée des droits de l’homme  il fallait en finir  avec les prérogatives et le fonctionnement du Centre de l’ONU pour les droits de l’homme qui avait précédé la création de l’OHCHR.  Les prérogatives du Centre étaient alors  limitées à un rôle de secrétariat administratif auprès de la Commission intergouvernementale des Droits de l’Homme. Avec la mise en place du Haut Commissaire il en fût autrement, on dota celui-ci d’une fonction politique.

Tenir compte de la réalité internationale nouvelle exigeait pour les occidentaux de faire coïncider le but et les moyens afin de se distancer de la Charte des Nations Unies qui à leurs yeux était obsolète et incompatible avec leurs ambitions de refaçonner le monde. 

Pour ce faire, l’OHCHR créé à cette occasion allait donc disposer de moyens politiques et financiers étendus permettant de faire ainsi de la « défense des droits de l’homme » une arme à disposition de l’impérialisme pour soumettre le reste du monde. Aujourd’hui environ 1300 employés travaillent à Genève et New York avec un budget en 2019 de plus de 200 millions de dollars US et l’usage croissant des fonds volontaires dont les financements constituent un autre moyen de pression des pays occidentaux pour la mise en œuvre de leurs stratégies à l’égard de pays dont les orientations politique ne coïncident pas avec les leurs.
 

1- La vision unilatérale d’un État

Faire ce rappel est indispensable si l’on veut comprendre ce qu’était l’objectif véritable de cette époque et là où nous en sommes dorénavant. Ainsi, on a voulu substituer à la vision multilatérale, à la finalité et au principe essentiel de la fondation des Nations Unies, la vision unilatérale d’un Etat, en l’occurrence celle des Etats-Unis, qui n’ont jamais caché qu’à leurs yeux le système onusien demeurait la survivance d’un passé révolu, une sorte d’anachronisme condamné à évoluer ou à disparaître. C’est ce qui les a conduit à insister sur la mise en place d’un nouvel ordre fondé sur de nouvelles règles (« rule based order »), ce qui a entraîné la réforme des Nations Unies, l’usage du concept de R2P (« right to protect »), les missions et la finalité accordées à l’OHCHR, ou par exemple aussi le cas concret de la circulation maritime à travers une interprétation dangereuse et fausse sur la liberté de navigation (« freedom of the seas ») permettant aux USA et à leurs alliés de multiplier leurs provocations en mer de Chine, en particulier dans le détroit de Taïwan.

A ce stade, et à travers les pressions qu’ils exercent par l’instrumentalisation du système des Nations-Unies, l’objectif des Etats-Unis est toujours de disposer d’un outil permettant d’assurer leur suprématie globale, en s’octroyant une légitimité pour toutes les actions et désordres dont ils prennent l’initiative. Ceci est indispensable à leurs yeux pour mener les guerres préventives, pour leurs supposées actions contre le terrorisme, ainsi que pour la promotion des lois du marché garantissant la propriété privée. Il leur faut ainsi en matière de droits humains imposer « une gouvernance » afin de légaliser l’imposition de conditions par les États riches sur les pays pauvres, les plus faibles et en voie de développement, à travers l’usage et la systématisation des plans d’ajustements structurels au nom du respect des droits humains. L’objectif étant de déresponsabiliser des gouvernements démocratiquement élus par des systèmes politiques de leurs choix, en  transférant leurs compétences et les gouvernances de l’intérieur vers l’extérieur afin de les confier aux sociétés transnationales et aux institutions financières. Cela permettant ainsi de faire renoncer des États indépendants à leurs institutions propres en les forçant à adopter un seul modèle économique, social et politique permettant leur intégration dans le processus de  globalisation capitaliste.

A la fin des années 90 et au nom de la mondialisation néolibérale cette approche a permis de réviser radicalement le rôle de l’Assemblée générale de l’ONU en limitant son autorité et ses prérogatives. Ce fut le cas également avec la dévitalisation de l’action de la CNUCED, de l’UNESCO et de l’OIT en faisant valoir l’idée d’un nouveau partenariat avec les entreprises, idée qui avait été soutenue au Forum Economique Mondial de Davos. On a donc mis en place un groupe de travail consultatif de 15 chefs d’entreprises transnationales prenant la forme d’un conseil de sécurité économique, comme en d’autres temps l’avait été au niveau européen « la table ronde des industriels »(ERT).

Comme illustration de cela, on peut prendre la référence obsessionnelle qu’est devenu l’usage de sous-traitants pour mener à bien des programmes et des activités de l’ONU, comprenant la recherche de « partenariats stratégiques » avec des acteurs non-étatiques et provenant de ce qu’on appelle la « société civile » (les « ONG ») ou du secteur privé (les entreprises transnationales) dont par exemple le groupe Merry Lynch chargé en son temps de piloter la réforme des Nations-Unies elle-même. Une telle rupture radicale exigeait donc l’élimination des valeurs restantes, des principes et de l’éthique même qui est liée au système multilatéral.

Cela a d’ailleurs été poursuivi par des applications plus récentes des mêmes politiques. Par exemple en recourant aux consultant et cabinets d’experts privés dans le domaine de la santé. En France, ce fût le cas avec la gestion de la crise du Covid qui a été confiée à la multinationale Merry Lynch ou la contre-réforme de notre système de retraites confiée au groupe financier d’investissements US Blackrock, le plus important gestionnaire d’actifs au monde spécialisé dans la gestion des fonds de pensions. On pourrait multiplier les exemples qui mettent ainsi directement en cause la fonction publique des États.

En fait, les États-Unis ne sont pas seulement à la recherche de l’acceptation de leur vision néolibérale et impérialiste de la part des États membres, mais plutôt de les enrôler dans leur application et dans l’acceptation de leurs conséquences au nom de la « communauté internationale ». C’est ce que cette contribution doit traiter plus loin à travers les « Sommets pour la Démocratie » organisés par Joe Biden et qui ont permis d’atteindre de nouveaux sommets d’hypocrisie.

S’agissant des droits de l’homme on a donc assisté progressivement à une rupture nette avec le passé. La nouvelle orientation impliquant de nouveaux organes, de nouvelles procédures, de nouvelles méthodes de travail, et un nouveau type de personnel ayant plus à voir avec les mercenaires diplomatiques qu’avec le service civil international.

Comme cela était prévisible, l’OHCHR est très vite apparu comme une arme utilisée unilatéralement par les pays occidentaux, « un cheval de Troie » en quelque sorte, avec comme but d’en finir avec la finalité même de la Charte des Nations Unies, c’est-à-dire avec le principe fondamental de l’égalité souveraine, le règlements des différents internationaux par des voies pacifiques, la coopération par le respect de la souveraineté des États, le respect de l’intégrité territoriale, la liberté des peuples et de leur libre choix. Autant de principes dont la modernité et la pertinence permettent de défendre le multilatéralisme en tournant le dos à l’unilatéralisme direct dans les affaires d’un État jusqu’à l’interventionnisme, l’ingérence, les sanctions et autres mesures de coercition, y compris la guerre. 

Par conséquent, 30 ans après la Conférence de Vienne, le bilan est donc des plus discutable. On nous avait promis un monde de paix, de coopération, de développement et de progrès social, on a eu droit aux guerres, aux actions en faveur de changements de régime, à la généralisation des sanctions, à la mise en cause directe de la souveraineté des États, et a un recul social qui selon certains pays prend la forme d’un recul de civilisation. En fait, cette contestation occidentale des finalités de la Charte, le non respect de ses recommandations, a fait naître un chaos qui a fait régresser les droits humains. Le monde est devenu plus instable, plus dangereux et moins sûr. La crise du capitalisme et de son système néolibéral a fragilisé la plupart des nations, leur économie, leurs institutions. Leurs services publics ont été dévastés, la pauvreté de masse s’est accrue en même temps que nous assistons à l’accumulation sans précédent de richesses, de privilèges, en faveur d’une oligarchie parasitaire et corrompue qui entend diriger le monde.

A mes yeux, l’utilité de ce Forum doit donc permettre de nous aider à faire le point en prenant en compte cette évolution du système international tout comme la signification des résistances et des oppositions qui grandissent face à ce qui demeure une volonté d’instrumentaliser unilatéralement le système des Nations Unies. Il s’agit de clarifier les choses afin de permettre de surmonter ce qui doit l’être et ouvrir des perspectives crédibles en faveur d’alternatives. Nous avons pour cela besoin de prendre en compte un monde qui change vite, un monde paradoxalement au devenir prometteur mais aussi et contradictoirement incertain. On ne saurait se contenter d’avoir le regard figé sur l’horizon nous devons anticiper et voir au delà de celui-ci, c’est là une ambition autant qu’une grande responsabilité.
 

2- Le monde change vite?

La situation internationale est fondamentalement caractérisée par le tournant géopolitique mondial en cours. Un changement de paradigme donnant lieu tout à la fois à des dangers inédits et inquiétants et dans le même temps au renouveau d’un mouvement d’émancipation, universel et prometteur, fondé sur le choix du développement, de la coopération, du respect de la souveraineté. Cette évolution est caractérisée par le mouvement ascendant d’États qui partant de leurs besoins propres et ceux de leurs peuples, s’unissent, se rassemblent et font entendre leur voix de manière autonome et indépendante. Cette situation inédite est illustrée par des alliances anti-hégémoniques économiques, financières, monétaires, sociales et culturelles, permettant de redonner du sens à la Déclaration sur le droit au développement et à la réponse aux besoins fondamentaux des hommes. 

Sur ce point, les attentes sont immenses, et sur tous les continents. Ainsi le début de mouvement de dédollarisation auquel nous assistons et qui contribue à se dégager de la tutelle étouffante du dollar dans les échanges fait souffler un vent de panique à Washington et dans les capitales occidentales, et un vent d’espoir dans le reste du monde. Cette évolution dans le cadre de laquelle la Chine joue un rôle déterminant aux côtés d’autres pays comme ceux des BRICS contribue à un nouvel état d’esprit « gagnant/gagnant ». Il est donc normal qu’il suscite soutien et intérêts, mais aussi des attaques de la part des gouvernements occidentaux et des certaines institutions internationales qui font face à une crise structurelle profonde.

Ce seul fait incontestable témoigne que les moyens existent pour échapper à la logique mortifère que les Etats-Unis persistent à vouloir imposer. Au fond, tout est affaire de vision et de volonté politique.  Pour ces raisons, les obstacles mis en avant par les dirigeants occidentaux conjointement avec les forces aveugles de la finance constituent non seulement un frein, mais un barrage forcené de la part de ceux qui entendent et à n’importe quel prix maintenir leur suprématie sur le reste du monde. Ces orientations ont un caractère délibéré d’autant qu’il s’agit de maintenir et sauver le système néolibéral qui a prévalu jusqu’à maintenant. Les réunions du G7 et d’autres institutions internationales ou régionales en sont la preuve, l’inquiétude n’a cessé de croire devant le gonflement des dettes publiques comme de celles liées à l’éducation, à la santé, au logement. L’inflation qui se développe très vite et la stagnation du pouvoir d’achat des travailleurs et de leurs familles font craindre de véritables ruptures sociales. Vouloir, comme on le fait, faire diversion sur d’autres sujets comme ce que l’on appelle les problèmes sociétaux ne résoudra pas la crise profonde des pays qui font le choix de sacrifier les besoins sociaux de leurs peuples, de leur économie, pour préserver les prétentions totalitaires de Washington. Il est difficile de faire tourner la roue de l’histoire autrement.

Par exemple, l’état moribond de l’industrie manufacturière aux Etats-Unis comme dans de nombreux pays européens est une réalité. La désindustrialisation s’est accélérée et généralisée. Elle a précipité au chômage et dans la misère des millions de gens, et contribué à freiner la mise en œuvre du droit au développement. Elle a détruit des communautés, mis en faillite des villes et des villages.  La récente crise épidémique en a été le révélateur. Les diversions n’ont pas pu résoudre le problème de leurs capacités à résister efficacement au Covid19 et encore moins à détourner l’attention des gens de la crise intérieure de nombreux pays développés. Comment ce seul fait ne ferait pas réfléchir la large majorité de la population mondiale quand en France, pays de Pasteur et des vaccins, on a fait le choix de capituler devant les Big pharma US et que l’on a  été incapable de produire des vaccins et même de se donner  les moyens de lutter efficacement contre l’épidémie par manque de masques et de respirateurs.

La crise en Ukraine est un autre exemple significatif. Une large majorité de pays dans le monde a refusé de s’aligner et de céder aux menaces, aux sanctions, aux exigences des Etats-Unis et de l’Union européenne devant les conséquences pitoyables et le prix social élevé du fait de l’alignement aveugle de Londres, Bruxelles et Paris sur les sanctions de Washington qui prétendaient mettre l’économie russe à genoux. Le défaut de paiement pour les USA, l’effondrement ou la fragilisation extrême de nombreuses banques régionales comme c’est le cas aux USA et en Europe sont aujourd’hui bien réelles. L’Allemagne est entrée en récession, la Grande-Bretagne voit son économie s’effondrer et la France surendettée voit sa notation internationale déclassée alors qu’elle doit par ailleurs faire face à un mouvement social depuis cinq mois jamais encore vu depuis 50 ans. Par conséquent, il n’est pas excessif d’affirmer que le déclin de l’autorité politique des pays occidentaux suivant aveuglément les instructions de Washington a contribué à l’aggravation de leur crise économique, sociale, financière et monétaire qui n’avait pas attendu la crise ukrainienne. Ces faits sont difficilement contestables ! 

Aussi, ceux qui aux lendemains de la chute du mur de Berlin avaient, comme Francis Fukuyama, prophétisé « la fin de l’histoire » en sont aujourd’hui à admettre qu’ils se sont trompés. Depuis, le même Fukuyama affirme dans une sorte de fuite en avant « si nous baissons la garde, le monde libéral disparaitra ». Cette fébrilité est significative. Disons qu’à l’échelle de l’histoire ce revirement assez spectaculaire signifie que les choses changent.

Par conséquent, il faut se féliciter et encourager les initiatives inédites bilatérales ou multilatérales qui cherchent à se dégager du despotisme des donneurs d’ordre qui demeurent cramponnés à l’étalon dollar ou à l’euro en fâcheuse posture et provisoirement sauvé par la restriction du crédit. En fait, le moment est venu de réviser totalement l’héritage désuet des accords de Bretton Woods. Le monde a besoin de  coopérations qui soient porteuses d’un renouveau de l’architecture internationale. Le moment est venu de mettre fin à la dictature du dollar et aux tentatives de recolonisation, comme aux pillages qu’entraîne ce système conçu par les Etats-Unis à travers leur vision néolibérale ancrée depuis trop longtemps dans le Consensus de Washington.

C’est pourquoi il n’est plus possible de reporter la réforme de l’architecture financière internationale.

Nous devons renforcer la voix et la participation des pays en développement à la prise de décision économique internationale. Afin de favoriser le développement durable dans ses trois dimensions et la pleine mise en œuvre de l’agenda 2030.

Il est urgent d’assurer la promotion des transferts de technologies et du renforcement des capacités, ainsi que la coopération technologique et scientifique des pays développés vers les pays en développement. 

Il s’agit là d’actions urgentes possibles et donc crédibles. Mais il faut aller plus loin, il y a également besoin de réformes en profondeur du système commercial afin de promouvoir la croissance économique ; investir dans des projets durables, lutter contre le changement climatique et ses effets négatifs, modérer les prix des denrées alimentaires en augmentant la production alimentaire afin de construire un système mondial dans lequel aucun pays n’est laissé pour compte. 

Afin de revenir sur la bonne voie, il est crucial de mettre en place un système solide et efficace de commerce et d’investissement. Ainsi, comme on le voit, il existe des solutions concrètes qui peuvent permettre de rassembler très largement la communauté internationale.

Par conséquent, si ce qui émerge est fait de potentiels et d’opportunités, la lucidité nous commande également de voir qu’il existe des risques majeurs pour le devenir de l’humanité. Il nous faut admettre que le monde unipolaire conséquence du changement de rapport des forces à en fait produit l’instabilité mondiale, une forme de chaos, la multiplication des crises dont celle en Ukraine en est le témoignage, l’explosion des inégalités sociales, les mesures coercitives comme mode de gouvernance, les dérangements climatiques, le drame des réfugiés, l’intolérance et la montée en puissance des extrêmes là où l’on pensait qu’elles avaient été éradiquées. 

S’il est vrai qu’il n’y a de fatalité en rien et que tout est fonction de la volonté politique dont on fait preuve, il faut  avoir le courage de confronter les causes qui caractérisent la crise systémique internationale actuelle, les 16 crises dont parlait l’ancien ministre nicaraguayen des affaires étrangères Miguel D’Escotto Brockman. Elle sont toutes interdépendantes les unes des autres et déterminent le contenu des droits humains fondamentaux et par conséquent du niveau des solutions et des réformes qu’il faut entreprendre.

Les peuples ne sont pas dépourvus d’instruments leur permettant de faire face à ces défis! Le monde n’est pas condamné à voir son développement régresser ou condamner à résoudre ses problèmes par le seul recours à la force. Le débat, l’échange, le partage en faveur de décisions créatrices, de propositions répondant à des besoins concrets peuvent contribuer à la recherche d’issues à des situations de crise grave comme nous les connaissons, d’alternatives permettant la coopération pour le développement de tous. Il faut pour cela se libérer de l’unilatéralisme, des ostracismes, des sanctions, des conditionnalités et même des fantasmes de certains. Cela exige un état d’esprit nouveau dégagé des conservatismes qui figent et divisent. L’objectif qui doit dominer doit être le choix de se rassembler autour de principes et de valeurs dans le respect des différences et des souverainetés de chaque peuple et de leur libre choix. C’est là une condition essentielle. Il faut remettre en valeur les principes mêmes de la Charte des Nations-Unies et agir pour les faire vivre concrètement.

Par conséquent, nous sommes entrés dans une période de choix importants à assumer, décisifs tant les enjeux et les défis auxquels les hommes doivent faire face sont considérables. Le contenu des décisions et des orientations prises déterminera l’avenir des prochaines générations.
 

3- Autocratie et démocratie selon les Sommets de Joe Biden.

En décembre 2021 puis en mars 2023, Joe Biden a convoqué successivement deux sommets « pour la démocratie » dont l’impact est resté au fond assez confidentiel. Loin de convaincre, ces deux initiatives devaient légitimer le leadership incontestable des Etats-Unis. Il en a été autrement ! 

Sans doute parce que la démocratie n’est pas une référence nord-américaine mais un bien commun qui s’est forgé à travers les siècles et les siècles au sein de toutes les communautés humaines et dans le respect de celles-ci, un droit universel et tangible, qui existe et représente un patrimoine de principes, de valeurs admises par la quasi-totalité des pays du monde. Ainsi, et encore une fois en va t-il de l’exigence forte que représente la Charte des Nations Unies dont le contenu est cohérent avec ce qui doit ou devrait dominer l’architecture des relations internationales. 

C’est à travers le respect de la Charte, des règles et des engagements précis, des conventions, des résolutions comme le pacte sur les droit socio-culturels, sur le droit au développement, sur les droits civils et politiques dont une des pré-conditions est le respect du droit des peuples à l’auto-détermination, à l’indépendance, que l’humanité a pu après deux guerres mondiales et bien d’autres conflits poursuivre sa marche en avant. Or, Joe Biden continue et persiste à défendre une vision anachronique du monde qui repose sur une opposition entre blocs au détriment du multilatéralisme. On en revient donc, avec les deux « Sommets » successifs organisés par Washington au coût de centaines de millions de dollars US, au début des années 60 et à cette vision du bien et du mal qui rappelle “l’Empire du mal”, “l’axe du mal” et de biens mauvais souvenirs. Faut-il ajouter que parler du bien et du mal comme le fait Joe Biden est une catégorie morale, de mauvaise morale et de mauvaise politique! En fait, il s’agit  d’un discours de « guerre sainte ». Les Etats-Unis adorent appliquer aux autres ce qu’ils refusent de s’appliquer à eux-mêmes comme c’est le cas flagrant avec l’usage d’une juridiction universelle dont celle du Tribunal pénal International qu’ils refusent de suivre pour eux-mêmes.

L’avenir du monde ne peut se concevoir à partir d’une vision dominatrice et arrogante. Or, depuis plus de deux siècles, les Etats-Unis sont persuadés et ont cherché à persuader l’humanité toute entière de leur exceptionnalité et donc de leur mission divine à diriger toutes les activité humaines sur terre.  A Washington contre vents et marées, c’est toujours le cynisme et l’arrogance qui prévaut. Celui qui en son temps faisait dire à la Secrétaire d’Etat Madeleine Albright Si nous devons utiliser la force, c’est parce que nous sommes l’Amérique. Nous sommes la nation indispensable. Nous sommes grands et nous voyons plus loin que d’autres pays dans l’avenir”. 

C’est cette vision archaïque qui s’est exprimée à l’occasion de ces deux « Sommets pour la Démocratie » de 2021 et 2023 et qui continue à influencer la politique étrangère des Etats-Unis en se manifestant à travers le consensus bi-partisan des républicains et démocrates de ce pays. Ce qui les conduits à vouloir s’imposer en leader naturel et incontesté, en charge d’un “apostolat”.  Selon eux, dorénavant et pour le plus grand bien de l’humanité, ce qui doit prévaloir est une seule et unique interprétation de la démocratie comme de la défense des libertés: la leur! C’est à dire “made in USA” exclusive et inclusive. 

Pour Washington, il faut dépasser ce qu’ils considèrent comme le caractère obsolète des principes qui ont prévalu pour y substituer de nouvelles règles, leurs règles. On se souvient comment devant le parlement australien Barack Obama avait déclaré en novembre 2011, pour expliquer la réorientation stratégique des Etats-Unis, «  si nous ne fixons pas les règles, c’est la Chine qui les fixera ».  Cette cause prétendument universelle, mais à l’interprétation élastique et unilatérale appartient aux seuls Etats-Unis et justifie à leurs yeux le ralliement de tous les États de la planète à l’exception de ceux qui ont la prétention de voir le monde autrement. Elle a dorénavant été conceptualisée à travers la notion de « démocratie opposée à l’autocratie ». Cette classification arbitraire en forme de proclamation est typique de la manière de voir et de faire des Etats-Unis, et c’est également là leur manière de réécrire l’histoire. Le fameux écrivain et dramaturge irlandais avait raison de dire : « Les Etats-Unis forment un pays qui est passé de la barbarie à la décadence sans avoir connu la civilisation. »

Ainsi, concernant la Chine et la Russie, Joe Biden et la nouvelle administration les considèrent dorénavant comme des adversaires influençant et agissant directement sur la politique intérieure américaine.  Ce qui témoigne de la vision paranoïaque d’un empire affaibli qui voit partout des États dûment désignés profiter de ses faiblesses et même des oppositions régnant à l’intérieur de ses frontières.

Par exemple, Jake Sullivan, le secrétaire national à la sécurité des USA pointe du doigt avec effarement les dysfonctionnements et les divisions aux Etats-Unis. Mais en fait, ce qui est pour lui visiblement incompréhensible c’est que cela arrive dans un pays où le peuple a été élevé depuis deux cents ans dans la certitude de son invincibilité, de son exceptionnalité, de sa mission planétaire divine et de sa “destinée  manifeste”.

C’est pourquoi les Etats-Unis veulent remplacer le droit international par leurs propres règles. Evidemment celles-ci n’ont rien à voir avec les principes fondamentaux du droit au niveau mondial, à l’échelle universelle. Il conduit à une polarisation drastique. Cette polarisation des relations internationales est une chose dangereuse. L’histoire démontre qu’au XIXe comme au XXe siècle, cela s’est toujours terminé par des guerres. C’est pourquoi les Américains inquiets de voir régresser leur domination mondiale, veulent créer (ils l’ont déjà annoncé) une nouvelle “alliance des démocraties contre les autocraties”. Entendons par là créer des alliances américaines et pro-américaines obligeant tous les autres à faire leur choix c’est à dire : « vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous ». Les doubles standards et l’hypocrisie devenant la norme visant à justifier leurs propres obsessions de « full spectrum dominance ». Si vous refusez de reconnaître cette prétention arrogante, vous n’avez dès lors plus aucune autorité morale pour parler, proposer, décider. Ce monde revu et corrigé par les Etats-Unis est en fait un monde parfaitement totalitaire. 

Avec une centaine d’États triés sur le volet, et quelques faire valoir de la prétendue “société civile”, les deux Sommets pour la Démocratie ont donc exclu les “autocrates” et tout spécialement “la plus grande menace pour la démocratie et la liberté dans le monde depuis la seconde guerre mondiale” que sont la Chine et son partenaire moscovite. Les deux initiatives pourtant promues par les médias main stream et leurs experts au rang d’évènement mondial n’ont pourtant pas convaincu! “La montagne a accouché d’une souris” au point que de nombreux observateurs se sont de nouveau interrogé sur les capacités des USA à se revendiquer leader éclairé du monde libre. Certains ayant même l’audace de s’interroger publiquement sur l’amateurisme de l’équipe en place et même sur la sénilité précoce de celui qui a été baptisé sleepy Joe”.

Si l’on suit Joe Biden et les recommandations de son “Sommet pour la démocratie”, une seule conclusion logique devrait s’imposer, il faut réécrire cette Charte de 1945 qui définit les buts et les principes de l’ONU au nom d’un fait qui à leurs yeux ne saurait être contesté, à savoir: les “Etats-Unis sont les premiers  défenseurs de la démocrate mondiale”. Ils en sont donc les dépositaires exclusifs et la référence autorisée. Voilà pourquoi ils veulent réécrire les règles dans ce sens.  L’objectif de ces deux  “conclaves” étant de fournir un cadre en faveur d’une action collective permettant aux “démocraties” de faire face en étant plus réactives et résilientes face à la Chine, Washington a proposé de “construire une communauté de partenaires engagés dans la rénovation démocratique mondiale.

Par conséquent, les gouvernements qui ont été  invités l’ont été en fonction de leur soutien à la politique étrangère américaine, en particulier à la guerre par procuration menée par les États-Unis et l’OTAN contre la Russie, ou au renforcement militaire des États-Unis contre la Chine.

Taiwan a ainsi été invitée, bien qu’il ne s’agisse pas d’un pays mais d’une partie de la Chine, qui est reconnue comme une province chinoise quasi unanimement par les pays du monde, et même par les États-Unis eux-mêmes. Cette présence a constitué une nouvelle provocation à l’encontre de la Chine et s’est inscrite dans la recherche d’un conflit militaire en Asie de l’Est. 

Quelles sont les priorités adoptées par ces deux “Sommets”: 1- “Aider les médias indépendants dans le monde”, autant dire les médias mainstream et leurs affidés à travers le contrôle par Google, Facebook et d’autres, pour rechercher les auteurs de commentaires hostiles aux USA qui se manifestent sur les réseaux sociaux. 2- “Mettre en place des outils permettant des élections libres et équitables” dont a eu un avant goût dans certains pays, notamment aux USA. 3- “Lutter contre la corruption” à travers les réseaux nationaux, internationaux et des ONG téléguidés depuis Washington. 4- « Faire pression sur les retardataires” afin qu’ils procèdent à des réformes pro-démocratie. 5- “Prévenir les coups d’état avant qu’ils ne se produisent” et “veiller dans les périodes de transition à garantir l’influence des Etats-Unis, en sachant montrer qu’elle est son “pouvoir d’exemple et sa solidarité avec les acteurs démocratiques”. Au vu d’évènements récents, on croit rêver. 6-“Faire pression sur les États qui ont utilisé la pandémie de Covid19 pour restreindre les libertés de manière draconienne sans justification de santé publique”. Enfin, et en conclusion de cet inventaire 7-“Lutter contre l’influence anti-démocratique de la Chine et de la Russie afin d’endiguer la vague anti-démocratique mondiale”. La mise en oeuvre de ses orientations dont les finalités sont de faire échec et avant tout autre chose à la Chine devra reposer sur la mise en place d’un “partenariat pour la démocratie”

Ainsi, les Etats-Unis cherchent à se réorganiser sur leur pré-carré, avec ceux qu’ils considèrent non pas comme des États indépendants, mais comme des vassaux. Par ailleurs et comme toujours il s’agit pour les Etats-Unis d’instrumentaliser la référence aux droits de l’homme. Par conséquent, oui les Etats-Unis, en dépit de toute leur rhétorique hypocrite, de tous leurs sourires, mensonges et diffamations cyniques, constituent le plus grand problème au niveau global et le plus grand défi pour la vie, la démocratie, la justice et la paix universelle.
 

4-Le renouveau nécessaire des Nations-Unies

Ceux qui ont compris à quel point les Etats-Unis sont un désastre et représentent un danger beaucoup plus fort, doivent être clairs dans leur action de défense effective de la vie sur terre, ce qui exige inévitablement l’existence d’un forum mondial, indépendant et démocratique engagé dans la protection réelle et effective des droits de l’humanité. C’est pourquoi il faut insister et répéter que les Nations Unies, si elles veulent bénéficier de la confiance et faire preuve de crédibilité, ne peuvent être un instrument des Etats-Unis. 

Des institutions de coordination et de coopération régionales, et de coordination et de coopération mondiales, sont essentielles pour la défense effective de la vie des gens. Les gouvernements, y compris beaucoup de ceux parmi les plus progressistes, n’en sont pas suffisamment convaincus. Pour ceux qui désirent conquérir le contrôle total et absolu de la planète, la guerre est déjà déclarée. Cela est si sérieux que l’on peut affirmer sans aucun doute que si l’ONU ne change pas radicalement, si elle n’est pas réinventée, elle peut disparaître. C’est pourquoi les peuples doivent se la réapproprier de la part de ceux-là même qui ont usurpé son nom, afin que ceux qui sont sincèrement intéressés par d’autres relations internationales puissent injecter une nouvelle vie, une nouvelle pertinence et une nouvelle efficacité à notre organisation mondiale.

Notre survie dépendra du degré de détermination que nous engageons pour la défense de la vie et de la vitesse avec laquelle nous remplissons notre devoir urgent visant à créer une ONU indépendante des Etats-Unis, et capable de lutter efficacement contre les différentes crises convergentes qui nous assaillent, et par dessus tout, contre cette prétention absolue à la domination de notre planète.

Voilà pourquoi nous insistons pour que les Nations Unies soient réinventées, aussi rapidement que possible, en tant qu’organisation de lutte, de défense effective pour la survie des espèces humaines et de la plus grande partie de la vie sur terre, menacée comme cela n’a jamais été le cas dans l’histoire. En fait, ce qui devrait dominer, en particulier dans le domaine des relations internationales, c’est le respect de l’intégrité des peuples, leur libre choix, la réponse à leurs revendications sociales, en particulier celle de la jeunesse, leur souveraineté, leur dignité, mettre un terme aux menaces, à l’ingérence, aux mesures coercitives inhumaines, à la déstabilisation ou à la recherche de changements de régime. Pour chaque État et chaque gouvernement, il faut donc décider, prendre position et rejeter les fausses solutions. 

Il est inacceptable de violer le droit international ou de le remplacer par des règles rédigées en secret comme le font les USA et leurs vassaux, de s’ingérer dans les affaires intérieures d’autres pays et, en général, de tout ce qui contredit la Charte des Nations unies. A l’inverse, constatons que les documents signés par les dirigeants de la Russie et de la Chine avec d’autres nations soulignent toujours le fait que l’interaction stratégique bilatérale et le partenariat multiforme ne sont dirigés contre personne, mais se concentrent exclusivement sur les intérêts des peuples et des pays concernés. Ils reposent sur une base claire et objective d’intérêts qui se chevauchent et se complètent.

Dans les années à venir cette démarche sera  décisive. Ce sont les réponses politiques à apporter au choix de développement comme à la préservation de notre environnement, ceux qui adressent la réponse aux besoins sociaux du plus grand nombre, de la lutte contre la pauvreté de masse et surtout de l’action contre l’explosion des inégalités, les gâchis et la corruption. 

Comme on peut le constater, on continue à s’accommoder de la spéculation financière, alors qu’elle est devenue irrationnelle, mafieuse, qu’elle gangrène toutes les activités humaines et se fait toujours au détriment de l’économie réelle et des besoins des peuples. Peut-on décemment laissez-faire?  Il ne faut pas seulement le constater, il faut passer de la parole aux actes. Tout est affaire de volonté !

Dans ce cadre, le rôle et la place des médias sont un autre sujet révélateur. C’est le cas à l’égard de la Chine. Ainsi,  dans les déclarations officielles et celles des médias, on interprète l’aide au développement de la Chine en faveur des pays du tiers monde comme si celle-ci avait pour objectif de rendre ces pays dépendants à travers des pratiques usuraires, ce qui est faux, alors que dans le même temps les Etats-Unis conditionnent leur coopération à des exigences politiques unilatérales et des conditionnalités, ce qui est vrai. C’est le cas par exemple d’un pays comme le Sri Lanka où l’aide la Chine a été internationalement caricaturée pour permettre aux Etats-Unis, avec l’aide de complicités locales, d’orienter dorénavant ce pays fondateur du Mouvement des Etats non alignés dans le sens de la conflictualité avec la Chine.  On se souvient que  John Kerry, alors Président du « Committe on Foreign Relations », avait déclaré dans un fameux discours devant le Sénat US : « Les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre de perdre le Sri Lanka ». A l’époque, cette affirmation péremptoire s’accompagnait d’une appréciation critique de la politique des Etats-Unis face à la Chine. Celle-ci disait-il et contrairement à nous n’impose « aucunes conditionnalités politiques à Colombo. Or, pour ce qui concerne nos intérêts il en va autrement, nous fixons des préalables ! De ce fait nous avons grandement sous-estimé l’importance géostratégique de cette ile. C’est ainsi que le Sri Lanka s’est éloigné de l’Ouest ». 

Le contrôle et la mise sous tutelle du Sri Lanka sont devenus un enjeu stratégique majeur pour l’impérialisme US, l’OTAN et les anciennes puissances coloniales qui ne peuvent ignorer la place originale de ce pays situé de surcroit à quelques encablures de l’Inde, son puissant voisin. 

Ce constat n’est pas sans expliquer l’acharnement mis ces vingt dernières années pour déstabiliser, diviser, contribuer ouvertement à des changements de régime et remettre en selle les forces de l’oligarchie locale dépendante de Londres, Bruxelles et Washington. On ne pardonne pas au Sri Lanka d’être invariablement soutenu par la Chine, la Russie, Cuba, l’Iran, le Venezuela et beaucoup d’autres mais surtout, d’avoir à ce jour été le seul pays qui par ses propres moyens a tenu en échec politiquement et militairement l’organisation séparatiste des Tigres du LTTE dont on disait qu’elle était la plus impitoyable des organisations terroristes au monde.

 

6- Quelles perspectives?

La régression sociale dans tous les domaines. Le système capitaliste libéral s’acharne à faire reculer les droits sociaux conquis souvent par de grands sacrifices. La crise actuelle est significative, il faut réduire par tous les moyens ce que l’on nomme abusivement le coût du travail.

Il existe dans le monde une guerre d’ampleur majeure qui a été déclarée et qui connait un développement constant, celle qui s’attaque aux milliards de pauvres, d’affamés, de sans logis, de personnes privés de santé, d’emploi et d’éducation, mais il y a aussi une guerre contre les Arabes, contre les descendants d’Africains, d’Asiatiques et de Latino-américains qui sont les propriétaires de pétrole, de gaz ou de minéraux stratégiques.

« La Conférence mondiale des droits de l’Homme affirmait voici 30 ans que l’extrême pauvreté et l’exclusion sociale constituent une violation de la dignité humaine et que des mesures urgentes sont nécessaires pour parvenir à une meilleure connaissance de l’extrême pauvreté et de ses causes, y compris celles liées au problème de développement afin de promouvoir les droits des plus pauvres et de mettre fin à l’extrême pauvreté et l’exclusion sociale et de promouvoir la jouissance des fruits du progrès social ». Or ce qui domine aujourd’hui, c’est la régression sociale dans tous les domaines. 

Comme il y a 30 ans, le contexte dans lequel nous nous trouvons n’est pas neutre.  En 1993, cette conférence des Nations Unies à Vienne intervenait peu de temps après la destruction de l’URSS et celle d’une expérience historique unique. Court-circuitant les Nations-Unies les pays membres du directoire de l’OTAN allaient pousser leurs pions et se préparer à intervenir militairement en Yougoslavie au nom de la morale, de la démocratie, des droits de l’homme et de « l’humanitaire » pour régler des questions nationales aux racines complexes. Le choix allait être de généraliser « le droit d’ingérence » théorisé depuis sous la forme du concept de R2P ou de « droit à protéger », y compris par la guerre. 

On en connaît les résultats : la Yougoslavie démantelée, l’Irak aux millions de morts et à l’immense patrimoine culturel détruit, la Libye livrée à la misère, au pillage et la violence, la Syrie soumise aux pires exactions, et que dire du Soudan et de près de 60 pays du monde qui connaissent les guerres et la pauvreté extrême. Ce sont également les drames de millions de réfugiés qui fuient les conflits et les destructions de leurs communautés et qui, lorsqu’ils recherchent un lieu de vie, sont rejetés au delà des côtes des pays européens ou des frontières nord-américaines par ceux-là mêmes qui invoquent le respect des droits humains comme l’étendard de leur action. Pourtant, au détriment du progrès social et de la solidarité la plus élémentaire, les crédits d’armements sont en augmentation exponentielle. C’est le cas aux USA, au point d’atteindre pour cette année la somme sans précédent de 813 milliards de dollars quand dans le même temps plus de 30 millions d’Américains ne bénéficient d’aucune assurance maladie, dont un grand nombre d’Afro-américains.

Ainsi, autre exemple, en France le gouvernement entend mettre en œuvre un arsenal répressif sans précédent à travers sa nouvelle politique migratoire aux accents racistes. Mais ce n’est pas tout, dans ce pays qui se revendique de la libre pensée et des droits humains, on assiste à un recul inquiétant de l’esprit critique, la vie intellectuelle y est encadrée, normalisée, complaisante, elle accompagne la pensée dominante. On criminalise l’action syndicale, sociale et environnementale.

Tout cela illustre la gravité des atteintes aux libertés publiques, au viol systématique des prérogatives du Parlement, à l’usage d’une répression policière aveugle vis-à-vis de ceux qui par exemple contestent pacifiquement la mise en œuvre d’une contre-réforme de notre système de retraites condamné par près de 80% de la population française. 

En fait, ce qui devrait dominer en particulier dans le domaines des relations internationales, c’est le respect de l’intégrité des peuples, leur libre choix, la réponse à leurs revendications sociales, en particulier celle de la jeunesse, leur souveraineté, leur dignité, mettre un terme aux menaces, à l’ingérence, aux mesures coercitives inhumaines, à la déstabilisation ou à la recherche de changements de régime. Pour chaque État et chaque gouvernement, il faut donc décider, prendre position et rejeter les fausses solutions.

Dans les années à venir, cela sera décisif, car certaines décisions ne peuvent être différées. Ce sont les réponses politiques à apporter au choix de développement comme à la préservation de notre environnement, ceux qui adressent une réponse aux besoins sociaux du plus grand nombre, de la lutte contre la pauvreté de masse et surtout de l’action contre l’explosion des inégalités, les gâchis et la corruption.

Or cette réalité fait l’objet d’un rejet qui grandit, non seulement dans les paroles mais dans les actes. Il faut prendre appui sur cette dynamique et l’encourager. Il y a donc là, une exigence à laquelle personne n’est dispensé de réfléchir : être capable d’anticiper les contours autant que le contenu d’une « communauté de destin » humaine, contribuant à donner confiance dans une alternative crédible et une ambition pour tous les peuples sans exclusive. N’est-ce-pas Sun Tzu qui disait que « celui qui n’a pas d’objectifs ne risque pas de les atteindre ».

Texte repris de Vu du droit


* Jean-Pierre Page est un ancien dirigeant syndical de la Confédération Générale du Travail (France), Responsable de son département international. Auteur de plusieurs articles et livres sur la crise du syndicalisme, la Chine, la crise en Ukraine et le tournant géopolitique mondial.

 

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11 juin 2023 7 11 /06 /juin /2023 18:42

Face à la guerre mondiale, le monde entier est concerné par la recherche de la paix *

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Juin 2022

 

Bruno Drweski

Préliminaire

Le capitalisme a besoin d'expansion : depuis le début de l'ère impérialiste, guerres et conquêtes ont presque toutes été liées au processus d'expansion du capitalisme et à son besoin vital de conquérir de nouveaux marchés afin de lutter contre la baisse tendancielle des taux de profit. Ceci explique les deux guerres mondiales du XXe siècle et aussi le caractère global de la soi-disant « guerre froide » opposant le camp impérialiste aux pays socialistes et non alignés.

L’impérialisme et la politique de « roll back » : depuis le démantèlement de l'URSS, l'impérialisme, centré depuis 1945 sur les États-Unis, leurs vassaux impérialistes et leurs valets, s'est engagé dans une politique de « roll back » tendant à prendre le contrôle de tous les marchés qu'ils ne contrôlaient pas encore, ceux des pays socialistes subsistants comme ceux dépendant d'une bourgeoisie nationale plus ou moins autonome et développementaliste, et cela au moyen de la guerre, au moyen de pressions militaires, au moyen de sanctions et de blocus ou au moyen de soi-disant « révolutions colorées ». D'où la quarantaine de guerres qui se déroulent actuellement dans le monde et qui sont presque toutes liées les unes aux autres. De la Palestine à l'Afghanistan, de l'Irak à la République Démocratique du Congo, de la Libye à la Syrie, du Sahel au Yémen et de la Yougoslavie à l'Ukraine, tous ces conflits et bien d'autres, malgré leur spécificité, ont eu et ont une seule et même cause principale, l'impérialisme. Il en va de même pour les tentatives de blocus visant des États indépendants comme l'Iran ou Cuba, le Venezuela ou la Syrie, la République Populaire Démocratique de Corée (RPDC) ou la Russie, le Zimbabwe ou la Biélorussie, etc., et cela s'applique également aux pressions militaires frisant la guerre ouverte en Corée, à Taïwan, au Caucase, en Asie centrale, etc.

    Le choix de mener une politique de pression militaire, une politique de guerre ouverte ou une politique de blocus criminels dépend du rapport de force local qui permet ou non de s'engager dans un conflit ouvert, lequel peut s'avérer possible ici, mais dangereux pour l'impérialisme ailleurs. Cela explique pourquoi, jusqu'à aujourd'hui, les USA et leurs alliés de l’OTAN ou d’ailleurs n'ont pas osé relancer la guerre de Corée « gelée » depuis 1953, alors qu'en même temps ils n'hésitaient pas à intervenir contre l'Irak, la Libye ou la Syrie. Ces pays ont été attaqués parce qu’ils ne possédaient ni « armes de destruction massive » ni armes chimiques, même si la résistance de l'État syrien s'est révélée, à la toute fin, d'une efficacité inattendue. Mais il est également clair que c'est l'équilibre des forces existant dans la péninsule coréenne qui a empêché l'impérialisme d'y relancer la guerre après 1953.

La paix doit être imposée par un rapport de force provenant des pays en développement, lesquels ont intérêt à se développer

     Aujourd’hui, la politique américaine vise en particulier à détruire la Russie et l’Iran, afin d'atteindre, finalement, la Chine. L'impérialisme doit tout d'abord rechercher les « points faibles » : c'est donc en Ukraine, entité inconsistante et notoirement corrompue quasiment depuis 1991, que l'OTAN a exercé sa principale pression, en 2014 d’abord, puis avant 2022, avec pour principal objectif d'empêcher la renaissance d'un État russe stable et développé, et d'empêcher en même temps la Russie de pouvoir aider la Syrie face à l'intervention de mercenaires de plus d'une centaine de pays, financée par les USA et leurs supplétifs monarchistes arabes, tout en affaiblissant les puissances européennes potentiellement concurrentes. Ce qu’a d’ailleurs reconnu plus tard George Friedman, l’homme de Stratfor et stratège de la CIA : < https://www.youtube.com/watch?v=QeLu_yyz3tc >.

     Éliminer et démanteler la Russie aurait effectivement déconnecté la Chine de son arrière-pays stratégique eurasien et coupé son accès à des ressources énergétiques vitales, tout en confortant simultanément la domination des États-Unis sur le soi-disant « grand Moyen-Orient », ce qui devait lui permettre d'achever ce mouvement de tenaille contre la Chine, depuis le Sud. Cela explique aussi pourquoi les États-Unis ont longtemps donné l'impression de tolérer le développement de la Chine, censée à leurs yeux se noyer à la fin dans le capitalisme mondialisé. Mais les dirigeants chinois ont, dès le début, vu les choses différemment, formés comme ils l'avaient été par l'expérience douloureuse subie par la Chine pendant la période coloniale, et toujours conscients de l'impact de la révolution de 1911 et des libérations de 1945 et 1949. Après 1989, les dirigeants chinois refusèrent d'attendre indéfiniment, comme l’avaient fait les derniers dirigeants soviétiques et post-soviétiques, qu’on les accepte dans l'antichambre de l'impérialisme.

       Maintenant, une grande partie des élites russes a également compris que son espoir était vain. Il faut donc être conscient que les tensions en Ukraine, en Asie occidentale et en Asie orientale sont liées. Les tensions provoquées à Taïwan, Hong Kong, au Xinjiang, dans la péninsule coréenne ou dans la mer de Chine méridionale, sont liées aux tensions provoquées en Europe de l'Est et dans le « grand Moyen-Orient ». Et cela crée un nouvel équilibre mondial des forces donnant sa chance à la diplomatie, notamment à la diplomatie chinoise, pour en finir avec les politiques bellicistes des USA et de l'OTAN.

       Il est donc clair que, si du point de vue asiatique, la guerre en Ukraine peut sembler à première vue lointaine, elle n'en est pas moins directement liée à l'un des objectifs centraux de l'impérialisme depuis 1949 : faire disparaître la Chine populaire et les autres États socialistes et/ou souverains d'Asie, afin d'assurer l'hégémonie mondiale des États-Unis et de profiter des ressources et de la main-d'œuvre de tous ces pays. Et c'est parce que la résistance des pays et peuples indépendants du Moyen-Orient et de la Russie s'est avérée beaucoup plus dure que prévu, que l'impérialisme tend désormais ouvertement à faire pression simultanément sur l'Iran, la Russie, la Chine, la RPDC et quelques autres pays. D'où les tensions qui se sont réactivées à Taïwan, dans la péninsule coréenne, après des tentatives d'en provoquer d'autres au Tibet, au Xinjiang et à Hong Kong, tout comme on observe actuellement des pressions accrues exercées par les États-Unis et les pays du G7 sur des pays comme l'Indonésie, la Thaïlande, le Myanmar, le Vietnam, les Philippines, le Pakistan ou Sri Lanka afin qu'ils ne rejoignent pas les pays en voie de rompre avec l'hégémonie du dollar nord-américain.

       Cette politique de fuite en avant tous azimuts des USA et de leurs partisans témoigne de leur incapacité d’aujourd'hui à sélectionner un à un leurs adversaires et à poursuivre une politique d'expansion à long terme. L'impérialisme actuel repose en effet sur un système capitaliste désormais dégradé, qui n'a plus les réserves nécessaires pour mener une politique de long terme, comme ce fut le cas après 1945. Le processus de concentration de la propriété capitaliste sur une échelle mondiale ainsi que ses corollaires, délocalisation et désindustrialisation dans les pays du « centre impérialiste », ont rendu les mouvements commerciaux rapides de plus en plus risqués et de plus en plus dépendants de pays qui, de ce fait, ont pris conscience qu'ils disposaient d'atouts leur permettant de mener une politique de développement autonome. C'est évidemment le cas de la Chine, qui a su jouer magistralement du capitalisme mondialisé pour importer et apprendre à maîtriser un savoir-faire assurant son développement, et mener une politique sociale de réduction massive de la pauvreté servant d'exemple à tous les pays victimes du pillage impérialiste, y compris aujourd'hui encore auprès des classes exploitées et défavorisées des pays du « centre impérialiste ».

       Si le capitalisme mène à l'impérialisme et à la guerre, et a besoin de la guerre pour survivre, les pays opposés, engagés dans une politique de développement et de progrès social et national peuvent désormais changer l'équilibre mondial des forces et commencer à imposer une politique de paix, de développement et de désarmement. La Russie a entrepris trop tard le processus de recouvrement de sa dynamique économique pour pouvoir éviter les pressions et les guerres focalisées désormais sur l'Ukraine, mais, à l'échelle mondiale, le rapport de force est en train de changer de façon accélérée, en partie à cause de cette guerre. Désormais, la lutte pour la dé-dollarisation de l'économie mondiale et la multipolarité politique menée par les BRICS et l'Organisation de Coopération de Shanghaï crée une alternative au monde unipolaire centré sur les États-Unis. C'est donc tout l'équilibre international, stratégique, politique et économique qui est en train de basculer aujourd'hui, et la guerre, qui a commencé en 2014 en Ukraine et s'est intensifiée en 2022, a permis de découvrir clairement que de nombreux pays, non seulement n'avaient aucun intérêt à continuer à dépendre de « l'empire du dollar », mais pouvaient désormais s'en affranchir. Cela explique la panique actuelle des États-Unis, de leurs alliés et de leurs agents qui découvrent que leur empire s'effrite bien plus vite qu'on ne pouvait l'imaginer et qu'il leur reste très peu de temps pour tenter de le préserver. D'où leur marche folle vers la guerre en Ukraine depuis 2014, vers des tentatives de multiplication de tensions, de coups d'État et de « révolutions colorées » dans l'espace eurasien et en Afrique, avec simultanément des provocations visant la Chine au Xinjiang, à Hong Kong ou vers sa province insulaire de Taïwan, et aussi avec des exercices militaires américains provocateurs en Corée du Sud, récemment complétés par la menace d’y réintroduire des armes nucléaires nord-américaines.

 

Le combat pour la paix doit reposer sur un rapport de force capable d'imposer des négociations

Dans ce contexte, les peuples du monde doivent comprendre que leur propre destin est lié à celui de tous les autres peuples et que les foyers de la guerre sont devenus quelque peu « nomades ». Une guerre peut désormais éclater n'importe où sur la planète avec les mêmes causes mondiales fondamentales, et la seule réponse possible est que les pays et les peuples indépendants ou qui luttent pour retrouver leur souveraineté créent, par la mobilisation, des rapports de force capables de menacer les fauteurs de guerre, ce qui donne à la Chine et aux autres pays souverains un rôle clé. La diplomatie chinoise met en œuvre des négociations et des initiatives de paix pour l'Ukraine ou l’Asie occidentale, basées sur le principe de négociations entre égaux. Une solution pacifique à la guerre en Ukraine nécessite donc :

1/ de prendre en compte le besoin de sécurité de chaque pays, incluant bien sûr la Russie qui se sentait menacée par les élargissements de l'OTAN,

2/ de tenir compte du fait que les États post-soviétiques sont le résultat de compromis faits à l'époque soviétique selon deux axes fondamentaux :

- les frontières des républiques soviétiques étaient des frontières intérieures créées sur la base de compromis fonctionnant au sein d'une fédération unie,

- ces frontières étaient légitimes dès lors que chaque nationalité à l'intérieur de chaque république soviétique était reconnue et avait dès lors des droits en principe reconnus.

       Ce type de compromis était censé continuer à fonctionner après le démantèlement de l'Union soviétique, à l'intérieur de chaque entité indépendante conservant des liens particuliers avec les autres au sein de la Communauté des États indépendants (CEI). Mais en Ukraine, ce compromis a été définitivement rompu en 2014, même si les accords de Minsk auraient pu régler en partie le problème pour les deux régions du Donbass.

Une solution politique en Ukraine doit donc maintenant :

1/ tenir compte de la réalité des liens particuliers qu’ont entre elles les anciennes entités soviétiques pour des raisons historiques, géographiques, économiques et culturelles,

2/ tenir compte du fait que toute « l'Eurasie centrale » (« ex-URSS ») se trouve sur la route reliant l'Asie de l'Est à l'Europe de l'Ouest ; cela signifie qu'un projet tel que l'Initiative une Ceinture et une Route (BRI) ouvre des perspectives de développement pacifique, en particulier sur l'axe intégrant la Russie, l'Ukraine et leurs voisins,

3/ tenir compte de la réalité de chaque nationalité vivant dans chaque entité ex-soviétique,

4/ tenir compte du fait que les questions frontalières et même les lignes de cessez-le-feu, dans le cas de la Transnistrie, de l'Abkhazie, de l'Ossétie du Sud ou du Karabagh, peuvent être résolues étape par étape, dès lors que des contacts ouverts se reconstituent dans l'ensemble de l'espace post-soviétique et de la zone eurasienne,

5/ tenir compte du fait que le rôle de pays comme la Chine, la Turquie ou les pays africains, réellement indépendants, non directement liés aux USA ou à l'Ukraine, mais intéressés par le développement pacifique, est d'une importance capitale pour promouvoir les négociations et les nouvelles perspectives économiques,

6/ tenir compte du fait que négociations et cessez-le-feu constituent la première étape pour affaiblir les tendances pro-guerre et les interventions étrangères dans le conflit,

7/ à la toute fin, parce que l'Ukraine était et reste une entité multinationale créée comme un compromis au sein de l'URSS, mettre éventuellement en œuvre le principe d'autodétermination ; mais, d'abord, il faut prendre en compte le fait qu'un Etat aussi instable que l'Ukraine et son élite ne pourra pas survivre sans négociations et sans un minimum de souveraineté. Ce que ni les Etats-Unis ni les pays de l’OTAN ne peuvent ou ne veulent prendre le risque de garantir, pas plus qu’ils n’ont voulu le faire pour la création étatique présidée par Ngo Dinh Diem d’abord puis Nguyen Van Thieu ensuite. Aussi stratégiquement, pour que la paix puisse prévaloir, la question fondamentale pour l’Ukraine est de reconnaître simultanément, dans le cadre de l'intégration économique à long terme de toute l'Eurasie, de l'Asie de l'Est à l'Europe de l'Ouest, la multiethnicité et la coopération eurasienne, qui doivent être soulevées, développées et réalisées en tant qu'objectifs à long terme. Cette « politique d'intégration de la « grande Eurasie » est dans l'intérêt de toutes les nations post-soviétiques et de toutes les nations d'Europe occidentale.

       La paix et les négociations doivent s'imposer pas à pas pour favoriser à terme le développement d'un monde multipolaire dans lequel chaque pays aura les mêmes droits et pourra ainsi participer à une coopération internationale gagnant-gagnant mutuellement avantageuse, tendant à marginaliser la puissance de la seule superpuissance encore dominante aujourd'hui, même si cette superpuissance semble être de plus en plus atone, et donc imprévisible et violente car c'est une bête blessée sentant le danger d'un monde difficilement imaginable où elle ne serait qu'un grand pays parmi d'autres.

 

* Intervention faite à une conférence internationale organisée par un institut de recherche international chinois : « Road to Peace: Prospects for a Political Solution to the Ukraine Crisis ».

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11 juin 2023 7 11 /06 /juin /2023 18:34

War is global and the fight for peace is then indivisible all over the world *

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June 2013

 

Bruno Drweski

 

INTRODUCTION

- Capitalism needs expansion for its vital need to conquer new markets in order to combat the downward trend in profit rates.

- Since the dismantling of USSR, USA and their allies have embarked on a policy of « roll back » to take control of all the markets they still did not control :

- by means of war,

- by means of military pressures,

- by means of sanctions and blockades,

- by means of so called « coloured revolutions ».

 

Peace needs a balance of power imposed by developing countries

US policy is aimed to destroy especially Russia and Iran so to reach China at the very end. USA and NATO structures are looking first for « weak points » and that was the case of the notoriously inconsistant and corrupt Ukraine in 2014. After 1989, Chinese leadership did not accept the strategy to wait indefinitely, as did the Soviet and post-Soviet leaders, to be introduced to the antechamber of Western powers. And now a large part of the Russian elites finally did understand that their hope was in vain. We have then to be conscious that tensions in Ukraine, Western Asia and Eastern Asia are linked. Tensions provoked in Taïwan, Hong Kong, Xinjiang, Korean peninsula or South China sea are linked with tensions provoked in Eastern Europe and « greater Middle East ».

Now the fight for dedollarisation of world economy and political multipolarity lead by BRICS and Shanghaï Cooperation Organisation creates an alternative to the unipolar and US centred world. In this context, the fight for peace and development must be based on a balance of power able to impose negociations, what gives China and other sovereign countries a key role. A peaceful solution to the war in Ukraine needs then :

1/ To take into account the need of security of every country, including then of course Russia that felt threathened by the NATO enlargments,

2/ To take into account the fact that post-Soviet states are the result of compromises made during the Soviet times along two fundamental lines :

- Borders of Soviet republics were internal borders created on the base of compromises functioning within a united federation,

- Those borders were legitimate as soon as every nationality inside each Soviet republic was recognised and had then recognised rights.

This type of compromises were supposed to still function after the dismantling of Soviet Union inside each independent entity with special connections within the Community of Independent States (CIS).

In Ukraine, this compromise was definitely broken in 2014, even if the Minsk agreements could have partly solved the problem for the two Donbass regions.

 

A political solution in Ukraine must then now,

1/ Take into account the reality of special connections of former Soviet entities because of historical, geographical, economical and cultural reasons,

2/ Take into account that the whole « Central Eurasia » (former USSR) lies on the road linking Eastern Asia with Western Europe, and this means that such project like the Belt and Road Initiative (BRI) opens perspective for peaceful development, especially on the axis integrating Russia with Ukraine and their neighbours,

3/ Take into account the reality of each nationality living in each former Soviet entity,

4/ Take into account the fact that border issues, or even cease-fire lines like in the case of Transnistria, Abkhazia, South Ossetia or Karabakh, can be solved step by step as soon as open contacts begin to be reconstructed all over the post-Soviet and Eurasian area,

5/ Take into account that the role of really independent countries not directly linked with USA or Ukraine like China, Turkey or African countries but interested by peaceful development is of key importance to promote negociations and new economic perspectives,

6/ Take into account that negociations and cease-fire constitute the first step to weaken pro-war trends and foreign interventions in the conflict,

7/ At the very end, because Ukraine was and is a multinational entity created as a compromise within USSR, the principle of self-determination could be implemented but, first, strategically, the basic question is to recognise first the simultaneous multi-ethnicity and Eurasian cooperation by Ukraine, within long term economic integration of the whole Eurasia, from Eastern Asia up to Western Europe that have to be raised, developed and realized as long term goals so peace can prevail. This « great Eurasia integration policy » is in particular in the interest of all post-Soviet nations and all Western European nations.

 

UKRAINE / WAR OR PEACE ?

Since the beginning of the imperialist era, wars and conquests have almost all been linked to the process of capitalism's expansion and its vital need to conquer new markets in order to combat the downward trend in profit rates. This explains the two world wars in the twentieth century and also the global nature of the so-called « cold war » opposing the imperialist camp to socialist and non aligned countries. Since the dismantling of the USSR, imperialism, centred since 1945 on the United States, their imperialist vassals and their lackeys, has embarked on a policy of « roll back » tending to take control of all the markets they still did not control, those of the remaining socialist countries as well as those which depend on a more or less autonomous and development-oriented national bourgeoisie. Hence the forty wars currently waged in the world by now and which are almost without exception linked to each other. From Palestine to Afghanistan, from Iraq to the DR of Congo (Kinshasa), from Libya to Syria, from the Sahel to Yemen and from Yugoslavia to Ukraine, all these conflicts and many others, despite their specificity, had and have one and the same main cause, imperialism. The same applies to blockade attempts targeting independent states such as Iran or Cuba, Venezuela or Syria, the Democratic People’s Republic of Korea (DPRK) or Russia, Zimbabwe or Byelarus, etc., as it also applies to military pressures bordering on open war, in Korea, in Taiwan, in the Caucasus, in Central Asia, etc.

 

Peace must be imposed by a balance of power

The choice to conduct a policy of military pressure, a policy of open war or a policy of criminal in fact blockades depends at the very end on the local balance of power which makes it possible to engage in an open conflict which may turn out to be possible here, but dangerous for imperialism there. This, for example, explains why until today USA and their supporters have not dared to relaunch the « frozen » Korean War since 1953 when simultaneously they did not hesitate to intervene against Iraq, Libya or Syria. It is clear that it is because Iraq, Libya or Syria possessed neither « weapons of mass destruction » nor chemical weapons that these countries were attacked, even if the resistance of the Syrian state proved to be at the very end unexpectedly efficient. But it is also clear that it was the balance of power existing on the Korean peninsula that prevented imperialism from returning there to war after 1953.

 

Destroy Russia and Iran to reach China

This situation explains why imperialism must be looking first for « weak points » and why it is in the inconsistent and notoriously corrupt Ukraine that NATO has exerted its main pressure before 2014, in 2014 and after. With its main objective to prevent the rebirth of a stable and developped Russian statehood, and also to prevent Russia from being able to help Syria against the intervention of mercenaries from more than a hundred countries and financed by the USA and their Arab monarchist auxiliaries. This has been reciognized later by George Friedman, the man of Stratfor and CIA strategist : < https://www.youtube.com/watch?v=QeLu_yyz3tc >. Eliminating and breaking up Russia would have effectively stripped China of its Eurasian strategic hinterland and cut off its access to vital energy resources. Simultaneously with the domination of the United States over the so-called « greater Middle East » which was supposed to make possible to complete this pincer movement against China from the South. This also explains why the United States has long given the impression of tolerating the development of China, which in their eyes was supposed to drown at the very end within the globalized capitalism. But obviously, the Chinese leadership saw things differently from the very beginning, formed as it had been by the painful experience suffered by China during the colonial period and always aware of the impact of the 1911 revolution and the liberation of 1945 and 1949. China was therefore not going to wait indefinitely, as the last Soviet and then post-soviet leaders did, to let them enter the antechamber of imperialism. A large part of the Russian elites have now finally also understood that this hope was in vain. And this creates a new world balance of forces giving its chance to diplomacy, especially to Chinese diplomacy, so to end warmongers policies originating from USA and NATO.

 

Ukraine and Eastern Asia

It is therefore clear that if from the Asian point of view war in Ukraine could seem at the first glance far away, it is still directly linked to one of the central objective of imperialism since 1949, to make the People's China and the other Asian socialist and sovereign states disappear in order to ensure US global hegemony so to take advantage of the resources and labor of all countries. And it is because the resistance of the independent countries and peoples of the Middle East and Russia has proved much tougher than expected, that imperialism is now tending openly to put pressure simultaneously on Iran, Russia, China, the DPRK and a some other countries. Hence the tensions that have been reactivated in Taiwan, in the Korean peninsula, after attempts made to provoke others in Tibet, Xinjiang and Hong Kong. Just as we are currently observing increased pressures exerted by the United States and the G7 countries on countries such as Indonesia, Thailand, Myanmar, Vietnam, the Philippines, Pakistan or Sri Lanka so that they do not join the trend of the countries in the process of breaking with the hegemony of the US dollar.

This policy of all-out headlong rush by USA and their supporters bears witness to their inability now to select their adversaries one by one and to pursue a policy of long-term expansion. Current imperialism, in fact, is based on a now degraded capitalist system, which no longer has the necessary reserves to be able to carry out a long-term policy, as it was the case after 1945. The process of concentration of capitalistic property on a global scale and their corollaries, delocalization and deindustrialization in the countries of the « imperialist centre » have made speedy trade movements more and more risky and more and more dependent on countries which, as a result, became aware of the fact that they had assets enabling them to carry out an autonomous development policy. This is obviously the case in particular for China, which has been able to play masterfully on globalized capitalism to import and learn to master a know-how ensuring its development; and to carry out a social policy of massive poverty alleviation serving as an example for all the countries victims of imperialist plunder, including even now the exploited and disadvantaged classes of the countries of the imperialist centre.

 

Dedollarization and multipolarity

If capitalism leads to imperialism and to war, and needs war to survive, the opposite progressive forces can now change the world balance of power and begin to impose a peace and disarmament policy. Russia took in fact too late the process to recover its economical dynamics so to avoid pressures and wars based now in Ukraine, but on the world scale, the balance of power is changing, what gives peace a chance, especially due to the economic and military force of sovereign countries regrouped in the BRICS and the Shanghaï Cooperation Organisation, especially China. It is therefore the entire international, strategic, political and economic balance of power which is in the process of shifting today, and the war that began in Ukraine in 2014 and escalated in 2022 has made possible to openly discover that numerous countries had not only no interest in continuing to depend on the « empire of the dollar » but that they could now free themselves from it. This explains the current panic of the United States, their allies and their agents that discover that their empire is crumbling much faster than one could imagine, and that they have very little time left to try to preserve it. Hence their mad march towards war in Ukraine since 2014, towards attempts to multiply tensions, coups and « coloured revolutions » in the Eurasian space and in Africa simultaneously with provocations aimed at China in Xinjiang, Hong Kong or from its island-province of Taiwan and with provocative US military exercises in South Korea, recently supplemented by the threat to reintroduce North American nuclear weapons there.

 

The fight for peace must be based on a balance of power able to impose negotiations: the key role of China and other sovereign countries

In this context, the peoples of the world must understand that their own destiny is linked to that of all other peoples, and that the hotbeds of war have become somewhat « nomadic ». A war with the same fundamental global causes can now break out anywhere on the planet, and the only possible response is for countries and peoples who are independent or struggling to regain their sovereignty to create, through mobilisation, balance of power capable to threaten warmongers. Chinese diplomacy is implementing negociations and peace initiatives for Ukraine or in Western Asia, based on the principle of negotiations between equals. Taking into account the fact that such unstable State like Ukraine and its elites will not be able to survive at the very end without negociations and a minimum of sovereignty. And USA and NATO cannot and do not want to take any risk so to protect at the very end their agents put now in power in Ukraine. Kiev’s government situation seems in fact quite similar to the one experienced earlier first by Ngo Dinh Diem and then by Nguyen Van Thieu in Vietnam. Peace and negotiations must then be imposed step by step so to promote at the very end the development of a multipolar world in which each country will have the same rights and will therefore be able to take part in mutually advantageous international win-win cooperation tending to marginalise the power of the only superpower still dominant today. Even if this superpower seems to be a more and more sluggish, and therefore unpredictable and violent because it is a wounded beast feeling the danger of a difficult for it to imagine world where it would be just a surviving big country among other big and small but equal countries.

 

* Intervention made at an international seminar organised by a Chinese institute under the title : « Road to Peace: Prospects for a Political Solution to the Ukraine Crisis »

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11 juin 2023 7 11 /06 /juin /2023 18:16
Se positionner en temps de guerre
soulève des questions problématiques

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Questions posées à Bruno Drweski

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juin 2023

OA1 : Nous sommes en pleine guerre, même si ici où là nous n’entendons pas (encore?) le canon tonner. Alors, écouter, comparer, puis choisir une position politique…? Si l’on écoute les différents avis à propos de cet affrontement, on trouve souvent que chaque « camp » a des arguments a priori valables ; on devrait pouvoir, pour réellement comparer, se mettre « dans la peau » des uns et des autres. Or la synthèse et/ou les compromis sont de moins en moins possibles puisque nous sommes dans une logique de guerre, donc de victoire ou de défaite : le monde se polarise autour de positions très tranchées, définitivement déclarées incompatibles de part et d’autre, et chacun est invité à, voire contraint de, choisir un « camp ».

BD : Oui, ce conflit est en fait un conflit mondial portant désormais sur la prolongation ou la suppression de l’hégémonie unipolaire mondialisée des Etats-Unis et de leur dollar virtuel ; donc en comprendre les causes permet de saisir les intérêts non seulement de la Russie et de l’OTAN, mais plus largement de l’ensemble des pays de la planète dans ce « grand jeu » où l’Ukraine n’est, malheureusement pour les Ukrainiens, qu’un « terrain de jeu ». J'écoute dans ce contexte les avis opposés, j’essaie de recouper les informations et j'essaie de me mettre dans la peau de chaque camp, et c'est pour cela que je ne veux juger moralement et individuellement personne. Et quand je dénonce ou quand je m'oppose à l’un ou l’autre, je me pose avant toute chose la question de ses intérêts. J'ai compris, en effet, qu'il y a dans les conflits des camps (politiques, sociaux, culturels, nationaux, religieux, philosophiques, claniques, etc.) qui divisent les sociétés et l'humanité, non pas parce que les gens choisissent librement par sympathie un camp, mais parce qu'ils sont liés involontairement à un camp, par leur fonction sociale, ce qu'on appelle une classe sociale, qui leur dicte leurs intérêts fondamentaux, et donc au final leurs choix, même si parfois (et même souvent!) ils peuvent en route être aveuglés et manipulés par des promoteurs d’intérêts contradictoires aux leurs. C'est ce que le marxisme m'a appris, mais contrairement à beaucoup de marxistes « patentés religieusement » si je puis dire, je ne considère pas le marxisme, le socialisme scientifique en fait, comme une analyse qui donnerait « clef en main » toutes les réponses à toutes les questions que se pose l'humanité, mais comme une méthode d'analyse des rapports sociaux et économiques. Une méthode donc, qui n'aborde d’ailleurs pas vraiment les questions ultimes de « conception du monde » sur le pourquoi de la création de l'humain et des processus humains - ce qui reste du coup du domaine de la spiritualité. Là, ce sont les prophètes qui fournissent des visions, des ouvertures, qui complètent ce que l’observation rationnelle apporte, et ce sont également eux qui ont annoncé, qui ont préparé au cours des siècles en fait, les esprits à l'analyse des conditions matérielles faite depuis grâce aux marxistes. D’ailleurs Marx lui-même a écrit que « l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de le devenir ».

       Donc, tant que nous ne sommes pas arrivés à l’étape où l’on peut se poser les questions finales de l’humanité, on ne peut poser ces questions à partir de la base et on ne peut donc y répondre rationnellement, ce qui laisse ce champ aux prophètes et aux mystiques. Ce qui explique donc aussi pourquoi, à chaque étape où les réponses matérialistes connues arrivent à un degré d’usure les rendant moins opérantes, on assiste à « un retour du religieux », ce que nous expérimentons à nouveau de nos jours, en même temps que le matérialisme vulgaire et mécaniste continue à se déliter.

        Montrer un esprit critique envers ce qui peut ressembler à un dogme, une croyance, figée ou magique, y compris quand on analyse des questions strictement liées à des contradictions entre intérêts matériels, amène à poser la question sur le sens de l’histoire humaine. C’est observer que l’histoire humaine fonctionne selon une trajectoire logique incluant différentes étapes religieuses tendant au final vers une analyse matérialiste mais qui n’exclurait pas pour autant a priori que l’évolution ait une origine et un but dépassant les seules contingences matérielles. Ce qui réintroduit autrement la question de la spiritualité et de la religion. Et donc, après deux siècles de matérialisme, bourgeois comme révolutionnaire, nous voilà « revenus », mais sous une forme plus élevée, au « pari pascalien » : le matérialiste n’a pas (encore?) de réponse sur l’origine et le but de la création, et le mystique (croit ?) a(voir) saisi.

     Ce que j’exprime ici est le fruit d’une réflexion perturbatrice visant à pousser les gens à remettre en cause les idées reçues et à être prêts à tout réexaminer en permanence, dans le contexte actuel d’une crise civilisationnelle et de ce qui me semble être un basculement généralisé de la destinée humaine. Tel est mon but, mon rôle et donc ce qui me semble aussi être mon « destin ».

Je pratique en fait un « jeu » auquel j’ai été habitué très tôt et où j’ai dû inconsciemment assimiler ce que j’entendais ou voyais dans mon entourage proche et dans mon voisinage plus éloigné, et même de ma fenêtre. Je suis originaire d’un milieu laïc d’origine catholique, polonais d’un côté, français de l’autre, et je me souviens que j’observais inconsciemment dans mon quartier d’Outremont à Montréal, entre autres, les papas juifs religieux pousser leurs fils à devenir « juif » par la critique (pour les femmes c'était autre chose). « Juif » (ou plutôt « israélite » en fait) au sens religieux, en leur faisant lire le texte religieux, en le reprenant, en poussant l'enfant à le contester dans un « jeu de rôle », pour mieux s'y coller et finalement l'accepter après avoir dépassé ses contradictions apparentes. Ce que Marx, il me semble, allait reprendre à sa façon en le développant plus tard, dans la foulée de Hegel, la « dialectique », la vision dialectique de l’histoire humaine, ce qu’il a appelé « l’unité des contraires ». Marx, le petit-fils de rabbin et le fils d’un converti au christianisme qui fit, en partie inconsciemment car il était volontairement ancré dans le réel du moment, le lien entre judéité-« Lumière parmi les nations », universalisme christique et philosophie des Lumières, tout cela dans le cadre d'une nouvelle étape historique incarnée du messianisme, le communisme.

En pratiquant l’analyse concrète des situations concrètes, la méthode matérialiste tout à la fois succédait au souffle prophétique et le prolongeait de fait, en reprenant l’épopée mosaïque condamnant les adorateurs du veau d’or qui s’étaient emparés des israélites à peine libérés de l’esclavage, ou Jésus jetant les marchands hors du temple. Processus historique prophétique « allant d’Abraham à Muhammad », processus d’appel, de rappel, de décollages, d’envolées et de retombées qui s’est répété tout au long des vagues religieuses successives pour ensuite se prolonger dans le cadre des idéologies messianiques progressistes utilisant la méthode d’analyse matérialiste. Marx s’est dressé contre tout fixisme réducteur et donc réactionnaire, qu’il fût juif, chrétien, féodal, bourgeois, capitaliste ou « socialiste vrai ».

     Moses Hess qui allait devenir plus tard un des futur théoricien du sionisme, était au départ soucieux de transformer la philosophie de Hegel en philosophie de l'action, et il a développé à cet effet une pensée socialiste préconisant l'instauration d'une société sans propriété privée qui serait une « nouvelle Jérusalem ». La tendance de Hess — que Marx allait surnommer par la suite, de manière ironique, le « socialisme vrai », ou aussi « socialisme allemand » — s’est répandue en Allemagne après 1844, en témoignant de l'intérêt des milieux intellectuels allemands pour les questions sociales ; mais sous une forme trop abstraite et finalement trop tournée vers un mythe moraliste de fait passéiste et post-féodal pour avoir un quelconque impact sur le réel et ouvrir des perspectives d’avenir. Marx et Engels allaient réussir à imposer leur conception révolutionnaire face à ce courant utopiste dans le socialisme, mais ce dernier allait réapparaitre systématiquement quoique sous des formes différentes à chaque étape de régression historique. Dans le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels ont fait une critique toujours actuelle des courants socialistes qui s’opposaient à une analyse scientifique et matérialiste des relations sociales, notamment du courant issu de Hess et des penseurs allemands du « socialisme vrai ». Ils ont expliqué que les théoriciens allemands du socialisme avaient importé les idéaux socialistes nés en France dans une lutte sociale concrète, pour en faire des idéaux abstraits et donc impuissants à cause de leur humanisme idéaliste. Il fallait d’abord remettre les choses sur leurs pieds pour repartir à l’assaut du monde avant d’atteindre encore une fois l’étape dans laquelle se trouve aujourd’hui l’humanité, passée du modernisme à un post-modernisme sans perspectives, et qui ouvre, à droite, la voie vers les tendances réactionnaires et, à gauche, la voie vers une utopie socialisante rappelant le « socialisme vrai » dont la stérilité passéîste avait été si bien analysée par Marx et Engels.

J'ai découvert plus tard que le « jeu de rôle » des pères dans le judaïsme provenait d’une gymnastique intellectuelle développée dans les communautés juives de Pologne depuis le XVIe siècle, le « siècle d’or » de la civilisation polono-ruthéno-lithuanienne, s'appelait le “pilpoul”. Son but était de renforcer la conscience judaïque par ce jeu des contradictions, des critiques et des autocritiques, à partir de l’analyse du texte visant à renforcer la foi... avec quand même, en route, beaucoup de « pertes » pour le judaïsme... Car, au final, cela a entre autre permis d'aboutir à une universalisation de l'esprit biblique sous une forme laïcisée, en opposition à la bigoterie, à la rigidité religieuse et à l’hypocrisie commerçante si bien expliquée par Marx dans sa critique acerbe du « judaïsme réel » de son époque... Rigidité et ritualisme qui représentaient le second volet du même judaïsme que j’observais dans mon voisinage et qui coïncidait aussi avec une autre rigidité que je subissais, celle de l’Église catholique canadienne française de l’époque qui régnait alors en maître sous la protection de sa gracieuse majesté britannique pour encore quelques années suivant un modèle qu’on appellerait aujourd’hui intégriste.

C'est pour une part au moins, cette éducation à la critique faite à partir du talmud qui a produit ce que les antisémites allaient appeler la « judéo-maçonnerie » puis le « judéo-bolchevisme », c'est-à-dire, entre autres, « l'a-théisme », autrement dit la remise en cause fondamentale de tout ; une contestation iconoclaste à but révolutionnaire et universaliste. En ce sens, de leur point de vue, les antisémites n'avaient pas tort car, effectivement, c'est « l'esprit sémitique » qui « corrompait » en grande partie leur monde traditionnel issu de la combinaison des effets de la conquête romaine et des « invasions » germaniques sur le versant nord de la civilisation méditerranéenne. « L’esprit sémitique » a en effet introduit et finalement imposé à l’humanité un souffle nouveau remettant en cause étape après étape les « fondements » de la civilisation européenne traditionaliste, romaine, chrétienne, trinitaire, iconodule, en l'ouvrant à des courants issus de la « pureté adamique venue des déserts ». Ce qui explique sans doute aussi aujourd’hui, par extension, le développement de la phobie de l’islam chez certains, et ce que j’appelle l’« antisémitisme islamophobe » pour ma part plutôt que l’ « islamophobie ». Les antisémites avaient donc raison d'être pour leur part effrayés par « l'esprit sémitique » qui, tôt ou tard, allait détruire la maison immobile, fixiste et solidifiée dans laquelle ils avaient cru pouvoir s'abriter des contradictions dynamiques du monde... C'est le juif sorti du « ghetto » qui les poussait à sortir de leur propre « ghetto » mental, et à s’ouvrir au monde et au questionnement, en re-questionnant les sources de leur chrétienté romanisée, hiérarchisée, et de ses effets... Les musulmans disent que Dieu fait montre d’un profond sens de l'humour... et cela semble très vrai, au sens second bien sûr comme tout humour.

En fait, il n'y aurait pas eu d' « antisémitisme » s'il n'y avait pas eu d’abord, c’est de la pure logique, du « sémitisme », du souffle sémitique... Cela personne n'ose le dire et même le penser, au point où le concept n’existe pratiquement pas. Le souffle sémitique, c'est une suite de vagues qui ont « submergé » au final le monde entier : monothéisme abrahamique, judaïsme mosaïque, christianisme, islam, Renaissance, Réforme, Lumières et enfin socialisme scientifique. Vagues liées en fait les unes aux autres et qui ont bien évidemment et tout naturellement provoqué des réactions de rejet en retour, en « ressac », à chaque fois. La dialectique de toutes ces idées et la succession de toutes ces vagues et courants proviennent en fait du « sémitisme » originel, du souffle unicitaire (monothéiste), iconoclaste, dialectique, messianique, téléologique et finalement ouvertement progressiste... Et dans cette épopée, la question de savoir où est Dieu et s'il existe deviendrait (presque) secondaire car cette question devient trop souvent le reflet d’un souhait « fixiste » dans un monde en transformation permanente ; d’où la nécessité de l’athéisme comme contrepoids, au moins à une certaine étape. Or finalement, « Dieu » est partout, l'essentiel est de le chercher, même s'il n'existe pas (comme nous l'imaginons ?), car, en mathématique, la définition d’une ligne est qu’elle est infinie, et c'est sur une ligne, dans une lignée, que se trouve l’être humain. Donc infini...

C'est pour cela que les douleurs du monde m'émeuvent profondément mais ne me perturbent pas comme elles perturbent ceux qui ont décidé de se fixer là où ils ont cru pouvoir s’enraciner définitivement, alors que chaque plante doit mourir un jour pour nourrir la terre qui, elle, bouge constamment. Les douleurs comme le changement et l’évolution font partie de la vie, de la naissance, de la croissance et de la mort. Il faut bien sûr combattre les douleurs, telle est la loi de la vie, mais si nous n'avions pas de douleurs nous ne saurions pas que nous existons, que nous vivons et que nous aimons vivre, produire, développer, créer. Ce qui est vrai à la fois individuellement et collectivement. Il faut un axe car, comme le disait Archimède, « Donnez-moi un point fixe et un levier, et je déplacerai la terre ». Trop d’humains se concentrent sur le levier sans chercher le point fixe, mais bien plus encore, quand ils ont été amenés à découvrir le point fixe, ils ont alors peur de déplacer la terre entière. Comme le dit le poète mystique Roumi « Ô êtres humains, pourquoi rampez vous sur terre alors que Dieu vous a créé avec des ailes ! »

Donc il faut le mal et le mauvais pour que le bien et le bon puissent se développer. Il faut le point fixe, le statique, le basique, le fondement, le conservatisme, le conformisme, le froid, le reptilien, pour que le progrès humain et humaniste puisse se développer en contrepartie. Processus d’hominisation et d’humanisation progressif à partir du cerveau « reptilien » pour les siècles des siècles. C'est pour cela que, « marxiste », je me reconnais aussi en fait dans toutes les « religions » dont je suis un héritier, donc dans toutes les étapes de la croyance dans « l’Être suprême », en fait dans toutes les étapes d’un seul et même processus historique de développement intellectuel, spirituel et idéologique allant jusqu’au matérialisme car, au final, toutes ces étapes ne sont que des phases au sein d’un seul et même processus de progrès continu de la vie et de l’humain tendant vers la progression, vers le progrès, vers l’élévation continuelle ; dès lors que l'on perçoit notre « programmation originelle », notre « disposition première », notre « nature innée », notre « étincelle divine », ou comme on le nomme en islam notre « fitrah », chacun trouvera le mot qui lui convient le mieux pour être comblé. Dès lors donc que l’on perçoit ce qui se trouve au plus profond de chacun d’entre nous et qui nous appelle vers l’Infini et l’Éternel, on saisit le langage des mystiques et des prophètes, connus ou méconnus, estampillés ou décriés, choisis ou reçus, patentés par leurs semblables, « croyants » ou « mécréants ». On voit alors leur message et leurs actions comme une ouverture vers un voyage individuel et collectif en compagnie des humains de bonne volonté.

 

OA : Marx parle de l’« unité des contraires » (ou de l’« identité » des contraires ?), une situation ne pouvant pas exister sans l’existence de son contraire. Dans la lutte qui les oppose, il arrive que leurs rôles soient échangés. Comment voyez-vous les choses ?

BD : Les compromis, en politique ou ailleurs, ne sont que des moments dans une lutte à mort des contraires qui mène au dépassement de chaque lutte par la victoire d’une partie et la défaite de l’autre.  Car le monde fonctionne ainsi, le conflit fait partie de la vie, il est la vie. C’est ce que Marx appelle "l'unité des contraires". L'unité se fonde d'abord sur l'opposition qui permet dans la lutte de passer dialectiquement à une étape historique supérieure… parfois sur des monceaux de cadavres… car une civilisation nait sur la destruction de la précédente, dont elle ne reprend que ce qui lui est utile pour se construire elle-même, en partant de ce qui se révèle durable. Tout cela se passe dans une lutte de classes entre entités politiques représentant des intérêts sociaux divergents et donc irrémédiablement opposés, l'un avançant des réponses nouvelles face à l'autre qui défend des intérêts acquis… et du coup de plus en plus stériles. Donc, tout est question d'intérêts au départ… et seulement ensuite de vision d'avenir, de morale, de réponse ou retour vers l’appel spirituel.

OA : Quelle peut être la position de l’individu dans cette « lutte des contraires » ?

BD : En tant que travailleur salarié ne possédant pas les moyens de production, mon intérêt personnel et donc lié à un collectif, est de me joindre à celui de tous les travailleurs salariés qui ne possèdent rien… hormis leurs chaînes. C’est cela la définition du prolétaire moderne, un terme romain qualifiant ceux qui n’avaient aucune propriété et qui ne laissaient sur terre à leur disparition que leurs enfants. Mais la fonction relativement privilégiée que me donne le fait d'être un salarié intellectuel dans un pays qui profite du pillage capitalistique des pays plus faibles fait que j'aurai toujours une tendance à l'opportunisme, c'est à dire à exagérer l'importance des questions de morale, d’idées et de droits individuels (les fameux "droits de l'homme" revus et corrigés à l'ère coloniale) pour ne pas bien voir que je suis matériellement un privilégié relatif qui est objectivement un ouvrier et pas un bourgeois. C’est là le sens profond du mot prolétaire, celui qui ne « possède » rien d’autre que ses enfants qu’il laissera au monde. La situation objective que je viens de décrire, les marxistes l’appellent "l'opportunisme petit-bourgeois", l'entre-deux qui permet aux gros bourgeois de diviser leur adversaire entre opportunistes et opprimés directs.

OA : Aucun salarié, donc aucun ouvrier… nulle part, ne possède les moyens de production, qui sont entre les mains soit de compagnies nationales ou multinationales, soit d’États, lesquels en profitent pour exercer leur hégémonie sur des populations faibles qui ne peuvent espérer que des miettes. Leur situation n’est donc guère enviable, mais le résultat de leur travail est indispensable, et cela quel que soit le régime politique en place.

BD : La propriété privée, c'est une chose, et il faut ici faire aujourd’hui la différence entre les entreprises transnationales mais toujours basées dans un pays précis, menant une politique précise d'expansion des intérêts de ces firmes et qui concentrent de plus en plus de parts de marchés à l’échelle mondiale, aux dépens des petites entreprises privées basées parfois dans le même pays ou dans des pays n'abritant pas d'entreprises privées transnationales. Pour les Etats, c'est la même chose, les Etats ne sont pas une institution en soi, ils sont sous l'influence d'intérêts particuliers, ceux des entreprises capitalistes transnationales, ceux des entreprises privées "nationales", ceux des couches non possédantes, etc. Donc quand on analyse les Etats, il ne faut pas s'intéresser d'abord à leurs comportements (même si cela a son importance) et aux "règles morales" qu'ils pratiquent, mais d'abord se poser la question de savoir quels sont les cercles qui sont influents au sein d'un Etat donné, c'est à dire quel groupe social, quelle classe sociale, y exerce une influence dominante. Ensuite seulement peut se poser la question de la méthode utilisée pour exercer cette politique, mais c'est une question secondaire par rapport à la première. Ainsi la question des droits de l'homme est seconde par rapport à la question de savoir quels intérêts sert l'Etat en question... qui estime nécessaire, à juste titre ou pas, de violer ou de promouvoir ici ou là ces droits de l'homme. Il peut décider d'exécuter, d'emprisonner ou de tolérer ceux qui s'opposent à ses intérêts, mais il faut d'abord poser la question non pas des choix qu'il fait ici, mais des intérêts qu'il sert. Ensuite seulement on peut poser la question de savoir si exécuter un opposant (ou une personne soupçonnée à tort ou à raison d’être opposante) est une bonne méthode ou s'il serait préférable d'en utiliser une autre pour servir les mêmes intérêts. L'Angleterre en 1942 exécutait les traitres, le 3e Reich exécutait les traitres, l'URSS exécutait les traitres... et pourtant ces trois Etats n'étaient pas au service des mêmes intérêts et il fallait "choisir son camp" même si on pouvait en théorie considérer que l'exécution de telle ou telle personne était regrettable, voire condamnable... ou voire justifiée.

En période de paix, les choses semblent plus simples, mais en fait la paix n'existe pas dans un monde où il y a opposition entre Etats forts et Etats faibles, classes sociales possédantes et classes sociales exploitées. Le dominant a plusieurs moyens d'influer les choses, le dominé n'a souvent que la violence crue pour imposer un rapport de force qui lui soit moins défavorable. C'est pour cela entre autres qu'on ne peut pas comparer le goulag aux camps de concentration nazis. Les nazis étaient à la tête d'un Etat industrialisé, puissant, riche, capable d’exporter des capitaux et d’exploiter une main-d’oeuvre étrangère alors que les bolcheviks dirigeaient un Etat faible, pauvre en situation de rattrpage, en état de mobilisation pour s'industrialiser. Je ne justifie pas pour autant toutes les méthodes utilisées en Union soviétique pour réprimer ses adversaires extérieurs ou intérieurs, je ne fais qu’essayer de comprendre les causes qui expliquent que cet Etat ait pris de telles décisions. D'abord, il faut comprendre sa faiblesse et l’énergie double qu'il devait développer par rapport aux puissances impérialistes pour mobiliser sa population face aux Etats développés, et ensuite seulement se demander si les méthodes répressives utilisées étaient 1/efficaces pour le renforcement de cet Etat 2/proportionnées au défi, et donc "morales" en fait, ou disproportionnées, et donc "immorales".

OA : Mais est-il possible d'imaginer un monde différent ? Même si les moyens de production appartiennent aux ouvriers... ils restent quand même enchaînés à leurs chaînes, non ? Même s'ils sont convaincus qu'ils doivent le faire pour le bien collectif... Les hommes, à part les dirigeants (quoique...), sont-ils dès lors condamnés à n'être, partout, que des prisonniers accrochés à leurs chaînes ? Je pense qu'il y a, quelque part, quelque chose de bien plus positif : la satisfaction personnelle de l’œuvre accomplie, la fierté d'être utile... ce peut être la justification d'une vie...

BD : Travailler n'est pas en soi ici la question première, même s'il y a des travaux plus agréables à faire que d'autres. La question première, c'est d'abord travailler pour qui ? Est-ce que le fruit du travail de chaque travailleur profite au groupe social auquel il appartient et en définitive lui profite, ou pas, ou peu ? A-t-il son mot à dire dans la gestion de son entreprise ? A-t-il une influence sur son Etat ? C'est une question de rapport de force entre groupes sociaux, classes sociales, ayant des intérêts contradictoires par la force des choses dans le cadre du capitalisme... mais aussi du socialisme, ce que beaucoup de communistes ont négligé. Ensuite, l’idéal à atteindre dans une société égalitaire serait une rotation des fonctions, de telle manière que les anciens privilégiés accomplissent aussi des taches plus désagréables et que les anciens dominés accomplissent aussi des taches plus agréables. Au final, c’est le fameux « rêve » de Lénine annonçant les temps où ce sera la cuisinière qui gouvernera. Concept qui devrait plaire non seulement aux prolétaires mais aussi aux féministes, mais citation « comme par hasard » absente des contes de fée véhiculés par les partisan(e)s bourgeois(e)s de la parité.

OA : En tant qu’enseignant-chercheur universitaire, dans un champ de recherche ne dépendant pas étroitement d’un financement étatique, vous disposez de la liberté de la recherche, personne ne peut diriger votre travail… et vous n’exploitez personne. Pourquoi alors vous considérez-vous comme potentiellement opportuniste ?

BD : La liberté de recherche est largement une illusion puisque l'Etat (et parfois des entreprises privées par son biais ou pas) financent la recherche, et donc les lignes directrices sont fixées en-dehors du choix du chercheur, qui soit s'y adapte soit, au mieux, se cantonne dans la marginalité, voire subit des répressions, voilées ou pas. En France, il reste une marge de manœuvre, de plus en plus faible en fait, héritée de la période de la résistance et de l'après-guerre quand il existait un rapport de force "droite-gauche" et "souveraineté nationale-OTAN" qui permettait des espaces de libertés plus grands entre forces politiques et sociales opposées. Ce rapport de force existait aussi à l'échelle mondiale entre les deux blocs si bien que chaque bloc devait faire des concessions aux principes développés par son adversaire, ouvrant la voie à plus de libertés ici et plus de justice sociale là. Dans une compétition dialectique planétaire entre « liberté » et « justice » qui opposait « le camp impérialiste et démocratique » au « camp de la paix et du socialisme ».

Les intellectuels sont de fait des salariés, donc ils n'exploitent en soi personne, c'est vrai. Mais ils ont une position privilégiée dans l'ordre social par rapport aux ouvriers, paysans, artisans, employés de service, etc., et cela est dû au fait que la couche sociale des intellectuels est indispensable pour les intérêts des dominants, et différemment que celle des travailleurs manuels ou de service, donc soit pour aider le pouvoir à disposer d’analyses, de réflexions, de découvertes qui lui sont utiles, soit pour aider les forces qui ne sont pas au pouvoir à trouver des analyses, des réflexions, des découvertes utiles pour renforcer leurs positions dans le rapport de force national ou international. Mais un Etat appartenant aux classes possédantes ne va pas financer sans fortes pressions venues de la base des recherches qui favoriseraient le renversement de l’ordre social dominant. Et bien sûr il est plus facile, plus rentable et plus tentant, pour un intellectuel, de se soumettre aux demandes du dominant pour avoir accès aux fonds d'Etat ou aux "grant" d’entreprises ou de fondations privées, et c'est aussi plus facile pour obtenir des avancements. Après 1945 par exemple, le patronat français était délégitimé par sa collaboration massive avec l’occupant, alors que les classes travailleuses s’étaient mobilisées dans la résistance en grande partie dans le cadre des organisations communistes, donc le programme du Conseil national de la Résistance à visée de fait socialisante, était en état de s’imposer comme compromis provisoire entre le capital et le travail - d’autant plus que le rapport de force entre le camp socialiste et le camp capitaliste impérialiste à l’échelle mondiale poussait tous les pays dans la même direction.

La position du chercheur est, caricaturalement, la position du "kapo" dans un camp de concentration. C’est un prisonnier, il ne "possède pas son camp" ni n'a aucun pouvoir de décision dans ce camp, mais le pouvoir du camp (les SS) lui a accordé une position relativement privilégiée pour diviser les prisonniers et gérer le camp à son avantage. Le kapo est dans une position ambiguë, il peut exécuter, avec zèle ou pas, les ordres des SS pour maintenir ses petits privilèges et ne pas risquer d’être rétrogradé dans un enfer bien réel, mais il peut prendre le risque de faire semblant de se soumettre tout en aidant dans une certaine mesure ses co-détenus, pour essayer d'améliorer comme il le peut la situation de ceux qu'il est censé diriger, contrôler et réprimer. La morale se situe toujours à la jonction entre les intérêts du dominant et du dominé, elle n'est pas indépendante et "idéale", elle n'est que le résultat d'un rapport de force entre puissances opposées, montantes ou descendantes.

      Je reste en fait en tant qu’intellectuel ayant un contrat stable, objectivement, en position de kapo, donc toujours un prisonnier dans le cadre du système social dans lequel je vis. Mais je sais aussi que je reste malgré tout marqué par le désir de ne pas trop risquer, car je suis un prisonnier privilégié et candidat du système à dominer les autres prisonniers. Je résume évidemment de façon très caricaturale ma situation et celle de tous mes semblables, mais c'est ce que font toutes les "classes moyennes" occidentales, sauf que la majorité d'entre elles a renoncé aujourd’hui à admettre, à cause de la propagande ambiante, ce qui crève les yeux, à savoir qu'elles vivent dans un camp de concentration mondialisé où règne la division internationale du travail au profit de l’ordre impérialiste (mondialisé) dominant, et qu'elles y occupent la place du kapo... enjolivé par des discours "humanitaristes" hypocrites si l'on compare avec le kapo "cru" d'Auschwitz qui ne pouvait pas aussi facilement se mentir à lui-même sur son rôle réel.

OA : Le pillage des pays de la périphérie est avéré. Comment y remédier ? Pour que le collectif prime sur l’individuel, la seule solution est-elle une société martiale que l’on voit apparaître un peu partout ? Est-il possible d’imaginer une adhésion spontanée à une idée généreuse de partage, de construction de valeurs collectives en commun ? Cela a-t-il fonctionné dans le passé, quelque part, sans avoir eu besoin de recourir à la coercition ?

BD : Même les classes populaires des pays occidentaux, et même les migrants arrivés dans les pays occidentaux pour récolter quelques miettes du pillage de leur pays, profitent du pillage des pays de la "périphérie" du système qui, là-bas, ne donne pas d’autres choix pour essayer de se développer que de créer une société "martiale" à l’abri d’un protectionnisme étatique où l'individu n'est qu'un élément secondaire dans la cause du développement collectif des pays et de l'humanité. C’est le fameux grain de sable de Sun Yatsen qui doit accepter de se fondre dans le béton pour former un bloc capable de résister à la domination des centres financiers, industriels et intellectuels des pays du centre impérialiste dans le but de reconstruire une Chine libre et en voie de développement. D'où la révolution de 1911, puis 1927 et enfin le choix en 1949 fait, en autre par l’épouse de Sun Yatsen en faveir des communistes et contre le parti fondé par… Sun Yatsen qui avait entre-temps dérivé vers la collaboration/soumission avec l'impérialisme en Chine continentale puis à Taïwan.

OA : Pourquoi le discours sur les droits de l’homme, essentiellement occidental, vous semble-t-il aller à l’encontre de la nécessaire transformation des pays de la périphérie ?

BD : J'ai tendance à regarder tout le discours sur les droits de l'homme et leur application sélective par les pays occidentaux comme de la moraline2 hypocrite. Je sais qu'être emprisonné injustement, individuellement parlant, est une tragédie pour n'importe quel être humain, mais un Assange ou un Peltier sont emprisonnés parce qu'ils ont fait découvrir la face cachée des expansionnismes impérialistes, alors qu'un Navalny est emprisonné ou qu'un Nemtsov est tué (par qui ? Cela reste une énigme) parce qu'ils travaillent pour que l'empire vienne dans leur pays renverser le gouvernement qui tente (très mal et de façon très opportuniste, voire hypocrite dans le cas russe) de relancer le développement autonome de leur pays pillé après 1991 par l'impérialisme. Je ne juge pas moralement les Navalny ou les Nemtsov, je n'en ai pas le droit, mais leur vie est objectivement au service de l'oppression mondiale, de l'inégalité des rapports internationaux, et nationaux. Cela, c'est Marx, Lénine, Mao (et Staline, il faut aussi le dire) qui me l'ont appris.

OA : Mais pas Assange et Peltier ! Faut-il alors les mettre tous dans un même panier et renoncer à faire appliquer les droits les plus élémentaires ?

BD : C’est la même chose entre les prisonniers politiques en Corée du Sud par rapport à ceux de la Corée du Nord. Les deux souffrent, c'est clair, les deux sont subjectivement des victimes, mais les premiers souffrent objectivement pour libérer leur pays d'un empire qui occupe leur pays, alors que les seconds s'opposent au "bloc de béton" créé pour développer leur société de façon indépendante, dans l'espoir futile de se "libérer" du bloc de béton pour redevenir un grain de sable libre, et donc pour en fait asservir leur pays qui tente collectivement de se libérer des contraintes imposées en se lançant dans une politique dictatoriale de développement autonome, donc militarisé et collectiviste. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas poser la question de savoir si le régime de la Corée du nord utilise les moyens les plus efficaces pour aboutir à l’objectif déclaré qu’il s’est donné, mais cette question ne peut pas être posée en premier, mais seulement en second.  Les régimes des pays faibles qui veulent se développer ne peuvent échapper à l'étape du "bloc de béton" et ne peuvent tolérer les "grains de sable" qui vagabonderaient « librement » au vent aux dépens de la cohésion de l'ensemble.

      C'est un peu plus compliqué que cela ensuite, car dans les rapports de pouvoir, les dirigeants du système "collectiviste" peuvent avoir des intérêts individuels cachés et les victimes de ce système peuvent croire représenter les intérêts de leur collectivité ; mais cela, c'est quand le subjectif camoufle l'objectif, de part ou d'autre. C’est d’ailleurs ces contradictions internes des systèmes socialistes qui expliquent l’émergence en leur sein d’une nouvelle bourgeoisie qui allait dans le cas de l’Europe orientale mener une lutte de classe réussie pour démanteler l’État post-révolutionnaire et s’accaparer les moyens de production et d’échange.

OA : Selon vous, il est donc nécessaire de passer par le « bloc de béton » pour mettre en place une direction collective qui œuvre pour le bien de la collectivité. Lorsque l’expérience a été tentée, a-t-elle abouti à des résultats probants ? Je ne parle pas de la Corée du Nord en état de « forteresse assiégée, où il faudrait pouvoir enquêter sur place, librement, mais ailleurs ?

BD : L'esclave dans le système esclavagiste préparait pierre par pierre l'enrichissement de ses maîtres mais aussi sur le plus long terme celui des sociétés qui allaient au bout de quelques siècles, grâce à son travail de forçat, se développer… au point de pouvoir à une étape donnée continuer à se développer sans plus avoir besoin d'esclaves et donc en les libérant ...pour les exploiter plus efficacement sous forme de travailleurs salariés. Et le désir de construire une société socialiste dans les pays pillés de la périphérie du monde capitaliste (Russie de 1917 puis ensemble des pays ayant choisi une "voie non capitaliste de développement"), a eu besoin, de fait, à côté de lois sociales progressistes pour la masse des travailleurs, d'un travail forcé ou quasi-forcé pour créer les bases d'un développement de plus en plus humain pour tous. Bien sûr, le système soviétique a été, par comparaison avec l'esclavage traditionnel et celui des pays capitalistes coloniaux, un développement "en douceur", qui plus est en accéléré, puisqu'il y avait un minimum de lois sociales impensables dans une société esclavagiste pure, et que le nombre d'esclaves réels (l’effectif du goulag) était bien moindre que celui qui a permis l'enrichissement des puissances coloniales capitalistes. On oublie trop souvent le fait que le quart des prisonniers dans le monde aujourd’hui se trouvent aux USA, un taux inimaginable même en URSS lors des années du pic du goulag, et que les prisonniers dans cette Amérique du nord « démocratique » sont désormais plus rentables pour les firmes capitalistes que les ouvriers « libres » des maquiladores mexicaines travaillant pour les mêmes transnationales. Le "socialisme réel" aura donc été un passage accéléré et relativement en douceur à une société développée… de type capitaliste en Europe orientale. La question du socialisme, et a fortiori du communisme, n'y a en fait plus été posée à titre théorique après 1991, alors qu'elle continue à l’être en Chine, à Cuba, en Corée, au Laos ou au Vietnam, sans parler du Venezuela, de la Bolivie, du Nicaragua, etc. car, pour le moment, ce sont des rapports capitalistes qui dominent les relations de ces pays au monde extérieur et dominent au moins en partie les relations sociales à l'intérieur même. Est-ce que cela leur permettra de sortir un jour de ces logiques pour inventer une nouvelle civilisation, c'est la question !

OA : Si dans certains cas, au cours de l’histoire, il n’y a pas eu de doute sur la position à prendre (la résistance face à l’hitlérisme par exemple, même si elle n’a pas fait l’unanimité, elle était « morale », « légitime »), la situation est bien moins claire aujourd’hui, où la guerre de l’information fait rage entre les différents « camps » et où trouver la vérité devient une gageure.

BD : Il n'y a pas "la" vérité mais il y a d'abord "des" vérités, chacune représentant des intérêts de classes possédantes ou non possédantes, et aussi d'Etats dominants (pilleurs) et d'Etats dominés (pillés) dans le cadre du système "mondialisé". "La" vérité, c'est d'être d'abord conscient que chaque partie de la vérité est « vraie » (d'où la nécessité de comprendre d'abord le point de vue de chacun… mais aussi, du coup, les intérêts que chacun sert, consciemment ou non)… et que toutes ces vérités-là sont dépendantes d'un contexte global où chaque vérité partiale prend sa place dans une "grande vérité" où il y a conflit entre ceux qui luttent pour la conservation de l'ordre existant face à ceux qui n'en profitent pas ou peu et qui tendent vers un développement général pour ceux qui en profiteront (mais qui n'en profitent pas encore la plupart du temps, car c'est une tâche à long terme). 

OA : Dans un article russe portant sur les Coréens du Nord venus en Corée du Sud, que vous avez signalé, (https://histoireetsociete.com/2023/05/11/transfuges-de-la-rpdc-le-business-des-droits-de-lhomme/), on trouve l’exemple de double discours concernant une même situation. Que croire ? Cet article arguant que les « réfugiés » sont conditionnés à dire ce que les autorités sud-coréennes veulent ou les multiples témoignages dont nous sommes abreuvés depuis des lustres ? Vous dites « recouper, sinon douter », mais est-il possible de recouper ? Comment ? Deux, trois témoins ne suffisent pas, on en trouve toujours. Non, ce qu’il faudrait, c’est un témoignage massif… et on ne l’a que rarement.

BD : Celui qui paie l'orchestre dicte la musique. C'est la seule règle immuable que nous devons constater. Personne ne finance personne pour ses beaux yeux, on ne finance que ce qui répond à ses goûts ou à ses intérêts, individuels ou collectifs. Il est donc clair que nous ne pouvons "croire" a priori AUCUN réfugié de Corée du Nord puisqu'il est sous contrôle d'une politique étatique, et cela tant qu'il ne peut aller dans un pays qui serait totalement indépendant de la donne coréenne, bénéficiant d’une indépendance totale et nationale par rapport aux entités présentes sur la péninsule coréenne. Mais est-ce qu'il y a un seul pays au monde où cela existe ? Qui serait "hors camp". Tous ces récits ne sont donc que mensonges, au pire, ou tendancieux, au mieux. Indépendamment du fait que celui qui le tient n'a pas le choix de tenir un autre discours. Cela étant, le simple fait que certains réfugiés du nord retournent au nord est aussi révélateur du fait qu'il y a du mensonge dans la propagande du sud, ce qui soulève déceptions, et aussi que ceux qui retournent au nord savent qu'ils ne seront pas (trop) punis, comme on le leur dit au sud et dans nos pays. Je ne sais pas si vous avez vu sur Youtube la scène des artistes de la Corée du Nord venus en Corée du Sud lors des Olympiques à l'époque de la tentative de rapprochement nord-sud sous le précédent président, et qui se sont trouvés interpellés en entrant dans la salle de concerts par des réfugiées de Corée du Nord qui s'adressaient à leurs compatriotes artistes du nord, en disant leur profond regret d'avoir émigré au sud et leur supplique pour qu'ils fassent parvenir à leur retour au nord des informations sur le fait que fuir au sud n'est pas la solution car on y est selon eux bien plus malheureux encore au sud qu'on n'a jamais pu l'être au nord. Les artistes du nord écoutent et baissent le regard car ils ne savent pas comment réagir. Visiblement, la cellule du Parti qui les a briefés sur ce qu'elles devaient faire et ne pas faire au sud, n'avait pas prévu cette situation et ne leur a pas dit comment elles devraient réagir devant une telle situation. Donc elles ne savent pas que faire devant cette situation surprenante, tant pour les polices politiques du nord que pour celles du sud.

       Si nous avions, comme on nous le dit, des médias libres dans les pays occidentaux, les journalistes occidentaux présents à cette scène auraient accouru vers les réfugiées du Nord critiquant le Sud pour les interviewer sur leurs drames intérieurs... en les sauvant d'ailleurs ainsi de la répression qui ne manquera pas de s'abattre sur elles dès que la scène filmée sera terminée... car je suppose que la police du sud a dû les arrêter immédiatement après pour les envoyer en « rééducation ». Je ne sais pas si elles ont eu conscience des risques qu'elles prenaient en allant vers les artistes du nord mais, en tous cas, comme d'habitude, depuis la fin de la guerre du Vietnam et le début de la guerre d'Irak, les journalistes occidentaux n'ont pas (plus) fait ici leur boulot de journalistes mais ils ont simplement fait celui de gardes-chiourmes (certes ici surpris) du système. Ils ont diffusé une scène médiatiquement rentable, sans oser aller jusqu'au bout de ce qu'elle implique moralement et politiquement.

OA : Mais les témoignages sur les camps nazis ont quand même permis de savoir ce qui s’y est passé et cela n’est pas contestable et ne dépend pas des injonctions des pouvoirs ?

BD : Certains continuent quand même à nier l'extermination nazie ici ou là, mais non pas parce que c'est contestable en fait, je suis bien d’accord, mais parce que les sionistes ou d’autres anticommunistes tentant eux de réhabiliter la lutte des nazis contre les communistes se sont emparés de ce moment dramatique de l’histoire pour bâtir leur propre récit. Et, dans ce contexte, ceux qui voient bien la manipulation des morts faites par ces derniers n'ont pas tous la force d'en comprendre les causes et, comme réaction binaire, ils préfèrent croire que tout ce récit sur l'holocauste n'est que mensonge... tombant ainsi, au moins pour ceux qui ne sont pas néonazis, dans le piège de ceux-là même qu'ils sont censés vouloir éviter. Certains allant, en réaction, jusqu'à devenir nazis ou proto-nazis comme Faurisson qui, au départ, ne venait pas de l'extrême droite. A qui la faute ? 

       La question n'est donc pas de nier l'extermination nazie, vu les recoupements sur cette question qui ont été effectués, mais d'en découvrir les causes profondes, et qui exactement en a profité. Car le nazisme, c'est d’abord une question de profits et non pas une question de morale (celle-ci vient en seconde place, après les profits). Les SS n'étaient que des exécutants d'un système qui avait intérêt, économique comme politique, à surexploiter et/ou à exterminer des bouches à nourrir potentiellement dangereuses ou pour lui devenues « inutiles ». Cela dépassait largement le cadre de l'Allemagne, car ce sont toutes les populations des périphéries du capitalisme-impérialisme qui représentaient un danger de potentiel révolutionnaire mais aussi de main-d’œuvre quasi-gratuite. Certaines étaient plus portées à être dangereuses pour l'ordre dominant, en particulier les juifs issus d'Europe de l'Est, urbanisés, plus éduqués et bloqués dans leur ascension sociale dans leur pays d'origine par un système post-féodal vermoulu arc-bouté sur les légitimités religieuses d’un autre temps. Les « juifs de l’Est » étaient dans l’ensemble plus susceptibles d'entendre les discours révolutionnaires internationalistes, d’où ce que les antisémites allaient appeler le « judéo-bolchevisme » qui n’avait bien sûr pas une cause « raciale » mais une cause socio-économique renforcée par un héritage culturel, le fameux « pilpoul » en particulier. Aujourd’hui, ce sont d’autres populations qui occupent la place des « Sémites européens » d’avant 1945 (défaite du nazisme) et d’avant 1948 (victoire du sionisme qui a « retourné » en faveur du conservatisme et de l’impérialisme une partie des juifs).

OA : Comment le système capitaliste gère-t-il le danger révolutionnaire engendré par les populations rebelles ?

BD : Le système capitaliste impérialiste colonial et néocolonial existant jusqu'à nos jours a trouvé trois "réponses" pour "traiter" les masses de populations potentiellement rebelles : 1/ exterminer une masse pour terroriser le reste, 2/ diriger "les meilleurs", les plus "rentabilisables", vers l'émigration en Amérique du Nord ou d'autres pays développés et 3/ retourner le reste vers une cause perverse au service du colonialisme anglo-américain, par exemple le sionisme, mais aussi les nationalismes de l’Europe périphérique ex-socialiste. Cela a concerné les juifs sionisés, mais aussi des Slaves, des Grecs, des peuples "périphériques" des pays post-coloniaux. Les massacres et répressions systématiques des Herreros par les Allemands, des Congolais par Leopold 1er, des Algériens et Camerounais par la France coloniale, des Cipayes ou des Kurdes par les Anglais, des Palestiniens par les sionistes, des Indiens par les USA etc. ne sont que des variations avant ou après et plus ou moins extrêmes de ce que les nazis ont fait aux juifs. Mais les juifs avaient en plus la spécificité de vivre en Europe, d'être des "blancs", et de vivre sans territoire précis, et ils étaient donc beaucoup plus semblables aux maîtres que les autres "peuples périphériques", d'où la violence de l'antisémitisme qui était aussi une violence contre son propre "miroir". D'autant plus qu'on avait le prolétaire juif, le lumpenprolétariat juif mais aussi le banquier juif et l'intellectuel juif ; la "société" juive était donc plus le miroir du monde développé que les sociétés strictement périphériques et donc structurellement moins "complètes", n’ayant pas ou peu de banquiers (polonais, grecs, russes, vietnamiens ou kenyans, etc.) ! Tant qu'on n'a pas déplacé, avec le sionisme, le "problème juif" pour le retourner vers la périphérie moyen-orientale des pays colonialistes, la "question juive" menaçait l'ordre colonial mondial.

       Le "génie" du sionisme a été de faire progressivement des juifs au Moyen-Orient l'équivalent de ce qu’ont expérimenté les Allemands des années 1871-1933. Alors, les juifs ont pu devenir "des proto-fascistes comme les autres" au service du même impérialisme, et l'antisémitisme visant les juifs est devenu "inutile" pour le système, au contraire, on a pu l'utiliser comme "objet mort" en faveur de la moraline du système dominant. Le sommet de l'abject étant quand le président Bush est arrivé à Auschwitz pour pleurer en 2003 sur les victimes de l'holocauste… alors que la fortune de sa famille, de son grand père Prescott Bush, provenait de la Silesia steel corp. qui a exploité les esclaves d'Auschwitz de 1940 à 1942. Qui parmi nos journalistes a osé en parler ?

OA : Comment s’orienter alors dans le monde actuel ? Faut-il cracher sur les droits de l’homme pour aboutir à un Etat collectiviste… « humaniste » ? Je pense à Memorial en Russie, aux organes de presse interdits dans le monde, à l’expression individuelle menacée partout...

BD : Memorial est, qu'il le veuille ou non, et je ne juge pas moralement ses participants qui peuvent être des êtres limpides quoique naïfs à mon avis, un instrument de l'impérialisme anglo-américano-européen de dénonciation de la voie accélérée (et donc brutale par la force des choses) vers le développement choisi par les dirigeants soviétiques depuis les années trente. Individuellement, que ses militants soient tendancieux ou objectifs, qu'ils décrivent des faits réels ou qu'ils les surestiment, ils prennent place dans un processus d'agression du monde développé contre le monde tentant de se développer, et qui se heurte au pillage, aux sanctions et au blocus, voire à la guerre, de la part du premier ; c'était déjà le cas sous les tsars avant 1917, comme à l'époque soviétique, comme, et Poutine l'a découvert sur le tard, depuis 1991. Comme l'a annoncé publiquement Staline en 1931, l'URSS avait dix ans pour industrialiser le pays (réaliser en 10 ans ce que les pays occidentaux avaient fait en plus de 100 ans !) faute de quoi le pays disparaitrait devant l’agression des puissances industrielles et donc militaires plus fortes, en particulier l’Allemagne… Donc il a fallu instituer un régime quasi-militaire d'embrigadement économique et de répressions politiques pour faire travailler au mieux, tout en faisant profiter les populations concernées de certains progrès sociaux de base. On peut... et on doit... détester ce dilemme tragique mais cela n'enlève en rien sa réalité et sa dureté implacable.

       On peut critiquer Staline "à la marge", moralement, mais la question fondamentale restait celle là : Comment produire à un rythme « dément », en mettant au travail des miséreux mal éduqués, pour que leur pays sorte en accéléré du sous-développement coûte que coûte... Coûte que coûte !!! Et donc comment faire pour que les citoyens soviétiques acceptent ce rythme démentiel au prix parfois de leurs propres conditions de vie et de leurs propres intérêts individuels, alors même que leur propre révolution avait réveillé en eux des espoirs pour partie irréalisables dans l’immédiat. Il fallait soit être doté d'une mystique quasi-religieuse, soit être encadré par un appareil policier/idéologique implacable (et composé d'êtres humains tout aussi marqués par le poids de centaines d'années de régime tsariste oppressif, et de religiosité mise au service du pouvoir). Le système soviétique, par comparaison avec le capitalisme dans sa phase première de développement aux XVIIIe et XIXe siècles, a néanmoins accordé aux travailleurs des allègements, jours de congés, salaire minimum, approvisionnement minimum, éducation pour les enfants, promotion sociale, accès à la santé, à la culture, à la science, etc. car ce système étant centralisé, il pouvait donc mieux gérer les services rendus à la population. Ce qui explique que, contrairement au régime nazi, il éveille toujours une nostalgie réelle dans les masses.

       Il en va de même de toutes les initiatives en faveur des "droits de l'homme" en cours dans les pays du centre dominant toujours aujourd'hui le monde. Car les premiers des droits de l'homme, ce sont les droits à se nourrir, s'éduquer, se soigner, et la question des autres droits individuels ne peut se poser qu'ensuite. Les pays occidentaux peuvent, eux, donner ces autres droits individuels à leurs sujets, car, à cause du pillage des ressources et de la fixation des prix au niveau mondial qu’ils imposent, ils ont déjà assuré dans l’ensemble les droits de se nourrir, éduquer et soigner, mais au dépens du reste du monde qu'ils pillent grâce aux "Terms of trade" (encore) dictés à Wall Street et à la City. Les autres pays ont le choix entre se soumettre ou choisir une dictature (sous une forme ou sous une autre) qui assure la production de nourriture, le développement de l'éducation et le développement des soins en grande partie AUX DEPENS des désirs individuels du moment des uns ou des autres. Ceux-là ne pourront être satisfaits que dans un second temps. En attendant, il faut une discipline de fer... ou d'acier ! C'est pour cela que les pays de la périphérie n'ont d'autre choix, s'ils veulent se développer, que d’opter pour un régime de coercition des individus qui voudraient échapper à la chape de plomb imposée mondialement par le rapport entre pays dominants du centre et pays dominés de la périphérie.

      Bien sûr, participer à une œuvre collective de construction peut procurer un sentiment exaltant qui compense dans une certaine mesure la grisaille du quotidien. D’où les succès chez certains de la mystique révolutionnaire qui a succédé à la mystique religieuse. Comme l’a souligné Berdaïev, le paysan russe bolchévisé voyait dans la révolution non pas les effets des thèses de Marx qu’il ignorait mais ceux d’un Jésus qu’il connaissait mieux, l’iconoclaste chassant les marchands du temple et le messie annonçant le règne de la justice.

On ne peut donc pas condamner les violations des droits humains, quel que soit le lieu où cela se passe, sans tenir compte du fait qu'il y a des pays en position de force et des pays en position de faiblesse. Et que le faible doit être mobilisé, discipliné face au fort, et donc que la liberté individuelle y disparait au moins en partie au profit d’un collectivisme décrété par le haut contre les individualismes, même si le pouvoir ayant été installé à la suite d’un processus révolutionnaire vient au départ de la base. C'est dur ce que j'écris, je le sais bien, et je suis bien conscient que si cela m'arrivait d'être dans une position défavorable en tant qu’individu, je ne tiendrais peut-être pas forcément, mais c'est une vérité qui est située bien au-dessus de moi ou de vous. C'est la règle implacable du développement inégal dans lequel toute l'humanité vit et qui impose de "choisir son camp", non pas sur une base morale mais sur une base d'intérêts économiques à long terme pour la collectivité à laquelle tout être humain appartient, qu'il le veuille ou non, puisque nous ne choisissons pas où nous naissons.

 

OA : En conclusion...

BD : Aller chercher chez l'adversaire des informations et des analyses alternatives, critiques, opposées, exige d'abord du temps, ce qu'on n'a en général pas vraiment, et ensuite il faut un désir d'aller à l'encontre de ce qu'on entend du matin au soir, et enfin il faut avoir le moyen d'y accéder. Le désir d’être libre et de pouvoir faire un choix en connaissance de cause, c'est le plus compliqué à avoir car cela exige de sortir d'une "zone de confort", car dès lors qu'on comprend "l'adversaire" et ses intérêts, ne serait-ce que partiellement, on se sent obligé de devoir, au moins en partie, prendre parti contre le pouvoir existant, ne serait-ce que verbalement et surtout vis à vis de sa conscience. Alors beaucoup préfèrent ne pas s'approcher de ces zones troubles.

      Des siècles d'éducation, juive, chrétienne, islamique ou autres, nous ont inculqué la "mauvaise conscience". Les prophètes voulaient avant tout que les puissants aient mauvaise conscience pour qu’ils soulagent quelque peu les faibles, dans un ordre social où les conditions économiques et techniques ne permettaient alors pas de renverser l'ordre inégalitaire. Mais les puissants ont très vite retourné la mauvaise conscience en direction des faibles, pour que ceux-ci aient mauvaise conscience sur des questions d’importance en fait secondaire... et cela fonctionne jusqu'à aujourd'hui. Alors un faible a le choix entre avoir mauvaise conscience car il sert le puissant... qui lui donne tous les arguments pour qu'il ait une simili bonne conscience... et, s'il a peur de se rebeller (et il a, légitimement, peur de se rebeller) préférer souvent ne pas rompre avec cette bonne conscience factice que lui apporte le dominant pour avoir la mauvaise conscience de continuer à servir le dominant tout en sachant que c'est un oppresseur au service de qui il est dans un premier temps piégé. Mais il a aussi le choix de prendre des risques et de relever la tête, ce qui est dangereux mais lui apporte une réelle bonne conscience. C’est ce sentiment de dignité et de solidarité des exploités qui permet de justifier l’acceptation des sacrifices dans les premiers temps qui succèdent à la révolution. Car au final, dans un conflit opposant deux parties, "la barricade n'a toujours que deux côtés", et il faut donc prendre parti ou essayer de trouver des compromis, et donc d'une façon ou d'une autre se "rebeller" quelque peu ou totalement par rapport au pouvoir qui nous domine. Et c'est difficile, voire parfois impossible, en tous cas de toute façon désagréable, "inconfortable". 

       Alors moi aussi je rêve de "concertation", mais la concertation entre le maître et l'esclave n'est possible que lorsque l'esclave a un couteau qu'il peut mettre sur la gorge du maître pour lui imposer cette concertation d'égal à égal... ou, pire, qu'il peut mettre sous la gorge de l'autre esclave qui est prêt à aller dire au maître que son confrère prépare son couteau pour le mettre sous la gorge du maître (ou sa bombe atomique dans le cas de la Corée du Nord)... pour le forcer à accepter la... concertation. Si Saddam Hussein ou Kadhafi, quoiqu’on pense de leur régime, avaient eu la bombe atomique, leur pays n'aurait pas été envahi, détruit et pillé. La Corée du Nord, quoiqu'on pense de son système, a compris cette vérité crue... et personne n'ose l'envahir.

       Si vous croyez encore possible de marier le feu et l'eau, ou l'eau et l'huile, moi je sais que tous ces éléments ont leur place dans l'univers mais qu'ils ne pourront pas fusionner. L'oppresseur et l'exploiteur ont leur rôle historique à jouer, pour que l'opprimé, l’exploité et le rebelle puissent jouer leur rôle... parfois l'opprimé, l’exploité et le rebelle changeant d'ailleurs de rôle quand ils se trouvent en position de pouvoir. Entre le Lénine de 1917 et le Yelstine de 1988, deux membres du « même » parti au départ, ce changement de rôle apparait crument, comme entre la France républicaine de Valmy et celle des massacres coloniaux.

       L'URSS, quoiqu'on pense de ses errements, était au sens propre du terme un pays "progressiste", c'est à dire tendant vers le progrès de son développement économique et social, alors que les USA et "notre camp" sont des pays "conservateurs" au sens propre du terme,  et qui veulent préserver des avantages acquis mais qui n'ont aucun intérêt à ce que d'autres pays les rattrapent... C'est pour cela qu'on a refusé à la Russie l'accès à l'OTAN qui a ainsi prouvé qu'elle n'est qu'un club fermé autour d'une seule et unique puissance qui ne peut en accepter une seconde à sa table, même affaiblie. La naïveté des dirigeants russes, Poutine compris, entre 1989 et 2000, est à cet égard "désarmante", dans tous les sens du terme. Ils sont le produit du ramollissement soviétique de troisième génération qui a été éduquée dans un cocon protecteur socialiste qui l’empêchait de sentir la violence des rapports internationaux dominés par la bourgeoisie mondialisée.

       Les Chinois ont fait presque la même erreur en ouvrant la porte aux capitaux et à la culture capitaliste après 1978, mais ils ont gardé des structures qui les ont empêchés de se dissoudre... grâce sans doute à l'avertissement qu'avait constitué pour le pouvoir chinois et le lent démantèlement de l’URSS depuis 1956, et la manifestation des étudiants-privilégiés de Tien an men, rêvant d'un Occident inaccessible en fait pour la masse des Chinois. Là encore, la potion à avaler a été amère mais, sans elle, peut-être que la Chine aurait terminé comme l'URSS, ouverte à tous les vents et à tous les pillages oligarchiques alors que les capitalistes chinois sont plus ou moins "sous contrôle" aujourd'hui. Le bilan de la « libéralisation », c’est que la Russie a vu son taux d’espérance de vie baisser de dix ans pendant la décennie 1990 alors qu’en Chine il a continué à s’allonger régulièrement. Alors, quand on nous parle du « caractère criminel du régime chinois », en particulier suite aux événements de Tien an Men, il faudrait peut-être penser aussi combien de vies il a sauvé... C’est d’ailleurs la même question qu’il faut poser pour tous les pays qui ont à un moment de leur histoire choisi « la voie non capitaliste de développement », et pour le reste wait & see, ou поживём – увидим !

1 Initiale d’une de mes étudiantes qui a rédigé ce dialogue mais qui a voulu rester inconnue.

2 Moraline : mot inventé ; morale à « la petite semaine », sans fondement sérieux.

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3 avril 2023 1 03 /04 /avril /2023 22:09

Pour ceux qui, obnubilés par le discours publics des politiciens polonais, pensent qu’en Pologne on est obsessivement et uniquement russophobe, cet article est utile, ne serait-ce que pour convaincre qu’une réflexion sur la société et la culture russes continue à exister dans ce pays ; par-dessus le brouhaha médiatique par la force des chose passager imposé par les pouvoirs du moment qui profitent de la guerre actuelle pour éliminer du discours public (mais aussi des postes) toute forme d’hétérodoxie et donc de pluralisme démocratique.

Cet article pourra étonner aussi nos lecteurs plus habitués à découvrir une vision progressiste qu’à analyser un retour vers la tradition, mais il nous a semblé nécessaire désormais, au regard de la grande guerre qui se développe aujourd’hui entre « l’Occident » et « le reste du monde », de comprendre les choses qui émergent « ailleurs ». Quoiqu’on en pense. Pour être aussi en état de percevoir en quoi ces choses pourraient rejoindre le grand fleuve du progrès et de la progression humaine qui a laissé un héritage et une dynamique échappant au contrôle de l’Occident bourgeois.

Il manque donc bien évidemment dans cet article la question de la dynamique et donc la question du passage du capitalisme au communisme qui, lui, a bien atteint la Russie et fait donc aussi partie de son héritage. Impossible donc de comprendre la Russie d’aujourd’hui et ses « retours en arrière » sans référence à Marx et à Lénine. Chose qui prend toute son importance au moment où d’autres pays, en particulier bien sûr la Chine, poursuivent l’objectif d’aller à travers la construction des bases du socialisme, vers le communisme. Et c’est dans ce contexte que l’on doit prendre en compte l’impact persistant sur les processus de progrès humain des traditions éradiquées par le capitalisme, ou malmenées par le socialisme réel.

Sur le plan religieux, il manque aussi dans cet article la prise en compte de la dynamique qui est allée de la foi d’Israël à l'islam en passant par les christianismes analysés, eux, isolément, dans cet article. Alors que judaïsme et islam mais aussi bouddhisme ne figurent pas par hasard dans la constitution russe comme ses « religions nationales ».

Cette notion de dynamique est ici absente en partie sans doute à cause de la régression qui est tombée sur les pays de l’Est dans les années 1980 et du blocage concomitant de la dynamique du capitalisme en Occident dans les mêmes années. Le cul de sac dans lequel est arrivée la dynamique occidentale antérieure doit d’ailleurs sans doute en partie être recherché aux origines même de ce qui allait devenir l’Occident, ce vers quoi nous incite à penser fort utilement cet article.

Mais en plus de cet aspect "photo du moment" que répercute l’auteur de ce mémoire, il y a la question des fondements philosophiques, et donc ici théologiques, nés au départ entre Rome et Constantinople. Ce qui est pertinent et qui doit être repris pour entrevoir ce qui pourrait, et devrait, arriver quand la dynamique inhérente à l’épopée humaine repartira, ce qu’on entrevoit déjà en Extrême-Orient, peut être en Asie occidentale, peut être en Afrique et en Amérique latine mais aussi en Russie. Quand donc nous sortirons du néo-malthusianisme dans lequel nous sommes englués par la force des choses et du phénomène réactionnaire encore en cours aujourd'hui, même si c’est avec une vigueur allant en diminuant, source des violences exacerbées et insensées, et de guerres récurrentes auxquelles nous assistons depuis plus de trente ans.

La Rédaction


 

Différences civilisationnelles sélectionnées entre la Russie et l'Occident

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Mars 2023

Małgorzata Rudnik*

 

Résumé

Le but de cet article est de montrer les différences civilisationnelles entre la Russie et l'Occident, et de répondre à la question de savoir quelle culture est la plus adaptée aux besoins du développement social au XXIe siècle. Le sujet de l'analyse est la sous-structure de conscience de l'être social, et la méthode de recherche adoptée se réfère au principe humaniste. L'article a pour effet de préciser les éléments qui distinguent la nation russe des nations adoptant dans leur pays des schémas capitalistes. La principale différence dans leur développement est le soborisme russe (‘sobornost’) qui s’oppose à l'individualisme occidental. Cela nous permet d'identifier la civilisation russe comme maintenant en vie certains éléments de la société traditionnelle, avec laquelle l'Occident a clairement rompu, exprimant des idées libérales et s'identifiant à la soi-disant modernité.

Mots-clés : civilisation, tradition, anthropologie, société, orthodoxie, protestantisme, conciliarisme, individualisme, idée russe, capitalisme, démocratie souveraine, marché libre.

 

Introduction

Le rôle de la civilisation dans l'histoire du monde fait l'objet de nombreuses études scientifiques. Parallèlement aux mutations qui s'opèrent sur la scène politique mondiale et aux progrès technologiques, la question du rapport domination - subordination ou coopération et harmonisation de leur développement, devient d'actualité. De nos jours, l'approche civilisationnelle se résume à la conviction que l'ordre international émergent sera déterminé par l'impact des civilisations coexistantes1. D'où le développement de l'interprétation civilisationnelle, dérivée de la science de la civilisation2. Un représentant important dans la réflexion scientifique polonaise était Feliks Konieczny, qui a créé une science comparée des civilisations. Cette approche est également soutenue par les normes applicables dans le monde des méthodologies des sciences sociales et humaines, qui révèlent des tendances, entre autres, à se retirer de la recherche factuelle au profit de synthèses théoriques ; se concentrer sur la nature dynamique et procédurale de la vie sociale; prendre en compte un horizon temporel long qui permet de percevoir le rôle de la tradition et de faire des prévisions ; s'éloigner des questions d'institutions et d'organisation de la société au profit des questions de culture, c'est-à-dire des systèmes de valeurs, de la mentalité collective, etc. ; assurer l’interdisciplinarité de la recherche, privilégiant les méthodes qualitatives et herméneutiques3.

Nous assistons à la crise de la civilisation occidentale, qui a non seulement perdu ses avantages et ses possibilités d'imposer ses valeurs au monde, mais est incapable d'offrir des réponses aux défis qui ont émergé au XXIe siècle. C'est pourquoi cela vaut la peine d'identifier et de comparer les civilisations russe et occidentale pour répondre à la question : laquelle est la plus adaptée aux besoins du développement social du XXIe siècle ? L'intérêt croissant pour la recherche d'une alternative au libéralisme occidental, exprimant l'idée du capitalisme, du marché libre et de la démocratie, est bien révélé par la chercheuse polonaise Barbara Krygier : «L'inefficacité du mondialisme, comme système dégénéré créé dans le courant de déclin de la civilisation occidentale, et surtout de l'américanisme, comme son efflorescence, est de plus en plus révélée »4. Dans l'article, je vérifie l'hypothèse selon laquelle la civilisation russe révèle des artefacts culturels qui contribuent à changer le monde en mieux.

Le sujet de l'analyse est la sous-structure de conscience de l'être social, qui comprend également la sous-structure politique, juridique et économique. Déterminer le rôle de chacun d'eux dans une société choisie permet de caractériser une civilisation donnée5, car c'est le système de valeurs qui motive l'action, provoque des conflits et est à la base de l'idéologie et des doctrines politiques6. Les trois structures de l'existence sociale sont en fait créées par le comportement humain. Adam Jan Karpiński souligne que "chaque sous-structure est (...) un produit de l'homme, grâce à ses spécificités biologiques, mentales, sociales et spirituelles"7. Le choix des objets comparés n'est pas accidentel. Le phénomène de « l'idée russe » conduit à penser que la Russie est une création diamétralement opposée aux autres pays, qui se soumettent souvent sans discernement aux tendances mondiales. Comme l'a écrit Piotr Chaadaev, philosophe russe du XIXe siècle : « Nous n'appartenons à aucune des grandes communautés de la race humaine ; nous n'appartenons ni à l'Occident ni à l'Orient, et nous n'avons aucune tradition de l'un ou de l'autre. Placés pour ainsi dire hors du temps, nous n'étions pas embrassés par l'éducation universelle de l'humanité »8. Cet isolement historique (souvent confondu avec un retard) dans les conditions de la crise mondialiste actuelle ne doit plus être perçu comme un trait négatif, mais comme un atout et une opportunité pour les Russes de proposer leur propre récit en augmentant la prise de conscience générale et l'humanitarisme de l'humanité. Comme l'a écrit Andrzej Piskozub9.

 

Les voies de divergence des civilisations d'Orient et d'Occident

Les origines du processus de séparation de la Russie de l'Occident remontent à l'Antiquité. Les pays d'Europe occidentale se sont développés dans la culture latine (qui a succédé à Rome), tandis que la Rus (« Ruthénie ») de Kiev était indubitablement corrélée aux coutumes du rite byzantin (qu'il faut comprendre comme une continuation de l'hellénisme), acceptant le baptême de Constantinople. Malgré l’assimilation de la Grèce antique avec Rome, sous le nom d’Antiquité, malgré de nombreux traits communs, il convient de prêter attention aux différences entre ces civilisations, car elles peuvent être la clé permettant de comprendre les différences entre les nations prenant pour modèles ces deux berceaux de civilisation distincts. Wojciech Klag attire l'attention sur cela lorsqu'il écrit sur les croyances des Grecs et des Romains10 :

Malgré l'acceptation de nombreuses divinités grecques par les Romains, la différence fondamentale entre les religions de la Grèce et de Rome consistait en une perception différente de la divinité. Les Romains traitaient des concepts abstraits tels que Victoria et Nike comme des divinités, tandis que les Grecs donnaient à chaque divinité une forme humaine, ce qui était propice à l'apothéose des peuples (...) Les Romains, en revanche, avaient tendance à succomber au syncrétisme religieux.

La religion joue sans aucun doute un rôle important dans le processus d'émergence de la civilisation. Elle crée des valeurs universelles de la vie sociale et de la compréhension de ce qui est caractérisé comme étant le bien. Même avant le schisme de 1054, quelques écarts peuvent être constatés entre les sociétés de rite chrétien oriental et occidental. Klag, analysant les réalisations scientifiques de Feliks Konieczny, définit la civilisation latine comme personnaliste, tandis qu'il qualifie le byzantinisme de collectiviste11. Dans la recherche des sources de l'essence communautaire du courant oriental, il convient de prêter attention au concept d'émanatisme, dérivé de l'hellénisme. L'une de ses hypothèses est le contact avec la divinité collectivement, et non individuellement. Cette vision du monde a trouvé son reflet dans le byzantinisme, puis a influencé la spécificité de la spiritualité russe. Le premier moment historique du processus de séparation des civilisations de l'Orient et de l'Occident fut la désintégration de l'Empire romain en 476. Dans le contexte de cet ouvrage, il convient de considérer cet événement du point de vue de Constantinople, comme l'écrit Dariusz Brodka12 :

Seule la partie occidentale de l'empire s'effondre, les Goths prennent le pouvoir à l'ouest, l'Occident est envahi par les barbares. L'Orient représente la permanence de l'Empire Romain. (...). En général, en Orient (...) l'opinion sur la continuité de l'Empire romain prévaut, l'Empire romain d'Orient est une continuation naturelle de l'ancien empire.

Des différences culturelles croissantes entre Constantinople et Rome au fil du temps ont été l’une des conséquences de la séparation. Cela était dû en grande partie au fait que le grec était parlé dans l'Empire d'Orient tandis que le latin était utilisé dans l'Empire d'Occident. Il était donc inévitable d'obtenir des informations de diverses sources, de reconnaître d'autres auteurs comme autorités religieuses, et donc de s'éloigner progressivement les uns des autres13.

Les événements de 1054, qui sont entrés dans l'histoire sous le nom de Grand Schisme d'Orient, ont été un autre accélérateur de la scission du christianisme entre le catholicisme et l'orthodoxie. Sa cause théologique était le débat entre les Églises d'Orient et l'Occident sur la doctrine latine de la descente du Saint-Esprit du Père et du Fils. L’enseignement basé sur les vues de St. Augustin et d'autres Pères latins, a conduit à un changement dans les mots du Credo de Nicée-Constantinople concernant le Saint-Esprit. Au lieu de "du Père qui s'en va" en Occident, les mots "du Père et du Fils" ont commencé à être utilisés. Selon les chrétiens d'Orient, l'expression « procède du Père » est indiscutable car elle se fonde sur les paroles du Christ lui-même14. Il est intéressant de noter que les débuts de l'identification de toute l'Europe occidentale avec le protestantisme, qui sont apparus dans la conscience russe au cours des siècles suivants et qui sont encore visibles aujourd'hui, remontent au Grand Schisme d'Orient15 :

Dans la scission du XIe siècle, l'orthodoxie a vu l'arrogance inhérente à l'esprit du protestantisme, le mépris de la communauté de l'Église, l'arbitraire dans les jugements dogmatiques, la perte de la vision spirituelle de l'Église et son agencement à la manière d'une communauté laïque soumise aux lois et aux gouvernants.

Alexeï Khomyakov, penseur russe du XIXe siècle, désigne la Réforme luthérienne comme une conséquence de l'arbitraire occidental16. C'est cela, malgré de nombreux événements historiques qui ont influencé la formation de l'idée russe, que Sergei Kara-Murza considère comme un tournant dans le processus de séparation de la Russie de l'Occident. Il décrit le discours de Martin Luther et ses conséquences comme « une rupture avec l'idée du salut collectif de l'âme (et donc aussi avec l'idée de la fraternité religieuse) »17. Son opinion prouve que, le monde occidental se détournant de la perception communautaire de la religion, cette division a pris une forme irréversible et prouve la fondamentalité attribuée par la société russe à l'idée de soborisme. Un promoteur contemporain de ce concept est le philosophe et géopolitiste russe Alexandre Dugin18 :

Les protestants ont remplacé l'identité collective de l'Église au sens du catholicisme (et plus encore de l'orthodoxie) par des individus séparés qui pouvaient désormais interpréter l'Écriture à partir de leur propre raison, rejetant toute tradition. Ainsi, de nombreux aspects du christianisme, tels que les mystères, les miracles, les anges, la récompense après la mort, la fin du monde, etc., ont été revus et rejetés comme ne répondant pas aux "critères rationnels".

L'émergence d'une telle manière de percevoir le monde a jeté les bases de l'octroi généralisé de la propriété privée et du développement du capitalisme et, ce qui est extrêmement important, a contribué à l'ouverture de l'art à l'art abstrait. Cette tendance s'est manifestée dans le protestantisme par l’abandon du sacré et du contenu - les valeurs clés de l'orthodoxie. C'est pourquoi l'Orient accuse l'Europe de rejeter la nature divino-humaine de la réalité rachetée par le Christ19. L'idée de dieu-humanité, initiée par Vladimir Soloviev, explorée par les penseurs orthodoxes, est devenue l'une des théories les plus importantes de la spiritualité russe. Le concept protestant de "Seul Dieu est divin, il est au-dessus de tout ce qui est humain"20 est à l'opposé.

Dans le contexte de la condamnation globale de l'Occident par l'Orient pour cause de protestantisme, Wojciech Błaszczyk ajoute21 :

Les théologiens orthodoxes affirment que l'orthodoxie a un remède contre les maux internes à l'Occident, qu'un retour aux enseignements orthodoxes peut empêcher une crise de la foi en Occident (A. Khomiakov, P. Evdokimov. O. Clément). Cette théorie est très discutable, bien que non dépourvue d'intuitions profondes.

Le problème de la compréhension de l'œcuménisme dans le contexte des trois branches les plus importantes du christianisme, visibles dans la question discutée, est mieux illustré par les mots suivants22 :

L'orthodoxie et le catholicisme aspirent à l'unité de l'Église parce qu'ils croient que l'Église est une, indivisible par nature, comme le Christ l'a voulue. Chaque scission apparaît comme une véritable blessure intérieure, un mal qui dénature l'image même du christianisme. L'unité est un attribut inaliénable de l'Église. Le protestantisme, d'autre part, comprend l'unité d'une manière plus pratique. Le protestantisme ne cherche pas l'unité pour elle-même, mais considère quelle situation est la plus propice à l'accomplissement des objectifs et des tâches qu'il se fixe.

Il convient de noter que cette question a également été soulevée à plusieurs reprises par Jean-Paul II. Concernant l'Orient, il écrit23 :

Certaines valeurs essentielles à la vie humaine y ont été moins dévalorisées qu'en Occident. Il y a une vive (...) conviction que Dieu est le plus haut garant de la dignité humaine et des droits de l'homme. Quel est le risque alors ? Elle consiste à succomber sans discernement à l'influence des schémas culturels négatifs répandus en Occident.

L'orthodoxie et le catholicisme ont préservé la perception de Dieu de manière concrète et abstraite, reconnaissant la valeur des réalités terrestres qui servent à obtenir le salut. Cela a été confirmé par le Concile Vatican II : « Car toutes choses, par le fait même qu'elles sont créées, ont leur propre permanence, vérité, bonté, et en même temps leurs propres lois et ordre, que l'homme doit respecter, reconnaissant les méthodes propres des diverses sciences ou arts »24. D'autre part, la théologie protestante, au contraire, comprend le sacré en termes abstraits, ce qui conduit à un trouble de l'intégrité caractéristique de l'Occident. En témoignent les paroles suivantes : "Luther arrive à la conclusion que la loi de Dieu ne concerne que la vie religieuse de l'homme, et que la loi de l'homme ne concerne que la dimension de sa vie naturelle"25.

 

Anthropologie au regard des civilisations d'Orient et d'Occident

Les réflexions sur la spécificité de la culture russe, souvent qualifiée plus largement d'orthodoxe ou de slave, font référence à la figure mythologique du Sphinx. Le monstre à corps de lion, ailes d'aigle, queue de serpent et tête de femme de la tragédie de Sophocle pose au titre d'Œdipe une question célèbre, à laquelle la réponse est : l'homme. Le sphinx symbolise le sens et l'image de la mort, la soumission au destin. Selon Maciej Broda, cette création « génère des attitudes ambivalentes, caractéristiques de l'expérience du sacré, qui suscite à la fois la fascination et la peur, qui peut sauver, libérer, mais aussi tromper et perdre. (...) oriente le monde vers la Divinité »26. Le Sphinx est identifié par Friedrich Nietzsche à la « volonté de vivre » et à la « volonté de se questionner davantage »27. En essayant d'explorer le mystère de l'âme russe, il est impossible de ne pas se référer à la tradition philosophique locale. Evoquant le problème de la différence de la nation russe28 par rapport aux nations occidentales, Dostoïevski écrit : « Pour l'Europe, la Russie est l'un des mystères du Sphinx. L'Occident inventera plutôt un perpétuel mobile ou un élixir de vie que d'explorer l'essence de la russité, l'esprit de la Russie, son caractère et son attitude »29. Cette citation illustre pleinement la complexité de la compréhension de l'identité russe, clairement orientée vers des valeurs polémiques telles que l'unité, l'intégralité et la finalité.

Les raisons de l'impossibilité de comprendre sa nation en termes rationnels ont également été recherchées par l'éminent philosophe russe Soloviev. A son avis30 :

Ce qui est personnel et ce qui est social, ce qui est historique et ce qui est universel, ce qui est terrestre et ce qui est cosmique, ce qui est terrestre et ce qui est extra-terrestre se sont unis chez le Russe en un tout, le faisant en partie à la frontière et en partie au-delà des frontières de l'existence.

Nikolai Gogol était d'un avis similaire, qui croyait que la mentalité russe se caractérisait par un désir de s'élever au-dessus de la vie, dans les dimensions les plus élevées des sphères idéales31. Nous arrivons ici au problème de l'incompréhension de la russitude par l'Occident, dont les idées sont basées sur les Lumières, qui font passer la raison avant tout. En se référant à la pensée de Huntington, notons que la Russie, du fait de l'esclavage tatar, n'a eu aucun contact avec les conceptions qui prévalaient en Europe32. Dans la compréhension de l'Occident, c'est une sorte de pénurie. L'opinion s'est répandue que la Russie est trop sous-développée pour égaler le monde capitaliste au niveau de la modernisation. Pendant ce temps, les Russes eux-mêmes présentent cette situation différemment ; à l'époque où les idées des Lumières prévalaient en Europe, Fiodor Tyoutchev écrivait33 :

Vous ne pouvez pas comprendre la Russie avec votre esprit

Et vous ne pouvez pas le mesurer avec une mesure ordinaire

Elle a un caractère spécial

Que vous ne pouvez croire qu'en Russie.

Ces strophes amènent à réfléchir sur la question de savoir comment comprendre la Russie, puisque ce n'est pas possible avec l'aide de la raison. Le sujet lyrique désigne la foi comme un élément clé du processus cognitif, qui est basé sur la confiance et nécessite une implication émotionnelle. Le caractère particulier de la Russie la rend au-delà de la compréhension rationnelle, elle ne peut donc pas être limitée par des schémas logiques. Comme on peut le voir, le poème promeut des valeurs opposées aux concepts des Lumières européennes d'alors.

Dans ses recherches sur les différences civilisationnelles anthropologiques, Kara-Murza identifie deux types de sociétés : traditionnelle et moderne. Le premier d'entre eux se caractérise par une approche de la vie dans laquelle la valeur d'une personne n'est pas dictée par la quantité de biens matériels qu'elle a accumulés, mais par sa réputation dans sa communauté d'origine. Ainsi, en naissant dans une communauté donnée, les gens en font partie et cela donne un sens à leur vie. En revanche, les éléments de base de la société moderne sont des individus dont la réputation dépend de leurs possessions. Comme l'écrit Kara-Murza34 :

Un petit homme dans cette société est transformé en spectateur pour qui une "réalité virtuelle" est créée, de sorte qu'il n'est plus capable de la distinguer de la "réalité réelle" et perd son libre arbitre.

Selon le chercheur russe, une telle tendance est visible dans les pays occidentaux, alors qu'en Russie, qu'il identifie à la société traditionnelle, c'est l'inverse : « l'homme n'est pas un individu, mais un membre d'une communauté »35. L'appartenance de la civilisation russe à la catégorie de la société traditionnelle est confirmée par la foi dans les possibilités illimitées de l'homme. Cela est particulièrement évident dans la philosophie de cette nation. Des tendances telles que l'humanité divine ou le cosmisme peuvent être citées en exemple. Leurs hypothèses sont basées sur la poursuite du bonheur pour tous. Comme l’écrit Gracjan Cimek36 :

L'idée russe résulte d'une vision holistique de la réalité, reconnaissant l'homme comme un microcosme concentrant le tout en lui-même - le macrocosme. Le lien entre l'homme et le monde est la religion - une structure à l'intérieur du monde, pas à l'extérieur, qui en fait partie intégrante.

La société moderne, d'autre part, limite l'homme à la réalisation de certains biens matériels, indépendamment du mal fait à d'autres personnes. Selon Kara-Murza, l'Occident a prouvé son appartenance à cette catégorie en procédant à une expansion et à une colonisation au sens large au tournant du siècle. Les effets de ces activités incluent : la mort de membres de différents groupes ethniques, la destruction de leurs cultures et l'imposition d'un mode de vie occidental. L'Occident percevait les gens qui, au lieu d'adhérer à la théorie de la propriété privée, vivaient selon le principe du « un pour tous, tous pour un » comme des sauvages qu'il fallait coloniser. Une manifestation révélatrice de cette attitude a été l'extermination de millions d'Indiens par des immigrants anglo-saxons en Amérique du Nord. Ainsi, la société civile, si valorisée dans l'idée, a en fait engendré le racisme. Les facteurs mentionnés ci-dessus sont devenus la prémisse pour identifier les attitudes de la société russe avec le soborisme et la civilisation occidentale avec la vente de soi comme un produit, ce qui a conduit à la création d'une population d'atomes caractérisée par l'individualité.

La culture est un élément important de l'identité nationale. Il vaut donc la peine de considérer ses manifestations dans le contexte de la nature d'une société donnée. Nietzsche a défini l'art comme un domaine dans lequel l'homme "se complaît comme perfection"37. On retrouve ici une convergence avec l'humanisme esthétique, dont les valeurs sont liées à de nombreux courants de la philosophie russe, montrant l'homme comme un individu ayant le pouvoir de créer. C'est l'idéalisme nietzschéen qui s'est intégré au système collectiviste, dans lequel le rôle dominant de la culture était l'expérience mystique des masses et de la communauté38. Cette tendance reflète le soborisme russe. La signification de ce terme est mieux véhiculée par les mots39 :

La plénitude de la vie est la communauté (sobornost') dans laquelle la personne trouve son épanouissement ultime. La recherche de la vérité est un défi pour toute la communauté des croyants. Elle ne peut être connue individuellement, subjectivement, mais toujours en communauté.

Marcin Cielecki souligne qu'au fil des années le sens de ce mot a évolué grâce aux plus grands penseurs et théologiens russes (Berdiaïew, Khomyakov, Sergueï Boulgakov et Pavel Evdokimov)40. Les chercheurs contemporains soulignent également la nature communautaire et intuitive de la conscience russe, qui s'oppose à l'individualisme, au raisonnable.

L'idéologie occidentale, quant à elle, a rejeté les valeurs conciliaires au profit de l'individualisme. Ce processus a conduit à la création de l'aliénation ("aliénation"). Karpiński décrit ce phénomène comme suit41 :

L'homme crée « quelque chose », puis ce produit, devenant indépendant, s'aliène en subordonnant son producteur. Un exemple ici sont les produits du travail, qui échappent au contrôle rationnel de leurs producteurs et, les contrôlant, deviennent une force qui leur est hostile. Ce processus est soumis à la fois aux objets matériels, aux choses faites par l'homme, ainsi qu'aux résultats de son effort spirituel, c'est-à-dire un système de concepts, de valeurs, de systèmes idéologiques.

 

Conséquences de l'impérialisme romain

Selon Samuel Huntington, l'identité de l'Occident était définie par les caractéristiques suivantes : le catholicisme romain, le féodalisme, la Renaissance, la Réforme, l'expansion outre-mer et la colonisation, les Lumières et l'émergence de l'État-nation. L'auteur de Clash of Civilizations ajoute que la Russie n'a eu aucun contact avec les phénomènes historiques mentionnés en raison de la captivité tatare qui a duré du milieu du XIIe au milieu du XVe siècle42.

Les considérations des politologues et des sociologues qui étudient les doctrines contemporaines indiquent, entre autres, les raisons de l'expansion romaine, des facteurs tels que les avantages matériels, la nature psychologique obtenue grâce à des politiques agressives et les tendances ataviques de cette société à recourir à la violence43. Le débat médiéval sur les universaux était une sorte de fondation de la civilisation occidentale, à partir de laquelle le système libéral a ses origines. C'est alors que le courant opposé, appelé nominalisme, s'est développé sur l'idéalisme platonicien. Le différend est décrit avec précision par Dugin44 :

Cette dispute divisa les théologiens catholiques en deux camps, dont l'un reconnaissait l'existence de la généralité (genre, espèce, universaux), et l'autre croyait qu'il n'y avait que des objets séparés, spécifiques et individuels, dont les noms n'étaient traités qu'en termes de systèmes de classification externes, conventionnels, dépourvus de contenu interne.

Le propagateur de la première direction était Thomas d'Aquin, qui, avec toute la tradition de l'Ordre dominicain, se basait sur les hypothèses de Platon et d'Aristote45. En revanche, Jean Roscelin et William Ockham sont considérés comme les principaux représentants du nominalisme. La vision du monde des partisans de cette tendance est décrite par Gracjan Cimek comme suit : "les concepts d'homme, de Dieu, de moralité, de vérité ne sont pas considérés comme réels, donc leur existence est étroitement pragmatique"46.

Avec la vulgarisation de la théorie du nominalisme en Occident, le dualisme dans la sphère religieuse a commencé à être observé dans ce domaine. En revanche, à propos de l'Orient, Cimek note : « L'absence de cette révolution dans le cercle culturel et civilisationnel russe a permis de maintenir le « lien » avec l'Antiquité »47. Cette opinion est confirmée par les propos de Jadwiga Staniszkis48 :

C'est la survivance du platonisme dans le thomisme (qui est encore le fondement du catholicisme en Europe de l'Est et partout où la révolution intellectuelle nominaliste n'a pas eu lieu) qui le relie de manière cachée à l'orthodoxie et crée le terrain pour vivre différemment qu'en Europe occidentale de nombreux courants idéologiques.

Dugin appelle à juste titre le nominalisme « la matrice philosophique de la Modernité »49. Les relations individuelles entre l'homme et Dieu prouvent l'ingérence de ce courant de pensée dans la sphère religieuse du monde d'alors. En science, cette direction est devenue visible à travers l'atomisme et le matérialisme. La politique a commencé à pencher vers la démocratie bourgeoise. Dans l'économie, il a trouvé son expression dans le libre-échange et la propriété privée. L'éthique, quant à elle, était empreinte d'utilitarisme, d'individualisme, de relativisme et de pragmatisme50. On peut donc conclure que le nominalisme a inauguré le processus de désintégration du consensus jusque-là universel, comme en témoignent les propos suivants51 :

Le nominalisme est devenu le fondement du libéralisme dans l'idéologie et l'économie à l'avenir. Il ne traitait l'homme que comme un individu et rien de plus, et toute forme d'identité collective (religion, groupe social, etc.) devait être invalidée.

L'étape suivante dans l'histoire de l'expansion géopolitique des pays occidentaux fut sans aucun doute le colonialisme, entraînant, entre autres, l'assujettissement par les puissances européennes des cultures des sociétés conquises, qui a eu des résultats désastreux dans le domaine de l'anthropologie. Les réalisations de l'esprit humain ont été divisées en une culture dominante (européenne) et une culture dominée (non européenne)52. Comme l'écrit Cimek53:

Le commerce et l'argent sont devenus la force formatrice de la culture de la civilisation occidentale. (...) un système de valeurs spécifique est apparu, qui a été créé par : l'initiative, l'égocentrisme, la compétition, le capital, la richesse, le pouvoir, imprégnant la philosophie, la théologie et même la mode, l'art et le goût. La civilisation occidentale a donné une impulsion à l'ère moderne et, grâce au développement des sciences naturelles, de la technologie et du rationalisme, elle est devenue une civilisation de l'expérimentation, laissant à l'Orient le titre de pilier des valeurs humanistes. Les principaux États de la civilisation occidentale se sont identifiés comme le centre de la civilisation mondiale.

 

Liberté et droit

Selon Witold Kwaśnicki : "les définitions de la liberté et de l'égalité peuvent être manipulées librement, en fonction du système de valeurs adopté et de la volonté d'utiliser ces concepts pour démontrer des thèses prédéterminées"54. Selon le fondateur du libéralisme, Lock55 :

La liberté de l'homme dans la société est réduite à n'être soumise à aucun autre pouvoir législatif que celui établi par consentement dans la communauté, ni à l'empire de la volonté de personne, ni aux limitations d'aucune loi autre que celle que le législateur édicte conformément à la confiance placée en lui. La liberté du peuple sous le règne du gouvernement signifie vivre sous le règne de lois permanentes, universelles dans cette société et promulguées par la législature qui y est établie. C'est la liberté de suivre ma propre volonté dans toutes les matières où les lois ne l'exigent pas, et de ne pas être soumis à la volonté changeante, incertaine, inconnue, arbitraire d'un autre homme.

Dans le contexte des mots cités, il convient de considérer l'opinion exprimée par Berdiaïev56 :

Au plus profond du peuple russe s'enracine une plus grande liberté d'esprit que dans le peuple plus libre et les nations éclairées de l'Occident. Dans les profondeurs de l'orthodoxie, il y a plus de liberté que dans le catholicisme. Le pouvoir du sentiment de liberté est l'un des pôles de la nation russe sources auxquelles l'idée russe est liée.

Quelle est la différence d'interprétation de la catégorie de liberté entre l'Orient et l'Occident ? Chomiakow voit dans le catholicisme, dans le rationalisme occidental et dans la philosophie de Hegel l'avantage du monde matériel sur l'esprit57. Berdiaïev décrit la liberté intérieure des Russes comme "très développée"58. Błaszczyk59 fait des remarques intéressantes à cet égard :

Bien sûr, l'Orient parle de liberté à un niveau légèrement différent de celui de l'Occident, qui, soit dit en passant, n'a jamais perdu une telle vision spirituelle de la liberté. (...) Il a laissé la gestion des libertés naturelles à l'Etat. Aux temps des régimes les plus autoritaires, que ce soit à Byzance ou dans la Russie tsariste, la résistance des fidèles aux autorités était négligeable. Et pourtant, dans le cas des Russes, on ne peut pas dire qu'ils aient manqué de courage, ni même d'une certaine inclination au combat extrême. Dans ce cas, cependant, l'extrémisme s'est traduit par la capacité de supporter un régime parfois extrêmement despotique. A la racine de cette attitude se trouve certainement la notion orthodoxe de liberté.

Le concept orthodoxe de liberté dans son ensemble fait référence au commandement de l'amour du Nouveau Testament. Ce fait est le point de départ pour considérer les différences dans la compréhension du terme "loi" entre l'Orient et l'Occident. Comme le note Błaszczyk, la Russie a toujours fortement critiqué le juridisme occidental, dans lequel tout était réglé par la loi60. Cette opinion est confirmée par les paroles du slavophile du XIXe siècle Konstantin Aksakov61 :

En Occident, l'âme est tuée, contente de perfectionner les formes de l'État, le système policier ; la conscience est remplacée par la loi, les motivations intimes par des règlements, même la philanthropie devient une activité mécanique ; en Occident, seule la forme de l'État est concernée.

Dans une telle attitude, nous voyons une incohérence avec l'idée russe. Selon les Russes, les lois ne remplacent pas efficacement le lien de conscience et d'amour. Comme l'écrit Kara-Murza62 :

La notion de liberté dans une société traditionnelle est contrebalancée par une multitude d'interdictions qui, ensemble, génèrent un fort sentiment de responsabilité (c'est pourquoi une telle société ressemble à une société de non-droit - il n'y a pas d'urgence à formaliser les interdictions sous forme de lois). Dans la société occidentale, le contrôle de l'éthique commune a été remplacé par le contrôle de la loi. Dans une société traditionnelle, la loi est largement inscrite dans les normes culturelles, les interdictions et les traditions. Ces normes sont exprimées dans le langage de la tradition, transmis de génération en génération (traduction personnelle).

Il convient de noter qu'elle est à l'origine de nombreux malentendus, car elle perçoit la perception du droit au sens traditionnel par les sociétés occidentales comme illégale. Afin d'illustrer le problème toujours d'actualité des différents points de vue sur la liberté et les limites imposées par la législation, je voudrais citer les mots de l'écrivain russe contemporain Viktor Yerofeev63 :

En Europe, je vois toujours de plus en plus d'interdictions (même de fumer dans les lieux publics), la croyance que le sucre n'est plus souhaitable et que le sel est carrément interdit, qu'il faut porter un casque à un endroit et qu'un chapeau n'est pas autorisé à un autre. N'est-ce pas une sorte de castration d'un homme ? Bien sûr, l'homme a beaucoup de mauvaises habitudes, mais les interdire n'est pas le moyen de les briser.

 

La démocratie russe aujourd'hui

En essayant de déterminer le degré de fonctionnalité de la démocratie dans les conditions de la Fédération de Russie contemporaine, nous rencontrons de nombreuses contradictions. Une opinion intéressante est exprimée par Yerofeev, qui affirme que « la démocratie et la Russie sont deux phénomènes qui ne peuvent être combinés »64. Son point de vue rejoint les observations du diplomate polonais Jerzy Bahr, qui fut consul général de la République de Pologne à Kaliningrad (1992-1994), puis ambassadeur de Pologne en Russie (2006-2010). Dans ses mémoires, on lit le mythe existant dans la société russe des années 1990 concernant la possibilité de construire un État basé sur les idées de l'Occident, libéral et libertaire65, qui n'a cependant pas trouvé l'approbation des Russes66 :

Les années 1990 sont perçues par la plupart des Russes comme définitivement négatives, ce qui se reflète même dans la langue : le mot "démocratie" est remplacé par "diermokracja", c'est-à-dire "gouvernement de merde", et "privatisation" par "prichvatisation" de "prichwatit", signifiant attraper pour soi.

Par rapport au problème décrit, une hypothèse intéressante est avancée par Kara-Murza, qui ramène le problème de la démocratie à la question de ce qui est le plus humain : la manipulation par les autorités ou les moyens ouverts de coercition et de violence. Selon lui, l'Occidental choisira la première option, et la réponse du Russe sera la deuxième option. Pourquoi? Car la manipulation est cachée67. Le philosophe russe ajoute également que, selon ses compatriotes, les élections multipartites font plus de mal que de bien68. Dans ce contexte, les propos d'Erofeev sur son pays semblent faire sens : « La démocratie y est acceptée comme un moindre mal »69.

De plus, Erofeev exprime l'opinion suivante : "actuellement la Russie est un pays où la démocratie ne meurt pas, mais se développe et renaît"70. Ses paroles sont confirmées par l'élaboration du concept de « démocratie souveraine » par les autorités de la Fédération de Russie au début du XXIe siècle. Son objectif est de préserver l'identité culturelle et de réaliser le potentiel de l'État dans les conditions de la mondialisation. De cette façon, la Russie veut se protéger d'être subordonnée aux hégémonies occidentales dans la sphère politique, économique et culturelle, tout en préservant la liberté des individus et des sociétés71. Voici comment Cimek définit ce projet idéologique72 :

Le message principal est la reconnaissance de la suprématie de la "souveraineté" sur la "démocratie", ce qui signifie la fin du processus de démocratisation incarné par le président Eltsine. La nouvelle idéologie doit être le point culminant de la transformation du système russe : du tsarisme, en passant par le socialisme, au règne des oligarques. (...) La valeur fondamentale est la liberté de l'individu, inséparable de la liberté de la nation et de l'ordre juste du monde. (...) Le projet ne repose pas sur le concept de droits individuels enraciné dans le libéralisme occidental, mais rejette également la nation ethniquement comprise. Elle justifie la construction d'un système politique dans lequel les autorités ne sont choisies, formées et dirigées que par des membres de la nation russe. L'objectif était d'assurer le bien-être matériel, la liberté et la justice pour tous les citoyens, groupes sociaux et peuples de la Fédération de Russie. Parmi les priorités figurent : a) la solidarité civique, b) la "couche créative" comme première couche, c) la culture grâce à laquelle la Russie doit devenir co-créatrice de la civilisation européenne, d) la science et l'éducation comme condition de la compétitivité de l'économie fondée sur la connaissance.

Dans les conditions de la mondialisation, l'adoption par la Fédération de Russie de l'idéologie de la démocratie souveraine prouve une profonde conscience des dangers résultant de l'adoption sans critique des modèles occidentaux de systèmes politiques. Un tel comportement est la clé du maintien de l'identité nationale et est également l'un des éléments de la sécurité nationale.

 

Propriété privée

Une autre valeur montrant les différences entre la civilisation russe et occidentale est la propriété privée. Platon a affirmé que la propriété privée provoque des querelles et contribue au déclenchement des guerres, c'est pourquoi il a postulé son abolition. Aristote, d'autre part, croyait que ce n'était pas la valeur privée qui motivait la querelle, mais le désir de la posséder. Par conséquent, afin d'éliminer les conflits armés, il faudrait se débarrasser de ce sentiment, ce qui est pourtant impossible, compte tenu de l'éternelle cupidité de l'humanité73. La possession est l'élément le plus important du marché, sans elle il ne pourrait pas fonctionner. Selon Adam Smith, seul le souci de l'homme pour son propre bien, c'est-à-dire la propriété privée, est une garantie de gestion efficace. Selon lui, le devoir de l'État ne devrait être que de maintenir certaines institutions qui facilitent les échanges. En même temps, il était très sceptique quant aux efforts arbitraires des fonctionnaires pour le bien de l'État74.

Friedrich von Hayek, partisan autrichien des principes de l'économie de marché libre, a affirmé que le système de la propriété privée est le plus important garant de la liberté75. Le libéralisme dans la sphère économique consiste à considérer les biens comme des objets individuels pouvant être attribués à un propriétaire individuel. L'idée russe s'oppose à cette conception de l'économie, comme le confirment les propos de Berdiaev : « tout le monde espérait que la Russie éviterait le mensonge et le mal du capitalisme, qu'elle serait en mesure de parvenir à un meilleur système social, en contournant le stade capitaliste du développement économique»76. Cette opposition au capitalisme s'est intensifiée dans la pensée slavophile du XIXe siècle77 :

Les slavophiles croyaient que les voies de la Russie étaient particulières, que le capitalisme ne se développerait pas et qu'une bourgeoisie forte ne se formerait pas en Pologne, qu'il serait possible de préserver la communauté de l'être national russe, par opposition à l'individualisme occidental. La bourgeoisie triomphante en Occident leur répugnait.

L'attitude des Russes envers la propriété privée se reflète dans les mots de l'économiste Alexander Yakovlev78 :

Il n'y a jamais eu de propriété privée normale et libre en Russie... La propriété privée est la matière et l'esprit de la civilisation... La Russie n'a jamais eu de propriété privée normale, et donc elle a toujours été gouvernée par des personnes, pas des lois (traduction personnelle).

 

S'opposer au capitalisme

L'éminent penseur social russe du XIXe siècle, Alexander Herzen, a exprimé une pensée non conventionnelle sur le retard économique de sa nation. Il croyait que ce délai était bénéfique pour résoudre un problème social. Il présente la Russie comme un État capable de résister au capitalisme et à la bourgeoisie79. Son opinion est devenue une sorte de prophétie. La révolution russe du début du XXe siècle n'était pas bourgeoise, libérale, mais sociale. Berdiaev écrivait : "les socialistes rejetaient fermement les voies de développement occidentales, ils voulaient que la Russie évite à tout prix le stade du capitalisme"80.

Kara-Murza définit l'année 191781 comme le moment du rejet catégorique de l'idéologie du marché libre par les Russes, de la séparation de l'Occident, exprimant les principes du capitalisme82. Dans ce contexte, le philosophe russe pose la question de savoir pourquoi, après l'effondrement de l'Union soviétique, le concept d'identification de la Russie à l'Europe a émergé. Selon lui, la seule caractéristique commune est l'affiliation géographique. Selon les recherches contenues dans son livre, lorsqu'on leur a demandé si la Russie faisait partie de la civilisation occidentale, seulement 15% des personnes interrogées ont répondu par l'affirmative. D'autre part, l'écrasante majorité (70%) a exprimé l'avis que la Russie est une entité distincte (eurasienne ou de pure civilisation slave), qui ne correspond pas au type de développement occidental. À la lumière de ces recherches, la déclaration de l'actuel président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, à propos des États-Unis semble avoir du sens : « bien qu'ils pensent que nous sommes comme eux, nous sommes des gens différents, nous avons un code génétique et culturel différent »83.

 

La mondialisation sur le sol russe

Dans la recherche d'une réponse à la question de savoir pourquoi le capitalisme n'a pas été adopté en Russie autant qu'en Occident, il est crucial de remarquer les différences dans la sphère d'identité des deux nations (par exemple, la nature non marchande de concepts tels que la justice et la souffrance, qui sont à la base de la mentalité russe). Selon le principe de Smith de la main invisible du marché, le capitalisme harmonise et conduit à la réalisation du bien commun de la société partout dans le monde. Kara-Murza s'oppose à cette affirmation, remettant en cause les croyances des tenants du libéralisme : « L'économie de marché, qui est devenue le type dominant de l'économie occidentale, n'est pas quelque chose de naturel et d'universel. C'est la construction sociale la plus récente, née d'une mutation profonde de la culture spécifique de l'Europe occidentale » (traduction personnelle)84. Selon ce récit, le marché n'est pas en mesure de fournir aux Russes les valeurs fondamentales de cette nation.

La mondialisation impose le dogme du marché libre à tous les pays. Après l'effondrement de l'Union soviétique (1991), la nation russe, étrangère aux activités des grandes entreprises étrangères, a tenté de trouver sa place dans la nouvelle réalité, succombant en même temps à la culture occidentale. Le chaos qui régnait dans la société à cette époque a été très précisément présenté par Viktor Pelevine dans son livre Génération P. Sa publication est un commentaire sur la situation dans laquelle se trouvaient les jeunes Russes qui, selon la métaphore de l'auteur, "ont inconditionnellement choisi Pepsi", tout comme leurs parents "ont choisi Brejnev". La conséquence de l'accumulation des produits occidentaux sur le marché russe inadapté fut le règne de l'anarchie dans l'économie. Le livre de Pelevine, publié en 1999, ne perd pas sa pertinence. En abordant les questions polémiques de l'idéologie libérale, il reste un véritable commentaire sur le processus de mondialisation en marche, qui menace l'identité russe, et fait donc l'objet d'une réflexion sur la direction souhaitée du changement.

 

Matérialisme

Le matérialisme a trouvé sa place dans la culture pop libérale. Ces réalités sont précisément décrites par Mirosław Dzień, qui définit le sentiment de vide de l'homme moderne comme un « écart ontologique »85. Selon lui, l'humanité dans son édition libérale « est (…) une anthropologie dépourvue des fondements les plus élémentaires. (...) Alors c'est quoi? Un délire anthropologique, un impossible projet de bonheur, une nostalgie » d’abondance « dans l'abandon et la pauvreté spirituelle »86.

Le capitalisme donne à l'accumulation de choses une place centrale dans la vie humaine, et le succès de la vie dépend de la quantité de biens matériels accumulés. Par conséquent, selon le récit mondialiste contemporain, c'est l'argent qui est censé procurer aux gens un sentiment de bonheur et de satisfaction dans la vie. La contradiction de la pensée libérale avec l'idée russe a été soulignée par Berdiaïev dans les mots : « la protection de la vie et du bien-être peut être en contradiction avec la liberté et la dignité humaines »87. Il écrit aussi : « le matérialisme est une forme extrême de déterminisme, rendant l'individu humain dépendant du monde extérieur, il ne voit aucun principe à l'intérieur de l'individu qui pourrait s'opposer à l'influence de la réalité extérieure »88. L'augmentation des inégalités de richesse s'accompagne de phénomènes tels que l'exclusion sociale et le chômage. Piotr Wiatrowski cherche les raisons de l'émergence des partis populistes et nationalistes en Occident dans la violation de la cohésion sociale par le néolibéralisme, prenant parfois une forme similaire à ceux qui dans les années 1930 s'emparent de l'Italie, de l'Allemagne et de l'Espagne89. Il faut ajouter que dans les démocraties occidentales le problème n'est pas la faim et la pauvreté, mais la concentration excessive des richesses. Une caractéristique inhérente au marché libre est le fait que le taux de rendement du capital dépasse le niveau de croissance économique d'un pays donné90 :

Le capital se reproduit plus vite que la production économique ne croît. Les plus riches percevant des revenus d'investissement et d'héritage réalisent donc leur croissance plus rapidement que les salariés grâce à la rémunération du travail. Les rémunérations du travail sont taxées plus que les revenus du capital et les droits de succession sont supprimés.

La pensée philosophique russe non seulement s'oppose au matérialisme, mais présente souvent la Russie comme une nation dont la mission est de montrer aux autres pays la voie d'un développement digne de l'humanité. Ce sens de la mission dans l'histoire du monde se retrouve dans les œuvres des écrivains russes les plus remarquables. En témoigne l'opinion exprimée par Léon Tolstoï : « Résoudre le problème agraire en abolissant la propriété foncière et montrer aux autres peuples la voie d'une vie rationnelle, libre, heureuse - sans violence industrielle, industrielle, capitaliste et sans esclavage - telle est la mission historique du peuple russe. »91.

 

Conclusion - Résumé

L'impulsion pour aborder ce sujet a été les changements qui s'opèrent sous nos yeux du fait de la mondialisation, qui change la face du monde de manière de plus en plus irrésistible. Une conclusion importante est la définition du phénomène du capitalisme comme englobant toutes les entités contemporaines, malgré le fait que les nations du monde sont issues de berceaux civilisationnels différents (et donc grandissant dans des traditions différentes, des systèmes politiques et économiques différents). Il convient de souligner que l'adoption aveugle d'un modèle de comportement unique et libéral par la plupart des pays doit être perçue comme une menace pour la sécurité de l'ordre mondial en raison de l'inadéquation de certaines nations à l'idéologie du marché libre.

Une analyse comparative de certaines tendances russes et européennes occidentales révèle des caractéristiques divergentes de la conscience des deux sociétés. Il révèle également les prémisses de la supériorité de la civilisation russe dans la sphère spirituelle, la désignant comme correspondant (plus que l'occidentale) aux besoins du développement social du XXIe siècle. Dans ce contexte, les questions posées par Berdiaïev au XIXe siècle résonnent aujourd'hui92 :

La voie historique de la Russie est-elle la même que celle de l'Europe occidentale, c'est-à-dire la voie du progrès humain universel et de la civilisation universelle, et la particularité de la Russie réside-t-elle uniquement dans son retard, ou la Russie a-t-elle sa propre voie devant elle et sa civilisation est-elle fondamentalement d'un autre type?

L'anthropologie en termes d'Occident et de Russie montre des composantes convergentes, qui résultent du long processus d'évolution des deux entités, qui remonte à l'Antiquité, mais la différence fondamentale dans leur développement est le soborisme russe et son opposé, l'individualisme occidental. Ces éléments et d'autres mentionnés dans ce travail permettent d'identifier la civilisation russe comme mettant à jour certains éléments de la société traditionnelle, sur laquelle l'Occident exprime des idées libérales, s'identifiant avec la soi-disant modernité. En raison des différents systèmes de gouvernements, des types d'économies, des différentes compréhensions des mêmes concepts et des différentes valeurs au fil des siècles, je conclue que la Russie est une entité spirituellement différente de l'Occident. Les signes de la spiritualité de sa civilisation sont la communauté, la spontanéité, la créativité, qui sont une chance de maîtriser la domination de la rationalité instrumentale, de la personnalité technologique et de l'hédonisme imprégnant l'homme unidimensionnel de la mondialisation. Cet apport axiologique est une opportunité pour sortir des ornières de la civilisation scientifique et technologique et des valeurs marchandes comme déterminants jusqu'alors du développement de la civilisation mondiale dominée par l'Occident.

* Article rédigé à partir d’un mémoire de maîtrise soutenue à l’Académie de marine de guerre de Gdynia, Pologne.

 

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Notes :

1. G. Michałowska, Porządek międzynarodowy w perspektywie paradygmatu cywilizacyjnego, (w:)

R. Kuźniar (red.), Porządek międzynarodowy u progu XXI wieku, Warszawa 2005, s. 174–175; F. Gołębski, Geokulturowy model w badaniach stosunków międzynarodowych, „Stosunki Międzynarodowe — International Relations” 2009, t. 40, nr 3–4, s. 33–50.

2. Zob. A. Piskozub, Elementy nauki o cywilizacji, Gdańsk 1992.

3. Zob. A. Chodubski, Wstęp do badań politologicznych, Wydawnictwo Uniwersytetu Gdańskiego,

Gdańsk 2004, s. 10–20.

4.B. Krygier, Czas dla słowiańskiej cywilizacji ducha, https://slowianowierstwo.wordpress.com/2014/06/03/czasdla-slowianskiej-cywilizacji ducha/?fbclid=IwAR0Ve7anQ8-GpVk8E2RO7OYA8joBX6aMOuM4 ghrNhwhzTI2UN9db_-bmguE (dostęp: 2.06.2021).

5. G. Cimek, Znaki cywilizacyjne na drodze stosunków polsko-rosyjskich, (w:) G. Cimek, M. Franz, K. Szydywar-Grabowska (red.), Współczesne stosunki polsko-rosyjskie. Wybrane problemy, Toruń 2012, s. 3–4.

6. G. Cimek, Rosja. Państwo imperialne?, Gdynia 2011, s. 175.

7. G. Cimek, Znaki cywilizacyjne…, s. 3.

8. M. Bierdiajew, Rosyjska idea, Warszawa 1999, s. 41.

9. Ibidem.

10. W. Klag, Cywilizacja łacińska w myśli Feliksa Konecznego (wybrane zagadnienia), „Racjonalista” 2014, nr 4, s. 68.

11. Ibidem, s. 73.

12. D. Brodka, Upadek Cesarstwa Rzymskiego w historiografii wieków IV–VI (zarys problemu), „Przegląd historyczny” 2006, nr 97/2, s. 141–142.

13. Schizma wschodnia, czyli wielki rozłam w kościele. Co za nim stało?, „Focus”, 03.06.2020, https://www.focus.pl/artykul/schizma-wschodnia-jakie-byly-jej-przyczyny-i-konsekwencje?page=1 (dostęp: 17.04.2021).

14. Ibidem.

15.W. Błaszczyk, Katolicki, prawosławny czy protestancki? Schizma trzech wizji świata, Kościoła i wieczności, http://archidiecezja.lodz.pl/czytelni/blaszczyk/2.html (dostęp: 25.03.2021).

16. Ibidem.

17. Tłumaczenie własne: „разрыв с идеей коллективного спасения души (а значит, и с идеей религиозного братства)”. C. Кара-Мурза, Россия и Запад: Парадигмы цивилизаций, https://www.rulit. me/books/rossiya-i-zapadparadigmy-civilizacij-read-201947-1.html, (dostęp: 6.04.2021), s. 44.

18. A. Dugin, Manifest Wielkiego przebudzenia, „Myśl Polska”, https://myslpolska.info/2021/03/17/dugin--manifest-wielkiegoprzebudzenia/?fbclid=IwAR0Ix6Eejw7N4y08mwJAn4qUpgl3Yo8dyzysfxtDnpeeT NeFSv4QdB6-d34 (dostęp: 30.03.2021).

19. W. Błaszczyk, Katolicki…

20. Ibidem

21. Ibidem

22. Ibidem

23. Jan Paweł II, Pamięć i tożsamość, Kraków 2005, s. 148

24. Groblicki J., Florkowski E., Konstytucja duszpasterska o Kościele w świecie współczesnym, (w:) Sobór Watykański II. Konstytucje. Dekrety. Deklaracje, Poznań 2002, s. 881.

25. T. Gałkowski, Teologia prawa, „Prawo kanoniczne” 2013, nr 2, s. 122.

26. M. Broda, «Zrozumieć Rosję?» O rosyjskiej zagadce-tajemnicy, Łódź 2011, s. 479.

27. T. Małyszek, Romans Freuda i Gradivy…, s. 133.

28. Warto zauważyć, że słowa russkij (русский) i rossijskij (российский) są paronimami. Pierwsze z nich opisuje zjawiska związane z Rusią, jej kulturą, językiem, historią, filozofią, Natomiast drugie dotyczy przynależności do Rosji (np. obywatelstwo, paszport, flaga).

29. F. Dostojewski, Dziennik pisarza, Warszawa 1982, t. 1, s. 47–48.

30. M. Broda, «Zrozumieć Rosję?»…, s. 474.

31. N. Kowalczuk, Archetyp sofijności w zakresie kultury Rusi Kijowskiej, „Wschodni Rocznik Humanistyczny” 2015, Tom 12, s. 10.

32. S. Huntington, Zderzenie cywilizacji i nowy kształt ładu światowego, H. Jankowska (tłum.), Warszawa, 1997, s. 199.

33.Умом — Россию не понять,

Аршином общим не измерить.

У ней особенная стать

В Россию можно только верить”,

http://www.ruthenia.ru/tiutcheviana/publications/trans/umomrossiju.html (dostęp: 22.04.2021).

34. „Маленький человек в этом обществе превращен в зрителя, для которого создается «виртуальная реальность», так что он уже не способен отличить ее от «реальной реальности» и утрачивает свободу воли”. (tłum. własne) C. Кара-Мурза, Россия и Запад…, s. 7.

35. „Человек является не индивидом, а членом общины”. Ibidem, s. 23.

36.G. Cimek, Rosja…, s. 123.

37. F. Nietzsche, Zmierzch bożyszcz, czyli jak filozofuje się młotem, s. 73.

38. T. Małyszek, Romans Freuda i Gradivy…, s.137–138

39. M. Cielecki, Najwspanialszy sen życia. Soborowość Mikołaja Bierdiajewa, http://cejsh.icm.edu.pl/cejsh/element/bwmeta1.element.desklight-edd099c3-d031-4378-8dd0-393a0fa18bb8 (dostęp: 25.03.2021).

40. Ibidem.

41. A.J. Karpiński, Alienacja, (w:) Słownik pojęć do przedmiotu globalizacja, Gdańsk 2011, s. 2.

42. S. Huntington, Zderzenie cywilizacji…, s. 199.

43. Ibidem, s. 99.

44. A. Dugin, Manifest…

45. Ibidem

46. G. Cimek, Rosja…, s. 86.

47. A. Dugin, Manifest…

48. Ibidem.

49. Ibidem.

50. Ibidem.

51. Ibidem.

52. W. Kruszelnicki, Antropologia i kolonializm, czyli o kulturowo-politycznym uwikłaniu reprezentacji, „Kultura i historia”, https://www.kulturaihistoria.umcs.lublin.pl/archives/1742 (dostęp: 25.03.2021).

53. G. Cimek, Podstawowe problemy geopolityki i globalizacji, Gdańsk 2016, s. 171.

54. W. Kawaśnicki, Historia myśli liberalnej…, s. 114.

55. J. Locke, Traktat drugi, 1992, s. 178.

56. M. Bierdiajew, Rosyjska idea…, s. 50–51.

57. Ibidem, s. 49.

58. Ibidem.

59. W. Błaszczyk, Katolicki, prawosławny…

60. Ibidem.

61. M. Bierdiajew, Rosyjska idea…, s. 48.

62. „Понятие свободы в традиционном обществе уравновешено множеством запретов, в совокупности порождающих мощное чувство ответственности (поэтому, в частности, такое общество выглядит как неправовое — в нем нет такой острой нужды формализовать запреты в виде законов). В западном обществе контроль общей этики заменяется контролем закона. В традиционном обществе право в огромной своей части записано в культурных нормах, запретах и преданиях. Эти нормы выражены на языке традиций, передаваемых от поколения к поколению” (tłum. własne). C. Кара-Мурза, Россия и Запад…, s. 21.

63. W. Jerofiejew, Kim są Rosjanie? Kultura polityczna Rosji, (w:) Jak daleko sięga demokracja w Europie? Polska, Niemcy i wschodni sąsiedzi Unii Europejskiej, Europejskie Centrum Solidarności, Gdańsk (b.d.w.), s. 23.

64. Ibidem, s. 17.

65. J. Sadecki, Ambasador, Warszawa 2013, s. 179.

66. Ibidem

67. C. Кара-Мурза, Россия и Запад…, s. 10.

68. Ibidem.

69. W. Jerofiejew, Kim są Rosjanie…, s. 17

70. Ibidem.

71. G. Cimek, «Suwerenna demokracja» — prawica czy specyfika rosyjska? Prawica w Polsce i na świecie w XX i XXI wieku, S. Chazbijewicz, M. Chełminiak, T. Gajowniczek (red.), „Studia politologiczne” 2013, Tom 3, Uniwersytet Warmińsko-Mazurski w Olsztynie, s. 270–271.

72. Ibidem, s. 272.

73. W. Kwaśnicki, Jakie skutki niesie za sobą prywatna własność?, „Acta Universitatis Wratislaviensis” 2010, nr 3398, s. 24.

74. K. Szarzec, Własność państwowa a wolny rynek — przykład krajów Europy Środkowo-Wschodniej, „Zeszyty Naukowe Uniwersytetu Ekonomicznego w Katowicach” 2018, nr 349, s. 221–222.

75. P. Leszek, Interpretacja własności w doktrynie Hayeka: ewolucyjny przypadek usankcjonowany korzyścią, „Studia Erasmiana Wratislaviensia” 2009, z. 3, s. 110.

76. M. Bierdiajew, Rosyjska idea…, s. 108.

77. Ibidem, s. 111.

78. „На Руси никогда не было нормальной, вольной частной собственности… Частная собственность — материя и дух цивилизации… На Руси никогда не было нормальной частной собственности, и поэтому здесь всегда правили люди, а не законы”. C. Кара-Мурза, Россия и Запад…, s. 1.

79. M. Bierdiajew, Rosyjska idea…, s. 113.

80. Ibidem, s. 109.

81. Rewolucja lutowa.

82. C. Кара-Мурза, Россия и Запад…, s. 2.

83. „Мы хоть они думают, что мы такие же, как они, но мы другие люди, у нас другой генетический и культурно-нравственный код” (tłum. własne). Путин указал на различие в генетическом коде россиян и американцев, „Известия” 18.03.2021, https://iz.ru/1138901/2021-03-18/putin-ukazal-narazlichie-vgeneticheskom-kode-rossiian-iamerikantcev?fbclid=IwAR1WrmGm3klrPJ1fbyXROMijRq9v7RI9RY3tjOD6BwxSCLDv1NK6nIvVJuQ (dostęp: 24.03.2021).

84. „Рыночная экономика, ставшая господствующим типом хозяйства Запада, не является чем-то естественным и универсальным. Это недавняя социальная конструкция, возникшая как глубокая мутация в специфической культуре Западной Европы”. C. Кара-Мурза, Россия и Запад…, s. 15.

85. M. Dzień, O zagubionym ojcu i niespokojnym mieście, „Topos” 2021, nr 1, s. 31.

86. Ibidem.

87. M. Bierdiajew, Rosyjska idea…, s. 145.

88. Ibidem, s. 144–145.

89. P. Wiatrowski, Nierówności społeczne…, s. 102.

90. Ibidem, s. 102–103

91. Ibidem, s. 148.

92. Ibidem, s. 45.

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26 mars 2023 7 26 /03 /mars /2023 18:58

Cet article a été écrit avant la décision du pouvoir macronien d’imposer via le 49.3 la fin du débat parlementaire sur la réforme des retraites1. La suite des événements n’a fait que confirmer ses anticipations. Il ne s’agit pas ici d’analyser seulement le gigantesque mouvement de protestation en cours en France, et aussi dans une certaine mesure dans les pays voisins, mais surtout de réfléchir sur l’émergence dans les masses d’une nouvelle conscience sociale, d’une nouvelle conscience de classe, d’une rupture idéologique avec quarante ans de domination de la pensée néolibérale et néoconservatrice. Quoiqu’il advienne donc de cette lutte, elle aura donné naissance à une réappropriation du réel par ceux qui sont les vrais producteurs des richesses. C’est donc un mouvement d’une ampleur inédite analysée ici dans ses profondeurs.

La Rédaction

 

L’heure de la revanche !

-

mars 2023

 

Jean-Pierre Page*

 

« Oui mais ! ça branle dans le manche les mauvais jours finiront

Et gare à la revanche

Quand tous les pauvres s’y mettront !

Quand tous les pauvres s’y mettront !

La semaine sanglante, 1871.

Jean-Baptiste Clément

 

« Tout est à nous, rien n’est à eux ! »

Chanson de manifestation

 

 

La France connaît une crise sociale et politique sans précédent. Elle fait penser à la fameuse anecdote du 14 juillet 1789. A son réveil Louis XVI, anxieux interpella le duc de la Rochefoucaud-Liancourt en lui demandant si la prise de la Bastille par le peuple de Paris était « une révolte » ? « Non sire, lui répondit-il, pas une révolte mais une révolution ! »2. Nous n’en sommes pas là ! Toutefois sans être identiques ces évènements historiques ne sont pas sans rappeler ceux que nous vivons aujourd’hui tant l’aiguisement de la contradiction entre le capital et le travail atteint son paroxysme. Jour après jour le mouvement de contestation sociale prend une ampleur sans précédent par son caractère de masse, sa diversité, un fourmillement d’initiatives de toutes sortes. On n’attend plus les mots d’ordre d’en haut, on s’assume, on s’organise, on se prend en charge, là où finalement c’est essentiel : c’est à dire depuis l’entreprise.

 

On le fait en grand en s’en donnant les moyens

Selon les sondages 82% des Français sont en colère dont 51% très en colère3. Plus de 90% des travailleurs rejettent la nouvelle réforme des retraites. Depuis l’abandon de la retraite à 60 ans et les 37,5 années de cotisations, « le sujet est au cœur de la conflictualité sociale depuis plusieurs décennies »4. C’est dire l’enjeu de ce défi qui fait l’objet des exigences imposées par Bruxelles mais aussi par Washington. Car dorénavant, il faut aussi assumer le prix de la guerre en Ukraine. Le surarmement coûte cher, tout comme les cadeaux aux entreprises et au système bancaire dorénavant dans le rouge. Le peuple doit payer pour les armes, pour les sanctions vis-à-vis de la Russie, il doit payer la récession, le déficit public, le surendettement, l’inflation, l’augmentation vertigineuse des prix des denrées alimentaires et de la santé. Pour épargner les superprofits et les cadeaux aux actionnaires, la note à payer est présentée aux travailleurs, aux chômeurs, aux jeunes et retraités sous la forme d’une régression sociale et environnementale en forme de recul de civilisation!

 

Macron et le verrou des retraites

Cela n’est pas nouveau mais cette fois cela prend des proportions qui semblent sans limites. Notre système de retraites est dans le viseur car ses principes constituent une sorte d’épine dorsale de toute notre protection sociale et de sa finalité qui est sa relation au travail! Le banquier Macron veut ouvrir celle-ci à la loi de la jungle et à la rapacité des fonds d’investissements. Au premier rang, Blackrock et son PDG Larry Fink. Il a multiplié les rencontres avec Emmanuel Macron et souhaite saisir les opportunités que représente la réforme des retraites. En bon lobbyiste il a donc influencé la réforme. Son représentant en France Jean-François Cirelli a été décoré de la légion d’honneur5 par Emmanuel Macron lui même sans doute pour avoir contribué au pillage de notre système de retraite par répartition. On comprend mieux pourquoi, quand l’on sait que Blackrock est le plus grand fond d’investissement au monde. Il pèse 6 000 milliards de dollars US, dont les deux tiers concernent l’épargne retraite. Par conséquent, « ce n’est pas d’abord le montant des pensions qui motive l’acharnement de la classe dirigeante, c’est d’abord leur nature. Nous savons tous que la pension relève du droit du travail : elle n’est ni patrimoine relevant du droit de propriété, ni une allocation relevant du droit de l’aide sociale. Quoi qu’il fasse le retraité est payé, sa pension ne peut être supprimée ou réduite »6. Macron veut faire sauter ce verrou !

 

Cette situation est insupportable au capital parce qu’à ses yeux elle menace sa survie. Voilà pourquoi, renoncer à cette énième réforme comme le sous-entend Olivier Véran, ministre de l’information serait « la fin du monde » alors qu’en fait c’est plutôt de « la fin du capitalisme » dont il s’agit. Là sont les causes profondes de cette obstination féroce dont fait preuve le gouvernement et ses parrains bruxellois ou d’outre Atlantique. Il doit défendre la survie d’un système condamné, tout en faisant face au « trop c’est trop » cause d’une explosion sociale qui se cristallise autour de mécontentements accumulés et d’exaspérations trop longtemps contenues.

 

Face à cette contestation en forme d’insoumission, Macron et son gouvernement s’obstinent dans une surdité, un aveuglement sectaire et dangereux. Ils refusent d’entendre, ils mentent, ils manipulent, ils menacent ! Aux prises avec cette fébrilité qui fait craindre le pire, ils s’agitent, multiplient les incohérences et les erreurs de jugement. Ce comportement désordonné n’est pas sans susciter des interrogations, d’autant que la crédibilité de la France est partout en recul.

 

Craindre la contagion de l’esprit rebelle !

Devant ces événements, la classe des riches au pouvoir, la bourgeoisie des beaux quartiers, fait preuve de nervosité et d’anxiété. Ce qui se passe, n’est pas sans lui rappeler les angoisses qu’elle a connues récemment pendant la lutte des gilets jaunes. Sauf que cette fois c’est pire et les choses sont d’une tout autre dimension. Ce sont des millions de travailleurs organisés qui sont mobilisés et qui s’expriment. On sait d’expérience que cela peut donner place à des développements inattendus. L’état d’esprit rebelle peut devenir contagieux, il peut même l’être au delà de nos frontières, c’est déjà le cas en Grande-Bretagne, en Grèce, au Portugal, en Allemagne et même aux Etats-Unis.

 

En fait, la France va mal et même très mal et l’Union européenne dont elle est dépendante sombre quant à elle dans la faillite, son euro en berne percuté par le crash de plusieurs banques américaines dont la Sillicon Valley Bank7. Fidèle à ses habitudes Bruno Le Maire de manière parfaitement irresponsable fait le choix de sous-estimer les conséquences. Pourtant depuis des mois l’annonce d’un tsunami financier8 est envisagée par les économistes, ils le décrivent comme bien plus dévastateur que celui de 2008/2009.9 Ainsi, la crise économique, financière et sociale s’accompagne également d’une crise politique d’autant plus importante que la légitimité d’Emmanuel Macron est en question. L’arrogance, l’autoritarisme et le mépris sont devenus des méthodes de gouvernement qui donnent lieu à un rejet massif de sa politique autant que de sa personne. Un parallèle pourrait être dressé avec la crise britannique et la violence sociale que l’oligarchie cherche à imposer face aux résistances populaires.10 Tout comme en Grande-Bretagne où le premier ministre Richi Sunak veut interdire le droit de grève, Macron et le patronat veulent limiter au maximum son exercice au point de vouloir généraliser la pratique des réquisitions ou encore en organisant comme précédemment les provocations violentes de la police lors des manifestations.

 

Tout est à nous, rien à eux !

Jusqu’où ira ce mouvement exemplaire dont l’ampleur est indiscutable et qui dure depuis presque deux mois sans s’essouffler ? En fait, il est sans précédent depuis plusieurs dizaines d’années et fait preuve d’une détermination remarquable. Cela est illustré quotidiennement et dans les faits par une multiplication d’actions dans de petites et grandes entreprises, dans le public comme dans le privé, des grèves de toutes sortes de courtes ou de longues durées, de rassemblements, de manifestations de masse, de retraites aux flambeaux, de blocages des ronds–points et des péages d’autoroutes, de fermetures de raffineries, d’installations portuaires et de trains à l’arrêt, de gares désertes, de non-ramassage des ordures, de délestage électrique mis en valeur par les actions « Robin des bois » dont la popularité est incontestable. Ces initiatives de « sobriété énergétique » pour les uns mais de solidarité pour les autres dont on rétablit l’électricité sont légitimes et illustrent parfaitement le contrôle par les travailleurs eux-mêmes de leur outil de travail. Ils sont les seuls producteurs de richesses et ils préfigurent ce qui doit être leur rôle dans toute la société. Ils font collectivement la démonstration des capacités de la classe ouvrière à se prendre en charge sans le secours de quiconque. Comme le dit cette chanson de manifestation : « Tout est à nous, rien à eux ! ». D’autres catégories se mobilisent, des artisans, des paysans, qui contribuent aux réseaux de solidarité qui se mettent en place par l’envoi de denrées de fruits et légumes aux travailleurs en grève11.

 

C’est tout un peuple qui est debout et qui relève la tête ! Il s’est mis en mouvement, qu’il soit en grève, qu’il manifeste dans la rue ou qu’il s’exprime sous d’autres formes. Par conséquent, on ne saurait réduire ces actions aux seules décisions de l’intersyndicale, c’est de tout autre chose dont il s’agit. Cette situation n’est pas née de rien, elle est la conséquence d’un lent travail de maturation et d’une prise de conscience dont la grève des travailleurs des raffineries avait donné le ton avant coureur. On peut donc sortir de la logique délétère et décourageante des journées d’actions saute-mouton et sans lendemains. Tout est affaire de volonté ! La preuve est faite que les forces existent ! Elles représentent l’alternative à la crise du syndicalisme. La lutte concrète a toujours des vertus pédagogiques. Par conséquent, on ne part pas de rien ! L’objectif est celui de la réappropriation de la conduite de l’action par les travailleurs eux-mêmes tout comme celle de leur organisation syndicale, et ce à tous les niveaux. Cela ne peut se faire qu’avec le souci prioritaire de l’implication du grand nombre, de l’unité de la CGT et du rassemblement de toutes ses forces. La démonstration est faite que c’est possible ! « La preuve du pudding c’est qu’on le mange »12.

 

Mettre l’économie à genoux!

Depuis la journée de grèves et de manifestations du 31 janvier 2023, l’appel de cinq fédérations de la CGT parmi les plus représentatives et combatives13 a en assumant ensemble et collectivement leurs responsabilités permis d’élever le contenu et la forme de la riposte engagée. Il fallait mettre la barre de l’action au juste niveau de l’affrontement, elles l’ont fait jouant un rôle déterminant dans la compréhension de ce que doit être la mobilisation. En contribuant concrètement au besoin nécessaire de coordination, de rassemblement et d’unité, en fait en confédéralisant l’action, mais cette fois par leur propre décision. Cette impulsion a été décisive. Elle est devenue un puissant accélérateur pour donner à la lutte l’ampleur nécessaire en faisant le choix de mots d’ordre justes pour gagner. Sans attendre les décisions de l’intersyndicale, la grève est ainsi devenue reconductible dans plusieurs branches conduisant progressivement à la paralysie et au blocage de l’économie en d’autres termes « en la mettant progressivement à genoux ».14

 

Cette démarche légitime est en effet la seule efficace. Or c’est d’efficacité et d’utilité dont il s’agit ! De tout temps, les travailleurs et sur tous les continents, à travers leur propre histoire frappent le capital là où ça fait mal, c’est à dire au portefeuille des capitalistes en faisant en sorte que ça leur coute le plus cher possible. S’en étonner comme certains dirigeants syndicaux le font c’est faire le choix de l’impuissance et de l’échec. C’est afficher hypocritement « des pudeurs de gazelle » quand il faut apporter un soutien sans concessions à ceux des militants qui sont en première ligne. Certains ont la mémoire courte et ont oublié ce qui n’est rien d’autre que la conséquence qu’entraîne une occupation d’usine comme ce fut le cas en 1936, en 1968 et depuis dans de nombreux cas. Ainsi dénoncer « les durs de la CGT » qui ne respectent pas les règles du jeu et veulent mettre « l’économie de la France à genoux » est devenu le leitmotiv de tous les commentaires des médias, des ministres et même de la première ministre. Face à de telles accusations haineuses comment peut-on se taire ? Il faut d’autant plus les dénoncer qu’elles visent toute la CGT et son unité. Ne pas le faire, c’est s’en rendre complice !

 

Chasse aux durs de la CGT

Ainsi, les médias qui d’habitude se fichent et contrefichent de la question syndicale, interprètent, accusent, prennent fait et cause, entendent détourner l’attention et faire diversion sur le fond et sur ce qui est essentiel! On encense certains syndicalistes raisonnables et responsables, on récuse les autres présentés tour à tour d’irresponsables, de pro-Poutine et de staliniens15. L’obsession du pouvoir, c’est de tout faire pour isoler et marginaliser ces empêcheurs d’exploiter en rond. Visiblement sans grande originalité BFM TV ou CNews tirent leur inspiration de ce qui se fait en Grande-Bretagne. Pour le Times, le Sun, le Daily Mail de l’oligarque Rupert Murdoch les grèves sont « la création d’agents russes » menée par un syndicat extrémiste qui « soutient les aventures meurtrières de Poutine en Ukraine ». Ainsi la centrale syndicale des transports RMT16 est décrite comme dirigée « par des larbins de Poutine » appartenant à « une cabale d’extrême gauche ». Dans le domaine de l’information sociale, c’est là sans doute un des résultats de « l’entente cordiale » qui prévaut de nouveau grâce à la complicité de l’homme de chez Rothschild avec l’homme de « Goldman Sachs ».17 Comme quoi, si les insultes ne varient pas d’un pays à un autre, l’adversaire de classe est bien le même partout.

 

L’objectif de cette campagne organisée de discrédit est de tenter de diviser les travailleurs en stigmatisant des syndicalistes courageux et clairvoyants. On veut les présenter comme des irresponsables, des quasi-terroristes, dans le but de faire diversion. Même si elle a trouvé un écho chez certains syndicalistes pour justifier leur immobilisme cette tentative n’a pas entraîné les résultats escomptés et loin s’en faut. Ces mots d’ordre combatifs ont contribué à donner et redonner confiance dans l’utilité de l’action par le tous ensemble. « Une idée devient une force lorsqu’elle s’empare des masses!18».

Une Idylle syndicale
Par ailleurs, on cherche à expliquer la réussite des manifestations et des grèves par l’existence d’une intersyndicale regroupant toutes les confédérations. Dans ce concert de louanges, seul Emmanuel Macron est constant, il ne recevra pas les syndicats. L’accent est ainsi mis sur la relation personnelle, voire complice, entre les secrétaires généraux de la CGT et de la CFDT. Elle aurait rendu possible aujourd’hui ce qui hier était présenté comme impossible. On ne cesse de se congratuler devant cette évolution inédite du syndicalisme français en forme de lune de miel. Il est d’ailleurs assez remarquable de constater que ce fait à lui seul fait l’objet d’un large consensus des représentants du gouvernement aux politiciens de tous bords et bien sûr aux médias débordés d’admiration pour la relation entre Laurent Berger et Philippe Martinez. Aussi, vidéo et photos énamourées à l’appui on ergote à longueur d’antenne sur celui des deux qui a le plus changé ou sur la longueur que va durer l’idylle.
Loin de finasser sur “ce qui ressemble s’assemble” ou de sous-estimer les décisions d’une intersyndicale qui est perçue positivement par de nombreux travailleurs il convient d’être lucide quant à la signification de cette “évolution” afin de ne pas être surpris par les développements ultérieurs qui interviendront. Il ne suffit pas de faire le constat que l’on est d’accord pour le retrait du projet de réforme pour en déduire qu’il en irait de même pour le reste. Ce conte de fées n’est évidemment pas innocent et la ficelle à la grosseur d’un câble! Il consiste à rallier les positions des uns avec les autres à partir d’un moins-disant permettant au moment opportun de tirer le rideau de la fin sur une bataille qui aurait été vaine mais où l’unité de l’intersyndicale aura été défendue et préservée. Du moins c’est ce que certains espèrent tant la recomposition du syndicalisme français est devenue une obsession ! Il a également pour but de taire en le masquant le formidable travail militant qui se développe en bas. On veut en fait ignorer la réalité en cherchant à déposséder les véritables acteurs de cette lutte du rôle décisif qui est le leur. Il est pourtant le fruit, de leur engagement quotidien militant, de leur haut niveau de conscience et de leur dévouement. Sans relâche ils organisent, expliquent, donnent confiance. Ils sont les héros véritables de cette lutte.
Ainsi contrairement à ce que l’on nous susurre, l’essentiel est ailleurs. Il est dans la construction depuis les réalités concrètes du terrain d’un vaste mouvement pour que le plus grand nombre de travailleurs passent de la conscience aiguë qu’ils ont de la nocivité de cette réforme à l’action, donc à la grève sous toutes les formes possibles. Mais on ne saurait s’arrêter en chemin si l’on veut s’en prendre aux causes véritables. Il s’agit d’inscrire toute cette démarche dans une vision plus vaste, un objectif de rupture avec l’ordre des choses. La réforme des retraites est l’expression de la guerre de classes que mène la bourgeoisie. Ce combat exige donc l’éradication du capitalisme lui-même et donc la lutte pour le socialisme. Il est heureux dans un tel contexte de constater à travers de très nombreux témoignages de travailleurs en lutte la relation qu’ils établissent dorénavant entre la nocivité de cette prétendue réforme et un système capitaliste aux abois qui cherche à s’imposer toujours plus brutalement. Aux yeux d’un plus grand nombre, celui-ci est devenu un obstacle au progrès de l’humanité, à la justice sociale, à la paix. En vitesse accélérée chacun prend conscience qu’il s’agit donc bien d’un affrontement majeur entre deux choix de sociétés.
Adhésions à la CGT
Par conséquent, rien ne peut remplacer ce travail de masse indispensable pour gagner. C’est cela la priorité et ce n’est donc pas l’attente angoissée des mots d’ordre d’en haut! C’est cette démarche qui contribue à donner cette ampleur au mouvement et aux progrès des consciences de millions de travailleurs quant au niveau comme au contenu de la riposte qui doivent être les leurs. Il est donc significatif, dans cette période inédite de prendre en compte la signification de milliers d’adhésions à la CGT19. Beaucoup de travailleurs trouvent ou retrouvent la CGT dont ils ont besoin pour lutter. Ils écoutent de sa part le discours qu’ils attendaient et celui-ci est un appel à s’organiser, débattre, décider de faire grève, ensemble. Il est donc naturel qu’ils se tournent vers une CGT à nouveau fidèle à ses principes de classe, une CGT présente, active, entreprenante, rassembleuse, à l’offensive. A la question « la CGT pour quoi faire » la réponse est claire. C’est d’une CGT de lutte de classes dont on a besoin, pas d’une CGT favorable au dialogue social, au partenariat euro-compatible, ou aux préoccupations sociétales dans l’air du temps!20 Là est la légitimité et la modernité du syndicalisme de classe.

 

A cette nouvelle étape de la lutte, c’est à travers une multitude d’initiatives de haut niveau qui se coordonnent, s’épaulent entre elles dans une grande diversité que s’exprime cette opinion partagée par toutes les générations : « cette fois c’est assez, on ira jusqu’au bout, jusqu’au retrait de cette réforme injuste et inacceptable! ». Il faut prendre la juste mesure de cet état d’esprit. Pour cette raison, il ne saurait y avoir de jugement de valeur sur les décisions d’actions, toutes sont utiles, il n’y a pas de petits combats ! Il s’agit de se saisir de toutes les opportunités en sachant anticiper, être disponible. Tout le monde est au pied du mur et en devoir de choisir. On ne choisit pas la période dans laquelle on vit, il faut se hisser à la hauteur de ce qu’elle exige!

 

Cette phase de la lutte est donc aussi celle de la clarification. L’adversaire ne la sous-estime pas. C’est pourquoi, face à cette mobilisation de la France profonde le pouvoir cherche à rassurer et à se rassurer.

 

Aussi, malgré la pensée unique dominante depuis des décennies, les campagnes effrénées médiatiques et politiques qui se taisent sur la réalité et qui nient les évidences à la manière du Dr. Coué ont fait le choix de pérorer sur l’essoufflement du mouvement comme sur les contraintes des règles qu’impose le calendrier parlementaire. Les experts s’emploient à faire diversion, on bavarde, on disserte sur la fermeté du gouvernement et du Président qui ne céderont pas à la rue. Rien n’y fait, mais il faut tout faire pour empêcher ce qui serait l’irréparable. Il y a d’ailleurs quelque chose de dérisoire dans le traitement d’une information qui met sur un pied d’égalité quelques poubelles que font brûler des provocateurs et ce que représentent des millions de manifestants.

 

Le seul agenda est celui de la lutte

Quel que soient les votes au Parlement, le mouvement doit se poursuivre et se poursuivra ! Pourquoi d’ailleurs devrait-il être dépendant des échéances parlementaires, du calendrier du gouvernement ? Pourquoi faudrait-il suivre les agendas concoctés par les politiciens de tous bords? Tout au contraire les travailleurs ne doivent compter que sur eux-mêmes, s’en tenir aux décisions qu’ils prennent et à nulle autre !

 

Une chose est évidente, l’action doit monter en puissance. Elle doit le faire sans tarder, a fortiori si le gouvernement fait le choix d’utiliser le 49.3. Ce sont ses règles, les siennes. Elles ne sont pas celles des travailleurs. Et pour eux, il n’y a aucune raison à se mettre en conformité avec les obligations de qui que ce soit. Pour gagner, ils doivent anticiper. Comme l’a souligné Olivier Mateu en faisant référence à l’arsenal antidémocratique du gouvernement « non seulement cette provocation ne sonnerait pas le glas du mouvement, mais cela conduirait à impliquer plus encore nos organisations dans la grève ».21 C’est déjà le sens donné par les dockers avec leur décision d’arrêter le travail 72h par leur opération « ports morts », ceux des raffineries pour lesquelles les chaines d’expédition des carburants seront bloquées, pour ceux de l’énergie, pour qui il n’y aura plus aucune limite à l’action, y compris en mettant la France dans le noir, par les cheminots. Tous ensemble il faut se préparer à frapper plus fort encore ! Il faut oser ! « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles, que nous n’osons pas ! C’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ».22

L’enjeu est simple, il s’agit de ne gagner non pas un aménagement mais un retrait définitif de cette prétendue réforme des retraites, qui est un véritable Cheval de Troie de destruction de nos conquêtes sociales. Il faut remettre au centre de cette bataille, l’exigence de retraite à 60 ans avec 37,5 années de cotisations. Là est le défi ! Assurer les retraites, mais en même temps conforter le pouvoir d’achat, travailler autrement, en finir avec l’uberisation et la souffrance au travail, imposer l’égalité des droits entre hommes et femmes, les libertés et la démocratie, s’attaquer au dérèglement climatique, qui sont des exigences exprimées depuis bien longtemps. Le moment est venu de régler les comptes, c’est le moment de la revanche. C’est donc bien de choix de société dont il s’agit. Comme le dit justement Monique Pinçon- Charlot : « Quand les êtres humains sont privés de leur avenir, de la possibilité de se projeter dans le futur, de construire une famille, on se dit « on a plus rien à perdre ». Cette réforme des retraites risque de constituer la goutte qui va faire déborder le vase ».23 Donnons-lui raison !
* Militant syndical ; Ancien responsable des relations international de la Confédération générale du Travail.
PS. Nous signalons que l’auteur vient de publier, après le passage en force du gouvernement par le biais de l’article 49.3 de la constitution, un nouvel article qui constate la montée des protestations dans le contexte d’une exacerbation des débats au sein de la CGT à l’occasion de son congrès prévu pour fin mars et qui verra s’affronter une ligne de «classe et de masse » internationaliste en opposition avec une ligne « d’accompagnement du mouvement social» et plus « européiste ». Article que nous conseillons vivement à nos lecteurs pour compléter celui-ci : < https://www.legrandsoir.info/de-quelle-cgt-avons-nous-besoin.html >

 

Notes :

1 Nous signalons à cet effet que l’auteur vient de publier, après le passage en force du gouvernement par le biais de l’article 49.3 de la constitution, un nouvel article qui constate la montée des protestations dans le contexte d’une exacerbation des débats au sein de la CGT, article que nous conseillons vivement à nos lecteurs pour compléter celui-ci : < https://www.legrandsoir.info/de-quelle-cgt-avons-nous-besoin.html >

2 « C’est une révolte, non sire c’est une révolution ! » Historia, janvier 2013

3 Selon un sondage C News du 10 mars 2023.

4 « Prenons le pouvoir sur nos retraites » B.Friot, La dispute, Paris 2023

5 « Le patron de Blackrock regrette une polémique infondée », La Tribune 3 janvier 2020

6 B. Friot, idem.

7 « Comment la Sillicon Valley Bank s’est effondrée », Les Echos, 10 mars 2023. En une semaine seulement, Silvergate, Silicon Valley Bank et maintenant Signature Bank s’effondrent…https://www.theverge.com/2023/3/12/23636780/crypto-collapse-fdic-treasury-shut-down-signature-bank

8 « Nous entrons dans la grande stagflation », Nouriel Roubini, Le Monde, 13 janvier 2023.

9 « SVB, pas d’alerte spécifique pour les banques française », Les Echos, 13 mars 2023

10 Depuis des mois, des luttes de masses et d’une grande combativité se poursuivent dans les télécommunications, la santé, les postes, chez les manutentionnaires d’Amazon, les dockers, les éboueurs et surtout les cheminots dont le syndicat RMT CGT affilié à la Fédération syndicale mondiale est à la pointe du combat.

11 Par exemple remarquable initiative de solidarité de paysan du Gers (La Ferme au Carreau) avec les cheminots de Versailles en grève reconductible.

12 Friedrich Engels (1820-1895) in Socialisme scientifique et Socialisme utopique (1880).

13 Les fédérations CGT des cheminots, Mines-Energie, Ports et Docks, Industries chimiques et verre et céramique

14 Selon la formule d’Emmanuel Lépine Secrétaire général de la fédération CGT des industries chimiques

15 On ne compte plus par exemple les mises en causes caricaturales par Pascal Praud de CNews ou Maxime Switek sur BFM TV contre Emmanuel Lepine de la FNIC-CGT, Olivier Mateu de l’UD CGT13 ou encore Sébastien Menesplier dirigeant de la fédération CGT mines-énergie.

16 Les cheminots du syndicat des transports RMT (The National Union of Rail of Transport Workers) sont à l’origine des grèves britanniques. Cette fédération combative qui syndicalise toutes les branches des transports y compris bus, métro, est forte de 83 000 adhérents. Elle est affiliée internationalement à la Fédération Syndicale Mondiale (FSM).

17 Rishi Sunak, ancien ministre de Boris Johnson, ultra libéral, est le nouveau premier ministre britannique, milliardaire, époux d’Ashkata Murti, 5 fortune indienne. Il a été analyste de la banque d’investissement US Goldman Sachs puis pour le hedge fund TCI Fund Managment.

18 Karl Marx (1818-1883)

19 Depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites 12 000 adhésions à la CGT ont été enregistrées.

20 « Quelle CGT pour quoi faire » sur youtube avec Michel Gruselle, Cédric Liechti, Stéphane Sirot et Jean-Pierre Page. Séminaire « Marx au 21 siècle, années2022-2023 ». Equipe de recherche Phare Université Paris 1-Panthéon Sorbonne.

21 « Dans les Bouches du Rhône, la CGT annonce une montée en puissance de l’action » Libération, 13 mars 2023.

22 Sénèque

23 Monique Pinçon Charlot, sociologue, et Olivier Mateu, secrétaire général de l'Union départementale CGT des Bouches du Rhône, La Marseillaise, 04/03/2023

 

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10 mars 2023 5 10 /03 /mars /2023 19:08

Certains lecteurs pourront peut-être trouver de prime abord que cet article est trop engagé pour pouvoir être considéré comme scientifique. Mais nous considérons qu’il s’appuie sur des sources sérieuses et des travaux effectués selon les règles de la science. On peut aussi trouver maladroit l’usage de termes peu précisés comme « fascisme » ou « nazi » pour caractériser des mouvements ou des gouvernements n’entrant pas directement et formellement dans le cadre conceptuel de ce qu’on a appelé « fascisme » dans les années trente, en Italie, en Allemagne, en URSS et dans le monde. Mais force est de reconnaître aujourd’hui que, concrètement, contrairement à ce à quoi nous avait habitué l’usage de ces termes dans un « à peu près » conceptuel généralisé dans la foulée de la grande kermesse de 1968 dans les pays occidentaux (« CRS=SS »), la situation aujourd’hui a radicalement changé. Nous avons affaire aujourd’hui dans différents pays, en particulier à partir de l’Ukraine, à la renaissance de groupes, de mouvements ou de mouvances n’hésitant plus à se référer ouvertement à l’héritage du fascisme ou du nazisme des années trente. Même si dans aucun Etat, ces mouvances n’exercent un pouvoir exclusif et encore moins total. Ces raisons expliquent pourquoi nous avons trouvé utile de reprendre cet article traduit de l’espagnol car il remet les choses qui se passent aujourd’hui dans la continuité bien réelle des processus de développement et de crises récurrentes du capitalisme depuis 1930 jusqu’à nos jours. Processus qui tendent à généraliser, par le biais d’un anticommunisme systématique, la stigmatisation de toute perspective révolutionnaire et empêcher l’émergence dans le monde de contrepouvoirs, quelqu’ils soient, face à l’hégémonie du capital anglo-américain et de ses supplétifs en Allemagne, en Europe et au Japon.

La Rédaction

 

L'impérialisme anglo-saxon, l'OTAN

et le fascisme ou

Les deux faces d'une même médaille

-

Mars 2023

 

Ángeles MAESTRO*

 

I - L'objectif central du blanchiment de l'OTAN : assimiler le fascisme au communisme.

L'une des réalisations les plus importantes de l'offensive idéologique menée par l'impérialisme après la Seconde Guerre mondiale est d'avoir réussi à installer dans l'imaginaire collectif l’idée que le nazisme avait été liquidé avec le Troisième Reich, et que les États-Unis et la Grande-Bretagne, en tant que puissances victorieuses du Reich, n'avaient rien à voir avec le fascisme. Son appareil de propagande, de cooptation et de corruption des intellectuels - magistralement caractérisé par Frances Stonor Saunders (The Cultural Cold War: The CIA and the World of Arts and Letters) - a renforcé la persécution sauvage des artistes et des écrivains lors de l'ère Mc Carthy et l'ostracisme de ceux qui ne se soumettaient pas à ses desseins.

L'impérialisme anglo-saxon - suivi de près par ses élèves avancés d'Europe occidentale et ses dictateurs, « ses fils de putes » (NDLR. désignés comme tels par le président Roosevelt), de tout acabit imposés manu militari par « l'Occident » lors de centaines de coups d'État dans de nombreux pays - a réussi, au moyen de l'anticommunisme le plus féroce, à imposer trois objectifs liés entre eux : délégétimer l'URSS, effacer son rôle décisif et celui de la résistance antifasciste dans la victoire contre le nazisme, et faire apparaître les États-Unis comme la puissance qui a sauvé l'Europe du fascisme.

De là à la récente résolution du Parlement européen assimilant fascisme et communisme, il n'y avait qu'un pas. La résolution adoptée le 19 septembre 2019, alors que les tambours de la guerre de l'OTAN contre la Russie battaient son plein, utilise le fascisme comme prétexte, afin de forcer résolument la note contre le communisme. Mot pour mot : « Si les crimes du régime nazi ont été évalués et punis grâce aux procès de Nuremberg, il demeure urgent de faire connaître les crimes perpétrés par le stalinisme et d'autres dictatures [rien n’est dit d'autres dictatures fascistes], de les évaluer moralement et juridiquement, et de mener des enquêtes judiciaires à leur sujet ». On « exprime également sa profonde inquiétude face aux efforts déployés par les dirigeants russes actuels pour déformer les faits historiques et dissimuler les crimes perpétrés par le régime totalitaire soviétique, efforts qui constituent un élément dangereux de la guerre de l'information menée contre l'Europe démocratique dans le but de la diviser, et invite donc la Commission à les combattre fermement ». Cette résolution ignore des faits aussi incontestables que l'URSS a perdu plus de 27 millions d'habitants, soit plus de 10 % de sa population de l'époque, dans la lutte contre l'agression nazie ou que c'est ce même État qui a anéanti à lui seul, plus de 70 % de la machine de guerre d'Hitler.

L’une des bases de la résolution du Parlement européen est la signature du pacte Molotov-Ribbentrop en août 1939, signé entre l’URSS et l’Allemagne nazie, présenté comme le précédent immédiat au début de la Seconde Guerre mondiale. Cette affirmation s’écroule cependant si l’on tient compte des nombreux pactes antérieurs souscrits par les puissances européennes avec l’Allemagne nazie tels que ceux que l’académicien australien Tim Anderson a rassemblés dans son article "L’histoire fasciste de l’OTAN"[1] et que je reproduis ci-après :

 

- Concordat avec le Vatican. Reconnaissance mutuelle et non-ingérence

https://www.concordatwatch.eu/reichskonkordat-1933-full-text—k1211

- 1933, le 25 août. Accord de Haavara avec l’organisations des juifs allemands sionistes pour transférer des capitaux et des personnes en Palestine.https://www.jewishvirtuallibrary.org/haavara

- 1934, 26 janvier. Pacte de non-agression germano-polonais our s’assurer que la Pologne ne signe pas d’alliance militaire avec la France. https://avalon.law.yale.edu/wwii/blbk01.asp

- 1935, 18 juin. Accord naval anglo-allemand par lequel la Grande-Bretagne accepte que l’Allemagne augmente sa flotte jusqu’à 35 % de la taille de la flotte britannique. https://carolynyeager.net/anglo-german-naval-agreement-june-18-1935

- 1936, juillet. L’Allemagne nazie aide les frnaquistes en Espagne. Hitler envoie des unités aériennes et blindées pour aider le général Franco. https://spartacuseducational.com/SPgermany.htm

- Accord sur l’axe Rome-Berlin. Alliance fasciste et anticommuniste entre l’Italie et l’Allemagne. https://www.globalsecurity.org/military/world/int/axis.htm

- 1936, octobre-novembre. Pacte antikomintern. Traité anticommuniste initié par l’Allemagne nazie et le Japon en 1936 et qui a plus tard attiré 9 États européens : Italie, Hongrie, Espagne, Bulgarie, Croatie, Danemark, Finlande, Roumanie et Slovaquie.

- 1938, 30 septembre. Pacte de Munich. La Grande-Bretagne, la France et l’Italie cèdent aux prétentions allemandes sur les Sudètes (Tchécoslovaquie). https://www.britannica.com/event/Munich-Agreement

- 1939, le 22 mai. Pacte d’acier. Il consolide l’accord italo-allemand de 1936. https://ww2db.com/battle_spec.php?battle_id=228

- 1939, 7 juin. Pacte de non-agression germano-latin. Il stabilise les relations pacifiques avec l’Allemagne nazie. https://www.jstor.org/stable/43211534

- 1939, le 24 juillet. Pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’Estonie. Il stabiliser les relations pacifiques avec l’Allemagne nazie. https://www.jstor.org/stable/43211534

- 1939, le 23 août Pacte de non-agression de l’URSS (Molotov-Ribbentrop). Il stabilise les relations pacifiques avec l’Allemagne nazie, le protocole définit les sphères d’influence. https://universalium.en-academic.com/239707/German-Soviet_Nonaggression_Pact

 

A cela on peut ajouter le Pacte de Non-intervention promu par la France et le Royaume-Uni, auquel ont adhéré 27 États européens, en vertu duquel il était convenu d’interdire toute aide au gouvernement légitime de la République espagnole, menacée par un coup d’État fasciste, soutenu résolument par toutes sortes d’aide, d’armement et d’intervention militaire directe des régimes fascistes d’Italie, d’Allemagne et du Portugal. Il était notamment établi dans ce pacte le principe visant à: « s’abstenir rigoureusement de toute ingérence, directe ou indirecte, dans les affaires intérieures de ce pays », tout en interdisant «l’exportation... la réexportation et le transit vers l’Espagne, les possessions espagnoles ou la zone espagnole du Maroc, de tout type d’armes, de munitions et de matériel de guerre ». Alors que les peuples de l’État espagnol se vidaient de leur sang à cause du manque d’armes, les frontières terrestres et maritimes du pays ont été scellées et le soutien militaire de l’URSS, seul pays qui lui offrait une aide militaire, a eu de grandes difficultés à arriver.

Ce pacte infâme a contribué de manière décisive à la victoire du régime franquiste et à l’anéantissement de la République espagnole. Peu après la fin de la guerre civile, en 1939, la France et l’Allemagne reconnurent d’ailleurs la dictature du général Franco. En 1953, le Vatican et les États-Unis ont fait de même, donnant lieu à l’établissement de bases militaires de ce dernier pays en Espagne.

(NDLR. Rajoutons à tout cela les décisions de la conférence militaire britannico-française d’Abbeville du 12 septembre 1939 qui permit à Londres de pousser Paris à renoncer à toute attaque sur le terrain ou aérienne visant le 3e Reich alors que ses troupes étaient déjà engagées sur le sol allemand et que le front ouest était, de l’avis même du général Jodl lors du procès de Nuremberg, totalement dégarni par la Wehrmacht car Berlin savait déjà que les Occidentaux n’interviendraient pas concrètement pour soutenir la Pologne dans le but de laisser à Hitler les mains libres à l’Est. Décision qui peut aussi contribuer à expliquer la réaction de l’URSS du 17 septembre 1939 quand ses dirigeants décidèrent d’élargir leur périmètre de défense stratégique en occupant les territoires orientaux de l’Etat polonais alors en phase d’effondrement et d’isolement diplomatique total. Voir : Bruno Drweski, “L’engrenage de la désillusion : l’alliance franco-polonaise au moment de l’heure de vérité”, in “La Pologne dans la Deuxième Guerre mondiale – archives, témoignages, oublis…”, Revue des études slaves, tome LXXV (2004), fascicule 2,pp. 257-270).

Rien de tout cela n’a été repris dans la résolution du Parlement européen qui restera dans l’histoire comme un exemple flagrant de manipulation au service d’une connivence mal dissimulée avec le fascisme, comme nous le verrons ci-dessous et dont l’expression la plus claire est le soutien manifeste de l’UE au régime nazi (NDLR fascisant) de l’Ukraine. Je n’entrerai pas dans l’analyse des récits sur la "distorsion des faits historiques" concernant l’époque de Staline, démontrée magistralement, entre autres, par Jean Salem[2] et Domenico Losurdo[3], ni de l’annihilation du droit à l’information par l’ « Europe démocratique » qui a bloqué l’accès aux médias russes et censuré les publications contredisant le discours impérialiste. À cet égard, il convient de noter que ce sont les mêmes mécanismes de censure et de dénigrement que ceux mis en place contre ceux qui ont contredit la version « officielle » de la pandémie Covid sont utilisés[4].

L’objectif de cet article est donc de montrer la continuité historique existant entre l’impérialisme anglo-saxon, avec l’UE comme laquais obéissant, et le fascisme, depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce qui se reproduit maintenant dans toute sa splendeur en Ukraine.

 

1- La collaboration directe des entreprises américaines avec l’Allemagne fasciste.

Malgré l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Allemagne en décembre 1941 après l’attaque de Pearl Harbor, les grandes compagnies pétrolières américaines, notamment la Standard Oil Company propriété de la famille Rockefeller, avaient fourni à l’Etat nazi d’énormes quantités de pétrole, sans lesquelles il lui aurait été impossible d’attaquer l’URSS. En effet, l’importation allemande de produits pétroliers en provenance des États-Unis est passée de 44 % en juillet 1941 (l’opération Barbarossa contre l’URSS a commencé en juin 1941) à pas moins de 94 % en septembre de la même année [5].

La collaboration entre le régime nazi et la multinationale américaine IBM a commencé dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933, et s’est poursuivie jusqu’en mai 1945 et elle a fourni la base technologique indispensable pour mener à bien le génocide nazi[6]. IBM a facilité la production et la tabulation de cartes perforées à partir des données du recensement national de 1933 ce qui a permis l’identification et la répression massive des militants politiques et syndicaux et des minorités ethniques, en particulier la minorité juive. Dès 1933, 60 000 personnes furent ainsi identifiées et emprisonnées. De même, ces techniques ont été appliquées plus tard à la logistique militaire, à la gestion des ghettos et des camps, etc. Au fur et à mesure que la machine de guerre nazie occupait les nations successives d’Europe, la capitulation était suivie d’un recensement de la population de chaque nation subjuguée, en vue de son identification et de sa répression, en collaboration avec les filiales d’IBM en Allemagne et en Pologne d’IBM. L’Allemagne nazie est rapidement devenue le deuxième client le plus important d’IBM après le lucratif marché américain [7].

Ces deux exemples significatifs auxquels s’ajoutent les plus grandes entreprises américaines comme Coca-Cola, Ford, General Motors et d’autres, montrent le haut degré de collaboration économique des États-Unis avec le fascisme. De même, ces antécédents contribuent à expliquer comment – à l’égal de ce qui s’est produit pendant la Commune de Paris ou lors de l’attaque de toutes les nations en conflit dans la Première Guerre mondiale - les intérêts de la bourgeoisie unifient les ennemis de guerre contre les révolutions ouvrières.

 

II - Combattre « le mauvais ennemi ». L’Opération Impensable.

Le général Patton qui commandait la Troisième Armée des États-Unis, était un ferme partisan de la poursuite de la Seconde Guerre mondiale par l’attaque de l’URSS. Il a déclaré peu avant l’entrée de l’Armée rouge à Berlin : « Nous avons peut-être toujours combattu le mauvais ennemi. Mais tant qu’on y est, on devrait poursuivre ces bâtards maintenant, parce qu’on va devoir les combattre. Je dirai ceci : la Troisième Armée seule, avec très peu d’aide et très peu de pertes, pourrait anéantir ce qui reste des Russes en six semaines. Souvenez-vous de mes paroles. Ne les oubliez jamais”[8].

Patton a été démis de ses fonctions, mais sa proposition avait déjà trouvé refuge dans d’autres esprits. Le Premier ministre britannique Winston Churchill, considéré par la propagande officielle comme l’un des héros de la victoire contre le fascisme, a donné l’ordre à l’état-major de Planification de la Guerre du Royaume-Uni de concevoir dans le plus grand secret « l’Opération Impensable » pour attaquer l’URSS immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce plan prévoyait d’envahir l’Union soviétique et de détruire totalement ses principales villes et ses installations industrielles en les bombardant avec des armes nucléaires. L'Opération devait être menée le 1er juillet 1945, avant que les plus grands contingents de troupes américaines ne se retirent d'Europe, et il prévoyait une attaque surprise, de Hambourg à Trieste. L'offensive devait être menée par les 64 divisions américaines stationnées en Europe, 35 divisions britanniques, 4 polonaises et 10 divisions allemandes. Ces divisions allemandes étaient maintenues à ce moment là par les « Alliés » dans le Schleswig-Holstein et le sud du Danemark, et elles étaient entraînées quotidiennement par des instructeurs britanniques pour être préparées pour la guerre contre l'URSS.

Cette opération a finalement été rejetée face à la supériorité de l'Armée rouge, qui disposait de 264 divisions en Europe, et de sa force blindée, avec des unités deux fois plus nombreuses et de meilleure qualité. La puissance aérienne soviétique était également écrasante : les Anglo-américains et leurs alliés disposaient de 6 714 chasseurs et 2 464 bombardiers contre respectivement 9 380 et 3 380 du côté soviétique [9].

À cet égard, il est essentiel de noter que les services secrets soviétiques qui opéraient à Londres, ont accédé à tous les plans de l’Opération Impensable. Le 18 mai 1945, le haut commandement politique et militaire de l’URSS reçut une information révélant les intentions des chefs de la Wehrmacht et de l’Allemagne nazie, ainsi que des alliés de la coalition « anti-hitlérienne ». On y rendait compte des négociations secrètes menées en Suisse par Allen Dulles, du Bureau des services stratégiques des États-Unis (renseignement militaire et politique), avec le général SS Karl Wolff [10].

Outre l'infériorité militaire anglo-saxonne, le moral de leurs troupes, lasses de la guerre et conscientes des crimes nazis, rendait extrêmement risqué de les convaincre qu'elles avaient combattu « le mauvais ennemi ». A tout cela, il faut ajouter l'importance de la résistance antifasciste qui luttait dans la plupart des pays européens, et l'énorme prestige de l'URSS auprès de la classe ouvrière de ces pays. Ces faits ont d’ailleurs été déterminants pour la victoire inattendue et écrasante du Parti travailliste britannique aux élections générales du 5 juillet 1945. Cependant, Churchill ne lâchait pas pour autant prise. L’historien américain Thomas Mayer, dans son livre When Lions Roar a révélé un document déclassifié du FBI selon lequel Churchill, en 1947, tenta de convaincre Truman, par l’intermédiaire du sénateur Styles Bridges, de lancer une bombe atomique sur le Kremlin et de détruire Moscou. De cette façon, « Il serait très facile de gérer l’équilibre de la Russie, qui n’aurait pas de direction »[11].

Les plans de l’Opération Impensable se préparaient alors même que le Kremlin recevait des félicitations publiques de Churchill pour « la brillante victoire que l’Armée Rouge et les peuples de l’URSS avaient remportée en expulsant les envahisseurs de leur terre et en vainquant la tyrannie nazie » tout en déclarant que « l’avenir de l’humanité dépend de l’amitié et de la compréhension entre les peuples britannique et russe ».

L’attaque contre l’URSS n’a donc pas eu lieu tout simplement parce que le rapport des forces, militaire et politique, ne l’a pas permis. C’était dû, entre autres, à l’occupation de Berlin par l’Armée rouge et parce que les États-Unis avaient besoin de l’URSS pour mener à bien la guerre contre le Japon, ce qu’il ne faut pas oublier. Mais immédiatement après la fin de la Conférence de Yalta au cours de laquelle il avait été convenu de respecter les zones d’intervention de chaque puissance, l’aviation anglo-saxonne, en violation flagrante de ses stipulations, rasait Dresde et les ponts sur l’Elbe pour bloquer l’avancée de l’URSS, comme elle l’avait fait pour la zone industrielle de Slovaquie - qui devait rester sous influence soviétique -, pour la ville roumaine de Ploești et ses champs de pétrole, alors que l’Armée rouge était à ses portes, et pour Postdam et Oranienburg, où les Allemands travaillaient déjà sur des gisements d’uranium.

Les bombes nucléaires larguées par les États-Unis sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki, probablement l’un des plus grands crimes contre l’humanité de l’histoire absolument impuni, devaient montrer au monde, et en particulier à l’URSS, qu’aucune considération morale n’arrêterait l’impérialisme anglo-saxon. Cet acte criminel mit fin à la Seconde Guerre mondiale. À partir de ce moment-là, les objectifs de domination des Etats-Unis allaient se développer essentiellement à travers l’OTAN.

1-Les crimes de guerre nazie et le Code de Nuremberg

En 1946, lors des procès de Nuremberg, le monde a appris avec horreur les atrocités commises par les nazis dans les camps de travail d’esclaves et d’extermination, ainsi que les crimes contre la santé publique commis par les médecins allemands - la moitié d’entre eux affiliés au parti nazi - pour mener des expériences de différents types. Ces expériences, qui ont montré le plus grand mépris pour la vie et la dignité des personnes, n’ont pas apporté de progrès à la science médicale en général, bien que, selon le psychiatre américain Teo Alexander - l’un des créateurs du Code de Nuremberg, - a apporté des innovations significatives dans la science du meurtre[12]. Cet horreur et la prise de conscience que de telles monstruosités étaient possibles et pouvaient se répéter, ont conduit à l’élaboration du Code de Nuremberg [13], le premier code international d’éthique pour la recherche sur les êtres humains, publié le 19 août 1947 sous le précepte hippocratique Primum non nocere, c’est-à-dire « en premier, ne pas faire de mal ».

Parmi ses dix points, il convient de souligner: le consentement éclairé indispensable de la personne soumise à l’expérience, l’absence de contrainte, la condition préalable de l’expérimentation animale, la possibilité de l’interrompre à tout moment si des effets indésirables sont observés et si leurs résultats sont bénéfiques pour les personnes concernées. Chacun de ces principes a été, et est encore aujourd’hui, absolument violé avec la vaccination massive contre le Covid qui entraîne des dizaines de milliers de décès et des millions d'effets indésirables graves chez des personnes en bonne santé dans le monde entier [14].

 

2- La cooptation de scientifiques nazis par les États-Unis, l'OTAN et les laboratoires d'armes biologiques.

Avant la fin de la Seconde Guerre mondiale et en pleine bataille de Berlin, Allen Welsh Dulles, qui travaillait pour l'Office of Strategic Services (OSS) américain, prédécesseur de la CIA, et son premier directeur civil, a mis au point l'opération Paperclip[15]. Cette opération secrète a débuté en 1943 et visait à recruter des scientifiques et des militaires nazis, experts en armes biologiques et chimiques, pour les amener aux États-Unis en couvrant leurs crimes. 1 600 scientifiques nazis ont été recrutés secrètement pour produire des armes pour les États-Unis « à un rythme fébrile et paranoïaque ». Nombre d’entre eux, membres du parti nazi, officiers SS et criminels de guerre, avaient participé directement à des expériences médicales qui avaient entraîné la mort de milliers de prisonniers dans les camps de Dachau et de Ravensbrük et avaient été jugés à Nuremberg par eux, mais les États-Unis ont obtenu leur acquittement. Les États-Unis les considéraient comme vitaux pour leur sécurité nationale.

L’existence aujourd’hui de plus de 400 laboratoires d’armes biologiques aux États-Unis, en violation de la Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la production et du stockage d’armes bactériologiques (biologiques) et à toxines[16], indique une poursuite inquiétante des expériences nazies condamnées à Nuremberg. En avril 2022, le scientifique américain Francis Boyle, rédacteur de la loi promulguée par le Congrès de son pays pour se conformer à la Convention de 1972 sur les armes biologiques, a déclaré : « Le programme d’armes biologiques des États-Unis, évalué à 100 milliards de dollars, est une "entreprise criminelle » qui emploie des dizaines de milliers de « ‘scientifiques de la mort’ en Ukraine et dans d’autres pays » [17].

Mais il ne s'agit pas que de simples projets. Les États-Unis ont mené des attaques aux armes chimiques et biologiques en Corée et au Vietnam. De même, en 1981, les armes biologiques américaines ont provoqué une épidémie de dengue hémorragique à Cuba [18]. Le ministère russe de la Défense a dénoncé la réalisation d’expériences sur des patients psychiatriques ukrainiens dans la ville de Kharkov. D’autres pays de l’OTAN, tels que l’Allemagne et la Pologne, ont également participé à ces expériences, développées par le laboratoire américain d’armes biologiques, ainsi que des « entreprises pharmaceutiques comme Pfizer, Moderna, Merk et la société Gilead, affiliée à l’armée américaine, pour tester de nouveaux médicaments en contournant les normes de sécurité internationales »[19].

 

3-L’organisation Gehlen

En avril 1946, l’organisation Gehlen a été formée par les forces alliées dans la région de l’Allemagne occupée par les États-Unis, sur la base des réseaux des services secrets nazis en Europe orientale. Elle était dirigée par le général nazi Reinhard Gehlen. En mars 1945, sachant que la fin du IIIe Reich était proche, Gehlen et un petit groupe d’officiers ont microfilmé les archives du Fremde Heere Ost sur l’URSS et les ont mis dans des récipients hermétiques. Les récipients ont été enterrés en plusieurs endroits dans les Alpes autrichiennes. Le 22 mai 1945, Gehlen se rendait au Corps américain de contre-espionnage (CIC) en Bavière et lui remettait ses archives.

L’Organisation Gehlen est à l’origine du Réseau Stay Behind, que nous analyserons plus loin, et qui, créé et dirigé par l’OTAN, a entraîné derrière lui des services secrets militaires et des organisations fascistes de différents pays européens, comme le Réseau Gladio. De même, l’organisation Gehlen fut le précurseur de l’actuel Service de Renseignement Fédéral (BND) du gouvernement allemand, dont Gehlen fut le premier dirigeant.

 

4-La Conférence de Yalta, la RFA à l’OTAN et de hauts responsables nazis dans l’armée allemande et dans l’OTAN.

La Conférence de Yalta tenue en 1945 avec la participation des plus grands dirigeants de l’URSS, de la Grande-Bretagne et des États-Unis a convenu en ce qui concerne l’Allemagne, son désarmement, sa démilitarisation et son partage entre les puissances victorieuses. L’OTAN a été créée ensuite en 1949, et en 1955, en violation flagrante des accords de Yalta, la RFA entrait dans l’OTAN. En réponse, fut créé le Pacte de Varsovie. En 1951, on construisit en RFA la base de Ramstein, la plus grande base militaire américaine en Europe. Le réarmement de la RFA se déroulait sous la direction des États-Unis et avec la participation de hauts chefs militaires nazis, tant dans la nouvelle armée allemande que dans la direction de l’OTAN en Europe. Outre Reinhard Gehlen, la liste des dirigeants nazis dans les hautes fonctions militaires occidentales est longue selon les informations recueillies et documentées par Beatriz Talegón dans Diario 16 [20] :

  • Le colonel de la Wehrmacht pendant le Troisième Reich, Albert Schnez, devint chef d’état-major sous le gouvernement du social-démocrate Willy Brandt. Selon des informations déclassifiées en 2014, il aurait organisé une armée secrète de vétérans de la Seconde Guerre mondiale (quarante mille hommes) prêts à défendre l’Allemagne d’une supposée et éventuelle invasion soviétique.

  • Adolf Heusinger, général et chef des opérations de l’armée nazie, devint ensuite agent de la CIA, général de l’armée de la RFA et présida le comité militaire de l’OTAN jusqu’en 1964.

  • Hans Speidel, lieutenant général nazi et chef d'état-major de l'un des plus éminents maréchaux Erwin Rommel, rejoignit l'armée allemande d'Adenauer en tant que conseiller et supervisa l'intégration des troupes allemandes dans l'OTAN. Il a ensuite été nommé commandant suprême des forces terrestres alliées de l'OTAN en Europe centrale de 1957 à 1963.

  • Johannes Steinhoff, célèbre pilote de l'aviation militaire nazie, devint chef d'état-major et commandant des forces aériennes alliées d'Europe centrale de 1965 à 1966, puis chef d'état-major de la Luftwaffe de la Bundeswehr de 1966 à 1970, et enfin président du Comité militaire de l'OTAN de 1971 à 1974.

  • Johann von Kielmansegg, colonel du haut commandement de l'armée nazie, a été promu général de l'armée allemande et nommé commandant en chef des forces spéciales de l'OTAN en Europe centrale en 1967.

  • Ernst Ferber, lieutenant-colonel à l'état-major de la Wehrmacht et titulaire de la Croix de fer, a été commandant en chef des forces alliées de l'OTAN en Europe centrale de 1973 à 1975

  • Karl Schnell, major et premier officier de l'état-major général de l'armée nazie, également titulaire de la Croix de fer, a remplacé le général Ferber au poste de commandant en chef des forces alliées de l'OTAN en Europe centrale de 1975 à 1977.

  • Franz Joseph Schulze, officier supérieur de l'armée de l'air nazie et récipiendaire de la Croix de fer, devint général de la RFA puis commandant en chef des forces alliées de l'OTAN en Europe centrale de 1977 à 1979.

  • Ferdinand von Senger und Etterlin, officier nazi de premier plan, a participé à l'invasion de l'URSS (opération Barbarossa) et à la bataille de Stalingrad et a été décoré de la Croix d'or. Il est devenu général et commandant en chef des forces alliées d'Europe centrale de l'OTAN de 1979 à 1983.

Cette longue liste, certainement incomplète, illustre la profonde pénétration des militaires nazis aux plus hauts postes de l’OTAN et, ce qui est certainement moins connu, aux postes de direction de l’armée allemande, pour passer de là à la tête de l’Alliance atlantique.

La plupart des bases militaires des États-Unis et de l’OTAN en Europe se trouvent en Allemagne, pays qui, avec l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et la Turquie, abrite des armes nucléaires. Cette ligne de continuité politique et idéologique entre le fascisme et l’OTAN, avec l’anticommunisme comme axe central, et l’assujettissement de l’Europe pour la soumettre aux intérêts des États-Unis pour court-circuiter ses relations économiques, commerciales, culturelles naturelles, etc., avec la Russie, expliquent largement une bonne partie des événements politiques survenus depuis la Seconde Guerre mondiale sur le continent européen et jusqu’à présent.

 

5-Le réseau Stay-Behind, l'armée secrète de l'OTAN.

La collaboration de l'OTAN avec des groupes fascistes et des services secrets militaires ayant des objectifs terroristes dans différents pays européens, explicitement contre le communisme, tout en développant une alliance qui est aujourd'hui rééditée avec la guerre en Ukraine, a contribué de manière décisive à déstabiliser des gouvernements et à déclencher la répression la plus féroce contre des organisations révolutionnaires. En 2005, Daniele Ganser, historien suisse, expert en relations internationales et professeur à l'Université de Bâle, a publié un livre intitulé Les armées secrètes de l'OTAN [21], résultat d'une recherche approfondie sur les relations entre l'Alliance atlantique, les réseaux d'organisations fascistes et les services secrets d'une multitude de pays - dont beaucoup sont européens - au vu et au su de leurs gouvernements et avec leur collaboration. Le résultat est une énorme liste d'attentats terroristes visant à déstabiliser les gouvernements et, en général, à « combattre le communisme ».

Le déclencheur de son enquête a été la confirmation en 1990 par Giulio Andreotti, Premier ministre italien, devant une commission d'enquête du Parlement italien, de l'existence du réseau Gladio. Les services secrets italiens y agissaient sous les ordres de l'OTAN. Il a en outre souligné que le réseau était toujours actif et que des réseaux similaires existaient dans de nombreux autres pays. Dans son rapport, Andreotti attribuait au réseau Gladio la possession d'une grande quantité d'armes fournies par la CIA, cachées dans 139 lieux, soit dans des forêts, des champs, des églises ou des cimetières; parmi lesquelles : « des armes portatives, des munitions, des explosifs, des grenades à main, des couteaux, des poignards, des mortiers de 60 millimètres, des fusils sans recul de calibre 57, des fusils à visée télescopique, des émetteurs radio, des jumelles et divers autres types d'équipements ». Ces armes furent utilisées dans des attentats systématiquement attribués aux Brigades Rouges et qui donnaient lieu à de nombreuses arrestations et mesures répressives au sein des organisations ouvrières.

Les terribles attentats à la bombe de la Piazza Fontana à Milan, dans la gare de Bologne, dans la Piazza della Loggia à Brescia et de plusieurs autres, qui ont fait 491 morts, 1 891 blessés et mutilés, ainsi que les assassinats de juges et de journalistes qui ont tenté d'enquêter sur ces attentats, montrent que l'organisation fasciste Ordine Nuovo, agissait en étroite collaboration avec l'OTAN, la CIA et les services secrets italiens, avec la connivence des gouvernements de l'époque. Dans le cadre de grandes mobilisations ouvrières et populaires contre la guerre du Vietnam, l'objectif des attentats était, selon les mots d'un terroriste repenti, « de faire pression sur le gouvernement italien pour qu'il déclare l'état d'urgence et pour promouvoir un régime autoritaire en Italie ».

Ferdinando Imposimato, Président honoraire de la Cour suprême de cassation, analogue à la Cour suprême, résume les résultats de ses investigations, dans lesquelles il établit le rôle de l'OTAN, d'Ordine Nuovo et des services secrets militaires, dans les massacres qui ont ensanglanté l'Italie. Je transcris ses propos, qui peuvent être consultés ici [22] : « Au cours des enquêtes que j'ai menées sur les tragédies qui ont dévasté l'Italie, des attentats de la Piazza Fontana à l'attaque du train Italicus Express reliant Rome à Munich, à la Piazza della Loggia de Brescia, à la tragédie de Bologne, et au cours desquelles mes collègues Giovannni Falcone, Paolo Borsellino et d'autres, ont été assassinés, il a été confirmé que l'explosif utilisé provenait des bases de l'OTAN. (...) J'ai écrit tout cela dans un livre et personne ne l'a nié. Dans ces bases, les "terroristes noirs", ainsi que des représentants de l'OTAN, des mafiosi, des politiciens italiens et des francs-maçons (NDLR. De la loge déviante P2 par rapport à la franc-maçonnerie régulière) se réunissaient à la veille des attentats. Tout cela a été confirmé par des témoins directs et s'est déroulé sans interruption (...) Le problème est que le silence de la presse empêche le public de connaître cette formidable vérité : il s'agit de l'opération Gladio, qui menace la paix et la sécurité et qui risque de déclencher une grande guerre ».

La liste des actions du soi-disant Stay-Behind, formule utilisée pour établir la collaboration susmentionnée entre l'OTAN, les services secrets et les organisations fascistes (ou intégristes NDLR) locales pour mener des actions terroristes, dans de nombreux cas consommées, dans le but général de combattre le communisme et de déstabiliser les gouvernements, est longue : France, Autriche, Suède, Allemagne, Norvège, Turquie, Algérie, Italie, Portugal, Grèce, Mozambique, Danemark, Espagne (massacre des avocats ouvriers d'Atocha), Hollande, Belgique, Suisse[23].

Daniele Genser souligne que la première intervention dans un massacre populaire a eu lieu en Grèce, toujours pendant la Seconde Guerre mondiale. La résistance antifasciste grecque, comme en France et en Italie - souligne Daniele Ganser - était dirigée par les communistes. Après la défaite finale des troupes fascistes, en 1944, une grande manifestation pacifique, prélude à une grève générale, était appelée à soutenir le pouvoir populaire victorieux. Les forces armées britanniques, ainsi que la police et les organisations d'extrême droite, ont massacré les manifestants, tuant et blessant des dizaines de personnes. Dans la foulée, Churchill imposait le retour de la monarchie et de la famille de la reine Sophia, qui sera définitivement expulsée de Grèce seulement après le référendum populaire de 1974.

Au moment du scandale déclenché par Andreotti en 1990, la chaîne de télévision privée RTL a choqué le public allemand en révélant dans un reportage sur le réseau Gladio que d'anciens membres de la redoutable Waffen-SS avaient ensuite été membres du réseau allemand du Stay-Behind. Un document de l'état-major américain intitulé Overall Strategic Concepts du 28 mars 1949 le corrobore [24] : « L'Allemagne disposait d'un excellent potentiel en hommes entraînés pour former les unités clandestines et les réserves de l'armée secrète [unités stay-behind]. Une résistance efficace peut et doit être organisée ».

Le fascisme résurgent d'aujourd'hui a donc une continuité historique indéniable avec son prédécesseur. Le soutien militaire, organisationnel et économique de l'impérialisme américain et des puissances européennes au fascisme, par le biais de l'OTAN, constitue une constante historique qui, aujourd'hui comme dans la première moitié du XXe siècle, représente le recours le plus brutal auquel a recours un capitalisme en crise pour imposer sa domination. Il répond aussi aux mêmes objectifs : s'approprier les richesses des peuples et les empêcher, en leur prenant le pouvoir, de construire une société qui réponde aux besoins humains.

« Socialisme ou barbarie », telle est aujourd'hui plus que jamais, la tâche qui nous attend.

 

* Militant de la Coordination des Noyaux communistes, Espagne.

 

Notes :

 

[1] https://espanol.almayadeen.net/articles/1585977/la-historia-fascista-de-la-otan

[2] https://espai-marx.net/elsarbres/review/lenin-y-la-revolucion-jean-salem/

[3] https://www.lahaine.org/b2-img09/stalin_urbano.pdf

[4] Dans ce document de la CNC (Coordination des Noyaux communistes), on peut trouver des informations détaillées sur le TNI, l'Initiative d'Alerte précoce, menée par la BBC pour coordonner la censure ou la déclaration comme « faux » des opinions et des informations opposées au discours impérialiste. https://cnc2022.files.wordpress.com/2022/03/el-covid-como-pretexto-organizaciones-revolucionarias_web-1.pdf

[5] Pawels, J.R. (2.000) El mito de la guerra buena. Ed. Hiru. Pág 80

[6] Black, Edwin (2009) [2001]. IBM y el Holocausto: la alianza estratégica entre la Alemania nazi y la corporación más poderosa de Estados Unidos

[7] Ibid.

[8] https://www.globalsecurity.org/military/world/war/operation-unthinkable.htm

[9]https://www.muyinteresante.es/historia/32302.html

[10] Alexander Pronin, Churchill quería destruir la URSS en 1945. L’auteur fut un pilote militaire d’honneur de l’URSS, participant dans la Grande Guerre patriotique: https://www.tercerainformacion.es/articulo/memoria-historica/10/05/2022/la-operacion-impensable-la-traicion-de-churchill-contra-la-urss/

[11]https://www.washingtonpost.com/opinions/book-review-when-lions-roar-churchills-and-kennedys-by-thomas-maier/2014/11/28/55d0e32e-6388-11e4-836c-83bc4f26eb67_story.html

[12]https://www.ucjc.edu/2020/04/el-codigo-de-nuremberg-el-amanecer-de-la-bioetica-tras-los-crimenes-del-nazismo/

[13]https://web.archive.org/web/20080221005221/http://www.ushmm.org/research/doctors/Nuremberg_Code.htm

[14]https://cnc2022.files.wordpress.com/2022/03/el-covid-como-pretexto-organizaciones-revolucionarias_web-1.pdf

[15]https://www.nytimes.com/2014/03/02/books/review/operation-paperclip-by-annie-jacobsen.html

[16] https://es.wikipedia.org/wiki/Convenci%C3%B3n_sobre_armas_biol%C3%B3gicas

[17] https://www.newstarget.com/2020-02-24-prof-francis-boyle-13000-death-scientists-hard-at-work-destroying-humanity.html

[18]https://www.granma.cu/hoy-en-la-historia/2021-06-03/dengue-hemorragico-terrorismo-bacteriologico-de-ee-uu-contra-cuba-03-06-2021-11-06-52

[19] https://es.sott.net/article/82793-Laboratorios-de-armas-biologicas-y-experimentos-con-seres-humanos-realizados-por-el-Pentagono-y-la-OTAN-en-Ucrania-con-participacion-de-Pfizer-Moderna

[20] https://diario16.com/la-otan-y-sus-vinculos-con-el-nazismo/

[21] Ganser, Daniele (2005) Los ejércitos secretos de la OTAN. Le titre de l’ouvrage original est: NATO´s Secret Armies: Operation Gladio and Terrorism in Western Europe.

[22]https://www.lahaine.org/mundo.php/ha-muerto-un-valiente-ferdinando

[23] “Stay-Behind: Cómo controlar las democracias. Las redes estadounidenses de desestabilización y de injerencia”. https://www.voltairenet.org/article120005.html#nb5

[24] https://es.wikipedia.org/wiki/Red_Stay_Behind


 

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24 février 2023 5 24 /02 /février /2023 20:23

Depuis que nous observons la multiplication des « révolutions colorées » nous pouvons remarquer que non seulement elles n’ont en général jamais abouti à renverser le pouvoir et l’influence des élites dominantes et conservatrices mais qu’elles ont entraîné très souvent des guerres. Ce phénomène s’est répété si souvent qu’il devient aujourd’hui impossible de prétendre qu’il ne constitue pas une règle. Et s’il constitue une règle alors il faut poser la question qui a établi ces règles et qui en profite ? L’objectif de cet article est donc de voir les liens entre ladite société civile, ses organisations et les centres de pouvoir locaux et internationaux.

La Rédaction

 

 

Des « non gouvernementaux » soumis au système : Analyse d’une nouvelle couche moyenne tributaire

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Février 2023

 

Bruno Drweski

 

Jusqu’à récemment ce qu’on appelait la gauche se divisait en gauche réformiste et en gauche révolutionnaire et ce concept de « gauche », utilisé par rapport à la « droite », gardait un sens a priori car il semblait rassembler, au moins formellement, tous ceux qui voulaient en finir en principe avec le capitalisme et imposer la propriété sociale des moyens de production et d’échange. Même si les uns pensaient pouvoir y arriver par des réformes dans le cadre du système dominant et d’autres par une rupture révolutionnaire, tous disaient encore au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et en France jusqu’au début des années 1980, avoir en vue une rupture ultime avec le système capitaliste dominant la planète. Le rapport à l’impérialisme et au colonialisme, et donc aux guerres impérialistes, avait certes opposé le plus souvent réformistes et révolutionnaires, mais toute la gauche semblait au moins en principe d’accord sur les objectifs d’une égalité humaine à atteindre, malgré les compromis et compromissions des uns ou des autres censés n’être acceptés qu’à titre provisoire, les fameuses concessions tactiques. Face à ces gauches, on trouvait les droites, c’est-à-dire les partisans de la conservation du système social existant, la droite conservatrice, et les partisans du mythe d’une possible régression archaïsante vers des « valeurs » anciennes idéalisées, la droite réactionnaire. Tout semblait donc à peu près clair, les repères étaient là, au moins sur le plan théorique.

Aujourd’hui les choses sont bien plus confuses. Elles ont évolué au point où l’on trouve des « réactionnaires de droite » qui critiquent durement le capitalisme et qui refusent les aventures guerrières du camp USA-pro-occidental et des militants se déclarant de gauche, voire parfois d’extrême gauche, qui prennent parti pour les guerres de l’OTAN, ce qu’on a pu observer en Afghanistan, en Libye, en Syrie ou en Ukraine. Il est loin le temps des années 1970 où un Maurice Duverger pouvait dénoncer dans Le Monde le « fascisme extérieur » des démocraties libérales ! Aujourd’hui les nouveaux propriétaires du Monde dénoncent les pays menant des politiques contre-hégémoniques, en particulier ceux qui mènent des politiques limitant réellement le pouvoir du capital et de l’impérialisme. Cette gauche a aussi très souvent déserté la lutte pour la conquête du pouvoir par la majorité, celle des travailleurs, des producteurs, des créateurs, pour lui préférer une lutte qui se veut en faveur des femmes et des minorités, ethniques, religieuses, sexuelles et autres, au nom d’une « intersectionnalité » qui fait perdre de vue le plus souvent l’axe central de la vie sociale, le conflit entre le capital et le travail, y compris donc pour les femmes et les membres des minorités qui sont tous partagés par des barrières de classe. Et a fortiori ils négligent le conflit entre les intérêts concentrés dans les Etats du « centre » du capitalisme et les peuples des « périphéries » avec les Etats « émergents » comme contrepoids face à l’impérialisme unipolaire. Mais c’est au nom de ce soutien aux minorités que cette gauche continue en principe à concentrer ses dénonciations contre une extrême droite souvent plus fantasmée que réellement influente et cohérente, alors même qu’au sein de sa base électorale et sociale, on perçoit la formation d’une sensibilité opposée aux aventures guerrières et parfois même à la destruction des liens sociaux. Ce n’est certes qu’une sensibilité la plupart du temps démentie dès lors qu’il faut prendre parti pour un mouvement de contestation visant le capital, mais il n’en reste pas moins que l’autoritarisme grandissant que nous constatons dans nos sociétés vient plus souvent de « l’extrême centre » bien réel que d’une « extrême droite » n’ayant la plupart du temps pas les moyens qu’avaient reçus en leur temps les partisans d’Hitler ou de Mussolini. Chose qui peut éventuellement changer mais qui ne semble pas constituer pour le moment le principal défi de l’heure. Celui-ci est lié surtout aux guerres sans fin concoctées par le système mondialisé depuis la fin de l’URSS, aujourd’hui il y en a une quarantaine sur la planète. L'utilisation de l'expression "extrême centre" a tendance à s'introduire dans le langage politique pour caractériser la politique de fait extrémiste et totalisante imposée par les puissances dominantes qui proclament de façon récurrente des "valeurs" qui se veulent consensuelles, pluralistes et démocratiques entrant de fait en contradiction avec leurs proclamations vertueuses.

Cette situation de perte de repères et de confusion généralisée ne peut être simplement critiquée sur une base morale ou strictement descriptive, il faut en effet, pour la saisir, poser la question de la base sociale de ces évolutions, donc de leur base de classe, ce qui nécessite de reprendre la méthode d’analyse du socialisme scientifique. Vu la clameur qui caractérise les « médiocrates », les « classes moyennes » et les militants de la plupart des dites « Organisations non gouvernementales », des partisans des « révolutions colorées », c’est sur ce milieu que nous allons concentrer ici notre analyse et émettre nos hypothèses. A quelle classe appartiennent tous ces relais des intérêts stratégiques de nos Etats et de nos élites possédantes,  et quels intérêts défendent-ils ?

 

Colonialisme et impérialisme

Avec l’émergence du colonialisme mais plus encore depuis le début du processus de décolonisation lancé par le Congrès des peuples d’Orient de Bakou en 1920, les forces anticoloniales avaient largement basculé dans le camp de la gauche révolutionnaire, généralement marxiste mais pas forcément, on l’a vu avec le non alignement, le panarabisme, le panafricanisme ou la théologie de la libération. En tous cas, le capitalisme depuis cette époque est indissociable de son produit, l’impérialisme, qui a créé le colonialisme puis les guerres mondiales pour le partage et le repartage du monde, afin de faire face à la baisse tendancielle des taux de profits. Il en va de même encore aujourd’hui, quand l’impérialisme s’est certes centralisé autour du pôle anglo-américain en même temps que le processus de concentration de la propriété et du pouvoir se développait, si bien que les vieux impérialismes européens ou japonais plus faibles ont été amenés à se réfugier sous les ailes protectrices de l’oncle Sam et de l’OTAN, quitte à émettre, au début de ce processus, quelques réticences devant cet asservissement, comme cela a pu être le cas de la France du général de Gaulle.

Tout anticapitalisme conséquent doit donc être anti-impérialiste mais également tout anti-impérialisme conséquent doit être anticapitaliste. Dans les « corps intermédiaires » pourtant, l’heure n’est plus aux réticences envers la domination US sur le camp du vieil impérialisme, bien au contraire, ce qu’on peut constater avec l’alignement servile des puissances européennes ou du Japon sur les injonctions les plus maladroites de l’oncle Sam; comme on l’a vu lors des guerres visant la Libye, la Syrie, l’Afghanistan et maintenant avec le ciblage systématique de l’Iran et de la Russie, ce qui a provoqué la guerre en Ukraine et demain peut-être une autre autour de Taïwan.

Le nouvel impérialisme mondialisé concentre dans ses métropoles l’industrie militaire, la gestion financière et il tente de monopoliser « l’intelligence artificielle » pour laisser aux pays de la périphérie ses filiales et ses industries produisant pour ses compagnies transnationales. Alors que simultanément sont apparues malgré cela dans les pays de la périphérie des économies émergentes dynamiques capables de concurrencer les puissances dominantes, y compris dans le domaine des technologies avancées.

Dans le but de maximiser ses profits et de lutter contre la baisse tendancielle des taux de profits, les plus grosses compagnies transnationales sont dès lors poussées à s’orienter vers une politique de reconquête des marchés, donc de guerre, ce qui menace les intérêts des travailleurs et ceux des pays périphériques, qu’ils soient dominés par le centre ou en phase d’émergence en rivalité avec lui. Dans ce contexte mondialisé, le processus de concentration de la propriété ayant abouti à la création de monopoles, le nombre de travailleurs salariés et précarisés a augmenté au dépens des petits propriétaires, paysans, artisans, petits commerçants, moyenne bourgeoisie, etc. Les classes moyennes ne sont plus aujourd’hui qu’en partie constituées par une petite bourgeoisie résiduelle ou des professions libérales, mais de plus en plus par des professions salariales occupant une position d’intermédiaire et de gestionnaire entre le monde de la production, qui peut être repoussé très loin hors d’Occident, et le monde de la propriété qui est surtout concentré dans les centres de l’impérialisme américano-occidental. Peu en effet d’entreprises qui ne sont pas basées en Occident occupent le « top 50 ».

Une couche sociale salariée a donc émergé dans les pays impérialistes et elle a intérêt à préserver son niveau de vie souvent lié au maintien de l’impérialisme. Il ne s’agit plus seulement des hauts fonctionnaires, des militaires, des diplomates, des journalistes, des chercheurs d’un Etat impérialiste. Il ne s’agit pas non plus des professions exercées par des classes moyennes indispensables à la vie sociale, professions de la santé, de l’enseignement, de la science, des services nécessaires à la vie collective, il s’agit ici de tout l’appareil de propagande, de « soulagement social » et de diffusion des politiques impérialistes, financé par des fonds publics ou privés au service de l’impérialisme, ce qui comprend une grande partie de ce qu’on appelle la « société civile » biberonnée aux subsides des fondations, des instituts et des « think tanks » « publics-privés ». Il s’agit en particulier de la plupart des sciemment mal nommées « organisations ‘non’ gouvernementales » qui se font le plus souvent le relais des politiques gouvernementales impérialistes, sous couvert d’idéaux humanitaires voire de principes politiques issus de la gauche réformiste et parfois même révolutionnaire, mais, de fait, retournés en leur contraire.

 

La mondialisation, c’est l'impérialisme arrivé à son stade accompli. Elle est la conséquence du développement du capitalisme, et des effets ultimes de la libre concurrence qui a abouti à la concentration de la propriété à un niveau mondialisé et à la création de monopoles contrôlant ce marché mondialisé, en ayant éliminé peu à peu la petite propriété des moyens de production et d’échange ou en l’ayant vassalisé dans un système d’auto-exploitation de type « uberisation ». Ce capitalisme-là s’appuie sur le complexe militaro-industriel toujours principalement concentré à l’Ouest et qui a besoin de sécuriser les marchés conquis, de multiplier les guerres pour lutter contre la baisse tendancielle de ses taux de profits, de concentrer les fortunes dans l’activité financière et de délocaliser les autres industries pour maximiser les profits en capitalisant sur une main-d'œuvre mal payée et sur le pillage des ressources naturelles par le biais de prix fixés à Wall Street s’appuyant sur le monopole du dollar US, monnaie virtuelle par excellence, comme moyen de paiement des échanges internationaux. Dans ce contexte, les classes sociales intermédiaires qui caractérisaient le capitalisme de l’époque de la concurrence se métamorphosent ou disparaissent, alors que d’autres couches tributaires émergent à leur place.

 

L’impérialisme néocolonial : L'impérialisme qui avait commencé par le colonialisme, puis accepté la décolonisation politique et souvent purement formelle, a abouti, dans le cadre de l’impérialisme mondialisé et concentré autour des Etats-Unis, à diverses formes de néocolonialismes gérés par les anciennes puissances coloniales et leurs maîtres anglo-américains.

 

Les classes organiquement liées à l’impérialisme : La généralisation de l’impérialisme a multiplié les mécontentements et les luttes anti-impérialistes, mais les bourgeoisies coloniales ont en même temps souvent été de plus en plus liées puis asservies à l’impérialisme, ce qui a entraîné l’apparition de multiples groupes et classes organiquement liées à l’impérialisme dans les pays dominés.

 

L’unification des forces de domination et d’exploitation et la fragmentation des oppositions : Les forces conservatrices et réactionnaires les plus puissantes et influentes dans le monde, ce ne sont pas les vieilles bourgeoisies décaties ou les fascismes traditionnels, ce sont aujourd’hui des forces néoconservatrices et néolibérales utilisant différents moyens de « smart power », le « hard power » et le « soft power » en alternance et en complémentarité, pour jouer sur les contradictions existantes et perpétuer le système d’exploitation qui n’hésite pas, mais de façon sélective, à utiliser des relais néofascistes tout en continuant à prétendre répandre « les valeurs de la démocratie, du pluralisme et du libre marché ». D’où le développement simultané de courants issus de la gauche mais de fait néoconservateurs, et de courants néofascisants d’un type nouveau. Au cours des années de la contre-révolution mondialisée et du néocolonialisme, qui ont commencé à partir de la fin des années 1970 avec la crise du capitalisme et qui se sont poursuivies avec une force renouvelée avec le démantèlement du camp socialiste et d’une grande partie du mouvement communiste et ouvrier international, a émergé un nouveau capitalisme plus « globalitaire » que le précédent, plus centralisé mais aussi plus habile dans sa capacité à jouer sur toutes les forces politiques existantes, de l’extrême droite à l’extrême gauche, pour les prendre en main, les contrôler et les utiliser le plus souvent contre les intérêts des masses qui les suivaient, et contre, au départ au moins, l’opinion de leurs militants. Pour ce faire, il a fallu marginaliser, disperser, fragmenter les classes objectivement anticapitalistes, en particulier la classe ouvrière de la grande industrie, et réorganiser les structures sociales en favorisant la naissance et le développement de courants politiques, sociaux, syndicaux se référant à tout l’arc-en-ciel traditionnel de la vie politique moderne mais où toutes les couleurs étaient vidées de leurs contenus réellement contestataires pour n’en garder que l’apparence, dans un but de diversion et de conservation du système existant.

 

Anciennes contradictions et nouveaux styles

La contradiction sociale fondamentale entre le capital et le travail a bien sûr perduré et elle s’est même exacerbée après 1989/91, puisque le capitalisme sans limite, sans contrôle, sans frontières et sans contrepoids communiste, non aligné ou anticolonialiste s’est retrouvé en position de force et donc en capacité de rogner une à une les conquêtes sociales et de libération nationale pour augmenter ses taux de profits tout en multipliant les guerres. Il en est allé de même pour la contradiction entre pays du centre et pays de la périphérie, entre pays où se trouvent les centrales décisionnaires entrepreneuriales, financières et politiques mondialisées et ceux où est concentrée la plus grande partie de la main-d'oeuvre ouvrière et artisanale grandissante. L'exploitation des travailleurs par le capitalisme a atteint dès lors une dimension internationale globalisée dépassant largement sa dimension nationale d’origine. Un système de domination économique, social, culturel et idéologique s’est développé en cercles concentriques à partir du triangle Wall Street-CIA-Pentagone vers les élites possédantes anglo-saxonnes des pays des Five Eyes, puis les pays du bloc OTAN/UE/Japon, puis les pays de la périphérie (85 % de l’humanité). Ce système a commencé à se développer à partir de la colonisation puis s’est généralisé avec le néocolonialisme dans lequel les Etats-Unis se sont moulés et il a enfin atteint son sommet avec l’impérialisme mondialisé « sans frontière ». Dans ce contexte, les classes populaires salariées, exploitées et précarisées, ont englobé de plus en plus de petits propriétaires poussés à la faillite alors que se maintenaient et se développaient en contradiction par rapport à ce processus de nouvelles bourgeoisies nationales tentant de protéger et de développer un marché national, et qui luttent toujours contre la bourgeoisie impérialiste et ses agents dans les pays dominés.

Face à cela, les bourgeoisies compradores actuelles de leur côté sont issues en partie de leurs prédécesseurs, mais aussi en partie des anciennes bourgeoisies nationales « rachetées ». C’est ce qui explique pourquoi des régimes des bourgeoisies nationales relativement progressistes ont opéré un retour en arrière ou produit des gouvernements réactionnaires, de Soekarno à Suharto, de Nasser à Sadate, de Boumediene à Chadli, et que des partis autrefois révolutionnaires ou de libération nationale sont devenus des partis conservateurs associés au centre impérialiste. Et, last but not least, avec l’émergence d’une bourgeoisie au sein des partis communistes et ouvriers du bloc soviétique, on a assisté au basculement compradore et oligarchique d’une masse de cadres de ces partis.

Aujourd’hui, ce système mondialisé s’est transformé, s’est hiérarchisé et s’est sécurisé par la biais du contrôle médiatique, du contrôle culturel et idéologique avec des structures fonctionnant selon un système de financement et de cooptation de nouvelles couches tributaires et compradorisées, pouvant reprendre en apparence une partie du discours émancipateur antérieur, au point où certains peuvent même prétendre reprendre des éléments de marxisme, de socialisme, de nationalisme anticolonial ou de religions et traditions locales opposées à l’impérialisme mais, dans tous les cas, vidés de leurs fondements « justicialistes » et opposés au système de domination impérialiste mondialisé.

 

Nouveaux compradores

Les colonies des puissances ouest-européennes se sont presque toutes effondrées ou effritées sous les coups de boutoirs des mouvements de libération nationale anticoloniaux qui furent soutenus par le camp socialiste issu de la Révolution d’Octobre 1917 et du Congrès des peuples d’Orient de Bakou en 1920 puis de l’insurrection d’Abd el Krim dans le Rif. L'impérialisme USAnien, qui a émergé lentement au cours du XXe siècle, a su faire montre de son côté au départ de plus de souplesse par rapport aux vieilles puissances coloniales car il a soutenu en apparence certains courants anticoloniaux pour pousser vers la marginalité et la dépendance à son égard les anciennes puissances coloniales appartenant au second cercle impérialiste (Grande-Bretagne, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) ou au troisième (France, Allemagne et pays de l’Union européenne, Japon). Du coup, l'impérialisme US a succédé au colonialisme comme régime dominant international mondialisé d'exploitation systématique et systémique, en sachant parfois jouer sur des réflexes, en apparence au moins, anti-européens, anticoloniaux, voire antiracistes. En même temps que dans les pays du centre, les courants antimilitaristes, anti-impérialistes, anticapitalistes étaient poussés à passer d’une lutte de classe pour l’abolition du capitalisme et la socialisation des moyens de productions et d’échange à une focalisation sur la lutte pour le droit de minorités éparpillées, divisées, juxtaposées et donc politiquement en grande partie stérilisées. Cette stratégie a rencontré des succès inégaux selon les pays. Les tactiques colonialistes d'hégémonie directe trop visibles ont été remplacées par des nouvelles méthodes.

L'impérialisme avait toujours cherché à consolider des structures sociales inégalitaires, voire des régimes indigènes inégalitaires qui leur étaient subordonnés en favorisant l’émergence d’une bourgeoisie locale (et/ou des seigneurs féodaux, voire des seigneurs de la guerre) compradore présentant des affinités étroites, sociales, économiques et culturelles, avec les anciens colonisateurs mais aussi de plus en plus en liaison avec le système basé aux Etats-Unis, ses élites, ses mythes, ses rituels, ses « valeurs ». Cette formule de gouvernance a permis aux colonisateurs désormais protégés et vassalisés par l’impérialisme US de préserver une partie au moins de leurs intérêts dans leurs anciennes colonies, derrière une façade d'autodétermination.

En même temps que ce « tiers monde » était poussé après 1991, avec la désagrégation du « second monde » soviétique, à renoncer à son combat pour le non alignement et le droit au développement, des masses de travailleurs de ces pays précarisés affluaient vers les pays du centre où ils entraient en concurrence sur le marché du travail avec les travailleurs autochtones. Ce système allait permettre de multiplier les mises en concurrence entre les populations d’un même territoire par la manipulation des racismes d’un côté, et des minorités, nationales, raciales, religieuses, régionales, de « genre » et plus tard d’orientation sexuelle d’un autre côté. Tous ces groupes étaient poussés à s’opposer les uns aux autres dans un marché du travail en déshérence où la lutte de tous contre tous pour la survie redevenait la règle comme avant la période de l’État social des années 1945-1975. En même temps, ce système migratoire contribuait à vider les pays de la périphérie d’une trop grande partie de leur main-d’oeuvre éduquée, jeune, énergique, ce qui contribuait à affaiblir chez eux la force des courants anti-impérialistes tout en renforçant le poids de ceux qui allaient s’identifier à l’idéologie de la classe dominante. Malgré ces tendances toutefois, dans plusieurs pays, des courants anti-impérialistes allaient renaître en même temps qu’on assistait à la réémergence de forces qu’on peut qualifier de nationales bourgeoises.

En Asie orientale, les partis communistes au pouvoir depuis la Seconde Guerre mondiale ont évolué mais ils ont refusé de se laisser désintégrer comme ce fut le cas en Europe orientale et, face à eux, les USA ont été longtemps obligés de tolérer des politiques d’interventionnisme d’État dans les pays qu’ils contrôlaient, ce qui a favorisé la naissance de bourgeoisies nationales dynamiques et tendant aujourd’hui vers plus ou moins d’indépendance par rapport à l’impérialisme US.

En Amérique latine, l’existence de Cuba, de mouvements de masse, de militaires méfiants envers les Etats-Unis et la nécessité pour eux de combattre le communisme en relevant ce défi ont créé des espaces de liberté où a pu germer aussi une bourgeoisie nationale.

En Afrique sub-saharienne, malgré le retournement de la plupart des Etats militants lors de la décolonisation, le mécontentement des masses mais aussi d’une partie des élites dirigeantes a permis de profiter de l’espace de liberté créé par la chute de l’apartheid pour provoquer l’émergence d’Etats plus portés vers le développement et la souveraineté (Afrique du sud, Zimbabwe, Mozambique, Erythrée, Namibie, Nigeria, etc.)

Le développement fulgurant de la Chine populaire puis la renaissance de la puissance russe ont contribué dans ce contexte à montrer aux peuples du monde la voie vers une possibilité de desserrer les liens imposés par l’impérialisme dans le cadre du monde unipolaire post-1991.

Au début des années 2010, c’est néanmoins dans l’espace situé à la jonction de l’Afrique, de l’Asie et de la Méditerranée, l’espace arabo-musulman, que l’axe des contradictions nord/ouest-sud/est s’est manifesté avec une violence particulière due à la politique interventionniste des Etats-Unis secondés par Israël dans la zone. Si la Syrie a pu assez largement se libérer non seulement du colonialisme mais de la bourgeoisie locale liée au colonisateur, au Liban la fin de la colonisation française a laissé au pouvoir une poignée de familles bourgeoises issues de divers clans. Une partie de ces oligarchies était particulièrement liée aux colonisateurs français en raison d'affinités religieuses, de liens claniques et d'intérêts communs, ce qui explique que le pays soit longtemps resté une chasse gardée française, surveillée de loin seulement par les Etats-Unis et Israël. En Irak et en Jordanie, les colonisateurs britanniques ont placé au pouvoir des membres de la dynastie hachémite, alors même qu’ils avaient laissé les Saoud s’emparer du Hedjaz, fief des hachémites depuis la période prophétique. Officiellement l'Arabie, sauf la côte du Golfe, et la Perse n'ont pas été colonisées, mais l'Arabie a été attribuée par les Britanniques à la famille des Saoud qui s’est révélée d’emblée prête à remplir le rôle de compradores indigènes, d’abord pour le compte des Britanniques puis ensuite des Etats-Unis. Le clan des Saoud s'est consolidé au nom d’une version rigide de l’islam somme toute assez proche du néo-protestantisme anglo-saxon puritain et usuraire, en tant que pôle dirigeant de la majeure partie de l'Arabie. Il a brisé et massacré les différentes tribus de la péninsule qui auraient pu le contester. Les Saoud ont conclu avec les Britanniques puis avec les USA des accords pour extraire et exporter le pétrole et obtenir de leur part des garanties de sécurité. Sur la côte du Golfe arabo-persique, les Britanniques avaient créé des confettis d’émirats qui allaient devenir des Etats donnant aux pétromonarchies un nombre clef de votes de blocage à la Ligue arabe. Mais en Iran, la dynastie Pahlavi avait été mise en place par le colonisateur britannique pour régner sur ce pays d'Asie occidentale riche en pétrole et occupant une position stratégique au sud de la jeune Union soviétique. Comme pour les autres pays de la région, le pays est passé ensuite dans une allégeance de fait aux Etats-Unis avant de connaître la révolution islamique qui a mis au pouvoir des groupes d’intérêts liés à la bourgeoise nationale ou aux classes travailleuses.

 

Le poignard colonial et l’émergence du « soft power »

Les accords Sykes-Picot ont permis à la Grande-Bretagne de tailler sur mesure un territoire allant de la mer Méditerranée à la mer Rouge pouvant bloquer les communications interarabes et les processus d’unification arabe. Pour cela, il ne leur suffisait plus de créer une entité soumise à une bourgeoise compradore mais il leur fallait une colonie de peuplement attribuée à de colons venus d’Europe pour confisquer les biens des autochtones et les expulser. Le sionisme a donc ainsi pu s’implanter pour succéder au colonialisme britannique et régner sur ce poignard au coeur du monde arabe qu’est la Palestine devenue « Israël ». Cette entité coloniale a succédé au régime colonial européen à une époque où l'impérialisme de la Pax Americana prenait en charge le destin des Etats postcoloniaux. En Palestine, une bourgeoisie d’origine juive implantée dans les pays euro-atlantiques a pu pousser une partie des masses juives est-européennes jusque-là potentiellement révolutionnaires vers la Palestine tout en plaçant à la tête de cette entité politique israélienne une bourgeoisie compradore bénéficiant de l'exploitation de cette colonie de peuplement. « Israël » constitue en fait une sorte de « base militaire américaine avancée » au Levant, chargée de surveiller les populations arabes pour qu’elles ne puissent s’engager dans un processus d’unification panarabe.

L'impérialisme a donc succédé au colonialisme et les États-Unis ont hérité de la majorité des domaines de leurs prédécesseurs européens, d’abord en Amérique latine puis en Asie après 1945 et en Afrique à partir de la fin des années 1950, même s’ils ont souvent toléré par la suite des « délégations de pouvoir » aux anciennes puissances coloniales elles-mêmes soumises par le biais du système de domination euro-atlantique. C’est en particulier le cas de la « Françafrique », tout au moins jusqu’à récemment, quand la présence des Etats-Unis ou de l’Allemagne en Afrique restait peu visible.

La classe bourgeoise compradore, dans son sens classique, est la classe bourgeoise qui a été cooptée par les anciens colonisateurs puis les impérialistes contemporains pour agir à leur place et dans leur intérêt. Issus souvent de familles féodales ou claniques, ces compradores étaient naturellement riches et influents. Leur autorité issue la plupart du temps de la tradition locale a été consolidée par le colonisateur grâce à leur enrichissement, leur éducation et leurs engagements. Si toutefois cette couche est une couche de propriétaires, elle peut rester fidèle à ses géniteurs mais elle peut parfois rêver de s’en émanciper pour rejoindre les rangs de la bourgeoisie nationale.

Pour garantir son pouvoir néanmoins, l’impérialisme a aussi besoin d’une classe de « mercenaires salariés » enrichis mais non propriétaires des moyens de production et d’échange et dès lors totalement dépendants de leur employeur ou de leur financeur qui leur garantit un niveau de vie nettement au-dessus de la moyenne de leurs compatriotes salariés, précarisés ou petits propriétaires. On peut qualifier cette couche sociale, qui n’est pas vraiment une classe en soi et pour soi, de néo-compradores. Cette couche sociale ne doit pas être confondue avec les couches moyennes salariées liées à des fonctions socialement utiles (personnel des services publics, de la santé, de la culture, de l’éducation, etc.), car ce sont des individus, des familles, des groupes qui grimpent dans la hiérarchie sociale grâce à la distribution de capitaux étrangers, qui se mettent au service des propriétaires de ces capitaux ou des financeurs de différentes initiatives publiques, sociales ou politiques utiles pour ces capitalistes ou bien encore sont liés à des hauts fonctionnaires des Etats impérialistes.

Ces milieux, on les trouve dans les pays de la périphérie orientale ou méridionale du centre impérialiste mais aussi dans le centre occidental lui-même, avec des revenus bien entendus différents selon les cas et les pays. Ce sont les employés des fondations, des « think tanks », des instituts privés ou public-privés, des associations, des partis politiques, des syndicats, des organisations religieuses, des organisations « non » gouvernementales et, plus généralement, d’une grande partie de ce qu’en Occident on appelle la « société civile », c’est à dire le personnel salarié d’organisations faisant par ailleurs une large place au bénévolat, organisant des stages de formation, des collectes de fonds, mais dont on sait que ces derniers ne constituent qu’une partie infime des revenus réels de ces organismes car le gros provient de riches donateurs privés ou étatiques, la plupart du temps basés dans les pays du centre de l’impérialisme. C’est sans doute d’ailleurs à cela que, par-dessus leurs différences de « créneaux d’activités » ou d’opinion, on distingue une organisation « compradore » d'une organisation plus indépendante, mais en général beaucoup plus précaire. Car il faut aussi prendre en compte le fait que dans ces « organisations de la société civile », on constate qu’il en existe qui sont intrinsèquement liées à des gros donateurs dont les liens avec l’impérialisme ne font aucun doute et d’autres qui refusent de se laisser aller à « l’argent facile » et se maintiennent péniblement grâce à des seuls dons provenant de la base de la société. Ces dernières refusent de recevoir l’argent de gros donateurs, privés ou publics mais étrangers, quelque soient leurs intentions, car ce serait mettre le doigt dans l’engrenage de la dépendance économique envers des institutions dont personne n’est en état de garantir l’honnêteté actuelle ou future. Mais de telles organisations effectivement non gouvernementales et non biberonnées aux subsides des grandes bourgeoisies impérialistes vivent dans la précarité permanente et ne peuvent que très difficilement rivaliser avec leurs concurrentes qui ont pignon sur rue.

On peut trouver pêle-mêle dans la couche sociale liée directement ou indirectement à des financements importants, connus ou occultes, des adeptes de sectes de toutes obédiences, néo-protestante, takfiriste islamiste, juive sioniste intégriste, des partisans de la « lutte pour le climat », pour les droits de l’homme, pour la démocratie, pour des « révolutions colorées », « non violentes » ou pas, pour la cause d’une minorité ou d’un peuple opprimé, réellement ou pas, etc. On a vu émerger des activités de ce type partout sur la planète, des grands lacs d’Afrique centrale à la Serbie, de la Libye à l’Ukraine, de la Russie à la Bolivie, de la Biélorussie à Hong Kong, du Xinjiang à la Syrie, etc. Le groupe serbe « Otpor » représente un des éléments phares de cette nébuleuse. A ne pas confondre donc avec des initiatives sociales partant de la base de la société et menant une activité souvent exemplaire dans des conditions particulièrement difficiles.

Face à tous ces groupes et activités militantes, il faut donc toujours commencer par poser la question d’où vient leurs moyens, leur argent, leurs relations et leurs appuis. Des fondations privées comme la fondation Soros (« Open Society Foundation ») ou la fondation Ford, mais aussi des fondations étatiques comme les fondations allemandes issues de tous les partis politiques représentés au Bundestag, des donateurs publics comme le National Endowment for Democracy (NED), le National Democratic Institute, l'International Republican Institute, l'Agence américaine pour le développement international, le Middle East Policy Institute et leurs versions européennes comme le European Endowment for Democracy qui servent en fait de façade pour un financement gouvernemental secret combiné avec un financement de riches compagnies privées.

Le NED a été créé à l’origine par le président américain Lyndon Johnson dans les années 1960, pendant la guerre culturelle et idéologique entre les États-Unis et l'URSS. Il apparut d’emblée comme une alternative au financement secret de la CIA, ce que Ronald Reagan allait plus tard publiquement reconnaître à un moment où les actions criminelles de la CIA commençaient à soulever de plus en plus de réticences partout dans le monde. Après qu'il ait été révélé que des journaux privés et des organisations en Europe de l'Est et ailleurs recevaient des fonds de la CIA, et pour éviter des désagréments diplomatiques dans les forums internationaux, les dirigeants des Etats-Unis ont choisi de recadrer la relation commanditaire-bénéficiaire par ce mécanisme en principe privé-privé mais de fait public-privé, par le biais du NED entre autre. Au même moment où à peu près, le fondateur de l'Open Society Foundation, le « philanthrope » Georges Soros, a joué un rôle essentiel dans l'ingénierie sociale qui a permis de faire passer les pays socialistes d’Europe de l’Est vers le capitalisme néo-libéral imprévu sur le moment, puis, la situation de ces pays ne se stabilisant pas vraiment, il a soutenu des « révolutions colorées » qui ont empêché, ou au moins freiné, la renaissance en Europe orientale de pôles de pouvoir étatiques échappant à la domination du centre impérialiste. Le plus grand échec de cette politique fut le retournement de la Russie une dizaine d’années après que celle-ci ait capitulé à plate couture devant l’oncle Sam avec la promesse non écrite que l’OTAN n’allait pas s’étendre vers l’Est. Mais la mouvance démocratique néolibérale « droidelommiste » n’en a pas moins gardé, même là où elle s’est trouvée mise en échec, une réelle hégémonie culturelle sur lesdites classes moyennes, voire parfois aussi sur les classes travailleuses.

On peut donc considérer qu’un « système ONG » est né qui est formé d’une couche compradorisée salariée au service d’intérêts étrangers à la société locale et se sentant à l’aise dans la libre circulation des capitaux bien plus que dans libre circulation des hommes et des idées, qui reste toutefois un slogan qu’on peut agiter ici ou là, mais de façon sélective, en fonction du pays qu’il faut affaiblir ou de celui qu’il faut renforcer dans l’intérêt des grands groupes économiques transnationaux. Ces ONG, dont les dirigeants constituent une couche dépendante néo-compradore, peuvent être engagées dans la formulation d’un « narratif », dans la propagation d’activités anti-gouvernementales ou dans la formation de « militants » aptes à élaborer un programme politique ou idéologique compatible avec le « capitalisme sans frontière ». Cela peut aller d’organisations de type parti, de type média, écrit ou internet, de groupes de réflexion, ou de groupes « humanitaires ». A ne pas confondre avec des associations qui s’engagent activement en faveur d’une société donnée et qui refusent de se laisser financer par des donateurs dont les intérêts sociaux et politiques sont contradictoires avec ceux des populations concernées.

 

Des improductifs inutiles au service de l’empire

James Petras constate que « Les dirigeants des ONG peuvent être considérés comme une sorte de groupe néo-compradore qui ne produit aucun bien utile mais fonctionne pour produire des services pour les pays donateurs - principalement en échangeant la pauvreté intérieure contre des avantages individuels »1. Selon lui, il s’agirait même d’une classe sociale alors qu’il nous semble que ce milieu n’est pas aussi cohérent qu’une classe sociale, qu’il est divisé entre secteurs liés à des puissances étrangères et secteurs plus implantés localement et qu’il ne présente pas les caractéristiques des classes sociales. Ces groupes surgissent surtout en temps de crise, spontanée ou préparée, pour développer des argumentaires opposés à ceux du gouvernement lorsque celui-ci gêne les puissances impérialistes en refusant le plus souvent d’ouvrir ses frontières à la circulation incontrôlée des capitaux. Ils vont donc pousser à la création de mouvements sociaux contestant le gouvernement local, le plus souvent sous prétexte de lutte pour la démocratie et contre la corruption, mais qui, si l’on observe bien, façonnent un « narratif » qui sert les intérêts économiques, politiques et sécuritaires de leurs financeurs liés aux intérêts des puissances dominantes d’Occident, en particulier les Etats-Unis passés maîtres dans l’usage de ce « smart power » sachant combiner le « hard power » des régimes répressifs et le « soft power » de ceux qui soit donnent d'eux une image acceptable soit se présentent comme une alternative, de fait illusoire. D’autres Etats liés aux Etats-Unis comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni savent désormais aussi utiliser ces techniques, souvent d’ailleurs en faveur des Etats-Unis dans les pays où Washington n’a pas bonne presse. La France sur ce plan semble moins douée tandis que les puissances contre-hégémoniques comme la Russie, la Chine ou d’autres puissances émergentes et contre-hégémoniques semblent toujours réticentes ou incapables d’utiliser de telles techniques.

Les néo-compradores peuvent produire des figures charismatiques mises en scène par des médias d’opposition ou les grands médias occidentaux, mais d’autres seront plus discrets et se cantonneront dans le rôle d'informateur ou d’agitateur natifs. Les droits de l’homme, les droits des femmes, les droits des minorités, les droits LGTBQ+ ou l'antiracisme sont les domaines privilégiés de ces « activistes » dans la mesure où ils contribuent à fragmenter les sociétés existantes et à délégitimer sur une base individualiste tout mouvement collectiviste, ce qui permet de rejeter la lutte des classes et l’anti-impérialisme comme axe central de toutes les luttes émancipatrices. Ce milieu néo-compradore aussi structuré soit-il ne forme cependant pas une classe car c’est un groupe hétérogène, opportuniste et tributaire, sans revendications qui lui seraient propres et sans ambition sur la propriété des moyens de production et d’échange. Ils ont été formés au cas par cas et constituent ce qui n’est qu’un sous-produit de l'impérialisme tardif au moment où le capitalisme néolibéral, néoconservateur et mondialisé n’arrive plus à stabiliser son pouvoir.

Face aux compradores "le financement occidental des ONG en tant que critiques était une sorte d'achat d'assurance au cas où les réactionnaires en place faibliraient"2. En fait, l’impérialisme avance sur deux jambes, d’un côté il n’hésite pas à s’appuyer sur des milieux réactionnaires traditionalistes, extrême droite, sectarismes religieux, tribalismes, etc., et d’un autre il s’appuie simultanément sur des groupes issus des courants contestant au départ le capitalisme, l’impérialisme, le racisme et le traditionalisme etc. Mais, séparés d’une base de classe cohérente, ces mouvements ne prônent aucune alternative réelle au système dominant, ce qui permet d’ailleurs d’utiliser les deux variantes de ces mouvances, toutes deux objectivement conservatrices, sous une forme réactionnaire ou prétendument « progressiste », utilisant les mêmes méthodes de gestion et les mêmes techniques de propagande, voire les mêmes rêves consuméristes pour leurs militants.

Les néo-compradores ne défendent pas des intérêts acquis et des propriétés, ce sont leurs conditions économiques et sociales précaires et même parfois désastreuses, mais aussi le « rêve américain » qui les poussent à devenir les mercenaires du système impérialiste. Ils sont de fait eux-mêmes des victimes consentantes et inconscientes de l'impérialisme et du modèle économique capitaliste néolibéral mondialisé qui les rend dépendants et, potentiellement au moins, précaires. Ils fuient l'angoisse produite par les politiques néo-libérales en se soumettant à qui dirige ce système mais qui leur semble en état de leur garantir une position sociale stable et une bonne conscience rodée par toutes les techniques psychologiques modernes de la persuasion et de l’auto-persuasion, sans avoir à risquer une activité révolutionnaire. Les bourgeois compradores font partie de la classe bourgeoise, c'est-à-dire qu'ils possèdent des moyens de production ou d’échange alors que ces mercenaires néo-compradores ne possèdent rien, leur principale source de revenus provient de leurs commanditaires situés à l'étranger.

Les compradores et les néo-compradores agissent tous deux par contre comme agents de l'impérialisme. Tous deux aspirent à réaliser les objectifs économiques et de sécurité de l'impérialisme. Le premier le fait par l'intermédiaire de l'appareil d'État tandis que le second le fait au départ en opposition à l'appareil d'État. Les compradores emploient généralement des tactiques autoritaires pour discipliner la population conformément aux objectifs de l'impérialisme tandis que les néo-compradores emploient une forme de populisme sans but social alternatif pour neutraliser toute révolution anticapitaliste et anti-impérialiste potentielle, en cooptant la dissidence nationale dans des structures locales compatibles avec les objectifs impérialistes.

Le rôle des néo-compradores est de prendre en main une partie de l’opinion contre un gouvernement qui ne soumet pas l’économie de son pays aux intérêts étrangers ou, quand un gouvernement soumis aux intérêts étrangers devient trop impopulaire, de prendre en main le mécontentement dû au pillage du pays par ces intérêts, de le fragmenter pour empêcher une vraie révolution afin de « tout changer pour que rien ne change ». C’est ce qu’on a vu avec la chute du vieux Marcos aux Philippines et de Ben Ali ou Moubarak lors du « printemps » arabe. Ce fut aussi le cas en Iran où Mohammad Reza Pahlavi, le dernier Shah d'Iran, avait été au service des États-Unis pendant la guerre froide, avec une des plus grandes armées chargée de surveiller le Moyen-Orient contre l'influence communiste et le nationalisme socialiste arabe. Le shah avait alors envoyé des troupes en Oman pour réprimer la révolution socialiste locale. Mais ensuite, il avait commencé à vouloir conserver pour lui-même une partie grandissante des ressources de son pays, et on peut penser que les Etats-Unis n’ont pas vu au départ d’un mauvais œil une révolution islamique au sein de laquelle ils pensaient pouvoir garder de l’influence. Mais ce sont les éléments radicaux et nationalistes qui ont au final pris le dessus dans la foulée de cette révolution, rejetant les agents pro-américains hors du pays. Et depuis, l'impérialisme USAnien a incité les « organisations de la société civile iranienne » à saper le gouvernement désormais anti-impérialiste, au nom des droits de l’homme et/ou de la femme et des minorités ethniques.

Au Liban, on notera que les ONG ont commencé à proliférer après la victoire de juillet 2006 du Hezbollah contre Israël. Contre le Hezbollah et le droit de la résistance libanaise à posséder des armes pour faire face à une nouvelle invasion on a vu donc apparaître d’abord les partis de la coalition du 14 mars constituée de compradores traditionnels, de leaders claniques influents depuis l’époque coloniale. Mais comme la coalition du 14 mars n'a pas réussi à désarmer le Hezbollah, en 2019, les ONG pro-occidentales ont soutenu les manifestations à grande échelle qui ont éclaté dans tout le Liban contre les politiques néolibérales d'exploitation employées par le gouvernement et les banques libanaises. Ces protestations étaient expressément dirigées contre «l'establishment» dans son ensemble, ce qui atteignait aussi du coup le Hezbollah qui n’était pourtant pas lié aux clans compradores et mafieux traditionnels. Et le mouvement a été déformé par les partis, associations et médias financés par l'Ouest appelant au désarmement du Hezbollah.

Même dans les rares cas où ils coexistent au pouvoir, néo-compradores et compradores sont présentés comme des rivaux, les uns étant centrés sur l'élite possédante dirigeante, tandis que les autres sont organisés en ONG, petits groupes d'opposition ou médias alternatifs « de la société civile ». Beaucoup d’intellectuels lassés par leur précarité, par le maintien au pouvoir des vieux clans corrompus et désorientés par l’affaiblissement et la fragmentation des partis et syndicats représentant les classes travailleuses, en arrivent à faire montre d’opportunisme et à se rapprocher de ces pseudo-opposants sans plus trop poser la question de leurs liens avec des fondations étrangères voire avec des ambassades étrangères dont les intérêts sont opposés à ceux du développement autocentré de leur pays.

Il faut donc chaque fois qu’on voit poindre un mouvement de mécontentement de masse, ne pas se limiter à observer les manifestants et la cause sociale et économique de leur mobilisation, mais il faut analyser les slogans et surtout l’évolution des slogans répandus, ainsi que les moyens matériels utilisés, leurs financements, leurs origines, et déceler la présence de toutes les organisations participant à ce mouvement, visiblement ou pas. Les événements du « printemps arabe » puis du maïdan ukrainien constituent à cet égard des exemples éclairants qui n’ont été que très peu analysés par des médias, des chercheurs ou des activistes politiques trop heureux de croire avoir trouvé des mouvements populaires purs, « indépendants » (par rapport à qui?) et ne menaçant surtout pas leurs positions acquises dans leurs cercles professionnels. Ce qui vaut aussi bien pour les militants locaux biberonnés aux subsides envoyés de l’extérieur que pour ceux qui les encouragent à partir de leur centrale à l’étranger.

1 James Petras, « NGOs: In the service of imperialism », Journal of Contemporary Asia,Volume 29, 1999, Issue 4, p. 430

 

2 Idem, p. 432.

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19 juillet 2022 2 19 /07 /juillet /2022 14:30

Les événements qui viennent de se produire à Sri Lanka ont bien sûr leur origine dans la faillite des élites locales, mais on ne peut pas pour autant les isoler des processus internationaux en cours. On a assisté, en effet, partout dans le monde au cours de décennies précédentes à la multiplication des mécontentements provoqués par la mondialisation des politiques néolibérales, d’où les tentatives de manipulation faites par le camp conservateur et néoconservateur visant à empêcher par de pseudo-révolutions, des contre-révolutions en fait, toute remise en cause du système dominant en voie d’épuisement. Dans la foulée, on a donc pu observer partout sur la planète la multiplication des ingérences des puissances dominantes, des conflits, des tensions, des guerres et des « révolutions colorées » soutenues ou même parfois orchestrées directement de l’étranger.

L’Asie méridionale, aujourd’hui englobée par les USA sous le concept d’ « Indo-pacifique », a été englobée dans la zone de leur affrontement avec la Chine. Cette région subit donc ce que subissent l’Ukraine, la Syrie et bien d’autres pays du versant occidental de l’Eurasie. C’est en fait tout le noyau continental eurasien « sino-russe » qui est entouré par des bases militaires des États-Unis et de l’OTAN, à l’ouest, au sud, à l’est et au nord. Sri Lanka le voudrait elle, qu’elle ne pourrait échapper à cette situation, et ses problèmes intérieurs sont donc par la force des choses directement insérés dans cette évolution.

On a déjà pu constater cette réalité convergente dans toute l’Asie méridionale, en particulier avec le coup de force visiblement orchestré avec l’accord de l’ambassade US à Islamabad qui a entraîné la chute d’Imran Khan au Pakistan. On doit donc aussi analyser la crise sri lankaise, en la replaçant dans son contexte international, ce que fait ici notre rédacteur, connaisseur averti de ce pays. Mais si, aujourd’hui au Pakistan, les toutes dernières élections au Pendjab viennent de sonner le retour en fanfare d’Imran Khan, ce signal témoigne du fait qu’au final, c’est toujours le peuple qui a le dernier mot dès lors qu’il décide d’agir par lui-même. On peut donc supposer qu’il en ira de même dans le cas sri lankais où la crise politique ne fait que commencer.

La Rédaction

 

 

Maïdan, bis repetita au Sri Lanka ?

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juillet 2022

 

 

par Jean-Pierre Page

 

Pour avoir vécu une quinzaine d'années au Sri Lanka, je pense connaître un peu ce pays dont Octave Mirbeau disait « qu'il était le paradis sur terre ». Une chose est certaine, la violence à Colombo est loin de correspondre à la philosophie du Bouddha, même si l’ile aux épices et aux saphirs demeure belle, riche de par ses nombreux atouts, ses ressources naturelles et son peuple dépositaire d’une culture millénaire.

 

L’enjeu stratégique sri lankais

Sans doute ce constat n’est pas sans expliquer pourquoi « la perle de l'Océan indien » est un endroit qui, de par sa position géographique et ses richesses, a suscité et suscite toujours fascination et convoitises, et cela depuis des temps immémoriaux. En fait, depuis les Grecs anciens ! Ceylan de par son nom d’origine a connu 450 années de colonisation hollandaise, portugaise, britannique. Napoléon qui avait un sens aigu des enjeux géopolitiques affirmait: « celui qui contrôlera cette ile contrôlera l'Océan indien ». Il installa au moment du 1er Empire un avant poste d’observation sur la côte est, avant d’en être chassé par l’Angleterre, son ennemi irréductible.

 

Sri Lanka est en effet un carrefour et une plaque tournante des corridors maritimes de l'Asie, et donc de la Chine avec ses routes de la soie, vers l'Afrique, le Proche et le Moyen-Orient, l'Europe et au delà. 50% du trafic pétrolier et 75% du trafic international des containeurs passent près de ses côtes. Outre ses infrastructures portuaires parmi les plus modernes et les plus importantes au monde, comme celle d’Hambantota construites par la Chine, Sri Lanka dispose du plus grand port en eau profonde de l’Asie du Sud-Est : Trincomalee. Depuis longtemps, les États-Unis rêvent d’en faire une base pour leur 7e flotte et le vaisseau amiral de l’US Navy. L’Inde n’est pas en reste, soucieuse de pouvoir contrôler ce qu’elle considère comme son pré-carré. C’est dire combien aux yeux de tels parrains, l’ile aux 22 millions d’habitants ne manque pas d’atouts. Elle se situe également, selon l’indice 2019 de la Banque mondiale parmi les pays les plus avancés en Asie avec un taux de scolarisation de 91%, une moyenne d’alphabétisation de 92,3%, une espérance de vie de 77 ans et un haut niveau de compétence professionnelle et artisanale, sa médecine ayurvédique vieille de 5000 ans, et dont 80% de la population bénéficie, est réputée mondialement. Pour l’impérialisme cette réalité inhabituelle pour un pays du Sud n’est pas un de ses moindres attraits, d’autant que le tableau doit être complété par d’importantes ressources naturelles: terres rares, production hydraulique abondante, pêche, pétrole, gaz, zones franches à la liberté fiscale très laxiste ainsi que toutes les richesses issues d’une nature luxuriante et généreuse. Seulement, pour Washington tout cela n’est pas sans problèmes.

 

Car ce pays qui se nomme toujours République socialiste et démocratique du Sri Lanka dispose encore d’un secteur public très développé, et ce malgré les privatisations. Il fut l’un des cinq fondateurs du Mouvement des États Non Alignés. L’indépendance, le respect de sa souveraineté, de son unité comme de sa diversité a rendu possible la cohésion d’un peuple qui a su forger par de grands sacrifices un sentiment national fort. Celui-ci demeure un repère et un principe intangible. A Colombo, on honore chaque année l’Arbre de l’Amitié que planta Ernesto Che Guevara, car dès juillet 1959, le Che visita Sri Lanka, alors encore appelée Ceylan, qui avait rompu avec le dictateur Batista et qui fut un des tous premier pays en Asie à reconnaître le gouvernement issue de la Révolution cubaine. Il signa le premier accord commercial entre les deux pays, sucre contre caoutchouc. A Colombo comme à La Havane l’amitié des deux iles, comme on les appellent, est toujours aussi vivace. Par ailleurs, Sri Lanka s’est toujours situé aux côtés de la cause palestinienne comme d’autres peuples en lutte pour leur émancipation. Zhou Enlai, Mao Zedong, Yasser Arafat, Hugo Chavez comme Fidel et Raoul Castro ont toujours entretenu une relation forte avec les dirigeants progressistes sri-lankais. Tout cela compte et constitue un patrimoine qui n’est pas sans influencé chaque Sri Lankais, même si les souvenirs de cette époque tendent à s’effacer.

 

Longtemps point d’appui pour les luttes anti-impérialistes, Sri Lanka, plus récemment et comme beaucoup d’autres pays du Sud, s’est ainsi abstenu dans le vote de l’Assemblée générale des Nations-Unies au sujet de la crise ukrainienne en refusant de condamner l’action de la Russie et en refusant l’application des sanctions politiques, économiques et financières par ailleurs illégales voulues par les Occidentaux et qui sont la cause principale de la hausse des produits alimentaires sur le marché mondial. Au Sri Lanka on se souvient positivement et encore aujourd’hui des relations de solidarité importantes qui existaient avec l’URSS.

 

Avec sa singularité politique malgré bien des contradictions souvent dérangeantes, son histoire et surtout sa géographie, Sri Lanka est un enjeu stratégique majeur. L’impérialisme US et les anciennes puissances coloniales ne peuvent être indifférentes et ignorer la place originale de ce pays dans la région. Cela n’est pas sans expliquer l’acharnement mis ces vingt dernières années pour déstabiliser Sri Lanka, le diviser, contribuer directement à des changements de régime et remettre en selle les forces de l’oligarchie locale dépendante de Londres, Bruxelles et Washington.

 

Pour ces raisons et modestement, je dois avouer que je ne suis pas surpris par les évènements actuels. J’ai quitté Colombo récemment et je constate, vu d’Europe, toujours la même hargne qu’hier à l’égard d’une nation à qui on ne pardonne pas d’être invariablement soutenue par la Chine, la Russie, Cuba, l’Iran, le Venezuela et beaucoup d’autres. Mais surtout, d’avoir à ce jour été le seul pays qui, par ses propres moyens, a tenu en échec politiquement et militairement l’organisation séparatiste des Tigres du LTTE dont on disait qu’elle était la plus impitoyable des organisations terroristes.

 

Ignorance et mensonges, les médias se surpassent

Je viens ainsi de lire plusieurs textes parus dans la presse et sur les réseaux sociaux sur la crise qui secoue Sri Lanka. Sur la forme et le fond, je constate toujours la même agressivité. Ainsi, pour la grande majorité des medias mainstream les commentaires sont marqués par cette forme d’ignorance crasse, de simplification et d’arrogance qui est leur lot commun. Les mensonges, l'unilatéralisme etune hostilité qui frise souvent le racisme complète des descriptions qui ont plus à voir avec les fantasmes qu’avec la réalité. Un jour, je m’en suis étonné auprès du correspondant de l’AFP qui couvre Sri Lanka depuis l’Inde. Il m’a raconté ne pas aller sur place, n’en ayant pas le temps, mais préférant rédiger ses dépêches depuis son bureau de Delhi en lisant la presse locale, anglophone de surcroit, puisqu’il n’est pas familier ni du cingalais ni du tamoul. Visiblement, il n’est pas le seul à faire ainsi. En d'autres termes, il est plus facile pour la presse de nous jouer et rejouer chaque fois « le fardeau de l'homme blanc » dont parlait R.Kipling. (The white men's burden), d’un appartement parisien.

 

Généralement, ces articles très éloignés du terrain font l'impasse sur les enjeux géopolitiques véritables sinon pour s’en prendre à la Chine déclarée coupable de tous les maux qui assaillent les Sri Lankais. Pour Washington, cette relation entre Beijing et Colombo est insupportable et donne lieu à ces campagnes internationales de dénigrement sur la complicité des dirigeants sri lankais et Chinois. La presse de gauche ou de droite ne s’en prive pas puisque c’est dans l’air du temps. Au besoin, on peut même y associer « l’infatigable et prolifique » Zelinsky qui a déclaré récemment voir la main de Moscou tirant les ficelles de la crise sri lankaise.

 

En fait, on se moque de la réalité concrète d’un pays qui demeure encore méconnu à l’exception des images de magazines touristiques que l’on aime à nous présenter.

 

Ainsi, les causes de la crise présente qui sont la conséquence des choix politiques économiques et sociaux des gouvernements libéraux qui se sont succédés ces dernières années sont systématiquement ignorées.  Les medias et leurs faux experts veillent à ne jamais évoquer par ailleurs la responsabilité des gouvernements libéraux et plus encore l'implication directe et omniprésente des pays occidentaux dans les affaires intérieures du pays ! Pourtant, l’ingérence US est une réalité devenue presque caricaturale tant elle est grossière. Julie Chung est l’ambassadrice américaine à Colombo. Comme ceux qui l’ont précédée, elle conseille, juge, déclare, décide, convoque, recommande, dicte à toute la classe politique sri lankaise qui ne trouve rien à redire, comme si le pays n’était qu’une république bananière. C’est le cas, y compris du parti « marxiste-léniniste » le JVP, une formation politicienne et électoraliste avec laquelle elle entretient d’excellents rapports, d’autant qu’il est l’allié des partis libéraux et pro-occidentaux. Pour elle, la mission est simple et l’opinion du peuple sri lankais importe peu ! Il faut installer à Colombo un gouvernement docile, un vassal qui permettra aux États-Unis et ses partenaires de la Quadrilatérale (Quadrilateral Security Dialog qui comprend les USA, l’Inde, l’Australie, le Japon) et de l’Aukus USA, Grande-Bretagne, Australie) de faire de Sri Lanka une plate-forme d’agression contre la Chine. 

 

Le défi n’est autre que celui-là et les Nord-américains y consacrent depuis longtemps d’importants moyens. Dès 2009, John Kerry, qui devint plus tard le Secrétaire d’état de Barack Obama, n’avait-il pas déclaré que « les États-Unis ne pouvaient se payer le luxe de perdre Sri Lanka à cause de son importance géostratégique dans le combat contre la Chine » (Recharting US strategy after the war- The Kerry-Lugar report). Mais, on ne vous en a jamais parlé et on ne vous en parlera pas !

 

La plupart des reportages dans la presse occidentale sont par ailleurs d’une négligence à tomber par terre et font ainsi fréquemment état d'informations erronées ou caricaturales  comme par exemple ces jours-ci où l’on évoque « la fuite de Ranil Wrickremensighe » alors que ce dernier, ex-premier ministre libéral, venait d’être désigné par Gotabaya Rajapaksa pour lui succéder comme nouveau Président par interim de Sri Lanka.

 

D’ailleurs, pour donner une apparence de constitutionalité, « le deal » entre les deux hommes va être soumis dans les prochains jours au vote des membres du parlement. On n’en saura pas plus sur les rivalités, les coups tordus et les ambitions déclarées ou non de tel ou tel protagoniste. Ainsi, on compte actuellement quatre candidats pour occuper le fauteuil de Gotabaya dont le JVP qui, lui, se prononce pour une candidature commune et un gouvernement d’union nationale de tous les partis.

 

Ranil qui fait figure de favori a pourtant été battu aux dernières élections législatives, sa légitimité est inexistante, sa base sociale est dérisoire et son parti est en lambeaux, mais il a l’avantage d’être l'homme des intérêts nord-américains et britanniques! Son parcours est intéressant ! Plusieurs fois au pouvoir comme premier ministre, il est un  leader conservateur inamovible à la tête de son parti UNP depuis près de cinquante ans. Ultra-libéral, il est membre actif du club très fermé de la Société du Mont Pèlerin (Hajek, Popper, Milton Friedman) où il aime retrouver son ami Georges Soros. De ça personne n’en saura rien !

 

En fai,t installer Ranil à la tête du Sri Lanka est totalement anticonstitutionnel et ce n’est rien d’autre qu’un coup d’état. Pour contribuer à cette désignation qui doit se faire dans l’ordre, les organisateurs de la contestation qui a pris le nom de « Aragalaya » (la lutte) ou de « Gota go home », originaires le plus souvent des beaux quartiers, ont appelé à ranger les pancartes et les banderoles, à libérer les bâtiments occupés, passant à une trahison en règle de leurs engagements. Pour Amita Arudpragasam, une des porte-paroles de la contestation, diplômée d’Harvard et Princeton, dont l’ONG « Vérité research », est considérée comme un département de travail de l’Ambassade US de Colombo et a été financée par le NED à hauteur de 75 000 dollars, la reconstruction libérale du pays prendra entre dix et quinze ans grâce à l’aide du FMI. Certes, dit-elle « il y aura des sacrifices à faire, il faudra être patient »! Quand on lui demande si cela veut dire que l’on ajoutera de la souffrance à la souffrance du peuple, elle l’admet en précisant toutefois « oui, mais c’est pour son bien, et il croira ses dirigeants si ces derniers savent lui expliquer et se comporter honnêtement ». Pour déjà anticiper, Ranil, président par interim, a cette fois ordonné à l’armée et la police de faire usage de leurs armes contre les manifestants irréductibles, l’heure est maintenant à la répression.

 

Quant à Gotabaya Rajapakasa qui vient de démissionner comme chef de l’État et de s’enfuir courageusement vers l’Arabie Saoudite où il a croisé Joe Biden, il est le frère de l'ancien président, le charismatique Mahinda Rajapaksa. Après l’avoir pressé comme un vulgaire citron, les Américains vont décider de son sort et sans doute continuer à pratiquer sur lui un chantage cynique sur la sécurité de sa famille qui réside aux États-Unis. A ce stade,  il est bon de rappeler que fin 2019,  Gotabaya été porté au pouvoir par un soutien populaire d'une ampleur exceptionnelle et même historique, succédant ainsi à un gouvernement ultra-libéral de nul autre que Ranil. Au Parlement, le parti présidentiel du très beau nom de « bouton de lotus » a donc disposé  d'une majorité de députés de plus des 2/3, y compris avec le soutien et la participation de la gauche à son gouvernement, à travers des membres de la mouvance trotskyste, Parti communiste et nationalistes de gauche).  

 

Or malgré de tels atouts, Gotabaya a fait le choix de revenir sur ses engagements en cédant aux pressions de l'Inde, mais surtout à celles des  USA pour la mise en place des programmes SOFA, ACSA, MCC consistant à abandonner une grande partie des terres appartenant à l'État en faveur des groupes multinationaux et surtout d'intérêts militaires US, leur permettant de créer les conditions d'une partition du pays en vue de transformer celui-ci en une vaste base militaire. 

 

Pour éviter toute confusion, il faut également savoir qu'avant l'élection présidentielle, Gotabaya était aussi citoyen des États-Unis, tout comme son frère Basil, le ministre de l'économie. Naturellement, on devrait donc se poser la question de savoir s’il n’y a pas une relation de cause à effet, d’autant que les capitulations successives du Président et de son frère ministre ont entraîné le pays vers l’abime. En fait n’était-ce pas là, le but recherché et la mission impartie au Président élu ? Pour l’heure, on n’en saura pas plus, silence et bouche cousue !

 

Qu’en est-il de Gotabaya Rajapaksa et des causes de la crise ?

Quand les objectifs véritables de la nouvelle administration sri lankaise ont commencé à se clarifier, cette évolution pourtant prévisible aux yeux d’un grand nombre de gens a provoqué stupeur, déception, mécontentement puis exaspération. Les conséquences matérielles sur la vie sociale des gens ont commencé à peser très lourd : coupures fréquentes d’électricité, plus de gaz domestique, plus d’essence pour les transports notamment publics, rationnement des vaccins et des médicaments, et même plus de cahiers pour les élèves. Ni le Président ni le gouvernement n'ont évidemment voulu en mesurer les suites désastreuses, ce n’était pas leur mission ! Ils ont donc refusé de modifier une politique économique  toute orientée vers l'export et non sur le développement du marché intérieur. On a donc persisté dans la même direction, celle de la crise !

 

Dans les conditions de la crise pandémique, la chute du tourisme de masse et la diminution spectaculaire des envois d’argent des travailleurs sri lankais migrants, en particulier ceux exploités dans les pétromonarchies du Golfe, ont eu simultanément des effets dévastateurs sur les ressources du pays provoquant des effets en chaine, la dette s'est creusée, la roupie s’est effondrée, la hausse des denrées de base s’est accrue spectaculairement, alors que le non approvisionnement en pétrole et gaz a fragilisé plus encore l’économie du pays, et la vie quotidienne des gens est vite devenue insupportable. Cette situation a par ailleurs contribué à l'explosion des inégalités et à des injustices de toutes sortes. Il est bien connu que la crise n’est pas la même pour tout le monde.

 

De cette situation trop longtemps et volontairement ignorée sont nées des frustrations et une colère légitime des secteurs les plus défavorisés de la société. D’autant que la corruption et l’impunité dont bénéficie dans le même temps toute la classe politique sri lankaise est un fait avéré. Ce ressentiment a commencé à s'exprimer entre autre par des grèves massives dans le secteur public. Mais on n’en a pas tenu compte et on a continué à persévérer dans la même direction, au besoin en recourant aux menaces et à la répression !

 

Par ailleurs et alors qu'il existait de larges possibilités d'avoir de la part de la Russie mais aussi de l'Iran une contribution importante pour suffire aux besoins énergétiques du pays, le gouvernement a refusé cette aide aux conditions financières très avantageuses, afin de ne pas mécontenter Washington. Il en a été de même avec le soutien que la Chine a proposé de son côté. Le gouvernement s'est ainsi engagé dans une prétendue négociation avec le FMI qui a annoncé qu'il conditionnerait sa contribution à des contreparties politiques, économiques et sociales. Les États-Unis ont pris l’engagement de soutenir ce plan dont l’adoption et le contenu dépend d’eux. Malgré cela, on s’est précipité vers cette imaginaire planche de salut. Pourtant et comme partout ailleurs, le résultat était connu par avance. Celui-ci ne pourra qu'aggraver plus encore la crise dans laquelle le pays est plongé et la détresse sociale des gens déjà lourdement pénalisés

 

Ce sont dans ces circonstances de crise aggravée que certaines forces politiques sont entrées en scène. Des professionnels des révolutions colorées sur le modèle du serbe OTPOR, comme Chameera Dedduwage chef stratégiste chez Ogilvy Digital ou encore Pathum Kerner présenté comme l’architecte de la contestation et qui lui trouve ses soutiens dans les think tanks néolibéraux comme Advocata, Vérité Research et chez le protégé de Ranil, le Dr. Harsha de Silva, ancien ministre des réformes économiques formé à Harvard à partir d’un programme de jeunes leaders financés par l’administration US. Chameera et Pathum le sont de leur côté directement par le N.E.D, cette fondation US dont Ronald Reagan disait qu’elle faisait ce que la CIA ne pouvait faire. Ce dispositif préfabriqué depuis Washington, Londres et Canberra a immédiatement été relayé par des ONG et par les médias dont la chaine de télévision Newsfirst du groupe financier tentaculaire Maharajah. Cette « sainte alliance » a su faire monter l'exaspération populaire en la faisant se cristalliser par des actions spectaculaires non pas sur les causes véritables de la crise mais sur la famille Rajapaksa, son incompétence, sa corruption, son népotisme. C’est ainsi qu’est né le mouvement « Gota go home », ou encore le « Aragalaya » (la lutte).

 

Cette radicalisation des actions, y compris violentes, s’est surtout manifestée vis-à-vis de la personne de l’ancien président Mahinda Rajapaksa dont la résidence familiale a été incendiée grâce à l’inertie des forces de police. Ce dernier et son fils sont depuis en fuite mais toujours présents dans le pays. Ils font figure pour Washington d'hommes à abattre à n’importe quel prix tant ils peuvent toujours représenter un risque de recours. Il est vrai qu’habile manœuvrier politique, Mahinda a su chaque fois au cours de sa longue carrière politique mettre en échec les différentes tentatives de « regime change made in USA ». Celles-ci ont toutes échoué à cause du soutien populaire dont Mahinda bénéficiait et bénéficie encore. La haine de l’Ambassade US à Colombo à son endroit fait rêver celle-ci de lui réserver le même sort qu'à Mouammar Kafhafi ou Saddam Hussein.

 

Le voyage de Victoria Nuland

Enfin, il faut aussi dans toute cette mobilisation à la spontanéité très relative noter le rôle actif du JVP, cette organisation qui se proclame d’extrême gauche et qui en réalité est pilotée et financée depuis l'ambassade des États-Unis et les bureaux de l’US Aid où elle a porte ouverte, le gite et le couvert. Enfin, la multiplication sur place des ONG soutenues et financées par les gouvernements occidentaux, par le NED nord-américain et la Fondation Soros très présente au Sri Lanka sont d’autres aspects à prendre en compte pour comprendre ce qui a permis la réalisation concrète et rapide de ces mobilisations populaires d’un type nouveau. Toutes ces forces, chacune jouant sa partition, ont recours à des méthodes éprouvées à Hong Kong avec la « révolution des parapluies » ou encore pendant le « printemps arabe » de décembre 2010. Ainsi, à Colombo, le noir est devenu la couleur de rigueur pour les vêtements des manifestants et le poing qui figure sur les affiches est la copie conforme de celui du mouvement OTPOR artisan connu grâce aux subsides du NED et de Freedom House de la chute de Milosevic et qui a ensuite essaimé en Géorgie, aux Maldives, en Algérie, en Ukraine, au Venezuela, en Biélorussie, etc… On trouve donc là, tous les ingrédients qui ont permis non pas une révolution mais une contre-révolution, un coup d'état en forme de révolution de couleur sur le modèle Maïdan.

 

Il est d'ailleurs significatif de souligner que la sous-secrétaire d'état US et interventionniste forcenée Victoria Nuland était en mission au Sri Lanka avant le début des évènements. Celle qui joua un rôle déterminent dans le coup d’état ukrainien, dans l’usage cynique de groupes néo-nazis comme dans le choix des membres du nouveau gouvernement à Kiev en 2014 n’est pas étrangère aux évènements qui ont eu lieu à Colombo. De combien sera le retour sur investissement au Sri Lanka pour les USA, tel était le but de la visite de la « dame aux petits pains de la place Maïdan ».

 

Quant aux manifestations et rassemblements à Colombo, leur composition a été très hétéroclite et autrement plus complexe que la photographie très simpliste que l'on en donne en Occident. On y trouve pèle mêle l'élite locale, leurs enfants des écoles privées, parfois accompagnés de leurs gens de maison, ceux que l’on appelle communément les Colombo seven (c.a.d le triangle « Passy/ Neuilly/Auteuil » sri lankais) totalement acquise à travers leur statut social aux pays occidentaux, puis les classes moyennes, les professions libérales, en particulier l'ordre des avocats lié organiquement à l'ambassade US, les étudiants, une partie du lumpen, et les gangs criminels impliqués dans le commerce de la drogue, des armes et du blanchiment d’argent domaine ou Sri Lanka se distingue.

 

La contestation a pris place au « Galle Face Green », un des espaces face au palais présidentiel. C’est de là que se sont  déchainés les provocateurs, souvent violemment, y compris en vandalisant et en pillant une partie du patrimoine culturel. L’armée est restée dans les casernes et la police a laissé faire ! Par contre, il y a eu très peu de manifestations dans le reste du pays où l’on est loin des débordements de la capitale, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas dans les provinces un mécontentement et une colère réelle, en particulier chez les paysans. Ces derniers ont subit le désastre du choix gouvernemental des engrais organiques au détriment des engrais traditionnels, ce qui a entraîné une chute spectaculaire de la production agricole car aucune préparation n'avait été faite en amont pour se préparer à cet important changement pour les cultures traditionnelles sri lankaises. Cette décision a provoqué la ruine de petits exploitants permettant ainsi toutes les  manipulations possibles pour acquérir les titres de propriétés par différents groupes liés à l’agrobusiness. En 2022, Sri Lanka, hier exportateur de riz, devra importer 30 % de sa consommation.

 

Dans la presse mainstream occidentale et afin de noircir un peu plus le tableau, on retrouve de nouveau les références éplorées à la cause tamoule, aux trente années de guerre, au séparatisme et aux Tigres du LTTE dont le supporter fût Bernard Henry Lévy. Il est utile de rappeler que cette  organisation fascisante et anti-communiste dont l'objectif était la partition du pays pratiquait un terrorisme aveugle, entre autre autre dans les transports publics, utilisant des enfants soldats et des handicapés comme kamikazes, massacrant l'opposition marxiste tamoule et organisant ses relais mafieux à travers les capitales européennes avec le soutien et le laisser-faire des gouvernements occidentaux, et des partis de gauche comme de droite. Il faut toujours rappeler que ces derniers ont soutenu à bout de bras ce groupe extrémiste qui aura tué plus de Tamouls que nul autre. Ce conflit a bouleversé et traumatisé le pays et on a compté près de 100 000 victimes de cette guerre. A cette époque, l'objectif  géopolitique de l'impérialisme à travers l'action de Hilary Clinton, Bernaard Kouchner, David Miliband étaient de contribuer à la partition de Sri Lanka afin de s'accaparer, avec l'aide du LTTE, de Trincomalee et d’en faire une position avancée dans les conflits à venir.

 

Enfin s'agissant de la gauche: le Parti communiste, le LSSP (trotskyste, Sri Lanka est le seul pays où une force trotskiste était encore récemment au pouvoir), la Gauche nationaliste sont hors jeu. Ils ont quitté le gouvernement avec fracas six mois avant les évènements mais sont dans l'incapacité d'exprimer une analyse cohérente, un programme, une orientation, une direction politique. Seules quelques personnalités indépendantes mais isolées ont une vision lucide des choses. Quant aux autres partis institutionnels totalement divisés et éclatés en de multiples tendances, ils sont essentiellement occupés par la chasse en monnaie sonnante et trébuchante pour des postes ministériels et parlementaires qui seront disponibles, si toutefois il y aura des élections.

 

Quelles perspectives ?

Loin de se résoudre, la crise sri lankaise ne peut que s'aggraver dans une situation de confusion délibérée, de chaos organisé et d'anarchie. Elle permettra aux États-Unis de  faire avancer même provisoirement leurs intérêts  stratégiques dans la région face à la montée de l'influence de la Chine. Pour autant le retour des libéraux au pouvoir, l’impuissance des partis institutionnels et la perspective d’un prêt du FMI aux conditionnalités écrasantes pour le pays ne pourra résoudre l’importance de la crise et l’ampleur systémique, qui la caractérise, mais par dessus tout, elle n’apportera aucune réponse aux attentes sociales.

 

Que feront alors les nouveaux dirigeants sri lankais totalement discrédités et à la tête d’un système politique arrivé en fin de course. Il est intéressant de rappeler ici que la constitution sri lankaise est pour l’essentiel calquée sur la constitution française de la 5e république. Mais, par dessus tout, on doit poser la question de savoir quels seront les choix du peuple, lui qui devra compter sur ses seules propres forces. De cette crise et des leçons à en tirer, devra émerger une nouvelle force sociale et politique. Cela ne pourra pas être celle de l’oligarchie, ou celle d’un mouvement au spontanéisme préfabriqué qui est en fait arrimé aux intérêts des classes dirigeantes, elles-mêmes au service des objectifs impérialistes. Leur objectif commun étant de conduire le mouvement populaire dans une impasse. Pour autant le peuple sri lankais sait faire preuve d’une grande intelligence collective face aux épreuves, ce qu’il a montré dans le passé ! Tôt ou tard donc, il trouvera la voie qui lui permettra de nouvelles avancées sociales et politiques, comme ce fut le cas quand il fut capable de mettre en échec les tentatives de division d’une guerre barbare qui ne fut jamais une guerre civile, mais une guerre contre la barbarie fascisante du séparatisme.

 

Dans ce contexte, les responsabilités de l’Inde et de la Chine sont très importantes. Il conviendra de suivre la politique indienne, si son attitude constructive à l'égard de la Russie, si sa résistance aux pressions US, si son dialogue actif avec la Chine et si son rôle positif au sein des BRICS se poursuivra. Interviendra-t-elle militairement au Sri Lanka comme ce fut le cas en 1987 et comme le revendique l’antenne sri lankaise du BJP, le parti de Narendran Modi, le premier ministre indien, prenant ainsi le risque de voir se reconstituer comme dans le passé une unité nationale sri lankaise anti-indienne?

 

Il en va de même après les changements négatifs au Pakistan et la poursuite du combat d’Imran Khan ou s'agissant des suites des pressions qui s’exercent sur le Bengladesh  qui l'ont fait céder jusqu’à ce jour en faveur d'un soutien aux positions US. Par ailleurs, les évolutions politiques qui viennent de se produire en Australie avec le retour des travaillistes ne devraient pas modifier la politique agressive de ce pays vis-à-vis de la Chine, du moins dans l’immédiat.

 

Dans ces conditions, la réunion du G20 à Bali, Indonésie, qui sera marqué par la présence de Vladimir Poutine sera un événement et une étape qui conduira sans aucun doute à dynamiser les ardeurs de certains en Asie où l’interventionnisme brutal de Washington, la militarisation et la nucléarisation de la région Asie-Pacifique sont des orientations de plus en plus ouvertement contestées. En novembre, les élections des mid-term aux États-Unis ne seront pas sans incidence non plus sur l’évolution de cette situation.

 

Quid de la Chine ?

Quant à l'argument qui consiste à prétendre que la Chine serait responsable de l'endettement du Sri Lanka, ce qui serait la cause principale de sa crise, c’est un mensonge éhonté. En fait, cette dette représente moins de 10% du total de la dette du pays, les 90% restant étant ceux des pays occidentaux et de leurs institutions financières. Par contre et comme elle l'a toujours  fait, la Chine, qui a beaucoup contribué dans le passé au développement des infrastructures du Sri Lanka (Ports, Aéroports, routes, etc.) s’est engagée à continuer à  apporter, et cela sans conditionnalités, son soutien politique, économique et financier au Sri Lanka. 

 

Enfin, ces évènements ne sauraient être isolés de ceux qui sont liés à la crise ukrainienne, au climat de russophobie et de divagations antichinoises dans lequel nous baignons. Le nouvel ordre mondial qui se met en place va se faire dans la douleur et les crises à répétition. On ne saurait sous-estimer les risques mais il serait aberrant de ne pas voir dans les contradictions qui se nouent la poursuite du déclin US dont la dédollarisation en cours constitue une manifestation évidente.

 

Pour Francis Fukuyama « Si nous baissons la garde, le monde libéral disparaitra ». On ne saurait mieux définir l’enjeu de cette période. La recherche d'alternatives et l'aspiration à une nouvelle architecture mondiale fondée sur un monde multipolaire, le multilatéralisme, la non ingérence, la non intervention, le respect de la souveraineté sont en effet à l’ordre du jour. C'est à dire tout à la fois la charte des Nations-Unies, les principes de Bandung  et ce que l'on retrouve dans cette formule de Xi Jiping en faveur d'une « communauté de destin ». D’une certaine manière, la radicalisation des évènements à Sri Lanka peuvent réserver des retournements de situation inattendus.

 

Il y a quelques mois, j’évoquais dans l’émission « Michel Midi » de mon ami Michel Collon «  Sri Lanka sera la prochaine explosion ». Et l’explosion a eu lieu ! Elle est révélatrice de la situation générale, et il y en aura d’autres, ailleurs et pas exclusivement dans les pays du tiers-monde. Les causes principales en sont les politiques barbares des puissances occidentales, leur hégémonisme en faillite, au premier rang desquels celui des États-Unis entrés dans la phase de leur déclin. Au fond, le système capitaliste et de domination impérialiste sont devenue anachroniques, incapables qu’ils sont de répondre aux défis qui sont ceux de l’humanité toute entière. Ce système épuisé doit céder la place. Voici venir le temps des révolutions, les vraies, celles qui doivent être conduites à leurs termes par les peuples, en assumant leurs responsabilités à travers la solidarité et un internationalisme de notre temps.

 

Jean-Pierre Page

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23 avril 2022 6 23 /04 /avril /2022 19:54

Depuis le début de la guerre en Ukraine le public occidental est abreuvé d’images spectaculaires rarement recoupées et vérifiées, mais il ne sait rien ni de la situation économique de l’Ukraine ni du fonctionnement de ses institutions politiques. Le pouvoir kiévien est très largement supervisé par des experts anglo-saxons (USA et Royaume-Uni), ce qu’on observe aussi au niveau de sa propagande de guerre. Il nous a donc semblé intéressant de nous pencher sur un homme clef à cet égard, qui a certes pénétré de longue date les milieux nationalistes ukrainiens mais qui semble dépourvu de toute attirance nationaliste, ses choix allant plutôt vers le mondialisme capitaliste. Son émergence dans l’entourage du président Zelensky est opaque mais c’est lui qui semble jouer le rôle d’acteur principal de la propagande kiévienne reprise en Occident. Ce qui permet de poser la question des liens entre celle-ci, les milieux oligarchiques ukrainiens et leurs appuis occidentaux. Et de découvrir un personnage clef dans le montage de la propagande anglo-américano-ukrainienne qui a conquis le public occidental. Où l’on voit qu’il n’y a aucune question de principe qui vaille mais simplement un opportunisme « pragmatique » permettant d’alimenter la propagande de guerre en faisant la promotion d’un monde virtuel sans liens obligatoires avec le monde réel.

L’article que nous livrons ici est traduit du polonais avec l’accord de l’auteur.

La Rédaction

 

 

Les visages du pouvoir kiévien:

un metteur en scène et un acteur

-

Avril 2022

 

Mateusz Piskorski*

 

La Russie est à bout. La Biélorussie va entrer en guerre. Les Russes violent les enfants. Les cadavres humains sont minés par les soldats russes. Les abeilles s’attaquent aux agresseurs russes. La Russie fera bientôt la paix en se soumettant aux conditions de Kiev. La paix est juste au coin de la rue, ou peut-être un peu plus tard. Des milliers de messages souvent contradictoires sont diffusés en Ukraine et dans le monde par Alexei Arestovitch, le conseiller de Volodymyr Zelensky, qui s'impose désormais comme le principal directeur de la propagande des autorités de Kiev. Les médias polonais et occidentaux présentent chaque information fournis par cet homme avec un dévouement inébranlable, comme s'il s'agissait d'une vérité révélée. Alors qui est ce réalisateur et pourquoi rencontre-t-il un tel succès manipulateur aujourd'hui ?

 

L’Acteur

Il est né le 3 août 1975 dans un petit village géorgien, Dedoplis Tskaro. Sa biographie officielle précise qu'il n'est pas d'origine ukrainienne. Il s'agit plutôt d'un enfant des vastes espaces et des nationalités mélangées de l'Union soviétique - moitié biélorussien, moitié polonais. On sait que son père était un militaire, un officier de l'armée soviétique. Des années plus tard, sa famille a quitté la Géorgie pour s’installer en Ukraine. C'est là qu'Alexei Arestovitch a obtenu son bac au lycée n° 178 de Kiev, puis qu’il a passé les examens d'entrée en biologie à l'Université nationale Taras Chevchenko de la capitale.

 

Cependant, il a préféré s'adonner à un autre type d'activité, plus proche de l'âme d'un artiste - l'improvisation. Il a interrompu ses études et en 1992, il a commencé à jouer en tant qu'acteur au théâtre de Kiev « le Quadrilatère noir » (la dernière fois qu'il est apparu sur sa scène, c'était en 2020).

 

L'Espion

Cependant, Arestovitch n'était pas seulement intéressé par le métier d'acteur. Il était aussi attiré par une carrière militaire, ou plus précisément par une carrière dans le renseignement. C'est pourquoi il s'est inscrit à l'Institut des forces terrestres d'Odessa, dont il est sorti diplômé en tant que traducteur militaire de langue anglaise. Les traducteurs de l'armée sont, bien sûr, généralement des officiers du renseignement ou du contre-espionnage militaire.

 

En 1999 (pendant la présidence de Leonid Koutchma), il a commencé son service en tant qu'officier à la Direction principale du renseignement des forces armées ukrainiennes. Le chef des renseignements militaires était alors le général Igor Smichko, Chef du service de sécurité de l'Ukraine (SBU) de 2003 à 2005, puis conseiller du président Petro Porochenko et candidat à l'élection présidentielle et à l'élection du maire de Kiev. Smiechko est d'ailleurs un exemple assez intéressant de l'interpénétration du monde de la politique, des affaires et des services secrets sur les bords du Dniepr.

 

Arestovitch a quitté le service de renseignement militaire en 2005. Il a présenté les motifs de cette décision dans des interviews ultérieures. « J'ai servi dans le département de la recherche stratégique du ministère de la défense. Les rapports que nous préparions allaient directement sur les bureaux du président, du premier ministre, du ministre de la défense, du président du Conseil suprême, etc. La situation dans le pays a changé après la ‘révolution orange’. Il était devenu absurde que d'anciens directeurs d'usines sucrières commencent à donner des ordres et à instruire les officiers d'active sur la manière de faire leur devoir, ce que j'ai dit une fois directement au commandement. En réponse, j'ai entendu : - Où pensez-vous aller ? Vous continuerez à servir. Le lendemain, je ne suis pas revenu travailler et, après de nombreuses hésitations, j'ai finalement décidé de partir », s'est-il souvenu dans une interview.

 

Le Politicien et heureux élu

Après avoir quitté les services de renseignement, Arestovitch s'est jeté dans le tourbillon chaotique de la politique ukrainienne. Pour une raison quelconque (peut-être un malentendu avec ses supérieurs dans l'armée), il a pris une position clairement critique à l'égard du premier Maïdan, celui de 2004 à Kiev, appelée la « révolution orange ». Il a rejoint le Parti de la Fraternité dirigé par Dmytro Kortchynsky. Idéologiquement, ce groupe est qualifié de nationaliste-anarchiste, bien que ses couleurs et son symbolisme fassent directement référence au camp noir et rouge, celui du nationalisme d’extrême droite ukrainien. Son chef et fondateur était auparavant connu principalement pour son implication dans la guerre civile tchétchène où il a combattu contre Moscou, ainsi que dans la guerre en Abkhazie – où il s’est battu contre les militants indépendantistes abkhazes du côté géorgien. Il était également un militant de l'Assemblée nationale ukrainienne - Autodéfense du peuple ukrainien (UNA-UNSO), un parti sans équivoque de type néo-banderiste fasciste, au sein duquel on trouve dans sa direction le fils de l’idéologue du fascisme ukrainien Roman Choukhevitch, Youry Choukhevitch. Kortchinsky n'a pas rencontré beaucoup de succès en politique, contrairement à de nombreux autres nationalistes extrêmes. Cependant, il a continué à être présent dans les médias ukrainiens. En 2016, il a dit ceci à propos de la Pologne : « Actuellement, le nationalisme polonais se développe en Pologne et cela se fait au détriment des Ukrainiens. Les revendications historiques et territoriales à notre encontre s'y multiplient... Nous serons donc en état de guerre ou de préparatifs de guerre pour les cent prochaines années, c'est certain. »

 

Kortchynsky, malgré son insignifiance politique, a fait de bonnes affaires dans la politique ukrainienne qui est extrêmement commercialisée. Son « personnel militant » pouvait être engagé par pratiquement n'importe qui, pour n'importe quel but, pour organiser n'importe quelle manifestation. Bien sûr, cela n’était pas gratuit. En 2005, Arestovich, qui est rapidement devenu le vice-président de sa confrérie, se tenait toujours à ses côtés. En 2009, c'est lui qui a mené l'action de protestation anarchiste de son parti sous le slogan « A bas tout le monde ! ». Dans le même temps, avec Kortchinsky, Arestovitch a commencé à annoncer des travaux sur des plans visant à défendre la Crimée contre une éventuelle agression russe.

 

Mais, au départ, les relations de ces deux hommes avec Moscou sont assez complexes. En 2005, Arestovitch, critique de la révolution orange, s’est rendue aux réunions du Mouvement eurasien d'Alexandre Douguine à Moscou. Là, avec Kortchinsky, ils ont appelé au développement de tactiques communes et efficaces contre les révolutions de couleur dans l'espace post-soviétique. Aujourd'hui encore, certains opposants le soupçonnent d'avoir gardé des liens « d'agent » avec le Kremlin, bien que - étant donné la position réelle de Douguine - cela soit peu probable.

 

La dernier épisode du lien politique d'Arestovitch avec Kortchinsky et sa confrérie a été la protection que ce dernier lui a accordée pour trouver un emploi. En 2009, il est devenu chef adjoint de l'administration de la région d'Odessa. À l'époque, le maire de cette ville était un ami de Kortchynsky, Eduard Gourvitch, un politicien et homme d'affaires anticommuniste d'origine juive, qui est devenu célèbre en 1999 pour avoir renommé une des rues d'Odessa en l'honneur de l'écrivain Alexandre Griboyedov, au profit de l'ultranationaliste Choukhevitch. Arestovitch a ensuite quitté son emploi à Odessa, après quelques mois. Et il a alors disparu de l'espace public pendant un certain temps.

 

Le Psychologue

Pendant ce temps, l'actuel conseiller de Zelensky a suivi un cours de psychologie assez particulier dispensé par le gourou russe Alexander Kamensky (alias Avessalom le Sous-marin). Kamensky pratique une synthèse exotique de la psychologie, des pratiques ésotériques inspirées du courant New Age et des méthodes thérapeutiques de la psychanalyse. Arestovitch a concentré ses études principalement sur les techniques d'influence et de manipulation. Cela lui a permis d'ouvrir sa propre entreprise en tant que « coach » et conseiller psychologique. Il a commencé à développer une entreprise privée dans ce domaine, mais il semble toujours avoir voulu utiliser ses compétences non pas dans les affaires, mais plutôt dans l'armée, les services secrets et la politique.

 

l'Expert et l'« anti-terroriste »

En 2014, après le début de la guerre civile dans le Donbass, Arestovitch a commencé à développer des activité de commentateurs sur les médias sociaux. Il a commencé à être invité en tant qu'expert par les médias traditionnels ukrainiens. Il a tenté de prévoir des scénarios pour la suite du conflit. Il convient toutefois de noter que toutes ses prédictions sont formulées de manière à ce que leur véracité puisse être vérifiée positivement au premier coup d'œil. En fait, ces prédictions sont généralement très vagues ou multivariables. Toutefois, cela fait partie de la promotion de sa propre image, à laquelle Arestovitch a commencé à se livrer avec succès.

 

Un élément similaire de ce type a probablement été sa décision de participer en tant que soldat contractuel à l'opération antiterroriste (ATO) contre les habitants du Donbass. Il a utilisé cette présence sur le front de deux manières. Tout d'abord, il a commencé à se présenter de plus en plus largement comme un expert et un analyste militaire hors pair (sa présence dans la zone de conflit armé était censée crédibiliser son statut). Deuxièmement, il a créé une légende sur sa propre présence dans la zone de conflit, racontant, par exemple, qu'il a traversé la ligne de front 33 fois. Le problème, c'est qu'il n'était pas stationné sur cette ligne, mais à Kramatorsk, c’est-à-dire loin du front.

 

En conséquence de ses activités sur les « médias sociaux », des centaines de milliers d'abonnés ont commencé à regarder le profil Facebook d'Arestovitch et ses vidéos sur sa chaîne YouTube. À un moment donné, surfant sur le vague qui le caractérise, il a même pu prédire le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne. Il continuait simultanément à dispenser des formations en psychologie, aidé en cela par sa reconnaissance médiatique croissante.

 

Le visage de Zelensky

En 2019 et dans la première moitié de 2020, il dénonçait le président Zelensky récemment élu en des termes peu flatteurs. À l'automne 2020, il a soudainement commencé à faire l'éloge du président, après quoi il est devenu rapidement le porte-parole de la délégation ukrainienne au sein du groupe de contact tripartite sur les accords de Minsk. Cela lui a permis d'être reconnu au niveau international ; c'est lui qui présente la position de Kiev dans les négociations sur le Donbass discutées par tous les médias.

 

Il a insisté de plus en plus sur le fait qu'il ne pouvait être question pour Kiev de mettre en œuvre un quelconque accord. Dans une interview accordée en 2021, il déclarait sans ambages qu'au Donbass, la « guerre ukraino-russe » se poursuivra pendant très longtemps. Lorsqu'il devint conseiller supplémentaire du chef du bureau d’Andrei Yermak, en septembre 2021, il a carrément déclaré que la réintégration du Donbass au sein de l'Ukraine est un plan qui sera mis en œuvre au cours des 25 prochaines années, et que toute discussion entre Kiev, Donietsk et Lugansk est inutile.

 

Le Propagandiste professionnel

Pendant son service armé dans le Donbass, Arestovitch s'est entraîné à utiliser les instruments de la propagande de guerre. En 2015, lors de l'encerclement des unités ukrainiennes par les séparatistes près de Debaltsevo, il a soutenu - contrairement aux faits et aux chiffres - que les pertes de Kiev étaient insignifiantes. Mais en 2017, il a déclaré carrément dans une interview : « Chers amis ! Je vous ai beaucoup trompé depuis le printemps 2014. Les fausses informations que j'ai fournies concernaient deux domaines principaux : - la création d'une illusion patriotique selon laquelle ‘nous sommes tous unis, nous nous respectons les uns les autres et nous sommes des héros’, et qu'un avenir brillant attend l'Ukraine ; - une propagande noire contre la Fédération de Russie. Il s'agissait d'activités purement de propagandiste, qui se sont développées face à l'agression militaire de la Russie contre l'Ukraine. Après trois ans, je suis arrivé à la conclusion que la propagande fait partie de la guerre, qu'elle est possible et même nécessaire (malheureusement) sur une base anonyme, c'est-à-dire à condition de ne pas y apposer son propre nom ».

 

Alexei Arestovitch est un magicien de l'image qui réalise ses tours sur commande et pour sa propre satisfaction. Malgré son passé partisan et ses déclarations agressives et théâtrales, il n'est en fait pas le moins du monde un nationaliste ukrainien. « Je ne suis pas un patriote. Pas seulement de l'Ukraine, mais de tout État-nation. Je suis un patriote du "projet n° 5", le projet d'une Terre unie dans l'esprit de Pierre Teilhard de Chardin et de Vladimir Vernadsky. Parmi les figures de nos contemporains, je suis le plus proche d'Elon Musk, l'homme qui incarne avec le plus de constance et d'activité le projet de reconstruction du système social 'Humanité' dans une dimension polyglobale... Sur les questions de reconstruction de la mémoire historique, de justice, de luttes, de victoires et de défaites, d'émergence des nations, de langues, de blessures historiques, je ressemble à un soldat sur le pou. Je crache sur tout cela depuis la haute tour du noosphérisme. Je peux même reconnaître leur importance, mais pour moi, tout cela est simplement inintéressant. C'est pourquoi je parle la langue dans laquelle je suis le plus à l'aise. Si vous êtes patriote, je respecte cela. Mais je n'aime pas du tout la variété de patriotisme qui nous a tous séduits ici. Si, en mon nom, nous devons garder le silence sur certaines choses et faire pression sur quelqu'un, alors je ne participe pas à un tel patriotisme », a-t-il déclaré dans un interview. Sur sa chaîne YouTube, il souligne qu'il utilisera le russe pour deux raisons : parce que c'est la langue qu'il utilise pour communiquer avec sa famille à la maison et parce qu'il veut pratiquer une propagande efficace visant un plus grand nombre de personnes.

 

Il est intéressant de noter qu'Arestovitch a aussi honnêtement admis - et il l'a dit dans le contexte du retrait américain d'Afghanistan - que l'introduction de normes démocratiques uniformes et universelles dans différents pays ne fonctionnait pas. Et cela inclut l'Ukraine. Toutefois, avant même le déclenchement de la guerre, il a proposé de rebaptiser l'Ukraine en Ukraine-Ruthénie. Bien qu'il ait déclaré par la suite qu'il s'agissait d'une plaisanterie, il s'agissait certainement d'une tentative ambitieuse d'introduire la question de la rivalité autour de l'héritage de la Ruthénie de Kiev dans le débat public au profit de l’Ukraine.

 

Un chef-d'œuvre d'images

Aresovitch, qui a toujours rêvé d'influencer les gens, exerce aujourd'hui de fait son influence à l'échelle mondiale. Les récits et la désinformation qu'il formule sont diffusés non seulement en Ukraine, mais aussi dans tout ce qu’on appelle l’Occident et même partiellement aussi dans l'espace post-soviétique. Il s'agit sans aucun doute d'un homme d'une grande créativité et d'un talent de manipulateur.

 

En face de lui, le général en uniforme Igor Konachenkov, porte-parole du ministère russe de la Défense, avec ses messages secs et raides n'éveillent pas l'imagination des gens. Konachenkov vient d'une époque antérieure, celle d’avant les médias sociaux. Ce problème est de plus en plus reconnu en Russie, mais il est trop tard pour reprendre l'initiative sur la ligne de front de la lutte pour imposer sa narration.

 

Arestovich n'est certainement pas un génie solitaire. Il est assisté par les meilleurs cabinets de relations publiques des États-Unis et du Royaume-Uni. Cependant, c'est lui qui joue le rôle d'un des des plus importants visages du pouvoir de Kiev. Il est acteur et metteur en scène, apparemment beaucoup plus indépendant que son directeur officiel Zelensky. Pour l'instant, y compris en Pologne, son influence sur l'opinion publique est bien plus grande que celle des politiciens locaux. Va-t-il un jour, comme il l'a fait en 2017, dire à quels mensonges il a recouru et révéler les techniques de la très efficace propagande de guerre ukrainienne ?

 

Mateusz Piskorski*

 

* Universitaire, politologue, ancien député d'un parti de gauche patriotique, partisan d’un rapprochement de la Pologne avec les pays d’Eurasie, opposé à l’OTAN. Il a été interné pendant trois ans sous l’accusation d’espionnage au profit de la Russie et de la Chine, sans qu’aucun élément sérieux ne soit produit pour soutenir cette accusation. Il a été finalement libéré sous caution à la suite des pressions du Bureau des Nations Unies sur les internements abusifs. Mais l’enquête le visant se poursuit de façon à ce qu'elle soit interminable et, en attendant, il est interdit de sortie du territoire polonais et ne peut pas non plus retrouver un emploi stable dans son pays.

 

 

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