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  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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2 août 2021 1 02 /08 /août /2021 22:50

La situation d’impuissance de la gauche roumaine étudiée dans cet article correspond, à quelques nuances près, à celle que l’on retrouve partout dans les anciens pays socialistes situés entre l’Allemagne et la Russie, si l’on fait exception de la Tchéquie, de l’Ukraine où il a fallu attendre la « révolution colorée » de 2014 pour éradiquer par la répression et la terreur les partis de gauche sociale et de la Biélorussie où, quoiqu’on pense de son gouvernement, c’est toujours une gauche sociale qui est aux manettes. Situation générale donc d’une gauche proclamée qui ne fait que répéter les gesticulations d’une gauche occidentale qui a capitulé en rase campagne en renonçant à la lutte des classes et en remplaçant le discours socialiste par un discours « sociétaliste ».

Même s’il est par moment caricatural, le cas roumain étudié ici est utile, justement par son côté excessif qui aide à saisir les causes de l’impuissance de toutes ces gauches devenues très « gauches ». Situation qui explique du coup, la vie ayant horreur du vide, la montée des « populismes » ou des forces de droite extrême qui posent au moins les problèmes auxquels ils ne répondent pas tandis que les gauches ne posent dans l’ensemble même plus les questions fondamentales. Cette gauche comme l’eût dit Adorno, se nourrit de « friandises intellectuelles ». Fin de partie...

La Rédaction

 

 

Pourquoi y a-t-il faillite

 

de la gauche politique

 

en Roumanie et… en Europe ?

 

-

Été 2021

 

À mes amis trop tôt disparus.

 

Claude Karnoouh

 

 

En apparence, ce qu’il y a de plus surprenant en Roumanie, ainsi que dans d’autres pays ex-communistes d’Europe de l’Est, c’est l’absence quasi totale d’une authentique gauche politique. Quarante ans de communisme, quarante ans de réunions de cellules du Parti, de mobilisations quasi permanentes sur les lieux de travail manuels ou intellectuels, de meetings, de programmes de télévision et radio et, à peine le régime tombé, en quelques mois, parfois en quelques heures, au mieux en quelques petites années, la gauche politique réelle a presque disparu du paysage politique. Mais a-t-elle jamais existé en Roumanie hormis dans la clandestinité et durant quelques trop courtes années après 1945 ?

 

En Roumanie, immédiatement après la fin du mois de décembre 1989, il était quasiment impossible de trouver une âme qui osait proclamer son appartenance au Parti communiste roumain (PCR). Ce genre de comportements avait des antécédents. Ainsi, comme le notait dans son journal un officier allemand présent à Bucarest lors du coup d’État du 22-23 août 1944 contre le maréchal Antonescu et son alliance avec le régime nazi : alors que le 20 août, écrivait-il, une majorité de gens chantait les louanges de l’Allemagne nazie, le 24 août 1944, plus personne n’était pro-allemand. Selon le journal de voyage d’Ilya Ehrenbourg, De la Volga à la Seine, tout le beau monde intellectuel, artistique et universitaire bucarestois défilait dans la suite qu’il occupait à l’Athénée Palace en novembre 1944, et chacun lui confessait que « jamais ô grand jamais » il n’avait été pronazi de cœur, il ne l’avait été que contraint et forcé ! En l’espace d’un demi-siècle, on constate que la population éduquée de Bucarest et de Roumanie en général est toujours loin d’accepter le décours de l’histoire avec ses crimes, ses échecs et parfois, plus rarement, ses réussites.

 

A la fin du XIXe siècle, un intellectuel roumain de talent, Titu Maiorescu, décrivait les institutions modernes roumaines – celles mises en place après l’avènement au pouvoir des Principautés unies puis du Royaume de la dynastie cadette des Hohenzollern – comme autant de « formes sans fondement ». Définition admirablement illustrée au théâtre par le plus important des dramaturges roumains, Ion Luca Caragiale, dont l’humour caustique et grinçant irritait tant ses contemporains qu’il dût s’expatrier en Allemagne. Tout au long de la courte histoire de la modernité roumaine d’avant le début de la Première Guerre mondiale de bons observateurs, aussi bien Trotsky journaliste pour un quotidien de Kiev que John Reed de passage à Bucarest en 1915 pour un hebdomadaire étasunien, avaient remarqué le style théâtral, poseur et inconséquent de la bonne société roumaine : boyards, bourgeois, fonctionnaires et militaires semblaient les acteurs d’une mauvaise pièce de théâtre se donnant dans les rues chics de la capitale. John Reed avait aussi remarqué que la célébrité et l’attrait de Bucarest tenait beaucoup à la quantité et la qualité de ses maisons closes autant qu’au pillage des essences rares des forêts parant les contreforts sudiques des Carpates (déjà !).

 

De semblables tableaux se répétant à travers le temps et les régimes politiques, apparurent tout au long du XXe siècle dans la société des élites politiques et culturelles, y compris à l’époque du communisme. Il suffit d’observer les obédiences imitatives aux grands pouvoirs étrangers pour en avoir une illustration assez claire : chronologiquement pro-français, pro-allemands, pronazis, prosoviétiques, aujourd’hui pro-étasuniens… et demain ? Cette soumission au pouvoir le plus fort, y compris en sacrifiant les intérêts minimaux du pays, se trouve parfaitement illustrée dans le texte de Neagoe Basarab, Învăţăturile lui Neagoe Basarab către fiul său Teodosie où le voïévode conseille à son héritier de se soumettre à la Sublime porte. Ces variations sur le thème de la soumission politico-culturelle se traduisent aussi et de manière parfaite dans la langue moderne avec ses massives importations de néologismes, montrant le refus manifeste des classes dirigeantes de rechercher dans le génie propre à la langue roumaine des solutions lexicales pour désigner les objets produits par la modernité. Plus encore, pour montrer que l’on est pronazi on appliqua systématiquement aux Juifs et aux Tsiganes les méthodes criminelles les plus radicales sans songer jamais à ce qui pourrait arriver le lendemain. La Finlande alliée de l’Allemagne nazie refusa toute politique antisémite alors que la Roumanie l’amplifia (cf., Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem ou la banalité du mal). Pour montrer que l’on est le fidèle adepte du communisme soviétique à l’époque de Staline, on ira jusqu’à forger des interprétations ineptes sur l’origine slave de la langue roumaine. Enfin aujourd’hui, pour manifester sa plus fidèle soumission à l’allié stratégique, les États-Unis, on appliquera les théories économiques de l’ultra-libéralisme (thérapies de choc et liquidation des richesses industrielles, ouverture du marché et mise au chômage massif de la classe ouvrière, privatisation de toutes les institutions à vocation sociale, la santé, l’enseignement, les assurances sociales), que certains dirigeants du G7 sont présentement en train de modérer tant ils craignent une explosion sociale. Ainsi l’élite politique et économique largement soutenue par une majorité d’intellectuels continue à brader pour une bouchée de pain le patrimoine écologique, culturel et naturel, la santé des terres, les ressources énergétiques, la santé des hommes, l’enseignement du pays, les forêts primaires et la masses des animaux qui en font leur richesse.

 

Lorsque l’on regarde froidement le pays profond et non simplement le centre des quelques grandes villes universitaires, on est saisi par le fossé rural/urbain qui s’étend de plus en plus alors que les plans d’aménagement du territoire national mis en œuvre par les communistes depuis les années 1962 avaient tenté de le réduire. Devant ce qu’il convient de comprendre comme un désastre, on assiste à la fuite des élites médicales, vétérinaires et des meilleurs ingénieurs informaticiens vers les pays d’Europe occidentale, l’Amérique du Nord, l’Australie. Que ce soient les écoles, les dispensaires, les institutions pour personnes handicapées, pour enfant retardés, les orphelinats, l’ensemble des institutions du monde rural tout est dans le même état de délabrement qu’à la veille du coup d’État de décembre 1989, et presque rien n’est fait pour y remédier malgré les sommes consistantes données par l’UE et diverses pseudo ONG caritatives. La pauvreté a massivement frappé les campagnes et les petites villes de province en dépit de quatre millions d’émigrés partis travailler en Occident comme sous-prolétaires de l’agriculture ou du bâtiment. Et jetons un voile pudique sur ce tabou, l’exportation ininterrompue de jeunes filles et de jeunes femmes pour alimenter les bordels d’Allemagne (cf., le film remarquable de Mungiu : Dupà dealuri), occuper les boulevards périphériques de Paris, de Milan ou de Rome, adorner les bobinards de Beyrouth et du Moyen-Orient où Ukrainiennes, Moldaves et Roumaines se font une concurrence acharnée. Des ONG ont même repéré des « envois de marchandise » jusqu’au Japon ! Oublions subséquemment les ravages psycho-sociaux chez les enfants abandonnés à la charge des grands-parents, des oncles et des tantes âgés restés au village. De ce point de vue, le regard des nouvelles classes moyennes urbaines sur ces gens traités de primitifs, de « sans dents », manifeste un mépris de classe que quarante ans de communisme n’ont pas réussi à estomper. Les comportements de classe de l’Entre-deux-guerres n’ont pas changé, ils se sont simplement étendus. En Roumanie, le moins que l’on puisse dire, est que la dialectique ne fonde pas l’histoire sociale, elle y est bien plus immobile qu’il n’y paraît, trait primitif de la société ! Primitivisme social sans pour autant les systèmes de protection collectifs des sociétés archaïques où les plus démunis et les marginaux sont pris en charge par le groupe. La société roumaine post-communiste est plutôt plongée dans l’anomie d’une lutte de tous contre tous. C’est pourquoi elle n’est pas comme certains naïfs l’assument « primitive », elle est tout simplement barbare. Les exemples abondent où des médecins, des infirmières, des enseignants, des vétérinaires se comportent comme de vulgaires voyous ou tortionnaires vis-à-vis des plus fragiles, hommes et femmes, enfants, animaux.

 

Et la « gauche » dans tout ça ?

Dès lors, pourquoi ce long préambule ? Il s’agissait pour commencer de faire un rapide état des lieux idéologiques, économiques et sociologiques du pays dessinant la réalité roumaine à laquelle la gauche devrait impérativement se confronter, et que, pour l’essentiel, elle évite d’aborder frontalement, sauf quelques exceptions notables à louer. La gauche dans sa majorité préfère les sujets sociétaux imposés par la volonté des Princes étrangers, comme autant de simulacres de critique sous le vocable grotesque de « gauche progressiste ». C’est pourquoi elle se trouve placée devant des impasses quand elle s’essaie à entrer dans le jeu politique comme ce fut le cas lors de la récente tentative Demos, orchestrée par quelques universitaires en mal de « gloire » politique. Cet échec politique ne manifeste que son impuissance sur bien des aspects théoriques et pratiques. D’un côté, il ne suffit pas de réciter certaines mantras du marxisme, du trotskysme ou d’importer les discours culturels de l’allié stratégique si l’on est incapable de véritablement saisir la logique des praxis, si l’on est juste bon à étaler un savoir de compilations académiques lors de séminaires universitaires, d’universités d’été se confondant avec de joyeuses vacances ou de colloques internationaux plus creux les uns que les autres. En bref, si l’on est incapable de se confronter à la banale et tragique réalité du pays sans y greffer artificiellement des problématiques qui ont peu ou rien à voir avec l’état réel de la société dans sa complexe multiplicité. Dans ce cas, il serait alors préférable de ne rien dire.

 

Ma première remarque sur l’impotence pratique de la gauche roumaine tient pour l’essentiel à son moralisme, ou mieux à sa moraline. Avec seulement des jeux culturels déclaratifs, tous les petits acteurs de la gauche veulent appartenir au camp du bien, mais d’un bien qui, à chaque fois, est défini par le pouvoir impérialiste des États-Unis et de l’Union européenne, c’est-à-dire par des politiciens qui ne regardent le pays et l’ensemble des pays de l’Est que sous deux angles : d’un côté celui d’un marché où faire le plus rapidement possible des plus-values importantes, et de l’autre comme une base militaire située aux portes de la Russie, de la Mer noire, non loin du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, devenue après la chute de l’URSS une vaste zone de turbulences politiques et d’enjeux géo-économiques pour ses richesses en pétrole et en gaz.

 

Ce qui guide cette gauche culturelle fondamentalement antirusse, anti-palestinienne, anti-bolivarienne, anti-cubaine, et maintenant antichinoise, c’est qu’elle veut avoir toujours les mains blanches. A coup sûr elle a les mains blanches, mais, à y regarder de plus près, elle n’a pas de mains. Surprenante encore cette gauche qui se targue d’être fort cultivée et qui a oublié la leçon administrée par Sartre dans Les mains sales. Là, il est montré qu’il ne peut être de praxis politique réelle sans devoir se salir les mains dès lors qu’il s’agît de la violence consubstantielle à la lutte de classe.

 

Avant d’aller plus avant, je souhaiterais préciser qu’il existe ici et là des esprits appartenant à la traditionnelle gauche critique, gauche marxiste et aujourd’hui souvent mêlée de phénoménologie post-husserlienne qui ne se laissent pas imposer ses sujets d’indignation selon les modes et les intérêts momentanés des pouvoirs politiques et économiques occidentaux ou des ONG émargeant auprès de grands groupes financiers internationaux. Malheureusement, ce sont des voix isolées, rencontrées dans quelques villes universitaires et à l’évidence plus ou moins marginalisées.

 

Il y a, il est vrai, une autre gauche non-parlementaire et organisée en parti qui se présente comme le successeur du Parti communiste roumain, le PSR (Parti socialiste roumain). Et, quoique participant à toutes les élections, elle ne recueille jamais plus de 0,5% des voix. Pourquoi des résultats aussi lamentables ? D’abord parce ce parti tient un discours économique archaïque dans lequel il n’a pas intégré la révolution informatique et ses divers effets sur les formes nouvelles du travail et de la socialisation. Il s’adresse à des groupes sociaux en perdition, ce qui reste du prolétariat historique et de la petite paysannerie dans le postcommunisme ; en effet, le pays a perdu la plupart de ses industries grandes utilisatrices et productrices de prolétariat, et simultanément il a privatisé à des intérêts étrangers ses meilleurs terres agricoles et ses forêts.

 

Une « gauche occidentale » dans la Roumanie périphérique

La gauche non-parlementaire et non-communiste majoritaire sur les réseaux sociaux, ou mieux la gauche culturelle vocale sur ces réseaux ainsi que dans un journal quotidien n’est que la photocopie affadie de la pseudo-gauche occidentale qui lui donne les modèles de son prêt-à-penser. Disons qu’il s’agit d’une gauche culturelle subventionnée, celle des ONG européennes ou étasuniennes, d’une gauche d’universitaires qui n’aborde que les sujets permis par le « deep State », d’une gauche qui sait parfaitement quels sont les sujets licites et ceux « Ganz verboten ». D’une gauche qui lance des cris d’orfraie quand un arbitre de football roumain dit simplement d’un joueur noir, « le noir là-bas », mais qui maintient un silence assourdissant quand il s’agit de dénoncer les manigances racistes et la corruption des dirigeants de la FIFA quand ceux-ci organisent une coupe du monde au Qatar, pays où l’infrastructure footballistique est construite par des quasi-esclaves du tiers-monde. D’une gauche qui jamais ne critique l’OTAN, l’UE, la transformation des relations internationales en fonction de la monté en puissance de la Chine, de la politique impérialiste étasunienne au Moyen-Orient et du criminel apartheid israélien en Palestine occupée. Avec une telle autocensure, on comprend que la pensée politique critique en Roumanie ne vole pas très haut malgré pléthore de facultés de Science-po. Pour cela, il suffit de regarder les publications des auteurs locaux, lesquels préfèrent soit ressasser un localisme et un nationalisme académique mille fois répété ad nauseam, soit psalmodier par la grâce de Washington et de l’UE un antisoviétisme doublé aujourd’hui de mantras antirusses et antichinoises. En revanche, personne ne s’interroge sur le pourquoi des traditions rurales encore si riches sous le régime communiste qui, en un peu plus de trente ans, se sont transformées en marchandises folkloriques vendues aux touristes amateurs d’exotisme bon-marché dans des villages devenus des artefacts d’agences de voyage, une nouvelle forme du Disneyland. Pourquoi préfère-t-elle cette gauche s’enivrer des simulacres de contestations spectaculaires venus d’Occident (LGBTQ, BLM, discours de la décolonisation seulement dans les campus) plutôt que de regarder la réalité socio-économique dans le blanc des yeux : la désertion des campagnes, la favélisation des bourgs et des villes moyennes, le problème de la souveraineté nationale et de la maîtrise des domaines économiques stratégiques, l’exode massif des médecins, chirurgiens, infirmières, stomatologues et vétérinaires, l’arrivée d’un sous-prolétariat asiatique vivant en quasi esclavage. Hormis les Tsiganes soumis à un racisme féroce, les minorités sexuelles ne représentent ici quasiment rien par rapport aux besoins socio-économiques du pays, car le droit ayant changé en Roumanie, plus personne ne peut être inquiété ou condamné pour homosexualité. Il vrai que s’indigner à Bucarest et y défendre contre le harcèlement sexuel les vedettes hollywoodiennes (qui, faut-il le dire au risque de passer pour cynique, ont rapporté carrière et argent à celles qui s’en aperçoivent vingt ou trente ans après !) est beaucoup plus glamour que de travailler à mobiliser sur leur lieux de travail les employées des supermarchés, des grandes surfaces et des entreprises industrielles étrangères soumises aux diktats des patrons et des contremaîtres. Vociférer sur un campus ou lors d’une université d’été contre le racisme anti-noir ne coûte rien, pis, c’est du vide en ce qu’aucune relation historique existentielle ne relie le peuple roumain à l’expérience coloniale à très grande échelle des pays occidentaux ; cela n’engage en rien les participants, sauf à gagner des bourses de l’UE, des fondations US ou norvégiennes ou allemandes, des invitations à des colloques à Paris ou à Londres pour y réciter les mantras antiracistes sans effet sur le réel africain ou sud-américain du présent. En revanche, demander au gouvernement de rendre des comptes quant à l’envoi de soldats en Irak, en Afghanistan ? Silence ! Quant au pourquoi de la dernière loi militaire qui permet de projeter officiers et sous-officiers sur n’importe quel terrain d’opération extérieur à la demande, cela ne semble pas troubler cette gauche à propos des question de fonds sur le sens de la démocratie représentative et l’usurpation du pouvoir exécutif. Mais, lorsqu’il s’agit des pistes cyclables ou de ses petites subventions culturelles, cette gauche lève la voix haut et fort ! On ne l’a pas vue non plus cette gauche de cafés branchés ou de salons de thé protester lorsque le gouvernement roumain a dénoncé la représentativité de l’ambassadeur de la république bolivarienne du Venezuela, ce jour-là seuls quelques vieux communistes du PSR et de jeunes socialistes de Diem’25 faisaient le pied de grue devant le ministère des affaires étrangères ! C’est peu quand on se prétend appartenir au camp du bien !

 

Une copie de la gauche occidentale stérilisée

Toutefois relativisons notre critique de la gauche roumaine, écartons dans ce cas particulier toute illusion d’une spécificité roumaine comme certains intellectuels démagogiques se complaisent à le répéter ad nauseam. Même si parfois elle se montre un peu plus caricaturale, la gauche roumaine ou ceux qui se prétendent y appartenir, comme souvent la gauche de l’Ouest aujourd’hui, ne se solidarisent jamais avec les combats qui donneraient le ton d’un authentique engagement, c’est-à-dire qui engendrerait une praxis plus ou moins marxiste liée à un combat socio-politique d’envergure. En cela elle ressemble à ce qui est advenu à la majorité des intellectuels des diverses gauches européennes. Ni le Parti socialiste (PS) français, ni la France insoumise ou le Parti communiste français (PCF) ne lancent des critiques essentielles contre l’UE, ou l’OTAN, sur l’abandon de la souveraineté qui seule peut garantir la défense des classes laborieuses et une démocratie sociale réelle, incarnée dans une pratique politique de combat. Ce n’est pas tant que les partis de gauche se soient droitisés, ils le sont à l’évidence, et il suffit d’observer les dérives sociétales du PCF ou ce qui reste en Italie du PCI plus prompt à défendre les LGBTQ+ que les travailleurs et les employés, mais c’est aussi le peuple dans sa généralité qui s’est droitisé. L’effet des trente glorieuses prolongées et l’intensification sur tous les fronts politiques et culturels de la propagande anti-communiste ou anti-tiers-monde révolté ou révolutionnaire ont eu l’effet escompté par le deep State. L’effet d'endormement et d'engourdissement de la conscience politique et sociale en Europe est parfaitement saisissable pendant la crise de la pandémie du coronavirus-19, lorsqu’ensemble, des masses humaines ont accepté des restrictions à leur liberté inconnues auparavant en dehors de l’état de guerre. Quant aux partis marxistes de types refondateurs, PRCF en France, PCIR en Italie, malgré toute leur bonne volonté, ils sont incapables d’atteindre le minimum électoral pour placer quelques élus lors d’élections générales ou régionales. En Allemagne et en Grèce, c’est un peu mieux sans pour autant mettre en péril les coalitions politiquement correctes de droites et de « gauches ». En Roumanie, ni le PSR ni la tentative avortée Demos n’ont réussi à capter les votes des citoyens. Le premier, comme je l’ai déjà rappelé, parce qu’il traîne dans son discours culturel le pire de l’époque ceausiste (nationalisme naïf et historicisme de pacotille), le second parce que se voulant radicalement moderne, pro-occidental, pro-UE, pro-démocrate US, parlait publiquement comme s’il s’adressait aux habitants de Soho, de New-York down town, du Marais parisien ou des branchés de la mode à Milan, oubliant l’essentiel, à savoir que la Roumanie, hormis la nouvelle bourgeoisie urbaine, demeure encore à 70% peuplée de paysans ou d’habitants de petites villes et de villes moyennes aux mentalités rurales. Faire de la politique, c’est avant tout ne pas oublier la composition sociologique du pays où l’on vit et travaille, et parler son langage.

 

Semblable aux gauches européennes, la gauche roumaine se réfugie dans l’émotionnel, ou parfois dans la nostalgie d’un passé héroïque et dépassé, mais surtout dans les promesses d’un futur sans conflit, comme si la guerre était « une maladie », comme si ses incantations contre la violence dans l’histoire devaient changer l’essence même de l’histoire, le πόλεμος. Voilà où se tient l’origine de son comportement pusillanime dès lors qu’il est question de pratiques politiques présentes. La gauche roumaine, comme toutes les gauches européennes, s’est réfugiée dans la culture (croyant refaire du Gramsci) et le sociétal selon le schéma renouvelé de la prétendue « résistance par la culture » pratiquée sous le régime communiste. Or dans les faits réels on constate qu’elle se montre disponible à capter toutes les modes, toutes les micro-identités d’un individualisme ayant perdu de vue le sens de la collectivité dans sa généralité, toutes ces modes venues du racialisme d’outre-Atlantique. Il est là une captation jouant comme autant de signaux prouvant aux maîtres du mondialisme culturel son intégration au grand concert de la fin des nations et sa dignité postcommuniste d’être prise au sérieux. Elle en arrive même à faire sienne les exigences de repentance demandées aux blancs étasuniens, même à ceux qui luttèrent contre l’apartheid des États du Sud ! Comme si l’histoire de l’esclavage et du commerce triangulaire des noirs avait participé à son histoire. Or ce pays situé aux marges du développement de l’Europe dès le XVe siècle n’a guère connu d’autres esclaves que celui des Tsiganes, lesquels précisément, et pour révoltante que soit leur position, n’étaient pas néanmoins des hommes et des femmes voués à la production agraire. Les Tsiganes n’ont pas véritablement enrichi les boyards, ce fut le travail agraire de la paysannerie serve qui l’assurât.

 

Le discours importé de l’aile gauche de l’impérialisme américain

Venu des États-Unis, le discours prétendument décolonial a été capté par la gauche roumaine, mais à la différence des États-Unis où il engendre parfois de violentes manifestations de masse, ici sur les bords de la Dâmbovița ou du Somes, il s’est limité à des conversations de cafés, de salons de thé à la mode, lors d’universités d’été bien sages. Il ne mobilise personne, pas même les Tsiganes. Jamais cette gauche n’a organisé ou simplement participé à une manifestation où elle eût manifesté sa désapprobation des nombreuses opérations impérialistes de l’Occident. Par exemple, lors des soulèvements de villages contre le « fracking » des sols pour en extraire du gaz de schiste, la gauche était absente (le PSR aussi !) parce que dixit, elles étaient organisées par deux prêtres orthodoxes, aussi sa « pureté idéologique » l’empêchait-elle de s’allier à ces prêtres, comme si la théologie de la libération n’existait point pour légitimer de telles alliances de circonstances. Surtout ne jamais manifester contre les bombardements de la Libye, de la Syrie, contre l’apartheid israélien et les bombardements de Gaza à l’encontre des Palestiniens, surtout ne pas manifester le moindre soutien verbal à Cuba ou Caracas dans leur lutte contre l’embargo étasunien, et bien entendu ne pas manifester contre l’envoi de soldats roumains en Irak ou en Afghanistan, ces derniers étant rentrés aujourd’hui au pays, vaincus comme leurs maîtres étasuniens… Là, les vocalises semblent s’autocensurer de peur de gêner l’allié stratégique, tant et si bien que le silence est devenu assourdissant.

 

Que s’est-il donc passé ? Car les partis ou groupements politico-culturels locaux sont aussi le reflet d’un état idéologique des populations dont ils se prétendent être les représentants légaux au nom d’une « morale publique » dont nous aimerions saisir la légitimité a priori. Comprendre le naufrage de la gauche ici – car il s’agit bien d’un naufrage –, c’est reprendre précisément le devenir idéologique de la gauche non-communiste et communiste dans le contexte général de l’Europe depuis les événements de 1968-80 tant en France qu’en Allemagne ou en Italie. Il faut donc remonter aux temps où la gauche trotskiste tendance IVème internationale (en France Krivine, en Belgique Mandel) s’ouvrit aux propos situationnistes et, faut-il le souligner, quand toute l’Europe de l’Ouest était entrée dans une ère d’abondance et de bien-être matériel sans équivalent dans l’histoire de l’Occident, c’est-à-dire du monde, les trente glorieuses. A ce moment, certains théoriciens du marxisme commencèrent à secouer le joug d’un marxisme de parti jugé trop rigide. Mais, doit-on ajouter, le rôle de la gigantesque entreprise de propagande autour de l’ouvrage de Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag (qui par la suite a été très relativisé par de nombreux travaux d’historiens, en particulier étasuniens autour de Moshe Lewin et l’école de Philadelphie puis lors de l’ouverture des archives du NKVD et des chemins de fer soviétiques, enfin, et non des moindres, après le déclassement des rapports internes de la CIA, qui ont contribué à nettement faire baisser les estimations des victimes des années 1930-50). Une propagande théorisée philosophiquement par Bernard-Henri Lévy et André Glucksman pour l’appliquer ensuite à déconstruire l’histoire nationale française. Ce fut le premier pas d’une déconstruction généralisée des nations européennes.

 

Délégitimation de l’idée nationale

L’idéologie politique générale qui était jusque dans les années 1970 articulée autour de la pensée de l’État-nation avec ses aspects positifs et ses aspects négatifs, devait être dépouillée de toute sa saga historique au nom d’une gauche libertarienne proposant l’hédonisme de 68 (« interdit d’interdire », « sous les pavés la plage », etc…) et qui simultanément avait la fâcheuse tendance à développer les thèmes spécifiques du néolibéralisme, de l’ultra-individualisme et de la mise en avant de toutes les minorités réelles ou forgées de toute pièce. Mis en commun, l’ensemble faisant exploser la solidarité générale et l’intégration culturelle si caractéristique de la République française si souvent copiées ailleurs. Le plus ancien État-nation européen dont les structures profondes avaient traversé sans coup férir sept siècles d’une histoire tumultueuse traversée de victoires et fracassée de défaites militaires, de la féodalité à la monarchie et à la république, se trouvait attaqué en ses fondements unitaires monarchiques et républicains « universaux ». L’idéologie de 1968 et son refus de tout ordre, « il est interdit d’interdire », avec ses nouvelles générations d’intellectuels et aussi d’ouvriers ou d’employés issus d’une société d’abondance, s’emploieront à désacraliser toutes les institutions qui faisaient tenir en bien et en moins bien l’État : l’Église, l’armée, la sphère politique, le service public, l’Université et l’enseignement en général. Aujourd’hui la désacralisation étant totale, nous en recueillons les fruits avec les versions françaises ou italiennes de cancel culture et de woke culture. La Roumanie toujours en retard d’un train historique y arrive lentement.

 

Plus encore, la philosophie s’en mêla en s’attachant systématiquement à déconstruire, à démanteler conceptuellement pourrait-on dire, les grandes narrations historiques et politiques qui légitimaient post factum la saga de l’État-nation en énonçant la destinalité d’un en-commun, d’un vivre ensemble pour le meilleur et pour le pire. Aussi doit-on le souligner une fois encore, la lutte de classe ne visait pas la démolition de cette communauté de destin, l’État-nation, au contraire. Ainsi, lors de la Commune, celle-ci affirmait qu’elle en était la meilleure servante, qu’elle était plus humaine et donc plus universelle. Ce que l’on oublie aujourd’hui, ou que l’on veut faire oublier pour masquer de nouveaux crimes, c’est que l’histoire des hommes, à la différence de celle des lions ou des éléphants, n’est pas un long fleuve tranquille, mais une succession de tragédies. L’homme étant Sein zum Krieg en son essence humaine spécifique.

 

En voulant faire d’une approche critique particulière une réalité empirico-théorique générale, celle de la société submergée par la science où toute métaphysique perdrait sa véracité, Jean-François Lyotard trouvait la fin de la pertinence des grands récits historiques englobant : Les Lumières, Hegel, Marx. Lyotard pratiquant du sous-Heidegger sans le reconnaître, ne faisait que constater un état des lieux, la fin de la société civile telle que l’avait conçue Hegel et l’État bourgeois triomphant, mais qui auparavant avait été cette communauté de destin où s’était construit le premier État-nation, la France, depuis Bouvines le 27 juillet 1214. Simultanément, André Glucksman « découvrit » que l’idéalisme allemand était à l’origine du totalitarisme nazi et Marx le « théoricien » du Goulag soviétique, pendant que Poliakov trouvait chez Kant, Herder et Nietzsche les « racines » de l’antisémitisme moderne ! Dès lors, toute pensée non-conforme à la doxa des temps post-Seconde Guerre mondiale était diabolisée ou simplement démonétisée comme valeur intellectuelle, avait-elle dû faire dès longtemps l’objet de critiques sérieuses et nuancées.11 Que reste-il à la fin des fins comme référents réels et symboliques pour les hommes vivants sur un territoire encore défini par des frontières, souvent plus symboliques que réelles en Europe ? La marchandise et donc l’argent, et le sport grand spectacle de l’argent. La prophétie de Marx devait ainsi rencontrer sa pleine vérité dans la modernité tardive, à savoir que le monde est la somme des marchandises du monde. Plus rien n’échappe à cette détermination ultime du capitalisme mondialisé et légitimé sur la base d’une idéologie de l’hyper-individualisme où n’importe quelle minorité devient un lobby pour faire admettre ses fantasmes ou ses intérêts exclusivistes comme vérité universelle et obtenir des avantages dérogeant à la règle générale.

Pour ce faire, il fallait construire des analyses où le marginal devenait l’acteur politique central. Ainsi Michel Foucault dans Surveiller et punir nous apitoie sur le sort des vagabonds, des pauvres, des homosexuels, mais son étude par ailleurs réellement passionnante qui se situe entre le XVIIIe et le XIXe siècle oublie le seul groupe social qui mène une authentique vie d’esclave comme beaucoup d’entre eux le proclamaient dans les cahiers de doléances de 1848. Ce groupe n’était autre que celui des ouvriers et des chômeurs, donc des prolétaires. Rétrospectivement, on le voit plus précisément, l’entreprise de Lyotard et de Foucault en direction de l’intelligentsia parisienne puis américaine (French theory) n’était qu’une énième mouture philosophique et historique destinée à subvertir la classe ouvrière, et dans le cas de Foucault de l’entreprendre via les marginaux, dans le cadre de cette alliance avec le lumpen, si caractéristique de la fausse conscience bourgeoise. Subversion reprise par Badiou le « marxiste maoïste » (!), ainsi que par tous les enfants de la bourgeoisie leaders de groupes de type « no border » ou « black block » qui envisagent le lumpen émigré le plus récent comme la planche de salut de la révolution. Or, plusieurs enquêtes ont montré que ces malheureux ne visent qu’un seul objectif, accepter sans discuter ce que leur propose le Capital, à savoir remplacer par des hommes corvéables à merci parce que précaires, la classe ouvrière locale quelle que soit son origine, avec ses syndicats, ses conquêtes sociales et ses lois de protection du travail. On comprend dès lors que ces agitateurs libertaires sont les alliés objectifs du Capital, tout comme l’étaient les discours de Lyotard et de Foucault qui étaient immédiatement repris par les idéologues du Capital pour démontrer l’inanité de toute référence révolutionnaire à la lutte de classe. Ainsi les idéologues du néolibéralisme se complaisait à paraphraser Lyotard et la fin des grands récits historiques. Pour un ancien dirigeant de Socialisme ou barbarie ce fut, me semble-t-il, une fin peu honorable ! Le grand hégélien étasunien Fukuyama qui avait décrypté 1989 comme l’accomplissement de la fin de l’histoire dut, par honnêteté à la suite de toutes les guerres menées par les États-Unis depuis 2001 (et perdues), remettre un peu de dialectique hégélienne dans son brouet philosophique. Oui, l’histoire continue à coup sûr, et non pour le meilleur.

 

A l’évidence, l’histoire comme dynamique des sociétés humaines (et non comme métadiscours sur ces mêmes dynamiques) continue son inexorable cheminement pour l’immense majorité d’hommes qui, à bien y regarder, ne semblent pas vraiment effrayés par les menaces d’une guerre nucléaire et ses conséquences pour l’ensemble de l’espèce, amis et ennemis confondus. Or cette dynamique renouvelée de l’histoire ou si l’on préfère de la politique se tient dans le cadre d’un nouveau paradigme, dût-il être en partie masqué par les tenants de l’anté, ceux dont les avantages immédiats sont protégés par le maintien de ce même anté. Malgré les discours apophatiques d’une majorité de politologues académiques, de sociologues tout autant académiques, le clivage politique droite versus gauche ne fonctionne plus véritablement, sauf dans la rhétorique politicienne et journalistique. Le nouveau rapport qui articule tant les choix politiques que les débats sociaux les plus âpres se tient dans le clivage souverainiste versus mondialiste. Certes les marxistes les plus orthodoxes continuent imperturbablement à proclamer la mantra politique de la Révolution française, Girondin/Montagnard, droite/gauche. Pourtant la pratique réelle des partis parlementaires dit de droite et de ceux dit de gauche se ressemble étrangement sur des points essentiels et ne mettent en scène que des clivages infinitésimaux pour amuser la galerie et faire accroire de véritables luttes politiques. Sauf quelques politiciens dissidents isolés et souvent rejetés, l’ensemble de la classe politique accepte ces pantalonnades, au point que lorsque l’exécutif en France vole le vote majoritaire contre la constitution européenne à l’occasion de l’adoption du traité de Lisbonne qui en est la copie quasi-conforme, personne parmi toute la gauche institutionnelle ne s’est levé pour mobiliser le peuple contre la forfaiture du pouvoir ! Ce déni de réalité ou de respect du vote majoritaire se manifeste désormais par les taux d’abstention ahurissants qui croissent au fur et à mesure qu’aucune contestation n’a d’effet sur la marche de la politique à Paris, en Italie, à Madrid ou Bucarest. Seuls les États de l’ex-Europe de l’Est qualifiés « d’illibéraux » ont des taux d’abstention relativement bas en ce qu’ils refusent certains diktats venus de la capitale belge qui leur conteste une souveraineté minimale dans des domaines que Bruxelles a défini comme relevant de sa seule compétence, et ce d’autant plus que la chambre des députés européens de Strasbourg/Bruxelles n’a, de fait, quasiment aucun pouvoir. Pourtant Marx puis Engels avaient insisté sur le fait que l’internationalisme ne se pouvait réaliser qu’entre pays souverains. Affirmation qui a été comprise par tous les mouvements communistes anti-impérialistes, anticoloniaux, affirmation qui exigeait a priori l’indépendance pour les uns, et le soutien des autres à cette indépendance. Mouvements qui engendreraient à termes des pays indépendants et totalement souverains, aptes du coup à mener des politiques internationalistes authentiques de coopération. Cette solidarité ne s’est pas réalisée sans contradictions avec par exemple la guerre entre la Chine et Vietnam après 1975 à propos du Cambodge, avec la rupture sino-soviétique, celle entre la Yougoslavie titiste et l’URSS, l’Albanie et l’URSS puis la Chine, et au début de la révolution castriste entre le mouvement de la Sierra Maestra et le Parti communiste cubain. Il avait fallu orienter tout le combat du mouvement communiste dans un sens nouveau, et ce dès la première Internationale, parce qu’a priori, comme l’avait souligné Marx, il n’y avait pas de solidarité entre les travailleurs européens et les travailleurs des colonies : les premiers ayant toujours perçu les seconds comme une menace pesant sur leur emploi : situation que les grands patrons du Capital avaient parfaitement compris et qu’ils utilisaient pour augmenter sans cesse la plus-value du travail.

 

En Europe occidentale, la mutation de la gauche politico-sociale combattive vers une gauche de posture culturelle, de spectacle, commence à la fin des années 1960, exactement dès les événements de mai 1968 et le divorce profond entre ce que l’on nommait à l’époque les « gauchistes » et qui rassemblait tous ceux qui n’étaient pas communistes, et les diverses instances dépendant du PCF, au premier titre l’UEC (Union des étudiants communistes), puis la CGT (Confédération générale du travail), enfin le PCF lui-même. Très vite, dès 1971, les leaders des divers mouvements contestataires d’extrême gauche (sauf Sauvageot vice-président de l’UNEF et Badiou, élève d’Althusser, et quelques dirigeants de la Gauche prolétarienne) furent récupérés par des institutions publiques ou privées pro-américaines en y mettant leur indéniable talent au service du système, après avoir pourfendu, souvent de manière outrancière, quasi surréaliste, le pouvoir gaulliste, par exemple en traitant des CRS (Compagnies républicaines de sécurité) de SS, ce qui était totalement faux. Comme l’avait compris Pasolini, face aux étudiants et aux intellectuels vociférant des slogans révolutionnaires devenus creux, les vrais prolétaires étaient justement les policiers.

 

En Italie ou en Allemagne une partie des mouvements gauchistes s’engagèrent dans une pratique bien plus tragique. Une partie du mouvement contestataire non liée au Parti communiste engendra des groupes armés ultra minoritaires (encore qu’on estime à 20 000 le nombre de militants de la lutte armée en Italie répartie en deux cent organisations) qui croyaient pouvoir forcer le destin en commençant par appliquer la violence révolutionnaire aux représentants de l’ordre : policiers, carabiniers, juges, et journalistes, et à quelques patrons. Ils pensaient que leur exemple ferait tache d’huile et que devant l’exemple d’une minorité d’avant-garde agissante, le peuple des travailleurs suivrait. Mais voilà, ils avaient fait une très mauvaise analyse sociologique de la classe ouvrière qui depuis une vingtaine d’années constatait les effets bénéfiques des trente glorieuses sur son niveau de vie quotidien. Ainsi, par une ruse de la pensée économique capitaliste, la classe ouvrière avait été intégrée (pour un temps) à la société de consommation massive. C’est pourquoi, en dépit de quelques jeunes ouvriers, la lutte des jeunes révolutionnaires italiens (brigades rouges en particulier) et allemands (Fraction armée rouge) se déroulait plus sur le mode de la tragédie individuelle que sur les prémisses d’une révolution dont le PCI (encore puissant) ne voulait pas et que le SPD rejetait violemment, ayant renoncé à toute mention de la lutte de classe dans ces textes propagandistes. Condamnés à de lourdes peines de prisons, voire « suicidés » de manière suspecte pour les Allemands, l’extrême gauche occidentale se réfugia dans les commentaires de séminaires ou l’hédonisme hippy, les rescapés de la lutte entrant dans les universités, et les ouvriers se cantonnant au sport et à la drogue dans une société où le chômage s’intensifiant massivement l’intégration par le travail ne fonctionnait plus et cédait la place à la communautarisation, au trafic de drogue et à la religion.

 

C’est sur ce terrain – de ce qui n’est autre que de l’asthénie politique – que les guerres néo-impérialistes en Afrique et au Moyen-Orient, engendrent d’énormes déplacements de populations. Aujourd’hui l’Europe, Est et Ouest, constate un afflux massif de réfugiés, devenus très rapidement et sous prétexte de charité humanitaire, une véritable marchandise pour des trafiquants de chair humaine et d’ONG complices, avides de subventions européennes et sorosiennes. La gauche (y compris les communistes occidentaux) sont ainsi tombés dans le piège que leur a tendu et le Capital et ce caractère de la bourgeoisie relevé par Hegel, la conscience malheureuse et impuissante. Dans le cours de la dynamique des trente glorieuses (qui sont en fait quarante), le prolétariat malgré quelques moments de secousses vite étouffées par les syndicats, y compris la CGT devenue trop dépendante des subsides de la Confédération européenne des Syndicats, se retrouvait dans une configuration sociétale et non plus sociale où les émotions servaient de paravent aux analyses de l’impérialisme réel du postcommunisme, et ce d’autant plus que la délocalisation de la production dans l’ensemble du tiers-monde mettait à portée de porte-monnaie des objets qui auparavant appartenaient au luxe. Cette défaite du combat social se doublait d’un tourisme mondialisé, y compris pour les petites classes moyennes qui s’aveuglaient ainsi sur leurs médiocres privilèges, et laissaient faire l’intensification de la politique néolibérale.

 

Du socialisme au sociétalisme ?

Voilà le contexte présent auquel se confronte la gauche roumaine, laquelle après quelques années pendant lesquelles elle se cherchait, et après avoir fait concessions sur concessions aux pouvoirs néolibéraux dominant les gouvernements de Bucarest, a fini comme au temps des communistes à se réfugier dans la culture souvent second-hand (pas tous les acteurs bien évidemment) et toutes les calembredaines étasuniennes (féminisme radical, anti-spécisme et véganisme radicaux, LGBTQ+++++++, no border, black block, art contemporain décomposé, etc.). Renonçant à des approches réellement critiques de la société dans son inclusion à l’économie-monde qui détermine aujourd’hui toutes les configurations sociales et psychologiques des hommes, renonçant même à déconstruire l’impérialisme criminel réel (et non les fadaises de campus) qui nous concerne tous, préférant tous les simulacres qui ne l’engage pas directement dans son socius, comme Black Lives Matter (BLM) ou décolonisation version campus, bref la gauche culturelle roumaine, à l’instar de très larges pans de la gauche européenne américanisée, en est réduite à applaudir l’un de ses membres devenu secrétaire d’État à la culture d’un gouvernement de la droite hyper-libérale dont le Premier ministre dénie les subventions à la recherche et à l’enseignement. Agissant dans un esprit de laquais, elle espère récupérer quelques miettes de subventions sans se battre pour ce qu’elle prétend défendre : les oubliés, les exploités, les abandonnés de la société mondialisée. Or aucun de ses actes culturels n’ont d’effet sur la politique gouvernementale et européenne, parce que justement elle agit culturellement et non politiquement.

 

Un de mes collègues roumains, professeur de Science politique respecté, me faisait remarquer que l’arrivée du gouvernement le plus hyper-libéral de la Roumanie postcommuniste a été rendue possible par le fait même qu’il n’y avait pas de gauche politique en Roumanie. Et que ce soit à propos de la santé, de l’enseignement, de la recherche, de l’écologie, de la chasse aux ours ou du défrichage des forêts, le gouvernement méprise toutes les critiques que quelques rarissimes ONG-istes sérieux (agent green par exemple) lui adressent, sachant qu’aucune coagulation politique ne suivra, car dans la gauche culturelle chacun poursuit des visées de réussites individuelles sans portée collective.

 

Rien de bien nouveau en fait. Il n’est là que le destin réitéré de tous les sociaux-démocrates tels qu’ils avaient été si bien dessinés par Gramsci et Karl Korch. En d’autres mots, la gauche culturelle se dénommant « progressiste » n’est que l’un des masques grimaçant ou souriant selon les moments du nihilisme métaphysique en tant qu’il incarne l’aboutissement de la Sainte trinité moderne : la techno-science-capital.

 

Claude Karnoouh

Bucarest, 31 juillet 2021

 

Notes :

1 Edit. Minerva, traduit de l’original en slavon, Bucarest, 1970. Écrit entre 1512 et 1521.

2 Un mien ami s’étant rendu pour une enquête sociologique dans des quartiers pauvres de Bistrita, en est revenu horrifié de l’état de pauvreté de ces zones abandonnées, enfants pieds nus sous une pluie froide vêtus de haillons, en état de sous-alimentation visible à l’œil nu.

3 Il est hautement comique d’écouter le Premier ministre hollandais et la présidente de l’UE accuser la Hongrie de ne pas respecter les « valeurs de l’UE » quand on sait depuis Herder et Rousseau que les seules valeurs qui motivent les Hollandais, c’est l’argent et le business : un pays d’épiciers et de banquiers.

4 Cf., tous les textes de l’économiste français Jacques Sapir (EHESS).

5 Cf., Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la révolution, Paris, 1856.

6 La fin de l’armée de conscription qui, bon an mal an, mettait en contact des jeunes gens issus de tous les milieux sociaux et de toutes origines, des Français « de souche », des émigrés d’origine européenne, des Arabes d’Afrique du nord, des noirs d’Afrique ou des Antilles, de jeunes Vietnamiens, des Polynésiens et des Canaques.

7 La sphère politique qui n’était pas encore entrée dans le carnaval publicitaire.

8 Sans cesse réformées pour le pire et pour finir sous l’égide de l’UE.

9 Claude Karnoouh, « Une pensée philosophique de la guerre ou l’homme comme être-pour-la-guerre (Sein-zum-Krieg) » in La Pensée libre, N°167 cf., http://www.lapenseelibre.org/2019/02/n-167-une-pensee-philosophique-de-la-guerre-ou-l-homme-comme-etre-pour-la-guerre-sein-zum-krieg.html.

Je dois ajouter que le mouvement anti-spécisme est un ramassis d’ignorants caractéristique de la cancel culture, qui n’ont jamais lu un seul livre sérieux d’anthropologie préhistorique. Je le signale, mais me refuse à débattre avec des semi-doctes moi qui aime tant les animaux.

10 Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines : 27 juillet 1214, Paris, 1974.

11 T. W. Adorno et M. Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, Amsterdam, 1947.

12 Dès sa parution Surveiller et punir avait gagné le statut de vademecum du ministère de la justice.

13 Ceux de Derrida ou de Deleuze étant plus ésotériques et surtout plus éclectiques, il était donc plus malaisé de les instrumenter aussi directement. Dans ce que Derrida conserva de Marx, Les spectres de Marx, il rend Marx encore plus difficile à comprendre que ne l’est l’original et semble difficile d’en voir l’usage pour une quelconque politique pratique.

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