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  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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15 juin 2016 3 15 /06 /juin /2016 14:29

Parmi les différents moyens utilisés par le « soft power » pour prendre en main les populations, la publicité et l'endettement occupent une place clef. Ce que cet article démontre en illustrant comment la société polonaise très politisée et fortement engagée dans des revendications de type socialisme autogestionnaire dans les années 1980 a basculé en quelques mois dans un consumérisme individualiste qui a vite permis à la fois l'appauvrissement de la masse et l'enrichissement d'une élite occidentalisée provenant du régime précédent comme de son opposition, ce qui a permis ensuite la stabilisation du capitalisme néolibéral et mondialiste introduit dans le pays par le haut, sans les consultations promises lors des accords conclus et des élections de 1989. Néolibéralisme qui a détruit la culture et la contre-culture communiste qui, d'une façon relativement consensuelle, existait en Pologne comme dans les autres pays du bloc de l'Est, par-dessus les forts clivages politiques et idéologiques.

Cet article écrit par une historienne qui avait l'avantage de connaître déjà les sociétés occidentales et les langues étrangères à cette époque, et qui militait alors dans l'opposition, analyse des processus sociaux qui permettent partout dans le monde au système dominant de fonctionner, tant dans les pays riches du « centre » que dans les pays appauvris de la « périphérie ». Le cas polonais, comme celui de ses voisins ex-socialistes, étant intéressant dans la mesure où le changement de régime s'étant produit en accéléré, il permet de façon beaucoup plus crue de saisir les traits fondamentaux de ce système. Cet article a déjà été publié en 2005 mais n'a pas perdu son caractère d'analyse exemplaire, raison pour laquelle, nous avons décidé de le reprendre avec l'accord de son auteure1.

La Rédaction

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Comment la « pub » a mondalisé la Pologne en 1990-1991

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Été 2016

 

Monika Karbowska*

 

Après avoir passé les années 1970 en France, j’ai vécu en Pologne la période d’intense politisation des années de Solidarité et de l’état de siège en 1980-1983. C’est ainsi que, même exposée à la pub durant mon séjour en Allemagne fédérale entre 1984 et 1987, je ne suis jamais vraiment entrée dans le système de consommation. Puis je devins féministe et je cessais de consommer.

 

Je rentrais en Pologne passer mon bac en 1988 et commencer mes études d’histoire à l’Université de Varsovie. Je replongeais dans une société matériellement modeste mais très politisée. La politique était une valeur et une occupation majeure chez les jeunes, à côté de la musique alternative, des randonnées en montagne et des concours de boissons avec force vodka2. Nous discutions passionnément jusqu’au bout de la nuit entre lycéens et étudiants du comment on allait en finir avec le régime et ce qu’il convenait de faire après. A la fac, je militais à l’Organisation indépendante des Étudiants, NZS, proche de Solidarité, qui organisait chaque semaine des manifestations au cours desquelles la milice chargeait régulièrement. On éditait et on vendait de nombreuses publications clandestines tolérées par le pouvoir dans l’enceinte de l’Université, on organisait des lancer de tracts illégaux, on participait aux festifs happenings politiques de « L’Alternative Orange » qui luttait contre le régime sur un mode ironique. Nos profs, qui étaient tous à Solidarité, nous soutenaient. Il y avait de la révolution dans l’air. Dans cette ambiance, on se souciait surtout de la consommation de papier, d’encre à imprimer, de peinture pour les banderoles et de vodka ! Les vêtements se résumaient à un vieux jean, des baskets polonaises, une veste et un sac à dos au look vaguement scout ou pseudo-militaire.

 

La négociation dite « de la Table Ronde » entre le pouvoir communiste et Solidarité a soulevé en février 1989 un énorme espoir dans la population. Mais les militants maintenaient la pression sur le gouvernement par la menace des grèves. En mai 1989, des grèves éclatèrent dans les facs pour la légalisation du NZS. La table ronde coïncida avec ma période de retrait de cette organisation étudiante pour cause de discrimination machiste à mon égard. Je me repliais sur la politique de défense des intérêts étudiants dans ma fac où j’étais déléguée de ma promo. Fin avril 1989, commencèrent les mouvements contre le premier projet d’interdiction de l’avortement élaboré par l’ancienne majorité communiste. La lutte était alors menée par l’association des libres-penseurs Neutrum et j’y ai participé activement. Mes collègues ont pris part aux Comités électoraux crées par Solidarité pour surveiller le premier scrutin libre depuis les années 1920 fixé au 4 juin 1989. Ces élections marquent la fin du communisme et si, comme 98% des Polonais, j’ai donné ma voix à Solidarność, ce fut pour donner une leçon à l’arrogante classe politique communiste au pouvoir depuis 40 ans qui se croyait inamovible et immortelle. Seules les élections pour le Sénat étaient libres et elles furent donc gagnées par Solidarité à 98%. Selon les accords de la Table ronde, les communistes et leurs alliés devaient conserver 70% des sièges à la Diète, la Chambre basse, et seuls les 30% restant étant soumis au vote libre3.

 

Il se passa alors une chose inouïe. Le Parti ouvrier unifié polonais (« communiste ») se décomposa et ses parlementaires quittèrent leur parti pour s'associer au groupe parlementaire de Solidarité ! C’est ainsi qu’une confortable majorité élut Tadeusz Mazowiecki, premier chef de gouvernement post-communiste et démocrate-chrétien modéré. Jaruzelski, le chef du Parti communiste de son côté, devint Président de la République élu par les Chambres alors qu’un ministre communiste détenait le portefeuille de l’Intérieur pour ne pas narguer « les Russes » dont l’Armée n'allait commencer à se retirer de Pologne qu’à la fin de l’année 19904. Pendant ce temps, les élus issus de Solidarność commençaient à organiser leurs propres partis. La sortie du système communiste s’accélérait.

 

Politisation post-communiste

Pendant un an, de l’élection de Mazowiecki jusqu’à la « guerre au sommet » de Wałęsa en mai 1990, la politique occupa largement les esprits de la population polonaise, surtout depuis le spectacle incroyable de la chute du Mur de Berlin et de ses conséquences immédiates pour la Pologne, la réunification de l’Allemagne. Le gouvernement était sans arrêt sous le feu critique de la population. Il savait la rapidité avec laquelle le syndicat Solidarité pouvait mobiliser ses membres pour une grève générale désormais autorisée. Les syndicats pro-communistes s’émancipèrent brusquement de la tutelle du parti moribond et se préoccupèrent enfin des intérêts des travailleurs. Le parti communiste proclama son auto-dissolution à l’automne 1989. Les quelques rescapés, dont Aleksander Kwaśniewski, ancien jeune ministre de la jeunesse et des sports dans le dernier gouvernement communiste de Rakowski, fondèrent alors le parti Social-démocrate Polonais. Ils assumaient la continuité du Parti ouvrier unifié polonais et récupérèrent les quelques immeubles que la nationalisation des biens du Parti leur laissa. Cette infrastructure immobilière ne fut pas pour rien dans sa future reconquête électorale du pouvoir.

 

Le Parti paysan s’émancipa également de la tutelle du parti communiste défunt, rajeunit ses cadres et conforta son influence en tant que représentant du monde rural, puissant en Pologne, anticommuniste le plus souvent, mais aussi rationnel, peu porté sur l’idéologie et souvent anticlérical. La politique était partout. On en parlait dans les organisations, les facs, les entreprises, les comités électoraux. On s’arrachait le tout nouveau journal quotidien du dissident Adam Michnik « Gazeta Wyborcza » (« Le journal électoral ») crée en mai 1989 qui avait puissamment contribué à la victoire de Solidarité. On regardait la télé pour voir « nos » hommes et femmes politiques (il y en avait quelques unes au gouvernement), pour soutenir leur action ou les critiquer. On nouait des liens avec des associations occidentales, on voyageait. Enfin, les frontières s’ouvraient aux humains, personne ne parlait à l’époque du droit des marchandises de circuler. Chacun gardait désormais son passeport chez lui et s’il était toujours aussi difficile d’obtenir un visa pour la France, l’Allemagne les accordait généreusement tandis que l’Autriche et la Grèce signaient des accords de libre-circulation avec la Pologne.

 

A la fac, on continuait à discuter politique, mais l’Organisation indépendante des Étudiants NZS perdit son influence lorsque ses cadres rejoignirent les nouveaux partis de droite, devinrent députés, attachés parlementaires, jeunes diplomates ou journalistes chez Michnik. L’organisation des étudiants socialistes proche du Parti, tant moquée pour sa longue soumission au régime déchu, releva la tête et commença à se préoccuper sérieusement de la situation des étudiants. Les gens s’investissaient dans la politique locale, leur commune ou leur coopérative de logement, enfin débarrassée de l’emprise de la nomenklatura du Parti. Dans de vraies Assemblées générales avec de vraies élections on élisait enfin les nouveaux cadres des coopératives de logement. La loi sur les « petites privatisations » donna les commerces de détail et les restaurants aux gens qui y travaillaient : tout employé d’un magasin devenait actionnaire en fonction de son poste. C’était un bonheur de voir les vendeuses des boutiques de Varsovie ainsi que les serveuses des « bar à lait »5 travailler pour une entité dont elles étaient propriétaires !6

 

Privatisations, appauvrissement et économie de bazar

Même le Plan Balcerowicz, le plan d’ajustement structurel concocté par le FMI et appliqué par ce ministre libéral de l’économie, était perçu dans un contexte politique. Au départ il était surtout destiné à freiner la dégringolade de la monnaie nationale, le złoty et assurer sa convertibilité intérieure. Le złoty acquérait une valeur stable face au dollar grâce à un fond spécial versé par la Banque Mondiale, alors que le contrôle de change à l’intérieur du pays était libéralisé. La conséquence première fut que le pouvoir d’achat des gens qui avaient économisé en dollars fondit comme neige au soleil alors qu’épargnants et investisseurs étaient encouragés à utiliser le złoty surévalué. La deuxième conséquence fut la libéralisation des prix sur le marché intérieur, autrefois fixé par l'Office de Planification. Cela voulait dire que les entreprises publiques et privées pouvaient enfin vendre leur production au prix réel, qui était en réalité celui auquel on achetait les marchandises au marché noir. Cela voulait dire également que les paysans pouvaient enfin vendre directement leurs produits dans les villes sans passer par les centrales d’achat d’État qui leur dictaient des prix très bas.

 

En un mois, un gigantesque marché de produits alimentaires s’organisa en plein centre de Varsovie. Les paysans avaient amené avec leurs camionnettes, de la viande, des légumes et toutes les denrées qui manquaient à la grande ville. Ils furent suivis par les fabricants de vêtements et de produits d’hygiène qui y installèrent leurs kiosques dans ce joyeux bazar devenu incontournable. En quelques mois, les magasins vides de tout regorgeaient miraculeusement de biens. Après tant d’années de pénurie, on était juste heureux de cette abondance. Et puis, malgré la thérapie de choc et la perte de ses économies, les prix restaient modérés, comparé à ce qui allait advenir plus tard.

 

A cette époque, il n’était pas du tout question de privatisations massives et certainement pas de la vente des fleurons de l’industrie polonaise à des multinationales occidentales. Les citoyens voyaient par eux-mêmes que cela n’était nullement nécessaire. La Pologne n’était-elle pas abondante avec les produits polonais qu’on achetait maintenant partout ? Depuis les premières politiques de libéralisation du marché entreprises par les gouvernements communistes au début des années 1980, il existait un solide tissu de PME privées polonaises très dynamiques et appelées à se développer dans ce marché intérieur protégé par des frontières extérieures. Certaines entreprises d’État ne s’en sortaient pas trop mal non plus, ce qui amena les syndicats, dont Solidarité, à critiquer l’aspect idéologique de la réforme de Balcerowicz7. Pourquoi les entreprises publiques étaient-elles frappées de la taxe idéologique dite « popiwek », censée contenir les revendications salariales des salariés syndiqués du public pour soi-disant stopper l’inflation alors que ces entreprises produisaient, vendaient et faisaient des bénéfices ? Pourquoi privilégier certaines entreprises privées pour des raisons idéologiques alors qu’elles opéraient toutes sur le même marché ? Un marché toujours protégé en 1990 par des tarifs douaniers que l’Occident sommait cependant de supprimer en échange de son soutien politique tantôt contre les Russes tantôt contre la menaçante Allemagne en train de se réunifier. Il y avait aussi la dette de 60 milliards de dollars8 que les créanciers souhaitaient récupérer brusquement au plus vite… Mais en 1990 en Pologne, on ne s’engageait pas sur la voie d’un ultralibéralisme sauvage, mais sur celle d’un capitalisme intérieur, raisonné et encadré, en équilibre entre le secteur privé et le secteur public.9

 

Cette politique dura jusqu’en mai 1990, jusqu’à ce que Lech Wałęsa, écarté du pouvoir par le gouvernement Mazowiecki, commença sa campagne appelée par lui même « la guerre au sommet ». Il prit prétexte de la présence continuelle à la Présidence de la République du Général Jaruzelski pour critiquer l’action du gouvernement comme trop inféodée à l’ancien régime. De fait, si Jaruzelski signait sans broncher toutes les nouvelles lois du nouveau parlement, sa présence à la tête de l’Etat un an après les élections, dix mois après la chute du Mur de Berlin et à l’orée de la réunification de l’Allemagne, semblait être un anachronisme du passé, même si de nombreux Polonais lui avait pardonné déjà l’état de siège et lui en savait gré de la sortie sans effusion de sang de la dictature dont il avait été le premier symbole10. Plus inquiétante avait été l’action du Général communiste Kiszczak qui, à la tête du ministère de l’Intérieur, avait réussi à détruire un nombre important de documents compromettant pour l’ancien régime sans que le chef du gouvernement ne puisse l’en empêcher. Ces faits servirent de prétexte à la campagne de Wałesa contre le gouvernement. En s’appuyant sur les Comités électoraux de Solidarité qui lui étaient fidèles, Wałęsa exigea le remaniement de la « petite Constitution » et l’élection du Président de la République au suffrage universel, à l’américaine ou à la française. C’était une manipulation du groupe nationaliste, libéral et fondamentaliste chrétien qui entourait Wałęsa sous la houlette des frères Kaczyński11.

 

La campagne de dénigrement fonctionna et, sous la pression des Comités électoraux, les parlementaires se dessaisirent de leur pouvoir de choisir le Président de la République et décidèrent de l’élection au suffrage universel. Or, de nombreux Polonais récusaient la nécessité d’un régime présidentiel pour la nouvelle démocratie polonaise. La majorité penchait pour une république parlementaire sur le modèle de la très populaire Constitution de 1921. Mais les citoyens ne furent ni consultés ni écoutés et c’est alors que le déni de démocratie commença dans le pays. Tout d’abord Wałęsa commença immédiatement sa campagne électorale personnelle à grand renfort de clichés et de slogans démagogiques. C’est alors que fut popularisée son image avec la Vierge Marie sur le revers de sa veste. Il se posait en « vrai Polonais catholique » contre « le juif communiste Mazowiecki »12. Car malgré l’indignation bien superficielle de l’Occident, Wałęsa ne dédaigna pas de jouer de l’antisémitisme contre son adversaire, attisant ainsi la recherche de boucs émissaires propre au fonctionnement de la société patriarcale.

 

Comment la « pub » est arrivée en Pologne

Cependant, même lors de cette première campagne électorale présidentielle en Pologne, on était encore dans le registre du politique. C’est alors que, pendant que la campagne battait son plein, en octobre 1990, la première pub apparut dans l’espace public polonais. Les agences de publicités occidentales avaient déjà investi l’espace politique car les candidats à la présidentielles faisaient tous appel à elles pour leur propagande électorale. Publicis et Séguéla soutenait Mazowiecki et avaient copié l’affiche de la « Force tranquille » de Mitterand pour leur candidat. Cela donna le calamiteux slogan « la force du calme » car le slogan français est intraduisible en polonais. Le malheureux candidat fut alors assimilé à la lenteur que symbolisait déjà sa marionnette dans le cabaret « le zoo polonais » : une tortue. Et il perdit face à l’image dynamique et conquérante d’un Wałęsa libéral et catholique.

 

C’est dans ce paysage politique que surgit un OVNI, la première pub télévisée en Pologne. Elle était l’outil de propagande du lessivier américain Johnson & Johnson dont la dirigeante, Barbara Piasecka-Jonhson, était proche de l’Église et de Wałęsa. La pub portait sur… des serviettes hygiéniques et montrait une très jeune fille, étudiante dans une école de théâtre, débitant un texte disant qu’elle se sentait bien avec les serviettes Always. Cette image fut un choc. Le lendemain tout le monde ne parlait que de cela, à la fac, dans les médias, les entreprises. Pourquoi ce choc ? A cause de l’objet si tabou ? Pas si sûr. En effet, ce n’était pas la première fois qu’on parlait serviettes hygiéniques en Pologne. Lorsqu’en 1987, l’unique usine de production de ces produits de première nécessité tomba en panne, tout le monde, hommes, femmes et enfants furent réduit à faire la queue dans les pharmacies pour approvisionner les femmes de la famille. Les femmes soupçonnaient d’ailleurs le régime d’avoir organisé la pénurie, car une femme qui court après les serviettes ne fait pas la grève et ne s’occupe pas de politique …Le lessivier américain avait-il procédé de la même manière ? Car enfin, cela faisait deux ans qu’il n’y avait plus de pénurie de serviettes et on trouvait des produits locaux partout. Pourquoi, en pleine campagne politique majeure, on nous montrait des pubs pour des produits dont nous n’avions pas besoin ? ! D’ailleurs, médias, journalistes, sociologues, passaient leur temps à gloser sur la nouveauté.

 

Cette pub m’interpella car je savais déjà que la consommation est un piège du système et je trouvais odieuse cette marchandisation de l’intimité des femmes. Le lendemain de la pub, toutes mes amies à la fac ne parlaient que de cela. Le surlendemain, elles parlaient d’aller acheter les fameuses serviettes. Alarmée, je me précipitais dans un magasin, je vérifiais le prix du produit et je revins dire à mes amies que c’était un piège que de dépenser pour un produit inutile 4 fois le prix d’un produit polonais et de donner de surcroît son argent à un lessivier américain. Mais elles ne m’entendaient pas et allèrent instantanément dépenser leur maigre bourse.

 

La deuxième pub fut celle des teintures pour cheveux de Schwarzkopf, une société allemande. En l’espace de quelques mois, la Pologne se couvrit de femmes aux cheveux teints en brun. Puis, ce furent les produits de maquillage ultra chers de l’Oréal. Puis les lessives Henkel et Procter & Gamble. Ce ne fut que six mois plus tard que furent introduites les pubs visant la virilité comme les voitures. Entretemps, plus personne ne parlait de politique à la fac. L’Organisation indépendante des Étudiants se désagrégea en groupuscule. Les étudiants ne parlaient même plus de ce qui les avait passionnés le plus et les avait amenés à faire ces études alors très sélectives, l’histoire. On parlait de ce qu’on avait vu dans les pubs et de ce qu’on allait acheter… Pis, certains étudiants se lancèrent dans des jobs étudiants comme la vente au porte à porte des produits de la société AVON, et ces étudiants délaissèrent leurs études complètement.

 

La pub avait tué la politique mais aussi contribué à renforcer la propagande ultralibérale de dévalorisation de l’éducation. La seule valeur devait être l’argent et la consommation de produits occidentaux. Alors que pour nous, étudiants engagés, il était évident que l’étudiant ne devait pas travailler mais se consacrer à ses études, à la politique et aux vacances actives dans des associations touristiques étudiantes. En un an, l’ensemble des valeurs communes à la fois au système communiste et à l’anti-système dissident anti-communiste s'était effondré, remplacés par l’argent, la pub, la vente et l’achat.

 

C’est ainsi que tout au long de l’année 1991, alors que la société Johnson & Johnson envoyait à toutes les Polonaises un questionnaire détaillé sur leur cycle biologique et leur vie intime et sexuelle, la pornographie hard suédoise déferlait sur tout le pays vendue librement dans les kiosques. La presse la présentait comme étant le modèle achevé de la liberté sexuelle occidentale, la façon dont les Occidentaux font l’amour ! Et les gens croyaient à cette propagande en dépit du bon sens et de l’expérience qu’ils avaient pour certains de la vie en Occident. Pendant qu’en décembre 1990, les citoyens polonais se faisaient « marquer » par la pub, dans l’indifférence générale, le candidat Lech Wałęsa fut élu Président de la République. Il ne fut pas élu sans manipulation : il dut évincer le contre-candidat Tymiński, lui-même ayant devancé au premier tour le premier ministre Mazowiecki, candidat malheureux d’une droite modérée et centriste.

 

Les candidatures pub

Tymiński était un Polono-Canadien ayant fait fortune au Pérou et sorti de nulle part, dont le programme était aussi démagogique, extrémiste et antisémite qui celui de Wałęsa. Mais il avait l’argent nécessaire à une campagne présidentielle de suffrage universel et avait même grâce à cet argent acheté les 100 000 signatures indispensables à sa candidature.13 Il put également payer une campagne publicitaire importante. C’est ainsi que, craignant une manipulation, les citoyens, effrayés par la tournure des événements, votèrent pour ¾ d'entre eux pour le candidat connu, Lech Wałęsa. Selon moi, Tymiński était un agent de la CIA et l’ensemble de l’opération une vaste manipulation destinée à faire gagner Wałęsa14. D’ailleurs, le candidat Tymiński s’évanouit dans la nature juste après les élections et on n’entendit plus jamais parler de lui. Une fois élu, Wałęsa mit immédiatement en place un gouvernement ultralibéral et fondamentaliste chrétien sous la houlette du chef de file des ultralibéraux Bielecki. Le nouveau premier ministre se précipita à Davos dès janvier 1991, soutint inconditionnellement les Américains dans la guerre du Golfe et surtout… commença la vente des entreprises polonaises aux multinationales et ouvrit les frontières à la déferlante des produits occidentaux importés. Ces opérations ruinèrent de nombreuses entreprises polonaises qui n’en étaient qu’au début de leurs activités dans un marché intérieur concurrentiel tandis que les prix mondiaux tuaient les agriculteurs.

 

Pendant ce temps, Hachette rachetait le premier quotidien polonais « Rzeczpospolita »15, un entrepreneur italien s’offrait le deuxième journal du pays « Życie Warszawy » 16et le transformait en torchon ressemblant à la presse Axel Springer, alors que « Libération » entrait dans le capital de « Gazeta Wyborcza ». La presse pro-communiste vivotait en attendant de disparaître. Les journalistes non-ultralibéraux étaient limogés de la télé et des radios et tout le monde était prié de chanter les louanges du marché, ce que les journalistes firent avec de plus en plus de zèle. A la fac, le même programme fut appliqué à certains professeurs : interdiction de cours, de suivi des maîtrises et des thèses, incitation à des départs à l’étranger… Certains étudiants critiques furent virés de la fac à l’occasion du durcissement du règlement intérieur, un règlement qui avait été très libre au temps où les étudiants politisés s’occupaient à la fois de leurs intérêts et de ceux de leur pays. La mondialisation s’installait…

 

Décervelage de masse

Les pubs devinrent massives à la télé à partir de janvier 1991, le début de la guerre du Golfe. Leur principale caractéristique était alors de ne refléter en rien la vie des citoyens polonais. Au contraire, ces pubs étaient de simples calques des pubs occidentales, mal traduites en un mauvais polonais par des agences occidentales qui montraient ainsi un profond mépris pour la culture de la population visée. On y voyait ainsi d’immenses maisons luxueuses en Allemagne entretenues par de souriantes ménagères allemandes. C’était stupide et absurde parce que les Polonais habitaient des 3 pièces dans des immeubles collectifs en béton et parce que toutes les femmes travaillaient ! La ménagère n’était même pas un idéal, elle n’existait tout simplement pas, ni dans la réalité ni dans l’imaginaire. Quant à l’astiquage des parquets omniprésent dans les pubs, c’était loin d’être la préoccupation majeure des mères de familles qui se souciaient avant tout de la santé et de l’instruction de leurs enfants ! Sans parler du fait que les hommes avaient autant le souci de leurs enfants que les femmes. En outre, sous le régime de la pénurie, les hommes participaient activement au ménage, notamment à la corvée des courses et des files d’attente, alors que les pubs ne montraient que des hommes préoccupés uniquement par leur voiture qu’en réalité la grande majorité des hommes ne possédait pas ! Les pubs françaises faisaient dans le sexy ridicule.

 

Je me souviens de cette pub pour un shampooing l’Oréal où une femme très brune et très maigre se trouve dans une réunion de travail et secoue sa chevelure alors que des hommes l’applaudissent. Les Polonaises, plutôt fortes et blondes d’aspect d’ailleurs, n’avaient pas besoin de cette caricature de la femme au travail qui se fait accepter par ses cheveux. Les Polonaises travaillaient depuis 50 ans dans l’industrie et les services et depuis toujours dans l’agriculture. Elles n’avaient pas besoin de « gagner » une place au travail, elles y étaient indispensables. A quoi donc ce genre de pub débile et décalée pouvait-elle leur servir, sinon à les réduire à des objets sexuels ?

 

Avec mon amie Anna, nous analysions la stupidité des pubs et nous moquions d’elles. Nous avions tord car la pseudo-réalité des pubs s’est imposée dans l’imaginaire des gens comme une sorte de méta-réalité. Littéralement, les gens ont cessé de regarder leur propre vie pour regarder celle de la pub. Et ils prirent la pub pour de la réalité. Et comme les objets présentés dans la pub furent directement vendus dans les magasins à la même époque, les gens s’endettèrent pour acheter ces objets. Et le cycle se referma. L’univers de la pub devint une référence, l’étalon auquel on mesurait désormais la réalité, sans aucun égard pour les différences culturelles, sans parler de la critique politique qui disparut alors définitivement. Les gens commencèrent à parler dans leur langage courant celui de la pub et du marketing. La langue polonaise s’en trouva terriblement appauvrie et américanisée. De leur côté, les publicitaires firent finalement un effort sur les traductions et adaptèrent quelques pubs à l’imaginaire culturel polonais, ce qui désamorça les critiques nationalistes et accrédita l’idée que désormais la pub faisait partie de la culture polonaise.17

 

Petit à petit, les personnes critiques, comme mon amie et moi, nous étions de plus en plus perçues comme des empêcheuses de consommer en rond. On devenait des OVNI, des êtres bizarres qui ne devraient pas exister, des sous-humains. Désormais, nous étions violemment attaquées par nos anciens camarades de fac, traitées de communistes et de sorcières, dès qu’on ouvrait la bouche. Un peu plus tard, c’est notre présence même qui devint intolérable. En 1992, Anna fut définitivement exclue de la fac alors que moi je me sauvais en exil. Dans l’œil du cyclone, en Occident. Car il fait toujours plus calme dans l’œil du cyclone. Ce cyclone qui ravageait alors la Pologne, la mondialisation ultralibérale.

 

Pendant ce temps, l’extrême droite fondamentaliste chrétienne tenta le putsch qui éclata le 10 juin 1992. Les nationalistes extrémistes voulurent limoger le Président de la République, Wałęsa, en présentant publiquement des « preuves » comme quoi il aurait été… un agent de la police politique sous le régime communiste ! Les « preuves » en question étaient contenues dans des dossiers fabriqués par le ministre de l’Intérieur fondamentaliste-chrétien Antoni Macierewicz. C’est alors que l’Occident, les Américains et le Vatican firent échouer le putsch. Ils ré-intronisèrent Wałęsa, imposèrent une femme, Hanna Suchocka, comme premier ministre. Comme c'était une femme, elle n’était pas dans les conseils de guerre des partis masculins et elle fut acceptée par consensus par la classe politique. Comme elle était nationaliste et ultralibérale, elle fit les délices des Américains et du Vatican en poursuivant les privatisations et en faisant interdire définitivement l’avortement. C’est sur cette base que le système fut stabilisé et c’est sur cette base que la Pologne vit jusqu'à aujourd’hui.

 

  • Historienne, militante féministe, marxiste, internationaliste.

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Notes :

1 Paru dans Offensive, Revue trimestrielle de l'organisation Offensive Liberataire et Sociale, n°7, septembre 2005.

2 Nous étions fidèles à toutes sortes de « bardes » anticommunistes, comme par exemple Jacek Kaczmarski. Ma chanson favorite des soirées guitare et vodka est « Mury », «les Murs », qui est une chanson révolutionnaire espagnole adaptée à notre anticommunisme…

3 NDLR. Il s'agit ici des résultats pour le Sénat au scrutin majoritaire à un tour qui favorise toujours le candidat qui obtient le plus grand nombre de voix et qui aboutirent en final à ce que sur les 100 sénateurs 99 proviennent de l'opposition, ses partisans ayant obtenu environ 80% des voix pour le Sénat. A la Diète, la chambre basse du parlement, seuls 1/3 des sièges étaient ouverts à une compétition entre candidats indépendants anti- et pro-gouvernementaux. Les partisans du gouvernements dans les circonscriptions n'obtinrent en moyenne que 10% à 15% des voix tandis que les candidats de la liste nationale présentée par le gouvernement obtinrent entre 45% et 52% des voix, le premier ministre Rakowski manquant lui-même de peu d'être élu. Comme l'écrit l'auteure, ces élections n'étant en principe pas destinées à une compétition devant ouvrir un changement de système, et ne donnaient en fait uniquement aux Polonais que l'occasion de manifester leur mécontentement, ce qui explique d'ailleurs aussi pourquoi tiers des électeurs s'abstint, en partie à l'appel de l'oppsition de gauche, le Parti socialiste polonais – Révolution démocratique. Ce qui permet de soutenir d'autant plus fortement cette analyse est le fait que les bureaux de votes réservés aux fonctionnaires de la police politique, de la milice, de l'armée et de l'ambassade de Pologne à Moscou, où votaient les employés polonais au CAEM, donnèrent un nombre de voix plus élevé encore que la moyenne nationale en faveur des partisans de l'opposition.

4 NDLR. Le gouvernement de Mazowiecki ne demanda pas tout de suite que les deux divisions soviétiques qui étaient stationnées aux frontières occidentales de la Pologne soient évacuées car le processus de démantèlement de la République démocratique allemande venait de commencer et les prétentions territoriales de la République fédérale d'Allemagne sur les territoires acquis par la Pologne en 1945 réapparurent à ce moment. Ce n'est que après que les accords imposés à la RFA par le groupe 4+1 (Etats-Unis, France, Royaume-Uni, URSS et Pologne) aient été signés, que le gouvernement de Varsovie négocia avec les Soviétiques les conditions d'évacuation des soldats soviétiques de Pologne et celles du transit de leurs forces se trouvant en RDA désormais elles-aussi en voie de rapatriement.

5 Etablissements de restauration rapide à tarifs subventionnés où on ne servait ni alcool ni plat de viandes. Largement disparus en 1992.

6 Tous ces magasins furent rachetés en 1992 par des multinationales. Les premières furent MacDonalds, Pizza Hut et Kentucky Fried Chicken…

7 NDLR. Qui privilégiait les entreprises privées au dépens des entreprises publiques sur le marché et par la taxation.

8 NDLR. En comptant les intérêts

9 Le secteur public fut hélas vite asphyxié par cet impôt discriminatoire inique qu’était le « popiwek » jamais levé. En fait, une fois l’inefficacité des entreprises publiques « prouvée » grâce à cette taxe, elles furent simplement liquidées, mises en faillite ou vendues à des entreprises occidentales pour une poignée de dollars.

10 C’est ce qu’indiquaient les sondages. Une certaine proportion de Polonais approuvait sa présidence discrète mais il ne faisait pas bonne figure auprès des visites des chefs d’Etats occidentaux…

11 NDLR. Qui allaient rompre beaucoup plus tard avec Walesa pour créer leur propre parti, aujourd'hui au pouvoir en Pologne depuis 2015.

12 NDLR. Ce thème fut utilisé le plus souvent par le biais de sous-entendus lourds de sens, pour ne pas prêter flanc à l'accusation d'antisémitisme de la part des puissances occidentales qui fermaient les yeux sur cette tactique électorale qui semblait efficace.

13 Témoignage de ma cousine, étudiante à l’Académie de Médecine, qui s’est fait payer un billet de cinéma en échange de sa signature, chose dont elle ne mesurait pas la portée.

14 La manipulation n’est pas sans rappeler Chirac contre Le Pen en 2002 en France….

15 « La République »

16 « la Vie de Varsovie », quotidien politique très populaire, transformé en quelques mois en journal bas de gamme de presse à scandale agrémentée de photos sexistes.

17 Voir la pub de Henkel pour la lessive Pollena 2000 en 1992 : elle mettait en scène un noble polonais vêtu d’un costume traditionnel du 16e siècle.

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