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  • : Le blog de la-Pensée-libre
  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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17 juillet 2019 3 17 /07 /juillet /2019 14:29

Cet article a été rédigé pour une conférence qui s’est déroulée à l’INALCO peu après l’attaque de la Yougoslavie par les pays de l’OTAN et portant sur les réalignements des élites d’Europe orientale. Il n’a pas été retenu pour publication à l’époque mais, en le relisant, il apparaît qu’il a suffi de ne lui apporter que quelques rajouts secondaires ne remettant en rien sa thèse centrale qui est celle de la disparition de la couche sociale spécifique qui a vu le jour au XIXe siècle en Europe orientale, celle de l’intelligentsia, aujourd’hui largement remplacée par des cadres intermédiaires, des yuppies et des intellectuels de service. Ce qui explique la disparition du besoin pour des revues gauchisantes de débat intellectuel critique. La Pologne semble s’être durablement alignée sur la norme dominante en Occident même si elle y occupe une place périphérique. Ce que l’on peut observer à la lumière de l’évolution de Polityka, un hebdomadaire intellectuel créé à la fin des années 1950 qui occupe toujours une place notable dans le paysage médiatique polonais.

La Rédaction

 

POLITYKA

LA REVUE INTELLECTUELLE DE RÉFÉRENCE DE LA POLOGNE SOCIALISTE ET SA DOMESTICATION POST 1989

-

Juillet 2019

 

Bruno Drweski 

 

 

L'hebdomadaire Polityka (Politique) a été créé à Varsovie aux lendemains de la ’déstalinisation’ et du ‘printemps d'Octobre’ de 1956 pour permettre d'une part au Parti ouvrier unifié polonais (PZPR – parti en principe ‘communiste’ au pouvoir en Pologne de 1948 à 1989) d'atteindre les milieux intellectuels ‘libéraux’ et d'autre part pour re-féconder un parti à la fois héritier du marxisme et à la recherche d'un renouvellement idéologique. Cette revue est devenue pendant toutes les années de ‘petite stabilisation’ (1956-1980) mais aussi pendant la période de tensions accrues des années 1980-1989, une revue ‘de référence’ pour les milieux intellectuels de toutes tendances comme pour une partie des milieux dirigeants. Après 1989, cette revue a poursuivi sa réussite médiatique et, loin de pâtir de son origine socialiste, elle a pu éviter son rachat par des intérêts privés et continué à exister sur le marché à côté d’autres hebdomadaires plus récents destinés aux ‘nouvelles classes moyennes’. Polityka s'est transformée en coopérative de journalistes, ce qui était censé garantir son indépendance et la poursuite de sa ligne éditoriale de soutien critique aux réalités du moment. On verra cependant que depuis le démontage du socialisme nomenklaturisé, cette revue s'est métamorphosée pour s'imposer sur le marché, en ne conservant qu'une partie de son ancien lectorat intellectuel pour gagner auprès d'un nouveau lectorat émergent avec les transformations économiques.

Avant d'analyser les évolutions de Polityka, et en particulier la vision qu'elle a véhiculée de l'histoire nationale et internationale, il faut la replacer dans son contexte et rappeler le rôle joué par l'intelligentsia et les revues intellectuelles ‘de référence’ dans la vie de la société polonaise tout au long du XXe siècle. Car Polityka, et la vision ‘ouverte’ du passé que sa rédaction a voulu véhiculer et qu'elle déclare toujours vouloir véhiculer, est intégralement liée à la place de l'intelligentsia dans la vie de la société polonaise du siècle écoulé.

 

L'INTELLIGENTSIA, UN PHÉNOMÈNE PÉRIPHÉRIQUE DU CAPITALISME

En Pologne, mais aussi dans les autres pays de ce que le prix Nobel de littérature Czeslaw Milosz appelait sans honte, ‘la mauvaise Europe’ ("gorsza Europa") et que l'historien et ministre polonais des Affaires étrangères Bronislaw Geremek d’après 1989 a rapidement appelé à nouveau, ‘l'Europe de l'Est’, s'est constituée au XIXe siècle l'intelligentsia, une couche sociale atypique et sans doute ‘a-normale’ par rapport au modèle capitaliste occidental développé 1. Ce phénomène, répandu de l'Elbe jusqu'aux steppes asiatiques, est le résultat du développement au XIXe siècle sur ces espaces ‘périphériques’ d'un type spécifique de capitalisme hybride. Alors qu'en Occident, les processus d'ascension et de mobilité sociale provoqués par la fin du féodalisme et le développement du capitalisme pouvaient mener vers les professions intellectuelles et artistiques mais plus souvent encore vers les affaires, les entreprises, la petite puis haute fonction publique, l'armée, le service colonial, la diplomatie, etc, dans les pays situés à la marge des processus de modernisation capitaliste et impérialiste, les professions liées à l'économie, à la production et à la bureaucratie de grande puissance ont longtemps continué à offrir trop peu de perspectives. Les structures étatiques n'avaient pas plus que les entreprises économiques les moyens d'embaucher massivement et purent d'autant moins compenser cet handicap que l'Autriche, la Prusse ou la Russie apparaissaient comme des machines archaïques, oppressives et d'autant moins légitimes qu'elles s'étaient souvent imposées relativement récemment et par la force au sein de populations d'origines ethniques et religieuses différentes. Ces raisons poussèrent vers les professions intellectuelles la masse des petits nobles déclassés, les tout petits bourgeois, beaucoup de ‘petits juifs’ et de paysans ‘doués’ que l'érosion du féodalisme sous les coups de boutoir d'un capitalisme provenant d'Occident avaient mis en mouvement. Fascination envers la modernité occidentale et sentiment de marginalisation par rapport à elle furent le lot des ‘élites émergentes’ des pays périphériques comme la Pologne tout au long du XIXe et du XXe siècle.

Face à des structures étatiques sans véritable légitimité, les Églises étaient de leur côté en état d'offrir aux éléments les plus ‘doués’ de chacune de ces sociétés un minimum de réconfort, de repères et de perspectives d'ascension sociale. En Pologne, le rapport entre intellectuels et Église fut marqué dès le départ par une forte ambiguïté. Concurrence et ‘solidarité nationale’ face à des pouvoirs étrangers marquèrent les rapports difficiles entretenus entre ces deux milieux. Une frange particulièrement active de l'intelligentsia parvint à prendre en main au XIXe siècle, en concurrence avec l'Église catholique, la formation de la ‘conscience nationale’ moderne, d'où le rôle clef de l'histoire et des mises en scène de l'histoire comme facteur de légitimation des deux pôles de pouvoir autochtones. On appela ‘intelligentsia libérale’ ou ‘intelligentsia de gauche’ ce milieu provenant largement de la petite noblesse déclassée d'une part et des milieux juifs que l'on appelait ‘européanisés’ d'autre part et auxquels adhéraient une poignée de paysans ‘doués’ vite assimilés à leurs valeurs. Intelligentsia, un terme qui, si on l’écoute bien, manifeste une condescendance implicite envers les classes sociales censées ne pas avoir à utiliser leur intelligence et qui place donc ‘l’intelligentsia’ plus près des élites dirigeantes et possédantes, nationales ou étrangères, que des travailleurs ‘physiques’. Cette couche sociale pas vraiment dominante même si dominatrice était marquée par quelques caractéristiques fondamentales : patriotisme ouvert, tolérance ethnique et religieuse, rationalisme, civilité, philo-occidentalisme critique, répulsion face aux identités ethniques fermées, condescendance à l'égard des masses populaires qu'il s'agissait ‘d'éveiller’ et d'assister plutôt que de rendre autonomes. Seule une fraction de l'intelligentsia émergente fut donc tentée de façon durable par les revendications sociales radicales et égalitaristes prônées par le socialisme. Dans l'ensemble cependant, c'est plutôt le côté moderniste du socialisme et son soucis de combattre l'ordre européen injuste pour les Polonais qui expliquent la sympathie distante éprouvée à son égard dans ce milieu naissant à partir de la fin du XVIIIe siècle. Cela permettait également de trouver une argumentation qui limitait l'emprise de la concurrence représentée par l'Église.

Pour l'intelligentsia libérale, les traditions polonaises issues du siècle des Lumières, en particulier celles des années de la ‘Grande Diète’ (1788-1791) et de l’insurrection de 1794, allant à l’encontre de celles de l’Église constituaient le fondement de l'identité nationale moderne. La Pologne était censée dans ce contexte constituer un des phare du progrès à l'Est, ce qui nécessitait une ouverture de type ‘messianique’ vers les peuples voisins les plus faibles et leur intégration dans une culture polonaise considérée par principe comme porteuse de progrès culturel et social, car plus ‘occidentale’. Cette sensibilité se manifesta dans les deux grandes traditions politiques polonaises du XIXe siècle, la tradition insurrectionnelle qui proclamait la lutte de libération nationale polonaise ‘Pour votre liberté et la nôtre’ et la tradition du travail organique qui prônait un effort national positiviste pour créer les bases économiques et intellectuelles d'une société polonaise solide, attirante et apte à l'indépendance. C'est contre cette vision optimiste que se développa la vision ethno-catholique de la nation polonaise qui, aux yeux de l'intelligentsia progressiste, représentait le retour d'un obscurantisme qui n'avait de chrétien que l'apparence rituelle et qui lui rappelait les périodes de décadence de la société nobiliaire de la Pologne des XVIIe et début du XVIIIe siècles, croisée désormais avec ce que le capitalisme apportait de plus exécrable, le culte froid du calcul comptable, des rapports de force, du rendement à court terme et l'hypocrisie d'un libéralisme économique de jungle. L'intelligentsia libérale polonaise était marquée par le romantisme et fut d'abord réticente devant le capitalisme, d’où son relatif ‘socialisme’.

C'est dans ces milieux qu'à partir de 1918 allait se développer la tradition d'une presse culturelle pluraliste et ouverte sur tous les grands sujets de civilisation, parfois compréhensive devant les tendances à la rébellion, mais plutôt portée vers le soutien aux initiatives sociales, culturelles, économiques et politiques ‘constructives’, non révolutionnaires. Ce milieu restait avant tout marqué par des préjugés élitistes qu’on rencontrait aussi bien chez les nobles déclassés que chez les intellectuels juifs parvenus. Les revues qui ont porté cette tradition ont accordé une place centrale à la vie culturelle perçue comme intrinsèquement liée à la vie de la cité. Les articles que l'on y trouvaient étaient marqués par une très forte conscience historique et nationale. Ils privilégiaient les éléments du passé liés à l'affrontement de la tolérance avec l'intolérance, nationale ou religieuse. Ces revues ont rejeté le nombrilisme polonais comme contraire au véritable patriotisme et privilégiaient l'ouverture sur l'Occident, dans une moindre mesure vers le reste du monde.

Dans le contexte du développement saccadé, douloureux et contradictoire qu'a connu la Pologne au XXe siècle, aucune revue n'a pu passer le cap des grandes ‘ruptures, 1939, 1949, 1989, hormis Polityka, et encore doit-on poser la question de la continuité autre que formelle entre cette revue avant et après 1989. L'archétype de la revue de l'intelligentsia ‘libérale de gauche’ polonaise fut pendant l'entre-deux-guerres Wiadomosci Literackie (Nouvelles littéraires) qui jusqu'en 1939 servit de référence aux élites. Bien que modérément proche du camp du maréchal Pilsudski qui reprit le pouvoir en 1926 à la suite d'un coup d'État visant avant tout la droite ethno-catholique mais aussi très rapidement la gauche révolutionnaire, cette revue a toujours ouvert ses pages à des plumes représentant l'ensemble des élites polonaises, de la droite libérale à l'extrême-gauche, y compris donc les communistes alors dans la clandestinité. Seule l'extrême-droite ethno-nationaliste était exclue de cette revue qui irritait d'ailleurs autant les nationalistes polonais que les sionistes parce qu'elle constituait entre autre un mariage judéo-polonais fructueux. D'autres revues culturelles d'importance virent le jour dans l'entre-deux-guerres, certaines plus marquées à droite ou à gauche, mais Wiadomosci Literackie constitua le seul lieu où presque toutes les grandes plumes se rencontraient. Wiadomosci Literackie, c'est aussi la tradition de l'humour polonais et celle des chroniqueurs, des ‘féliétonistes’, intellectuels ‘non spécialistes’ qui commentent les événements de l'actualité à partir d'une position individuelle assumée. Cette revue disparut dans la tourmente de 1939 mais elle a créé une tradition qui allait être reprise par la suite sous différentes formes, en émigration et au pays. Si le rédacteur en chef de Wiadomosci Literackie, Mieczyslaw Grydzewski, reconstitua en exil une revue, Wiadomosci Polskie, Polityczne i Literackie (Nouvelles polonaises, politiques et littéraires), dont le titre était un clin d'oeil à la grande revue disparue, il ne put échapper dès la fin de la Seconde Guerre mondiale au climat assez borné qui régnait dans la communauté polonaise exilée à Londres. Son anticommunisme unilatéral l'empêcha désormais de rétablir la ligne claire qui avait séparé les partisans d'un débat pluraliste aux tenants d'une Pologne barricadée sur ses certitudes ethno-nationalistes. C'est en région parisienne que, au sein de l'émigration polonaise, réapparut une partie de l'esprit de Wiadomosci Literackie. La revue Kultura (Culture) reprit les valeurs d'ouverture intellectuelle, de débats et d'intérêts pour l'ensemble des peuples dont l'histoire était inextricablement liée à celle des Polonais, Russes compris. Son rédacteur, Jerzy Giedroyc, refusa fermement, malgré les offres qui lui furent faites, de profiter des subsides des organismes liés aux services spéciaux américains. Mais, dans le contexte de guerre froide, il dut aussi refuser d'ouvrir ses pages à ceux qui restaient communistes et étaient conscients que l'analyse marxiste constituait, depuis le XIXe siècle, un des sommet incontestable de la pensée humaine, par-dessus les réalités de ce que le dirigeant soviétique Ponomarev allait appeler le ‘socialisme réel’.

Mais la tradition de la presse de l'intelligentsia de gauche s'était aussi reconstituée en Pologne populaire dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si aucune revue rassembleuse ne naquit à une époque où désormais la coupure entre intellectuels marxistes et libéraux et/ou catholiques libéraux semblait indépassable, plusieurs revues reprirent à leur compte au cours des années 1945-1949, des éléments de la tradition de Wiadomosci Literackie. Chez les catholiques, ce furent Tygodnik Warszawski (L'Hebdomadaire varsovien) et surtout l'hebdomadaire cracovien Tygodnik Powszechny (L'Hebdomadaire universel) 2. Chez les marxistes, ce furent les revues Odrodzenie (Renaissance) et surtout Kuznica (La Forge). Toutes ces revues, dans ces années où la Guerre froide n'apparaissait pas encore comme inéluctable, surent polémiquer sur des sujets politiques, culturels, philosophiques, historiques et civilisationnels, malgré la censure et dans une sorte de respect mutuel rappelant l'esprit de Wiadomosci Literackie. C'est le gel de la Guerre froide et de ce qu’on allait appeler période stalinienne qui, en Pologne, ne dura que de 1949 à 1955, qui allait figer l'attitude de l'équipe de Tygodnik Powszechny, reconstituée après 1956, dans une opposition frontale mais discrète envers les fondements légitimateurs de la Pologne populaire. Cet hebdomadaire intellectuel allait rassembler l'ensemble des sensibilités catholiques au sein desquelles à partir de la fin des années 1970, commencèrent à se manifester les premiers partisans du néo-libéralisme économique importé d'outre-Manche. Il n'y avait plus de place dans cette revue pour un respect envers la pensée de gauche, en particulier marxiste. Quant à Kuznica et Odrodzenie, elles furent ‘fusionnées’ en 1950 dans une revue plus conformiste, Nowa Kultura (Culture nouvelle).

Mais le pouvoir allait, au sortir du stalinisme, reconnaître implicitement l'importance de la revue d’émigration de Jerzy Giedroyc puisqu'il transforma Nowa Kultura, devenue entretemps elle-aussi ‘désobéissante’, en une nouvelle revue qui prit le même nom de ...Kultura que sa concurrente de Maisons-Laffite. Cette nouvelle revue ne parvint cependant jamais ni à rivaliser avec son homonyme éditée en France ni à devenir une revue de référence. D'autres revues culturelles de bon niveau virent le jour en Pologne populaire. Au cours de la période 1956-1958, la revue de la jeunesse communiste ‘révisionniste’ Po prostu (Tout simplement) joua un rôle essentiel dans la critique des absurdités, gestionnaires autant que criminelles, de la période ‘stalinienne’, mais avec une faiblesse marquée envers les idées les plus libérales. Revue de combat, elle mobilisa l'intelligentsia mais fut interdite à l'été 1957 lorsque le Parti jugea que les intellectuels devaient être repris en main et que la classe ouvrière et les paysans semblaient satisfaits par la ‘petite stabilisation’ de Gomulka. A noter que parmi les anciens rédacteurs de Po prostu, on trouvait Jerzy Urban, un jeune journaliste insolent qui allait être interdit de plume en 1963 non pas pour ses opinions politiques critiques mais pour avoir écrit dans Polityka un article satirique sur le Dr. Marcinkowski, un personnage positiviste du XIXe siècle engagé dans la lutte ‘contre l'alcoolisme, le nicotinisme et le sexualisme’ 3. Pendant toutes les années suivantes, Urban fut officiellement interdit de plume et c'est Mieczyslaw Rakowski, le rédacteur en chef de Polityka, qui lui permit de continuer à écrire sous pseudonyme. Sa revue avait justement été créée en 1957 pour s'adresser aux intellectuels ‘critiques’ acceptant de s'exprimer dans le cadre du système socialiste et se référant à une vision ‘libérale’ du marxisme. C'est Polityka qui devint la véritable revue de référence dans l'intelligentsia de la Pologne socialiste. Elle avait repris le nom d'une revue créée à Wilno, en Lituanie polonophone, avant 1939 par ...Jerzy Giedroyc. On comprend mieux en mentionnant ces noms et ces aller-retours Est-Ouest à quelles méandres se heurtaient ‘l’intelligentsia’ de Pologne, de ce qu’on pourrait donc appeler aujourd’hui ‘l’étranger proche’ de l’Occident. Il faut à cet égard mentionner comme autre élément de continuité avec la tradition intellectuelle libérale polonaise, le fait que Polityka était une revue qui associait des plumes d’origines ‘slave’ et ‘juive’ ‘occidentalisées’ ou, comme on disait avant 1939 en Pologne, ‘européanisées’.

Il faut encore rappeler que Urban allait, après avoir hésité quelques jours à soutenir le mouvement Solidarnosc en 1980, choisir finalement de poursuivre son soutien à la ‘rénovation du socialisme’ sur une base plutôt libérale et opposée à la polonité traditionnelle ethno-catholique en allant jusqu’à devenir le porte-parole du gouvernement Jaruzelski. Après 1989, il allait fonder le plus grand hebdomadaire politique polonais par son tirage, la revue satirique et anticléricale très bien informée mais souvent jugée à la limite de la vulgarité, Nie (Non). Le succès économique de cette revue a alors permis à Urban de renvoyer l'ascenseur à Rakowski 4 qui, avant sa mort, a dirigé 1989 la petite revue ‘social-libérale’ déficitaire Dzis (Aujourd'hui), financée grâce à Urban.

L'activité de toute l'équipe de Polityka a été justifiée après 1989 face aux ‘décommunisateurs’ comme un des élément ayant permis de pousser la Pologne vers la démocratisation graduelle, l'affaiblissement du nationalisme et l'introduction des mécanismes du marché. Dans un article écrit après les élections de 1989, Urban annonçait à la fois son adhésion au Parti (PZPR) moribond et résumait son approche ‘gradualiste’ : « Mon attitude envers l'opposition, c'est à dire la lutte conséquente contre elle, est le résultat de l'adoption dès 1956 (à l'intérieur de la revue Po prostu) de l'hypothèse que des réformes efficaces ne peuvent être initiées en Pologne que par les forces politiques qui se trouvent à l'intérieur du camp au pouvoir, et ne sont pas rejetées durablement par lui. L'opposition existant à l'extérieur ne fait que déranger et freiner les processus de changements qui, à différentes périodes, me sont apparus comme souhaitables et possibles 5 ». On constate bien là que cela témoignait du fait que le parti ‘communiste’ regroupait alors des milieux et des classes très différentes allant de personnalités libérales à quelques marxistes-léninistes résistant en passant par une masse de ‘patriotes réalistes’ oscillant entre sensibilités social-libérales et nationalistes, voire ethno-nationalistes.

Polityka apparut à la fin de la période de ‘dégel’ 1956-1957 lorsque la direction du Parti souhaita la création d'une revue pouvant rassembler les intellectuels tentés par ce que l'on appelait alors la ‘critique constructive’ du socialisme. Son émergence fut longue et ce n'est qu'à la fin des années cinquante, lorsque Rakowski en prit la direction, que cette revue parvint à se placer définitivement sur la scène polonaise. Discrètement critique, elle sut, dans les limites de la censure, élargir progressivement ses marges de manoeuvre poursuivant en cela la tradition polonaise du ‘travail organique’. Selon la vieille tradition connue de Wiadomosci LiterackiePolityka, qui se voulait marxiste, ce qui n'était pas le cas de toutes les revues polonaises légales d'alors, reprenait de nombreux thèmes intellectuels et historiques développés au sein de l'intelligentsia libérale de gauche. Constatons que Wiadomosci Literackie comme Polityka, existaient dans le cadre de régimes politiques que l’on peut qualifier d’autoritaires mais pas de totalitaires et que, dans les deux cas, ces revues se proclamaient modérément favorables aux options officielles, en s'opposant plus particulièrement au nationalisme ethno-catholique et en tentant d'ouvrir leurs pages à toutes les plumes, y compris à celles tentées par l'opposition ou la dissidence. Dans les deux cas, ces revues se heurtèrent à leurs adversaires déclarés de droite mais aussi aux secteurs ‘durs’ des régimes au pouvoir. Elles furent également toutes deux considérées comme ambiguës dans les milieux d'opposition libérale ou de gauche. La rédaction de Polityka, comme auparavant celle de Wiadomosci Literackie, était par ailleurs composée d'intellectuels ‘libre penseurs’ d'origine catholique et juive. Polityka allait occuper une place difficile lors de la crise de 1968 qui vit des intellectuels et des étudiants s’attaquer à la censure en même temps que certains juifs d’origine issues de familles ‘ex-staliniennes’ redécouvraient les charmes du pluralisme et parfois aussi une certaine admiration pour l’État qui venait en juin 1967 de défaire en six jours les alliés du ‘grand frère’ soviétique. Rakowski sut pratiquement seul dans les milieux médiatiques polonais résister à la vague ‘antisioniste’ lancée par les cercles néo-nationalistes au sein du pouvoir et qui visait les intellectuels ‘indisciplinés’ et les milieux d'origine juive qui leur étaient proches. Polityka eut alors le courage de refuser de publier des articles dépassant l’antisionisme pour prendre une tonalité antisémite et anti-intellectuelle. Même si d’un autre côté, il faut aussi constater que le ‘cosmopolitisme’ de certains intellectuels ‘libéraux’ recouvrait effectivement un certain philosionisme allant de pair avec un philo-américanisme. Constatons également que la survie de Polityka au cours de cette période, à un moment où beaucoup de juifs d’origine quittaient une Pologne qu’ils accusaient d’antisémitisme, démontre que, malgré les dérives ethnocentriques polonaises, voire antisémites, provenant du ministre de l’intérieur de l’époque Mieczyslaw Moczar lui-même d’origine ...ukrainienne d’ailleurs, ceux des juifs d’origine qui voulaient rester en Pologne et continuer à y travailler pouvaient le faire. Après les quelques mois de 1968 où a existé un réel sentiment de précarité, la majorité de la direction du Parti sous l’égide de Gomulka et de son épouse, elle-même d’origine juive mais radicalement antisioniste, a repris assez vite les choses en main pour départager antisionisme et antisémitisme. Pour les juifs d’origine restés en Pologne à partir de ce moment et jusqu’au milieu des années 1980, la voie tracée par le pouvoir était presque sans exceptions celle d’un ‘jacobinisme à la polonaise’, égalité de traitement en échange de l’ignorance de toute forme de judéité, ou d’autres appartenances minoritaires.

REVUE CULTURELLE OU REVUE POLITIQUE ?

A la différence de Wiadomosci Literackie cependant, Polityka n'était pas une revue culturelle s'étendant au domaine politique mais, comme son nom l'indique, une revue politique débordant sur la sphère culturelle, ce qui dans le contexte polonais impliquait dans les deux cas un intérêt primordial porté envers les questions historiques et, comme on dirait aujourd’hui, ‘identitaires’. Cette évolution était sans doute un signe des temps ‘post-modernes’ à venir où le culturel reculait progressivement au profit des questions de pouvoir et de rapports de forces crus, d'abord dans leur forme politique, après 1945, puis dans leur forme économique et financière, après 1989.

Les manifestations étudiantes de mars 1968 avaient commencé à la suite de l'interdiction de la pièce ‘Dziady’ (les aïeux) du poète Mickiewicz, mise en scène par Kazimierz Dejmek, et dont les accents anti-tsaristes furent, d'après la censure, interprétés par les acteurs dans un sens implicitement anti-soviétique. Après avoir été destitué en 1968, Dejmek allait après 1981 accepter de diriger le Théâtre de la République créé par l'équipe de Jaruzelski après la proclamation de la loi martiale. Au moment où une masse d'acteurs polonais se mettaient à boycotter les institutions officielles qui leur avaient permis d'accéder sur le devant de la scène et alors que les soutiens de l'Église ou des puissances occidentales leur permettaient désormais de compenser la perte des subsides d'État, Dejmek subit l'opprobre de nombreux intellectuels. Mais, en 1993, lors du ‘retour’ au pouvoir de ceux qu'on appelle les ‘ex-communistes’, il fut nommé ministre de la culture, ce qui lui permit de financer la création d'une revue devant reprendre le flambeau de la tradition de l'intelligentsia libérale de gauche et qui s'appela ...Wiadomosci Kulturalne (Nouvelles culturelles). Son titre était évidemment une référence à la prestigieuse revue intellectuelle de l'entre-deux-guerres. A sa tête, Dejmek fit venir l'un des plus brillant ‘féliétoniste’ de Polityka, K.T. Toeplitz. La boucle était bouclée, mais Wiadomosci Kulturalne disparut après le retour au pouvoir de la droite en 1997, faute de subsides publics.

Après 1980, alors que l'intelligentsia polonaise basculait dans l'anticommunisme, Rakowski animait la ‘fraction libérale’ à la direction du Parti. C’est lui qui, en prenant la tête du gouvernement polonais en 1988, lança l’offensive économique qui permit de créer un secteur privé qui allait avant même le changement officiel de 1989 créer les bases de la ‘thérapie de choc’ capitaliste dont allaient surtout profiter les cadres supérieurs de la nomenklatura économique du Parti ‘communiste’ en phase de désagrégation politique et idéologique accélérée, à partir du sommet. Au cours de la période 1980-1981, Rakowski avait déclaré vouloir refuser la confrontation avec Solidarité, ce qu'il théorisa dans son article ‘Respecter le partenaire’ de janvier 1981 6. Dans un débat télévisé à la même période, il se présenta d’ailleurs déjà comme un ‘démocrate libéral’, terme à l'époque encore banni du vocabulaire politique polonais tant dans le Parti que dans l'opposition. Mais après la proclamation de la loi martiale en décembre 1981, la rédaction de Polityka se scinda entre ceux qui, avec Rakowski, continuèrent à éditer l'hebdomadaire et surent finalement lui garder son rôle de soutien critique à l'égard des secteurs ‘ouverts’ de la direction du Parti et ceux qui démissionnèrent pour participer à l'animation des multiples revues clandestines d'opposition qui foisonnaient grâce au soutien de certains secteurs de l'Église et aux financements occidentaux. Il faut rappeler que les enquêtes d'opinion portant sur la loi martiale confirment que, à l'époque comme aujourd'hui, une majorité relative de Polonais y était favorable, ce qui permet de comprendre pourquoi les événements de 1981 peuvent être présentés comme une situation de ‘guerre civile froide’, peu propice à la formulation d'un compromis. 

Polityka a de son côté poursuivi son essor après 1989 mais on peut poser la question de savoir si elle représente le même esprit qui l'a animé avant la ‘transformation systémique’. Certains considèrent que cette revue était caractérisée par un esprit d'ouverture, de souplesse, de compromis alors que d'autres y voit la marque d'une compromission opportuniste avec tous les pouvoirs du moment. La cassure douloureuse de 1981 semble cependant moins avoir porté à conséquence que la ‘transition douce’ de 1989. Depuis ses origines, Polityka est particulièrement soucieuse des évolutions de son lectorat ce qui se manifeste par des enquêtes régulières auprès de ses lecteurs. Cela peut expliquer pourquoi, après 1989, lorsqu'est apparu une nouvelle élite ‘yuppie’ liée aux monde des affaires émergent, ce soit une ligne désormais antimarxiste assumée qui a pris le dessus. Le changement de génération au sein de la rédaction a contribué à accélérer ce processus.

 

QUELLE REPRÉSENTATION DE L'HISTOIRE DANS POLITYKA?

Il est évidemment impossible dans un article limité de faire une analyse détaillée des visions de l'histoire véhiculées par Polityka jusqu'en 1989 et après. Quelques lignes fondamentales peuvent cependant être mentionnées : choix d'une polonité intégrant l'héritage des ‘minorités nationales’, jugement nuancé sur le passé de l'Allemagne et la vie politique en Allemagne de l’Ouest à l’époque, jugement critique et nuancé sur la Pologne de l'entre-deux-guerres, intérêt pour l'ensemble de la résistance polonaise au cours de la Seconde Guerre mondiale (avec beaucoup plus d'articles sur la résistance non-communiste que communiste), réflexion aussi poussée que possible sur l'histoire du communisme, de l'Union soviétique, du ‘stalinisme’.

Polityka a largement ouvert dans sa rubrique historique ses pages aux questions des minorités nationales dès que la pression homogénéisatrice consécutive aux effets de l'occupation nazie et soutenue par le pouvoir mais aussi par la masse de la société polonaise a commencé à céder la place à une certaine nostalgie pour la ‘vieille Pologne’ au sein de laquelle les minorités nationales et religieuses occupaient une place indéniable. Les articles sur les Juifs 7 dans Polityka ont souvent joué un rôle pionnier, mais aussi ceux concernant les Biélorussiens et, plus rarement, sans doute parce que cela restait encore difficile en raison des blessures historiques, les minorités ukrainienne et allemande. La situation difficile des minorités nationales dans l'histoire de Pologne était reconnue, de même que le fait que la culture polonaise avait été mutilée par la formation d’un Etat quasi mono-ethnique et par tous ceux ayant prôné un repli ethnocentrique 8. Sans pratiquement jamais oser dénoncer trop explicitement le rôle historique de l'Église catholique avec laquelle le Parti a toujours cherché depuis 1956 à conclure un modus vivendi ‘patriotique’, les articles de Polityka ont souvent ouvert la porte sur le questionnement de l'identité polonaise frileuse et repliée sur un catholicisme ethnicisé.

On sait depuis les années 1970 que la censure polonaise interdisait aux médias polonais de toucher au Kremlin mais aussi au Vatican, car l'Église était vue par le pouvoir comme un partenaire potentiel pouvant prêcher la concorde sociale et apporter au régime une légitimité nationale que Moscou ne pouvait lui apporter, sauf sur la question de la méfiance à l'égard de ‘l'ennemi héréditaire’ allemand, phénomène dont l'impact allait cependant en diminuant. On peut néanmoins citer un cas où Polityka servit de tremplin à une critique ouverte de l'Église catholique et dont je relate les faits car j'ai alors joué là le rôle d'intermédiaire qui m'a permis de percevoir l'exercice d'équilibre auquel était en permanence confronté la rédaction de Polityka.

En 1988, suite à un article paru dans Tygodnik Powszechny 9, dans lequel son directeur, Jerzy Turowicz, polémiquait avec Daniel Passent de Polityka 10 en dénonçant ce qu'il estimait être le caractère intrinsèquement totalitaire du communisme, j'ai proposé à une collègue ethnologue irlandaise qui avait étudié en Pologne, de répondre à cet article en décrivant la réalité des comportements pour le moins sectaires, voire totalitaires, alors pratiqués par de nombreux dignitaires catholiques en Irlande du sud, ce qu'elle fit, rappelant également les compromissions de la hiérarchie catholique en Espagne sous Franco ou dans d'autres États fascistes. Elle envoya cet article à Polityka, d'une part, qui le publia 11, et à Tygodnik Powszechny, qui le refusa. Je reçus à cette occasion une lettre sèche de Jerzy Turowicz m'expliquant qu'il ne publierait pas un article ouvrant la porte à une comparaison qu'il jugeait entièrement dénuée de fondement entre ce qu'il considérait comme le totalitarisme congénital du communisme et un supposé totalitarisme dénué de tout fondement de l'Église catholique. Cet exemple révèle la situation ambiguë de la Pologne de l'époque et les difficultés éprouvées pour examiner avec recul les fondements historiques de l'identité polonaise. Tygodnik Powszechny ne représentait pourtant pas l'orientation rigide du catholicisme polonais et il avait un temps montré une certaine sympathie envers le christianisme socialisant. Turowicz allait d'ailleurs de son côté pâtir après 1989 de son catholicisme libéral lorsqu'il subit une série d'humiliation de la part de la hiérarchie épiscopale plus ethno-catholique. Mais, dans le climat de ‘guerre civile froide’ des années 1980, sa revue devait à ses yeux faire front et refuser tout jugement autocritique sur les composantes sectaires du catholicisme. A l'inverse, les milieux liés à Polityka éprouvaient une forte méfiance à l'égard du secteur le plus nationaliste de l'Église polonaise mais refusaient de s'engager directement sur ce sujet pour ne pas compromettre les négociations entre l'Église et les autorités polonaises de l'époque car ces contacts représentaient à leurs yeux la seule voie pour une détente de l'atmosphère. Polityka ne pouvait donc ouvertement s'engager elle-même dans une polémique sur l'Église et son rôle dans l'histoire, mais, à cause de la fascination éprouvée dans l'intelligentsia polonaise envers l'Occident, cette revue pouvait accepter d'ouvrir ses pages à une critique du catholicisme dès lors qu'elle venait d'une universitaire basée à l'Ouest.

C'est l’attitude ouverte de Polityka sur les questions juives qui permit à cette revue de décortiquer en profondeur et de dénoncer de façon crédible les manquements dont a fait preuve Claude Lanzman dans son film Shoah, diffusé à la TV polonaise dès sa sortie, où le volet polono-juif est traité avec incompréhension, voire avec un mépris pour le peuple polonais abusivement accusé de façon essentialiste d’antisémitisme 12. Sur ce point d'ailleurs, la rédaction de la revue globalement pro-gouvernementale Polityka, rejoignit le point de vue de l'ancien dirigeant de l'insurrection du ghetto de Varsovie issu du Bund, Marek Edelman, alors fermement engagé dans l'opposition anticommuniste. Signalons que Jan Rem, pseudonyme utilisé par Jerzy Urban alors porte-parole du gouvernement, prit à cette occasion position dans Polityka à la fois pour rappeler en les dénonçant certains aspects incontestablement antisémites de l'attitude historique du clergé polonais tout en dénonçant simultanément les positions polonophobes et la sélection malveillante des scènes que Lanzman avait filmées de telle façon à ne pas laisser voir la douleur de nombreux Polonais de l’époque face au génocide nazi visant les juifs. Urban pouvait se sentir d’autant plus à l'aise sur ce terrain qu'il est lui-même d'origine juive.

Que ce soit sur la question juive ou sur celle de la place de l'Église catholique dans la société polonaise, l'histoire a été utilisée dans Polityka comme un élément permettant par sous-entendus d'amener à une vision ouverte de la nation polonaise, mais sans attaquer de plein fouet comme cela avait été possible avant 1939, les tenants d'un ethno-catholicisme polonais. Comme on trouvait des tenants de cette sensibilité aussi bien au sein du clergé que du PZPR, ce contexte ne permettait plus, comme cela avait été le cas avant 1939, de mener un débat pleinement ouvert sur la question. Les questions liées à l'identité polonaise ont occupé une place permanente dans Polityka. Le 1er février 1986 par exemple, un historien polonais, ancien membre du Parti passé à l'opposition après 1981, écrivait dans cet hebdomadaire un article sur le phénomène national et la légitimité du sentiment polonais. Son titre, qui résonne très différemment à notre époque de mondialisation, mais qui à l'époque visait à défendre le caractère durable de la nation au sein du bloc soviétique, était Poki istnieja narody... ("Tant qu'existent les nations...") 13.

Une autre constante de Polityka fut son intérêt pour une vision nuancée de la question allemande. Tant dans ses rubriques historiques que politiques, économiques ou culturelles, on constate une baisse relative d'intérêt, si l'on compare avec Wiadomosci Literackie d'avant-guerre, pour la France et un intérêt soutenu pour l'Allemagne, particulièrement pour la social-démocratie ouest-allemande ou pour les actions de repentir en RFA 14. Les journalistes et chroniqueurs de Polityka dénoncèrent plus tôt que d'autres le mythe de ‘l'ennemi héréditaire allemand’ accepté quasi-unanimement après 1939. La consécration officielle de cette orientation a d'ailleurs facilité rapidement après 1989 l'adhésion à l'Internationale socialiste de l'ex-parti ‘communiste’ devenu officiellement ‘social-démocrate’ sous l’égide de Rakowski et grâce à l’appui actif à la fois du SPD allemand et du Parti travailliste israélien. Après avoir pris la direction du PZPR, l'ancien rédacteur en chef de Polityka bénéficia donc de la gratitude des partis allemand et israélien pour son attitude passée sur les problématiques allemande et juive. En même temps que son penchant pour les cultures ouest-européennes et ‘l’économie de marché’ l’avait poussé à être fasciné par ‘l’Occident’. Ce qui explique pourquoi Rakowski a toujours été peu aimé des ‘camarades’ soviétiques ou est-allemands. A cela, il faut ajouter que, déjà à l’époque de Gomulka qui hésitait à emboiter le pas aux campagnes soviétiques de propagande ‘anti-maoïste’, Polityka fut à la pointe de la dénonciation des politiques en vigueur en Chine populaire. L’aspect anti-intellectuel de la Révolution culturelle révulsait les intellectuels libéraux polonais bien plus que les couches populaires polonaises qui se rappelèrent plus longtemps, comme Gomulka, que la Chine avait protégé la Pologne en 1956 des tanks soviétiques envoyés par Khrouchtchev vers Varsovie, ce qu’on peut constater à la lecture de mon article « La Pologne de Gomulka et ses tentatives de convergences avec Pékin et Paris », (publié sous la direction de Françoise Kreisler et Sébastien Colin, La France et la République populaire de Chine – Contextes et répercussions de la normalisation diplomatique (1949-1972), publié chez L’Harmattan en 2017 (pp.201-230).

 

CENSURE OU AUTO-CENSURES ?

L'attitude de l'équipe de Polityka, en particulier lors des événements de 1968, envers la question des minorités nationales pose un autre problème qui est resté peu abordé. Si Polityka pouvait aborder ces sujets, même de façon parfois un peu limitée, c'est parce que la censure le permettait et, en conséquence, si les autres journaux et revues, pro-gouvernementales ou catholiques, voire révisionnistes, ne le firent pas ou peu, ce n'est pas parce qu'elles ne le pouvaient pas mais parce qu'elles ne le voulaient pas. La question d'une polonité multi-ethnique ne réapparut massivement qu'à partir de la fin des années 1970, à un moment où la censure existait toujours mais où une génération nouvelle émergeait qui n'avait pas connu les minorités nationales, la culture polonaise traditionnelle, les tensions interethniques et qui pouvait donc retourner vers un passé mutilé jusque là mais en fait souvent auto-mutilé par les Polonais eux-mêmes, anticommunistes comme communistes. Depuis 1989, la censure sert bien souvent à légitimer les ambiguïtés dont ont fait preuve les sociétés des pays du Bloc de l'Est sur les questions nationales et historiques alors même que les causes profondes de ces phénomènes viennent d'ailleurs mais qu'il serait souvent trop dérangeant de les analyser. Il est clair que, sortant du cauchemar de l’occupation nazie qui avait tenté d’exploiter toutes les inimitiés mutuelles existant dans les sociétés conquises à l’Est, les sociétés concernées voulaient oublier ces traumatismes et ne pas avoir à faire la part des choses entre résistances, compromis vitaux et compromissions inacceptables puisque tous ces comportements avaient coexisté et divisé non seulement les camps politiques mais aussi le voisinage immédiat et même souvent les familles. Ce phénomène touchait bien sûr les Polonais qui avaient survécu à l’occupation nazie mais également les juifs survivants et, plus largement, toutes les populations d’Europe orientale occupée, en particulier celles des pays habités par de nombreux groupes ethniques (Pologne, Union soviétique, Yougoslavie, Roumanie, etc.).

Le phénomène d’autocensure débordait largement ces questions d’ailleurs, il s’étendait à toutes les contradictions liées au fonctionnement et aux évolutions du socialisme réel dont on acceptait tous les avantages mais dont on ne voulait pas voir les aspects plus ambigus. Une langue de bois a depuis succédé à une autre, une pensée unique à une autre. L'anticommunisme permet aujourd’hui de trouver un bouc-émissaire et d'ignorer ce qui dérange, comme ce fut déjà le cas dans les régimes politiques au pouvoir dans l'entre-deux-guerres et comme ce fut aussi le cas pendant la période de la Pologne populaire avec l'antinazisme et l'antisionisme qui permettaient de fermer les yeux sur la xénophobie polonaise d’un côté mais aussi sur le facteur ‘juif’ qui avait été utilisé dans les années ‘staliniennes’ par les tenants d’une éradication des traditions nationales.

 

L'ICONOCLASME PRUDENT ET "PÉDAGOGIQUE" DE POLITYKA CONTRE LES MYTHES NATIONAUX DE RÉCONFORT

Parmi les articles parus dans la rubrique historique ou littéraire de Polityka, signalons la fréquence de certains thèmes tendant à déconstruire certains mythes nationaux polonais. Rappelons la critique de la littérature de réconfort national du XIXe siècle, en particulier les oeuvres de Sienkiewicz, qui, si elles ont permis de légitimer le mouvement polonais de libération nationale, ont par la suite contribué à maintenir un sentiment polonais d'autosatisfaction préjudiciable aux rapports de la Pologne avec ses voisins. Pour l'entre-deux-guerres on mentionnera comme exemple, l'article "Cat w Berezie" (15 novembre 1986) qui reprend les mémoires d'un dirigeant conservateur polonais qui fut arrêté quelques temps par le régime des colonels et envoyé dans le camp de concentration de Bereza Kartuska d’où il rapporta les comportements brutaux appliqués à l'égard des détenus. Polityka a également rapporté le fait que des gardiens de ce camp furent envoyés avant 1939 dans ce que l'on pourrait appeler un ‘stage de formation’ en Allemagne chez les SS du camp nazi de Dachau. Dans l'ensemble cependant, la critique de la période d'avant 1939 est restée modérée, ce qui visait à permettre des tentatives de compromis entre la sensibilité ‘réhabilitatrice’ mise en scène par la majorité de l'opposition anticommuniste et sa dénonciation stérile souvent mise de l'avant par les pouvoirs après 1945. Dans un de ces articles, un historien éminent, spécialiste de l'entre-deux-guerres, rappelait ses propres souvenirs du coup d'État de Pilsudski de 1926 et concluait en écrivant : « Aujourd'hui je vois et je reconnais certains aspects positifs du coup d'État mais, selon moi, les aspects négatifs dominent »15. On notera aussi la publication de fragments des souvenirs du président de la Pologne d'avant 1939, Ignacy Moscicki, « Wspomnienia Moscickiego o "lepszym pieniadze » (« Souvenirs sur un ‘argent meilleur’ », 26 juin 1982), qui, dans le contexte de la crise de l’économie polonaise des années 1980, montraient comment l'économie de la Pologne d'avant 1939 avait tenté de faire face aux difficultés. Ces articles permettaient de réfléchir sur l'histoire de l'économie polonaise, le rôle de l'État et les réformes à introduire.

Pour la période de la Seconde Guerre mondiale, on note l'article de T. Pioro "17 wrzesnia 1939" daté du 19 septembre 1987, qui abordait la question douloureuse de l'action de l'Union soviétique suite au pacte germano-soviétique mais on notera aussi les récits des assassinats par la résistance d'extrême-droite polonaise de démocrates polonais ou les meurtres au sein de l'AK, armée clandestine de la résistance légaliste et anticommuniste. Les articles sur l'insurrection de Varsovie de 1944 reprenaient généralement, de manière nuancée, la thèse alors officielle du juste combat de la masse des patriotes polonais manipulés par une poignée de politiciens aveuglés par leur antisoviétisme 16.

L'intelligentsia polonaise a toujours été fascinée par l'Occident, ce qui a pu amener certains de ses représentants vers le marxisme à la fin du XIXe siècle mais c'est ce même phénomène qui la poussa aussi vers l'anticommunisme à la fin du XXe siècle. Polityka a consacré une assez large place à l'analyse des sociétés occidentales, abordant des questions délicates comme la comparaison du rôle des médias dans les sociétés socialistes et capitalistes, comme le montre par exemple, l'article d'un de ses chroniqueur les plus talentueux et les plus controversés, Daniel Passent, portant sur l'interview paru dans la presse polonaise de Zofia Gomulkowa, l'épouse de l'ancien 1ersecrétaire du PZPR, qui avait tendance à être ‘réhabilité’ par l'équipe Jaruzelski après la période Gierek dont il cherchait désormais à se dissocier 17. Cet article donna l'occasion d'élargir le sujet pour analyser les différences existant entre les médias de l'Ouest et de l'Est dans leurs façons de décrire les milieux dirigeants. La critique nuancée des méthodes de fonctionnement des médias occidentaux permettait de constater les difficultés éprouvées par les médias des pays socialistes à analyser les défaillances du système et la place de la vie privée des sphères dirigeantes.

 'ICONOCLASME’ CONTRE DÉFORMATIONS DE L'IDÉAL SOCIALISTE ET ÉLARGISSEMENT DES MARGES DE MANOEUVRE

Le thème de l'analyse critique du ‘socialisme réel’ était en permanence présent dans les articles de Polityka portant aussi bien sur l'actualité que sur l'histoire. On constate en particulier une série d'articles et de souvenirs portant sur les événements de 1956. Le 25e anniversaire des émeutes de Poznan coïncidant avec la légalisation du syndicat Solidarité permit bien entendu à Polityka (30 mai 1981) comme à toute la presse polonaise de revenir sur ces événements mais la proclamation de la loi martiale n'empêcha pas la revue de revenir sur ce thème (6 juin 1982). Rappelons aussi que, dans son soucis de présenter les événements de Poznan de façon équilibrée, Polityka a multiplié les récits du point de vue des victimes, mais a aussi accordé à l'ancien 1er ministre Jozef Cyrankiewicz, un socialiste d'ailleurs et pas un communiste, un interview dans lequel il déclarait "Je ne regrette pas ce discours" où il promettait de "couper la main" à tous ceux qui la lèveraient contre le pouvoir "ouvrier" 18. Il reste à constater que ce sujet a été plus nettement abordé que les événements plus tragiques encore de 1970, mais dans lesquels le général Jaruzelski a été plus impliqué.

Un thème qui a toujours largement touché les Polonais, particulièrement avec l'émergence d'une presse clandestine dans les années 1980, est celui des ‘taches blanches’ de l'histoire, c'est à dire des sujets qu'il était interdit d'aborder de façon équilibrée et qui portaient surtout sur l'histoire des rapports entre pays socialistes. Polityka a abordé de façon explicite ces questions à partir des années 1980, en particulier dans l'article "Comment écrire sur les pays socialistes ?" (30 mai 1981). Notons en particulier les jugements nuancés sur ces questions portés par J. Topolski avec son article "Sortir du stalinisme" et par l'historien R. Wapinski qui intitula son article "Les manquements ne concernent que des détails" (19 décembre 1987). Parmi les thèmes de société qui décrivaient les aspects sensibles du ‘socialisme réel’, car porteurs de légitimité, soulignons aussi les articles portant sur les questions sociales, fondement de la légitimité du régime. Pour exemple, nous pouvons prendre l'article portant sur le traitement inadéquat des invalides et infirmes en Pologne (30 mai 1981).

Il est clair que, sous la pression de l'opposition, de la conjoncture internationale, mais aussi des éléments du Parti qui souhaitaient sortir du carcan d'un système dirigiste au jour le jour et sans représentation idéologique à long terme, Polityka, qui avait une vision déjà quasi libérale, a pu jouir d'une marge de manoeuvre dont ses journalistes ont profité pour élargir les questions abordables. Les questions historiques et identitaires se mêlaient directement dans ce contexte aux questions d'actualité. Citons, à titre d'exemple, des articles comme "Pourquoi n'y a-t-il pas d'organes d'autogestion ?" paru le 26 juin 1982, ou dans le même numéro, "Contre l'obligation de travailler" où l'auteur dénonçait la loi obligeant tout citoyen adulte à travailler (rappelons que le système socialiste ne connaissait pas le phénomène du chômage mais que, en revanche, les entreprises ressentaient un manque chronique de main-d'oeuvre). D'autres articles portaient sur des questions délicates, à la fois d'actualité et historiques comme l'article "Du nouveau à propos de la culture ouvrière" (13 juin 1981). Daniel Passent aborda également le thème sensible de la censure pour décrire son fonctionnement, montrer les rapports complexes entretenus entre les journalistes et leurs censeurs et ce qu'il dénonça comme les attitudes hypocrites de certains opposants qui cherchaient à se présenter en victime alors que des arrangements étaient possibles (13 septembre 1986). L'analyse du passé permettait aussi d'explorer les questions économiques comme l'interview "L'année 1956 nous a beaucoup appris" ("Rok 1956 wiele nas nauczyl") d'un membre du Bureau politique du PZPR, ouvrier aux établissements Cegielski à Poznan, d'où étaient partis les manifestations de juin 1956 (28 juin 1986).

Le retour sur la période stalinienne permettait également d'aborder les luttes actuelles comme, par exemple, le compte-rendu d'un ouvrage rassemblant une série d'interviews d'anciens dirigeants de la période stalinienne effectués par la journaliste T. Toranska et paru dans la clandestinité sous le titre de "Eux" (Oni). Après une analyse solide de cet ouvrage, le journaliste de Polityka s'engageait dans une déclaration politique visant l'opposition mais aussi la politique qu'il jugeait ‘frileuse’ des autorités sur les problèmes historiques. Dans cet article fort révélateur, le clivage entre ‘eux’ et ‘nous’ apparaissait clairement, ce qui était rare de façon aussi affirmée dans les articles de Polityka où l'unité nationale tendait toujours à être privilégiée par-dessus les divergences politiques :

 

"D'une position de procureur, T. Toranska a permis à quelques anciens activistes(dirigeants de la période stalinienne-NDLR.) de se construire une tribune pour leur défense politique et idéologique... C'est mauvais que, à cause de nos propres inconséquences, nous donnions aux autres l'occasion de mettre en scène à notre place ce type de pièce. Si cela se faisait selon notre propre mise en scène, ce serait un élément de la pédagogie d'État positive; dans la mise en scène de nos adversaires - cela peut servir à détruire l'État" 19.

 

Une exposition qui se tint à Varsovie en 1986 d'oeuvres d'art datant de l'époque du ‘réalisme socialiste’ (style qui dura en Pologne de 1949 à 1956) provoqua beaucoup de réactions sarcastiques dans les milieux intellectuels et journalistiques. Le pouvoir semble avoir utilisé de son côté cette exposition pour démontrer sa rupture avec le ‘stalinisme’ mais aussi l'implication (voire la compromission) dans cette vague artistique de nombreux artistes et intellectuels de talents ayant par la suite rejoint l’opposition. Polityka tenta de dépasser la dénonciation de ce style, en le replaçant dans l'atmosphère de l'époque : "Comment les choses se passaient alors ? Qu'y avait-il alors dans nos mémoires à tous ? Pendant l'insurrection du ghetto, une mère jette par la fenêtre d'un immeuble élevé son enfant et lui dit ‘au revoir Lejbus’,puis elle jette ensuite sa fille et lui dit ‘au revoir Sarah’puis elle se jette elle-même par la fenêtre. C'est cela qui s'est passé à 500 m. de l'endroit où aujourd'hui se tient l'exposition sur le réalisme socialiste et ces événements ont eu lieu quelques années seulement avant que l'on peigne le fameux tableau ‘Tends moi une brique’(oeuvre-phare de la peinture réaliste socialiste accompagnant la reconstruction du pays) ! Varsovie était alors toujours en ruine. Moi, par exemple, je n'avais qu'une paire de pantalon et un pull... et, c'est étrange, mais j'étais alors beaucoup plus détendu qu'aujourd'hui, et je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi" 20. On perçoit à cette occasion qu'il n'a d’ailleurs pas fallu attendre la fin du ‘socialisme réel’ pour que l'on regrette l'accélération entraînée par la vie moderne et le stress qu'elle provoque.

 

APRES 1989 : UNE NORMALISATION ?

Aujourd'hui, dans une Pologne que les auteurs des changements de 1989 ont déclaré souhaiter ‘normale’, c'est à dire conforme au modèle occidental réellement existant, Polityka a nettement changé de forme. C'est désormais un beau journal en papier glacé d'où le slogan ‘Prolétaires de tous les pays unissez-vous !’ a disparu ainsi que la rubrique internationale d'information ‘Na lewicy’ (A gauche). C'était une des trois rubriques brèves (les deux autres portaient sur l’actualité internationale et polonaise), qui donnait des informations intéressantes et souvent méconnues sur l'évolution des partis du socialisme réel et des mouvements communistes de l’Ouest ou du Tiers monde.

Mais Polityka a aussi changé de fond. C'est une revue où l'on trouve les mêmes informations, les mêmes thèmes, les mêmes indignations auto-contrôlées que dans l'Expressle PointNewsweekTimeDer Spiegel ou autres revues polonaises du même type (Newsweek PolskaWprost, etc.) à destination des ‘yuppies’. La rubrique histoire n’y présente souvent plus que des différences de détail avec les thèmes et les approches de la nouvelle langue de bois des pouvoirs officiels et officieux (pouvoir politique mais aussi financiers, médiatiques, nationaux ou supranationaux, etc.). Ces articles restent cependant très sérieux et très approfondis mais ils évitent de déranger le nouveau conformisme ambiant importé cette fois de l’Ouest décrété par principe ‘civilisé’. Dans ce contexte, la manipulation de l'histoire peut être parfois totale, ce qui n'était pas le cas pendant la période du ‘bloc soviétique’ où existaient des contre-pouvoirs réels (Église, intellectuels révisionnistes puis dissidents, bloc occidental) et où Polityka pouvait donc innover. L'année 2000 a tout de même vue une polémique sur la période du socialisme réel où un des ‘anciens’ de Polityka est allé jusqu'à essayer d'expliquer les causes des comportements de la police politique pendant la période ‘stalinienne’ par le climat de guerre civile qui avait régné de 1944 à 1949 21.

Dans l'ensemble cependant, Polityka poursuit ses analyses de l'histoire selon une vision libérale mais qui n'a plus à être critique. Le nombre d'articles portant sur les minorités nationales dans le passé ou à l'heure actuelle s'est multiplié, mais cela correspond aux options dominantes où le ‘multiculturalisme’ est intégré dans les élites d’une société polonaise par ailleurs largement uniformisée mais désormais ouverte aux migrations venant surtout de l’Est. La déconstruction des oeuvres phares traditionnelles de la littérature polonaise n'a plus pour objet de prendre du recul par rapport à une tradition d'écrits réconfortant une nation luttant pour sa survie mais, amenée à décrire un monde en principe ouvert, elle devient par contre la marque d'une condescendance pour une nation réticente à accepter la polarisation sociale recouverte par l'homogénéisation post-moderne, européiste, atlantiste, globalisante, voire totalisante. Au moment où la Pologne sortait du système dirigiste qu'elle a connu avant 1989, il a été en particulier très choquant de lire dans Polityka des reportages du journaliste Strzeminski dénonçant le mouvement anti-apartheid en Afrique du sud avec des préjugés de ‘petit-blanc’. Depuis, on constate dans cette revue un désintérêt, voire une condescendance de moins en moins camouflée pour les pays du Tiers-monde et leur histoire.

Au lendemain des élections de juin 1989 qui virent le début des changements politiques, le rédacteur en chef de Polityka, Jan Bijak, écrivait que le résultat du vote ne pouvait le satisfaire (le 1er ministre Rakowski, son prédécesseur à la tête de la revue, avait en effet raté son élection de moins de 2% des voix) mais qu'il fallait faire avec, par soucis de patriotisme. Quelques années plus tard c'est un retournement complet. Malgré le maintien comme responsable de la section historique de la revue de Marian Turski, un ‘ancien’ de l'équipe attaché à la sensibilité d'ouverture de l'intelligentsia polonaise libérale, le profil des articles retenus sont allés de manière grandissante dans le sens d'une mise en scène de l'histoire légitimant sans aucune critique le tournant non seulement politique, mais aussi économique, idéologique et social de 1989. La version de l'histoire polonaise en cours avant 1939 a été souvent ‘réhabilitée’, et même des historiens qui, comme Andrzej Garlicki, avaient fait des travaux sérieux décortiquant le phénomène Pilsudski et les problèmes sociaux de l'entre-deux-guerres, se sont crus obligés, entre autre dans Polityka, de reprendre des interprétations plus conformes à la ligne officielle d'avant 1939, alors dénoncée par les oppositions de gauche comme de droite. De même, l'interprétation de la guerre polono-soviétique des années 1919-1921 a repris les thèmes en vigueur avant 1939 qui n'étaient pas partagés non plus par les partis d'opposition d'alors, alors même que l'ouverture des archives soviétiques après 1991 aurait pu permettre de répondre de façon plus précise à certaines questions, en particulier sur le sérieux ou non des offres de paix soviétiques du printemps 1920.

Deux autres exemples ont confirmé de façon plus claire le renoncement de Polityka à son héritage marxiste critique. A l'occasion du 150e anniversaire de l'édition de l'ouvrage qui, dans le monde, a été le plus édité après La Bible et peut-être le Coran, à savoir le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, dans toutes les régions du monde et dans la plupart des grands centres universitaires, des colloques et rencontres scientifiques pluralistes ont été organisés rassemblant souvent plusieurs centaines, voire plusieurs milliers comme ce fut le cas à New-York, de chercheurs. La rédaction de Polityka n'a pas mentionné ces rencontres, en particulier celle qui a eu lieu dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne à Paris, et dans lequel on a vu des chercheurs marxistes de toutes obédiences débattre avec des Jésuites et des acteurs sociaux sur la portée du marxisme pour la compréhension du monde actuel. En tant que revue ex-marxiste, Polityka aurait du être au moins intéressée à régler ses comptes avec ce qui appartenait à son propre héritage ne serait-ce que formel, si l’on accepte que l’hypothèse audacieuse que son marxisme était une couverture, et même si cela n'était pas conforme aux options de son ‘nouveau’ lectorat. De même, pour commenter dans Polityka l'édition de la version polonaise du Livre noir du communisme, on a fait appel à un auteur qui a encensé cet ouvrage sans même présenter les grandes polémiques que sa publication a provoqué chez les historiens français. Or, il est facile de constater que, en privé, de nombreux historiens polonais restent très perplexes devant les interprétations unilatérales de Stéphane Courtois et de ses acolytes.

Dans un article, au demeurant de bonne qualité, paru dans la rubrique historique de Polityka, et portant sur le 80e anniversaire du traité de Versailles, Adam Krzeminski concluait ainsi, quelques jours après la fin des bombardements de Belgrade :

 

"Les nations européennes après Versailles n'avaient pas cette intelligence qu'elles ont conquises pas à pas seulement à la suite de la Seconde Guerre mondiale, et qui les ont amenées à la conclusion que l'unification du continent et la soumission des intérêts nationaux aux intérêts européens est indispensable. Et surtout qu'il n'y a pas d'avenir en Europe sans réconciliation des "ennemis héréditaires", la France, l'Allemagne, la Pologne. Mais pour aboutir à cette vérité simple, il a fallu que l'Europe soit traversée par trois guerres, deux mondiales et une froide qui s'est terminée justement sous nos yeux avec la guerre de succession yougoslave. 22"

 

On peut se demander si ce discours pour le moins conformiste correspondait aux enjeux du moment, discours qui d’ailleurs n’a pas varié depuis, malgré les drames et les guerres successives liées aux interventions des puissances de l’OTAN sur le continent européen ou dans son ‘étranger proche’ tel que défini à l’état-major de Bruxelles et qui, à l’heure de la mondialisation du capitalisme, recouvre en fait la planète entière. Les Polonais qui en raison de leur traumatisme de septembre 1939, se sont toujours sentis très concernés par la question des campagnes militaires lancées sans déclaration de guerre préalable et au mépris de la législation internationale étaient dans la vision du conflit yougoslave présentée alors par Polityka à l’égal de tous les autres médias polonais amenés à faire preuve d'amnésie. On reste dès lors perplexe devant une vision de l'Europe qui, comme en 1939, ne tient pas compte de la place de la Russie dans l'architecture du continent, sans même penser au reste de l’Eurasie ou du monde méditerranéen. Cette approche occidentalocentrée de l'histoire permet de poser la question : Quel cordon sanitaire est prévu cette fois ? Ce qui est d'autant plus étonnant que l’un des premier ministre polonais des Affaires étrangères de l’après 1989, et historien, le très libéral, européiste et mondialiste Bronislaw Geremek, avait commencé avant sa mort à faire preuve d’un peu plus d'audace qu'en 1989 dans sa vision de l'Europe, ce que l'on ne retrouve plus vraiment dans les articles historiques ou géopolitiques de Polityka. D'une revue ‘modérément dérangeante’ pour intellectuels ou cadres ‘communistes’ manifestant des ambitions intellectuelles, elle est devenue une revue pour jeunes yuppies et autres hommes d'affaires ‘branchés’ à la recherche de confort, voire de conformisme.

Polityka est donc ‘rentrée dans le rang’ et, après la disparition de Wiadomosci Kulturalne, il n'existe plus de revue de référence de gauche critique, ouverte et pluraliste, pour l'intelligentsia polonaise. Cela signifie-t-il que la Pologne est ‘normalisée’? Ou plutôt que l'intelligentsia, en tant que couche ayant à jouer un rôle social spécifique dans les pays de la périphérie européenne du capitalisme comme la Pologne, est en voie de disparition ? Le capitalisme polonais, même si c’est sous une forme provinciale de sous-traitant compradore, semble aujourd'hui en état de réaliser le processus qui s'est réalisé en Occident, absorber l’écume des couches sociales dites émergentes, ce qui avait été impossible avant 1939, tout en utilisant d’autres moyens pour domestiquer les masses ou les salarier dans des occupations et des professions qui ne seront plus ‘libérales’. Ce phénomène pourrait permettre d'expliquer la disparition d'une demande sociale intellectuelle critique et pluraliste. Pour autant, d'autres éléments laissent entrevoir que la masse des marginalisés en Pologne comme dans les pays voisins est suffisamment nombreuse, y compris parmi ceux qui ont encore des préoccupations intellectuelles, pour qu'un besoin de contestation réfléchie renaisse à terme.

Si après 1989, la droite ethno-catholique polonaise a été, malgré son côté étriqué et réactionnaire, le seul milieu qui a pleuré sur le sort des pauvres en même temps que sur le sort de la culture polonaise transformée en marchandise, on constate aujourd'hui que certains milieux ‘post-communistes’ ou d'origine dissidente qui avaient applaudi aux changements de 1989, commencent à évoluer alors qu’une nouvelle génération émerge pour qui la question du socialisme n’est plus hypothéquée par le socialisme réel et les trahisons de la nomenklatura managériale du Parti. L'ancien organe du parti communiste social-libéral qui a survécu avec des hauts et des bas, Trybuna (La Tribune), a d’abord mené sous la direction de son rédacteur Rolicki, une campagne active pour la tenue d'un congrès des intellectuels pour la défense de la culture, reprenant en cela une vieille tradition polonaise. Sa campagne a semblé rencontrer un écho dans des milieux très diversifiés, ce qu'ont un temps aussi démontré différents événements comme les congrès des cinéastes ou des artistes-peintres qui ont dénoncé la réduction de la culture à l'état de marchandise. Puis, comme par effet du hasard, Andrzej Wajda a vu son rôle politique consacré par un oscar à Hollywood au moment même où une vague de critiques émergeait contre la situation d'une culture nationale menacée par la culture ‘de masse’ clonée d'outre-Atlantique et, enfin, Rolicki a été démissionné de son poste de rédacteur à la suite de l'intervention du parti ‘ex-communiste’ qui a suivi une ligne ‘blairienne’ qui a achevé de désagréger ce qui restait de la gauche polonaise. Hormis quelques revues en ligne et quelques clubs de rencontre et de débats.

Certains intellectuels et surtout certains tout jeunes hésitant entre nationalisme, anarchisme et néo-bolchevisme, semblent désirer la renaissance d'une vie culturelle et politique permettant des débats et jouant un rôle de fermentation d'idées, au croisement des influences chrétiennes, marxistes et libérales, de l'Est et de l'Ouest. Mais, dans le contexte mercantile actuel, existe-t-il un vrai ‘créneau commercial’ pour une telle revue ? 

Polityka semble en tous cas de toute façon avoir choisi le camp des élites installées et satisfaites dans un pays qui ne l’est pas, tout en restant une bonne revue d'information, en particulier dans sa rubrique histoire. Elle ne joue plus à la marge du système comme avant 1989 mais dans son centre, lui-même devenu en fait bien plus provincial que ne l’était la Pologne populaire. Il faut désormais poser la question ouvertement : l'intelligentsia est-elle, comme cela est déjà le cas à l’Ouest depuis bien plus longtemps, en train de disparaître pour donner naissance à une couche d'intellectuels de service salariés à coups de contrats et de ‘grant’ à durées déterminées ? Le succès économique apparent du capitalisme polonais dans une mer de misères peut le faire croire. D'autres éléments permettent cependant d'en douter. Mais une chose est sure pour le moment, une tradition polonaise, celle de la presse à ambition culturelle pluraliste de débat, a disparu après 1989 car elle est devenue obsolète. Est-ce définitif ? Ce qui semble aussi évident, c'est que les mêmes questions se posent désormais en Pologne comme en Occident et ailleurs, puisque la marginalité, la ‘culture de masse’, la pauvreté et la précarité sont désormais universalisées. La situation est donc ‘normalisée’ dans une direction opposée à ce que les Tchécoslovaques ont expérimenté après 1968, et l'Europe est formellement unifiée. Pour le meilleur ou pour le pire ? En attendant, on doit poser la question : la pensée a-t-elle quitté les rivages de l’Atlantique nord en même temps que l’OTAN s’élargit sans plus aucune limite autres que les ambitions de ses dirigeants ?

 

Notes :

 

1. Interventions à la conférence organisée le 17 décembre 1999 à Paris par l'Institut français des relations internationales (IFRI) et l'ambassade de Pologne, en hommage à la revue Kultura et à son fondateur Jerzy Giedroyc.

2. Tygodnik Warszawski disparut pendant la période stalinienne tandis que la rédaction de Tygodnik Powszechny fut changée avant d'être rendue en 1956 à ses propriétaires légitimes.

3. J. Urban, "Jego totalnosc dr. Marcinkowski", Polityka n°10, 1963

4. Après avoir dirigé Polityka, Rakowski est devenu premier ministre en 1987 puis a sabordé le Parti ouvrier unifie polonais, en principe ‘marxiste-léniniste’.

5. Jerzy Urban, "Wstepuje do Partii", in Jajakobyly, Varsovie BGW p. 268

6. M. F. Rakowski, Jak to sie stalo, Varsovie BGW 1991, p. 13

7. On note un intérêt constant pour la question juive. Citons particulièrement, parmi les différents thèmes abordés « les thèmes juifs dans la littérature polonaise d'après-guerre » (26 juin 1982), « les Juifs dans l'ancienne Pologne » (1985).

8. Signalons que la rédaction de Polityka de l’époque semble avoir en permanence hésité entre une critique nuancée des positions de l'Église catholique sur les questions morales et identitaires et le désir de soutenir une unité nationale en principe profitable au régime au pouvoir et correspondant à la tradition de ‘critique constructive’ de Polityka. On en voit la manifestation dans l'article écrit à la suite de la mort du primat de Pologne Stefan Wyszynski dans lequel il est écrit que "Le deuil a uni les croyants et les non-croyants" (6 juin 1981).

9. J. Turowicz, "Red. Passentowi do Sztambucha", Tygodnik Powszechny, 31-01-1988

10. "Felieton Daniela Passenta", Polityka nr. 1, 1988

11. S. Ni Shuinear, "Redaktorowi Turowiczowi do sztambucha »Polityka, 21-05-1988

12. Voir Polityka du 11 mai 1985

13. Voir H. Samsonowicz, Polityka du 1-er février 1986

14. "Znak pokuty w RFN", Polityka, 1985

15. J. Pajewski "Przewrot majowy w moich wspomnieniach »Polityka, 10 mai 1986

16. "Czlowiek ktory znal zabojce", Polityka, 5 avril 1986 A. Kurczewski. Sur l'insurrection de Varsovie et l'AK, voir en particulier la série d'articles parus en 1985 et sur les meurtres des démocrates par l'extrême droite polonaise (NSZ), l'article de Polityka, 7 décembre 1985.

17. D. Passent, "Sluchajac Zofii Gomulkowej", Polityka, 13 juillet 1985

18. R. Jarocki, "Nie zaluje tego przemowienia", Polityka, 6 décembre 1986

19. K. Kozniewski, "Oni i ona", Polityka, 24 août 1985

20. Z. Kaluzinski, "Bawimy sie w stalinizm", Polityka, 14 novembre 1986

21. Z. Kaluzynski, « Zeznanie rozbitka historii », Polityka n°32, 5-08-2000

22. A. Krzeminski, "Osiemdziesiat lat temu zostal podpisany Traktat Wersalski - Ulomny pokoj", Polityka, 26 juin 1999.

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