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  • : Le blog de la-Pensée-libre
  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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23 octobre 2011 7 23 /10 /octobre /2011 11:37

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Alors que le système dominant est englué dans une crise profonde, depuis longtemps inégalée, économique, financière, politique, sociale, culturelle, idéologique, et que la croyance dans ses dogmes s'effondre. Alors que le marxisme décrété mort il y a seulement vingt ans, fait un retour remarqué dans les universités, chez les jeunes, et même dans les partis de gauche. Alors que les manifestations de mécontentement et les guerres impérialistes se succèdent à un rythme effrené. Force est de constater que le système capitaliste continue à dicter seul sa loi sur l'immense majorité de la planète, et que les boulevards qui s'ouvrent devant les forces révolutionnaires n'ont toujours pas été investis. Il faut donc bien se poser la question pourquoi.

            Pourquoi rares sont les pays et rares sont les forces sociales qui s'engagent dans le combat révolutionnaire contre ce monde pourtant vermoulu et sans perspectives d'avenir, pour une majorité. L'effritement de l'hégémonie culturelle des partis et milieux liés au prolétariat urbain et rural explique cette situation, qui n'est d'ailleurs que le reflet de la désagrégation de ces vieux prolétariats eux-mêmes. D'où l'absence de sujet historique consistant en état à l'heure actuelle de poser la question du changement fondamental, du faire et du devenir. Absence qu'il va falloir étudier, et combler. Y a-t-il des forces nouvelles en état de relancer la dynamique d'un changement systémique, et lesquelles exactement ? Pour y arriver, il faudra aussi prendre en compte le fait que le marxisme a été transformé en une nouvelle religion qui ne pouvait à terme que s'embourber, ce dont il ne parvient pas vraiment à se libérer, à moins de poser désormais aussi la question du besoin de l'homme de croire et de lutter pour croire. Bref, nous nous trouvons devant un paysage industriel saccagé, là où l'on voudrait voir naître un nouveau chantier.

Question ouverte. Question que nous souhaitons ouvrir.

La Rédaction


De l’œuvre de Marx et de la potentialité d’une possible révolution

-

      Octobre 2011

 

 

 Par Claude Karnoouh

 

Il serait peut-être temps d’essayer de faire un état de la situation réelle de notre modernité tardive par rapport à l’œuvre théorico-pratique de Marx. De cette œuvre foisonnante, ce qui demeure encore d’une vivante actualité c’est bien son économie politique, c’est à dire la structure du capitalisme, un certain nombre de ses mécanismes fondamentaux et sa singulière ontologie de la cupidité. Il faut pour en voir la présence lire ou relire par exemple le passage consacré aux divers types de crédit dans la Critique de l’économie politique.[1]

 

En revanche, la philosophie de l’histoire de Marx me paraît non pas dépassée car elle est datée et à ce titre possède un grand intérêt pour l’histoire des idées, mais en partie obsolète (comme la philosophie de l’histoire hégélienne) en raison du mouvement pris par le déploiement réel de la modernité tardive : l’histoire en fin de compte n’est pas plus l’accomplissement de l’Esprit que la fin de la nécessité… l’histoire apparaît de plus en plus comme l’accumulation infinie des choses qui font que le monde, notre monde (et il n’y en a pas d’autre) se confond avec les choses, et, au-delà de la lutte de classe, plutôt en sommeil en Occident en ce moment, le combat essentiel, quasi métahistorique, l’agôn, s’identifie à la sempiternelle lutte des États (et ce quelle qu’en soit la forme politique et socio-économique) pour la puissance, son maintien et sa croissance … A l’échelle métahistorique, notre Terre est bien ce « Grand cimetière sous la Lune », pour rappeler la belle formule de Bernanos, une suite sans fin de massacres ponctuant grandeur et décadence dont l’exemple canonique demeure celui des Romains…

 

            De plus, il faut convenir que la sociologie de Marx et d’Engels est elle aussi largement obsolète. Non pas fondamentalement en tant qu’elle offre une juste description de l’état social de leur temps, mais en tant que modèle de base, étalon d’une analyse de notre présent. En effet, et je m’en suis déjà expliqué dans CriticAtac (cf. Proletarul astăzi… continuare, transformare, reînnoire, destin ?), le prolétariat d’Occident n’est plus du tout celui décrit et interprété dans La Lutte des classes en France ou dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre. C’est pourquoi il conviendrait que nombre de jeunes marxistes admettent que cette obsolescence est devenue une banalité qui nous force à penser à nouveaux frais notre devenir.

 

            En effet, en presque deux siècles de transformations technoscientifiques sans précédant dans l’histoire humaine (vitesse de mutation et innovations se succédant sans discontinuer), la distribution des classes sociales dans les systèmes productifs ou improductifs s’est transformée du tout au tout. D’une part, notre époque postérieure à la Seconde Guerre mondiale signe en Occident, mais aussi ailleurs, la disparition programmée de la civilisation paysanne remplacée peu à peu par des groupes restreints d’agriculteurs industrialisés et spécialisés dans deux ou trois productions de masse, quand simultanément, et pour des raisons politiques et écologiques, Bruxelles et certains États maintiennent artificiellement, grâce à diverses subventions, l’agriculture d’élevage de montagne d’Europe occidentale. Et d’autre part, la réalité du monde ouvrier d’Occident a changé parce que les salariés travaillant à la production des infrastructures, les cols bleus, sont devenus minoritaires face aux salariés des services, les cols blancs. Avec certes des décalages, le mouvement est identique dans les pays anciennement communistes où la réduction massive des capacités productives de l’industrie lourde, soit avec le rachat par des firmes occidentales, soit tout simplement par la mise au rebut des grandes entreprises industrielles intégrées (acier, chimie, électrochimie, mécanique lourde), s’est soldée par le chômage de masses d’ouvriers dont beaucoup sont partis comme manœuvres non qualifiés dans l’industrie du bâtiment ou comme journaliers de l’agro-industrie de l’Ouest (Italie, Espagne, France, Irlande, Belgique). Quant au retour à la terre, comme on le peut constater en Roumanie et en Bulgarie, ce n’est, de fait, qu’une manière de tenter de trouver une solution précaire au chômage massif. En effet, en dehors des zones proches des grands centres urbains, villages, bourgs et petites villes, dorénavant désertées de quelconques industries, se sont transformés en zone de grande misère et donc d’émigration généralisée. D’aucuns comprennent la ruine sociale et les traumatismes psychologiques entraînés par cette désertification humaine du pays.

 

A cela il convient d’ajouter, la formation d’un nouveau lumpen (non plus local national ou européen) composé de la masse des émigrés des pays du Sud, du tiers monde, appelés pendant les trente-quarante glorieuses à venir accomplir les travaux les plus vils refusés par les Français, les Allemands, les Italiens, les Belges, les Hollandais, etc…(éboueurs, manœuvres de l’industrie lourde, de l’automobile, de la chimie, de la pétrochimie, du bâtiment). Aujourd’hui les enfants et petits-enfants de ces émigrés du Sud sont à l’évidence les victimes privilégiées du chômage et des emplois précaires, confinés dans des ghettos suburbains, devenus incapables de s’intégrer au socius général par le travail, fût-il un travail salarié aliéné et aliénant, mais un travail qui engendre une socialisation ne serait-ce que par l’appartenance à une équipe de travail et très souvent à un syndicat, ou par le service militaire obligatoire pour ceux qui étaient devenus français. Lumpen d’autant plus frustré que le seul horizon de rapport à l’altérité et donc au monde que leur offre le pouvoir politico-économique, se réduit à la culture télévisuelle du clip et de la « pub » dans l’espace de l’urbanisation barbare de ces banlieues ; en résumé l’horizon de la marchandise et celui de ses lieux de culte, les centres commerciaux.

 

            Ce monde des banlieues dites « chaudes » par la presse à scandale et ruiné par le chômage, survit grâce à diverses primes d’État, de région, de département et de commune, mais plus essentiellement grâce à toutes sortes de trafics, les plus rentables étant ceux de la drogues et des armes, sans oublier le recel massif des marchandises volées soit directement dans les camions de livraison soit dans les entrepôts. Trafics dont les bénéfices, redistribués partiellement par le biais de réseaux souvent familiaux, de voisinages, voire de gangs ethniques, permettent à des familles de survivre selon un phénomène ayant été fort bien décrit par le sociologue étasunien Mike Davis dans le cas de Los Angeles.

 

Bref tout cela n’a plus rien à voir avec le monde de Marx. Ce n’est donc plus le même lumpen, en particulier dans son aspect socio-culturel. Car il ne faut jamais omettre les phénomènes culturels (trop souvent oubliés des marxistes orthodoxes, académiques ou non) comme élément important du champ de la politique. Il y a donc une différence fondamentale entre le lumpen national du XIXe siècle décrit par Marx (mais encore par des écrivains comme Zola, Dickens ou Jack London), parfois uni pendant le premier tiers du XXe siècle au lumpen venu de l’émigration rurale d’Italie ou des ghettos d’Europe centrale et orientale, avec le lumpen venu d’Afrique du nord, et plus encore d’Afrique sub-saharienne, d’Afrique anglophone, d’Amérique centrale, d’Inde, du Pakistan, du Sri Lanka, de Turquie, de Libye, de Somalie, d’Afghanistan, d’Erythrée ou d’Ethiopie, etc. Une culture singulière propre à chaque peuple n’est pas étrangère à des particularités de l’agir politique, voilà un thème d’étude riche d’instructions et qui ne recouvre pas ces friandises exotiques et touristiques insipides caractéristiques de trop nombreux travaux contemporains d’anthropologie !

 

L’intégration par le travail ne fonctionnant plus ou très mal en Occident en raison d’un chômage structurel important, voire parfois massif, le capital, avec l’usage immodéré du discours du multiculturalisme apparemment tolérant, a offert une dignité nouvelle aux hommes venus du Sud. Or, dans les faits, il s’agissait, sauf exceptions notables, d’un maquillage moraliste dissimulant un moyen d’insérer l’immigré, malgré ses très modestes revenus, dans les fantasmes d’une consommation illimitée. Pour cela les promoteurs du marché culturel bas-de-gamme, ont imposé le rap pseudo contestataire[2], le hip-hop para-porno, le comique grotesque de l’antiracisme de pacotille. Mais une fois constaté l’échec partiel de ces politiques culturelles pseudo-démocratiques du spectacle-marchand où, hormis la promotion de quelques vedettes ah hoc (par exemple Djamel Debouz ou Kad Merad), chacun retrouvait sa place d’exploité lumpenisé dans le quadrillage du socius.

 

            Alors d’aucuns comprirent que le résultat le plus tangible de ce démocratisme sans autres effets collectifs que le spectacle-marchandise et la marchandise-spectacle, fut compensé par un accroissement et une intensification des solidarités pré- et proto-modernes, voire antimodernes de type ethnico-religieuses, tribales, claniques préexistantes, lesquelles, en dépit de la rhétorique « républicaine » anti-communautaire, permettaient au pouvoir politique un contrôle simplifié et donc plus efficace des gens. Or, cette politique à courte vue d’achat de la paix sociale contre des fariboles culturelles à laquelle participèrent nombre de sociologues et d’anthropologues en vertu d’un « prétendu droit à la différence » (quand la seule différence réelle, manifeste et fonctionnelle était celle de classe), cette politique donc a éclipsé le double danger que recèle tout replis sur le communautarisme archaïque au sein de l’hypermodernité : d’une part le maintien, le renforcement ou la revitalisation de mœurs et de coutumes totalement étrangères aux pratiques quotidiennes, religieuses et sociales de l’Occident, et, une fois que ces pratiques apparaissent au grand jour et s’affirment toujours au nom de la différence, le rejet par ce même Occident de ce qu’il a promu.[3]

 

            D’où le surgissement en France de la stupide crise du voile islamique : soit le droit à la différence existe dans les faits et il est valable pour toutes les différences ou non. De même en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Hollande ou au Danemark quand aujourd’hui on y remet en cause la politique de communautarisation longtemps conçue et donnée comme exemplaire de la « démocratie » et de la « tolérance » caractéristiques des pays nordiques. Remise en cause par ailleurs totalement vaine, car il est trop tard pour arrêter ce mouvement de « revitalisation de la tradition » très ambigu vis à vis de la modernité tardive, à moins de prendre des mesures d’exclusion que n’eussent point démentit les thuriféraires nazis, mais qui ne semblent pas encore à l’ordre du jour en dépit des grotesques et criminelles bouffées d’expulsions de Tsiganes à la Sarkozy.

 

Ce long développement pour affirmer que ce qui s’est passé à Londres en cet été 2011 n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé il y a quelques années dans les banlieues parisiennes et à propos desquelles j’avais donné en 2005, dans le cadre de la fondation Idea (Cluj), une conférence où j’expliquais qu’il s’agissait d’une violente crise du ressentiment et de la frustration de la part de jeunes gens soumis à la lobotomisation par la propagande de la marchandise, la publicité, qui véhiculent autant d’images de l’homme et de la femme accomplis au sein d’un monde qui pour l’essentiel leur est inaccessible. Crise dont la motivation centrale tient d’un violent désir inassouvi de consommation à l’effet trompeur en ce qu’il se manifeste sous la forme d’une dénégation (apophase) – on haït et brûle ce qu’on admire et convoite, et ne peut obtenir.

 

C’est pourquoi, dans un premier temps, on détruit en général des biens de consommation acquis avec peine par des gens modestes, des gens semblables aux parents des révoltés ; puis on embrase quelques centres commerciaux et quelques succursales de vente d’automobiles car il s’agit d’éradiquer l’inaccessible et donc de consommer symboliquement par la consumation des nouveaux lieux de la socialisation marchande, les centres commerciaux porteurs des images et des choses de la mode, et avec elles d’une prétendue complétude humaine ; on ravage les lieux où l’on recherche d’habitude quelque notoriété, où chaque fin de semaine, devant les chalands et les badauds, des groupes de jeunes gens  y présentent des spectacles hip-hop. Crise profonde, double bind travaillant sur le mode de la dénégation : on anéantit ce que l’on désire le plus, puisque l’on ne peut se l’approprier jamais sinon par le vol, autre manière d’entrer dans la marginalité. C’est, toute chose égale par ailleurs, semblable au crime passionnel ou ce qui peut en tenir lieu symboliquement, une fois éliminé l’objet (a) du désir, substrat d’une folle jalousie, l’aveuglement passionnel disparaît, et tout redevient comme auparavant en attendant les feux d’une autre passion.

 

C’est pour ces raisons que je maintiens ma ferme opposition à Badiou et aux autres chantres du lumpenisme révolutionnaire comme possibilités d’insurrections ouvertes dans les interstices laissées ou oubliées par le pouvoir capitaliste. Ces bouffées de violence ne sont en aucune manière les prémisses d’un quelconque état insurrectionnel visant à transformer ou à modifier profondément les formes de l’exploitation. Et l’absence de cette possibilité tient à une raison fort simple, parce que la révolte n’est accompagnée d’aucun discours et leadership politiques, fussent-ils des plus frustes, où se dévoilerait une critique, même simpliste des raisons économiques de leur misère, où seraient mis en cause les pouvoirs politico-économiques réels qui engendrent cet état social. En réalité, ces révoltes ne dévoilent aucune stratégie, aucune tactique visant à mettre en échec les rapports de classe, car piller révèle certes la pauvreté des pilleurs, mais n’est pas l’amorce de la véritable lutte politique contre le pouvoir.

 

Ainsi, sans savoir quel sera l’avenir du mouvement de mobilisation contre Wall Street qui se déploie aux États-Unis aujourd’hui, il est, à l’évidence, plus directement et immédiatement centré contre l’un des lieux du pouvoir réel de l’oligarchie financière et industrielle étasunienne et mondiale. En effet, c’est là, avec les banques et les compagnies d’assurance, que les jeux les plus corrompus de la finance mondiale ont engendré la crise mondiale de notre présent. En bref, les révoltes du ressentiment renvoient à l’impuissance des acteurs sociaux, à leur incapacité d’entrer dans le système dans un avenir immédiat ou médiat. Qu’on leur donne quelques prébendes et c’en est terminé de la révolte, ils seront les meilleurs serviteurs du système qui peut ainsi tranquillement perpétuer ses injustices essentielles.

 

C’est, mutatis mutandis, comme les jeunes intellectuels révoltés de mai 68 en France qui, dès lors que le pouvoir leur offrit un plat de lentilles, des sinécures académiques, politiques ou journalistiques, sont passés « du col Mao au Rotary ».[4] C’est ce qui est arrivé avec la majorité des dissidents des ex-pays communistes, pour une poignée de dollars ils chantent à présent les louanges du pire des capitalismes. C’était déjà l’analyse que Nietzsche avait fait de la révolte des esclaves (reprise plus tard par Max Scheler) : les esclaves ne prennent le pouvoir qu’en répétant le modèle contre lequel ils se dressent. Interprétation que Heidegger reprendra de manière plus ferme d’abord dans le Parménide, « Toute opposition qui prend la forme d’un anti- pense dans le même sens que ce contre quoi elle est. »[5], puis, plus radicalement encore, dans Was Heißt Denken?, « Dans toute haine se dissimule, en retrait, une dépendance sans fond par rapport à cela dont la haine voudrait tant se rendre indépendant – chose à quoi elle ne peut jamais parvenir, d’autant moins qu’elle se livre d’avantage à la haine. »[6] Pour ceux qui savaient regarder le réel dans le blanc des yeux, un tel aspect paraissait dans l’exercice du pouvoir du communisme institutionnalisé terminal tant en URSS et qu’en Europe centrale et orientale. C’est précisément ce type de haine qui se manifeste dans les propos des jeunes gens en colère de nos banlieues que le cinéaste Mathieu Kassovitz a montré naïvement, avec candeur et une certaine démagogie dans son film La Haine (1995), sans en saisir véritablement l’enjeu philosophique déjà thématisé de longue date.

 

Les révoltés des banlieues, ou de Londres, engendrent chez les bien-pensants la peur du désordre, mais, de fait, d’un désordre fantasmatique car il ne menace jamais réellement la puissance du capital qui ne s’y trompe pas. Totalement aliénée à la marchandise, aveugle sur les origines profondes de son mal-à-être-dans-le-monde et, last but not least, abandonnée par les partis politiques de gauche uniquement obsédés de l’électoralisme le plus détestable, cette jeunesse révoltée, menée par la subjectivité de la révolte du ressentiment, n’est-elle pas, en dernière instance, l’allié objectif du système capitaliste. En engageant dans leurs citées-dortoirs le combat contre la police de proximité, puis les gendarmes, voire les pompiers venus combattre les incendies, puis, en instaurant le pillage comme manifestation suprême de sa révolte, cette jeunesse déboussolée, égarée, perdue, rendue littéralement folle de haine à l’encontre d’une société qui lui interdit d’assouvir les désirs de consommation qu’elle provoque, se bat, en définitive et quoi qu’en disent certains idéologues de l’extrême gauche académique, sur le terrain choisi par l’ennemi, et c’est pour cela qu’il gagne toujours la partie.

 

Debord avait analysé la révolte du ghetto noir de Watts à Los Angeles en 1966 sur le thème du pillage comme critique radicale de la marchandise. Par son ampleur et son très haut niveau de violence l’insurrection de Watts n’est en rien comparable aux pillages des banlieues parisiennes de l’automne 2004 et des villes anglaises de l’été 2011. A Los Angeles la lutte armée eut lieu réellement entre d’abord la police et les noirs, puis s’amplifia avec l’arrivée de l’armée fédérale à l’échelle d’une division d’infanterie. C’est pourquoi la révolte de Watts put donner à penser que l’on avait affaire aux prémisses d’un authentique mouvement insurrectionnel. Or, ce qui me frappe et ne semble pas avoir suscité de réserves de la part de Debord, c’est, d’une part, l’absence de discours politiques et, de l’autre, celle d’un minimum de leadership tactique capable de mener des actions de guérilla urbaine plus ou moins coordonnées.

 

Ainsi ce vide théorico-pratique montra très rapidement les limites de la révolte qui, semblable aux jacqueries médiévales, s’embrasent comme feux de paille, subitement, à la suite d’un incident souvent mineur (la goutte d’eau qui fait déborder le vase !) et s’éteignent tout aussi rapidement. Il s’agissait d’un lumpen certes noir, mais d’un lumpen local, non pas composé d’émigrés hispaniques ou portoricains, mais de véritables citoyens étasuniens, dussent-ils être de seconde zone. Si la répression de l’establishment étasunien fut dure, voire très dure, elle le fut considérablement moins qu’à l’égard d’un parti politique prônant dans ses discours révolutionnaires la mise en œuvre d’un changement radical des rapports de pouvoir au sein du capitalisme américain. Confronté à une telle situation, et avant toute action violente individuelle ou de masse, le capitalisme étasunien ne fait pas dans la dentelle, il élimine physiquement les gens : au cours des années ‘30, pendant la grande dépression, ce furent les syndicalistes communistes qui en firent les frais, pendant les années ’70, les Black Panthers.

 

Malgré les cris d’orfraie poussés par monsieur Sarkozy en son temps et maintenant par Monsieur Cameron, le pouvoir capitaliste peut dormir tranquille sur ses deux oreilles. Sans une réelle classe ouvrière (subjectivement introuvable aujourd’hui ?) menée par un parti révolutionnaire, mais en revanche avec une masse de chômeurs rêvant encore d’un tournant miraculeux (!) qui permettrait le renouveau de la consommation des trente glorieuses, et augmenté d’un lumpen déstructuré socialement, atomisé en diverses ethnies-religions, en gangs ethniques de voisinage et de cités, toujours plus nombreux et toujours plus frustré d’être écarté des agapes de la marchandise, le Capital et ses acolytes, les capitalistes, ne risquent pas grand chose, sinon de temps à autre une crise d’urticaire social. Le Capital, sa police, voire dans un cas extrême son armée (la conscription n’existant plus, le danger de voir les soldats pactiser avec les révoltés semble écarté) connaissent parfaitement la chanson, son thème musical, ses paroles et son refrain. Aussi seront-ils tout à fait à même de ramener les mécontents à la raison du marché, c’est-à-dire du chômage et de la pauvreté, raison dont on sait objectivement qu’elle a besoin de nombreux pauvres pour fabriquer quelques très riches.

 

Voilà pourquoi penser en marxiste aujourd’hui ce n’est sûrement pas réciter Marx comme un perroquet savant, ni l’entendre comme la lettre intangible des Evangiles d’une nouvelle religion comme l’avait si bien saisi Berdiaev. Moi qui jadis, dans ma jeunesse studieuse, ai appartenu à une Église, l’Eglise calviniste de France, laquelle, abandonnant la prédestination tout en prônant le sacerdoce universel, m’a appris quelque chose d’essentiel, qu’il convient de laisser à chaque croyant une large marge de liberté dans l’interprétation des textes bibliques. Dès lors, transposé dans la pensée agnostique de la critique sociale, penser comme un authentique marxiste ce n’est pas, non plus, faire assaut d’érudition dans des séminaires universitaires ou vitupérer contre le système lors de shows « révolutionnaires » qui sont la version d’« extrême-gauche » de la politique-spectacle et de la politique-marchandise.

 

De plus, et n’en déplaisent de surcroît à certains esprits chagrins débordant d’une rancœur anticommuniste post factum, la leçon de Lénine et de Trotsky, de Mao ou de Ho Chi Minh est là pour nous le démontrer, lire seulement Marx est totalement insuffisant pour l’agir (cela n’est positif que pour faire une carrière universitaire comme Althusser ou Badiou), encore faut-il comprendre la logique des situations concrètes. Or cette logique-là exige deux qualités qui sont rares chez les philosophes, les sociologues et les politologues, sauf exception : la capacité d’analyser le réel selon les modalités avancée par ce que Machiavel a déterminé comme Fortuna et Virtù. Elles seules permettent de saisir et de capter dans sa plénitude le Kairos de la dynamique politique et donc d’ouvrir l’agir, tout en sachant que toute action politique d’envergure est le résultat de l’interprétation d’un mouvement, d’une dynamique, et donc représente un pari toujours incertain sur l’avenir.

 

A ma connaissance, et en dépit des discours prolétariens, orthodoxes, voire bornés, afin de justifier post factum la véracité théorique du changement politico-économique, ni le coup d’État qu’on appelle la révolution d’Octobre suivi par la vraie révolution, la guerre civile et la victoire de l’armée rouge, ni le choix du groupe de Mao de renoncer à la lutte armée prolétarienne dans les villes au profit de la guérilla révolutionnaire dans les campagnes les plus pauvres, ni le choix d’Ho Chi Minh (présent parmi les fondateurs du PCF à Tours en 1920) d’engager en 1945 la lutte de libération nationale contre le colonisateur français avec les paysans et l’aide implicite de l’armée japonaise vaincue, ni enfin les choix de Castro et de Guevara de renverser par les armes le dictateur pro-mafia étasunienne Batista avec les peones analphabètes des campagnes cubaines, et ce contre les analyses marxistes du PC cubain, aucune de ces actions n’ont été des hypothèses et des possibles lues dans les œuvres de Marx et d’Engels. Toutes ces actions dont certaines ont transformé le destin politique du monde (et non comme je le crus un temps, habité d’un enthousiasme naïf, son destin métaphysique) sont à un titre ou à un autre antimarxistes si l’on prend les textes politico-sociologiques de Marx au pied de la lettre, mais profondément marxistes si l’on a compris comment pratiquer réellement et avec tous les risques que cela comporte le matérialisme dialectique en le mettant au service de la conquête du pouvoir, c’est à dire de la Virtù et de la Fortuna.

 

            Pour revenir au thème initial de ces remarques, je compléterai mon propos en disant que la révolte de Londres tout autant que les manifestations plus ou moins agitées des indignés d’Espagne ou de Grèce, ne portent aucunement atteinte au pouvoir du Capital. Elles peuvent certes énerver, gêner comme les puces… ça gratte un peu, mais cela se termine rapidement, et c’est sans danger. Sachant, comme je l’ai rappelé, que les quelques grandes révolutions communistes ou para-communistes ayant eu cours au XXe siècle ont été pour l’essentiel le fait social total des masses paysannes, il faut en tirer une rapide conclusion.[7] Il convient donc de souligner que dans les pays où ont eu lieu ces révolutions, ce sont les communistes dans leurs multiples variations théoriques qui ont assumé la modernité radicale en fabriquant non seulement du prolétariat, mais des classes moyennes qui lentement abandonneront l’idéalisme du système pour finir par le renverser : la créature éliminant le créateur, comme l’homme éliminant Dieu du sens général du monde dès lors qu’il n’en eut plus besoin pour poursuivre la domination totale de ce même monde. Aussi, dans le nouveau contexte de notre temps postmoderne, hypermoderne, de modernité tardive, faut-il impérativement repenser à nouveaux frais les ouvertures de ce possible.

 

Voilà la tâche du présent à laquelle devrait s’attacher les jeunes intellectuels marxistes : déterminer quel pourrait être le nouveau sujet d’une histoire révolutionnaire a-venir et en-devenir. Mais pour cela, il faut délaisser les messes du marxisme académique, les meetings de déploration où l’on n’en finit pas de pleurer la défaite de l’Espagne républicaine et des anarchistes face aux forces fascisto-catholiques ou staliniennes, les crimes du Goulag et de Pol-Pot, en bref, il faut arrêter de se confondre en lamentations pour les génocides et les meurtres de masse innombrables d’un récent passé qui ne servent jamais de leçon d’éthique parce que la politique comme praxis est toujours un rapport unique (idion, apax) entre une analyse logique des situations du présent en vue d’une action tendue vers un avenir souhaité, fût-il l’enfer de l’« avenir radieux ».

 

Il faut aussi abandonner les manifestations d’un antifascisme de pacotille (le fait de naïfs aveuglés d’ignorance et manipulés qui voient pas, au-delà du spectaculaire, où se tient le véritable ennemi) ; il faut renoncer à l’agitation médiatique insensée qui se déploie autour des clowns qui se présentent comme la succession des candidats de « gauche » aux élections présidentielles (ceux de droite aussi autant des clowns). Il faut en terminer avec les pseudo-combats féministes, « tsiganistes » et ceux de l’écologisme d’opérette qui plaisent tant au Capital si j’en crois les sommes consistantes que déverse Bruxelles et autres fondations de l’empire pour de prétendues recherches socio-ethnologiques ! Il faut en finir une fois pour toute avec les terrains de combat préparés le Capital comme autant d’échappatoires, de soupapes de sécurité pour faire sourdre un temps la mauvaise humeur des masses. Il faudrait enfin s’essayer à regarder dans le blanc des yeux l’histoire de notre présent depuis sa provenance et vers sa destinalité. J’en conviens, l’aventure n’est guère aisée, elle demande une énorme patience, la patience du concept et la patience d’une praxis innovatrice tout en sachant que ce que les gens de ma génération ont légué à nos jeunes amis et camarades n’est souvent guère brillant. Mea culpa, mea maxima culpa… ceux de ma génération et moi-même donc, n’avons pas été la hauteur du défi qui nous avait lancé l’histoire.

 


Notes :

[1]           Voir Ökonomisch-philosophischen Manuskripte aus dem Jahre 1844, première édition, 1932, Edition der Frühschriften von Marx, Berlin.

[2]           Dès que les rappeurs deviennent véritablement radicaux, dès qu’ils dénoncent les conditions réelles de vie des banlieues sans sentimentalisme à trois sous ou sans rage feinte… ils sont tout simplement censurés dans les médias, et parfois poursuivis par la justice. Mais le rap-simulacre a tous les honneurs des politiciens : voir à ce sujet le soutien apporté par le rappeur Doc Gynéco au candidat Sarkozy…

[3]           On retrouve le même jeu pervers dans les manipulations néocoloniales de l’empire occidental. D’un côté on favorise des mouvements traditionnalistes contre les forces modernistes des peuples colonisés qui souhaitent échapper au joug colonial, et, de l’autre, lorsque ces forces traditionnelles deviennent autonomes et souhaitent à leur tour échapper à leurs anciens patrons, on les combat avec férocité au nom de la laïcité moderne. Le cas le plus exemplaire demeure celui des Talibans afghans soutenus par les États-Unis contre le régime prosoviétique de Kaboul aidé de l’Armée rouge, mais une fois ces derniers disparus avec le retrait soviétique, la lutte sans merci menée par les États-Unis et leurs alliés contre ces mêmes Talibans dès lors qu’ils voulaient gérer et leur politique étrangère et les revenus des pipe-lines pétroliers pour leur propre compte.

[4]           Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passé du col Mao au Rotary, Albin Michel, Paris, 1986.

[5]           Martin Heidegger, in Parménide (Winter 42-43), vol. LIV, Gesamtausgabe.

[6]           Martin Heidegger, Was Heißt Denken? (Winter 1951-1952), vol. VIII, Gesamtausgabe.

[7]           Même la révolution russe, celle d’Octobre et sa suite directe, la guerre civile, appartient à la catégorie des révolutions paysannes en dépit des discours post factum. Pour s’en convaincre il suffit de lire Isaac Babel, Cavalerie rouge, les livres que le grand historien français Pierre Pascal, témoin direct des événements d’Octobre, consacra à la Russie de 1917 à 1921, En communisme, mon journal de Russie, II tomes, 1916-1918, 1918-1921, L’Âge d’homme, Lausanne, 1977 ; et l’inégalable analyse de Berdaiev, Source et sens du communisme russe, Gallimard, Paris 1937.

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