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  • : Le blog de la-Pensée-libre
  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 11:09

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Nous n'avons pas l'habitude de publier des appels et des textes trop conjoncturels mais toute règle connait, par principe, ses entorses. Dans le cas présent, il est clair que le mouvement populaire qui se développe en Grèce dans le silence assourdissant de nos grands médias, et qui fait suite à des mouvements comparables dans d'autres pays de la Méditerrannée et de l'Europe atlantique, sans oublier la grave crise que traverse la Hongrie et les pays baltes, rend la publication de ce texte nécessaire. Parce qu'il résume une situation et un point de vue absents de la plupart des grands médias occidentaux et que le devoir de pluralisme nous amène à présenter ce point de vue en espérant pouvoir l'appuyer à l'avenir sur des études plus approfondies permettant de replacer le cas grec dans son contexte mondialisé. Ainsi d'ailleurs que dans celui de ladite « construction européenne » à laquelle les auteurs font d'ailleurs référence. Ce qui peut soulever des interrogations de certains d'entre nous qui penchent pour voir dans ce processus même non pas un remède mais une des causes des crises en cours. Question qui mérite elle-aussi d'être débattue de façon approfondie et sérieuse. D'autant plus que les événements de l'année en cours semblent montrer que l'unité de la Méditerrannée au niveau des peuples est peut-être en fin de compte plus enracinée que ladite « conscience européenne ». A examiner en tout cas.

La situation de la Grèce ayant été présentée de façon caricaturale, il faut, par soucis, pédagogique, donner l'occasion de présenter quelques principes fondamentaux et leur argumentaire. Ce que nous faisons ici 

La Rédaction


 

 

Aux citoyens indignes de Grèce et d'Europe *

-

Mai 2011

                                        

 

Le Comité Consultatif du Mouvement des Citoyens Indépendants: « L’ Etincelle » créé à l'initiative de Mikis Théodorakis *

 

« Nous saluons les dizaines de milliers, voire les centaines de milliers de nos concitoyens, jeunes pour la plupart, qui se sont rassemblés sur les places de toutes les grandes villes (NDLR. de Grèce1) pour manifester leur indignation à l’occasion de la commémoration du mémorandum (Accord cadre signé entre le gouvernement grec, l’UE, le FMI et la BCE, en mai 2010 et « rénové » depuis regulièrement), demandant le départ du gouvernement de la Honte et de tout le personnel politique qui a géré le bien public, détruisant, pillant et asservissant la Grèce. La place de tous ces individus n’est pas au Parlement, mais en prison.

 

Nous saluons les premières Assemblées générales qui se déroulent dans les centres de nos villes et la démocratie immédiate que s’efforce de découvrir le mouvement inédit de notre jeunesse. Nous saluons les travailleurs de la fonction publique qui ont entrepris manifestations, grèves et occupations pour défendre un Etat qui, plutôt que le démantèlement prévu par le FMI, a désespérément besoin d’une amélioration et d’une réforme radicales. Par leurs mobilisations, les travailleurs de l’Hellenic Postbank, de la Régie nationale d’électricité et de la Société publique de loterie et de paris sportifs défendent le patrimoine du peuple grec qu’entendent piller les banques étrangères, par le truchement de leur gouvernement fantoche à Athènes.

 

Le pacifisme exemplaire de ces manifestations a démontré que lorsque la police et les agents provocateurs ne reçoivent pas l’ordre d’intervenir, le sang ne coule pas. Nous appelons les policiers grecs à ne pas être les instruments des forces obscures qui tenteront certainement, à un moment donné, de réprimer dans le sang les jeunes et les travailleurs. Leur place, leur devoir et leur intérêt est d’être aux côtés du peuple grec, des protestations et des revendications pacifiques de celui-ci, aux côtés de la Grèce et non des forces obscures qui dictent leur politique au gouvernement actuel.

 

Un an après le vote du mémorandum, tout semble attester son échec. Après cette expérience, on ne peut plus s’autoriser la moindre illusion. La voie qu’a empruntée et continue de suivre le gouvernement, sous la tutelle des banques et des instances étrangères, de Goldman Sachs et de ses employés européens, mènent la Grèce à la catastrophe. Il est impératif que cela cesse immédiatement, il est impératif qu’ils partent immédiatement. Jour après jour, leurs pratiques révèlent leur dangerosité pour le pays. Il est étonnant que le procureur général ne soit pas encore intervenu contre le Ministre de l’Economie et des Finances, après les récentes déclarations tenues par ce dernier sur l’imminence de la faillite et l’absence de ressources budgétaires. Pourquoi n’est-il pas intervenu suite aux déclarations du président de la Fédération des patrons de l’industrie et de la Commissaire européenne grecque Mari Damanaki sur une sortie de l’euro ? Pourquoi n’est-il pas intervenu contre le terrorisme de masse avec lequel un gouvernement en faillite, sous le diktat de la Troïka [UE - FMI - BCE], tente une nouvelle de fois d’extorquer le peuple grec ? Par leur catastrophisme, leurs allusions tragiques et tout ce qu’ils inventent et déblatèrent pour effrayer les Grecs, ils ont réussi à humilier le pays dans le monde entier et à le mener réellement au bord de la faillite. Si un chef d’entreprise s’exprimait de la même façon que le fait le Premier ministre et ses ministres lorsque ils parlent de la Grèce, il se retrouverait immédiatement derrière les barreaux pour malversation grave.

 

Nous nous adressons aussi aux peuples européens. Notre combat n’est pas seulement celui de la Grèce, il aspire à une Europe libre, indépendante et démocratique. Ne croyez pas vos gouvernements lorsqu’ils prétendent que votre argent sert à aider la Grèce. Ne croyez-pas les mensonges grossiers et absurdes de journaux compromis qui veulent vous convaincre que le problème est dû soi-disant à la paresse des Grecs alors que, d’après les données de l’Institut statistique européen, ceux-ci travaillent plus que tous les autres Européens !

 

Les travailleurs ne sont pas responsables de la crise ; le capitalisme financier et les politiciens à sa botte sont ceux qui l’ont provoquée et qui l’exploitent. Leurs programmes de « sauvetage de la Grèce » aident seulement les banques étrangères, celles précisément qui, par l’intermédiaire des politiciens et des gouvernements à leur solde, ont imposé le modèle politique qui a mené à la crise actuelle.

 

Il n’y a pas d’autre solution qu’une restructuration radicale de la dette, en Grèce, mais aussi dans toute l’Europe. Il est impensable que les banques et les détenteurs de capitaux responsables de la crise actuelle ne déboursent pas un centime pour réparer les dommages qu’ils ont causés. Il ne faut pas que les banquiers constituent la seule profession sécurisée de la planète !

 

Il n’y pas d’autre solution que de remplacer l’actuel modèle économique européen, conçu pour générer des dettes, et revenir à une politique de stimulation de la demande et du développement, à un protectionnisme doté d’un contrôle drastique de la Finance. Si les Etats ne s’imposent pas sur les marchés, ces derniers les engloutiront, en même temps que la démocratie et tous les acquis de la civilisation européenne. La démocratie est née à Athènes quand Solon a annulé les dettes des pauvres envers les riches. Il ne faut pas autoriser aujourd’hui les banques à détruire la démocratie européenne, à extorquer les sommes gigantesques qu’elles ont-elles-mêmes générées sous forme de dettes. Comment peut-on proposer un ancien collaborateur de la Goldman Sachs pour diriger la Banque centrale européenne ? De quelle sorte de gouvernements, de quelle sorte de politiciens disposons-nous en Europe ?

 

Nous ne vous demandons pas de soutenir notre combat par solidarité, ni parce que notre territoire a été le berceau de Platon et Aristote, Périclès et Protagoras, des concepts de démocratie, de liberté et d’Europe. Nous ne vous demandons pas un traitement de faveur parce que nous avons subi, en tant que pays, l’une des pires catastrophes européennes dans les annees 1940 et que nous avons lutté de facon exemplaire pour que le fascisme ne s’installe pas sur le continent.

 

Nous vous demandons de le faire dans votre propre intérêt. Si vous autorisez aujourd’hui le sacrifice des sociétés grecque, irlandaise, portugaise et espagnole sur l’autel de la dette et des banques, ce sera bientôt votre tour. Vous ne prospérerez pas au milieu des ruines des sociétés européennes. Nous avons tardé de notre côté, mais nous nous sommes réveillés. Bâtissons ensemble une Europe nouvelle ; une Europe démocratique, prospère, pacifique, digne de son histoire, de ses luttes et de son esprit. Résistez au totalitarisme des marchés qui menace de démanteler l’Europe en la transformant en Tiers-Monde, qui monte les peuples européens les uns contre les autres, qui détruit notre continent en suscitant le retour du fascisme. »

 

Le Comité Consultatif du Mouvement des Citoyens Indépendants.« L’ Etincelle »

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Notes :

1NDLR. A quoi il faut ajouter, pour remettre la chose dans son contexte plus « mondial », les mobilisations populaires en Tunisie et en Egypte d'un côté et en Islande de l'autre. Toutes ces manifestations ayant été d'une façon ou d'une autre provoquées, en partie, par l'appauvrissement systématique des peuples en question en raison du pillage de leurs ressources, du piège de l'endettement mondial usuraire, de la soumission des élites locales compradore aux élites financières mondiales supranationales, de la corruption des cadres politiques et médiatiques, de la délégitimation organisée des principes et valeurs sociales collectives et du déclassement des classes moyennes, en particulier de ses couches les plus jeunes.

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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 11:07

 

A l'heure où la répétition compulsive du mot laïcité se conjugue avec l'omniprésence du culte de la convoitise et le retour du religieux pour tous ceux qui se sentent perdus, et ils sont nombreux, force est de constater que nous vivons dans une crise profonde qui bloque toute réflexion approfondie, intelligente et critique sur les phénomènes qui nous entourent et nous englobent. Chaque prétendant à une parcelle de pouvoir croit pouvoir piocher des mots dont on a perdu le sens original pour y trouver des arguments permettant de justifier le provisoire permanent et l'état de chose existant. Pourtant, après des millénaires d'imprégnation religieuse, des siècles de relativisation du fait religieux, et des décennies de quête d'un nouveau sens, l'être humain continue à éprouver des besoins qui se sont révélés durables et qui nous permettent de tenter de faire un bilan et des grandes aventures humaines à but célestes et des engagements sociaux à échéances terrestres. 

 

Le débat entre croyance et raison réapparait ainsi aujourd'hui sous un angle nouveau, souvent pollué par des considérations conjoncturelles et des intérêts immédiats non avoués. Il faut donc clarifier, ce qui nécessite une relecture de tous les textes fondateurs et leur réexamen à la lumière des expériences des derniers siècles dont il faut faire un bilan. En particulier autour de la Grande idée qui a tenu en haleine le siècle écoulé et qui continue de faire rêver beaucoup d'êtres humains : le socialisme. Socialisme dans lequel ils veulent toujours « croire », ce qui peut sans doute commencer en réapprenant à le regarder avec oeil neuf, en reposant autrement la question du rapport entre la raison et la conviction, le subjectif et l'objectif, la question de la croyance donc.

 La Rédaction

Le socialisme : idéalisme ou matérialisme ?

-

Au carrefour entre Croyance et Raison1


Avril 2011
 

Bruno Drweski

 

On vient de publier la thèse de Jean Jaurès2.Voilà un ouvrage oublié qui ressort à point nommé. Au moment où la déchristianisation, la « laïcisation », le désenchantement aussi, des sociétés occidentales et occidentalisées (la planète entière)3semble être arrivé à son aboutissement, la religion n’occupant plus dans les faits qu’une place souvent marginale, même aurait-on tendance à dire dans la vie privée de ceux qui se désignent « encore » comme des croyants, et qui agitent le plus souvent de simples slogans ou participent à la hâte à quelques cérémonies, entre courses, « emploi », consommation, mendicité, « vacances », « galères diverses », « évasions », soins ou lifting, « méditations transcendantales new wave » de toute sorte... Mais ce livre arrive aussi à un moment où l’on constate le phénomène généralisé et en apparence contradictoire, le « retour du religieux » sous plusieurs formes, sous nos cieux principalement celle de l’islam résistant et se développant parfois en Europe comme dans les pays musulmans voisins, ou dans les pays sous-développés d'Amérique latine à tendances révolutionnaires sous la forme d’une nouvelle vague plus concrète, plus incarnée, de christianisme, celle de la théologie de la libération. Mais aussi encore sous la forme sectaire de congrégations néo-évangéliques, chrétiennes sionistes, sionistes tout court ou aussi bouddhistes de toutes obédiences, petit et grand véhicule, lamaïstes et New Age de toutes catégories ; et bientôt, sait-on jamais, des adeptes du culte du poireau et du potiron ou du nombril, puisque tout est devenu possible dans la « post-modernité » !

 

Et voilà qu’on édite la thèse oubliée de Jaurès, l’un des fondateurs du socialisme, assassiné en 1914 pour être resté fidèle, rappelons le, aux principes de l’internationalisme radical et à l’opposition résolue à la marche de l’humanité vers ce qui allait être la Première Guerre mondiale, une première, la guerre du capitalisme et du nationalisme généralisée à toute la planète. Or, que dit dans son ouvrage Jean Jaurès, en s’appuyant sur une étude minutieuse des fondements du socialisme ? « Les socialistes s’affirment et se croient matérialistes (…) mais dans les replis profonds du socialisme survit le souffle allemand de l’idéalisme. » Selon lui donc, le socialisme, venu d’Allemagne, est au moins autant le fruit de la pensée déconstructrice de « l’extrême gauche matérialiste hégélienne » que celui de la longue tradition religieuse qui remonte, dans le monde chrétien, au moins à Luther, en particulier à la condamnation par Luther du prêt usurier.

 

Question fondamentale en effet, car elle pose celle du fondement même de ce que sera tout le processus d’accumulation capitaliste, inimaginable sans un système financier usuraire, sans crédit bancaire, sans spéculation, sans bourses des « valeurs », y compris plus tardivement des valeurs humaines ou religieuses mises elles aussi aujourd’hui à l’encan par le système. Toute la modernité en acte donc, contre laquelle s’opposeront et les partisans de plus en plus affaiblis de « l’ordre ancien », de la religiosité dite « traditionnelle », et les partisans d’une révolution qui aurait dépassé cette étape capitaliste, jugée par eux inéluctable mais également inacceptable et provisoire. Bref, Jaurès nous permet aujourd’hui de voir sous un jour tout à fait nouveau ce qui pourrait désormais nous apparaître plutôt sous la forme d’une émulation vers la vérité et son universalité que sous la représentation d’un conflit, celui opposant matérialisme à idéalisme. Mais tout conflit n’est-il pas d’ailleurs une émulation dialectique ? « L’unité des contraires » comme l’a affirmé Karl Marx.

 

Dans cette perspective, Marx aura peut-être été en fait non pas tant l’apôtre de l’athéisme intransigeant qu’on nous a décrit, mais bien plus l’iconoclaste qui aura à la fois dévoilé le « fétichisme de la marchandise », vaux d’or des temps capitalistes, et tenté d’éradiquer (en tant que protestant de formation) par une sorte de table rase les fioritures, ajouts, cultes des images et autres idolâtries néo-païennes qui s’étaient accumulées par couches successives sur les sédiments laissés par la lignée biblique, par la lignée des peuples du Livre : iconoclasme radical, iconoclasme redouté, iconoclasme purificateur. C’était déjà contenu, si l’on suit Jaurès, sans doute dans la lignée abrahamique, en tout cas plus particulièrement en Allemagne, dans celle de la Réforme protestante, où « protestante » est celle de la protestation au nom de la vérité suprême, but du savoir, but de l’humanité en son unité originaire. En lisant Jaurès, on peut donc tenter de déceler chez les socialistes, et en particulier donc aussi chez Marx, ce petit-fils de rabbin et fils d’un converti au christianisme luthérien, l’influence, le « souffle » pour reprendre le mot de Jaurès, d’une spiritualité (?) qui se serait perdue dans « les eaux glacées du calcul égoïste »4, bourgeois, pour reprendre ici les termes de Marx. Souffle prophétique donc, qui se serait conservé dans les soubassements de la pensée des socialistes, des communistes donc aussi, des « com-unistes », de ceux qui « convergent vers l’unicité », pour reprendre la signification première de ce terme.

 

 

Croyance à l’heure de la modernité

 

Si nous ajoutons à cette idée que nous pensons pouvoir tirer de celle de Jaurès, les réflexions « post-modernes » qui ont été menées depuis une trentaine d’années, c’est-à-dire depuis la crise du capitalisme certes, mais plus largement depuis la crise de la pensée marxiste aussi, et bien plus encore depuis la proclamation urbi et orbide la crise, voire de la fin de la modernité, nous découvrons que de nouvelles pistes s’ouvrent à nous. En effet, à la vieille religiosité chrétienne a succédé bien souvent, sous couvert de « laïcité », non pas la fin des croyances, mais l’émergence de croyances démultipliées, émiettées et dispersées, d’autant plus fortes et peu perceptibles qu’elles se sont souvent appuyées sur le ...mythe de la scientificité, de la neutralité, de la laïcité, et même de l’athéisme. Non pas sur la science, mais sur le mythe qui s’est forgé autour d’elle et au-dessus d’elle, qui s’est nourri d’elle, et qui l’a peut-être épuisée. Donc mythe non pas de la science mais du scientisme, non pas de la laïcité mais du laïcisme5, non pas aussi du temporel à côté du spirituel mais du temporel contre le spirituel, non pas du séculier dans l’éternel et l’infini, mais du séculier contre l’éternel. Nouvelle(s) religion(s) en fait qui adore(nt) et exige(nt) qu’on adore de multiples divinités au nom du Progrès et de la Raison certes, mais dans les faits non pas tant de ce qui serait scientifiquement observable et analysable, mais de ce qui est à nouveau décrété comme tel à croire, sans réflexion et analyse critique : le Marché (au singulier ou au pluriel) auquel le peuple doit « sacrifier » pour s’attirer sa « confiance », comme dans une « vulgaire » cérémonie sacrificielle tribale. Marché donc devenu la divinité suprême, capricieuse et imprévisible des temps modernes, et bien plus encore des temps post-modernes, quand toute démarche vers la rationalité s’est perdue. Divinité exigeante, jalouse, omniprésente ayant ses grands temples (les bourses), ses petits temples (les banques), ses grands prêtres (les économistes soit disant « mathématiques »), ses petits pharaons (les « politiques »), ses scribes (les « grands » médias et les intellectuels stipendiés), ses rites (les « courses du week-end » dans les super-hypermarchés), ses cours (celui des valeurs boursières certes, mais aussi ses cercles fermés, cercles de fréquentation, d’intrigues et d’initiations financières), ses « idoles » (showbizmédiatisé). Avec la modernité capitaliste nous sommes peut-être passés non pas de la religion vers la laïcité, mais du monothéisme à nouveau vers le... polythéisme. Un polythéisme certes « modernisé », aseptisé, et de plus en plus désenchanté, mais une croyance irrationnelle et polythéiste quand même.

 

Et à côté donc du culte de la divinité suprême ayant pour nom « Marché », ont émergé quantité d’autres divinités subalternes utilisables et jetables comme dans tout paganisme : fétichisme de la marchandise et culte de la convoitise (pour reprendre l’expression que le philosophe marxiste György Lukács préférait à celle de consommation); culte de l’argent devenu quasiment virtuel et donc auquel on ne peut que « croire », sinon il s’effondre comme le montre en particulier le dollar US, monnaie spéculative adossée sur plus rien, produite d'un coup de « clic » sur ordinateur, et facteur de crise sans limite. Cultes, au choix, de l’apparence, du simulacre, du corps, de la jeunesse, des gadgets, de la supranationalité, de l’Europe, des régions, des nouvelles tribus, du « village-global », des « nouvelles » religions et des sectes self-service, des modes, des fringues, de « minorités » émiettées, d’une science sans conscience, de l’art pour l’art, du sport pour nouvelles tribus skinheads, de la technique, de la techno, des techno-parades, des gay pride ou des concerts satanistes, etc., etc., etc. ; en bref, religion de l’individu-roi, de l’egoréduit à l’égoïsme, du subjectivisme sans subjectivité transcendante, de la dispersion et de l’éphémère, souvent alliée à une vague « conscience cosmique », voire « transgalactique » pour les plus « pseudonéomystiques » New Age, sans exigence autre que celle de « légitimer le tout », c’est-à-dire le triomphe de nos penchants individuels immédiats et changeant, mis sur la place publique… Rituels decoming-out exigés pour le plus grand profit des maîtres de cérémonies de ce « village global », des pharaons des temps (post-)modernes et de leur cour, réduite à ceux qui ont accès aux paradis off-shore, le saint des saints virtuel de nos temps troubles et indigents (dürftigerzeit), accessibles aux seuls initiés, auteurs de délits... d’initiés.

 

Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la science, la rationalité ? Avec une analyse qui se voudrait objective ? De la science, on n’a semble-t-il gardé qu’une certaine froideur et une certaine distance, tout au plus. Et même cette laïcité-là, la laïcité de la bourgeoisie, qui était censée faire sortir l’humanité (l'Europe occidentale en fait) de la période des guerres de religions, peut être perçue comme une prolongation sous une autre forme des guerres de religions, entre religions « traditionnelles » désormais et nouvelle religiosité laïciste.

 

Ne pouvait-on pas d’ailleurs dire déjà à propos des guerres de la Révolution française, par exemple, qu’elles furent la prolongation, sous une autre apparence, des guerres de religions qui avaient divisé le Royaume de France et l’Europe occidentale, pas seulement depuis l’émergence de la Réforme protestante d’ailleurs, mais depuis les l'élimination des cathares, l’éradication des Templiers, l’expulsion et les massacres des juifs et des musulmans auparavant, puis celle des Levellerset des hussites ? Vu sous cet angle, nous ne serions donc jamais vraiment sortis du religieux ? Conflit révolutionnaire qui, dans le cas de la France, eut au moins l’avantage de pacifier effectivement à terme le pays de ses vieux démons guerriers, en circonscrivant la place de l’Eglise, structure de pouvoir spirituel qui avait confisqué le temporel (voir le vieux conflit entre l’Empereur et le Pape). Révolution française qui ne fit pas disparaître pour autant la propension des Français, et dans une moindre mesure des autres Européens, pour des querelles portant sur la religion et la question de la visibilité de la religion. Les récentes affaires du foulard islamique puis du niqabreprenant en quelque sorte le vieux registre d’une législation devant imposer une seule et unique vérité révélée, à laquelle sont venus s’ajouter des miasmes de post-colonialisme. Et qui va à l'encontre de la loi de 1905 sur la laïcité prévue, doit-on le rappeler, pour promouvoir la liberté de conscience et non pas pour encadrer les convictions et les croyances. Dans ce contexte, beaucoup de « laïcs » ne diffèrent pas vraiment dans leurs comportements de ceux des catholiques à leur « grande époque », au point où certains auteurs ont même avancé le terme de « catholaïcisme ».6

 

 

Regards post-modernes sur la croyance

 

Pour arriver néanmoins au stade historique d’une laïcité devenue un culte combiné avec le néopolythéisme du marché capitaliste, nous sommes passés par ce que les déconstructeurs de la modernité ont nommé « la théologie politique de la modernité »7, c’est-à-dire, les nouvelles formes de cultes « politisés », « laïcisés », qui ont ponctué l’expansion du monde moderne, occidental, capitaliste, mais aussi avec ses contre-tentatives socialistes, à l’Est, dans le « second monde », ou « non capitalistes », dans le « tiers monde » : État, Nation, Parti, Plan, Guide suprême, héros nationaux, avec leurs différentes bases de classe contradictoires, et pour lesquels on a demandé aux masses des sacrifices énormes... idoles « dépassées » désormais selon la vulgate en cours, et que l’on saccage aujourd’hui, ou dont on enferme le reste des éléments de culte dans des musées auparavant stérilisés, figés sur des monuments de plus en plus ignorés, ou en conservant quelques noms de rues ou d’autres lieux, noms éveillant de moins en moins d’échos pour les jeunes générations à qui l’on n’a plus transmis l’héritage de ces époques. Sans aucun respect donc pour ceux qui ont cru et lutté, et en laissant en même temps au bord du chemin la masse à qui l’on avait pourtant promis des « lendemains qui chantent » pour prix de leurs sacrifices. Qui est responsable de ces promesses non tenues ? Qui en est redevable ? Qui a une dette ?

 

Ce fut imaginé à l’Ouest, transféré à l’Est puis au Sud, et dont le reflux repasse à l’Ouest. Pas étonnant donc que dans ce contexte ce soit du Sud que viennent les rappels, puisque « nous avons perdu le Nord ». Rappels qui irritent tant les puissants de ce monde du no future en déconstruction permanente que l’on nous propose comme horizon indépassable.

 

Or, décrivant l’insurrection hindouisto-islamique antibritannique, et donc antichrétienne, des Cipayes, présentés dans la presse des pays coloniaux d’alors comme de véritables « terroristes » avant l’heure, Karl Marx observant ces violences physiques qui réagissaient en fait à la violence de la situation coloniale imposée, répliquait, avec un souffle que nous n’hésitons pas à qualifier de prophétique : « Il existe dans l’histoire humaine quelque chose qui ressemble à la rétribution; et c’est une règle de la rétribution historique que ses instruments soient forgés non par les offensés mais par les offenseurs eux-mêmes ».8« Rétribution », le terme se dit en arabe : « dîn », en langue sémitique donc, et désigne exactement ce que dans les langues européennes nous désignons sous le nom de « religion ». « Loi de l’histoire » donc, énoncée à propos de ce juste retour du balancier, et que Marx annonçait dans un langage compréhensible pour les hommes de la modernité, mais qui se référait, on le sent bien, à une loi « immuable », indéracinable, donc éternelle et sans limite (et donc religieuse ?). Qu’il ait lui même été alors conscient ou pas du fait qu’il ouvrait une brèche dans le système matérialiste le plus réducteur n’a, pour nous, aucune importance.9C’est le résultat qui compte.


 

Religiosité marxiste10?

 

« ...La racine de la contradiction, qui transparaît de tout côté dans le matérialisme de Marx, réside dans le manque absolu de toute critique concernant le concept d'une praxis appliquée à la réalité sensible, ou à la matière, termes qui pour lui s'équivalent. (…) En effet, la matière est par elle-même inerte, donc toujours égale à soi. D'où provient alors sa puissance opérative, qui la maintient en perpétuel devenir ? On dira qu'une force lui est immanente; mais cette force, qui transforme progressivement la matière selon un développement dialectique et téléologique, est une force rationnelle : elle est raison, elle est esprit. De sorte qu'outre la matière, et tout aussi originaire qu'elle, se présente toujours l'esprit; et, au lieu de conclure à un monisme matérialiste, on débouche sur un dualisme plus ou moins platonicien. (…) Karl Marx, cet idéaliste né, qui avait entretenu une si grande familiarité, dans sa période de formation spirituelle, avec les philosophies de Fichte, d'abord, puis de Hegel, n'oublia pas, en se rapprochant du matérialisme de Feuerbach, tout ce qu'il avait appris et qui était pour ainsi dire conaturel à sa pensée.11 »

 

Mais déceler la pensée de Marx en matière de religion n’est pas aussi complexe qu’il y paraît si nous acceptons de nous défaire d’une vision antimarxiste d’un côté, ou d’une approche marxiste réductrice de l’autre. Marx a bien sûr déconstruit le phénomène religieux dans ses conséquences sociales de l’époque et dans ses origines, et il s’est visiblement fixé pour tache de limiter son étude sur ce sujet à celle du contexte dans lequel une religion fonctionne au niveau social, matériel. Jamais en revanche, il ne s’aventura, bien entendu, dans le champs des questions spirituelles, en bon matérialiste qu’il était, échaudé par le poids de l’héritage d’une religiosité oppressante qui avait entravé la libre affirmation des populations chrétiennes depuis des siècles. Cause sans doute la plus profonde, et la plus compréhensible, de son matérialisme. Pour autant, Marx n’a pratiquement jamais pratiqué le réductionnisme antireligieux coutumier à son époque de scientisme et de positivisme. Il a toujours raillé le matérialisme bourgeois rampant sur terre, et incapable de percevoir le sublime de la vie. Concrètement, il a donc analysé les religions dans leur pratique. Si l'on relit la très répandue phrase de Marx sur « la religion - opium du peuple », on doit faire deux remarques. A son époque, l'opium n'était pas connu comme une drogue mais comme le seul remède pouvant empêcher la douleur. Et sa phrase est presque toujours citée de façon tronquée, ce qui empêche de percevoir que Marx se limitait, là encore, à n'analyser que le rôle social de la religion à son époque et en Europe, sans évoquer la question de la spiritualité, et qu'il percevait en revanche l'importance de ces questions dans un monde «...d'où l'esprit est exclu » : « La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit des conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. »12. Ainsi lui, le juif d’origine, il prônait bien sûr l’émancipation des juifs historiquement opprimés dans une société encore très chrétienne, mais il prônait aussi l’émancipation des juifs de leur propre religion, telle qu’elle fonctionnait alors concrètement : « L’émancipation sociale du juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme.13» Car, pour lui, le judaïsme concret, c’était l’abaissement de la religion : « L’idée que, sous l’empire de la propriété privée et de l’argent, on se fait de la nature, est le mépris réel, l’abaissement effectif de la religion, qui existe bien dans la religion juive... ». « Abaissement » qui, quoiqu’en diront les partisans du sionisme qui iront même l’accuser d’antisémitisme14 – accusation absurde et anachronique au regard de tous ses écrits –, témoigne du fait que Marx constate d’abord une réalité au départ au moins respectable, sinon sublime... puisqu’elle a connu un « abaissement » – abaissement dont le christianisme l’a tiré, et là, on reconnaît le « luthérien » qu’il fut aussi:

 

           « Ce n’est qu’en apparence que le christianisme a vaincu le judaïsme réel. Il était trop élevé, trop spiritualiste, pour éliminer la brutalité du besoin pratique autrement qu’en la sublimant, dans une brume éthérée.

           Le christianisme est la pensée sublime du judaïsme, le judaïsme est la mise en pratique vulgaire du christianisme; mais cette mise en pratique ne pouvait devenir générale qu’après que le christianisme, en tant que religion parfaite, eut achevé, du moins en théorie, de rendre l’homme étranger à lui-même et à la nature ».

 

On constate ici donc que Marx éprouve en fait un grand respect pour le christianisme, qui fut pour lui une étape nécessaire et sublime de l'histoire humaine, mais on peut aussi affirmer qu'il éprouve implicitement aussi du respect pour la tradition israélite, puisque c'est elle qui a donné ce « sublime » chrétien, avant de dégénérer, de « s'abaisser », dans le judaïsme usuraire de son époque. Marx dénonce en plus dans le judaïsme ce qu'il estime contradictoire avec le véritable monothéisme : « Le monothéisme du Juif est donc, en réalité, le polythéisme des besoins multiples, un polythéisme qui fait même des lieux d’aisance un objet de la loi divine. Le besoin pratique, l’égoïsme est le principe de la société bourgeoise et se manifeste comme tel sous sa forme pure, dès que la société bourgeoise a complètement donné naissance à l’état politique. Le dieu du besoin pratique et de l’égoïsme, c’est l’argent. ». Critique qui démontre pour le moins son admiration pour le souffle de l'unicité monothéiste qui avait été proclamé, rappelons le, par les prophètes d'Israël, ce qu'il n'ignorait pas.

 

On ne peut donc faire de Marx un athée primaire, mais plutôt un penseur européen qui, échaudé par les déceptions successives de l'histoire religieuse juive puis chrétienne, a, en conséquence, voulu se limiter à analyser que ce qui est observable par le raisonnement. En matière de religion donc, ce que celle-ci est ou a été concrètement, à un moment donné, dans un contexte donné. En laissant néanmoins apparaître çà et là son admiration pour un sublime inabordable à son époque de machinisme envahissant, lorsque cette question ne pouvait pas se poser. Rappelons que Marx a constaté que les sociétés ne posent que les questions qu'elles sont en état de résoudre et se refusent à poser des questions les dépassant à une étape historique donnée. L'analyse concrète de l'histoire humaine concrète l'avait amené à faire de cette observation une règle historique à appliquer, mais sans refuser pour autant de voir le sublime qu'il y a dans l'être humain et dans la vie. Nous retrouvons donc ici aussi peut-être le fil de la pensée qui allait amener Jaurès à constater les fondements « idéalistes », et religieux, de la pensée et de la pratique socialiste de l'origine.


 

Marx : de l'universel proclamé vers l'universel réalisé ?

 

Aujourd'hui, dans la foulée du judaïsme et du christianisme, à l'heure de la déconstruction de l'occidentalité, certains poseront aussi la question : qu'en est-il de Marx et de l'islam, ou des religions encore plus lointaines géographiquement et mentalement par rapport aux siennes ? Même si Marx, Européen de naissance qu'il était au départ, allait parvenir petit à petit à prendre du recul par rapport à son ethnocentrisme de départ, phénomène naturel comme il en est pour tous les êtres humains, on a encore moins de textes chez lui touchant aux religiosités anciennes ou lointaines. Même s'il est parvenu à comprendre que lorsque, par exemple, les hindous se révoltèrent contre les colons britanniques, c'étaient eux qui se trouvaient du côté de la justice et de la vérité. Sur l'islam, il a là aussi, pris du temps à toucher ce phénomène dans son ampleur historique, mais ses études sur la lutte de l'émir Abd el Kader en Algérie allaient peu à peu l'amener d'une position au départ quasi-colonialiste au nom du progrès, vers celle d'un respect grandissant pour l'homme, le combattant, le croyant. Et au soir de sa vie, le destin le mena en Algérie où, sans prendre bien entendu position sur l'islam en tant que religion puisque sa démarche ignorait le mystique, il n'en témoigna pas moins d'un grand respect pour les comportements musulmans, ce dont il fit part dans une lettre adressée à sa fille :

 

« …Nous bûmes du café, en plein air naturellement, dans un café maure… Le spectacle était impressionnant : certains de ces Maures étaient habillés avec recherche et même richement, d’autres portaient ce que j’oserais appeler des blouses, qui étaient autrefois de laine blanche, à présent en lambeaux et en loques – mais aux yeux d’un vrai Musulman, de telles contingences, la chance ou la malchance, ne sauraient établir une différence entre fils de Mahomet. Cela n’influe pas sur l’égalité absolue qu’ils manifestent dans leurs relations sociales. Ce n’est que lorsqu’ils sont démoralisés que les Musulmans prennent conscience de ces différences ; en ce qui concerne la haine envers les chrétiens et l’espoir de remporter finalement la victoire sur ces infidèles, leurs hommes politiques considèrent à juste titre ce sentiment et la pratique de l’égalité absolue (non du confort ou de la position sociale, mais de la personnalité) comme quelque chose qui les incite à maintenir vivante la haine envers les chrétiens et à ne pas renoncer à l’espoir de remporter la victoire sur ces infidèles. (Et pourtant ils sont foutus sans un mouvement révolutionnaire) »15.

 

Texte qui acquiert toute sa saveur quand on prend conscience du fait qu’il fait l’effort d’utiliser le terme de « Musulman », alors qu’à l’époque, les Européens lui préféraient celui réducteur de « Mahométan », et qu’on y voit donc clairement de quel côté vibrait son cœur.


 

La croyance serait-elle programmée dans l’homme ?

 

Bref, si la « religion » (au sens d’un « lien » entre les hommes et d’un lien entre les hommes et l’Éternel) semble s’être définitivement noyée dans ce « laïcisme » plus mécaniste que matérialiste (au sens philosophique du terme), la croyance, quant à elle, s’est révélée indéracinable, même si elle a été pervertie sous l’apparence d’une froide scientificité d’apparence et d’un glacial calcul consumériste. La crise en fait, celle dans laquelle nous vivons tous aujourd’hui, c’est ce « désenchantement » qu’on nous impose avec le fardeau sans limite qui pèse sur les plus pauvres, cette perte de sens auquel tout être humain aspire de par sa naissance même comme homme. Long et douloureux processus qui le mène de l’utérus vers le grand air, de l’obscurité vers la lumière, de la « caverne à la clarté ».

 

Finalement, que ce soit au moyen de l’observation psychanalytique de l’inconscient, de l’analyse matérialiste ou de l’appel spiritualiste, nous constatons que nous sommes « programmés » pour croire envers et contre « tout » ce qui nous entoure hic et nunc ? « Programmé », c’est certes reprendre un terme à la mode de notre époque, mais qui peut-être, nous ramène à notre destinée commune. En tout cas, au croisement du Jaurès d’il y a plus d’un siècle et des analystes de la postmodernité, nous retrouvons à la fois et Marx et les grands questionnements spirituels qui ont ponctué la marche de l’humanité. Le « conflit » entre matérialisme et idéalisme, à notre étape du développement pour parler en terme progressiste, donc moderne, ne serait-il pas tout simplement aujourd’hui « dépassé » ? Puisque, mutatis mutandis avec la technique et la science, à nouveau le « verbe s’est fait homme », un homme croyant pouvoir rivaliser avec « les dieux », concrètement, durablement, matériellement, définitivement. Ce fut ici la victoire incontestable du matérialisme. Mais cette victoire a aussi démontré, au soir du processus historique commencé par les « Grandes découvertes », les révolutions bourgeoises et la mondialisation, que l’être humain continuait envers et contre tout à croire, et à vouloir croire, pour se dépasser, pour s’élever, pour créer ce qui dépassera l’horizon limité de sa propre vie. Ce que nous avons pu observer avec tous les grands mouvements de foi des temps modernes : luttes révolutionnaires, luttes nationales, luttes sociales, sacrifices individuels au nom du collectif, etc.

 

De foi, oui ...Puisque les succès et les échecs de la modernité, dans ses diverses moutures, nous ont amené, désenchantés et attristés, à souhaiter encore et encore le retour du souffle de l’espoir, ce que le malaise même qui nous entoure et nous englobe de partout à l'heure qu'il est prouve, comme semble le démontrer que le succès total et incontestable de la société de consommation, au moins pour ceux qui peuvent consommer sans limites (et tant que cela leur est possible !), produit plus de « pathologies sociales » que jamais, y compris et particulièrement parmi les « gagnants » de l'ordre-désordre actuel. Ce qui en démontre donc les limites par rapport aux réelles aspirations humaines. Bref, si l’on veut bien lire à plusieurs niveaux les grands penseurs du matérialisme, comme Feuerbach ou Marx, nous pouvons aussi arriver à la conclusion qu’ils ont, avant tout, déblayé le terrain des immondices qui souillaient la foi dans la création (...et dans le créateur ?). Foi pure rendue impossible par l’hypocrisie des clergés et les circonvolutions incompréhensibles de leurs dogmes à géométrie variable autant que par l’immanence du culte de la convoitise insatiable :

 

             « ...Ceux qui pensent aujourd'hui que Marx est dépassé feraient bien de revoir leur littérature. Quand il a dit une chose qui est vraie : c'est une question de classe ! C'est une question de classe ! Et c'est une question de pouvoir ! C'est-à-dire qu'il y en a certains qui ont du pouvoir et qui tiennent la parole, et il y en a qui tiennent le pouvoir de l'argent et qui tiennent le médiatique. Et aujourd'hui la majorité des gens qui sont dans les banlieues, ce sont des gens sans pouvoir et sans porte-voix. Et quand il y en a un, deux, trois qui apparaissent, s'ils ne sont pas dans l'air du temps, il faut les diaboliser pour qu'on n'entende pas ce qu'ils disent ...Il faut prendre de tous ces intellectuels qui nous ont appris à déconstruire les instruments de pouvoir… » 16. Déblaiement pour faire place nette et permettre de regarder, d'espérer, de croire, d'oser lutter et d'oser vaincre ? ...Pour annoncer la venue des temps de paix et de justice universelle ? La venue, ou le retour, du Messie ? De Jésus ? Du Mahdi ? Du communisme ? Pour ouvrir la voie d’un avenir radieux ? A tout le moins pour proclamer qu’un tel avenir est souhaitable et... sait-on jamais, crédible.

___________________________________________
Notes:

1Texte relu par Claude Karnoouh, et enrichi de ses observations. Une première version a été écrite dans le cadre de la préparation de la collection d'articles des « Mélanges offerts à » Claude Karnoouh par ses amis et collègues à l'occasion de son anniversaire sous l'égide de la revue critique et de la maison d’édition roumaine, Idea. Artă & societate, Cluj.

2Jean Jaurès, Les origines du socialisme allemand (thèse soutenue en latin et traduite par Adrien Veber, 1892), Toulouse, Ombres blanches – Rue des gestes, 2010, 159 p.

3Par Occident, nous n'entendons pas un bloc culturel, géographique et « civilisationnel » compact qui se serait constitué à partir de l'empire romain d'Occident et des sociétés qui lui succédèrent par longues périodes de ruptures successives en Europe occidentale puis qui aurait conquis le reste du monde. Nous pensons plutôt qu'il existe une culture sociale, politique, économique, assez différenciée d'un point de vue national, qui s'est formée en Europe occidentale puis dans les colonies de peuplement d'Amérique, à partir de certaines élites, en particulier la bourgeoisie, et qui a imposé avec plus ou moins de succès au départ son mode de vie et de pensée, d'abord sur les autres groupes sociaux cohabitant avec elles dans le même espace géograhique, puis sur le reste du monde. En ce sens, par exemple, un paysan ouest-européen du XVIIIe siècle n'était pas plus « occidental » qu'un paysan chinois du siècle écoulé, qu'un bédouin d'Arabie ou qu'un cultivateur papou d'il y a encore quelques décennies. A l'inverse, de nos jours, le monde entier est en quelque sorte « occidental », car il a été unifié de gré ou de force dans le cadre de références identiques et d'une même structure socio-économique. Tandis que, à l'inverse, tout « l'Occident » a aussi subi, en retour, l'influence des cultures des anciens peuples colonisés qui l'ont pénétré.

4Karl Marx, Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste, Février 1848, réédité juin 1998, Archipel 93, p. 7. : « La bourgeoisie (…) a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque ...dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange et, à la place des nombreuses libertés si chèrement acquises, elle a substitué l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, aride. ».

5Lors du congrès du Parti communiste français d'Arles en 1937, Maurice Thorez, Secrétaire général de ce parti, déclarait déjà : « Nous avons soutenu et nous soutiendrons l'école laïque et son personnel enseignant au-dessus de toute éloge. Mais nous ne remplacerons pas le mot « Dieu » par le mot « laïcité ». Défenseurs de l'école laïque ; nous sommes partisans de la liberté de l'enseignement. Nous sommes des laïques et non des 'laïcistes' ». Car il constatait, à l'époque déjà, que beaucoup de socialistes camouflaient leurs renoncements aux principes fondateurs de leur mouvement, radicalisme social et anti-colonialisme (chose particulièrement perceptible lors de l'insurrection marocaine d'Abd el Krim, puis après la victoire du Front populaire), derrière une phraséologie « ultra-laïque » qui pouvait sembler de gauche, mais qui permettait à leurs dirigeants de faire d'une pierre deux coups : faire oublier à leur base les renoncements auxquels ils procédaient sur les questions de classe, et rejeter hors de « leur » mouvement ouvrier, les travailleurs immigrés italiens ou polonais « trop catholiques », ou juifs d'Europe de l'Est « trop sémites », et qui auraient pu prétendre à avoir des fonctions dans leur parti ou dans leurs syndicats. La laïcité a donc souvent été dans l'histoire du mouvement ouvrier français le baromètre autour duquel se jouait la question de classe, de l'égoïsme racial et de l'opportunisme de classe. Chose que l'on redécouvre depuis la crise des années 1970, et qui vise désormais les « nouvelles classes populaires », « issues de l'immigration », et souvent rejetées, instrumentalisées ou marginalisées elles-aussi pour soupçon « d'intégrisme religieux ». C'est d'ailleurs à cette époque aussi que, par dessus les socialistes, le PCF lança « sa main tendue aux croyants », « à ceux qui croient au ciel et à ceux qui n'y croient pas ».

6Voir par exemple, à propos de ce néologisme qui rencontre un succès rapide dans les chat et commentaires sur internet :

< http://www.estherbenbassa.net/ComptesRendusDesCulturesEtDesDieux.php > ;

< http://republicoin.blogspot.com/2007/06/6-jours-pour-une-eternite-au-6e-jour.html > consultés le 24 janvier 2011

7Voir entre autre, Michaël Löwy (dir.), Bernd Witte, Mario Ponzi, éds., Theologie und Politik. Walter Benjamin und ein Paradigma der Moderne, Berlin, Erich Schmidt Verlag, 2005, 280 p.; Référence électronique : Michael Löwy, « Bernd Witte, Mario Ponzi, éds., Theologie und Politik. Walter Benjamin und ein Paradigma der Moderne », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 134 | 2006, document 134-94, mis en ligne le 12 septembre 2006, consulté le 24 janvier 2011. URL : http://assr.revues.org/3654

8Karl Marx, « Sur la révolte antibritannique des Cipayes aux Indes », New York Daily Tribune, 16 septembre 1857.

9Notons que dans sa thèse de doctorat, Marx soutenait que « ...aussi longtemps qu’une goutte de sang battra dans le cœur de la philosophie, ce cœur totalement libre qui englobe le monde, elle s’écriera avec Epicure à l’adresse de ses adversaires : 'Impie n’est pas celui qui fait place nette des dieux du vulgaire, mais celui qui prête aux dieux les idées du vulgaire' ». Comment dès lors affirmer, sans nuance, que Marx fut un penseur « mécréant » ?

10Revoir en particulier à ce sujet l'ouvrage fondamental et salué par Lénine de Giovanni Gentile datant de 1899, La Filosofia di Marx (La Philosophe de Marx, traduit de l'italien par Gérard Granel et André Tosel, Précédé d'une étude d'André Tosel, Mauvezin, TER, 1995, 165p.).

11Idem, p. 163-164.

12 Karl Marx / 1818-1883 / avec Friedrich Engels, Critique de "La philosophie du droit" de Hegel, 1844.

13 Karl Marx, La Question juive, 10/18, 1968.

14Voir sur ce sujet : Lionel Richard, « Anachronismes et contresens - Karl Marx, juif antisémite ? », Le Monde diplomatique, septembre 2005 ; Francis Kaplan, Marx antisémite, Imago/Berg International, 1990; Pierre-André Taguieff, La judéophobie des Modernes: des Lumières au jihad mondial, Odile Jacob, 2008, 689 p.

15 Lettre d’Alger, 14 avril 1882, traduit de l’anglais. Phrase souvent reprise par le Front national de libération algérien à sa grande époque et oubliée depuis. Puisqu'elle prévoyait ce qui devait se passer pour assurer la victoire de la cause indépendantiste : les Arabes colonisés étaient "foutus" tant qu'ils ne sauraient pas construire une organisation révolutionnaire ...Et ce fut l'insurrection de 1954, organisée dans le cadre d'une organisation se revendiquant à la fois du souffle et de la culture islamique, et des méthodes d'organisation marxistes et léninistes apprises auprès des révolutionnaires européens et russes, mais surtout vietnamiens.

16 Tariq Ramadan, Conférence, 22 mai 2010, Université de Paris X – Nanterre : < http://www.tariqramadan.com/Colloque-sur-L-islam-la-France-et.html > vidéo : < http://conscience-musulmane.over-blog.com/article-tariq-ramadan-vers-un-nouveau-nous-58257612.html > consulté le 24 janvier 2011. Intervention sur le concept du « Nouveau nous » visant, entre autre, à « désislamiser les problèmes sociaux ».

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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 11:05


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Ce type de texte est inhabituel dans nos colonnes. Nous avons habitué nos lecteurs à de longs articles d'analyses et de réflexions. Ici, nous publions un texte qui participe plutôt du souffle prophétique. Et qui fait d'ailleurs référence à la fois aux fondements de la religion monothéiste et aux croyances des peuples indigènes des Amériques sur la Terre-mère. Mais, à l'heure où de nouveau, l'humanité se trouve confrontée à une guerre d'intervention des puissants dans un pays faible, rappeler quelques notions qui ont été évacuées des grands débats bien contrôlés est essentiel. Qui en effet a seulement entendu parler de la résolution G-192 adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies ? ...Sous l'influence de l'auteur de ce texte. ...Cela alors que tout le monde constate les conséquences de la résolution 1973 du seul petit Conseil de Sécurité de l'ONU, qui semble avoir oublié à l'occasion ne serait-ce que de relire les principes fondateurs de la Charte des Nations Unies, avec en particulier celui, sacré, de la non ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat souverain, tant que celui-ci n'a pas agressé un autre Etat. Et nous ne sommes manifestement pas dans le cas d'une agression extérieure de la part de la Libye. On nous a fait l'honneur de nous adresser du Nicaragua ce texte du père Miguel d'Escoto, religieux et militant révolutionnaire nicaraguayen, pour que nous le diffusions, traduit en français par nos soins. A l'heure où le destin de monde vacille, il nous a semblé que ce texte était indispensable pour le besoin d'un débat devenu indispensable, mais qui peine à commencer faute d'acteurs médiatiques ou politiques en position d'influencer les choix rédactionnels des « grands médias », les choix politiques des « grands partis » et des « grandes puissances ». Dans le marécage où s'est déversé le courant dominant, jeter un pavé dans la mare constitue semble-t-il le seul moyen permettant de faire remonter à la surface la boue pour la rendre visible à ceux qui croient que l'eau qu'on leur fait boire est encore pure.               

                                                                            La Rédaction

 

 


 

USA : la pire des crises menaçant notre survie


 

Miguel d'Escoto Brockmann*, Managua, 28 février 2011

 


Il existe dans le monde une guerre d'ampleur majeure qui a été déclarée et qui connait un développement constant, celle qui s'attaque aux milliards de pauvres, d'affamés, de sans logis, de personnes privés de santé, d'emploi et d'éducation, mais il y a aussi une guerre contre les Arabes, contre les descendants d'Africains, d'Asiatiques et de Latino-américains qui sont les propriétaires de pétrole, de gaz ou de minéraux stratégiques.


Tout est axé en fonction du contrôle total et absolu de la Terre par les Etats-Unis. La voie est libre pour l'Empire. Il avance sans rencontrer de réelle résistance. Les Nations Unies ne sont pas seulement dans une situation de dysfonctionnement et de manque de consistance face à cette agression impérialiste, mais nous pouvons désormais affirmer qu'elles sont devenues un instrument de l'Empire. Les principaux coupables ne sont pas tant les agresseurs que les victimes couardes qui ne daignent pas s'organiser pour se défendre elles-mêmes à la hauteur du défi devant lequel elles se trouvent.


Sur notre petite planète, les ressources naturelles sont inévitablement limitées et une minorité avide et égoïste cherche, par le biais des guerres d'agression et d'occupation, à les amasser toutes pour leur profit et leur usage exclusif, d'une façon irresponsable qui endommage les plus vulnérables ainsi que notre Terre-Mère.


Ces guerres d'agression et d'occupation sont menées par les Etats-Unis, les pays européens et d'autres pays appartenant au soit disant Premier monde, contre le reste des habitants de la Terre, à qui l'on a donné le statut d'êtres inférieurs n'ayant pas droit à la paix et à une vie décente. Les Etats qui sont riches en principes éthiques et/ou en ressources naturelles et qui n'acceptent pas les exigences de l'empire, tels que l'Iran, la Libye, le Venezuela, Cuba, la Bolivie, la Syrie, le Nicaragua et beaucoup d'autres, se trouvent toujours dans le viseur génocidaire de Washington.


Si nous constatons que ce Premier monde, malgré le fait qu'il se dit croyant, est raciste, répand la haine contre les musulmans et invente sans arrêt des prétextes pour les envahir, en le accusant fréquemment des crimes qu'ils n'ont pas commis, nous ne pouvons nier dès lors que ce monde en théorie chrétien est le premier responsable de cette mauvaise et honteuse scène où les doubles standards et où l'hypocrisie sont devenues la règle pour juger les autres, en regardant en permanence la paille dans l'oeil du voisin sans regarder la poutre qui est dans le sien 1. En tant que Nicaraguayen et en tant que disciple de Jésus, en tant que prêtre, en tant qu'amoureux de la paix et de la justice et de notre Révolution sandiniste, tous ces outrages me font honte. Je suis déçu par les réactions trop tièdes que je constate dans les églises chrétiennes. Je considère que c'est un vrai scandale, un contre-témoignage, une trahison consternante de Jésus, l'humble, le frère, le crucifié.


Le premier des commandements divins est celui-ci : « Aime Dieu au-dessus de toute chose et aime nos frères et soeurs comme tu le fais pour toi-même ». Mais aujourd'hui, c'est un commandement très différent et diabolique qui est le plus souvent prêché : « Obéis aveuglément aux ordres de Washington. »


En tant que membre du Comité consultatif du Conseil des Droits de l'homme à Genève, je suis extrêmement irrité par les comportements haineux et les recommandations visant la Libye qui sont inhabituelles dans le grand show qui vient de conclure le dernier Conseil, avec la participation de personnalités aussi répulsives et hypocrites que Hillary Clinton, et alors que tant de choses sur ce sujet méritaient encore d'être clarifiées. Tout cela contraste fortement avec les réflexions rationnelles sur le même sujet faites par le Commandant Fidel Castro, avec les paroles prononcées au Conseil par le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov, demandant à ce que le peuple libyen soit autorisé à s'attaquer seul, sans interférence étrangère, aux racines profondes des troubles sociaux. Ce mêmes concepts ont été mis de l'avant par le Commandant Daniel Ortega dans le cadre du Congrès du Front sandiniste de libération nationale2 de samedi dernier ainsi que par de nombreux autres chefs politiques honnêtes qui ne sont pas intéressés par le pétrole libyen ou qui ne cherchent pas à obtenir les bonnes grâces de Washington, en dénonçant ceux dont Washington cherche à voler leurs ressources.


En regard de ce que le régime sioniste réalise quotidiennement contre la Palestine ou de ce que les Etats-Unis font contre l'Irak ou l'Afghanistan, il n'y a strictement rien à clarifier, tout est clair, c'est tout simplement et clairement un génocide. Alors pourquoi le Conseil des Droits de l'homme, et ceux qui veulent être hypocritement considérés comme des avocats des Droits de l'homme, n'ont pas émis de déclarations similaires ou fait adopter des recommandations semblables contre les Etats-Unis ou contre Israël ? Les doubles standards et l'hypocrisie sont devenus maintenant la norme aux Nations Unies, dont Washington prend de plus en plus le contrôle tous les jours. Il est probable que Kadhafi ne soit pas un saint, mais le Président des Etats-Unis l'est encore moins, car il mériterait d'être amené devant un tribunal pour crimes contre l'humanité. Si nous refusons de reconnaître cela, nous n'avons dès lors plus aucune autorité morale pour juger d'autres personnes. La justice est égale pour tous ou elle n'est pas la justice – la justice sélective, cela n'existe pas.


Mais si nous examinons le problème dans un contexte plus large, nous devons reconnaître qu'il y a tant de crises convergentes de nature anthropogénique qui empestent l'humanité aujourd'hui et la plus grande partie de la vie sur terre. Le fait que nous nous référions à la nature anthropogénique des crises en cours ne signifie pas que nous pensons que tous les êtres humains en sont responsables à égalité. Les pays riches et fortement développés en sont les principaux responsables et, dans ce groupe, ce sont les Etats-Unis qui sont de loin les plus responsables. Il suffit simplement de rappeler que le Texas, avec ses 25 millions d'habitants, émet plus de gaz à effets de serre que toute l'Afrique sub-saharienne avec ses centaines de millions d'habitants.


Nous pourrions ajouter une longue liste de crises aux 16 crises que nous allons lister à présent : crise climatique; crise du réchauffement planétaire; crise énergétique; crise financière, économique, monétaire et commerciale; crise alimentaire; crise de la pauvreté extrême; crise de la famine; crise de l'intolérance contre les peuples indigènes et Afro-descendants; crise de la surpopulation de la terre; crise des guerres génocidaires qui créent des dommages irréparables à l'environnement; crise de l'eau; crise de l'air pur; crise de la disparition rapide des espèces et de la vraie menace d'exctinction d'espèces humaines; crise de l'abattage des arbres; crise des rapports inter-genres et crises de l'intolérance culturelle et religieuse.


Mais, alors que nous continuons à ajouter d'autres crises à cette liste de seize crises, nous ne sommes pas le plus souvent en état d'inclure la principale crise de toutes. Cette omission est peut-être due au fait qu'on lui a donné un statut intouchable et, en conséquence, que nous n'avons jamais pensé à la dénoncer publiquement et officiellement, ou à prendre des mesures sérieuses et efficaces en terme d'organisation des nations affectées, ou que nous avons évité d'interpeler les chefs d'Etats et de gouvernements à travers le monde entier pour répondre à ce défi, explicitement et exclusivement. Cette crise, la plus sérieuse de toutes, la seule consistante à court terme, le plus grand défi à la continuité des espèces humaines et de la majorité de la vie sur terre, ce sont, de toute évidence, les Etats-Unis d'Amérique.


Oui, effectivement, les Etats-Unis, en dépit de toute leur rhétorique hypocrite, de tous leurs sourires, mensonges et diffamations cyniques, constituent le plus grand problème au niveau global et le plus grand défi pour la vie, la démocratie, la justice et la paix universelle.


Les Etats-Unis avec leur politique étrangère et leurs ambitions d'une Full Spectrum Dominance, du contrôle total et absolu sur le monde entier, sont devenus non seulement l'ennemi principal de l'humanité telle qu'elle a toujours existé, mais aussi celui de la Terre-mère. Leur philosophie politique et économique est devenue une sorte de religion obligatoire pour toutes les autres nations, et les Etats-Unis n'hésiteront pas, et n'ont jamais hésité, et n'hésiteront jamais, à exterminer les « infidèles », qui refusent de se mettre à genoux devant eux, de se soumettre à eux et de brûler de l'encens devant le vaux d'or3 qu'ils représentent. Ce qui veut dire que nous tous qui ne souhaitent pas accepter leur cupidité, leur terreur, déguisées en soutien à la « civilisation » occidentale, au capitalisme et à l'impérialisme, sommes tous en danger d'être transformés, en l'espace d'une nuit, en ennemis, et placés sur la cible de ses agressions génocidaires.


Ls Etats-Unis ont déjà maintenant la capacité de détruire plusieurs fois toute vie sur terre, et c'est probablement ce qui ca arriver à la fin, si le monde continue à croiser ses bras face à la pire des crises qui menace notre existence aujourd'hui. Il ne suffit pas de faire des proclamations anti-impérialistes isolées, qui ne seraient pas formellement et officiellement accompagnées par la vaste majorité des Etats membres du G-1924 en s'appuyant sur des résolutions contraignantes, qui soient réellement contraignantes, et donnant la possibilité de s'appuyer sur des mesures efficacement coercitives permettant d'obtenir leur application. Des Nations Unies réinventées, ayant de telles possibilités, voilà ce que nous proposons comme seul moyen nécessaire visant à réaliser notre défense efficace. Sans cela, nous ne pourrons nous défendre, si nous avons encore le temps de le faire.


La crise que les Etats-Unis posent au monde est, précisément, le genre de crise qui devrait être dirigé vers les Nations Unies, au plus haut niveau. Mais comme cette organisation, hormis le fait qu'elle a été castrée et reste marquée par des dysfonctionnements, a aussi été convertie en un instrument de l'Empire, il est devenu nécessaire que tous ses Etats membres se dégagent de cette situation, en tant qu'Etat membre représentant le Nous, peuples des Nations Unies, au nom desquels les Nations Unies ont été fondées. Les Etats-Unis ne représentent que les intérêts de leur Complexe militairo-industriel, comme l'a fort bien déclaré le Président Dwight Eisenhower, qui devait bien savoir de quoi il parlait.


Comme cela a été mentionné dans d'autres situations honteuses, la chose terrible que nous affrontons, c'est l'audace criminelle de l'Empire. Mais ce qui est bien pire, c'est la passivité et la couardise du reste du monde, c'est-à-dire de ceux qui se sont transformés en mouton jouant en faveur de l'empire, qui ont capitulé et qui ont choisi d'obtenir et de défendre le sceau de l'approbation de la Bête.


Au Nicaragua par exemple, pour tous les Amchams, les Montealegres et toute leur bande servile locale5, cela veut dire obéir aux ordres des gringos6la Carsona (la Grande maison), où le représentant du terrorisme mondial se pavane comme un grand ponte face à leurs hommes de mains nicaraguayens, la plupart d'entre eux formant le noyau de l'opposition à la Révolution sandiniste et à celle de Daniel Ortega. pour pouvoir conserver éternellement leurs visas et être des invités d'honneur à


Et c'est précisément au moment où j'écris cela que je viens de recevoir un courriel envoyé par Ramsey Clark et contenant un article du New York Times signé d'Eric Lipton. Cet article décrit les actions antipatriotiques commises par une certain Roger Arteaga, qui était supposément le Président de la Chambre de commerce américaine de commerce du Nicaragua, et ses activités comme agent de l'ambassade US et du Département d'Etat visant le gouvernement constitutionnel du Nicaragua. Chose qui, si la chose avait été commise aux Etats-Unis contre le gouvernement gringo, aurait entraîné pour lui une condamnation à la prison pour la durée de plusieurs vies.


Mais, évidemment, des choses de ce type se produisent partout dans le monde. Sans leurs laquais et leurs hommes de mains locaux, l'Empire ne fonctionnerait pas. Les traitres sont ceux qui ouvrent la voie à l'Empire. Sans oublier ceux que Sandino appelait les marionettes. Il y aura malheureusement toujours des hommes abominables sur terre. La question importante est que nous ne permettions pas d'être stoppés, c'est de continuer toujours dans le combat inébranlable pour cet autre monde possible dont nous rêvons et pour l'horizon qui est devant nous.


Ceux qui ont compris à quel point l'Empire est un désastre et représente un danger beaucoup plus fort, doivent être clairs dans leur action de défense effective de la vie sur terre, comprenant les espèces humaines elles-mêmes, ce qui exige inévitablement l'existence d'un forum mondial, indépendant et démocratique engagé dans la protection réelle et effective des droits de la Terre-mère et de l'humanité. C'est pourquoi nous insistons, répétons et disons encore une fois que les Nations Unies telles qu'elles existent actuellement sont devenues inutiles, dysfonctionnelles et un instrument de l'Empire. C'est pour cela qu'elles ne bénéficient plus de la confiance et de la crédibilité.


Cela est si sérieux que nous pouvons affirmer sans aucun doute, que si l'ONU ne change pas radicalement, si elle n'est pas réinventée, elle va bientôt disparaître de la même façon que cela fut le cas pour l'Organisation des Etats américains. Mais, et même si nous créons une nouvelle organisation réellement régionale, ce qui ne sera pas si difficile et nous l'aurons d'ailleurs bientôt, si nous laissons de son côté l'ONU mourir, sa refondation sera quasiment impossible. Nous devons la prendre en main, sic, à ceux-là même qui ont usurpé son nom, afin que ceux qui sont sincèrement intéressés par le futur de la terre, puissent injecter une nouvelle vie, une nouvelle pertinence et une nouvelle efficacité à notre organisation mondiale.


Des institutions de coordination et de coopération régionales, et de coordination et de coopération mondiales sont essentielles pour la défense effective de la vie sur terre. J'insiste énormément sur cela car je suis convaincu que les gouvernenements, y compris beaucoup de ceux parmi les plus progressistes, n'en sont pas suffisamment convaincus. Pour ceux qui désirent conquérir le contrôle total et absolu de la planète, la guerre est déjà déclarée et elle avance avec une fermeté et une vitesse inégalée auparavant. Ou bien dans cette situation, nous commençons à nous défendre nous mêmes ou bien nous serons écrasés beaucoup plus tôt que nous l'imaginons.


Voilà pourquoi nous insistons pour que les Nations Unies soient réinventées, aussi rapidement que possible, en tant qu'organisation de lutte, de défense effective pour la survie des espèces humaines et de la plus grande partie de la vie sur terre, menacée comme cela n'a jamais été le cas dans l'histoire. Penser que la dynamique criminelle dans laquelle nous nous trouvons va s'auto-détruire, est tout aussi illusoire que si nous pensons que le marché avait ses propres armes secrètes pour éviter le crash financier et économique de septembre 1998.


Nous devons être convaincus, une fois pour toute, que de telles armes secrètes n'existent pas pour stopper le processus d'auto-destruction dans lequel nous nous trouvons, que ce soit par ignorance, convoitise extrême, ou par mauvaise compréhension du développement s'appuyant sur la croyance dans l'existence infinie de ressources naturelles, ou pour toute autre raison.


Notre survie dépendra du degré de détermination que nous engageons pour la défense de la vie et de la vitesse avec laquelle nous remplissons notre devoir urgent visant à créer une Organisation mondiale indépendante de l'Empire, et capable de lutter efficacement contre les différentes crises convergentes qui nous assaillent, et par dessus tout, contre l'Origine principale, c'est-à-dire les Etats-Unis, qui sont possédés par le démon de la Full Spectrum Dominance, du contrôle total et absolu de la planète Terre.

 

*Miguel d’Escoto Brockmann ( né à Los Angeles le 5 février 1933) est un diplomate nicaraguayen et prêtre catholique. Il a été président de la 63e session de l’Assemblée générale de l’ONU de septembre 2008 à septembre 2009. Adhérent aux principes de la théologie de la libération, il a rejoint secrètement le Front sandiniste de libération nationale dans les
années 1970. Il est devenu, après la victoire de la Révolution, Ministre des affaires étrangères entre 1979 et 1990.
Il a obtenu le Prix Lénine pour la paix pour l'année 1985-1986 et le Prix Thomas Merton en 1987. Depuis 2007, il occupe le poste de Conseiller principal pour les affaires étrangères, avec rang de ministre, auprès du président nicaraguayen Daniel Ortega.
Ouvrant la séance de l'Assemblée générale de l'ONU, du 24 novembre 2008, il déclaré que « le comportement de la police israélienne dans les Territoires palestiniens occupés semble si proche de celui de l’apartheid » ce qui explique pourquoi il a appelé à soutenir la campagne de "Boycott, Désinvestissement et Sanctions" visant la politique mise en oeuvre à l'heure actuelle par l'Etat d'Israël contre les Palestiniens, les Libanais et les Syriens du Golan.

 

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1NDR. Rappel d'une citation de la Bible dénonçant ceux qui regardent les petits péchés commis par les autres, mais ne sont pas capables de voir les gros péchés qu'ils commettent.

2FSLN : Organisation politique et armée qui dans les années 1970 a permis la libération du Nicaragua de la dictature et de la tutelle étrangère et qui, après s'être heurtée à une campagne de terrorisme soutenue par Washington est parvenue à revenir au pouvoir par le biais des élections, permettant l'adhésion du Nicaragua à l'Alternative Bolivarienne des Amériques (ALBA).

3Allusion au passage de la Bible où, lors de la fuite d'Egypte, les Hébreux, renonçant à adorer le Dieu de Moïse, ont préféré construire une idole en or à adorer, avant de renoncer sous la colère de Moïse.

4Initiative adoptée sur la proposition de Miguel d'Escoto par l'Assemblée générale des Nations Unies visant à réunir l'ensemble des chefs d'Etat de la planète dans une démarche mondiale n'excluant aucun pays et aucun peuple et conçue comme un contrepoids au G-8 et G-20 laissant peu de voix à la majorité de l'humanité. Voir par exemple < http://www.alterinter.org/article3216.html >

5Noms de familles appartenant aux oligarchies nicaraguayennes locales et liées aux centres d'influence des Etats-Unis.

6Appellation péjorative utilisée en Amérique latine pour désigner les citoyens des USA manifestant un comportement méprisant à l'égard de leurs voisins du Sud.

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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 11:02

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A l'heure où, de nouveau, sous des prétextes humanitaires, les ex-puissances coloniales parlent d'interventions dans les affaires intérieures d'un pays, cette fois-ci de la Libye, force est de constater que la liste des Etats qui se trouvent sur la liste des interventions potentielles est beaucoup plus longue. Et qu'elle varie non pas en fonction de la situation réellement existante dans ces différents pays situés sur tous les continents, de Cuba à l'Afghanistan, et de la Biélorussie à Sri Lanka, mais de leur position stratégique et/ou des richesses qu'ils contiennent et qui permettraient aux puissants de s'enrichir et surtout, de contrôler l'approvisionnement des « Etats émergents » qui risquent à terme de contrebalancer leur influence. C'est dans ce contexte là qu'est apparue la question de Sri Lanka, question qui émerge sur la scène médiatique au gré des rapports de force internationaux. Question que nous avons déjà traitée alors que la guerre se terminait dans ce pays, mais qui resurgit depuis périodiquement, malgré la paix.

Il arrive que nous traitons de questions « à chaud », mais, dans l'ensemble, nous préférons amener nos lecteurs à réfléchir à chaque question d'importance stratégique avant qu'elle ne dégénère dans un climat d'affectivité et de fébrilité imposé par ladite « communauté internationale » et ses relais médiatiques. « Communauté » qui se résume souvent aux seules puissances occidentales et à leurs Etat-clients. Et c'est précisément de cela qu'il s'agit aussi à Sri Lanka, où les « bonnes âmes » sont sollicitées pour prendre position contre un Etat qui a réussi à préserver son intégrité territoriale dans le cadre d'un système de représentation populaire ouvert à toutes les composantes ethniques, idéologiques, religieuses de sa population.

Ne soyons donc pas étonnés si dans les pays du vaste Sud, la sympathie à l'égard de Sri Lanka est générale, et en particulier dans les milieux engagés dans la lutte pour le progrès social et la souveraineté nationale, alors qu'il n'en va pas toujours de même dans les pays occidentaux où les opinions, même progressistes, sont travaillées en permanence par des lobbiesqui prolifèrent sur la base de conceptions implicitement néocoloniales, partant du principe que les peuples du Sud ne sont pas vraiment « mûrs » pour la liberté, et que les divisions ethniques ou religieuses y sont là-bas, « naturelles », et « naturellement sauvages ». Vieux dogmes racistes et colonialistes qui impliquent la logique des ingérences « humanitaires », néocoloniales.

Il en va ainsi à Sri Lanka, pays dont l'importance stratégique au coeur de l'Océan indien saute aux yeux, et qui a réussi à retrouver la paix, tout en menant une politique de non alignement ayant permis le développement de coopérations avec tous les Etats, y compris donc avec ceux qui ont été inscrits sur la « liste noire » par les puissances où le néolibéralisme en crise domine encore. « Crime » impardonnable à leurs yeux, qui explique les torrents de larmes que les « grands » médias versent sur ce pays où pourtant le sang a cessé de couler, et qui se reconstruit après des décennies de guerre sauvage entretenue par ceux là même qui font diffuser ces récits larmoyants.

La Rédaction


  Entretien avec Jean-Pierre Page sur Sri Lanka

 

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Mars 2011

 

 

Q- Presque deux ans après la fin de la guerre, on continue à assister à l'orchestration d'une campagne au sujet de la fin de la guerre au Sri Lanka. On a parlé d’un bain de sang et il y a eu récemment le témoignage de l’Évêque de Mannar ?
 

Certaines ONG ont une manière péremptoire, à la façon des « grands » médias, de présenter des contre-vérités comme étant des évidences ! C'est une technique totalitaire bien connue, dont en abuse sans limites.1Comme disait à l’intention des médias James Shea, porte parole de l’OTAN aux temps de l’agression contre la Yougoslavie : « L’opinion, ça se travaille. »

 

Dans l’affaire Gordon Weiss, le New York Timesavait complaisamment relayé les mensonges de ce provocateur sur le thème « l’ONU parle de bain de sang », l’AFP elle, avait titré sur « l’ONU dénonce un bain de sang au Sri Lanka », puis avait poursuivi en affirmant « la condamnation par l’ONU du bain de sang, et de l’assassinat de civils, dont 100 enfants ». Il a pourtant été ensuite prouvé que Gordon Weiss mentait délibérément !

 

Pourtant deux ans après, des gouvernements, médias et ONG continuent à marteler ces pseudos arguments. C’est le cas en France avec la Maison du Tamil Eelam France qui relaie ces campagnes sur le thème : « Dix-huit mois après le massacre du peuple tamoul, il faut sortir du silence ». 2 Pour arriver à faire cette « démonstration », cette association s’appuie sur des chiffres manipulés, comme par exemple ceux faisant état de 146 679 disparus dans le Vanni. Comptabilité aussi sinistre que macabre et qui est tout simplement malhonnête ! Pourquoi ?


Parce qu’elle fait allusion à une déclaration de l'évêque de Mannar devant la « Lessons Learnt and Reconciliation Commission » (LLRC)3. Or, que dit cet ecclésiastique ?4En octobre 2008, sur la base d’un recensement, la population du Vanni était de 429 059 personnes. Le 10 juillet 2009, les Nations Unies, à travers son bureau des affaires humanitaires OCHA5ont estimé que 282 380 personnes avaient rejoint les zones contrôlées par le gouvernement aux derniers instants de la guerre. Rappelons à cette occasion qu'ils fuyaient une zone de 28 km2 où ils étaient tenus en otages comme boucliers humains par Prabhakaran, le chef du LTTE.

 

Il s'agissait donc de personnes retenues de force et non pas de toute la population du Vanni. La région du Vanni couvre les districts de Mannar, Mallaitivu et Vavunya, soit 7 650 km2, et non 28km2. D'octobre 2008 à février 2011, soit plus de deux ans après, on peut considérer que des personnes se sont déplacées dans les conditions de la guerre, qu'elles ont fuit les zones de combat et se sont réfugiés au Sud, en particulier à Colombo. Mais avant tout soyons clairs, nous ne disposons d'aucune information sur la population du Vanni à ce jour. C'est peut être regrettable mais c'est ainsi ! Par conséquent personne ne peut affirmer gratuitement et sans preuves que ces « disparus » dont on nous parle ne sont pas là !

 

Pourtant, pour justifier ce procès en sorcellerie, toutes les manipulations sont bonnes, ainsi celle qui consiste à soustraire des chiffres qui n'ont rien à voir entre eux. C'est ce qui est fait par certaines ONG, alors qu’OCHA préfère parler de populations ayant rejoint les zones contrôlées par le gouvernement et non pas de la population du Vanni en juillet 2009, donc encore moins en février 2011. Si nous voulons être sincère, il faut donc relire les déclarations exactes de l'évêque de Mannar.

 

Certains affirment aussi qu' « une partie de ces disparus ont péri sous les attaques indiscriminées de l'armée ».6Ils parlent même de crimes contre l’humanité !Une accusation purement gratuite, car qu'en sait-on?  Quelles sont les preuves qu'ils apportent ?  Sont-elles celles provenant de Human Rights Watch7, cette officine dont les liens avec les services d'intelligence américains sont connus, tout comme sa relation avec le National Endowment for Democracy! Veut-on parler de Reporters sans Frontièresdont les financements et les relations avec la mafia cubano-américaine de Miami sont connus et même revendiqués par Robert Ménard lui-même, qui était son Président jusqu’à récemment ? Ou veut-on encore parler du Tribunal des peuplesà Dublin où tous les témoins étaient à charge, et pour certains comme Karen Parker,connus pour être des activistes partenaires du LTTE depuis de nombreuses années.8Ou veut-on enfin parler d’Amnesty Internationaldont on vient d’apprendre qu’Irène Khan, son ancienne Secrétaire générale et son adjoint bien connus tous les deux pour leurs campagnes hostiles à l’égard du Sri Lanka se sont attribués des primes de 533 000£ et de 325 244£, soit plus de quatre fois leur salaire annuel ?9

 

Mais si l’on veut être sérieux, pourquoi alors ne pas débattre de la mise en place par le président Mahinda Rajapksa de la "Lessons Learnt and Reconciliation Commission" (LLRC) dont le travail déjà accompli et les recommandations sont tout à fait remarquables ! Pourquoi ne pas débattre également de la réhabilitation ces derniers jours de 5 902 combattants Tigres ?10Et des 1 889 femmes ex-cadres LTTE et de 231 enfants ex-enfants soldats qui l’ont été également ! Parmi ces derniers, on peut déjà préciser que sur 97 filles, 65 ont réussi leur baccalauréat !11

 

Pourquoi ne pas débattre également des motivations et des objectifs réels de la Haute Commissaire aux droits de l’homme à Genève, Navi Pillay, dont la dépendance a l’égard de l’agenda des pays riches semble beaucoup plus marqué que celui d’appliquer les recommandations du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Ce qui sur le Sri Lanka fut le fruit, on s’en souvient, de la mobilisation des pays non alignés et des gouvernements progressistes d’Amérique Latine, comme Cuba, le Brésil, le Venezuela, le Nicaragua, l'Equateur, la Bolivie pour ne parler que de ceux là...12

 

On ne dira non plus jamais assez que c'est un gouvernement de droite pro occidental qui libéralisa et privatisa les ressources du Sri Lanka qui contribua à créer le lit du séparatisme. Et qui noua ensuite une alliance avec les Tigres du LTTE pour éliminer la gauche, tant cingalaise que tamoule. Cette même gauche qui est aujourd'hui au pouvoir à Colombo et qui a mis fin au terrorisme et à la guerre ! C'est encore cette même gauche (trotskystes, communistes, sociaux-démocrates, et patriotes de diverses obédiences) qui entend contribuer à la réconciliation par la compréhension de ces douloureux événements. Aujourd’hui, on veut aller au fond des causes et des conséquences, mais pas sous la pression, et encore moins sous celle qui prend la forme d’ingérences étrangères !

 

Cette guerre de 30 ans ne fut JAMAIS un conflit ethnique, et encore moins une guerre civile ! « Cette guerre n’était pas une guerre contre les Tamouls, mais contre le LTTE »,13et la victoire obtenue, si elle fut militaire, fut avant tout politique ! Ce fut celle de toute la nation et de tout le peuple vivant au Sri Lanka !

 

Q : Mais peut-on revenir sur les déclarations de représentants de l’ONU comme Neil Buhne ou encore Gordon Weiss ?

 

Neil Buhne, représentant de l'ONU à Colombo, est connu pour avoir donné des chiffres fantaisistes sur le nombre des victimes, et cela pour les besoins des médias. Il a ensuite reconnu devant les ambassadeurs en poste à Colombo qu'il avait exagéré et n'avait aucun début de preuves. John Holmes,  Secrétaire général adjoint de l'ONU de son côté, a déclaré plus tard “ces chiffres n'ont pour nous aucun statut, honnêtement nous n'en savons rien...”14

 

J’ai déjà évoqué les contre-vérités de Gordon Weiss, ancien porte parole de l’ONU à Colombo, portant sur le nombre de victimes. Ses propos ont été catégoriquement contestés et rejetés par les Nations Unies dans une déclaration de février 2010. En aucun cas Gordon Weiss n’engageait l’ONU !15L’ONU a fait preuve de retenue dans l’appréciation du nombre de victimes et rappelait dans une déclaration sur ce sujet que « son soutien allait au gouvernement sri lankais dans ses efforts de reconstruction des communautés et la recherche de solutions pacifiques » !16

 

En fait, Gordon Weiss faisait allusion aux témoignages attribués à des docteurs tamouls du Vanni, tout particulièrement au Dr. Shanmugarajah, responsable à l’hôpital de Mullaitivu ! Dans son témoignage devant la Commission de réconciliation (LLRC), il devait préciser au sujet des chiffres très élevés de victimes dont il avait témoigné dans les dernières semaines de la guerre : « qu’il était contraint d’augmenter les chiffres. S’il y avait 75 blessés, nous devions dire 275, et même 575. Quand on lui a demandé qui exigeait de faire ainsi, il a répondu sans hésiter : le LTTE nous le demandait ! Il a ajouté que les chiffres réels sont connus du staffde l’hôpital de Mullaitivu et à disposition. » On a aussi interrogé le Dr Shanmugarajah sur l’assistance apportée par les autorités, et celui-ci a déclaré « que le gouvernement sri lankais a payé les salaires de toute l’équipe médicale. Les fournitures, les médicaments étaient fournis par le gouvernement, à aucun moment le LTTE n’a fourni aide ou soutien financier » !17 Je pourrai également évoquer les témoignages du Dr. Sathiyamoorthy et du Dr Keethaponcalam. Ils sont tous accablants pour le LTTE ! Voila donc ce qu’il en est en réalité des déclarations de Gordon Weiss.

 

Q : Le LTTE. Est-ce que c'est cela qui l'a conduit à éliminer physiquement ceux qui s’opposaient à cette vision, en particulier la gauche tamoule ? se considérait comme le seul et unique représentant des Tamouls

 

Pour les Tigres et leur chef, le psychopathe Prabhakaran, tous « ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », et s’agissant des Tamouls en désaccord avec les positions du LTTE, ceux-ci n’étaient rien moins à leurs yeux que des traitres qu’il fallait éliminer. Ce discours continue d'ailleurs à être tenu par les dirigeants de la Maison du Tamil Eelam France, en particulier son président Mr. Thiruchchothi. Comme il me l’a écrit récemment, il était normal selon lui d'éliminer les dirigeants de gauche, ceux du EPRLF en particulier, puisque toujours selon lui, ils étaient liés aux Indiens.18


Il faut un sacré culot pour affirmer cela après la conclusion des "Peace accords"19entre l'Inde et Sri Lanka en 1987, accords qui avaient conduit à une négociation secrète entre Prabhakaran, Anton Balasingham et Rajiv Gandhi, le 27 juillet 1987. Ce fut à cette réunion d’ailleurs que le sort de l’EPRLF fut scellé !


Avec cette curieuse façon d’écrire l’histoire, on tait le fait que les premiers camps d'entrainement militaires dont le LTTE a bénéficié furent installés en Inde par une décision d'Indira Gandhi. On pourrait aussi aborder la question des camps de Kulathur dans le district de Salem. Ou évoquer les camps installés au Tamil Nadu indien où 20 000 combattants avaient obtenu de la part du gouvernement central de l'Inde toute l'aide matérielle et financière nécessaire. Ce n'est d'ailleurs pas le seul endroit où les Tigres purent ainsi s'entrainer avec l'assistance de militaires Indiens. Ce fut également le cas en Uttar Pradesh, à Delhi, Bombay, Vishakhapatnam. Le camp le plus secret étant celui de Chakrata, au nord de Dehra Dun. On peut consulter d'ailleurs sur ce sujet les excellentes photos d’archives des principaux dirigeants du LTTE comme Prabhakaran, Pottu Amman, Karuna dans les camps d'entrainements indiens  de Sirumalai .20


Des amis tamouls qui ont bien connu les débats en 1983 avec les représentants du LTTE ayant eu justement lieu dans le Sud de l'Inde m'ont fait remarquer que le comportement du LTTE n'a pas varié. Le LTTE a toujours eu la prétention de dominer et d'imposer, y compris par la violence, sa vision séparatiste et chauvine aux groupes de la gauche tamoule. Et c'est encore le cas aujourd'hui ! Comme le souligne souvent Fidel Castro, les révolutionnaires doivent assumer une éthique qui les distingue des forces réactionnaires et rétrogrades. Voila pourquoi le LTTE a toujours été totalement étranger au combat anticolonialiste et émancipateur des peuples.

 

Q : Certes, mais le LTTE se présente souvent comme une organisation de gauche qui ferait même référence au socialisme ! Qu’en est-il ?

 

Je veux répondre à cette nouvelle falsification à laquelle le LTTE se livre et cette prétendue référence au socialisme. Encore une fois en évoquant l’histoire, celle de la déclaration de Vaddukoddai du 14 mai 1976 21à laquelle le LTTE et ses représentants en France font référence dans le but d'abuser leurs interlocuteurs sur le fait qu’ils seraient de gauche et en faveur d'un programme socialiste.

 

Pour les Tigres et dans sa traduction concrète, le socialisme n'est évidemment qu'un slogan à usage externe, un prétexte et une illusion. Mais dans ce cas particulier, le LTTE fait preuve en plus d'une tromperie sinistre à un point difficilement imaginable. Cette déclaration de Vaddukoddai n'a pas été faite par le LTTE, mais par le TULF, un parti politique modéré, représentatif de l’élite tamoule du Nord. Celui-ci s’était assigné comme but la création d’un État séparé. Depuis, le TULF participe toujours à la vie politique nationale du Sri Lanka. Sa critique du LTTE est constante, au point de considérer le LTTE comme responsable d'un véritable génocide vis à vis des Tamouls. Selon le témoignage d'Anandasangaree, l’actuel Secrétaire général du TULF, « plus de 50% des Tamouls déclarent qu'ils vivent en paix parmi les Cingalais et c'est le LTTE qui est impliqué dans un génocide et non pas les Cingalais ». Voilà pourquoi cette référence est scandaleuse. Puisque le monde entier devrait savoir la responsabilité du LTTE dans l'assassinat de nombreux dirigeants du TULF, dont les maires de Jaffna et surtout le meurtre d'Amirthaligam, Secrétaire général historique du TULF !22

 

Voici d'ailleurs une liste des crimes commis par le LTTE23contre des dirigeants du TULF. Parmi eux, je voudrai rappeler en particulier la mémoire d'un des plus remarquables intellectuels de sa génération, le constitutionaliste Neelan Thiruchelvam. Et voici d’autres noms de personnes assassinées par les Tigres :

 

- A. Amirthalingam, TULF, Secrétaire général et député,

- Dr. Neelan Thiruchelvam, TULF, Vice-Président et député,

. V. Yogeswaran, TULF, membre du bureau politique and député TULF de Jaffna,

- V Dharmalingam, député TULF de Manipay, et père du leader du PLOTE24, D. Siddharthan,

- Alakasunderam, Ex-membre du TULF, député de Kopay,

- Velmurugu Master, Organisateur du TULF et membre du « Comité citoyen » de Kalmunai,

- S. Sambandamoorthy, Président du TULF, membre du conseil du « District Development Council » de Batticaloa,

- A. Thangadurai, TULF, député de Trincomalee,

- Mme Sarojini Yogeswaran, TULF, maire de Jaffna,

- Pon Sivapala, TULF, maire de Jaffna,

- Sam Thambimuttu, TULF, député de Batticaloa,

- Mme Thambimuttu, épouse du député TULF de Batticaloa,

- Ponnuthurai Sivapalan, TULF, maire de Jaffna,

 

Par conséquent les Tigres tamouls parlent du socialisme, mais ils ont assassiné les principaux auteurs de la Résolution de Vaddukoddai qui fait explicitement référence au socialisme et à un État séparé tamoul. Et comme on peut également le savoir, le le LTTE ne s’est pas arrêté là dans cette sinistre besogne puisqu'ils ont également assassiné les dirigeants de la gauche, dont voici une liste très partielle :25

 

S. Wijayanadan, Secrétaire de district du Parti communiste de Ceylan,

K. Padmanabha,Secrétaire général, EPRLF,26

P. Kirubakaran, Membre du Conseil provincial du Nord-Est,

V. Yogasangari, EPRLF, député,

Razick, Suprême du EPRLF et chef de sa branche armée,

Kethishwaran Loganathan, EPRLF, porte-parole et député, Secrétaire général adjoint du Sri Lanka Peace Secratariat, SCOOP,

George, dirigeantdu EPRLF,

Veerahaththy Gunaratnam, PLOTE, membre du « Pachchilaipalli Pradheshiya Sabha » (PS) à Jaffna,

N. Manickathasan, Vice-Président du PLOTE,

R. R. Vasudeva, dirigeant du PLOTE,

Canagasabai Rajathurai, membre de l’EPDF27à Jaffna,

Anton Sivalingam, EPDP, membre du Conseil municipal de Jaffna,

Ms. Maheswary Velautham, Avocat et conseiller du Ministre tamoul des services sociaux et du bien-être social, Douglas Devananda, qui lui-même a échappé à une douzaine d’attentats,

Dr. Mme Rajini Thiranagama, Professeur à l’Université de Jaffna, fondateur de l'association « universitaires pour les droits de l'homme », et romancière renommée, auteur du livre « TheBroken Palmyrah »,

 

A cette liste macabre, il faudrait encore ajouter tous les membres du Comité central du EPRLF, sans oublier non plus tous les militants de gauche qui, sans occuper des responsabilités importantes, n'en étaient pas moins les défenseurs de la cause du socialisme. Comment peut-on dès lors parler de socialisme et dans le même temps assassiner ceux qui défendent cette idée ? Mao Zedong stigmatisait les hypocrites « qui brandissent le drapeau rouge pour mieux lutter contre le drapeau rouge ! »28

 

Enfin, il faut aussi rappeler que les mouvements de libération nationale, et les révolutionnaires ont toujours attaché beaucoup d’importance dans les zones qu’ils libèrent à mettre en place des structures sociales progressistes. Mais quand on découvre à ce sujet le bilan du LTTE, cette pieuvre aux multiples facettes comme le TRO29ou la Maison de Tamil Eelam, on est stupéfait. Faisons l'état des lieux des réalisations du LTTE dans les territoires qu'ils contrôlaient, et on trouvera leur propos consternant de cynisme et d'arrogance. Leur pseudo-capitale Kilinochi fut abandonnée à l'état de ville fantôme ! Comme les nazis, le LTTE a pratiqué la politique de la terre brûlée et ont tout détruit avant l'arrivée de l'armée sri lankaise. Cela a été d'autant plus facile il est vrai, puisqu’ils n’avaient pas construit d'écoles et de dispensaires, mais des salles de police, des tribunaux et des prisons avec salle de tortures ! Il y a chez eux une curieuse association de caractères ayant donné naissance à un monstre qu'aurait fabriqué ensemble Pol Pot et Meyer Lanski !

 

Q: Mais il y a eu l’ISGA (interim self governing authorithy) ?

 

Le LTTE est passé maître dans l'art de bluffer ses interlocuteurs. Ces propositions pour la négociation avec le gouvernement sri lankais de l’époque, c'est-à-dire le gouvernement de droite, reposaient sur une idée simple : rendre incontournable la reconnaissance du LTTE comme seul représentant des Tamouls de Sri Lanka. Dans ce marché de dupes dans lequel il avait l'ambition de faire tomber le gouvernement de Colombo, le LTTE avait trouvé le soutien des USA en la personne de Richard Armitage, à l'époque Sous-secrétaire d’Etat, du chef de la Mission de l’Union européenne au Sri Lanka, avec la coopération étroite du gouvernement norvégien. 30

 

Le cessez le feu qui avait précédé ces négociations permettait également de gagner du tempspour permettre au LTTE de réarmer afin de faire comme il avait toujours fait dans les négociations : les quitter de façon provocatrice afin de reprendre les attentats et les opérations sur le terrain. Cette technique lui a ainsi permis de disposer d'une véritable armée conventionnelle avec les armements les plus sophistiqués que permettait son revenu annuel estimé à 320 millions de dollars, fruits de ses rackets et trafics divers. Cette « Eelam entreprise » dont parle si bien une ancienne membre des Tigres, Nirmala Rajasingam, dont la sœur médecin et militante des droits de l'homme fût assassinéé à Jaffna par le LTTE.

 

Mais pour revenir au ISGA, l'idée même de négociation était un abus de langage puisque la position intransigeante du LTTE consistait à se tenir à la position suivante : « c'est à prendre ou à laisser ». Tout étant fixé unilatéralement, la négociation apparaissait donc vide de sens. Très vite il lui suffisait de déclarer « la guerre inévitable », et le tour était joué. En fait, l’ISGA consistait à donner pour une période de cinq ans tous les pouvoirs au LTTE, donc à lui permettre d’établir sa dictature ! 31 Jugez vous mêmes.

 

- Le ISGA devait avoir selon ses propositions une majorité absolue de personnes nommées par le LTTE.

- Le Président de l’ISGA devait être issu du LTTE. Ce serait donc Prabhakaran !

- L'administrateur de la province Nord-Est et ses adjoints devaient être aussi membres du LTTE. Le Président aurait en plus le pouvoir de mettre fin à tout mandat.

- Le LTTE aurait eu ainsi le pouvoir de nommer et de licencier à tous les postes de fonctionnaires dans « sa » province.

- Les élections qui devaient être organisées après cinq ans devaient elles-aussi être contrôlées par l'ISGA, autant dire par le LTTE.

- Les droits de l'homme, les droits des citoyens dans la province seraient suivis par une commission « indépendante » mise en place par l'ISGA, donc là encore par le LTTE, qui comme on le sait est censé être expert dans ce domaine particulier !

 

Voila donc à quelle "égalité" les Tamoulsdu Sri Lanka ont heureusement pu échapper !

En fait, il ne s'agissait pas de transférer plus de pouvoir aux Tamouls et à la province Nord-Est, mais de donner tout le pouvoir au LTTE sur ce territoire, prélude à la mise place d'un État séparé dominé par les Tigres du LTTE: « a Tiger state ». En quelque sorte, il s'agissait de créer un fait accompli. Voilà ce que le gouvernement de droite et son 1-er ministre, Ranil Wickremesinghe, avec le soutien de puissances étrangères devait accepter de discuter, sinon ce serait la guerre. Tout simplement la guerre !

 

Au fond avec l’ISGA, le LTTE pensait avoir le moyen d’obtenir une majorité absolue aux élections, ce qui n'avait jamais été le cas. Jamais en effet, celui-ci n’est arrivé à représenter la majorité des Tamouls, le mieux qu’il ai obtenu, au pic du contrôle Prabhakaran Prabhakaran totalitaire qu’il exerçait, ne fût jamais plus qu’en 2001 avec le TNA32, sa marionnette, avec 41,54% des voix pour la province du Nord-est, avec toutes les pressions, menaces et fraudes alors possibles !33On comprend mieux dès lors pourquoi lors des premières élections libres en 2010, les résultats des candidats soutenant Mahinda Rajapaksa ont tous progressé de façon significative, pendant que les candidats et alliés du LTTE s'effondraient. Il est intéressant de noter que le même phénomène se produisit en Inde dans l’état du Tamil Nadu, à la veille de la chute de Prabhakaran !

 

Cela étant dit, il est donc heureux qu’aujourd’hui d'autres forces politiques et sociales représentent les Tamouls, tout comme d'ailleurs les autres groupes ethniques du pays, Cingalais, Burghers, Musulmans et au fond tous les Sri lankais sans distinction d'origine, de religion, de culture, de langue, de conviction, afin qu’ils construisent leur unité, sans ingérence étrangère.

 

Q. On évoque souvent l’exemple du Kosovo et du Sud-Soudan pour crédibiliser le projet séparatiste des Tigres du LTTE et de ceux qui les représentent aujourd’hui. Qu’en est-il ?

 

Pendant longtemps, le modèle que certains voulaient appliquer au Sri Lanka c’était le Kosovo, aujourd’hui c’est le Sud-Soudan ! Mais si vous observez la situation internationale, vous constaterez que partout où l’impérialisme cherche à regagner des positions en déstabilisant les gouvernements en place, on invoque la solution « miracle » de l’Etat séparé. On accompagne souvent celle-ci du besoin d’ingérence humanitaire cher à Bernard Kouchner, au nom du fait qu’il faudrait sauver les populations des persécutions de leurs dirigeants ou de l’incapacité de ces derniers à administrer la fameuse « gouvernance » occidentale ! C’est le cas actuellement en Libye et ailleurs. Par ailleurs, la réforme des Nations Unies évoquée dans un article publié par La Pensée Librecontribue à cette vision34. Dans ce sens, on peut affirmer que les héritiers du LTTE sont de chauds partisans de l’ingérence étrangère.

 

Voilà justement pourquoi les USA, tout comme à l'époque de Richard Armitage, soutiennent de tels projets séparatistes. Parce qu’ils servent leurs intérêts géostratégiques de domination mondiale. Dans le cas du Sud-Soudan, de la Libye, comme du Sri Lanka, l'odeur du pétrole n'y est pas étrangère, tout comme d’ailleurs le contrôle des corridors maritimes dont on ne dira jamais assez qu’ils constituent un enjeu capital pour les puissances impérialistes.

 

C’est entre autre pourquoi on a vu se constituer dans les pays riches et autour des Tigres du LTTE un réseau de soutien au plus haut niveau, conduisant les séparatistes à solliciter une intervention étrangère au Sri Lanka, quitte à promettre de céder ensuite l'usage du port en eau profonde de Trincomalee à la 7ème flotte des Etats Unis.

 

S’agissant du Kosovo qui fut longtemps un modèle pour les Tigres, il est intéressant de noter la similitude entre les méthodes du LTTE et celles du groupe mafieux albanais issu de l’UCK, cette pseudo-armée de libération financée par les Occidentaux et entrainée entre autre par l'Allemagne, et à qui les puissances occidentales ont cédé unilatéralement le pouvoir. A ce sujet, on vient de découvrir avec intérêt que le 1er ministre du Kosovo et ancien chef de l'UCK, Hacim Taci est responsable d'un trafic d'organes d'êtres humains, en particulier de Serbes. Cette révélation du Comité du Conseil de l'Europe fait suite à un rapport accablant du parlementaire Suisse Dick Marti ! 35

 

Il en va de même avec le Sud-Soudan.A l’occasion de la séance inaugurale du « Transnational Government of Tamil Eelam  » (TGTE) tenue sous les drapeaux Tigres et étatsuniens à Philadelphie, on a donné la parole à Domach Wal Ruach, Secrétaire général du Sudan People’s Liberation Movement(SPLM) qui a exhorté à organiser la diaspora tamoule. Il a fait remarquer que le TGTE, héritier du LTTE, devrait suivre leur exemple en travaillant étroitement avec les USA, car sans « leur aide magnifique » rien concernant le Soudan n’aurait pu être obtenu. 36

 

Q : Comment se réorganisent les Tigres du LTTE ?

 

Aujourd’hui, personne n’ose plus se déclarer membre du LTTE, même Tamilnetle site officiel des Tigres ! Même Rudrakumaran, Premier Ministre du TGTE et pourtant important dirigeant du LTTE chargé de l’achat des armes, se garde bien de faire référence au LTTE. En fait, si l'on écoute la conception simplificatrice que les médias nous présentent : cette guerre qui a duré 30 ans mettait face à face l'armée de l'État Cingalais et les Tamouls ! C'est même à se demander si le LTTE et Prabhakaran ont existé ! C'est également le leitmotiv de ces ONG, de ces politiciens occidentaux, et prétendus experts qui de façon caricaturale évoquent la fin de la guerre sans d'ailleurs parler des causes de celle-ci ou de la situation présente !

 

Pour légitimer cela, on a même vu se constituer à l’occasion des récentes élections présidentielles et parlementaires au Sri Lanka des alliances étonnantes, mais au fond significatives. Ainsi, le TNA qui est comme chacun sait représente la couverture du LTTE a accepté une alliance électorale avec le parti de droite UNP37ceux-là mêmes qui au pouvoir pendant plus de 20 ans ont entraîné le pays dans la guerre, avec le JVP38un parti chauvin qui refuse l’État séparé, et qui se réclame de la gauche, et le tout pour soutenir en finale le Général Fonseka, le chef d’Etat-Major des armées, c'est-à-dire celui-là même qui a dirigé les opérations militaires jusqu'à l'effondrement du dernier carré des dirigeants du LTTE !

 

Cela étant dit, il y a une bataillepour le leadershipdu mouvement séparatiste, et donc certaines différences existent entre par exemple Rudrakumaran, le chef du « Transnational government of Tamil Eelam » qui rêve d'une solution sécessionniste à la soudanaise, et les positions de Nediyavan qui prône le retour à la terreur, qui est connu pour sa violence et qui est considéré comme un homme particulièrement dangereux. Il est installé en Norvège.

 

Il faudrait aussi évoquer le rôle de Pathmanathan, « KP », ancien responsable international et l'un des plus importants chefs du LTTE, qui a décidé de collaborer avec le gouvernement de Colombo par le biais de son organisation, le NERDO.39 Il n'est d’ailleurs pas le premier dans ce cas, puisque depuis plusieurs années, le colonel Karuna, un autre ancien dirigeant des Tigres qui a rompu avec le LTTE, est maintenant membre du gouvernement de Mahinda Rajapaksa.

 

Q : Et qu’en est-il donc du TGTE et de sa relation avec la maison du Tamil Eelam France ?

 

Il est important en effet de clarifier la relation entre le LTTE, la Maison du Tamil Eelam France, « Global Tamil Forum »(GTF), le « Transnational Government of Tamil Eelam » (TGTE) et ses protecteurs afin de démontrer que tous ces gens appartiennent bien au LTTE. A ce sujet, il faut signaler que le LTTE, malgré l’appui de ses nombreux relais européens financés par son « trésor de guerre », vient d'être de nouveau listé comme organisation terroriste par l'Union européenne. Reste donc à savoir ce que l’on fera au sein des gouvernements européens, à commencer par celui de Nicolas Sarkozy pour appliquer cette salubre décision !

 

On entend parler parfois de la Maison de Tamil Eelam comme si celle-ci était une organisation humanitaire et qu’elle était indépendante du LTTE. Je vais donc démontrer qu’il n’en est rien.

 

Le Global Tamil Forum (GTF), dont la Maison du Tamil Eelam France est une des organisations fondatrices, a été mis en place le 26 mars 2009 au Crown Plaza Hotelde Londres ! Dans sa résolution finale, outre l’exigence d’un « État séparé », y a été réaffirmé que « le LTTE est l’unique et authentique représentant des Tamouls ». Le GTF coordonne les efforts de mise en place et les activités du « Transnational Government of Tamil Eelam » (TGTE) qu’anime l’avocat New-Yorkais Visuvanathan Rudrakumaran, que nous venons de mentionner plus haut. Celui-ci se préoccupe également du « United States Tamil Political Action Committee » (USTPAC), qui maintient des rapports étroits avec le Département d’Etat des USA pour influencer les politiciens de ce pays, comme des autres pays occidentaux, dans le but de « contribuer à créer un climat psychologique du type de celui qui a prévalu au Kosovo afin de favoriser la création d’un État séparé, indépendant et souverain ».

 

Cette réunion du GTF à Londres fut parrainée par David Miliband, à l’époque Ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, et qui s’adressa aux délégués.40Le premier ministre Gordon Brown quant à lui, salua l’événement. David Cameron qui l’a remplacé depuis adressa un message de soutien. Pour la partie US, on pouvait compter sur Jesse Jackson, présenté comme « l’ami d’Obama », sur l’Assistant secrétaire d’Etat aux affaires du Sud-Est asiatique étatsunien, Robert Blake, qui fut précédemment ambassadeur à Colombo, mais surtout sur l’un des responsables dulobbyLTTE au Sénat US : le sénateur Robert Casey, Président du : « Foreign relations subcommittee on near easter, south and central asian affairs ». Il devait dans un long message, et pour s’en féliciter, souligner le rôle de l’USTPAC dans son action pour « éduquer les politiciens US ». Casey est un homme lige d’Hillary Clinton qui, il faut le rappeler, bénéficia tout comme Obama de la contribution financière du LTTE pour leurs élections dans les primaires démocrates ! Bob Casey est l’homme en pointe sur cette région du monde aux côtés de Robert Blake. Ce dernier a été le promoteur du rôle donné à la « diaspora » et comment utiliser ce concept dans la nouvelle stratégie de déstabilisation du Sri Lanka. A cette fin et aux côtés de Richard Boucher, Sous-secrétaire d’Etat pour l’Asie du Sud, il a reconnu être en contact étroit avec des organisations tamoules aux USA ! Il n’est pas inutile de souligner qu’il a été remplacé à Colombo par Patricia Butenis, ex-numéro deux US à Bagdad et très ancienne protégée de John Negroponte dont on connaît les exactions en Amérique Centrale, en Amérique du Sud et en Irak41. Celle-ci s’est déjà faite connaître par ses provocations au sujet de populations déplacées au Sri Lanka.42

 

Tous ces gens ont leur entrée chez l’influent sénateur Patrick Leahy, Président tout à la fois du « Judiciary committee » et du « Sub-Committee on Foreign Operations » du Sénat US, et qui s’est particulièrement distingué à travers des actes hostiles au Sri Lanka, avec par exemple la réduction de l’assistance économique. Comment dès lors, de tels politiciens pourraient-ils prétendre qu’ils flirtent avec le LTTE sans le savoir ? Un peu d’ailleurs comme le font certains élus de différentes obédiences de la région parisienne, en particulier en Seine-St. Denis et dans le Val de Marne qui prétendent ignorer l’étroite complicité entre le LTTE, le TGTE et la Maison de Tamil Eelam !

 

Pour repositionner la place dorénavant impartie à la « diaspora », c’est Pathmanathan, alias KP, qui, en réunissant quinze organisations ou disons plutôt quinze « ONG », chargées de la couverture du LTTE a mis en place le GTF. Parmi ces organisations, on trouve le Canadian Tamil Congress, le British Tamil Forum, le Swiss Tamil Forumet bien sur la Maison de Tamil Eelam France …toutes engagées pour la création d’un Etat ethnique Tamoul séparé, avec à leur tête le LTTE. KP qui fut le responsable international du LTTE, son grand argentier, mais surtout son intermédiaire auprès des gouvernements occidentaux, est un des deux architectes de ces deux structures gigognes avec son complice Rudrakumaran du TGTE.

 

Avec le GTF et pour aider à la création du TGTE, on a mis en place simultanément à ces structures le « Advisory Committee on formation of TGTE ».43Parmi ses membres, on trouve l’étatsunienne Karen Parker et le Hollandais Peter Schalk, deux conseillers, activistes et partenaires du LTTE depuis de nombreuses années ! Pour ces adeptes des théories de Joseph Nye sur le « soft power » et le « smart power » on ne saurait renoncer à l’usage de la force militaire, mais il faut également être capable de convaincre les gouvernements des pays occidentaux, les alliés, de combiner celle-ci avec « l’asphyxie » de l’économie d’un pays, et surtout la coercition comme moyen pour le faire céder. Autant de moyens qui violent le droit international et la Charte des Nations Unies !

 

Le TGTE, dont le siège est à New York, avenue of Americas, entend s’appuyer exclusivement sur la diaspora tamoule. Pour ce faire, on a procédé à « l’élection » d’une assemblée constituante de représentants à partir d’un certain nombre de pays. Fidèle aux recommandations de Robert Blake, on contrôle et manipule ceux qui vivent à l’étranger. Il est par conséquent significatif que ne figure ni parmi le « gouvernement transnational » ni parmi les élus de cette assemblée constituante des Tamouls vivant au Sri Lanka. Il est tout aussi significatif que plusieurs représentants de la maison du Tamil Eelam France à cette constituante, comme son Président Thiruchchothi, ont vu leur élection contestée pour fraudes et manipulations par la propre commission électorale mise en place par les organisateurs eux-mêmes de cette farce.44Ce qui témoigne en fait de la crise au sein des Tigres du LTTE !

 

Q : Comment se présente aujourd’hui la situation des déplacés ? Quelle est la situation au nord et à l’est du Pays ?

 

Sur ce sujet, nous pouvons signaler les mouvements qui s’opèrent dans la diaspora tamoule avec le nombre important de réfugiés qui font le choix de revenir vivre au pays. Si en 2009, seulement 843 personnes avaient fait cette démarche, ils étaient 2 054 l’an passé avec l’aide du HCR des Nations Unies, chiffre auquel il faut ajouter 2 742 personnes l’ayant fait à titre personnel, puis qui se sont enregistrées auprès des services de l’ONU.

 

Voilà sans doute pourquoi le Haut comité aux réfugiés (HCR) de l’ONU s’est félicité dans une déclaration de l’action positive en ce domaine du gouvernement sri lankais de Mahinda Rajapaksa. Il y est souligné « le caractère positif des actions du gouvernement en faveur des 280 000 déplacés obligés de quitter leurs maisons dans la dernière phase de la guerre » Le HCR ajoute que le Sri Lanka « continue à évoluer positivement » !45 Pour l’essentiel et dans un temps record, malgré la présence de 1,6 million mines dans 640 villages. Sur approximativement 300 000 personnes qui avaient été déplacées, seules 12 000 resteraient à être réinstallées ! 46Le Nord et l’Est du pays sont donc enfin revenus à une situation de paix et de sécurité, et cela grâce à un formidable mouvement de solidarité nationale.

 

Il faut évidemment reconstruire des infrastructures, des routes, des ponts, des chemins de fer et des installations scolaires, des centres médicaux sociaux, il faut reconstruire des conditions de vie normales pour tous ceux qui ont été affectés par la guerre …Il faut organiser la réhabilitation de combattants LTTE et plus spécialement des enfants soldats que le LTTE enrôlaient de force. D’importants programmes de formation ont ainsi été mis en place, y compris avec l’aide de plusieurs agences de l’ONU, dont l’UNICEF. Des priorités à l’emploi leurs sont accordées.

 

L’important programme de développement agricole a permis par ailleurs de faire passer sa part dans le PNB de 4% à 12% en quatre ans. La pêche a fait un bond en avant de 97%. Le Sri Lanka est maintenant auto-suffisant pour le riz. Dans ces conditions, la croissance du pays est proche de 8% en 2010, avec une inflation stabilisée à 6%. Au cours des cinq dernières années, la pauvreté a décliné de 15,25% à 7,6%, et le chômage a été ramené à 5%.47 Selon les indicateurs du « Rapport 2010 du Forum Economique Mondial », le Sri Lanka est classé au tout premier rang pour les indices concernant la santé et la survie, 6èmepour l’exercice des droits politiques et la participation des citoyens, et un des vingt premiers pays au monde pour l’égalité des droits hommes /femmes !

 

Ces résultats comptent cependant bien peu pour ceux qui n’ont pas renoncé à leurs objectifs. Les Tigres du LTTE, rebaptisés Transnational Gouvernment of Tamil Eelamne sauraient nous abuser ! Partisans de l’ingérence étrangère, ils appellent dans une déclaration récente à faire au Sri Lanka ce que les puissances impérialistes ont l’intention de faire en Libye48. Pour eux, l’ONU, déjà instrumentalisé comme on le sait, n’aurait d’autre raison d’être que de légitimer des actes de coercition, d’interventions, de pressions des grandes puissance, au premier rang desquels les USA.

 

Aller dans cette voie serait à coup sur établir au Sri Lankaun protectorat au service de ceux qui pilleraient les ressources du pays, violeraient les droits de l’homme comme il en va toujours, et annexeraient le pays à leurs projets impérialistes de domination mondiale. Comment dans ces conditions ignorer de tels enjeux ? L’internationalisme ne saurait se réduire à une pétition morale !

 

C’est pourquoi, comme on le voit avec la Libye, les larmes de crocodile que versent aujourd’hui certains gouvernements occidentaux, politiciens, journalistes, médias, juristes de la cour pénale internationale, dirigeants de l’ONU, ONG, sous des prétextes hypocrites ne sauraient nous faire perdre de vue qu’au fond, c’est toujours la vieille mentalité colonialiste et impérialiste qui cherche à s’imposer comme une vision indépassable. Un peu comme si les peuples n’auraient pour horizon que de vivre sous la tutelle des plus forts et de leurs mercenaires.

 

D’une certaine manière, le peuple de Sri Lanka, dans toute sa diversité, nous a démontré qu’il n’y a aucune fatalité et qu’il ne sert à rien de se résigner. Le moyen efficace de résister à l’ingérence étrangère et donc au séparatisme, fut l’unité, la solidarité entre Cingalais, Tamouls, Musulmans, Burghers, et la défense scrupuleuse de l’indépendance, de l’intégrité, de la souveraineté du pays, celui de tous les Sri Lankais !

 

Jean-Pierre Page

jean.pierre.page@gmail.com

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Notes :

1 Ajit Randenya, “Is Gordon Weiss speaking for the entire international community at the UN”, in Lankaweb, 11 mai 2009.

2 Semaine anticoloniale 2011 : Tract de la Maison du Tamil Eelam France.

3 LLRC: Commission sur les leçons apprises et la réconciliation, mise en place par le Président Mahinda Rajapaksa.

4 Sunday Leader, “It’s lesson learnt”, 12 mars 2010.

5 UN OCHA : Bureau des Nations Unies pour la Coordination des Affaires Humanitaires.

6 Tract de la Maison du Tamil Eelam France, Op. Cit.

7 Human Rights Watch, une ONG aux moyens considérables financée par l’Open Society Institute de Georges Soros, la Fondation Ford, Time Warner, Coca Cola, City group. On trouve parmi ces dirigeants, James Hoge, du Council on Foreign Relations, l’épouse de Peter Ackerman, Président de la Freedom House, une des couvertures  de la CIA au même titre que le National Endowment for Democracy. Voir a ce sujet, La Telerana imperial, enciclopedia de injerencia y subversión, d’Eva Golinger et Romain Migus, Centro Internacional Miranda, Caracas 2008.

8 TGTE, Final report based on the study by the advisory committee, composition de la commission, 15 mars 2010.

9 “Diplomats call for transparent probe”, AI’s secret pay-offs revealed, Newsline, 7 mars 2011.

10 “Battle for overseas LTTE leadership heightens”, Lankapuvath News bulletin, 10 mars 2011.

11 Brigadier Sudanatha Ranasinghe, Commissaire général chargé de la réhabilitation, le 8 mars 2011.

12 Voir à ce sujet Jean-Pierre Page, «  Qui sont nos ennemis, qui sont nos amis», in La Pensée libre, juillet 2009.

13 Mahinda Rajapaksa, discours devant le parlement sri lankais, le 19 mai 2009.

14 John Holmes interview à l’agence Reuters, 30 mai 2009.

15 Gordon Weiss in ABC News 9 février 2010.

16 idem

17 “LTTE forced us to inflate injury figures, Dr. Shanmugarajah at LRRC”, in The Island, 23 novembre 2010.

18 Thiruchchothi, Président de la maison du Tamil Eelam France, message à Jean-Pierre Page, 22 février 2011.

19 Jean-Pierre Page, « Qui sont nos ennemis, qui sont nos amis», Op. Cit.

20 «  LTTE the Indian connection »,The Sunday Times, 19 janvier 1997.

21 Résolution adoptée à l’unanimité par le premier congrès du Tamil United Liberation Front à Vaddukoddai le 14 mai 1976, ENB documents, 5 octobre 2007.

22SPUR (Society for Peace, Unity and Human Rights in Sri Lanka), < www.spur.asn.au >.

23 Ibid.

24 PLOTE : People’s Liberation Organisation of Tamil Eelam, organisation de la gauche tamoule qui travaillait avec la gauche cingalaise

25 SPUR, op.cit.

26 EPRLF: Eelam People’s Revolutionnary Liberation Front, organisation de la gauche tamoule qui travaillait avec la gauche cingalaise.

27 EPDF: Eelam People’s democratic Front, Front des Mouvement de la gauche progressiste tamoule.

28 Mao Zedong, in “Servir le Peuple”, 1944.

29 TRO: Tamils Rehabilitation Organisation, couverture du LTTE lui permettant la collecte des fonds à travers le racket, trafics, etc… « l’Eelam entreprise ». En octobre 2009, le FBI a arrêté à New York pour fraude et conspiration Raja Ratnam. Celui-ci avait donné pas moins de 3,5 millions de $ au TRO. Il est celui qui était un des plus importants contributeurs financiers à la campagne d’Hillary Clinton.

30 “Why is the world trying to save the Tamil Tiger terrorists in Sri Lanka”, < http://www.squidoo.com/tamil_tiger_terrorists_Srilanka#module30377792 >

31 ISGA in Wikipedia.

32 TNA: Tamil National Alliance, parti légal représenté au Parlement, couverture parlementaire du LTTE. Aux dernières élections présidentielles, le TNA s’est allié au parti conservateur et ultra libéral UNP et au JVP, un parti chauvin qui se réclame de la gauche. Ensemble, ils ont soutenu la candidature du Général Fonseka contre celle du Président Mahinda Rajapaksa ! Cette candidature fut encouragée par de nombreux gouvernements occidentaux, grands médias et ONG. Le Général Fonseka était le chef d’Etat major des armées jusqu’à la défaite militaire du LTTE en mai 2009.

33 Tisaranee Gunasekara, “The fearful symmetry of the ISGA” The Island, 11 septembre 2003.

35 “Dick Marti répond aux Kosovars”, Le Matin , 18 janvier 2011.

36 “TGTE inaugurated in transnational way Ramsey’s Clark stresses importance of history”, in Tamilnet, 18 mai 2010.

37 UNP : United National Party, mis en place par le colonisateur britannique à l’indépendance, conservateur, ultra libéral, représentatif de la bourgeoisie compradore, responsable de l’ouverture économique et des privatisations.

38 JVP : Janatha Vimukthi Peramuna (People’s Liberation Front) qui se voulait une alternative à la gauche traditionelle, avec une base paysanne, nationaliste chauvin, se réclamant du marxisme-léninisme !

39 Certains au sein du LTTE l’accusent d’avoir abandonné délibérément Prabhakaran pour prendre maintenant sa place et le contrôle d’une organisation riche en millions de dollars. La guerre des chefs vient-elle de commencer ? Voir à ce sujet, la polémique entre l’ «  international relations department » du LTTE et le « department for Diaspora affairs » (DDA), Tamil Net du 25 mai 2009.

Le NERDO : North East Rehabilitation and Development Organisation, le principal dirigeant de cette ONG est KP.

40 Daya Gamage, “Global Tamil Forum (GTF) endorses separate state in Sri Lanka, US&UK behind GTF”, Asian Tribune, 3 février 2010.

41 John Negroponte s'est par ailleurs occupé de superviser en France les activités de chercheurs à l’EHESS de Paris. Voir à ce sujet Arthur Lepic, « L'opération 'Liberté en Irak' est terminée: John Negroponte bientôt à Bagdad », < http://usgohome.free.fr/actualite/negroponte.htm >, et plus largement, sur l'histoire de la pénétration intellectuelle en France par les USA, Brigitte Mazon, Histoire de l’École des hautes études en sciences sociales, Le rôle du mécénat américain (1920-1960), Cerf. Thèse de Brigitte Mazon sous la direction de François Furet, Président de l’EHESS de 1977 à 1985. Voir aussi : « La french american foundation », Blog de Pascal Jean Gimenez : Regard sur la Mondialisation, < http://pascaljeangimenez.hautetfort.com/archive/2008/09/23/french-american-foundation.html >

42 Maintenant que la guerre est terminée, les USA ont nommé comme ambassadrice à Colombo, Patricia Butenis, ancienne et très controversée ambassadrice au Bangladesh, et qui fut précédemment chef de mission adjointe US en Irak, elle est ouvertement liée à de nombreux cadres de la CIA. Ce qui confirme l'enjeu stratégique du Sri Lanka pour l'administration Obama. Et le fait que ce pays devrait continuer à se heurter à un barrage auprès des institutions où les USA possèdent une influence décisive, et dans les médias qui leur sont liés.

43 Voir note précédente sur TGTE.

44 “Third party required to resolve TGTE election dispute in France”, in Tamilnet, 13 mai 2010.

45« Haut Commissaire des Nations Unies aux Réfugiés », Rapport sur les progrès importants obtenus par le Sri Lanka dans la situation des déplacés et sur la stabilité du pays. In Daily News, 7 juillet 2010.

46 Mahinda Samarasinghe, Ministre et envoyé du Président Mahinda Rajapaksa, Conseil des droits de l’Homme Genève, 28 février 2011.

47 Tamara Kunanayakam, Ambassadrice du Sri Lanka à Cuba, « Sri Lanka renace y avanza » , un entretien à Habana Radio avec Arnaldo Mussa, 23 février 2011.

48“UN should not fail in Libya,like it failed in Sri Lanka”, TGTE, New York, 25 février 2011.

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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 11:00

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A l'heure où ce texte nous est parvenu les événements se bousculent en Libye et surtout autour de la Libye selon un scénario qui peut sembler nouveau si nous nous plaçons dans le contexte des récentes « révolutions arabes » mais qui le paraît moins si nous analysons les événements de Libye dans le contexte d'événements qui ont touche ce pays dans un passé plus lointain. Question de perspective. Chose donc à rappeler pour permettre de prendre le recul nécessaire permettant de bien saisir l'ensemble des enjeux en cours. Notre rédaction qui a suivi avec attention les événements en cours a donc reçu avec satisfaction l'article présent qui apporte cet éclairage utile à un moment où, pour la n-ème fois, on demande aux sociétés de réagir émotionnellement et d'aquiescer rapidement à des décisions lourdes de conséquences.

 La Rédaction


Réflexion sur les zones d’exclusion aérienne

-

Mars 2011

 

Karim Lakjaâ *

 

Une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye : n’oublions pas celles imposées à l’Irak de 1991 à 2003

 

Avec une intervention armée étrangère en Libye, la révolution en cours prendrait un autre visage. Une telle action ne relève pourtant pas du fantasme. Par le passé, les Etats-Unis bombardèrent Tripoli en 1986 au motif du soutien apporté par le régime au terrorisme international. Une trentaine d'appareils auxquels la France refusa le survol de son territoire prirent part à l'opération qui fit des dizaines de victimes civiles, dont la fille adoptive de Kadhafi. Aujourd’hui, alors qu’à son tour, il utilise les bombardements contre les civils, divers scenariisont échafaudés de toutes parts.

 

Aux Etats-Unis les anciens partisans de l'invasion de l'Irak, John McCain et Joe Lieberman, demandent la reconnaissance d'un gouvernement libyen d'opposition et son armement par Washington. D’autres proposent de faire intervenir militairement la Tunisie ou l'Egypte. C’est le cas d’Alexandre Adler, en France, lui aussi favorable à l’invasion de l’Irak en 2003. Toutefois, une intervention directe au sol en dehors de forces spéciales déjà présentes en Libye ne semble pas envisageable pour diverses raisons : réaction de la population libyenne, de l’opinion internationale et notamment arabe, mobilisation des troupes de l’OTAN en Afghanistan, en Irak et sur la bande sahélienne (Tchad – Soudan).

 

Une autre option réside dans la proposition avancée par Joshua Muravchik, analyste du très néoconservateur American Enterprise Instituteet dont le dernier ouvrage en phase avec l’actualité présente s’intitule « The Next Founders: Voices of Democracy in the Middle East », « Les prochains fondateurs : Voix de démocratie dans le Moyen-Orient ». Pour Joshua Muravchik, « Kadhafi utilise ses avions et ses hélicoptères contre sa propre population civile. Les Etats-Unis pourraient aisément empêcher cela. Kadhafi a évidemment engagé d’autres armes lourdes dans la bataille. Mais si les États-Unis lui refusent le ciel, cela pourra probablement se révéler être un coup fatal dans le dos. Cette mesure n’entraînerait pas l’envoi d’un seul soldat américain et serait largement applaudie par les Libyens et probablement par l’opinion publique dans toute la région. Et naturellement pas par tous les gouvernements ».

 

Cette option a l’avantage de n’exposer aucune troupe au sol. Quant à l’aviation libyenne si elle est en capacité de causer d’importants dommages aux civils libyens, elle ne pourra pas faire grande chose avec ses vieux mig 21, Mig 23, Su 22, Su 24 et Mirages F1 (français) face aux forces de l’OTAN. En 1986, les Etats-Unis n’avaient enregistré que deux morts parmi les équipages venus bombarder Tripoli. L’idée formulée par Joshua Muravchik séduit d’autant que l’OTAN bénéficie en Méditerranée de portes avions terrestres que sont l’Italie et la France. Washington a d’ailleurs désigné publiquement l'Italie et la France, pour des raisons géographiques, dans une telle perspective. L’Egypte qui accueille régulièrement les manoeuvres combinées terrestres et aériennes Bright starest une autre plateforme pour les avions de l’OTAN.

 

Quant à la Mer Méditerranée, elle voit voguer sur ses flots la sixième flotte des États-Unis. Elle se compose d'environ 40 navires, 175 avions et 21 000 personnes. Du 23 mai au 15 juin 2010, la 6ème flotte avait organisée à partir de la Tunisie des manoeuvres conjointes visant à "renforcer la coordination entre les corps de marines Réflexion sur les zones d’exclusion aérienne des pays de l'Europe du sud et de l'Afrique du nord", selon le vice-amiral Harry B. Harris. Un centre de commandement conjoint avait été mis en place en Tunisie pour piloter ces exercices militaires, ce responsable, saluant alors le rôle "important" de la Tunisie dans le maintien de la sécurité et de la stabilité de la région. Participaient à ces manoeuvres, l'Algérie, l'Espagne, l'Italie, le Maroc et la Tunisie. Tous les éléments du décor étaient déjà en place depuis longtemps.

 

Le porte-parole de la Maison Blanche, Jay Carney, a confirmé que l'idée d'une zone d'exclusion aérienne (ZEA) au-dessus de la Libye, destinée à empêcher le régime de Kadhafi d'attaquer sa population, était à l'étude :"Nous avons dit qu'une zone d'exclusion aérienne était une possibilité que nous étudiions activement et dont nous discutions avec nos alliés et nos partenaires ». Sans attendre, l'OTAN s'est réunie pour planifier une zone d'exclusion aérienne au dessus du territoire libyen. Une réunion des ministres de la Défense de l'UE en Hongrie a été consacrée à la préparation de "plans d'urgence" pour contrôler l'espace aérien libyen. "C'est l'une des options" sur la table, a souligné le ministre hongrois de la Défense, Csaba Hende, à propos d'une zone d'exclusion aérienne, en évoquant les "moyens" dont disposaient l'Otan et l’UE, sans préciser lesquels, pour interdire à l'aviation libyenne de bombarder les opposants. Même la Haute-Commissaire aux droits de l'homme de l'ONU, Navi Pillay, s’est rangée à l’idée estimant qu'une telle mesure pourrait être requise immédiatement, s'il est déterminé que des appareils libyens ont bel et bien attaqué des civils.

 

Et en France ?

Le gouvernement pris dans les affres des affaires MAM avant de s’en être libéré, considère que la proposition méritait d'être examinée, tout en soulignant la nécessité d'une action collective. Les plus ardents défenseurs d’une zone d’exclusion aérienne sont ailleurs. Harlem Désir, numéro deux du Parti socialiste, a demandé à son tour une zone d’exclusion aérienne au dessus de la Libye, reprenant une idée de l’ancien ministre PS de la Défense, Paul Quilès : “La question aujourd’hui qui est posée, c’est de limiter les capacités de répression du régime libyen, et par exemple, que soit décrétée une zone d’exclusion aérienne” Il faut “interdire à l’aviation libyenne de faire voler des appareils militaires pour tirer sur des populations civiles”, a-t-il estimé. Et de rappeler l’exemple irakien : “La communauté internationale et les Nations unies ont déjà pris des dispositions de ce genre à l’époque de Saddam Hussein”, a-t-il ajouté.

 

Ce rappel Joshua Muravchik, néoconservateur américain le fait lui aussi : « Une mesure simple serait de déclarer la Libye zone d’exclusion aérienne, comme nous l’avons fait au nord et sud de l’Irak dans les années 1990 afin de protéger les Kurdes et les chiites ». Mais contrairement à l’Irak, où en l’espèce aucune résolution du Conseil de sécurité ne donnait le droit aux Etats-Unis, la Grande- Bretagne et la France de créer des ZEA, le Secrétaire général de l'Alliance atlantique, le Danois Anders Fogh Rasmussen, souhaite se parer d’un mandat international: "Il est trop tôt pour aller dans le détail. Une décision aussi grave (que la zone d'exclusion) nécessiterait absolument une légitimité internationale", "un mandat clair des Nations unies", a-t-il souligné. L’évocation de l’espèce irakienne étant récurrente, il est peut être utile de revenir sur elle.

 

1991 – 2003, les ZEirA akenines

Les ZEA sont au nombre de deux. La ZEA Sud couvre 227 277 km² et celle du Nord 43 707 km². Les deux zones englobent au total 270 985 km², soit 62% du territoire iraquien. Il est à souligner qu’elles correspondent aux champs pétroliers iraquiens et aux territoires qui ont fait l’objet de concessions aux puissances occidentales sous le mandat britannique. L’Iraq ne peut accepter une telle atteinte à sa souveraineté. Le 11 aout 1992, l’ambassadeur iraquien, monsieur Al Anbari, dénonce un plan qui vise « à détruire l’Iraq et le peuple iraquien au moyen d’un embargo perpétuel, par l’établissement de zones refuges dans le Nord et le Sud, et éventuellement par le démembrement »i. Pour Tarek Aziz, « l’agression anglo-américaine continue (…) Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne nous ont imposé des zones d’exclusion aérienne au Nord et au Sud, en avril 1991. Elles ont été étendues an août 1992. Notre aviation n’a pas le droit de les survoler, et les avions anglais et américains contrôlent ces zones »ii. Ce dirigeant iraquien estime également que « Ces opérations font partie du plan américain pour déstabiliser et renverser le régime. Elles visent à brouiller la situation politique de l’Iraq, en instaurant et développant une division virtuelle entre le Nord qui est surtout kurde, le Sud qui est majoritairement chiite, et le Centre qui est surtout sunnite »iii. Pour être plus précis, « Les zones d’exclusion aérienne et leurs bombardements systématiques, en maintenant une partition de fait, préparent politiquement et moralement la division de l’Iraq »iv.

 

Pourtant, l’ambassadeur des Etats-Unis, monsieur Pickering, lors du vote de la résolution 687 (1991) se veut rassurant en considérant que l’Iraq est « à l’abri du démembrement »v. Pour examiner la question des ZEA, que l’expert militaire, John N. T. Shanahanvi, regarde comme un phénomène unique en son genre, il nous faut aborder leur création, leur extension, puis leur base juridique contestée.

 

La création des ZEA et leur extension

Selon les alliésvii qui ont établi unilatéralement les ZEA, celles-ci ont été créées pour des raisons humanitaires afin d’empêcher la répression organisée par Saddam Hussein contre les Kurdes au Nord et les Chiites au Sud. Leur but est de prévenir toute attaque aérienne contre ces populations. Cette vision des choses ne fait pas l’unanimité. En effet, pour certains, comme le représentant de Cuba au Conseil de sécurité, Alarçon de Quesada, la question humanitaire constitue le moyen de « justifier l’occupation militaire du territoire iraquien » et « la poursuite des opérations militaires contre ce pays »viii.

 

Le cessez-le feu de 1991

Pour Shanahan, les ZEA apparaissent comme le résultat de la fin hâtive de l’opération Desert Storm. L’accord de cessez-le-feu négocié à Safwan, entre militaires de la coalition et iraquiens, prohibe l’usage d’avions à ailes fixes tout en autorisant celui d’hélicoptères. Le 3 mars 1991, le général Schwartzkopf indique dans ce sens, aux autorités iraquiennes, que la coalition abattra tout avion iraquien. Le 20 mars, un F15-C américain abat un SU-22 iraquien au Nord de l’Iraq. Le 22 mars, un F15-C abat un second SU-22 iraquien, toujours au Nord.

 

Le régime iraquien profite de la lacune de l’accord de cessez-le-feu relative aux hélicoptères pour utiliser ceux-ci face aux révoltes qui s’expriment dans le Sud et le Nord. Comment expliquer qu’un tel avantage tactique n’ait pas été interdit lors du cessez-le-feu ? Le Washington Postdu 12 mars 1998 revenant sur ces faits rappelle que le général Sir Peter de la Billière déclara alors « les Iraquiens sont responsables de l’établissement de la loi et de l’ordre. Or, vous ne pouvez pas administrer un pays sans utiliser des hélicoptères ». Sarah Graham-Brown, auteure de l’article, en conclut que l’usage potentiel d’hélicoptères contre les populations était envisagé par les négociateurs du cessez-le-feu. Une situation identique se réitérera en Bosnie quelques années plus tard, permettant des raids d’hélicoptères contre des civils.

 

Le Nord de l’Iraq

Les opérations de répression contre les Kurdes organisées dans les jours qui suivent le cessez-le-feu provoquent le déplacement de centaines de milliers, voire d’un million de personnes vers la frontière turque. Une opération humanitaire est organisée par une partie de la coalition. Elle a pour nom « Provide Comfort ». Le 10 avril 1991, les Etats-Unis demandent à l’Iraq de ne pas interférer avec les opérations en cours et interdisent à tout aéronef (à ailes fixes ou rotatives) de dépasser le 36ème parallèle. Le 27 juin, cette interdiction est réitérée. C’est ainsi qu’est pérennisée et étendue aux hélicoptères, l’interdiction de vol édictée à Safwan. Cette prohibition devient par là même occasion, la 1ère des deux ZEA.

 

Michel Habig, député français estimait quelques années seulement après la création de la ZEA Nord que sa fonction était de protéger les Kurdesix. Dans son 13ème rapport annuel, le Comité de la défense de la Chambre des Communes britannique porte un jugement analogue, en juillet 2000. En 2009, le HCR revenant sur la question kurde écrit que « Le Nord de l’Iraq kurde est entré dans une période de calme relatif et de stabilité économique, et d’autonomie, largement protégé des attaques du régime par les ZEA »x.

 

Le Sud de l’Iraq

Pour Shanahan, la différence majeure entre la ZEA SUD et la ZEA Nord, c’est que la 1ère n’a pas été mise en oeuvre en appui à une opération humanitaire. Selon lui, elle vise également à interdire l’usage d’hélicoptères contre les populations chiites, notamment dans les marais du Sud. Si tel est le cas, cette proscription intervient bien tardivement après que la rébellion chiite du Sud ait été étouffée. En effet, la seconde ZEA correspond à l’opération « South Watch » au Sud du 32ème parallèle, à compter seulement du 2 août 1992. Dans le Los Angeles Timesdu 1er juin 1992, George Bush (père) annonce sa volonté d’instaurer une ZEA au Sud de l’Iraq. L’un de ses Conseillers indique qu’il s’agit « de lui dénier les attributs de la souveraineté » et d’adresser « le message que tant que Saddam sera au pouvoir, la souveraineté de l’Iraq se dégradera »xi. Des propos qui s’inscrivent dans la ligne droite de la doctrine américaine de souveraineté limitéexii.

 

Le représentant des Etats-Unis, l’ambassadeur Perkins explique aux membres du Conseil de sécurité, le 11 août 1992, les raisons qui concourent à l’instauration d’une ZEA au SUD : « en 1991, le Conseil a condamné la répression contre la populationcivile iraquienne dans de nombreuses régions de l’Iraq, dont les zones peuplées de Kurdes, considérant qu’elle constituait une menace pour la paix et la sécurité internationales. A l’époque, le gouvernement des Etats-Unis et d’autres gouvernements en étaient venus à la conclusion que la situation était tellement grave et l’intransigeance si manifeste que d’autres mesures devaient être prises pour empêcher une aggravation de la répression contre la population civile. Aujourd’hui, cette situation existe non seulement dans le Nord mais aussi dans le Sud de l’Iraq »xiii. Lors de cette séance, il reçoit, notamment, le soutien de Sir David Hannay. En 1996, la zone Sud est étendue au 33ème parallèle. La France ne participe pas à cette extension. Le général Joseph Ralstonxiv légitime cette décision unilatérale et sans approbation du Conseil de sécurité par le fait que l’accroissement de la superficie couverte par la ZEA Sud va permettre d’englober dorénavant, deux grandes bases aériennes iraquiennes et une importante zone d’entrainement.

 

Une guerre ’attrition 

Selon le général de brigade David A. Deptula qui fut en charge des ZEA iraquiennes, ces zones ont trois fonctions xv :

  1. Dénier à l’adversaire d’utiliser son espace aérien ;

  2. Exercer une pression sur lui afin qu’il satisfasse aux demandes des Nations Unies ou d’une coalition donnée ;

  3. Construire un partenariat stratégique avec des alliés

 

Il ajoute qu’il s’agit d’un acte de « diplomatie intrusive », certes moins intrusif que des forces au sol. A ce sujet, il convient de souligner que l’imposition d’une ZEA au Nord de l’Iraq a été accompagnée en 1991 par la présence au Kurdistan de 23 000 militaires de la coalition et qu’il eut été difficile de les y maintenir ad vitam aeternam. Deptula remarque ainsi que la ZEA Nord a fourni une couverture aux forces au sol. Il considère également que les ZEA constituent un moyen léger ou intense de surveillance, selon le besoin. Le Comité de la défense de la Chambre des Communes xvi assimile également ces zones à une méthode permanente de reconnaissance tactique. Pour Deptula, les ZEA exproprient les Etats qui les subissent d’un élément de souveraineté. L’Etat considéré est déclaré comme étant amoindri dans l’exercice de ses droits. Les ZEA apparaissent comme un substitut à la guerre. Dans une formule qui lui appartient, il estime que les ZEA donnent le pouvoir de « maintenir les mécréants dans leur boite ».

 

Pour Scott Silliman xvii, les ZEA sont un élément de la politique de containmentincluant les inspections de désarmement et les sanctions économiques. Stephen Lee Myers relève dans le New York Timesxviii, qu’en l’absence d’inspecteurs (à partir de 1998), les patrouilles dans les ZEA deviennent le coeur de la politique de containment. Les fonctions de ces zones sont donc assez explicites. Leur mise en oeuvre notamment sur le plan quantitatif traduit le rôle qui leur est assigné. De 1998 à 2002, 37 000 sorties aériennes sont recensées au-dessus des ZEA imposées à l’Iraq, selon le directeur généralxix du Ministère iraquien de l’information, Odaï Al-Tayi. Dans le Washington Postdu 25 octobre 2000, Thomas E. Ricksxx, comptabilise 16 000 sorties aériennes depuis janvier 1997, 250 frappes sur le Nord, l’emploi d’un millier de bombes et de missiles. D’août 1992 à août 2000, la ZEA SUDxxi aurait connu à elle-seule 200 000 sorties aériennes.

 

Ces sorties s’accompagnent de frappes aériennes régulières menées par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. En effet, « Chaque jour, une panoplie complète d’avions américains incluant des U2 espions et des RC 135, parcourent le ciel au Nord de l’Arabie saoudite et au Sud de la Turquie, surveillant les militaires iraquiens. Ces avions de combat y attaquent régulièrement des positions de la défense antiaérienne iraquienne »xxii. Pour les Etats-Unis, les tirs effectués dans les ZEA ne sont officiellement que des actions défensivesxxiii, destinées à protéger les pilotes. Or, les Etats-Unis ne reconnaissent aucune perte d’avionxxiv, en dehors d’un drone à 3,2 millions de dollars pièce, en 2001. La menace des défenses anti-aérienne est donc quantité négligeable pour les aviations américaines et britanniques et apparait comme un prétexte fort utile. Même le nombre de victoires iraquiennes officielles est faible (10 avions), au regard du volume des sorties aériennes. Saddam Hussein qui a offert des primes récompensant la destruction d’avions ou la capture de pilote n’a jamais eu à les verser. De facto, les pilotes de la coalition sont donc libres de tout mouvement au dessus de l’Iraq. Comme le remarque Denis Hallidayxxv, seuls les avions iraquiens étaient interdits de vols dans les ZEA. Cette absence de menace laisse toute latitude en matière de bombardement. Elles contribuent à augmenter l’allonge de l’aviation US pour frapper l’Iraq ailleurs que dans ces zones. Des tirs de missiles y sont effectués par des appareils américains mais sur des cibles situées entre le 33ème et le 36ème parallèle, donc hors des ZEA.

 

Du 28 décembre 1998 au 31 décembre 1999, l’UNOCHIxxvi enregistre 132 jours de frappes aériennes dans les ZEA ; 144 civil tués, dont 57 au Nord et 87 au Sud lors de 56 raids ; 446 civils blessés dont 133 au Nord et 313 au Sud. Von Sponeck note que le 28 février 1998 et le 7 mars des avions américains bombardèrent des installations pétrolières dans la ZEA du Nord. 26 attaques au sol avaient été comptabilisées par son organisation, entre le 1er janvier et le 27 février 1998. L’UNOCHI, le 2 mars 1999, par la bouche de Benon Sevanxxvii déclare être inquiète par ces « incidents » dont la principale conséquence est l’interruption de l’exportation de pétrole avec le risque d’aggraver la situation humanitaire. Ces frappes dans les deux ZEA engendrent un malaise du personnel onusien présent sur placexxviii. Lors de la phase V du programme pétrole contre nourriture, le personnel de l’UNOCHIxxix se retrouvera à 21 reprises sous les frappes américano-britanniques. En janvier 1999, le Président Clinton assouplit les règles d’engagement américainesxxx dans les ZEA.

 

Sandy Bergerxxxi, le Conseiller de Bill Clinton pour les questions de sécurité explique que les pilotes viseront n’importe quel système de la défense antiaérienne iraquienne qui rend (théoriquement) vulnérables les avions américains. Le 23 mars 2000, le porte-parole du département de la défense, observe la conséquence de cette assouplissement : une « dégradation significative des capacités de défense anti-aérienne de l’Iraq ». Tarek Aziz constate le même phénomène: « Depuis décembre (1999 NDR), nous avons enregistré 9000 sorties. Ils bombardent tous les jours des sites militaires mais aussi civils, des centres de communication, des installations pétrolières et des zones résidentielles, dans le Nord et le Sud. Entre le 17 décembre 1998 et le 28 août 1999, nous avons compté 178 martyrs et 177 blessés »xxxii. Une intensification des opérationsxxxiii en 2002 et 2003 a lieu.

 

Elle vise à préparer l’invasion. De mars 2001 à novembre 2001, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne avaient utilisé 15 tonnes de munitions pour bombarder la ZEA SUD. Sur la même période de 2002, ils en emploient 126,4. Cette démultiplication des attaques a notamment pour objectif de réduire à néant l’amélioration (mise en place de fibre optique pour les communications) du système anti-aérien iraquien réalisée en 2001 par la société chinoise Huawei Technologiesxxxiv spécialiste des réseaux de communication.

 

Les ZEA constituent une forme de déréglementation du Droit international dans toutes ses dimensions. Le professeur Giovanni Pettinato de l’université de Rome écrit dans ce sens que c’est dans « la zone d’exclusion aérienne soumise au contrôle des Nations Unies, que le patrimoine (archéologique) a sous doute été le plus touché »xxxv. Cette méthode de contrôle de l’Iraq est relativement couteuse. En 1999, Stephen Lee Myers relève dans le New York Timesxxxvi que les Etats-Unis maintiennent autour de l’Iraq une force aérienne et navale conséquentes composée: de 20 000 soldats, de 200 avions de combats et de 19 navires. La présence de cette force mobilise près de 1 milliard de dollars par an. Une somme qu’il convient de comparer à ce qui est affecté au peuple iraquien dans le cadre du programme pétrole contre nourriture. Chaque missile de croisière coûte, au minimum, 1 million de dollar. Sur les huit premiers mois de l’année 1999, 1100 missiles ont été utilisés contre 359 cibles uniquement au Nord. De 1991 à 1998, 6 milliards de dollars sont dépensés à cet effet, contre 3 milliards de 1999 à 2001. La ZEA Sudxxxvii est la plus onéreuse : 1497 millions de dollars en 1998 ; 954 millions en 1999 ; 755 millions en 2000 et 678 millions en 2001. La ZEA Nord quant à elle nécessite 136 millions en 1998 ; 156 millions en 1999 ; 143 millions en 2000 et 138 millions en 2001. La participation financière de la Grande Bretagne aux ZEA se situe à une autre échelle : 84 millions de dollars par an. Pour autant, la légalité de ce dispositif n’en est pas moins contestée.

 

La légalité contestée des ZEA

Les alliés font référence aux résolutions du Conseil de sécurité pour légitimer l’existence de ces mesures unilatérales, dénoncées par l’Iraq et d’autres Etats. L’argumentation relative aux ZEA développée par les Etats-Unis et la Grande Bretagne les présente comme expressément autorisées par le Conseil de sécuritéxxxviii. En 1er lieu, la coalition fait systématiquement référence aux résolutions du Conseil de sécurité relatives à la protection des populations. James Rubinxxxix, porte parole du département d’Etat estime dans ce sens que « l’objectif des ZEA est de prévenir l’utilisation de l’espace aérien par l’Iraq pour tuer et mutiler ses propres citoyens ». Sir Jeremy Greenstock, déclare au Conseil de sécurité que « L’action que nous menons dans les ZEA fait suite à la résolution 688 (1991) du Conseil, visant à protéger les civils iraquiens de la répression organisée par le Gouvernement iraquien »xl. Or, si la résolution 688 (1991) enjoint les Etats membres à contribuer à l’effort humanitaire au Nord et au Sud de l’Iraq, elle ne contient aucune disposition mentionnant la création d’une ZEA. Cette résolution a au demeurant été adoptée dans le cadre du chapitre VI de la Charte et non dans le cadre du chapitre VII.

 

Pour battre en brèche cet argument, les alliés font également appel aux résolutions du Conseil relatives à l’usage de la force. Jeremy Greenstockxli s’appuie ainsi sur les résolutions 678 (1990) et 687 (1991) et leurs dispositions édictées dans le cadre du chapitre VII. Celles-ci autorisent les Etats membres à « user de tous les moyens nécessaires » ou à « prendre les mesures requises pour assurer la paix et la sécurité dans la région ». Pour le général de brigade David Deptulaxlii, tout avion iraquien entrant dans une ZEA peut être soumis à une attaque au titre de l’article 42 – Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Toutefois, ces résolutions ne concernent que la situation entre l’Iraq et le Koweït.

 

Le troisième et dernier argument allié est celui de la légitime défense. Les pilotes américains et britanniques ont des règles d’engagement très larges. Dès qu’une station radar iraquienne les illumine au moyen de son radar, ils la détruisent. De telles actions sont considérées comme de l’autoprotection ou de l’auto-défense. La Turquie qui sert de base aux avions assurant la mise en oeuvre de la ZEA Nord, défend par le biais de son 1er Ministre, Suleyman Demirelxliii en 1993, cette analyse : « les avions de Provide Comfort ont utilisé un droit légitime d’auto-défense ». Stephen Zunesxliv écrit que c’est la 1ère fois dans l’histoire que l’usage d’un radar pour suivre un avion étranger militaire violant l’espace aérien internationalement reconnu d’un Etat est qualifié d’agression. En novembre 2002, le porte-parole de la maison blanche, Scott McClellanxlv déclare que les Etats-Unis sont persuadés que tirer sur un avion américain ou britannique dans une ZEA constitue une violation des résolutions du Conseil, nécessitant une action armée. Une telle argumentation est loin de susciter l’unanimité.

 

La contestation de la légalité des ZEA est notamment le fait de l’Iraq. Selon Tarek Aziz, « Cette interdiction qui nous est faite de survoler des pans entiers du territoire national n’est plus en phase avec les résolutions du Conseil de sécurité. Les Russes et les Chinois considèrent qu’il est illégitime que les aviations anglaise et américaine aient l’exclusivité du survol de ces zones. Mais le Conseil ne peut pas prendre de décision officielle, sans l’accord de tous ses membres. Comme d’eux d’entre eux sont les agresseurs, il est contraint au mutisme »xlvi. Il ajoute que « les trois gouvernements occidentaux avaient voulu tromper l’opinion publique en lui faisant croire que la création des ZEA au Nord et au Sud de l’Iraq découlait d’une résolution de l’ONU » xlvii. Or, « cette tentative a été démasquée, car il est clair que l’existence de ces zones relève d’une décision unilatérale prise par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France pour des motifs de politique coloniale visant à diviser l’Iraq et à le déstabiliser ».

 

En mars 2002, le Docteur Naji Al Hadithi, Ministre iraquien des affaires étrangères, présente une liste de 19 questions au Secrétaire général des Nations Unies parmi lesquelles figurent celle-ci : « Les Nations Unies peuvent-elles garantir l’élimination des deux zones d’exclusion aérienne ? »xlviii. D’autres Etats joignent leur voix à celle de Bagdad. En 1999, l’ambassadeur russe condamne « le bombardement aérien continu de civils iraquiens et d’installations militaires par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sous le prétexte illégal des ZEA qui ont été créées unilatéralement in circumventiondu Conseil de sécurité »xlix. Pour la Syrie, ce dispositif ne repose sur aucun fondement légitimel. L’ambassadeur libyenli, le 28 juin 2001, critique le Conseil de sécurité qui n’a jamais organisé de débat sur les ZEA. L’ambassadeur indien Satyprata Pal souligne quant à lui que « les ZEA ne sont autorisées par aucune disposition des résolutions du Conseil »lii.

 

Ces zones sont donc illégalesliii pour de nombreux Etats comme pour certains observateurs. Olivier Paye, de l’Université de Bruxelles, évoquant l’instauration des ZEA, rappelle qu’aucune raison humanitaire ne saurait justifier l’usage de la force par un Etat à l’encontre d’un autre. Seules les Nations Unies peuvent autoriser une intervention militaire pour solutionner un problème humanitaireliv. Von Sponeck note lui aussi qu’il « ne peut pas être argué que les résolutions portant sur l’Iraq contiennent des dispositions autorisant explicitement la création de ZEA (…) Deux membres permanents du Conseil ont maintenu pendant près de 10 ces zones sans mandat du Conseil »lv. Il estime, au demeurant que « Les ZEA imposées à l’Iraq de 1991 à 2003 constituent un exemple puissant de la nécessité et de l’urgence de réformer le Conseil, résultant de son incapacité structurelle et normative à faire face à l’unilatéralisme »lvi. Pour la FIDHlvii, l'établissement de ZEA ne repose sur aucune disposition expresse d'une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, ni sur aucune autorisation implicite de recourir à la force.

 

Les ZEA en contradiction avec le droit aérien (lviii)

L’Iraq se retrouve privé de 62% de son espace aérienlix par les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Or, chaque Etat est théoriquement souverain en la matière. La souveraineté territoriale suppose le droit exclusif d’exercer les compétences étatiques de manière exclusive de tout autre compétence d’Etat à l’intérieur du territoire sur lequel elle s’exerce. La jurisprudence internationale le rappelle de manière constante (sentence arbitrale de Max Huber dans l’affaire Ile de Las Palmas ou affaire du Lotus). La Convention de Chicago de 1944, dans son article 1er, dispose que les Etats contractants reconnaissent que chaque Etat jouit de la souveraineté sur l’espace atmosphérique au dessus de son territoire. Ainsi, la violation de l’espace aérien par un aéronef étranger autorise la victime à l’intercepter et à exiger son atterrissage. S’agissant d’aéronef d’Etat, l’Etat illégalement survolé peut prendre des mesures de riposte radicale allant jusqu’à la destruction après des sommations restées vaines. L’Etat en question est légalement fondé à réagir par tous les moyens à l’encontre de l’aéronef intrus qui engage la responsabilité de l’Etat auquel il appartient. A titre d’exemple, la Republic Of China Air Forcelx (ROCAF) taïwanaise qui effectuera de 1955 à 1968, 838 missions au dessus de la Chine Populaire perdra dans ce cadre 142 pilotes. Quant aux Etats-Unis, ils saisiront dans les années 50, à plusieurs reprises la CIJ au sujet d’incidents impliquant des avions, intervenus avec l’URSS, les 7 octobre 1952, 10 mars 1953, 4 septembre et 7 novembre 1954. Ils contesteront alors le droit souverain de l’URSS à intercepter au dessus de son propre territoire, des avions américains.

 

La ZEA imposée à la Yougoslavie

Shanahan note que la seule ZEA comparable à celles d’Iraq est celle qui a été imposée au dessus de la Bosnie – Herzégovine, en octobre 1992 dans le cadre de l’opération « Deny Fligth » en vertu des résolutions 781 (1992) et 816 ( 1993) par le Conseil de sécurité puis intégrée à l’opération de l’OTAN en décembre 1995, « Joint Endeavor ». Tirant les leçons de l’espèce iraquienne, l’instauration de cette ZEA repose sur une base juridique, qui est explicite. La résolution 781 du 9 octobre 1992 dispose que « l’établissement d’une interdiction des vols militaires dans l’espace aérien de la Bosnie Herzégovine constitue un élément essentiel de la sécurité de l’acheminement de l’aide humanitaire dans le pays et une mesure décisive pour la cessation des hostilités ». Le 31 mars 1993, le Conseil de sécurité par sa résolution 816, se déclare préoccupé par les violations répétées de l’espace aérien bosniaque. Faisant référence au chapitre VII de la Charte, il autorise les Etats à titre national, ou encore dans le cadre d’organisations à prendre toutes les mesures, sous son autorité, pour assurer l’interdiction de vol, 7 jours après l’adoption de la résolution. Le Conseil de sécurité se défausse ainsi sur l’OTAN. Or, Monique Chemiller – Gendreaul xi note que « le Conseil de sécurité n’a en aucune manière la possibilité de déléguer à qui que ce soit le droit de faire la guerre. Nous sommes depuis 1990 devant des violations répétées de la lettre et de l’esprit de la Charte. La sécurité collective doit être exercée collectivement d’un bout à l’autre pour régler une situation de rupture de la paix ou de menace contre la paix ».

 

L’OTAN et 11 de ses membres (Allemagne, Belgique, Canada, Danemark, États-Unis, Grèce, Italie, Norvège, Pays Bas, Portugal, Turquie), sans oublier la France sont en charge de faire respecter ces deux résolutions. Une cinquantaine d’appareils participe à son implémentation. Ils seront jusqu’à 200 et effectueront de 1993 à 1995, 100 000 sorties aériennes. Le 28 février 1994, ils abattront quatre avions de combat qui violaient la ZEA. L'Alliance connaît là le premier engagement militaire de son histoire. Entre avril 1993 et janvier 1994, 650 violationslxii de la ZEA notamment par des hélicoptères sont comptabilisées. D’août à septembre 1995, des bombardements aériens ont lieu contre les forces serbes. Le 14 décembre 1995, un Accord cadre général pour la paix est signé à Paris. Il ne s’agit là que d’un répit. Comme l’Iraq en 1998, la Yougoslavie sera l’objet d’une campagne de bombardements en 1999.

 

Conclusion

La ZEA préconisée en Libye par les Etats-Unis et ses alliés n’a pas vocation à soulager le peuple libyen de son dictateur. Elle constitue un outil de spoliations des richesses naturelles du peuple libyen qui lui sera imposée en instrumentalisant la cause de l’actuelle révolution libyenne. Elle est aussi un message à l’ensemble du monde arabe : « vous pouvez vous révolter, mais nous garderons la mainmise sur le pétrole ». S’il en était autrement, une ZEA serait imposée à Israël au-dessus du Liban et de la Palestine occupée où chaque jour les Palestiniens subissent une oppression sans nom aussi terrible que celle de Kadhafi. Mais peut-être que dans son élan, le printemps des peuples arabes touchera le peuple israélien à son tour et qu’il dira non aux colonies, au militarisme et oui à la paix.

 

* Karim Lakjaâ

 

-Docteur en droit

-Membre de l’équipe REPONSE de l’Université de Reims

-Collaborateur occasionnel des Cahiers numériques de la défense nationale, de la Revue militaire suisse, de Damoclès(CDRPC) et du Quotidien d’Oran.

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Notes :

i S/PV.3105, 11 août 1992, page 34/35.

ii DENAUD Patrick, opus cité, page 120.

iii Idem, page 121.

iv Ibid, page 121.

v S/PV.2981, 3 avril 1991, page 83/85.

vi SHANAHAN John N. T., « No-Fly Zone Operations, Tactical Success and Strategic Failure », National Defense University, Institute for National Strategic Studies(INSS), 1er octobre 2002, [http://www.ndu.edu/inss/books/Books%20-%202000/essa/essastfn.html].

vii 13ème rapport du Comité de la défense, House of Commons, 26 juillet 2000.

viii S/PV.2978, 3 mars 1991, page 33/35.

ix HABIG Michel, « La question kurde », Rapport d’information n°2558, Assemblée nationale, 8 février 1996.

x HCR, « Minority Rights Group International, World Directory of Minorities and Indigenous Peoples - Iraq: Overview », avril 2008, [www.unhcr.org/refworld/docid/4954ce672.html [accessed 12 September 2009].

xi JEHL Douglas et BRODER John M., « Bush Announces No-Fly Zone over Southern Iraq », Los Angeles Times, 1er juin 1992, page 2.

xii CHARVIN Robert, « La doctrine américaine de la souveraineté limitée », Revue Algérienne des Sciences Juridiques, Economiques et Politiques, Volume XXVII, n°3, septembre 1989, pages 523 à 546. Voir également, Antoine GAZANO, « L’essentiel des relations internationales », Gualino, 2009. Cet auteur présente deux conceptions opposées de la souveraineté étatique : une vision absolutiste et une vision relativiste, page 104.

xiii S/PV.3105, 11 août 1992, page 39/40.

xiv PERRIN Jean-Pierre, « Les Etats-Unis tempêtent contre l’offensive iraquienne au Kurdistan », Libération, 4 septembre 1996.

xv DEPTULA David A., « Air Exclusion Zones: An Instrument of Engagement for a New Area », Conférence devant la Royal Australian Air Force, 2000. [www.raaf.gouv.au].

xvi 13ème rapport du Comité de la défense, House of Commons, 26 juillet 2000. Il est à souligner que des avions de la base 112 de Reims, spécialisés en reconnaissance tactique participeront à l’opération « South Watch ». L’auteur du présent article invité à la table du colonel de cette base, quelques jours après le 11 septembre 2001, déjeunera avec un pilote portant sur sa combinaison l’écusson de cette opération. Un bref échange quant à ce sujet aura lieu avec ce pilote remarquant notre regard insistant sur cet emblème : «Monsieur Lakjaa, sachez que je ne suis pas un tueur».

xvii SILLIMAN Scott L., « The Iraqi Quagmire: Enforcing the Nof-Fly Zones », New England Law Review, Volume 36-4, 7 janvier 2003.

xviii MYERS Steven Lee, « In intense But Little-Noticed Figth, Allies Have Bombed Iraq All Year », le New York Times, 13 août 1999, page A1. Voir également DONNELLY John et GORVETT Jonathan, « Air Campagn Over Iraq Called Growing US Risk », Boston Globe, 1er novembre 1999, page A2.

xix LAMBROSCHINI Charles, « Saddam Hussein et la stratégie du pire », le Figaro, 10 avril 2002.

xx RICKS E., « Containing Iraq : A Forgotten War », Washington Post du 25 octobre 2000.

xxi PRADOS Alfred B. et KATZMAAN Kenneth, « Iraq – U.S. Confrontation », CRS Report, 27 février 2001; PRADOS Alfred, « Iraq: Former and Recent Military Confrontations With the United States », CRS Report, 16 octobre 2002.

xxii SCHNEIDER Harold, « Little by Little, Iraq Shows Signs of Economic Life », Washington Post, 17 mai 2002.

xxiii MYERS Steven Lee, opus cité. Cette argumentation vise à légitimer ces attaques. Or le principe « Ex injuria jus non oritur» s’applique à cette situation.

xxiv Un tel taux n’est virtuellement pas possible. Le taux d’attrition (accidents mécaniques) des avions américains entraîne automatiquement des pertes. Dans le cadre de la ZEA imposée de 1992 à 1995 au dessus de la Bosnie, un F16 et un Mirage ont été officiellement perdus.

xxv BENNIS Phyllis et HALLIDAY Denis, opus cité, page 43.

xxvi Confidential report prepared by UNOCHI/Baghdad, «Air Strikes in Iraq / reported Civilian Casulaties and Damages, 28 décembre 1998 – 31 décembre 1999 ».

xxvii UNOCHI/Baghdad spokesman’s statement, 2 mars 1999.

xxviii VON SPONECK H.C, opus cité, page 24.

xxix Idem, page 81.

xxx Les règles d’engagement déterminent les conditions dans lesquelles les pilotes sont autorisés à tirer.

xxxi « Extension des règles d’engagement américaines en Iraq », le Monde, 28 janvier 1999.

xxxii DENAUD Patrick, opus cité, pages 120 à 121.

xxxiii TAYLOR Richard Norton, « Britain and US step up boming in Iraq », The Guardian,4 décembre 2002.

xxxiv MOTZ Kelly et RICHIE Jordan, « Technology Two Timing », The Asian Wall Street Journal, 19 mars 2001.

xxxv « Les trésors des musés iraquiens mis à sac » Corriere della Sera, Courrier international,n° 384, 12 – 18 mars 1998, page 27.

xxxvi MYERS Steven Lee, opus cité.

xxxvii PRADOS Alfred B. et KATZMAAN Kenneth, opus cité, 27 février 2001.

xxxviii VON SPONECK H.C, opus cité, page 207.

xxxix « US Defends Air Strikes in Iraq’s No-Fly-Zones », Washington Post, 17 juin 2000.

xl S/PV.4152, 8 juin 2000, page 4.

xli S/PV.4152, opus cité.

xlii DEPTULA David A., opus cité.

xliii Pope Nicole, « Ankara: bon gré mal gré…», Le Monde, 20 janvier 1993.

xliv ZUNES Stephan, « Iraq Bombings: Foreign Policy by Catharsis », Global Affairs Commentary,février 2001. [www.foreignpolicy-infocus.org]. Voir également ZUNES Stephan, « The Abuse of the No-Fly Zones as an Excuses for War », Foreign Policy in Focus,6 décembre 2002.

xlv MACASKILL Ewen et WARD Lucy, « Annan clashes with US over No-Fly violations », the Guardian,20 novembre 2002.

xlvi DENAUD Patrick, opus cité, page 122.

xlvii CHIPAUX Françoise, « Les rancoeurs de Bagdad »,Le Monde, 20 janvier 1993.

xlviii VON SPONECK H.C, opus cité page 142.

xlix Idem, pages 208 et 209.

l S/PV.4007, 14 février 2003, page 11.

li S/PV.4336, 28 juin 2001, page 2.

lii VON SPONECK H.C, opus cité, page 209.

liii WERY Michel, opus cité.

liv PAYE Olivier, Sauve qui veut ? Le droit international face aux crises humanitaires, Bruxelles, Bruylant 1996.

lv VON SPONECK H.C, opus cité, page 220.

lvi Idem, page 221.

lvii FIDH, décembre 2001, opus cité, page 7.

lviii Voir « L’espace aérien », in SINKONDO Marcel, « Droit international public », opus cité, pages 118 à 122 ; « Le territoire aérien de l’Etat », idem, pages 252 à 253.

lix FAUCHILLE P, « Le domaine aérien et le régime juridique des aérostats » RGDIP, 1901, pages 414 à 485. Du même auteur, « La circulation aérienne et les droits de l’Etat en temps de paix », RGDIP, 1910, page 52 à 62. RICHARDS E.H., « Souvereignty of the air », Oxford 1912 ; JENNINGS R.Y., « Some aspects of the international law of the air», RCADI, 1949, Tome 75.2, pages 509 à 590; DE LA ROCHERE Dutheil, « L’affaire de l’accident du Boeing 747 de Koerean Air Lines », AFDI, 1983, pages 748 à 772.

lx HENROTIN Joseph, « Les ailes du dragon, la Republic Of China Air Force face à la Chine », Défense et Sécurité Internationale (DSI), n°34, février 2008, page 57.

lxi Monique CHEMILLIER - GENDREAU, courriel reçu par l’auteur du présent article, en date du jeudi 24 octobre 2002, dans le cadre du Comité contre la guerre en Iraq, intitulé « Complément à l’article « Iraq : le système Rambouillet ».

lxii PRESTON Julia, « Violations Soaring in No-Fly Zone », Washington Post, 15 January 1994, A16:1; MCLLMAIL Thimothy P., « No-fly zones: the imposition and enforcement of air exclusion regimes over Bosnia and Iraq », Loyola of Los Angeles International and Comparative Law Journal, 17(1) novembre 1994; SANGUINETTI Antoine, « Faux-fuyants européens en Bosnie », Le Monde Diplomatique, janvier 1995. Voir également « La vérification sous tous ses aspects, y compris le rôle de l’Organisation des Nations Unies dans le domaine de la vérification », A/50/377, 22 septembre 1995. Dans ce rapport au Secrétaire général, est évoquée en page 58, § 163, la création d’une ZEA par le Conseil de sécurité en Yougoslavie et son fonctionnement.

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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 10:58

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Si les premières manifestations de la « Révolte arabe » ont surpris les médias occidentaux qui n'ont pas vu venir l'événement malgré, par exemple, la multiplication des conflits sociaux durs en Egypte au cours de l'année 2010 et les réactions positives de la « rue égyptienne » envers les militants de la marche internationale sur Gaza bloquée par les autorités, ils se sont ensuite en partie rattrapés en rapportant assez fidèlement l'évolution des événements en Tunisie puis en Egypte. Force est de constater en revanche l'échec de ceux qui ont dès lors voulu prévoir un enchaînement mécanique des « révolutions » dans tous les pays arabes. Les informations se sont faites assez floues à propos des événements dans l'émirat o combien stratégique de Bahrein et les autres pays du Golfe arabo-persique, et très partielles, voire partiales, en ce qui concerne le conflit qui divise la Libye. Nous avons par ailleurs peu d'analyses tentant d'apporter une réponse à la question de savoir pourquoi tel pays est atteint par la vague de fond et tel autre ne l'est pas, ou moins. Parmi les pays stratégiquement importants, l'Algérie, où d'aucuns prévoyaient une vague révolutionnaire imminente qui ne s'est pas produite pour le moment. Ce qui nécessite des explications.

Chose à laquelle nous allons tenter d'apporter des élements de réponse, en profitant de l'occasion qui s'est offerte d'une visite dans ce pays.

La Rédaction                                                                                                                                                            


Algérie, Europe, Révoltes arabes

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Récit de voyage

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Mars 2011

 

 Bruno Drweski

 

Je reviens d'une semaine passée en Algérie, fin février 2011, loin, loin, dans le Sahara, au milieux d'amis avec qui j'ai conversé le soir dans leurs grands salons, « au son » de la Télévision, branchée en alternance sur Al Jazeera, Al Manar, la TV syrienne, la TV iranienne, la TV de la Jamahiriya libyenne, la TV algérienne, CNN arabe, BBC arabe, France 24, CCTV arabe, Russia today arabe, etc, etc, etc ... Un pluralisme inimaginable dans nos contrées "pluralistes"... On a beaucoup parlé de Twitter et de Facebook à propos des révoltes arabes, mais, avant cela, le cercle des pays de langue et de culture arabes a eu cette opportunité d'avoir, à côté de dictatures vermoulues et sans plus d'idéologies, la possibilité quasi-unique sur toute la planète d'accéder à une pluralité d'informations incomparable avec ce que nous connaissons ailleurs, sauf peut-être dans une certaine mesure en Amérique latine.

 

Donc, même si le « monde arabe » lit dramatiquement peu aujourd'hui, il n'en est pas moins paradoxalement beaucoup mieux informé que les « opinions publiques » occidentales. Une des raisons sans doute qui explique d'ailleurs les campagnes islamophobes à répétition lancées par ceux qui, bien qu'encore puissants, voient leur monde s'effriter, alors que des flux d'informations et d'idées « dangereuses» affluent grâce à la langue arabe jusque dans « leurs » banlieues. J'ai donc pu avoir en Algérie de nombreuses discussions qui seraient inimaginables dans nos contrées « tempérées ». Avec des interlocuteurs reliés en plus à internet, youtube, facebook. Petits entrepreneurs, boutiquiers, universitaires, fellah, gendarmes, imams, militants d'opposition, employés de l'administration, laïcs, religieux, liés par dessus leurs conditions par des liens d'amitié, de fraternité, de génération, de formation, de famille, de tribus, etc, etc, etc ...Le courant est passé. Dans les salons et dans le désert, en mangeant le mouton et en buvant du thé à la menthe du Sahra (thé made in the PR of China) ... L'Algérie, un pays où la plus grande « communauté immigrée » ce sont désormais les ...Chinois. Autre élément qui contribue à « désoccidentaliser » ce pays.

 

Quelques réflexions pour lesdits « citoyens » de l'Union européenne

Un « citoyen » de l'Union européenne s'étonnera, en débarquant en Algérie, de constater que l'Algérie est « si calme » par rapport aux autres capitales arabes. Mais il devrait d'abord s'étonner de découvrir que certains problèmes qu'il croyait circonscrit à la rive nord de la Méditerrannée et insolubles pour le moment, trouvent des solutions ….sur la rive Sud.

 

1/ La question des retraites : L'Algérie, « comme tout le monde », prévoyait jusqu'à il y a quelques mois de repousser l'age de la retraite fixée actuellement à 32 ans de service, à l'age de 62 ans, voire plus, en raison des « contraintes », de « réalités incontournables », du « réalisme », de la « mondialisation », ...etc, etc, etc ...bref, des « conseils » du FMI (sous la présidence du socialiste Dominique Strauss-Kahn, faut-il le rappeler, celui là même qui bénissait il y encore si peu de temps le président tunisien Ben Ali, tout en soutenant vigoureusement son rapprochement avec Kaddafi 1). Bref, à Alger comme à Paris ou à Bruxelles, c'était la même chanson que nous fredonnaient les cercles « responsables » : Travaillez plus pour avoir moins. Et, soudainement, cette Algérie là a fait machine arrière fin février 2011 devant des menaces de manifestation sur le sujet. Le gouvernement a déclaré que la retraite serait maintenue à 32 ans de services et qu'elle ne bougerait pas, preuve que c'est possible ! ...Leçon que devraient méditer les Français, en particulier les militants syndicaux, qui ont battu le pavé en France pendant plusieurs mois, par millions, sans résultats.

...Première question à poser : Pourquoi ?

 

D'autant plus que, en prime, le gouvernement algérien a confirmé à l'occasion le maintien d'une loi relativement récente sur la préretraite (et qui était pourtant dénoncée il y a encore peu par les cercles « responsables » comme étant déjà « archaïque »), loi qui permet à un salarié algérien de quitter son emploi après un nombre d'années de travail variant selon les secteurs pour bénéficier immédiatement d'une préretraite calculée à partir des annuités effectuées ...Loi qui a été adoptée pour permettre de faciliter l'accès à l'emploi des jeunes chômeurs.

 

2/ La question de la réforme de l'éducation supérieure Licence-Master-Doctorat (LMD) : Adoptée il y a quelques années en Algérie, comme dans tous les pays de l'UE et une vingtaine d'autres pays du monde, sur les « conseils » de l'Union européenne et du FMI, la loi LMD, dans le cas algérien, a quand même prévu que, pour une période d'essai, les étudiants pourraient choisir entre le nouveau système et l'ancien système maîtrise-DEA-doctorat, semblable à l'ancien système français. Mesure de précaution rendue possible par le fait que l'Algérie, à la différence des membres de l'UE ou des Etats trop associés à l'UE comme la Tunisie, garde une certaine marge de manoeuvre.

 

...Mais les pressions « internationales », supranationales devrait-on plutôt dire, du FMI et de l'UE, ont fait que les étudiants de la filière LMD furent rapidement favorisés par rapport à ceux de la filière « traditionnelle » ...en dépit de leurs résistances et de la mobilisation sur ce sujet du Parti des travailleurs algériens (le plus grand parti trotskyste (lambertiste) au monde avec une représentation parlementaire de 26 députés sur 389) ...Et du fait que les entrepreneurs algériens (en général de PME-PMI) préfèrent le plus souvent embaucher des étudiants issus de la filière « traditionnelle » qui, à leurs yeux, sont jugés comme étant mieux formés. Bref, malgré les résistances, dans les faits, la filière LMD semblait en passe de s'imposer, par « réalisme », comme partout ailleurs dans le monde ...jusqu'à la fin du mois de février 2011 lorsque, après seulement trois jours de grèves et de blocage des universités par les étudiants de la filière « traditionnelle », le gouvernement a fait machine arrière et accepté les exigences des manifestants d'égaliser dans les faits les deux systèmes. Pourquoi ? Voilà la seconde question à poser.

 

Et, depuis cette décision, ce sont les étudiants de la filière LMD qui protestent car ils se sentent floués pour avoir choisi une filière conseillée, et déconsidérée.

 

3/ La question du pourquoi des mesures sociales prises actuellement: Partout en Algérie comme dans tous les pays arabes, ce n'est en ce moment qu'augmentations de salaires, mesures sociales favorables aux démunis, constructions de logements, grands chantiers de chemins de fer, de routes, etc. Le gouvernement vient fin février d'introduire une loi prévoyant que tout citoyen souhaitant lancer sa propre entreprise (particulièrement les femmes au foyers) pourrait recevoir un prêt pouvant atteindre l'équivalent de 100 000 euros, à taux 0% ! Voilà qui pourrait réconcilier et les partisans de la sensibilité socialiste avec ceux de sensibilité islamiste (puisque le socialisme condamne le capitalisme et l'islam le crédit à taux usuraire). Pourquoi est-ce possible ? Voilà la troisième question à poser.

 

Toutes ces questions sont d'autant plus pertinentes que, il y a peu, de ce côté-ci de la Méditerrannée comme de ce côté-là, c'était le même discours qui était entendu : « l'Etat ne peut pas tout faire », « Soyez responsables », « Soyez patients », « Il y a la mondialisation », « Il y a la crise mondiale », « Il y a la démographie », etc. Mais, entretemps, sur la rive Sud, le vent de la révolte a balayé les pays arabes depuis que Mohammed Tarek Bouazizi a enflammé par son sacrifice ses compatriotes. Les questions que nous avons posées poussent donc surtout à réfléchir non pas tant sur l'Algérie, non pas tant même sur les révolutions arabes, mais véritablement sur le centre du problème qui a donné naissance à ces révoltes, sur les fondements de la machine à uniformiser le monde. Car, si l'on examine bien les choses, les révolutions arabes sont avant tout l'effet de toute cette machinerie. Ce que ceux qui écoutent la rue arabe ont entendu, tandis que les autres, médiocrates compris, se sont focalisés sur les slogans « Ben ali, Moubarrak, Kaddafi, etc, etc, etc, Dégage ! ». En se concentrant sur le symptôme et non pas sur la cause de la maladie. Alors même que la plupart des slogans répétés lors des manifestations, des grèves, des combats parlaient de dignité, de souveraineté populaire et d'impérialisme. Et ce d'autant plus que ce sont les hymnes nationaux et les drapeaux nationaux qui ont accompagné ces révoltes, au moment où le discours dominant la planète parle de la disparition des nations et de la nécessaire « régionalisation » à l'heure de la globalisation.

 

Dans le cas du monde arabe, ce phénomène prend toute son ampleur si l'on prend en compte que la dimension tunisienne, égyptienne, yéménite, bahreinie, libyenne, irakienne, palestinienne, etc ...se cristallise dans le cadre d'une non moins réelle unité linguistique et culturelle arabe. Chose inexistante à ce degré en Europe. Les Arabes donnent donc au monde « globalisé » une étonnante leçon « d'inter /-/ nationalisme », terme qu'il faudra peut-être réapprendre dans son sens premier d'émulation entre nations souveraines et s'influençant mutuellement dans la liberté. La fierté arabe peut aujourd'hui bien se décliner car elle repose d'abord, par exemple dans le cas égyptien, sur une fierté égyptienne renaissante. L'unité linguistique réelle du monde arabe a permis la circulation d'informations et d'idées à une échelle incomparable sur la planète, à l'exception peut-être du monde ibéro-américain, mais cette mobilisation, pour devenir réalité, a dû d'abord prendre racine dans le terroir national. Une dialectique entre peuple (Kawm) et communauté (Oumma)2.

 

C'est aussi ce qui explique que la dimension religieuse « pan-islamique » n'est ni absente ni omniprésente dans ces révolutions. Simplement, et n'en déplaise aux théoriciens du « clash des civilisations » et aux idéologues de « la guerre contre la terreur », cette dimension n'a pas à être systématiquement mise de l'avant puisqu'elle constitue une strate « naturelle » de ces sociétés qui recherchent avant tout l'unité pour le changement. Ce qui explique pourquoi la grande prière musulmane du Vendredi sur la place Tahrir qui a suivi la chute de Moubarrak a été précédée par des prières chrétiennes. Elle a vu plusieurs millions de fidèles musulmans (mais aussi chrétiens) écouter la prêche du prédicateur égyptien rentré d'exil Yusef Al Qaradawi, celui-là même qui est souvent jugé « intégriste » par les médias occidentaux. Mais il est vrai que ses appels ne pouvaient pas ne pas faire frémir les promoteurs des conflits de civilisations puisque, non seulement il a appelé à l'unité des luttes nationales jusqu'à l'élimination des fondements des dictatures en bânissant les clivages religieux, mais aussi ...à ouvrir ensemble le chemin de Jérusalem. Fragment de la prêche que les commentateurs occidentaux ont préféré taire. Et que tous les Arabes, tous les musulmans mais aussi tous les chrétiens, religieux comme « laïcs », ont bien entendu en revanche.

 

Bref, dans ce contexte à la fois « national », pan-arabe et pan-islamique mais « oecuménique », une question se pose concernant l'Algérie :

 

Pourquoi la révolution en Algérie n'a pas encore (?) éclaté ?

Beaucoup d'analystes reprenant la théorie des dominos, qui eut son heure de gloire en Indochine post-coloniale puis dans le bloc soviétique finissant, l'appliquent désormais mécaniquement de la Tunisie à la Libye en passant par l'Egypte et Bahrein, sans comprendre pourquoi ici ou là quelques pays semblent épargnés par ce vent de révolte. l'Algérie ou la Syrie entre autres3. Si l'on écoute la rue algérienne en revanche, on comprend mieux la « spécificité » algérienne ...Avec sa gouaille et son humour, il faut savoir l'écouter.

 

Voilà donc, en résumé, ce que l'on entend dans ce pays traversé depuis de nombreuses années par des incessantes vagues d'émeutes de jeunes, et qui, a priori donc, aurait pu basculer plus tôt que les autres dans la révolte, puisque l'Algérien ignore la peur depuis longtemps et manifeste une grande fatigue devant le « système » dans lequel il doit vivre, et pourtant...

 

Voilà, tel que résumé ici, ce que l'Algérien lambda aura tendance à répondre si on lui demande, à lui qui s'enthousiasme en regardant le petit écran les événements qui enflamment les pays voisins, pourquoi lui même, qui ne fait que dénigrer le « système » dans lequel il vit, pourquoi il ne fait pas la révolution chez lui : Cet Algérien dira en général : « Nous ne ferons pas la révolution ICI et MAINTENANT parce que » :

 

- depuis plus de 30 ans nous n'avons plus de présidents (ou de rois) dictateurs à renverser comme chez les voisins, nous avons comme chez eux maintenant un président potiche, plutôt sympathique même,

 

- depuis 30 ans, nous avons un gouvernement sous surveillance des militaires, ...comme maintenant chez nos voisins qui ont renversé leurs dictateurs,

 

- nous avons déjà fait notre place Tahrir en octobre 1988, les autres Arabes viennent de refaire la leçon que nous avons apprise à l'époque,

 

- nous avons le pluralisme politique, 21 partis légaux, une presse libre et souvent même acerbe, une opposition légale (mais souvent jugée stérile et stupide), ce que les autres Arabes viennent seulement d'obtenir,

 

- nous avons un peuple jeune, plein d'énergie et d'imagination, libre dans sa tête, comme les autres Arabes, mais eux ils viennent de le découvrir, nous, nous le savons depuis 30 ans,

 

- les manifestations algériennes des dernières semaines sont dans une large mesure organisées par des petites chapelles politiciennes qui sont tout aussi systémiques ...qu'elles sont d'opposition : « blanc bonnet bonnet blanc ». Surtout à cause du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), arabophobe, ethniciste, berbériste, régionaliste, islamophobe, réactionnaire, pro-impérialiste, éradicateur. Et qui, alors qu'il prônait une Algérie désarabisée, veut soudain se mettre tout d'un coup au diapason des révolutions arabes. RCD qui accueille désormais dans ses manifestations et l'ancien premier ministre Ahmed Benbitour, consultant du FMI et de la Banque mondiale, et Ali Belhadj, l'ancien leader du Front islamique du salût (FIS), « l'ultra-islamiste » tout aussi rejeté que le RCD. En particulier par la jeunesse algérienne. Car les révolutions arabes sont avant tout le fait d'une jeunesse qui souhaite la fin du règne des chefs d'un autre âge, au pouvoir mais aussi dans l'opposition. Autrement dit, les organisateurs des manifestations actuelles en Algérie sont en grande partie des hommes considérés comme les résidus des deux côtés de la décennie noire et qui tentent de retrouver le chemin de la « rue arabe » ...arabité, qu'ils ignoraient, les uns au nom d'une berbérité pourtant désagrégée par la modernité et l'urbanisation, les autres au nom d'un islamisme strictement réactif face à la modernité, et qui n'a donc pas grand chose à voir avec l'islam. Chefs autoproclamés qui refusent en fait et l'islam et le socialisme, les uns lorgnant de fait via Riad vers Washington et Tel Aviv, et les autres via Paris, vers Washington et Tel Aviv. Comme d'ailleurs les gouvernements en place qui se sont succédés depuis la mort (l'assassinat ?) de Houari Boumedienne.

 

Une Algérie prête à dépasser l'étape actuelle de mûrissement des sociétés arabes

l'Algérie est de l'avis de ses habitants un pays étrange où, dans le camp gouvernemental, on retrouve des anciens éradicateurs « ultra-laïcistes », des islamistes « modérés », avec « au centre » des « nationalistes » assez compromis. On y trouve des généraux accueillant des dignitaires des armées US ou françaises et leurs services de renseignement, et même une base plus ou moins secrète de l'US army au Sahara4. Un pays où, dans l'opposition, on retrouve, de même, des anciens chantres de l'éradication usés, aux côtés d'anciens « islamistes » plutôt fatigués. Un pays où, dans la capitale comme à Oran, dans une même rue des beaux quartiers ont « fleuri » depuis la « libéralisation » des années 1980 et des années noires de la décennie 1990, de très grandes villas appartenant à des généraux ultra-laïcistes apparemment assagis, ou à des anciens du « terroristes islamistes » « pardonnés » ...Et un cortège de plus de 100 000 morts dont on ne sait plus qui les a assassinés, qui a manipulé, qui la peur de « l'islamisme », qui la haine de « l'Occident impie »5.

 

Ce panorama intériorisé par « le petit peuple » algérien, de Bab el Oued aux oasis du Sahara, permet de croire à beaucoup que, dès le début, « laïcs » et « islamistes » n'étaient que des noms de code pour un même système de clans qui ne rivalisaient que pour mieux se partager les richesses nationales à privatiser dans un gigantesque hold-up national, facilité par le climat de terreur et de meurtres qui a régné au cours d'une « fausse guerre civile » mais d'une « vraie prise de possession des biens publics » Et dont certains font même remonter la source à la fin de la guerre de libération nationale6.

 

Les « vrais islamistes » (les vrais musulmans) et les « vrais laïcs » viennent semble-t-il tous deux de comprendre qu'ils ont été les jouets de manipulateurs d'idéologie. Bref, les Algériens sont ...très contents car :

 

- les Arabes ont tous retrouvé leur honneur quelque part sur le chemin reliant la petite bourgade tunisienne de Sidi Bouzid à la grande place de la Libération (Tahrir) de la métropole égyptienne et arabe du Caire (« La Victorieuse » - Al Kahira).

 

- les révolutions arabes font donc que, sans avoir à sortir en masse dans la rue, les pouvoirs algériens reculent depuis quelques semaines devant toutes les revendications populaires (LMD, retraites, etc.). J'ai même été moi même témoin d'une scène à l'entrée du marché de Bechar où un petit vendeur de tomates avait placé son stand « sauvage » à l'entrée du marché couvert réglementé. Visiblement sans payer le droit d'accès, ce qui explique pourquoi le policier lui demandait gentiment de partir. Les policiers algériens ont un comportement assez débonnaire qui tranche avec celui qu'on a pu voir dans plusieurs dictatures arabes. Le petit marchant, pas décontenancé, refusait d'entendre le flic qui finalement fit appel par radio à un officier qui vint avec plusieurs de ses hommes parlementer avec le petit marchand. Celui-ci n'en continua pas moins à vociférer, argumentant qu'avec le « système » en place, il n'avait pas de quoi payer le marché ...Après quoi, silence, et l'officier dit à ses hommes : « Bon ! On s'en va ! », laissant le petit marchant vendre ses tomates. Comportement qui rendait très fiers mes amis algériens qui considèrent que, depuis quelques semaines, on pouvait tout obtenir pour peu qu'on l'exigea avec un minimum de fermeté et qu'une telle situation qui permet à la peur d'atteindre les sommets de l'Etat est bonne pour l'équilibre d'un pays. Leçon à méditer sur la rive nord de la Méditerrannée, après les manifestations que nous avons connues au cours de l'année 2010 en Grèce, en Espagne, au Portugal, en France, en Italie, en Irlande, en Grande-Bretagne, etc.

 

Ce qui n'empêche de constater que dans un pays comme l'Algérie regorgeant de pétrole et de gaz, au potentiel minier et agricole impressionnant, le désespoir reste grand. Il suffit de compter le rythme des immolations qui ont suivi celle de Bouazizi. Le peuple algérien n'a cependant dans sa masse plus à descendre dans la rue, les autres Arabes « font le boulot » pour lui.

 

Attendre la Révolution ?

Si quasiment tous les Algériens critiquent « le système », y compris souvent les petits flics et les petits gendarmes, pourquoi n'y a-t-il donc pas encore de révolution dans un pays qui a pourtant connu et la longue guerre de libération nationale et les grandes mobilisations populaires qui ont succédé au démantèlement du « socialisme arabe » ?

 

On est tenté de répondre, même si les phénomènes de masse laissent toujours une zone inconnue : Parce que tous les Arabes sont depuis Bouazizi tous réunis (enfin !) au même niveau de conscience, et que l'alignement des rangs, un peu comme au début de la prière musulmane, prend un certain temps. La révolution générale, prochaine étape donc ?

 

Peut-être, si, ensemble, dans toutes les sociétés arabes, on n'aura nulle part plus à faire céder tel dictateur ou tel autre, on n'aura plus à lutter pour avoir une presse libre et une opposition, comme c'est déjà le cas en Algérie depuis 30 ans, ce que tous les Arabes sont en train d'obtenir, pays par pays. Alignement des rangs qui leur permettra peut-être de découvrir que ce ne sont pas les politiciens professionnels, au pouvoir ou dans l'opposition, qui permettent de régler les problèmes. Quand ils pourront s'attaquer donc, « tous ensemble », au coeur du système, c'est-à-dire au complexe militaro-policier et surtout, à ceux qui sont réellement derrière lui, au niveau mondial, et qui ont pour nom FMI, Banque mondiale, Wall street, Bilderberg, Davos, paradis off-shore et leurs bras policier, l'OTAN avec ses réseaux « informels » de prisons secrètes de la CIA délocalisées, pour le moment toujours abritées chez tel ou tel dictateur, éjectable lorsqu'il a cessé d'être utile et devient trop compromettant 7.

 

Voilà ce que tous les Arabes semblent avoir compris et voilà le message qu'ils ont envoyé au monde entier. Là, quand tous les rangs seront alignés, les Algériens descendront peut-être dans la rue ou feront la grève générale8. Ils savent que l'ennemi c'est « le système », comme on dit là-bas, car, y compris le plus petit marchand ambulant, parle du « système ». Et, à la différence d'un dictateur, un système ne « dégage » pas, il s'effondre sous les coups de boutoir du peuple mobilisé et on le remplace alors par autre chose. Pour le moment, vu d'Algérie, tout est imbriqué : Algérie, monde arabe, Union européenne, espace Schengen, mondialisation, impérialisme US, etc. Voilà pourquoi les Arabes sont, en terme de conscience politique, en avance sur ceux qu'on appelle en bloc les « Européens » ou « les Occidentaux », ignorant bien souvent leurs spécificités. Mais de ce côté-ci de la Méditerrannée, la révolte gronde aussi, en Grèce, au Portugal, en Italie, en France, en Espagne, en Irlande, etc. Elle est toutefois déjà en train d'aboutir à des résultats, ...en Islande.

A méditer.

 

Suite donc au prochain épisode.

 

EN GUISE DE POST-SCRIPTUM

 

Revenu d'Algérie, après avoir écris les impressions livrées plus haut, le hasard, ou « mektoub » (le destin), me mit entre les mains un journal9français où je retrouvais de larges extraits d'un éditorial de Louisa Hanoun, dirigeante du Parti des travailleurs algériens, députée à « l'Assemblée nationale populaire de la République algérienne démocratique et populaire ». Une figure de l'opposition dite responsable et qui, à sa façon, explique ce que j'ai essayé de décrire plus haut, à savoir pourquoi la Révolution algérienne, qui a commencé en 1954, doit être certes poursuivie, mais pas selon le schéma pris dans les pays voisins où la situation est différente. Cet éditorial datant du 10 février 2011, est paru dans l'organe de son parti, Fraternité. Dans la foulée des articles parus dans le numéro précédent, en particulier celui de la fin janvier 2011 : « Egypte – le serviteur de l'Amérique et d'Israël chassé par le peuple » et « Tunisie – Révolution et contre-révolution s'affrontent quotidiennement ». Louisa Hanoun pose cette fois la question : « Révolution orange' à Alger ? ». Texte dont certains longs fragments méritent à notre avis d'être reproduits, plus encore sans doute avec l'éclatement des événements de Libye et de Bahrein, deux points nodaux pour l'impérialisme :

 

« ...C'et précisément au moment où se joue le sort de l'Egypte, dont la révolution a ébranlé l'ordre impérialiste, que des apprentis sorciers et des aventuriers de tous bords, amis de l'impérialisme, se mettent en mouvement dans notre pays, sous couvert de 'changementdémocratique'.

 

La marche du 12 février à Alger, précédée par les délégations du RCD aux ambassades américaines et de France et à l'Union européenne pour leur demander d'exercer des pressions sur « le régime d'Alger », s'apparente à une tentative d'importer une révolution orange, c'est-à-dire, concoctée et financée par les centres impérialistes.

 

A l'opposé des peuples tunisien et égyptien qui ont rejeté les ingérences extérieures, le regroupement qui a appelé à manifester le 12 février à Alger ressemble terriblement au mouvement du 14 mars de Saad Hariri au Liban, piloté par David Welch, le responsable américain qui compte parmi les artisans du Nouveau Moyen Orient (NMO) américain.

 

Evidemment, et comme c'est le cas pour tous les mouvements au service de l'impérialisme qui se drapent de 'revendications démocratiques' déconnectées des aspirations sociales et surtout à toute référence à la souveraineté nationale, la 'Coordination nationale pour le changement démocratique' tente de jouer sur les mécontentements sociaux, réels au demeurant, pour les chevaucher et les détourner au service de l'impérialisme. Ce n'est donc pas surprenant que les décisions du Conseil des ministres, certes insuffisantes, mais comportant des mesures importantes sur le terrain des libertés, de l'emploi et du pouvoir d'achat, soient qualifiées de 'manoeuvres'par le RCD.

 

Le FMI contre le peuple algérein

En effet, les solutions nationales contrarient ses projets, sachant que son président n'a pas hésité à supplier le gouvernement américain de rééditer en Algérie, ce qu'il fait en Afghanistan pour instaurer la 'démocratie'(sic !), mais aussi ce qu'il a réalisé en Irak, jusqu'à l'exécution de Saddam, comparant les autorités algériennes au 'clan des Tikritis'.

 

Et ce n'est pas non plus un hasard que cette agitation coïncide avec la dernière note du FMI (le 5 février) qui appelle à stopper les augmentations salariales dans la fonction publique et toutes les dépenses publiques. Et de préciser que 'le climat des investissements pour les opérateurs étrangers' n'est pas attractif, car 'le gouvernement a pris, en 2008, une série de mesures non encourageantes'. Tout le monde l'aura compris, il s'agit des Lois de finances complémentaires (LFC) 2009 et 2010 et du plan de soutien à la relance économique injectant 250 milliards de dinars d'investissements publics dans l'industrie, l'agriculture, l'amélioration des salaires et pensions et les infrastructures de base. Est-il besoin de rappeler que le RCD a voté contre toutes ces décisions ?

 

D'ailleurs, parmi les « personnalités » qui ont adhéré à la marche, figure Ahmed Benbitour, l'ex chef du gouvernement, consultant du FMI et de la Banque mondiale !

 

Alors, considérant l'importance des enjeux qui sont au centre de l'opération du RCD, la décision du gouvernement de maintenir l'interdiction des marches dans la capitale – et qui remonte à juin 2001 -, une décision que les développements dans le pays rendent inexplicable et totalement anachronique, est source de confusion supplémentaire et dessert les intérêts de la nation, car elle l'expose aux pressions extérieures.

 

C'est pourquoi, le comité central du Parti des travailleurs algériens, à l'issue de sa deuxième session tenue les 29 et 30 janvier, réaffirme que '...le véritable changement démocratique, qui renoue avec la Révolution algérienne, passe par la convocation d'élections libres et démocratiques à une Assemblée constituante souveraine composée de députés contrôlables et révocables. ...Forte de la confiance du peuple, une telle assemblée aura la force d'élaborer une vraie réforme économique, créatrice de vrais emplois et de richesses, garante de l'avenir des générations futures, ce qui implique la rupture franche avec l'Union européenne, l'annulation des concessions à l'OMC, la restauration de la pleine souveraineté économique confirmant et approfondissant les conquêtes enregistrées dans les LFC 2009 et 2010 et les investissements publics. Elle aura la force de prononcer l'expropriation des fortunes mal acquises, jetant les bases d'une véritable lutte contre la corruption et la gabegie, la renationalisation des complexes et entreprises publiques économiques bradés ...l'abrogation de toutes les lois scélérates découlant du Plan d'ajustement structurel, de l'accord avec l'Union européenne et des exigences de l'OMC, réalisant une véritable réforme agraire...

...Le Comité central appelle à l'intensification de la campagne de signatures autour de la lettre au président de la République pour renforcer la mobilisation dans notre pays, dans le cadre de la souveraineté nationale, pour la satisfaction des revendications sociales des travailleurs, des jeunes, des retraités, des handicapés, notamment l'emploi et le pouvoir d'achat, impliquant une indemnité chômage à raison de 50% du SMIG, pour le levée des restrictions sur l'exercice des libertés démocratiques, l'ouverture des médias lourds aux débats, pour en finir avec les institutions héritées du système du parti unique et de la tragédie nationale.

...Dans cette perspective, le comité central appelle les militants, adhérent et sympathisants à constituer des comités populaires avec les signataires de la lettre au président de la République, les travailleurs, syndicalistes et jeunes pour, par le libre débat, inscrire leurs revendications, élargir la mobilisation pour leur réalisation par des solutions exclusivement nationales, algériennes. »

 

Si, entre autre facteur, la position du PT algérien contribue à expliquer, pour le moment du moins, l'échec des « manifestations du samedi » qui se succèdent en Algérie, ce qui soulève des critiques à son égard, elle n'en témoigne pas moins également, à sa façon, du degré de mécontentement répandu dans la société algérienne et des pistes pour en sortir, situation générale qui a par ailleurs abouti, début mars 2011, à la cassure de la « Coordination nationale pour le changement démocratique »10 où une fraction d'organisations, issues de la jeunesse, en particulier des jeunes chômeurs, a rompu avec le RCD et ses alliés au nom d'une véritable perspective révolutionnaire et populaire. Preuve que les thèmes débattus aujourd'hui en Algérie sont ceux-là mêmes qui agitent l'ensemble du monde arabe depuis la victoire des révoltes tunisienne et égyptienne. Ce que l'on peine parfois à comprendre sur la rive nord de la Méditerrannée, particulièrement dans certains milieux qui pourtant s'agitent, verbalement, et frénétiquement, chaque fois que le mot « révolution » est prononcé. Mais qui ont oublié quelques autres mots simples et au moins aussi fondamentaux, comme « peuple », « dignité », « indépendance », « souveraineté nationale », « sionisme », « impérialisme », « néocolonialisme », « non alignement », etc.

 

Donc, suite au prochain épisode …

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Notes :

1Voir : <>

2« Oumma » qui peut d'ailleurs indistinctement désigner la « communauté » arabe, la « communauté » culturelle arabo-islamique ou la « communauté » religieuse islamique. Et qui donc peut inclure des composantes non arabophones ou non islamiques au « noyau » désigné. Nuances polyphoniques qui échappent à beaucoup d'observateurs occidentaux.

3 Dans le cas syrien, il faut rappeler plusieurs éléments fondamentaux rarement pris en compte par les dénonciateurs de « toutes » les dictatures :

1°. La Syrie est le seul pays arabe a avoir mené depuis plusieurs années de façon conséquente une politique, tant extérieure qu'intérieure, certes criticable mais qui reste élaborée de façon indépendante par les dirigeants de Damas. Or, on ne doit jamais négliger dans l'ébullition qui traverse actuellement les pays arabes le facteur lié à l'humiliation d'avoir à subir des régimes dictatoriaux prenant leurs ordres à l'étranger et abritant souvent sur leur sol des troupes étrangères.

2°. Ce pays est coincé entre le Golan occupé militairement par Israël et l'Irak en guerre et toujours dans les faits occupé militairement par les USA.

3°. Ce pays voisine avec le Liban, pays marqué par un pluralisme politique réel qui donne cependant à de nombreux Syriens la vision d'une démocratie « clanique » et confessionnelle qui entâche l'attrait du « modèle occidental » importé autrefois par la France et aujourd'hui par les USA dans le monde arabe.

4°. Ce pays constitue une mosaïque de populations et de confessions qui a su jusqu'à présent éviter les tensions, ce que certains Syriens considèrent comme un acquis positif du régime autoritaire en place à Damas.

5° Ce pays est gouverné par une coalition de partis politiques accordant un rôle d'avant-garde au parti Baath qui a, jusqu'à présent, su résister à certaines syrènes au moins du libéralisme économique, et tenir compte de la nécessité de prendre en compte l'existence des classes populaires, à la différence des dictatures arabes qui, à partir des années 1970, ont toutes basculé dans la privatisation et « l'ouverture » économique tout azimut.

Tous ces élements doivent être pris en compte pour comprendre la spécificité syrienne, chose que l'on retrouve, à un degré sans doute moindre, également dans le cas algérien. Mais notons que le caractère dans une certaine mesure « socialiste » de la Libye n'a pas pour autant empêché ce pays sans grande unité de connaître la désagrégation. Pour la Syrie, voir : Le chemin de Damas – L'avenir d'un peuple, ouvrage collectif coordonné par Yves Vargas, Le temps des cerises, 2007, 227 p.

5Voir à ce sujet le controversé mais néanmoins troublant ouvrage de Lounis Aggoun présenté lors de cette conférence : < http://www.youtube.com/watch?v=hic3SoG36Zo&feature=related >

6 Idem

7Rappelons que les rapports du Conseil de l'Europe ont montré les liens existant entre les arrestations extra-judiciaires effectuées tant en Europe que dans les pays arabo-musulmans et les systèmes de répressions mis en place par les dictateurs arabes récemment renversés, au premier lieu desquels, le système égyptien. Voir : Rafaële Rivais, «  Prisons secrètes de la CIA : le Conseil de l'Europe accuse la Pologne et la Roumanie », Le Monde, 09 Juin 2007; < http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=12233 > ; < mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=18151 >; Rappelons aussi que, révolution ou pas, les milliers de prisonniers politiques égyptiens arrêtés à l'époque de Moubarrak sont toujours sous les verrous et que la frontière avec Gaza, bloquée sous Moubarrak à la demande de Tel aviv, n'a toujours pas été défintivement rouverte.

8 Pour le moment et depuis plusieurs années, les Algériens « maintiennent la pression » : émeutes quasi régulières et grèves « catégorielles » dont plus aucun média ne parle tellement c'est « quotidien », mais qui se terminent souvent sur des succès, comme la longue grève des enseignants du édbut de l'année 2010 pour les salaires.

9Informations ouvrières, n°137, 24 février- 2 mars 2011.

10Samir Larabi, Porte-parole du Comité national pour la défense des droits des chômeurs, « La CNCD doit intégrer les revendications des travailleurs et des jeunes », El Watan, 27 février 2011. Où l'auteur expliquait son mécontentement envers la tactique employée par le RCD et son chef, Saïd Sadi, et qui amena quelques jours plus tard à la cassure de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie.

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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 10:39

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Déconstruire la réalité dans laquelle nous nous débattons reste la tache jugée primordiale à l'heure où les espoirs mis dans la modernité restent en berne, tandis que les retours de traditionalismes ne rendent pas moins illusoires un impossible reflux vers la tradition, morte dans les faits, ce que ce texte tend à démontrer. Déconstruire donc aussi l'antimodernisme qui n'est qu'une réaction somme toute stérile et moderne contre un « progrès » qui a dors et déjà conquis la totalité de la planète et propulsé chaque être humain, riche ou pauvre, habitant du « centre » comme des « périphéries », dans ce mécanisme. Progrès qui peut certes souvent sembler illusoire, voire porteur de menaces encore plus grandes que celle expérimentées au cours des siècles précédent. Car pour le moment, c'est toujours un horizon bouché que nous avons en face de nous, et cet article peut contribuer à conserver cette impression de « no future ». Une impression ancrée aussi bien chez ceux qui sont les victimes du système dominant que chez ceux qui ont intérêt à ce qu'il continue à tourner en rond, à leur avantage immédiat et sans déboucher sur rien de qualitativement nouveau, en dépit des principes mêmes de la modernité.

Constatons néanmoins que, puisque cet article tend à démontrer que l'étude des traditions, les nostalgies pour les traditions, le désir de revenir aux traditions constituent en soi une caractéristique de l'esprit moderne désenchanté, et qu'on ne peut pas fuir la subjectivité liée au ici et maintenant, on ne peut pas chercher à voir dans cet article non plus une tentative d'analyser de façon « objective » et définitive les processus en cours. Car toute tentative de décrire « scientifiquement » la réalité, le passé comme le présent ou le futur, part toujours d'une situation vécue ici et maintenant, et pour laquelle nous voudrions trouver une explication, voire une justification. Décortiquer donc le processus historique et social de la modernité participe donc aussi d'une déconstruction des illusions qui ont pu l'accompagner. Un moment donc de déconstruction des discours aussi bien traditionalistes que modernistes ...ce qui ne vise pas à augurer avec certitude de ce que sera l'avenir. Mais, dans cette perspective, les anticipations pessimistes constituent un antidote contre de nouvelles illusions, en attendant de voir quel pourront être les différents possibles de ad-venir. Et si les grands mouvements d'espérances de la modernité se sont aujourd'hui arrêtés en rase campagne, on ne peut pas pour autant oublier que toutes les révolutions de l'histoire humaine ont connu des phases de stagnations et de reculs, voire d'éradication apparentes. Et puisque, comme le montre bien cet article, on ne revient jamais vraiment en arrière, on reste aussi en droit d'espérer que l'humanité qui a jusqu'à présent toujours trouvé les moyens de sortir des crises dans lesquelles elle s'est plongée, saura encore faire de même. Mais constatons d'abord, comme nous y pousse cet article, les résultats indéracinables créés par les processus de modernisation. Sans y chercher des réponses concernant les possibles de l'avenir.

La Rédaction

 

Tradition, modernisme et antimodernisme :

 

une très brève histoire spirituelle de l’Occident


-

Janvier 2011

 

Claude Karnoouh

 

« Tant que l’histoire ne sera pas racontée par les lions, celle-ci se dira toujours à la gloire des chasseurs »

Proverbe africain

 

« Longtemps avant que les bombardiers ne fondent sur nos têtes

Nos villes étaient déjà inhabitables.

Nul égout n’en pouvait évacuer l’ordure. »

Bertold Brecht*

 

Tradition, modernisme et antimodernisme, ce titre avancé ainsi, tout de go, relève d’un cliché contemporain répété ad nauseam par les sciences humaines tant il est évident que rares sont leurs textes où le problème de la tradition, de la vraie tradition, à tout le moins celle qui n’est pas à l’évidence l’innovation d’avant-hier et dont quelques rares bribes demeurent encore vivantes aux marges de notre monde globalisé, est abordé de front, ce qui ne veut pas dire de manière brutalement simpliste, mais bien au contraire dans sa complexité énigmatique. Toutefois, et en premier lieux, volens nolens, tous autant que nous sommes, participons peu ou prou de la modernité, personne ne peut échapper à sa détermination ; mieux encore, tous ou presque, au-delà de nos différences de langues, de coutumes parfois, et de nos intentions manifestes divergentes, sommes pensés par la modernité et vomis de ses entrailles. Dût-on en élaborer une critique radicale, cette modernité n’est pas étrangère à nous-mêmes, elle est nous-mêmes car, qu’on la désigne aujourd’hui de « postmoderne » ou de « modernité tardive », il n’y a plus présentement de position paradigmatique d’extériorité et d’intériorité à son égard comme d’aucun pouvait encore la percevoir au XIXe siècle, tant au sein de l’Europe rurale que lors des dernières expéditions qui achevaient la « découverte » de la planète commencée systématiquement au XVIe siècle avec celle de l’Amérique.

 

C’est, sur le long terme, une observation dénuée de moralisme ethnocentrique celle qui souligne le devenir de l’Occident en-soi, simultanément son apparence et son essence, sa forme et sa substance, son passé, son présent et son devenir comme prédestination à mondialiser son être-là comme monde mondialisé, c’est-à-dire son accomplissement historial à sa propre vérité : c’est exactement ce que Heidegger définit comme l’achèvement de la métaphysique et la généralisation du nihilisme dans le déploiement de l’essence de la Technique. Dès lors, il convient de remarquer que ceux qui tentent de s’opposer par la force (parfois avec courage) à cet irrésistible déploiement, dès lors qu’ils le font dans le champ que leur octroie cette même modernité, en détournant, dévoyant, retournant les concepts et les moyens que l’Occident met à leur disposition, sont happés par la Weltanschaaung de Occident et incapables d’interroger ce qui rend possible, hic et nunc, leur agir théorique et pratique. Souvent sans le penser, en le contestant, ils travaillent plus encore à son intensification. Ce qui révèle l’aporie abyssale de la problématique révolutionnaire, et donc du combat contre l’aliénation et pour l’émancipation. En effet, en quoi tel ou tel mouvement révolutionnaire qui affirme, au moins dans le discours, sa volonté de libération et d’émancipation, ne s’inscrirait-il pas, à son tour, dans le procès général de radicalisation des desseins de la modernité ? Nous y reviendrons au chapitre suivant.

 

Pour le moment contentons-nous de remarquer que même les interprétations conduites selon une herméneutique sérieuse, attentive aux discours de l’altérité, à ses pièges sémantiques relèvent, eux aussi, à leur façon, de la modernité en ce que ce type même de commentaire est un produit de l’historialité du socius occidental et des questions qu’elle soulève pour affiner, spécifier, affermir et sceller son irréductible singularité, son originalité inédite. En ses manifestations les plus anciennes comme en ses occurrences les plus actuelles, quelque chose de commun demeure essentiel au déploiement de la modernité, ce que Nietzsche frappa du sceau d’un mot : nihilisme. J’y reviendrai aussi. Or donc, pour éviter les embûches des faux débats sur la modernité, mieux vaut commencer par relever les diverses définitions de la tradition et tenter d’en montrer les apories sémantiques et les contradictions principielles lorsqu’elles sont mises à l’épreuve des faits, des événements, des mœurs, des rituels et des cultes dans un esprit dénué, autant que faire se peut, d’aveuglement moraliste et d’a priori idéologiques.

 

D’emblée, il convient de souligner qu’aujourd’hui, sous nos climats, le mot-référent « tradition » qui est simultanément un mot-valise, renvoie au passé, plus précisément à un passé dépassé, voire trépassé et mis en conserve dans les musées (1). Voici quelques décennies, avant la Seconde Guerre mondiale, cet état eût encore paru étrange à certaines sociétés humaines dites, et pour cause, archaïques. Pour elles le concept ou la notion de « tradition », conscientisés et thématisés comme tels, par l’usage du mot « tradition » ou d’un équivalent domestique s’y approchant, eût paru non seulement incongru, mais tout bonnement incompréhensible parce qu’impensable et impensé, et donc sans présence linguistique d’un mot-notion ou mot-concept pour l’énoncer. En effet, il y a « tradition » quand des pensées-actions (théorie-praxis) vérifiables quotidiennement sont vécues comme des contraintes évidentes, comme des comportements et des actions auxquels nul ne peut échapper sans se mettre en grand danger de mort ou d’exclusion totale, lorsqu’elles ne sont jamais remises en question comme projet de vie personnelle et collective, en bref, lorsqu’elles se présentent à la conscience des hommes comme « normalité » ou « naturalité » intemporelles. En leur présence effective se manifeste et se tient l’être-là-de-la-communauté (son essence si l’on préfère) en son ipséité. C’est là son mode-à-être-dans-le-monde (Seiende) : simultanément présence empirique comme perception sensible immédiate et vérité immémoriale et donc intemporelle qui ne se démontrent pas. Or cette double modalité de l’être-dans-le-monde et de l’être-au-monde est fort malaisée à entendre à nos esprits et à énoncer en nos langues modernes. En effet notre mode de penser le monde énonce sa problématique de manière quasi spontanée (impensée) dans le cadre d’un rapport analytique où l’objet se présente dans la certitude du sujet qui en formule la réalité (adequatio res intellectum), y compris lorsqu’il s’arme du doute cartésien ou kierkegaardien.

 

Affirmons-le une fois encore, pour les sociétés archaïques la tradition n’existe pas, puisque c’est leur mode d’être-dans-le-monde et d’être-au-monde qui est tradition et qui demeurait jadis non-questionné comme tel. C’est pourquoi, aujourd’hui, dans le meilleur des cas, l’expérience existentielle archaïque nous paraît au mieux comme brouillée, comme un écho épuisé, exténué, débilité et dégénéré. Dès lors qu’on se place dans la posture du laisser-venir-à-soi l’événement dans l’attente et l’étonnement de l’aperception de sa seule présence (Gelassenheit zur den Digen pour rappeler cette posture d’attente chère à Angélus Silésius et à Heidegger), sans jamais mettre en avant l’a priori d’une classification dite descriptive et cependant toujours conceptualisante, la tradition se présente aujourd’hui à notre entendement au mieux comme un paysage noyé dans une brume sémantique, aux contours imprécis qui peu à peu s’évanouissent (fading) pour ne plus être distingués, comme ont disparu les peuples (vanishing people) qui en étaient les porteurs. En général elle s’est transformée, comme toute chose, en une hideuse marchandise vendue à des touristes ignares et abjectement heureux de l’être.

 

Aussi convient-il d’abord de se pencher sur les divergences des discours occidentaux quant aux origines de la fin de la tradition d’une part et, de l’autre, tenter de discerner quelque peu parmi ces discours ceux qui approcheraient la description des traditions selon les critères analytiques élaborés jadis et naguère par les hommes de la tradition pour eux-mêmes : ni plus ni moins, mais c’est précisément là la gageure.

 

Les discours sur la tradition

Il y a ceux qui placent la fin de la tradition ou si l’on préfère celle de savoirs et de pratiques fort antiques pendant la phase terminale du monde grec, à partir d’Alexandre et surtout de l’empire romain (cf. l’essai sur « Les origines romaines du nazisme » de Simone Weil, ou chez Hölderlin, à l’inverse, dans la tentative désespérée, menant à la folie, afin de recréer, en allemand, cette parole grecque des origines, celle de la présence immédiate des dieux en symbiose avec la nature). Il y a ceux qui, telle Hannah Arendt, dans une filiation plus néokantienne, envisagent la fin de la tradition avec la fin de la République romaine, dans la perte d’une autorité transcendante strictement politique arc-boutée sur son mythe fondateur, mais aussi avec ce qui l’historicise, le Droit (dont l’évolution était repérable et thématiquement repérée) qui ordonnait une société au respect des lois et de l’honneur, dût-elle imposer une loi féroce aux vaincus : Vae victis. Il y a ceux qui placent la fin de la tradition au début de la sécularisation de l’Europe chrétienne, lorsque tant le pouvoir temporel que spirituel du Pontife Maximus sont remis en question d’abord à l’intérieur du camp catholique (par les pratiques politiques réelles des Princes, y compris celles du Pape, et la critique théologique) puis, plus tard, quand la Réforme commencée par une contestation initialement théologico-ecclésiologique, et donc interprétative des textes bibliques et morale, devint rapidement politique ; en bref, lorsque la politique réelle fit éclater au grand jour l’impuissance de la théologie politique et économique thomistes à établir les bases d’une praxis orientée par et vers le Salut. Il y enfin ceux qui, à nouveau comme Hannah Arendt, en sa seconde manière, plus heideggérienne cette fois que néokantienne, place cette fin de la tradition avec l’émergence de la métaphysique cartésianisme, dans la mathématisation du monde, dans l’objectivation totale et infinie comme nouveau point d’appui d’Archimède, en bref, dans l’adaequatio res intellectum, c’est-à-dire dans une identité postulée entre la vérité de la chose et sa représentation mathématique dans la conscience, ou, autrement dit, dans la possibilité de réduire tout le réel à des règles fondées sur la logique mathématique, à la fois arithmétique, algébrique et trigonométrique.

 

C’est ainsi, par cette opération conceptuelle Dieu est néantisé par son éloignement sidéral, écarté de toute hypothèse portant sur l’interprétation du monde, que s’impose le triomphe de l’« Univers de la Nouvelle cosmologie, infini dans la Durée comme dans l’Étendue, dans lequel la matière éternelle, selon des lois éternelles et nécessaires, se meut sans fin et sans dessein dans l’espace éternel, avait hérité de tous les attributs ontologiques de la Divinité. Mais de ceux-ci seulement : quant aux autres, Dieu, en partant du Monde, les emporta avec Lui. » (2). Dans ce mouvement de sécularisation du monde (même si la science tient la place de Dieu, y compris en assumant que c’est Dieu qui donne les lois physico-chimiques que nous devons découvrir), l’homme qui l’avait mis en œuvre et en place, se transformera peu à peu en élément neutre d’une axiomatique où il finira par apparaître comme une chose relevant comme les pierres et les animaux de la nature générale, et dont l’étude participera de la démarche scientifique généralisée ; puis, à son tour, il sera, comme le reste, objet de la mathématisation venue d’un sujet se prétendant neutre dans la certitude de sa représentation et d’une langue neutre, et donc univoque dans son énoncé. Chute des corps ou faits sociaux, ce sont là des objets interchangeables (3).

 

La mathématisation et l’hypertrophie méthodologique des sciences humaines ont été incapables de prévoir aucun des grands événements dont ma génération fut témoin, par exemple la défaite étasunienne au Vietnam, l’implosion de l’URSS et des régimes communistes européen, le développement capitaliste accéléré de la Chine postmaoïste, la crise économique systémique de 2008 et ses effets permanents, etc… Et ce pour une simple raison, hors d’une métaphysique et du wishfull thinking, le futur humain n’a pas d’images, il n’est pas représentable (sauf dans la parole poétique devenue prophétique), il n’offre qu’une série de possibilités indéterminées dans l’avènement de sa présence. C’est cela essentiellement la condition ontologique de la liberté du devenir humain et c’est pourquoi les affaires humaines (y compris l’économie) appartiennent essentiellement à l’ordre de la compréhension-interprétation (du verstehen) et non de l’expliquer (du erklären), c’est-à-dire il tient du domaine du commentaire herméneutique, et non d’une explication visant la découverte de lois mathématico-physiques intangibles, répétitives, permanentes dont la logique interne inclut simultanément le calcul des approximations empiriques de leur réalisations phénoménales. Il faudrait que les esprits simplistes qui occupent l’essentiels des postes d’enseignement des sciences humaines au sein des Universités se rendent à cette évidence méthodologique, l’introduction d’un ouvrage vient toujours après en avoir rédigé la conclusion, c’est pourquoi nous ne nous lasserons jamais de répéter cette phrase de Nietzsche, « les méthodes viennent à la fin ». Puis nous rappelleront ces remarques de Péguy accusant déjà « l’habitude des méthodes exactes » et précisant : « La méthode […], l’invention moderne, la nouveauté moderne, ce n’est point l’exactitude, c’est l’épuisement du détail infini, c’est l’épuisement de la documentation et de la littérature sur un sujet, et même sur tous les sujets. », pour conclure que ces modernes font une confusion funeste entre ακριβεια, « la perfection du discernement », c’est-à-dire l’exactitude à partir desquelles on peut ensuite ressaisir à un autre plan supérieur la réalité et la vérité, pour enfin conclure : « La méthode dispense certainement de la philosophie » (4), ce contre quoi précisément luttait la méthodologie durkheimienne, accusant la philosophie de spéculer sur le vide, le rien. Le problème demeure d’une actualité brûlante.

 

Dans la possibilité d’une objectivation illimitée sans plus de contrainte, pas même une éthique (où il n’y a même plus le Dieu moral et raisonnable de Kant), rien n’a pu arrêter la réification scientiste, technique et industrielle de l’homme moderne, puisqu’elle est devenue à la fois la dynamique (energeia) et la substance de l’être-là de l’homme moderne dans le monde (5). Partant de cette possibilité de l’infinité, dût-elle n’être, au bout du compte que l’horizon fantasmatique d’un finitude humaine indomptable (il y a toujours un reste) (6) et, de ce fait, toujours inaccompli (comme l’étrange objet du désir ou le désir toujours inassouvi de la possession des choses), un tel renouvellement du sens du monde engendre ce que Hannah Arendt nomma, le « tout est possible ». En d’autres mots, suivant encore Gérard Granel, on pourrait avancer que dans ce fondement métaphysique, l’infinité des possibles de l’objectivation sans reste, se tient la condition nécessaire et suffisante d’une praxis, celle d’une productivité et d’une consommation elles-mêmes fantasmatiquement infinies en tant que seul gage de l’acheminement de la modernité à sa propre vérité. En d’autres mots, il s’agit de la vérité de l’être-là de l’homme moderne conçue et déployée comme l’économie politique de la techno-science et cela, quels que soient les rapports des forces productives, le mode d’appropriation des moyens de production, les formes politiques qu’ils engendrent et les bénéficiaires des profits ultimes, privés ou étatiques, libéraux ou socialistes. En dernière instance, il s’agit toujours du capitalisme ou si l’on préfère de la forme-capital du monde, laquelle achève aujourd’hui son universalisation sous le nom de globalisation (7).

 

Dès lors, quel que soit le nom que l’on attribue à cette infinité des possibles, inventions, innovations, production, consommation, croissance et, last but not least, crise, c’est toujours la même uniformisation planétaire qui tend à l’asymptote de son hyperbole (8). Une telle dynamique produite par la forme-capital du monde (l’être-là de la modernité, le capitalisme), engendre comme praxis le « tout est possible » et investit et dirige toutes les activités humaines, y compris celle qui se réalise dans la substance de l’art et de la politique, laquelle, précisons-le s’il le fallait encore, n’est jamais pure politique, mais économie politique. En effet, dans le monde produit par la forme-capital du monde (i.e. le capitalisme (9), Marx nous a appris (et nous l’avons pu maintes fois vérifier) que l’infrastructure économique modèle la forme politique, laquelle, avec la surdétermination toujours plus prégnante de la forme-capital a été vidée de toute la substance du débat, de la polémique et du combat propre à une communauté politique vivante en quête du « bon gouvernement », pour la soumettre aux seules déterminations de l’échange généralisé, appelé commerce mondial, fût-il éminemment conflictuel (10).

Revenons encore sur cette objectivation infinie de l’homme en son habitus moderne (de l’homme ne se saisissant plus en état de symbiose avec sa terre nourricière, avec les animaux et les plantes qui la peuplent, une autre manière de rappeler la fin de toutes nos civilisations rurales venues du néolithique) (11) qui ouvre la possibilité des sciences dite « humaines », objectives, lesquelles sont l’antithèse de toute mythologie où s’énonçaient, en de multiples guises, cette symbiose unique entre l’homme, les dieux, les esprits, les morts et la nature qui les comprend tous. Cacophonie trompeuse où, pour le plaisir de la langue, je ne peux résister à remarquer que l’expression « science humaine » impliquerait logiquement l’existence de son concept dichotomique, « sciences inhumaines » ! Or l’expression « sciences humaines » n’est, de fait, qu’un paravent puisqu’il était impossible de nommer les sciences de la nature inhumaines, en ce qu’elles étaient garantes du progrès en lequel les humanistes modernes, néokantiens, hégéliens et marxistes pensaient trouver les lumières du progrès éthique dans le développement de tous les savoirs et de toutes les techniques, à condition de les contrôler, éthiquement chez Kant, légalement chez Hegel, économiquement chez Marx.

 

Au bout du compte, quand on évalue les résultats, ce que met en valeur ces formules c’est le dénominateur commun, « sciences », lequel fait des « sciences humaines » une variation particulière d’une science générale, dont l’autre volet est représenté par les « sciences de la nature » : en effet, comme nous l’avons déjà remarqué à partir d’Auguste Comte et surtout d’Émile Durkheim, l’homme est devenu objet (ou chose) d’un domaine dont la forme analytique, la causalité logico-mathématique tient de l’universel propre à la logicité de toute démarche scientifique. Une telle approche entraîne co-extensivement l’annihilation a priori des spécificités historiques, linguistiques, sémantiques, cultuelles, en bref culturelles et civilisationnelles. L’une des conséquences de cette Weltanschuung, c’est dans le champ du politique soit l’idéalisation de l’Autre, version positive illustrée par les Lettres persanes ou Paul et Virginie, soit leur diabolisation dans des versions négatives comme l’ultime brouet de ce genre, Le Choc des civilisation de feu Huttington, en représente la parfaite illustration bas de gamme et Le Déclin de l’Occident de Spengler une expression philosophique qui, en son temps, ne manqua pas d’intérêt. Quoi qu’il en soit, toutes les sciences, aussi bien celles de la nature et celles des sociétés ne sont qu’humaines, peut-être même trop humaines, et aujourd’hui toutes participent, de manière médiate ou immédiate, à la forme-capital du monde et à la forme-substance-marchandise du socius (12).

 

Pour chaque science humaine, l’homme est un objet singulier, parfois sans relation aucune avec des objectivations très proches, élaborées par des disciplines voisines. En tant que personne individuelle dans ses rapports à d’autres individus, l’homme est l’objet de la psychologie, dans le domaine de la vie sociale, les hommes rassemblés en groupements selon divers critères sont l’objet des spécialisations « scientifiques » de la sociologie, tandis que pour ce qui concerne leur passé, ils ressortissent à l’objectivation historique, quant à l’économie, c’est-à-dire aux modes de produire et d’échanger, chaque individu représenterait un agent « autonome » et « rationnel ». Pour lors, en tant qu’objet, l’homme est à chaque fois sommé de répondre à la vérité de son objectivation a priori comme représentation certifiée dans la conscience du sujet discriminateur (le producteur de science), et donc de s’identifier, idéalement et sans reste, à ce qui, en dernière instance, n’est qu’une manière de représenter la logique productiviste du monde.

 

Ainsi la psychologie commande à l’homme moderne de s’adapter à l’antihumain du monde quotidien ou mieux, à l’immonde du monde de la productivité et de la consommation infinies en vue du profit maximum, et donc à ses conséquences fonctionnelles : à l’intensification du travail, à la précarité de l’emploi et au chômage, à l’angoisse du manque même du superflu, aux crises dont il ne maîtrise ni les tenants ni les aboutissants. Pendant ce temps, la sociologie (de gauche comme de droite) se fait le placebo ou le pompier chargé de gommer la prégnance de l’immonde, nourrissant les agents actifs du maquillage, les syndicats, les partis politiques, les diverses associations chargées de faire accroire les miséreux que les spectacles culturels bas-de-gamme changeront leur sort (13). Chacun selon le rôle que lui attribut la forme-capital (le concept de forme-capital soulève un problème complexe car il suppose la substance-capital à voir), se doit de dissimuler les graves dysfonctions socio-institutionnelles qui, si elles étaient relayées par un discours authentiquement politiquement et dûment organisées pourraient entraîner une authentique révolte.

 

L’économie, quant à elle, n’a de cesse que faire accroire à la scientificité de ses hypothèses, de ses conclusions et de ses prédictions ; de fait, elle « naturalise » la forme-capital du monde de façon à rendre tout aussi intemporelle la forme-substance-marchandise du socius, ce qui permet aux pouvoir de plaider l’innocence quand fondent sur les hommes les effets des crises financières et des crises de surproduction prétendument « imprévisibles »…! En effet, le moderne n’est plus comme les sociétés primitives, on n’y condamne pas la pluie et la sécheresse, l’inondation ou les feux de forêts. On n’y condamne pas la nature en ses diverse manifestations. Ainsi on ne pourra point condamner le marché en délire (sauf quelques cas d’escroqueries trop visibles qui servent précisément à légitimer sa généralité), car si délire il y a, celui-ci tient de la « nature », on ne peut donc que temporiser avec elle, comme on installe des digues contre les inondations… or ils arrivent qu’elles cèdent !

 

L’histoire comme science postule (fût-ce non-dit ou pis, impensé) que l’état actuel de ses méthodes et donc de son savoir seraient meilleur que ceux qu’elle déployait naguère, en conséquence, sa narrativité présente porterait des leçons capables d’infléchir l’agir politique du présent et donc le décours à venir. Or, comme l’a souligné Marc Bloch – l’un des rares historiens à avoir pris distance d’avec son présent –, dans un petit ouvrage admirable de lucidité et de courage publié au moment de la grande débâcle française en 1940, Une étrange défaite : « Les hommes sont toujours plus près de leur temps que de leurs pères ». En d’autre mots, c’est l’état des rapports de forces et leur légitimation idéologique du présent qui déterminent l’action politique, tant et si bien qu’il faut corriger notre affirmation : la transformation de la narration historique tient justement aux conditions et interrogations présentes et non d’un quelconque progrès par rapport à une narration passée, et ce d’autant plus pour les domaines et les époques dont les sources essentielles nous sont connues.

 

C’est pourquoi cette prétendue scientificité des sciences humaines (de fait, dans la plupart des cas un mauvais décalque des sciences de la nature) n’est qu’un vaste aveuglement. Car qui dit sciences dit une certaine plausibilité du devenir qu’elles prévoient ; or, que je sache, les graves crises du XXe siècle n’ont jamais été clairement prévisibles, elles ont toujours surpris les hommes modernes, les ont plongés dans une angoisse telle qu’ils ont été toujours prêts à accepter les pires solutions dès lors qu’un discours d’espoir les tranquillisa, apaisa leurs peurs et claironna un possible bonheur immédiat, la parousie à portée de main. Autant de promesses qui, le plus souvent, libérèrent la voie et levèrent les censures permettant l’advenue des pires barbaries…

 

L’une des conséquence de cette objectivation « scientifique », c’est encore l’invention d’un jargon arrogant qui affiche sa prétention à énoncer tout le réel humain (14), aussi bien le psychologique que le religieux (il y a, une insolence insigne à parler de « sciences religieuses », comme si comprendre la foi du côté du sujet de la croyance relevait de la science et non de l’herméneutique !), l’esthétique que le social dans une langue naturelle qui revendique, ô comble de la morgue du côté du sujet de la certitude explicative, la neutralité axiologique. C’est en raison de ce postulat de neutralité axiologique impensé en ses principes fondateurs et en ses conditions de possibilité, que l’on peut réduire les actions et les pensées des hommes à des catégories supportant tous les comptages mathématiques et toutes les combinatoires logiques possibles… Voilà comment se produisent et s’énoncent les jargons de la méthodologie, qu’elle soit sociologique, anthropologique, psychologique, historique, ou ceux des sciences politiques ou de la communication. Autant de nouvelles mystifications à l’œuvre, comme si la politique ressortissait à une « science » (et je dis cela contre Marx en soutenant Machiavel) et non à l’un des arts libéraux, un art du possible et du hasardeux, du compromis et de la surprise ! Or c’est précisément parce qu’il y a objectivation scientifique que la politique a pu se transformer en substituts de la non-politique qui visent à annihiler l’essence de sa manifestation, la violence : devenue communication et marketing, la politique n’est plus que gestion de la forme-marchanchandise du monde, laquelle permet toutes les relations incestueuses que nous avions relevée précédemment entre la gestion des ressources humaines incluses « scientifiquement » au sein des ressources matérielles.

 

C’est pourquoi seul l’authentique travail philosophique qui « n’est pas un travail de science, mais une <herméneutique> de la banalité. » (15), peut nous orienter vers une interprétation-compréhension qui saurait repenser la fin du sujet, le pour-soi du sujet dans sa propre expérience existentielle. Pour ce faire, il convient de reprendre à nouveau frais l’interrogation du sujet et tenter de comprendre pourquoi la victoire absolue du capital-science que signe notre modernité tardive avec simultanément l’« effacement du sujet en tant que sujet de son expérience propre » qui est le triomphe des « sciences sociales » et principalement de la sociologie, ou mieux de l’expansion générale de l’esprit sociologisant. Or l’« effacement du sujet » est en corrélation directe ou indirecte avec la forme-substance-capital du monde. En effet qui dit forme-substance-capital monde doit en compléter la description par celles qu’elle engendre, forme-substance-marchandise et forme-substance-travail salarié du socius en sa totalité (ce qui explicite l’inadéquation totale de la métaphysique d’Aristote à l’interprétation de nos temps). Mais le travail salarié moderne qui ne se peut entendre que dans la relation capital/salaire/profit (qui est aussi une forme substance), est précisément « l’ennemi du sujet, le contraire irréconciliable de la <contemplation des idées> » (16). Enfin, le triple rapport capital/salaire/profit qui doit, à son tour, être saisi dans la détermination métaphysique donnée par le Techno-capital, ne peut jamais envisager l’homme comme le sujet de sa propre détermination (même le tycoon capitaliste ne l’est point, il est soumis à la logique implacable du profit : avancer sinon péricliter !), car il est comme nous tous, l’homme de la « mobilisation totale », le prolétaire aliéné dans la parole des marxistes orthodoxes, le travailleur comme forme sociétale générale chez Jünger (sauf que chez Jünger, il est encore héros triomphant du moderne, ce qu’il n’est plus aujourd’hui !). Il est, chez Heidegger ou chez Char, l’homme Heimatloss ou, tragiquement grotesque, il est dans tant de romans du XIXe siècle, le capitaliste failli pris au piège d’une machinerie de la convoitise qu’il ne maîtrise même plus. C’est pourquoi, sans qu’elles ne le pensent jamais, – bien au contraire, elles affirment l’inverse, elles se prétendent libératrices – les sciences humaines sont l’instrument de légitimation de l’homme-objet en sa représentation logique dans le champ de la techno-production infinie (17). C’est à partir de ce constat qu’il convient alors de réexaminer la relation de la modernité à la tradition.

 

Retour sur la crise de la pensée moderne dans son rapport à la tradition

« La modernité est en opposition avec l’antiquité,

le nouveau en opposition avec le retour du même ».

Walter Benjamin, Charles Baudelaire. (18)

Dans un aphorisme posthume, Nietzsche écrivait que la tradition ne prétend pas désigner ce qui est Beau, Bon, Vrai et Juste pour l’homme, mais simplement ce qui doit être relaté, exposé et montré, révéré et accompli impérativement hors de toute éthique, et qui doit l’être ainsi et non autrement : ce qui ne supporte pas de variations hormis celles inhérentes aux possibilités de son propre programme de représentations. En d’autres mots, la tradition n’avance jamais de valeurs esthétiques en-soi, et encore moins de valeurs morales, dût-elle en être affublée post factum par une approche objectivante. En effet, c’est la projection de nos représentations métaphysiques qui affuble la tradition de valeurs morales d’une part et, de l’autre, qui transforme les objets de cette tradition en objets d’art, en pièces précieuses de collection pour amateurs et donc en valeurs esthétiques et marchandes. Dans un socius fondé dès longtemps sur la forme-substance-marchandise imposée par la forme-substance-capital du monde, ces pièces deviennent simultanément des valeurs marchandes, c’est-à-dire qu’elles sont absorbées dans la valeur d’échange, fût-elle celle du tourisme qui est l’un des moyens d’aliéner au monnayable tout plaisir non monnayable.

 

La tradition quant à elle, en appelle à la formulation de paroles et à la réalisation de gestes qui, par métaphore, métonymie, oxymore et symbolismes divers, l’achemine à ce qu’une société-culture (non socratique, non chrétienne, non judaïque, non musulmane) a conçu comme devant être ce qu’elle doit être idéalement, la complétude de son être-dans-le-monde comme être-au-monde (19) : ce qu’au travers de diverses pratiques elle affirme être (sans le formuler ni le théoriser jamais ainsi) la complétude de l’être de son étant en sa totalité (Seiende). Ni plus ni moins. Rites propitiatoires, rites de passages, naissance, mariage, funérailles, rites initiatiques, rappel des paroles du mythe originaire murmurées par des vieillards sous de grands arbres, au bord d’une source, près d’un grand feu illuminant les ténèbres d’ombres mystérieuses, sous une gigantesque falaise, aux abords d’un temple en ruines, devant un autel déserté, simplement la nuit sous la coupole étoilée « κóσμος, ordre et parure du monde ». Tous ces dires, tous ces actes ne sont ni moraux ni esthétiques – seraient-ils souvent beaux et sages, mais encore et souvent violents, ils appartiennent à l’ordre idéatique qu’un groupe humain s’est donné pour réaliser la complétude de son idéalité et de son inscription dans le monde, celui qu’il a construit et représenté, monde où quelque chose de plus grand, lui-même, le monde-κóσμος, domine toujours l’homme dût-il, familièrement ou solennellement, dialoguer sans cesse avec lui (20).

 

Avec son intuition à proprement parler poétique et prophétique, Nietzsche devance de quelques décennies la reformulation de la même approche par les quelques anthropologues sérieux du XXe et du début du XXIe siècles (Boas, Bateson, Malinowski, Hocquart, certains textes de Lévi-Strauss, E. Evans-Pritchard, Leach, Needham et Guidieri) qui, ne se payant pas de mots creux ou ronflants, n’ont pas sombré dans les banalités d’un exotisme fait de toc et de verroteries, dans un marxisme mithridatisé de sociologisme simpliste, dans un fonctionnalisme à courte vue, ni dans un formalisme structurel oublieux de l’indigène lui-même ou pis, peut-être, dans un empirisme de pacotille politiquement correct et de ce fait amnésique, ayant omis qu’une description ne peut être jamais tout bonnement « objective », qu’elle est toujours commandées et ordonnées par les catégories a priori de notre intellection occidentale moderne, en particulier par l’historicisation et la mathématisation comptable du temps et de l’espace.

 

Nietzsche le premier nous a donné une formulation vigoureuse de la notion de tradition dès lors que l’on cherche à comprendre comment les peuples non modernes pensent le monde, le créent, se le représentent, agissent dans et sur ce monde-là, au sein des champs sémantiques constitutifs de ce qui est leur monde comme seul être-au-monde. Or, aujourd’hui, ce monde-indigène-là n’est plus qu’un ensemble de traces quasi archéologiques, c’est pourquoi il faut ajouter comment, au moment de la rencontre avec l’Occident (initialement de l’Europe), ces peuples ont, dans un premier temps, tenté d’accorder leurs champs de connaissances et leur praxis avec tout ce qui accompagnait le déferlement des colonisateurs laïques et religieux. Si, en formulant cet aphorisme, Nietzsche songeait à Homère, à Hésiode, aux présocratiques, des anthropologues comme Rodney Needham ou Remo Guidieri n’hésitaient pas, un siècle plus tard, à affirmer qu’avant la généralisation entamée à l’aide des catégories et des théories énoncées en nos langues impériales (anglais, français, espagnol, portugais, allemand), il faudrait élaborer de véritables herméneutiques du sens partant de la langue indigène : Needham en donne un remarquable exemple en insistant sur le fait qu’il convient de ne pas affubler du concept latin d’inceste tout ce qui ressort aux interdits matrimoniaux chez les peuples archaïques (21). Guidieri, quant à lui, revisitant Marcel Mauss montre, sans reste, qu’il ne faut pas confondre le prêt avec le don car cela nous piège comme Mauss le fut, dans la trappe d’une visée idéologique proprement moderne du « bon sauvage » (22).

 

C’est après ce travail préalable, et seulement après lui, que l’on peut, par la suite, aborder ce qui ressort à l’universalité-identité et ce qui tient des différences irréductibles entre les cultures humaines. Comprendre l’universalité de l’homme ne se peut baser sur les approximations toujours douteuses de traductions ne recherchant, au bout du compte, que de pacifiques et familiers « équivalents domestiques » pour reprendre une heureuse formule de Derrida ; ou, pour le dire plus fermement encore, il nous faut repousser les traductions qui présupposent avec naïveté (ou stupidité) qu’il y aurait une possible « traduction radicale » en raison d’une axiomatique conceptuelle « neutre » dans la formulation des questions et des résultats des sciences humaines. Or, après les travaux de Quine, nous savons parfaitement qu’il est là chose impossible en raison de l’idiosyncrasie indomptable des langues naturelles, des expériences existentielles uniques qu’elles désignent et remémorent et auxquelles elles donnent leurs polysémies irréductibles les unes aux autres. S’il est une universalité de l’homme au-delà des multiples variations culturalo-linguistiques constatées au cours des siècles et des continents, cela tient à deux caractéristiques uniques, exclusives, propres à notre espèce homo sapiens sapiens, et à elle seule : d’une part, tous les hommes, sans exception aucune, possèdent une langue naturelle articulée et, de ce fait, sont capables d’abstraction et de conceptualisation (ce qui ne veut pas dire que toutes les sociétés humaines aient pratiqué ce mode singulier (« régional » écrivait Heidegger dans Séjours (23) d’énonciation de la pensée qui émergea jadis en Grèce, la philosophie et, de l’autre, tous les hommes, si primitifs fussent-ils, surent fabriquer des outils, dussent-ils être fort rudimentaires, c’est-à-dire qu’ils surent prolonger de diverses manières, mais toujours fonctionnellement efficaces, leur force musculaire selon une accumulation de connaissances practico-conceptuelles…

 

En bref, il faut éviter les chausse-trappes du platonisme, du christianisme orthodoxe, latin et réformé d’abord, puis de sa version sécularisée, les Lumières, qui, chacune en sa guise, renvoient la primitivité à la misère intellectuelle, spirituelle, religieuse, aux ténèbres de l’ignorance de la « vraie Sagesse », à celle du « vrai Dieu » ou de la « vraie Raison », au bafouillage du langage (les théories linguistiques des Lumières présupposant une naissance et une évolution sauvage de la langue à partir de l’onomatopée (24). Lesquelles, simultanément, dans leurs versions colonisatrices les plus brutales, identifièrent le sauvage à l’animal. En effet, la pensée sauvage ne ressortit ni à la logique métaphysique de la dialectique platonicienne de l’apparence et de l’essence (la contemplation des idées pures), ni à celle d’Aristote de la forme et de la substance, ni à la scolastique contradictoire de l’aristotélico-thomisme entre l’être-Dieu (l’UN créateur incréé) et l’essence éternelle de la pensée, ni à la pensée kantienne entre noumène et phénomène, incarnées en diverses formulations théoriques et en diverses formes politiques. Pour un sauvage, mais aussi pour Homère, Hésiode, Héraclite ou Parménide, la vérité est simultanément dans et hors du four à pain (Héraclite), dans et hors de la caverne, dans la présence des animaux, des plantes, de tous les phénomènes naturels, dans la présence simultanée et familière des dieux et des hommes, et dans les diverses et contradictoires manifestations de leur présence au monde… Ne l’oublions point, et les poètes eux le savent parfaitement, c’est « au cœur des ténèbres » que la lumière y est peut-être la plus éclatante… Ainsi, pour faire comprendre à son lecteur, – un intellectuel balkanique peu familier, voire ignorant des aires culturelles mélanésiennes –, Remo Guidieri, dans la postface inédite, rédigée pour la traduction roumaine de son ouvrage, L’Abondance des pauvres (25), affirme qu’il a rencontré, voici quarante ans, dans les montagnes d’une petite île de l’océan Pacifique, Malaïta, faisant partie des anciennes British Solomon Islands, aujourd’hui Vanuatu, parmi les Fatalekas, les ultimes bribes encore vivantes de somptueuses pensées archaïques qui n’étaient pas sans lui rappeler celles des Présocratiques (26). Balayées ainsi les fariboles du « bricolage » de la pensée sauvage chez Lévi-Strauss, balayés les plaidoyers sans effet d’un humanisme universel et creux, ou celui du christianisme postconciliaire, de fait aussi impérial que celui de la Contre-réforme, balayé aussi celui de la Réforme, féroce et plus totalitaire encore dans ses versions sectaires anglo-saxonnes, et balayé enfin celui d’une Aufklärung popularisée et trivialisée, comme le sont les versions grossièrement sociologisantes des marxistes tant de droite que de gauche…

 

Si la tradition est bien cette singularité d’un mode-à-être-dans-le-monde comme être-au-monde qui réunit en l’homme ces éléments de bases constitutifs de son unicité – la chasse, la pêche et le travail avec autant d’outils nécessaires qui sont la prolongation de son bras et de sa main, la domestication des animaux et des plantes, la parole poétique et parole conceptuelle, le chant et la musique, la représentation picturale, le rite, le culte et la croyance – et le mettent en dialogue familier ou violent avec une nature qui abrite dieux, esprits, mânes, fées, spectres, génies, farfadets, elfes, djinns, alors, il faut se rendre à l’évidence, cette double présence se manifeste non seulement dans la parole du mythos, mais aussi dans les diverses actions rituelles, au moment que la communauté se dit à elle-même qu’elle est ainsi, qu’elle se perpétue telle qu’en son idéal accompli qui s’éploie hic et nunc comme émergence du chaos. Alors l’intuition de Nietzsche est d’une justesse irréprochable… Et si on peut l’affirmer ainsi, alors les anthropologues sérieux n’y ont fait qu’ajouter les détails et les précisions nécessaires à l’intelligence des diverses civilisations, rendant hommage à ce qui, dans une belle métaphore de Lévi-Strauss, composait l’« arc-en-ciel » des cultures humaines…

 

Comment préciser cet agir humain qui se présente à lui-même comme l’« éternel retour du même » (27) dans le déploiement du rituel, lors des sacrifices, pendant les farouches épreuves des rites d’initiation, au cours des chasses sanglantes (par exemple pendant la périlleuse chasse aux bisons chez les Indiens des Plaines) et, last but not least, au cours de la guerre (par exemple lors de la fabrication et de la remise du premier arc dans les tribus d’Amazonie, celles des premières sagaies chez les peuples nilotiques en Afrique de l’Est – aujourd’hui de la kalachnikov –, lors de l’adoubement du damoiseau médiéval après un rude apprentissage et ses premiers combats). Dans le monde archaïque, accéder à l’âge d’homme requiert de grands efforts, impose de grandes souffrances, engendre risques et périls réels. Devenir homme de plein droit, et donc avoir légalement accès aux femmes, et par là même contribuer à la perpétuation de sa société (souvent considérée comme l’espèce humaine en sa totalité), cela ordonne et commande de côtoyer la mort, de se jouer d’elle et de jouer avec elle dans l’espoir d’en différer, certes de manière toujours illusoire, l’ultime victoire (à cette effet, rien n’est plus manifeste, dans une Europe qui entrait dans la modernité, que la réminiscence archaïque que nous offre la gravure de Dürer, Le Chevalier et la mort). Toutes ces épreuves tiennent leur vérité intangible et leur agir nécessaire des mythes fondateurs que les anciens content la nuit venue aux jeunes hommes accroupis autour du feu dans la maison des hommes, au cours d’assemblées vespérales réunis dans la case des totems ou au milieu d’un tipi empli de trophées, avant une union matrimoniale scellant une alliance « politique » entre deux lignages, deux clans, deux parentèles pacifiés après des mois, parfois des années de sanglante vendetta, ou au moment de partir en guerre pour conquérir des femmes, du bétail, des terres, pour forcer le passage lors d’une transhumance périlleuse, ou, tout simplement pour exhiber sa force de guerrier…

 

Mais comprendre la fin de la tradition et l’entrée dans la modernité en s’arrêtant à une certaine antiquité de notre histoire européenne semble tâche bien ardue. Par exemple, Hannah Arendt le propose à la fin de la République romaine, parce qu’elle est portée par un historicisme objectif ; conscience assumée et énoncée de la transformation de la société, ce monde romain était déjà entré dans le syncrétisme politico-religieux. Les Romains de l’époque républicaine avaient emprunté à l’enseignement des Grecs néoplatoniciens, aux émules d’Aristote, de Thucydide et de Strabon la notion d’histoire comme source d’information et l’employaient à modeler leur praxis en fonction des conditions d’exercice de la puissance selon les exigences de leur politéia… Car, le modèle était déjà là, il suffisait de le démarquer et de l’adapter aux situations particulières nouvelles. En effet, c’était la crise politico-sociale athénienne qui porte Thucydide à rédiger La Guerre du Péloponnèse, première véritable analyse réaliste de la politique et des relations internationales.

 

En Europe, le monde de la tradition n’est autre que celui d’Homère, d’Hésiode, des rites orphiques, de la mantique des oracles, des paroles énigmatiques d’Héraclite et du Parménide. Dans ce monde, on peut, comme chez les sauvages d’Outre-mer, entendre quelque peu cette tradition si l’on est capable d’un grand effort herméneutique comme l’avait entrepris Walter Otto dans son Essai sur le mythe (28) où il confronte la notion de mythos à celle de logos.

 

Le mythos, précise-t-il, c’est, chez Homère, la parole qui dit le vrai au moment même qu’elle s’énonce comme telle, inchangée. Le mythos ne démontre rien, il indique, avertit, rappelle toujours une vérité immémoriale fichée au cœur même de son énonciation. Dans l’énoncé du mythos il n’est pas question de convaincre l’auditeur avec une argumentation logico-déductive ou logico-inductive. C’est la parole poétique dans l’aperception de son énonciation qui donne immédiatement sens au monde en sa totalité. Et s’il y a des apostilles lors de l’énonciation du mythe, celles-ci ne viennent point comme compléments démonstratifs, mais comme variations sur le même thème mythologique. Le mythos est à l’évidence un discours d’autorité, non point celui d’une autorité personnelle issue d’une position de pouvoir quelle qu’elle soit (celle d’un personnage public, homme du savoir institutionnel, homme politique, homme de la haute administration ou leader économique quelconque) puisque, comme le dit le poète de lui-même, il n’est que l’incarnation de la voix des dieux : il est προφήτης /prophêtês, « qui parle à la place [du dieu] ». Il s’agit donc d’une autorité supérieure indiscutée, reconnue de tous et dont le nom analytique générique pourrait être celui de Tradition… Walter Otto dont j’ai résumé et développé rapidement la conclusion, ne fait qu’illustrer et préciser ici l’intuition nietzschéenne de la Tradition comme autorité ni bonne ni mauvaise, ni juste ni injuste, ni légale ni illégale, d’une autorité se donnant ainsi, hic et nunc, ni plus ni moins légitime en sa seule et propre énonciation.

 

C’est ainsi que le mythos, regardé en son sens initial, inaugural, se présente à notre entendement herméneutique comme l’opposé du logos. Quand Homère nous dit que le poète n’est que la voix des dieux, qu’il « coud les mots pour les faire chanter » (29), il ne dit pas autre chose que l’acheminement à la parole de cette vérité intemporelle dont l’expérience existentielle possible est limitée aux hommes particuliers qui l’expriment dans une langue particulière, en l’espèce le grec. Et pour tous les autres qui ne le peuvent entendre, même si pour le Grec ils sont et demeurent toujours des hommes (et non des sous-hommes, en ce qu’ils peuvent être des ennemis respectés par exemple), la différence d’essence est de langue, rien que de langue, puisqu’elle seule donne accès au dialogue fondateur avec les dieux, à la compréhension de la parole mantique et prophétique (30). Les autres sont les βáρβaρoς (31), des barbares, des non-Hellènes ou, comme le diront plus tardivement les Slaves, des « Allemands », des němîči, des « muets ».

 

On le constate, tout est initialement question de langue, mode initial et fondamental de la reconnaissance entre eux des hommes, identité ontologique de l’en-commun communautaire du genre des homo sapiens sapiens qui revendiquent ainsi une appartenance au même groupe, sous-groupe, clan, tribu, etc., parce qu’ils dialoguent entre eux grâce à une intercompréhension polysémique immédiate et médiate sans objectivation de leur parler par les locuteurs au moment même où ils l’énoncent. Évidence banale pour nos ancêtres, mais oubliée aujourd’hui depuis qu’un anglais d’aéroport sert de lingua franca planétaire aux échanges économiques et aux sciences humaines. En effet, il n’est pas de vrais dialogues inscrits dans la complexité mouvante des niveaux de langue, sans une langue commune qui ne se réduit pas à un sabir minimal, pidgin postmoderne nécessaire à l’échange des marchandises ou aux formulations de la non-pensée médiatique. C’est pourquoi la proposition éminemment moderne (et très politiquement correcte), du « dialogue entre les cultures » appartient à ces stupidités dont les nouvelles générations de sociologues, de politologues, d’anthropologues (parfois aussi s’y adjoignent des historiens contemporanéistes et des philosophes se voulant « dans le coup ») sont friandes, précisément parce qu’elles éliminent l’idiosyncrasie irréductible de la langue et de la culture qu’elle véhicule au premier chef… Dialoguer sérieusement, c’est-à-dire savoir soulever un questionnement essentiel, implique une langue et des champs sémantiques communs, comme le prouvent depuis des siècles les plus vieux dialogues connus, ceux de Socrate-Platon. En effet, seule une langue commune offre l’unique possibilité de la forme dialogale de la pensée.

 

Quant à la traduction elle vient après, avec ses approximations, ses équivalences souvent mouvantes, en bref ses hésitations, ce que nous apprennent encore et toujours les traductions latines de la philosophie grecque. Ce que soutient le prétendu « dialogue entre cultures », c’est, de fait, la création d’un produit marchand de la sociologie et de l’anthropologie « scientifique » avec lequel tout le monde peut dialoguer avec tout le monde, sans jamais préciser de quoi est constitué ce dialogue. Or, l’expérience contemporaine nous apprend que ce dialogue interculturel se présente comme la réduction au degré zéro du dialogue, c’est-à-dire à celui du tourisme : celui du marchand, de la femme de chambre, de la prostituée, de la caissière avec le client, en bref, le dialogue de l’uniformisation marchande du monde. Autant d’exemples, s’il en fallait encore de nouveaux, pour nous démontrer que la nouvelle langue commune n’est autre que celle de l’argent, cet élément ontologique abstrait-concret de la forme-substance-capital identifiant ontologique de la modernité.

Quant à l’action du rite, en ajoutant et en subordonnant cette fois la langue à d’autres moyens expressifs, elle tente à son tour de rapporter un état toujours instable de la société (la société dans son présent et l’instabilité de son devenir dû aux actions que ses membres mettent en œuvre) à son modèle idéel immuable parce qu’il tient d’une vérité intemporelle à toute action humaine. Modèle en permanence ébranlé par la corruption inhérente à la temporalité immédiate de toutes actions humaines et à leurs effets (réalisation possible, actualisation, modifications), lesquelles, de manière aveugle, poussent un socius quelconque à sans cesse chercher par toutes sortes d’artifices, souvent contradictoires, le moyen de se perpétuer sans que jamais il n’envisage sa fin, dût-il se tromper sur sa praxis quotidienne comme œuvre pérennisant son être-dans-le-monde : « Zeux aveugle ceux qu’il veut perdre », écrivait à l’aube poétique de nos temps littéraires Homère le poète-prophète…

Si l’on veut rapporter l’énoncé du mythos et l’agir du rite à une métaphore grammaticale (en effet, quoi de plus éloquent que la grammaire des verbes pour parler la temporalité !), j’oserai avancer que, dans la tradition, la parole du mythos et l’agir du rite travaillent sur la base d’un prétérit particulier, le futur antérieur : demain doit être identique à ce qu’avant-hier fut. Autre manière de dire l’« éternel retour du même ». Mais, suggérons-le rapidement, il arrive que ce travail, tout comme le discours mythique, n’a plus d’effets sur le réel dès lors que les hommes ne leur accordent plus la puissance que leur présence suppose. Cela se nomme évolution, transformation, changement, mutation, métamorphose, transmutation… énigme insondable du devenir sociétal, car, en dépit des apparences produites par les réductions logiques réalisées propres à la pensée moderne du sujet (précisément par les sciences humaines), la mutation n’est précisément pas fondée sur le rapport immédiatement chronologique de telle ou telle praxis. Auparavant, quelque chose s’est modifié dans la manière dont l’être-dans-le-monde se produit comme être-au-monde, mais ni la « volonté divine » avancée par les hommes de foi de punir les hommes de l’hybris, ni l’« esprit du monde » ou le « sens de l’histoire » donné initialement comme principe et fin ne peuvent avoir raison (ou rendre raison) de ces mutations pour moi toujours mystérieuses hormis lors des chutes de civilisations advenant soit avec des destructions violentes (cas de la conquête de l’Amérique et de l’Australie), soit après de longues et souterraines préparations, où souterraines ne revoient surtout pas à l’infrastructure marxienne dans les cas des sociétés non modernes, c’est-à-dire ni immédiatement précapitalistes (le moyen et bas Moyen-Âge occidental par exemple) et, à plus forte raison, ni capitalistes. En effet, si l’histoire de la philosophie se réduit à quêter une succession d’interprétations somme toute sémantiquement « simples » et formellement complexes ou, à tout le moins, à fournir des réponses apaisantes à la question de l’être-au-monde en un monde en mutation, elle n’en a pas réglé pour autant le problème du sens de la mutation.

 

On change d’époque de l’être comme nous le montre Heidegger dans Sein und Zeit. On reconnaît à présent que le sens de l’être relève d’une détermination historique, mais le pourquoi de la mutation demeure inentamé. Au bout du compte, ce devenir propre à notre espèce n’a peut-être d’autre sens que la « damnation » ou la chance unique offerte à l’homme de questionner sa présence terrestre hic et nunc (les lions et éléphants sont les mêmes depuis qu’ils sont lions et éléphants). Et pourquoi le destin humain ne serait-il point : « … a tale/Told by an idiot, full of sound and fury/ Signifying nothing... » ? Simple hypothèse, lancée au détour d’un paragraphe, mais nécessaire pour souligner l’énigme fondamentale de ces transformations que l’histoire, comme la philosophie laissent, et pour cause, sans véritables réponses, en ce qu’elles n’y ont apporté et n’y apportent que des interprétations changeantes au cours du temps dussent-elles les présenter comme relevant d’une vérité intemporelle et éternelle (32) Pour le moment je laisse en suspend cette question abyssale, j’y reviendrai peut-être dans un autre essai.

 

Á présent modifions notre approche, tournons-nous vers la déconstruction de l’histoire de l’être engagée par Heidegger qui place la fin de la Tradition au moment de l’envol de la métaphysique de Socrate-Platon et d’Aristote. Pourquoi une telle antériorité quand à l’évidence, et en dépit des pirouettes des idéologues de la démocratie, le monde grec nous est devenu totalement ou presque étranger, ne serait-ce que dans sa manière de penser la « nature », la naturalité de la politique et la vulgarité de l’économie, de présenter la religion dans ses liens avec le sport, et la musique unie à la métaphysique (33) ? Heidegger engage cette réflexion parce que ces deux penseurs inauguraux avancèrent explicitement contre le mythos, le primat du logos, celui d’une parole qui argumente, raisonne, mais aussi qui ratiocine, chicane, débat, examine, induit, déduit, prouve, réfute, choisit (34), en utilisant tous les artifices offerts par la réduction de la langue à des propositions logiques, de fait, à ses propres foncteurs logiques et au statut du verbe grec, être, ἐίμί, et à son participe présent, τό όν ou τό όντό (étant ce qui est présent, ce qui a existence), auxquels sont attribués une valeur logico-universelle comme l’a montré Émile Benveniste (35). A nouveau nous devons rendre à Nietzsche ce qui lui revient, en effet, il en eut l’intuition lorsque dans Aurore, il souligna que nos discours rapportent toute la réalité en sa présence singulière (idiosyncrasique) à des relations logico-déductives (inclusions, exclusions, chevauchements, etc.) qui éliminent le sens du sens de cette essence particulière (Seieinde), « idiotique » au profit d’un stock d’arguments identifiant la logique grammaticale des énoncés d’une langue donnée à la vérité d’un sens universel. C’est, en latin tardif et avec une très grande virtuosité et complexité logico-conceptuelle, l’exercice auquel s’adonnerait au XIIe, XIIIe et XIVe siècles la grande scolastique médiévale.

 

En suivant pas à pas l’analyse heideggérienne, on peut extrapoler une histoire de la fin des traditions européennes à une histoire de la fin de la Tradition en général parmi l’ensemble des cultures humaines ; histoire qui, à l’évidence, ne se tient pas dans un strict continuum chronologique (en voir la remarquable illustration dans les films de Terrence Malik, L’Étroite ligne rouge, la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique et les derniers sauvages de Papouasie ; et Le Nouveau monde, l’arrivée des Anglais en Virginie en 1607 et le contact avec les Amérindiens) (36). Comme l’a si parfaitement pressentie Heidegger cette fin de la tradition, advient dès lors qu’une tradition (Überlieferung) (37) n’a plus « la force de sélectionner ce qui est durable et de l’offrir à l’avenir sous une figure constamment renouvelable. » (38), et il ajoute ce qui me paraît essentiel pour ce qui concerne la vivance de la tradition : « Certes la tradition, […], n’est rien en soi si rien de lui répond et si on ne la fait pas parler en la mettant au service d’une action et d’une pensée. » (39).

 

Il y a donc un rapport de causalité direct entre l’expansion de la pensée métaphysique occidentale dans toutes ses incarnations théoriques et ses pratiques, et la fin des traditions qui, eussent-elles encore perdurées, se sont simultanément vidées de leur sens. La pensée-praxis occidentale prémoderne puis moderne s’est déployée à peu près simultanément sous deux formes principales, religieuse-métaphysique et mercantile d’abord avec le christianisme (latin et réformé) (40), et la première version du colonialisme, esclavagiste et mercantilo-capitaliste imposés aux peuples païens, idolâtres, fétichistes, puis, ensuite, sous la forme d’une philosophie morale, sociale et politique, les Lumières, comme légitimation générale et ultime d’une nouvelle version de l’expansion « de la vraie civilisation », dans les faits, en tant que garant du second colonialisme plus familièrement nommé impérialisme… Enfin, un troisième stade commence véritablement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous le nom de décolonisation, euphémisme d’une accélération de la globalisation, enfin, présentement, sous divers épithètes qualifiant les interventions occidentales : onusiennes, otaniennes, humanitaires, démocratiques, de fait, à chaque fois comme accélération d’une intégration toujours plus étroite au marché mondial, et donc à la globalisation, c’est-à-dire selon une dynamique rendant les peuples et leurs États toujours plus interdépendants et plus soumis à la forme-substance-capital de l’être du capitalisme et la forme-substance-marchandise des socius qui avaient pu, un temps encore, demeurer relativement autonomes, en marge du grand procès d’uniformisation.

 

Notre aujourd’hui

Est donc l’héritier de cette seconde et troisième expansion dont il a réactualisé le discours légitimateur avec un nouveau vocable économique apparemment plus neutre : d’un côté la « naturalité » des lois économiques de la globalisation et, de l’autre, politiquement plus « moral », le discours des droits de l’homme et de la démocratie. Voilà les deux notions qui sont devenues les instruments de propagande de l’impérialisme de troisième type, grâce auxquels l’Occident mobilise « humanitairement » ses opinions publiques afin de dissimuler la véritable convoitise économique et la féroce exploitation du travail au fondement de toutes les relations internationales, de toutes les guerres, de toutes les occupations et de toutes les spoliations modernes. Une fois mise à nue l’ultima ratio pratique de cette convoitise, l’humanitaire (ou le discours humanisto-démocratique) se révèle et se dévoile comme la légitimation métaphysico-politique de tous les crimes commis au nom de cet économisme se prétendant et « naturel » et « humaniste ». Or, qu’il s’affiche démocratique et libéral, populaire et socialiste, anti-humaniste totalitaire et raciste, il n’est jamais question d’autre chose que de domination politique afin d’assurer le profit et la puissance. Trois versions du même fondement métaphysique qui, affirmant leur prétention à l’universel a priori, obligent les hommes à le célébrer en diverses représentations toujours renouvelées, mais s’articulant toujours sur le même schème : le présent, son avenir immédiat et médiat présentent le meilleur des mondes possibles en gestation. Les principes y sont les fins et réciproquement. En d’autres mots, ces versions réactualisent sur le mode anachronique la trilogie de la métaphysique platonicienne inaugurale.

 

Dans ces nouvelles configurations du devenir, le Beau, le Bon et le Vrai se dévoilent ainsi : le Beau comme profit, le Bon (41) comme exploitation du travail et le Vrai comme logique du capital. Cette trilogie résonna donc comme le triomphe de la Raison sur les ténèbres, comme l’accomplissement dialectique de la réalisation de l’Esprit du monde et celle de l’Histoire ou, reversée (remise sur ses pieds) en fin de la nécessité, elle s’en proclama le stade terminal grâce à la démiurgie du prolétariat devenu, dans le procès économique du capital, l’authentique sujet qui l’achève et qui, néanmoins, sans ressaisir cette fin de l’histoire, s’est tenu aliéné à et par la Technique en raison de sa foi indéfectible dans les progrès de la science comme garants des progrès de la morale sociale. Au bout du compte, c’est encore et toujours la bourgeoisie, en ses diverses hypostases, qui demeure l’acteur historique déterminant. C’est pourquoi, aujourd’hui on ne peut que le constater avec tristesse, les plus légitimes révoltes accomplies par les damnés de la terre, n’ont pu échapper aux rets de la technique (42). Aussi, rendons-nous à l’évidence, dans la description de ce mouvement, nous rencontrons à nouveaux frais ce qu’en a dévoilé naguère Heidegger, à savoir, le sceau de la Technique comme Gestell (Arraisonnement ou Dispositif – de rassemblement et de calcul – selon les traducteurs), c’est-à-dire de la Technique comme ultime incarnation de la métaphysique qui engendre, déploie et légitime la machinerie de la modernité : innovations scientifiques, production de nouveaux objets, consommation, salariat, surproduction, angoisse du manque de l’inessentiel, et, au bout du compte, le triomphe du nihilisme. Aussi pouvons nous avancer maintenant, que la forme-capital du monde de la globalisation mondaine a pour essence particulière le Gestell qui, à, son tour engendre et intensifie la forme-substance-marchandise du socius et son résultat éclatant, le nihilisme. Or, d’aucuns l’ont déjà remarqué, le Nihil de la modernité, n’est en rien le vide, mais exactement son contraire, le trop-plein.

 

Historicisme et tradition

En poursuivant dans le même ordre d’idées, on ne saurait accorder quelque crédit que ce soit à la démarche historique comme moyen de maintenir, voire de restaurer la tradition. Cependant, saisir toute l’ampleur de cette question exige de revenir, ne serait-ce que brièvement, sur la notion d’histoire et de mémoire parmi les peuples archaïques.

 

Lorsque Lévi-Strauss opposait naguère deux types de cultures, celles avec histoire et celles sans histoire, la formule parut séduisante à beaucoup parce qu’elle fondait une dichotomie simple, dénuée d'ambiguïté, apaisante et, au bout du compte, réinstaurait de manière implicite la supériorité de l’Occident dans la version des Lumières : Lévi-Strauss comme néo-kantien. Aussi fut-elle adoptée sans examen sérieux, et nombreux furent ceux qui la rabâchèrent ad nauseam. Or, de récents événements ont prouvé qu’une telle formule est porteuse de très graves dangers tant pour l’intelligence des peuples archaïques que l’action politique du présent. Par exemple, il paraît évident que cette formule a fourni les arguments du discours tenu par le président de la République française, Nicolas Sarkozy, à Dakar au mois d’octobre 2007, discours dans lequel affirmait, sans l’ombre d’une hésitation, que « les noirs ne sont pas encore entrés dans l’histoire » ! Il omettait (et si ce n’est lui directement, c’est le laquais qui a rédigé son discours) de rappeler une banalité : à savoir que l’entrée dans l’histoire des peuples archaïques (de tous les peuples archaïques) est consommée depuis belle lurette, s’étant accomplie avec rapidité et violence extrêmes par le fer, le feu et le sang. Cette entrée dans l’histoire, c’est-à-dire dans la modernité, s’est réalisée au sein de- et grâce à l’échange capitaliste – que cela se nomme christianisation et colonialisme ne change rien à l’affaire –, qui fut inaugurée d’emblée avec une ambition planétaire au moment même de la conquête de l’Amérique, laquelle devint le modèle sans cesse répété de l’acculturation de tous les peuples, tant les authentiques sauvages que les civilisations possédant des États archaïques et puissants, mais anté-capitalistes (et non précapitalistes), aux « vertus », aux « valeurs », aux religions, en bref à la politique et à l’économie occidentales.

 

Pour entendre correctement l’assertion de Lévi-Strauss, il faut la réexaminer à l’aune de la perception que les peuples primitifs ont eu de la temporalité de leur socius et de son inscription dans le monde. Philosophiquement on pourrait dire comment ont-il énoncé la problématique de leur Dasein (et non du Dasein en général). Certes, d’aucuns se savent avoir d’une certaine manière une histoire, au sens que chacun sait pour lui-même et pour le groupe auquel il appartient avoir un passé, parfois même un passé reculé, vivre un présent et espérer un lendemain. Mais ce passé, comme nous l’avons vu, s’inscrit dans le mythe et impose sa réédition par des rites qui forgent une « éternité » en raison de la vérité intangible que les premiers énoncent et de la une mise en actes de l’idéalité et de sa complétude que les seconds exposent. En d’autres termes, la vérité immuable de ce passé rapportée à une absence de preuves écrites (de preuves dites « objectives » par les historiens), lui donne une qualité atemporelle et, de ce fait, éternelle. C’est pourquoi on pourrait dire qu’ils sont non seulement des peuples préplatoniciens et précartésiens, mais aussi des peuples prékantiens, ou mieux non-platoniciens, non-cartésiens et non-kantiens, ce qui, selon Remo Guidieri, nous conduit à diverses versions de « présocratismes » tropicaux.

 

Sauf pour certains ethnologues, la tristesse ne me paraît pas le trait caractéristique des peuples des tropicaux. Certes, ils le sont souvent devenus en raison des ravages réalisés par la colonisation et la pseudo-décolonisation, mais ce qui les saisissaient avant l’arrivée des Blancs c’était, en raison d’une survie précaire, au jour le jour, l’éternel retour du même monde idéel dans les dévoilements mythiques, dans les rituels mantiques et initiatiques, avec parfois leurs actes d’une folle violence où l’hybris ne quête jamais le nouveau, repousse l’aptitude au changement, mais, bien au contraire, vise la restauration de l’avoir été ou, si l’on peut le dire plus précisément avec un barbarisme pour une fois bienvenu, le rétablissement et la reconstitution de l’« être été » (43) en sa complétude. Mythes et rites exposeraient ainsi la présence de l’être-dans-le-monde de l’être-au-monde « sauvage » en son éternité intangible.

 

On trouve un bel exemple de ce que j’avance dans l’ouvrage que Christian Duverger a consacré aux Aztèques dont le mythe d’origine signale par bribes des informations géographiques rappelant un espace lacustre situé au nord du Nouveau Mexique actuel, à une époque indéfinie où ils n’étaient que des chasseurs-pêcheurs-cueilleurs, avant qu’ils ne partissent à la conquête du Mexique central pour y soumettre des peuples et créer cet empire qui, plus tard, au moment de l’arrivée des Espagnols, se trouvait affaibli et fragilisé par les révoltes des peuples soumis, et que l’intelligence politique de Cortez sut exploiter avec maestria, courage, brutalité et cynisme (44). Or, l’histoire que présente ce mythe des origines est précisément une histoire faussement chronologique et cependant conscientisée comme originaire, ce qui en fait une vérité intangible.

 

À chaque fois, dans de multiples et fort diverses cultures, après la mise en place d’une origine plus ou moins mythique, s’instaure le récit répétitif de l’hagiographie. L’Europe archaïque l’a aussi connu, ce sont les discours héroïco-mythiques des épopées européennes à l’origine de notre littérature (Homère, Virgile, les récits sur les Mérovingiens, les Carolingiens, la chanson de Roland, les chevaliers de la Table ronde, les rapports des dieux avec les guerriers vikings et germaniques, etc…) ; c’est encore celui des saints fondateurs chez Grégoire de Tours ; c’est le discours des conquérants chez les chroniqueurs Aztèques ou Mayas ou celui des origines des empires africains du Sahel dans les chants des griots. Certes, il s’agit de bribes d’histoire d’un peuple, d’un pouvoir, d’un monarque, d’un héros, mais d’une histoire intangible, sans variation entraînant une mutation du sens. C’est cela la Tradition, une manière de concevoir l’histoire (i.e. le passé) qui construit et reconstruit l’éternisation de la communauté et donc des rapports entre les composants de ses référents essentiels (les hommes, les choses terrestres, les événements cosmiques : les mondes naturels et surnaturels), lesquels, en-soi, ne sont ni bons ni mauvais, simplement vrais, c’est pourquoi, en cas d’oubli d’une parole ou d’un acte nécessaires, d’aucuns y reconnaissent la possibilité d’effets redoutables.

 

Par paresse de pensée certains nomment cette éternisation de la communauté et de ses référents essentiels des « valeurs ». Or ce n’en sont point, à moins de donner à valeur le sens positif qu’elle possède dans la philosophie politique antique et médiévale, c’est-à-dire celui porté par un transcendant inentamé, l’Un-Tout (Dieu dans les religions du Livre). Il y a donc et mémoire et histoire chez les sauvages, mais au sens de l’anamnèse d’un rappel de l’origine et des actions originaires héroïques et tragiques où se tiennent ces peuples, c’est-à-dire dans ce qui les détermine comme peuple inchangé, à charge de les lui rappeler, non seulement dans le discours mythiques, mais encore dans le cadre d’une action à la fois réelle et symbolique, les rites. Les peuples sans histoire « objective », c’est-à-dire sans une conscientisation occidentale moderne de l’histoire comme récit causal des archives, ne sont donc jamais sans mémoire de leur histoire subjective. Ce qui trompe aujourd’hui notre entendement de l’altérité radicale, c’est que nous sommes soumis à une frénésie de discours de la « mémoire », essentiellement de mémoires antihéroïques, de lamentations victimaires, de pleurnicheries moralistes sur les dizaines de millions de victimes des guerres passées, des camps de concentration et d’extermination, discours qui ne sont en rien des discours mnémoniques articulant d’authentiques souvenirs pieux, ou d’authentiques rappels des dieux, mais des bavardages, plus ou moins frivoles, suscitant des surenchères aux visées strictement politico-économiques du présent, qui écartent justement toute pitié, toute compassion, toute miséricorde authentiques pour les victimes des guerres de notre aujourd’hui.

 

Chez les sauvages, en revanche, il y a souvent une mémoire orale des généalogies portant sur plusieurs générations réelles qui, ensuite, s’enfonce dans la merveilleuse et lumineuse nuit du mythe, mais toujours dans un continuum temporel qui réassure, d’une manière ou d’une autre, la pérennité « inchangée » du socius. Que des changements puisse être repérés par une pensée objective de l’histoire, au sens grec d’« ἱστορια », c’est-à-dire d’une source d’informations et de connaissances, c’est là, à proprement parler, une autre histoire, celle de l’Occident depuis qu’il s’y adonne, depuis qu’il recompose sans cesse en bricolant (lui bricole bien plus que les sauvages !) dans la temporalité des bribes de passé dont la narration, parce qu’elle s’articule sur un énoncé logico-déductif, fait accroire la reconstitution d’événements comme manifestations de la vérité de la totalité. Il n’est là qu’une des versions parmi d’autres du fantasme de l’objectivation infinie, totale, propre à la pensée de la science moderne !

 

Ce qui importe, et importe seul, c’est de tenter de saisir, ne serait-ce que de manière fragmentaire, comment les gens se pensent eux-mêmes dans la singularité de leurs actions et de leurs énonciations individuelles et collectives. La Tradition est donc cette opération à la fois mythique, rituelle, symbolique et matérielle, à visée mondaine et extra mondaine, faite de mots disant le Vrai par le seul fait qu’ils sont énoncés, de gestes solennels ou triviaux chargés de sens spéciaux, parfois détournés du sens quotidien (cf. Hocquart, Kings and Councillors (45), de matériaux fabriqués, philtres, amulettes, masques, bijoux divers (cf. Malinowski, Argonautes of the Western Pacific (46) ou d’outils conçu comme des pièges (cf. Remo Guidieri, Trois essais sur les pièges et les outils (47). Voilà des approches qui forgent le questionnement du sens que nous adressons à l’altérité archaïque, et qui s’opposent à la seule quête de structures formelles vidées de sens (48) et dont les coups de force logique commandent la pensée sauvage à se mouler dans des catégories sémantiques qui lui sont totalement étrangères (49).

 

Si l’enseignement de l’ethnologie représentait encore une expérience existentielle authentique, c’est-à-dire une expérience de la pensée comme agir dans le monde, comme Beruff, et non une carrière universitaire et bureaucratique, et si de ce fait il était encore délivré avec le sérieux requis par la pensée en acte et non le plus souvent comme un discours sans queue ni tête où tout se confond avec des « friandises intellectuelles » (la formule est d’Adorno dans Minima moralia) et les photos exotiques d’un tourisme de pacotille, il ne pourrait que nous ouvrir la voie à une herméneutique difficile, hasardeuse, que dis-je risquée, œuvre d’une vie, et seule capable d’offrir des interprétations fragiles puisque tout y repose sur des langues n’ayant aucune tradition glossématique et doxographique, et donc sur le talent linguistique des anthropologues (et peu le possède !), ainsi que, chose rare entre toutes, sur l’imagination philosophique et anthropologique ! Il s’agit là d’une herméneutique plaidant pour l’humilité, or cela n’est guère le fort des universitaires contemporains avec leur intense inclination à magnifier l’autoréférentialité.

 

La Tradition serait donc, selon des styles certes très divers, ce déploiement de dires et de gestes où s’éploie l’hybris, souvent incarné par la plus extrême violence faite au corps, par des os, des plaques de bois insérés dans les narines, les oreilles, les lèvres et, à coup sûr, avec la plus extrême douleur, circoncisions, excisions, scarifications, torture extrême comme lors des rites de passage du statut d’adolescent à celui de guerrier chez les indiens Mandans, Sauks, Pawnees ou Iowas (tels qu’ils furent peints par Catlin dans les années 1830), mais encore par l’outrance des couleurs des maquillages (voir les peintures faciales et corporelles des peuples de Nouvelle Guinée), par la taille des masques, la véhémence répétitive des bruits, des rythmes, des chants et des musiques, l’abus des drogues, plus récemment de l’alcool, où se joue la mort. Qu’est-ce qu’une telle démesure étrangère à tout esprit occidental rationnel (il en produit d’autres, par exemple ses manières de faire la guerre ou de ruiner la terre) ? On est là dans la pensée du jeune Nietzsche, dans la mise à jour du dionysiaque… Dionysiaques et présocratiques, les sauvages nous en ont donné de multiples incarnations dont nous avons presque toujours repoussé sinon les leçons, du moins les interprétations (50).

 

La tradition n’est pas catharsis

Pour juger d’une tradition qui s’appuierait sur l’histoire au sens grec d’« ἱστορια », c’est-à-dire d’une enquête visant la connaissance d’une réalité passé objective et des transformations (politiques, sociales, économiques, militaires) conçues comme changements positifs, je pense qu’il convient au préalable d’aborder la question de la défaite de l’intelligence mythique en Europe, vaincue au profit d’une intelligence chronologique de la causalité, en réinterrogeant la notion de catharsis dans l’interprétation qu’en donna Aristote, mais cette fois à la lumière de la ritualité des sauvages. Il semblerait, et on le verra très vite, qu’il est possible de resaisir à travers ce cheminement la très ancienne origine de cette fin de la tradition, et, de là, sa captation ou son inclusion dans l’historicisme. On comprendra alors la différence entre la tradition, celle énoncée par le mythos, et une paideia, une instruction-éducation, une Bildung déjà moderne, conscientisée et thématisée comme telle, et qui se déploie, entre autre manière, selon une chronologie causale (51).

 

Analysée par Aristote en tant que therapia et paideia, la catharsis n’appartient ni à l’ordre du rite ni à celui du mythe. Tandis que la catharsis agit au sein d’une illusion, le spectacle théâtral saisit pour lui-même tant par les acteurs que par les spectateurs et où, par exemple, le passé est, en tant que déjà-advenu, un événement accompli, achevé. La croyance, quant à elle, dont la volition immanente provoque le rite, engendre non pas un spectacle théâtral (ou historico-théâtral), mais une révélation incarnée au cours de laquelle sont présentifiées et métaphorisées les formes et les figures d’une forme-substance de transcendance qui garantissent l’unicité et l’irrévocabilité de l’essence de l’étant communautaire, de cet étant là et non d’un autre, de cet étant hic et nunc. Il faut y revenir et y insister une fois encore, la tradition n’est jamais universaliste, ni en son essence ni en sa manifestation, ni objectivement ni subjectivement. Elle appartient toujours à une culture ou à une sous-culture humaine, et à une seule, qui se pense comme le centre du monde, serait-on capable, depuis un regard extérieur, y déterminer des emprunts et y opérer des comparaisons. Cela ne change rien quant au sens de sa totalité pour les hommes qui la vivent en la réalisant comme agir… C’est la pensée occidentale déjà moderne avec ses incarnations philosophiques, théologiques, historicistes, puis économiques et militaires qui domine le centre du monde et ses périphéries par la réduction logico-conceptuelle conçue comme valeur universelle pour toute culture… et, ne l’omettons point, engendre comparatisme et évaluation généralisés. Le but de cette généralisation n’étant rien de moins qu’après soumission militaire, spirituelle et économique, l’acculturation des autres cultures du monde aux langues, croyances, modes, voire aux habitudes culinaires des conquérants, aux diverses versions de son Dieu unique, en bref, au travers de traductions simplificatrices, à ses « valeurs », de fait, en ultime instance, à sa vraie valeur qui est précisément la valeur d’échange.

 

En d’autres termes, une fois éteints les feux de la rampe, chaque spectateur quitte l’amphithéâtre et repart vers son labeur et ses occupations quotidiennes après y avoir reçu une sorte de leçon de morale politique et sociale. La catharsis vise donc à offrir l’illustration (positivité) ou la critique (négativité) du dogme fondateur de l’autorité légitime de la cité-État, de l’Empire-État, de la monarchie-État, de République bourgeoise ou populaire, de leurs lois organiques et de leur droit positif dans un champ temporel causal où s’affrontent le « Bien » et le « Mal » (52). Lorsque, plus proche de nos temps et peu remarqué par les sociologues et les philosophes (et pour cause !), les bureaucrates et les animateurs de la culture aux ordres des politiciens mirent en scène les traditions paysannes européennes (le folklore), ils cherchèrent à inscrire dans la mémoire des spectateurs modernes simultanément une leçon d’ethnographie, d’histoire, de politique et d’éducation civique chargée d’imposer un système de références simples et efficaces, uniformes, valables pour tous et qui, au bout du compte, participait à l’invention et à la fabrication de la nation ethnico-linguistique et/ou religieuse comme une incarnation « naturelle » de l’État politique moderne, contemporain héritier d’une prétendue antiquité fantasmée avec les instruments classiques de l’historicisme : les archives et l’archéologie (53).

 

Dans la modernité d’une gauche bolchevique radicale, c’est Berthold Brecht qui en réalisa et la théorie et la pratique théâtrales. Pour l’écrivain et le poète communiste, la catharsis que met en œuvre son théâtre est le ferment d’émotions et d’arguments qui préparent la révolte sociale contre l’oppression et l’exploitation afin de dévoiler aux hommes la ou les voies de leur émancipation. Le cinéma d’Eisenstein, de Poudovkine ou de Dovjenko, visait les mêmes buts, celui de John Ford dans les Raisins de la colère, les films de la grande époque du néoréalisme français ou italien aussi, mais de manière moins extrême et totale (voir le film de Jean Renoir, Le Crime de Monsieur Lange, 1936) (54). On comprend que toutes ces mises en représentations se tiennent dans les représentations du logos et assure sa victoire sur le mythos, ce dernier pouvant être rappelé, mais seulement comme thème littéraire, référence esthétique, décors, allégorie, voire, à total contresens comme référent historique. C’est ainsi que l’on peut mesurer l’espoir fou et l’impasse de Nietzsche qui souhaitait revitaliser et les dieux et l’héroïsme grecs au moment où l’Occident et le monde devenaient totalement soumis à la Technique et à son incarnation en Gestell, au moment décisif où précisément l’homme devenu totalement ivre de ses prouesses technologiques, intensifiait les programmatiques de types capitalisto-techniques où il n’est jamais question d’héroïsme, de grandeur, d’éclat, sauf au cinéma, mais où, dans le réel, ce ne sont que pièges, coups tordus, convoitise, cupidité au service d’un logos visant, dans tous les domaines, la programmatique de la plus grande efficacité matérielle immédiate (55). Lorsqu’un philosophe comme Victor Goldsmith s’interrogeait pour savoir si « Platon croyait aux mythes » (56) qu’il appelle pour illustrer les propos de ses dialogues, la question suggère déjà l’épuisement du mythe comme unique ordonnateur du sens du monde et, à l’époque, le signe annonciateur du triomphe absolu du logos.

 

Rien dans les rites des sauvages, voire dans ceux des paysans archaïques européens ou asiatiques qui ressemblât à cette thérapie collective cathartique. Une fois accomplies les diverses épreuves (dépenses ostentatoires, Potlach et autres prêts somptuaires, démesure hallucinatoire sous l’emprise des drogues, de l’alcool, des rythmes et des chants répétés à satiété, des souffrances physiques propres aux pratiques corporelles des rites d’initiation), une fois donc achevé le cycle de leurs représentations, d’aucuns s’en retournaient à leur dur labeur, à leur misère quotidienne, aux dangers des chasses et des combats, mais non sans que la communauté eût réaffirmé et proclamé sa singulière et unique authenticité dans l’expression vécue pleinement comme le retour du même, des principes et des représentations transcendantes-immanentes qui acheminaient son mode-à-être-dans-le-monde pour exalter son être-au-monde originaire. Comme le souligne Karl Reinhardt, dans la polis où le théâtre domine, les anciens dieux sont relégués à la culture populaire, et « le citoyen d’Athènes, aussi ardent aux procès qu’au théâtre, sait jouir de tout avec esprit critique. Théâtre et procès portent d’ailleurs le même nom : agôn, tournoi. La scène devient tribunal […]. » (57). À l’évidence, nous ne sommes plus dans le rite, mais dans le débat et le combat critiques, dans les rappels aux différences du passé, portant à la fois sur les choix possibles qui normalement entraînent la décision, la krisis mise en œuvre par ces premiers intellectuels que furent les Sophistes, dans le but d’une paideia et d’une thérapia, se déployant au cœur de la politéiaVolens nolens nous nous trouvons parmi les élites, dans des discussions, querelles, controverses, causeries, les premiers feux d’une aurore de délibérations qui, beaucoup plus tard, s’avancera sous le nom de modernité, nous sommes bien aux commencements de la fin de la tradition.

 

Ainsi le théâtre comme scène objectivant la crise d’une société ou mieux une société en crise, crise politique et sociale, et donc crise du sens, celui du passé et donc de l’ad-venir (58), ne peut, en aucune façon, être identifié à un rituel, dût-il pour élaborer sa chaîne narrative et ses ressorts dramatiques user de structures mythologiques d’une ou plusieurs époques, utiliser des parcelles de rituels pour élaborer sa scénographie, recourir à des fragments de récits mythiques, des bribes de prières, des morceaux d’invocations, des fractions d’actes rituels, en bref, planter le décors avec diverses images, diverses statues, éidolon, éikon, de toutes sortes (59). Ces agencements représentent le magasin d’accessoires d’un théâtre (qui peut aller, par exemple, jusqu’à la grotesque caricature des rites comme dans la théâtralisation du folklore qui plaît tant aux touristes), et ne se peuvent identifier jamais aux enjeux de sens présent au sein d’une énonciation solennelle du mythe, dans les cérémonies rituelles allant parfois, à travers la possession, jusqu’aux limites de la folie (cf. pour le syncrétisme africain l’admirable film de Jean Rouch, Les Maîtres fous) (60).

 

Pour lors, il convient alors d’entendre l’histoire – en tant que connaissance sous forme d’un récit objectivant le passé et donc aussi les traditions au service du devenir du présent – comme le recours à un faux-semblant, celui d’une tradition potentiellement vivante servant de fonds discursif à la légitimation de l’avènement de la modernité. A-t-on jamais constaté l’immémorialité d’une tradition qui se rappellerait à la mémoire des hommes sous la responsabilité du logos en tant que somme d’arguments logiques ? User de l’histoire comme instrument mnémonique afin de faire renaître une tradition, c’est précisément se tenir au cœur de l’apophase à l’égard de la tradition, ce que le psychanalyste Octave Mannoni définissait par l’expression : « Je sais bien, mais quand même ! ». En effet, je sais bien que cette tradition est en état de décomposition avancée, quasi morte ou ne se survivant qu’en quelques lieux très marginaux comme culture populaire à l’agonie, mais je vais vous la conter, mettre en scène ses rites pour les réactualiser. Agissant ainsi je la désémantise et la resémantise, lui fournis un simulacre de renaissance afin de la rendre intelligible et d’y intégrer nos angoisses contemporaines. À l’évidence, ces vociférations annonçant une prétendue résurrection, signalent à notre attention un naufrage commencé de très longue date et, au bout du compte, nous offrent le constat d’un décès annoncé dès longtemps. En résumé, l’antimoderniste (61), en tant que volition explicite d’une lutte engagée contre la modernité en usant de tous les instruments culturels propres à cette modernité pour tenter d’en dénier les effets, n’est rien moins qu’une autre version de la modernité, au sens littéral son versant réactionnaire et, de fait, illusoirement conservateur.

 

Nul ne peut échapper à la pensée de la temporalité de la modernité – c’est-à-dire à sa détermination sociétale globale comme forme-substance-capital se déployant comme Technique Gestell (Arraisonnement) et (Total allgemeine mobilmachung) mobilisation totale générale (62) –, en publiant des livres d’histoire, d’ethnologie, d’anthropologie, de philosophie, en rédigeant des thèses (avec d’abondantes notes en bas de page !), des essais, des pamphlets, des romans, des pièces de théâtre, des films, des spectacles folkloriques. Autant d’œuvres, excellentes ou médiocres, qui répondent aux exigences des formes modernes de la narrativité et de la représentation, sources de joie ou de mélancolie, d’espoir ou de désespoir. Or, déplorer n’a jamais été d’aucun secours pour réaliser une restauration capable d’entraîner une authentique résurrection ! Une telle possibilité serait-elle même envisageable dans le nihilisme propre au déploiement de la modernité ? Enfin de compte, quoi de plus moderne, voire peut-être d’hypermoderne que l’historicisme antimoderne et sa volonté de résurrection des mythes, des rites, en bref, des traditions !

 

Le temps du nihilisme

Une légère inclination d’optimisme habitait Ernst Jünger dans l’un de ses célèbres essais, Le Passage de la ligne (Über die Linie) (63). Il y affirmait qu’une fois atteint le fond du désastre, limite ultime à la catastrophe du XXe siècle – et, écrit-il, l’on s’en serait approché en 1956 à l’époque de la rédaction de son essai  –, un nouvel élan créateur se tiendrait là, déjà prêt à s’élever. Heidegger lui répondit en précisant avec le même titre à peine modifié, des guillemets, Über « die linie » (64), que la catastrophe n’a pas eu lieu au XXe siècle, mais il y a déjà fort longtemps, même si ce XXe siècle en avait illustré les advenues les plus dévastatrices, malheureusement, il semble que la grande danse macabre est bien loin d’être achevée ! Pour ceux qui connaissent quelque peu la méditation heideggérienne, la catastrophe s’origine dans le déploiement déjà fort ancien du nihilisme. Comme Nietzsche l’avait auparavant explicité, le nihil moderne n’est pas le vide, le néant, loin s’en faut, mais son contraire, le trop plein des choses, le renouvellement permanent du nouveau dans un éternel présent qui submerge l’homme jusqu’à lui faire oublier, malgré tous les discours historicistes mnémoniques, tout passé, toute limite, toutes valeurs supérieures incontestées, celles qui dans la tradition commandent sans qu’on se demande pourquoi elles commandent comme la rose d’Angélus Silésius ne questionne pas le pourquoi de sa présence et de sa croissance.

 

Le nihilisme est aussi le mot qui rassemble le « tout est possible » de la modernité développé par Hannah Arendt. Ce que Walter Benjamin, dans la même veine, formula ainsi : « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à <aller ainsi>, voilà la catastrophe » (65). Or pour Heidegger ce désastre est fort ancien ; c’est ce qu’il énonce, à sa manière grave et responsable, mais parfois malicieuse. Il disait, en substance, de ne point présager trop précipitamment l’advenue d’un quelconque salut, car, si la catastrophe a eu lieu dès longtemps, son accomplissement est très loin d’être achevé en sa totalité ; peut-être n’est-il qu’à peine ébauché, peut-être ne le sera-t-il jamais ? Aussi la ligne est-elle loin d’être atteinte. Le sera-t-elle un jour ? Voilà la question cruciale qui demeure sans réponse !

 

C’est « au-dessus » de la ligne au sens d’un ailleurs intra-mondain, et non dans une quelconque et nouvelle émanation transcendantale que se tiennent et le crépuscule et l’aurore possible d’une époque post-catastrophique à-venir. Puisqu’il ne peut y avoir un « au-delà » de notre époque se tenant dans une extériorité à venir qui s’inscrirait dans le mouvement d’un dépassement dialectique où se nierait la catastrophe pour atteindre, consciemment assumée, une ère de félicité. C’est là, me semble-t-il, et je l’avance comme autocritique de mes illusions de jeunesse (sans pour autant les jeter aux poubelles de l’histoire, les nier), l’erreur d’un aspect du marxisme-léninisme que d’avoir cru à une possible résolution dialectique de la catastrophe sans pour autant sortir de l’axiomatique du progrès et de la Technique produits par l’objectivation infinie du cogito affiché comme l’énoncé de la vérité (« Tout ce qui est réel est rationnel » selon Hegel… Mais qui produit le réel sinon le cogito !). Le marxisme-lénisme crut pouvoir subvertir l’ananké de la modernité et sa version de la métaphysique incarnée dans la Technique en usant de la même axiomatique du progrès infini, des mêmes instruments, des mêmes concepts que cela même contre quoi il luttait, visant, en ultime instance, le même télos sociétal que son modèle capitaliste, et prétendant l’accomplir incomparablement mieux, plus équitablement, plus efficacement. En d’autres mots, le nihilisme ne se peut ni apaiser ni guérir : soit il disparaîtra car quelque chose d’autre, de véritablement autre s’élèvera à propos du questionnement de l’être-dans-le-monde menant vers une possible transformation de notre être-au-monde, soit il poursuivra inexorablement sa route mortifère jusqu’à la disparition de l’espèce remplacée peut-être par les androïdes qu’elle aura créés : le temps de Matrix sera ainsi devenu notre seule réalité en dehors de zoos humains où seront parqués quelques « sauvages » rêvant encore de polémos et de liberté… *

 

Une fois succinctement rappelé ce débat qui tient de l’histoire de la question de l’être et d’un possible, quoiqu’hypothétique, dépassement de la métaphysique en fin de parcours (66), il convient de préciser que l’histoire en tant que discours objectif sur le passé, et quel qu’en soit l’objet, n’est pas étrangère à la matrice nihiliste de la modernité, elle lui appartient de plein droit. L’histoire n’est pas un récit où le discours se présente comme l’anamnèse fidèle de l’archaïque ou de l’antique tradition pour en rappeler l’impératif et l’immuable commandement. L’histoire est toujours l’actualisation de bribes de passé (parce qu’il y a des textes sacrés, des images, des statues, des sites archéologiques par exemple, qui servent de prétexte à l’archivage) rapportées aux soucis du présent, comme nous l’enseignent les débats simplistes sur la source de la démocratie représentative moderne dans la démocratie athénienne. Hormis une herméneutique, arrachée autant que faire se peut aux questions du présent (ce que Leo Strauss définissait dans son commentaire du Hiéron de Xénophon, comme la manière d’interroger les Grecs comme ils s’interrogeaient et se pensaient eux-mêmes), pourrait sérieusement tenter une approche toujours fragile et humble de ce que fut une pensée et le sens de praxis antiques ou archaïques. Mais toutes tentatives pour parler des traditions à partir d’un cadre préétabli par le rapport sujet/objet ou par la relation temps-qui-s’écoule/causalité-innovations propres à la pensée moderne, avec les lexiques et les champs sémantiques de nos langues modernes, ne sont que fables modernes portant sur un tout autre sujet que celui quelles prétendent approcher. Rapporter l’énigme de la Tradition et des traditions aux questions qui ressortissent à la plus stricte modernité n’est qu’une trahison de la Tradition et des traditions. Ces démarches ressortissent à l’acculturation de l’étrangeté de l’archaïsme à nos modes de penser et de ressentir (67). Rien d’étonnant à cela car depuis la conquête de l’Amérique, l’acculturation des cultures mondiales à la pensée européenne s’inscrit dans la suite « normale » des procédures qui besognent à l’unification du monde (68).

 

Certains l’on a déjà remarqué, sans toutefois le souligner avec la vigueur nécessaire, les analyses de l’altérité proposées par les sciences humaines sont anachroniques en ce qu’elles présupposent des essences universelles et a-historiques, intangibles et immuables : la vérité, la beauté, la justice, la raison transcendante, l’histoire comme accomplissement de l’Esprit, de la lutte des classes ou de la démocratie représentative comme fin de l’Histoire. Même si les spécialistes l’ignorent, ces approches tiennent leur possibilité de celle qui, inaugurée il y a fort longtemps, se nomma métaphysique et quêta la vérité humaine au-delà de l’apparence, de la manifestation, du sensible, de la perception singulière, de la vision, de l’ouïe, en bref, « hors » de l’idiosyncrasique propre à l’auto aperceptif de chaque culture, faisant de la culture grecque à travers et dans sa langue, le fondement d’une première vérité universelle. Il suffit que plus tard le christianisme, pour démontrer le vrai de sa foi, utilisât la raison philosophique grecque (travail de saint Paul) pour que la machinerie onto-théologique universalisante (l’Un-Tout-Dieu incréé et créateur de la totalité, à la fois principe fondateur et fin ultime du monde) y trouvât et son idea et son energeia. Dès lors la parole du logos (parole des élites) proclamait que le vrai se tenait dans les essences aperceptibles par ses seuls élus, les philosophes plongés dans la contemplation, dans le domaine céruléen des idées (eidolon, idéa platoniciennes), aussi repoussait-elle dans l’erreur du commun (le populaire) l’expérience existentielle de la présence des choses et des hommes en leurs voies et manières, souvent identifiée à de funestes passions et de néfastes opinions. Ce qui s’est révélé une machine d’une puissance sans équivalent dans l’histoire de l’humanité, parce qu’elle fut le préalable théorique au déploiement des sciences de la nature, et donc au besoin de construire des discours axiologiquement neutres. Or une fois appliquée aux affaires humaines comme volonté de savoir des hommes sur les hommes en leurs lieux terrestres, elle n’a engendré que des discours idéologiques en ce que le présent (certes après les crises graves) y était toujours avancé comme le « meilleur des mondes possibles » selon l’expression de Leibniz. Les savants s’attachèrent à établir une équivalence entre l’indomptable marche en avant du progrès technoscientifique, le Gestell – l’Arraisonnement comme stade ultime de la métaphysique des valeurs (certitude du sujet y compris lorsqu’il en appelle au doute cartésien, ou à l’ego transcendantal, lesquels sont autant de variations sur le cogito ergo sum) et, simultanément, fondateur, en ultime instance, du nihilisme –, et les progrès de l’intelligence et de la morale humaines comme l’imposèrent les Lumières jusqu’à l’aube des grandes catastrophes humaines du XXe siècle européen.

 

Entre les avancées pour le moins inouïes des sciences de la nature et le progrès intellectuel, moral et politique, il n’est pas exagéré d’affirmer que, dès l’aurore de la pensée moderne, le fossé est immense et sûrement impossible à combler. Si le proverbe français « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » détient une part de vérité, alors demain n’est point la veille d’une mise à l’encan du nihilisme. Or, ce qui caractérise le nihilisme moderne c’est non seulement l’excès des choses commandé par l’infinité de l’innovation, du produire et du consommer qui s’y adjoignent de manière consubstantielle, mais c’est peut-être plus fondamentalement l’infinité de la mêmeté en son essence. Cette essence a été représentée en particulier par trois artistes contemporains, sur le mode dramatique par Arman et Rauschenberg, et sur le mode dérisoire par Tinguely. Si, comme l’a explicité Heidegger, la « science ne pense pas » (69), ne pense pas ses conditions de possibilité, il est dès lors tout à fait illusoire de quêter quelque espoir de salut éthique dans l’intensification toujours plus puissante de la recherche scientifique et de ses résultats pratiques constatés à la fois dans la recherche des divers instruments militaires et de leurs sous-produits rentabilisés par la consommation de masse.

 

Il en va ainsi pour la plus triviale des sciences sociales, la sociologie. Ses divers plaidoyers pour le progrès de l’intelligence humaine et des organisations sociales s’appuie sur l’objectivation moderne du socius, laquelle marquerait un progrès face à la philosophie, laquelle se réduirait à un discours uniquement spéculatif, incapable de prendre en compte le réel comme on peut le lire dans l’un des ouvrages inauguraux de la sociologie moderne, Les Règles de la méthode sociologique d’Emile Durkheim ! Si l’on suit l’affirmation durkheimienne, il faudrait, comme les sociologues et la plupart des historiens, avancer sans hésitation qu’il y a de réels progrès de la pensée, une véritable croissance de l’intelligence humaine depuis l’émergence de l’espèce homo sapiens sapiens ! Nombre d’ethnologues le suggèrent implicitement quand ils regardent les nouveaux syncrétismes culturels du tiers-monde comme une poursuite positive des traditions, comme une sorte d’adaptation harmonieuse de l’archaïque aux contraintes du nouveau ! Mais, ce ne sont là que billevesées d’intellectuels à la mode, niaiseries de bureaucrates de la culture, sornettes formulées par des esprits paresseux et animés d’un sens aigu de la domesticité à l’égard des pouvoirs qui les nourrissent. Il y a là autant de fariboles qui servent à masquer le travail du négatif des forces propres à la modernité et qui, au nom d’un humanisme en toc, mais souvent sanglant, se refusent à constater les ravages de cette même modernité sur les cultures traditionnelles, leur mise à mort, pis, la ruine déjà ancienne de la vie matérielle et spirituelle de ces hommes des tropiques sous l’effet mortifère des techniques de monocultures, de l’industrialisation agricole et agroalimentaire sans merci, de la désertification généralisée de la faune et de la flore, des exploitations minières ravageuses, de l’industrialisation généralisée sans précaution aucune de l’environnement devenu tellement pollué aujourd’hui que l’espérance de vie de certaines populations locales y retrouve des taux proches de ceux qui avaient cours pendant le Moyen-Âge européen (70).

Or, implicitement, les tenants de ces discours du progrès et du syncrétisme harmonieux suggèrent dans la plus totale impunité intellectuelle que les sauvages furent des hommes moins intelligents que les hommes du XXe siècle, tant et si bien qu’il pourrait leur arriver de dire en privé que Parménide était, tout compte fait, bien moins malin que Platon et saint Thomas d’Aquin, lesquels seraient totalement dépassés par nos esprits contemporains à la mode qui souvent leur font de mauvais procès critiques afin de s’assurer une gloire que la médiocrité de leurs œuvres ne leur offre point. En fin de compte, ce comput chronologique de l’intelligence fait que ces soi-disants penseurs contemporains transforment systématiquement Descartes, Spinoza, Kant, Hegel ou Nietzsche en faire-valoir de leur pauvreté académique ou de leur démagogie marchande. Dans la série des clichés tout bonnement indécents, que dis-je obscènes, comment peut-on présenter Platon comme le père de la pensée totalitaire contemporaine et Marx comme le « fondateur du Goulag », Kant comme le théoricien de l’antisémitisme, Fichte comme le père spirituel de Hitler, et enfin Nietzsche et Heidegger en tant que scribes du même « petit peintre viennois »  ?! Mais les Glucksman et autre BHL, le modeste Louis Dumont, l’insupportable Ferry et la famille Faye pour choisir parmi les exemples les plus grotesques ne sont jamais en reste d’une canaillerie, dès lors qu’avec la complicité des journalistes une gloire médiatique leur est assurée. Si tous ces gens ne se prenaient pas au sérieux, on pourrait songer parfois à quelques éclats dadaïstes !

Une telle déliquescence de la pensée a mené les sciences humaines à l’abandon des questions soulevées par les classiques. L’enthousiasme de façade pour les « différences » et le « multiculturalisme » ne sont que des spectacles offerts aux gogos par les ventriloques de la politique, de l’enseignement et des médias au cours de colloques plus stupides les uns que les autres, où l’on ne loue le parfum exotique et archaïque des peuples qu’à une seule condition : que cette « étrangeté » se réduise à de la verroterie, de la camelote, de la pacotille, au toc. Voilà comment pensent et agissent les tenants d’un parfait simulacre qui, mis en présence de véritables différences, se montrent sourds à ce qu’elles peuvent encore posséder de forces, de grandeur tragique et de beauté sauvage. Derrière la fausse curiosité touristique ou muséale, ces gens n’expriment que mépris pour les cultures archaïques. Aussi, une conclusion s’élève-t-elle : au cœur de ces faux-semblants se tient, de fait, la plus triviale admiration pour le progrès.

 

On en arrive ainsi à la vulgate des sciences humaines contemporaines qui se complaisent à louer de tristes, mornes, lugubres, sinistres, méprisables, et souvent infâmes bureaucrates de la culture comme ceux, par exemple, qui officient au musée des « Arts premiers » à Paris ou, ailleurs, dans des musées d’art et traditions populaires (71). Mais ces mêmes « sciences » rechignent, quand elles ne les condamnent point, devant des formes culturelles hybrides bien plus contestatrices des certitudes occidentales. En ces cryptes mortifères, dans ces cénotaphes muséaux, les « sauvages » ou les paysans archaïques sont tous « beaux » et « gentils », à condition qu’ils reposent tranquillement. Quant à ceux, là-bas, au loin ou plus près, dans un tiers-monde ravagé, entassés misérablement dans de gigantesques bidonvilles (72) ou dans les campagnes désertifiées du sous-développement (73), qu’ils s’avisent un jour de prendre les armes pour secouer le joug d’une néocolonisation et d’une exploitation impérialistes, pour s’opposer aux crimes agrochimiques ou pharmaceutiques devenus insupportables, ils redeviennent aussitôt ce qu’ils furent toujours pour la pensée et les praxis de l’Occident, des êtres sans véritable civilisation, des « barbares ». Aujourd’hui ont les appelle « terroristes » ! Comme je l’ai déjà souligné, le Président Sarkozy ne s’est pas embarrassé de circonvolutions en proclamant à Dakar que « l’homme noir n’était pas encore entré dans l’histoire ! ». Mais alors quid du commerce triangulaire basé sur la traite des noirs sinon le déploiement d’une histoire, celle du capitalisme mercantile, une première et puissante avancée de la forme-substance-capital du monde ? Après ce qu’il faut bien appeler l’énoncé d’une grande vilenie, je n’ai pas entendu d’ethnologue protester avec la fermeté requise, non pas à l’encontre d’une injure et d’une injustice faites aux Africains, ils sont présentement tout à fait capables de défendre seuls et leur honneur et leur histoire, mais pour affirmer qu’il s’agit là tout simplement d’une ânerie proposée par un quelconque énarque, conseiller du Prince.

 

Pour en finir avec le retour de l’antimodernisme

Mais revenons, une fois encore, aux diverses tentatives de retour à la Tradition. En Europe, elles furent si régulièrement renouvelées qu’il n’est pas trop exagéré d’avancer que la volonté de résurrection s’y actualise à chaque fois que s’éploie un état de crise civilisationnel, crise économique, sociale, politique, plus essentiellement, crise du sens en renouvellement, le sceau même de la dynamique de la modernité. Les tentatives les plus grandioses, que ce soit la Renaissance italienne étendue ensuite à l’Europe, que ce soit la Réforme protestante ou, plus ambigus, les référents romains de la Révolution française, le culte du gothique parmi les Romantiques, la renaissance d’une précédente Renaissance chez les préraphaélites anglais ou celle des vieux Teutons du IIIe Reich, aucune d’entre elles ne s’est jamais soldée par une quelconque résurrection de l’ancien, bien au contraire. Renaissance, Réforme, Révolution, le retour aux Grecs et aux Évangiles sans plus d’« intermédiaires », les vertus politico-éthiques de la Rome républicaine, les brumes abyssales des Nibelungens, le théâtre folklorique des origines ethnico-populaires, aucun de ces discours, aucune de ces pratiques philosophiques, esthétiques, ethnologiques, théologiques ou politiques du retour ne ressemblent jamais à une machine à remonter le temps. Ni les débats philosophiques de l’Académie florentine, ni les Évangiles relus par les théologiens réformés, ni la Rome des révolutionnaires français, ni les Chevaliers teutoniques auxquels s’identifiaient les Waffen-SS, ne sont de l’antique ou du médiéval, tous ces états ont exprimé l’esprit de leur temps qui a pu parfois se montrer dans une scénographie de style pré-hollywoodien. Entre l’expressionnisme naguère et le Disneyland d’aujourd’hui (par exemple le défilé organisé par le publicité Goulde pour célébrer le deux centième anniversaire de la Révolution française) se construisait et se construit une attribution du sens politique où les renaissances esthétiques servent de décors à la modernité pour en masquer précisément la dynamique nihiliste.

 

Il n’est peut-être pas trop d’affirmer que les renaissances manifestent, chacune en leur guise, l’un des faces du nihilisme, sa face nostalgique. Chaque mouvement présenta une lecture renouvelée du passé, une actualisation par rejet de multiples étapes intermédiaires accusées, souvent à juste titre, d’avoir censuré, caviardé, mithridatisé ou détourné les textes et les idées originaux. Or la critique du détournement ou de la dissimulation s’appuyant sur les textes originels, si juste soit-elle, n’entraîne jamais le renouveau de l’expérience existentielle de l’antique, dans le meilleur des cas, elle peut, selon une herméneutique rigoureuse, retrouver l’esprit d’un texte, décrire de manière empathique le style et le mode de pensée d’une culture, mais demeure impuissante à réimplanter une culture originelle et primordiale comme culture vivante.

 

Ainsi, dès le XIIe siècle, l’effort admirable des théologiens occidentaux d’abord, puis vers XIVe celui des laïcs visant au retour ou à l’approfondissement des penseurs grecs en rapport avec les Arabes, n’a pu restaurer ni la société des élites de l’« Aufklärung » athénien ni la religion grecque. En revanche, elle instaura une coupure encore plus nette entre les érudits et les savants d’une part, et la culture populaire de l’autre qui demeurera encore longtemps hors de cet humanisme hellénisant déjà moderne (74). De façon identique l’une des pierres angulaires de la Réforme, la prédestination, n’a pas été retrouvée, quoiqu’ait dit et écrit Luther, dans les textes évangéliques canoniques. Il fallut, une fois encore, forcer le texte avec l’esprit du temps pour en prouver la présence dans le Nouveau testament. Luther prétend que dans I. Corinthiens 6-19 elle y est énoncée. Or que dit le texte : « Ou ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu, et que vous n’êtes point à vous même ? Car vous avez été acheté à un grand prix ! Glorifiez donc Dieu dans votre corps. » (Traduction protestante, Second, Société biblique France, 1934) (75). Or le contexte dans lequel se situe le texte n’est en rien inclus dans une thématisation explicite ou implicite où la prédestination serait prouvée par la positivité de quelconques activités terrestres. Le texte précité de Paul aux Corinthiens renvoie explicitement au combat contre le péché de chair, contre la « fornication » comme il est dit entre les paragraphes 6-12 et 6-20 entre lesquels se situe le 6-19 auquel faisait appel Luther. Or cette lecture détournée n’a pas pour origine Luther, lui-même ne fait que reprendre et actualiser saint Augustin qui était, en ce début du XVIe siècle, partiellement oublié d’une Église catholique devenue essentiellement thomiste, et donc en quête d’une harmonie sociale politico-économique (hiérarchie intégrée des pouvoirs temporels et spirituels sous la double juridiction du pape, l’ensemble étant doublé d’une théorie du juste prix) dont la dérive, sous les effets du premier capitalisme et des besoins monétaires croissants de Rome mena à la vente du Salut contre des Indulgences.

 

Cette singulière manière de relecture de Paul par l’intermédiaire de saint Augustin dans cette Renaissance aux splendeurs mondaines et païennes, permet d’inscrire l’axiomatique théologique de la prédestination dans l’esprit d’un temps où se réorganisait l’Europe vers le mode capitaliste, laquelle offre ainsi une belle illustration de la théorie du reflet idéologique chez Marx. Outre que du point de vue d’une tactique de la pratique, cette axiomatique fortifie la foi des penseurs réformés (Luther, Calvin, les puritains hollandais, anglais et écossais) et de leurs émules dans les combats qu’ils mènent contre l’Empire et Rome, elle permet encore, contre les clercs, les prêtres, les moines et leurs multiples commensaux, de rendre simultanément justice aux roturiers, aux marchands, aux artisans, aux laboureurs, à la femme au foyer, de légitimer théologiquement leur agir terrestre et d’affirmer ainsi que leur labeur est pour Dieu une preuve essentielle de la vraie foi, preuve sans commune mesure avec la contemplation parasitaire des moines et des moniales, avec l’action corrompue de tous ces prêtres qui se proclament à la fois les intercesseurs de Dieu devant le peuple et les directeurs de conscience des aristocrates qui soutiennent de leur sabre l’Église (76). Cette théologie de la prédestination, dût-elle être avancée par des hommes qui refusaient sincèrement d’accepter la monté en puissance de l’immanence du capital, offrait néanmoins une légitimation divine au travail manuel, au commerce et à l’échange honnête et vertueux, qui commençaient à dominer et à déterminer l’ensemble des relations sociales consécutif à l’intense développement urbain, minier et industriel intensifié par les flots d’or venus de la récente découverte de l’Amérique.

 

En proclamant que la réussite de l’homme dans ses activités terrestres était la preuve du Salut offert par Dieu à ses élus – la théologie de la prédestination – la Réforme pouvait affirmer que le Salut était accordé pleinement aux nouveaux acteurs socio-économiques d’une Europe en pleine mutation (découverte de l’imprimerie, intensification de l’industrie métallurgique, des ateliers de fabrications des armes à feu, de la chimie des poudres, du tissage, de la construction navale, du développement de la finance bancaire et des assurances maritimes). Humanisme grec esthétisant chez ceux qui effleuraient et caressaient l’agnosticisme ou le gnosticisme, prédestination chez ceux qui, tout en demeurant fermement ancrés dans la plus intense foi chrétienne, n’en voulaient pas moins secouer un joug aristocratique et ecclésiastique catholiques devenu insupportable dès lors que leur labeur et leurs exigences d’éthique et de justice (77) prouvaient au quotidien une réussite terrestre dont ils n’avaient pas à avoir honte face à leur Créateur. Mais, jamais, il ne fut question ni en Italie ni en Allemagne ni en France, encore moins en Hollande ou en Écosse de revenir à l’expérience existentielle du premier christianisme, à l’Essénisme, au Jéhanisme, aux diverses églises chrétiennes orientales héritières directes de ce premier christianisme, pas même à l’Orthodoxie constantinopolitaine plus proche des premiers Pères de l’Église. Humanisme et Réforme, Humanisme ou Réforme, l’Europe occidentale signait ainsi l’abandon définitif de l’antique tradition chrétienne et de sa tradition médiévale (le monde comme présence miraculeuse de tous les saints intercesseurs, qui survécut longtemps encore dans les campagnes), pour entrer bel et bien dans l’époque de la première modernité, celle que, quatre siècles plus tard, Max Weber étudia et théorisa dans un ouvrage majeur sous le titre : « L’Éthique protestante et l’origine du capitalisme ».

 

Les appels modernes à la résurrection de l’ancien, voire du très ancien, dissimulent toujours les pièges de la modernité, et ses leurs masques idéologiques antiquisant et archaïsant sont autant de ruses de la raison technoscientifique qui servent à obscurcir la dynamique souveraine du nihilisme. Armée de ces instruments mnémoniques rendus possible par l’émergence de la domination de l’historicisme, les hommes de la modernité la plus extrême se nourrissent de rêves nostalgiques. Dès lors, d’aucuns peuvent, en toute bonne conscience, préparer sous l’empire d’un quelconque Kniebolo (78), et souvent dans la joie (79), de véritables catastrophes, des immolations massives, en les légitimant d’un pseudo transcendant archaïque des praxis qui, dans la banale factualité quotidienne, radicalisaient et fortifiaient plus encore l’essence nihiliste de l’inexorable marche en avant de la modernité technoscientifique, le seul vrai progrès de l’humanité.

 

Que ce soit les références à d’antiques populations qui l’on somma d’être garantes de l’advenue moderne de certains peuples-ethnies dans leur État-nation (les Grecs antiques pour la Grèce moderne, Attila et ses hordes de cavaliers nomades pour les Hongrois, les Sarmates pour l’aristocratie nationaliste polonaise, les Daces pour les Roumains, les anciens Hébreux pour l’État d’Israël), que ce soit les appels à la « Gaule éternelle » et la « Germanie immémoriale » au nom de la civilisation (laquelle ?), les références à la Rome impériale pour légitimer les conquêtes coloniales de l’Italie fasciste ou l’appel aux mythologies germaniques dans les discours et l’iconographie nazie plaidant pour un nouvel ordre européen aryen et teutonique, rien dans ces bric-à-brac constitués de morceaux disparates de discours historiques, philosophiques, psychologiques, linguistiques, archéologiques, ethnographiques, ethnologiques, physiologiques, biologiques ne renvoie à une quelconque résurrection possible des sociétés anciennes (80). Tout au plus ces discours tentent de faire grossièrement coïncider le passé avec le présent en construisant le champ sémantique et symbolique d’une simultanéité (Gleichzeitigkeit). Mais, au bout du compte, ils légitiment en le dissimulant le « tout est possible » immanent à la modernité radicale. Un décor de théâtre, d’opéra ou de cinéma peut faire accroire deux heures durant la présence des Maîtres chanteurs de Nuremberg, celle des Chevaliers teutoniques, d’Ulysse ou de Wotan (81). Seuls quelques fous géniaux peuvent encore le réaliser, mais leurs œuvres appartiennent à ce que l’on définit comme l’œuvre d’art, c’est-à-dire au monde de la représentation cathartique, de la cure, ou simplement, à la contemplation impuissante du désastre.

 

Mais ici s’élève un autre paradoxe, le peuple à qui s’adressent les discours aux effluves archaïsantes du démagogue et dont la vie quotidienne se résume à une perpétuelle confrontation drastique avec la modernité, celle de l’exploitation propre au rapport capital/salaire, n’est même plus dans un état d’esprit capable de saisir dans ces œuvres l’admonestation cathartique qu’elles présupposent.

 

Pour le peuple de la modernité tardive il s’agit de quelques heures de distraction, mais l’essentiel n’est point là, car la publicité comme la propagande politique lui a appris que le « bonheur » du vivre ensemble ne peut s’éprouver que dans la perception et l’espérance permanentes d’une amélioration toujours croissante de la consommation. Au bout du compte ce ne sont pas les grandes messes de Nuremberg qui fournirent une légitimité massive et inespérée au régime nazi, mais bel et bien sa capacité à résoudre le problème du chômage, de la protection sociale et du niveau de vie, comme sa capacité de réaliser des exploits technologiques porteurs de records du monde de vitesse et de puissance (82). En effet, une fois le spectacle terminé, une fois éteints les feux de la rampe, les hommes constatent que les tracteurs et les engrais chimiques, toujours plus intensément employés, augmentent rapidement la production agricole, que les automobiles, toujours plus puissantes et nombreuses, roulent à toute vitesse sur des autoroutes, que les trains, toujours plus perfectionnés, filent dans la nuit, que les paquebots, toujours plus grands, plus luxueux, traversent l’Océan comme un lac, que les avions, toujours plus rapides et confortables, raccourcissent les distances, en bref que la machinerie moderniste s’apprête à embraser la terre, le ciel, les campagnes et les villes, qu’elle annihilera tout sous le claquement sec et réguliers des mitrailleuses, dans le fracas des explosions des obus et des bombes, qui enseveliront des dizaines de milliers de gens sous les ruines et dont la reconstruction plus violente encore finira par nous réduire tous à la misère, à la faim, sur une planète devenue une ruine écologique.

 

Nous serons alors conduit par nous-mêmes comme un bétail asservi et heureux vers une mise à mort bien plus massive que les hécatombes coloniales du XIXe siècles et plus terrifiantes que les danses macabres européennes du XXe siècle. Les usines grondent et les hommes, Vulcains des temps modernes, y forgent la puissance et l’orgueil de la Nation, de l’État, de l’Empire, pour certains celle de la « race », pour d’autres de la « classe », de la « République » ou de la « Monarchie » : « Deutschland Über Alles », « La victoire en chantant… », « God Save the King ». Même Staline adepte radical du motto « Du passé faisons table rase… », au moment où se dessinait de plus en plus précisément le spectre de la guerre, en 1938, demande à Eisenstein de faire un film sur Alexandre Nevsky où est montré la barbarie impitoyable des Chevaliers teutoniques déjà vaincus par une « grande guerre patriotique » ante factum !

 

Ainsi, le passé fantasmé dans cette brocante mnémonique vise à faire oublier aux hommes de la modernité tardive que cette apothéose de la technique attise la convoitise où se tient la domination de l’avoir sur l’être qui est devenu, avec la mondialisation du rapport capital/travail salarié, le mode-à-être-dans-le-monde des hommes et d’eux seuls (ni des lions ni des tigres !). Dès lors, il ne restera plus aux survivants qu’à reconstruire, plus gigantesque encore, pris dans le maelström infernal du progrès jusqu’à la prochaine crise et ce ad infinitum… C’est là pourrait-on dire le paradoxe de l’espèce humaine, mammifère supérieur doué de raison raisonnante, qui attend, presque joyeusement, d’incommensurables destructions pourvu que dans l’immédiateté de sa vie quotidienne la consommation ou son espoir se représente en croissance permanente.

 

Au bout du compte, rien dans ses rappels au passé ne peut être assimilé aux antiques énoncés du mythe et à l’appel à l’éternel retour du même dans l’exercice des rites. Ils en sont exactement l’inverse, un élément dans le gigantesque puzzle qui accompagne l’accomplissement de la techno-science, c’est-à-dire l’ensemble des innovations potentiellement infinies en leurs fonds métaphysique. Nous sommes toujours dans ce monde, nous y sommes de plain pieds et lui appartenons de plein droit, car nous l’engendrons.

 

Que ce soit dans le champ des discours universitaires, des adresses à la culture de masse, que ce soit dans le champ des discours politiques qui s’enivrent des « valeurs », il n’est jamais d’autres énoncés que celui de la simultanéité, où tout discours sur le retour du passé n’est que le masque des seules valeurs planétaires réelles dans la praxis de la globalisation : les valeurs boursières à la fois immatérielles et matérielles, véritable forme-substance de l’empire de la finance, c’est-à-dire de l’argent comme référent ultime, simultanément immanent (autoréférentialité) et transcendant, déterminant l’étant collectif et individuel en sa totalité, organisant le socius global et y définissant les positions de chacun. C’est que la mondialisation engendre une cacophonie généralisée qui laisse peu de place au simple bon sens et privilégie l’imposture parfois proposée de bonne foi : altermondialisme sans pensée théorique ni vision d’une praxis efficace, commerce équitable qui n’a d’équitable que le nom dès lors que le produire et son salaire ne sont pas équitables, ethno-rock qui n’a plus rien d’ethno et tout du rock, hip-hop comme occupation des chômeurs de banlieues, rap prétendument contestataire sous contrôle d’une quasi police des mœurs et de la pensée, opéras de Mozart mis à la sauce des bobos newyorkais, et ceux de Wagner cuisinés comme brouet bourgeois-nazis-décadents, démocratie et droit de l’homme imposés à coup de tortures et de guerres, simulacres démocratiques servant de masque aux économies mafieuses (ex-Europe communiste), Paris-plage pour jeunes cadres branchés (et non l’envoi massif des pauvres en vacances au bord de la mer), la modernité tardive (ou si l’on veut la modernité de troisième type, celle qui commence avec la révolution informatique) nous habite et nous pense, y compris et surtout lorsque l’on s’imagine pouvoir en maîtriser et en apaiser l’hybris avec les appels et les rappels à une Tradition historicisée et moralisante. Ce ne sont là que placebos aux effets rapidement éventés qui doivent être sans cesse répétés ad infinitum.

 

Avec une saisissante lucidité, Marc Bloch l’avait parfaitement compris en observant les comportements veules des élites et du peuple au lendemain de la défaite totale de 1940 : « Les hommes, écrivait-il, sont toujours plus près de leur temps que de leurs pères ». Transposée dans le fil de mon propos, cette assertion se généralise parfaitement. Elle nous signale que les hommes modernes sont toujours prêts à oublier, voire à assassiner leur père, à commettre le parricide réel ou symbolique, à liquider l’ancienne loi, non point, pourrait-on croire naïvement, pour échapper à la Loi du Père et s’en libérer, mais, banalement et lâchement, afin de gagner les succès mondains et un bonheur immédiat grâce auquel ils croient pouvoir échapper à l’aliénation ontologique du manque. Prenons l’exécution de Louis XVI par exemple, elle procède de cet espoir (83), celle de la famille impériale russe pareillement, comme, en moins dramatique, l’abdication de l’empereur d’Allemagne en 1918 ; et, last but not least, le communisme soviétique, version particulièrement brutale d’intensification de la modernité tout en étant porteur d’immenses espoirs d’émancipation n’échappa point à cette modalité du retournement en 1989. Ainsi, la plupart de ceux qui, en sa période tardive, servirent le pouvoir communiste souvent avec bassesse, se sont empressés, dès 1989, de le vilipender pour louer ce qu’avant la crise de l’automne 2008 d’aucuns appelaient la victoire absolue du capitalisme le plus libéral. Pourquoi donc nous étonner  ?!

 

Si dans la modernité les « hommes sont plus près de leur temps que de leurs pères », alors l’implosion du pouvoir communiste est à l’évidence la conséquence logique de son motto. En effet, quoi de plus explicite comme proximité permanente à son temps que le mot d’ordre : « Du passé faisons table rase ! ». De fait, cette devise ne dût rien au rédacteur de l’Internationale, ce n’était qu’une réédition, à coup sûr ignorée par l’auteur de ce chant révolutionnaire, des conseils que Leibniz avait prodigués au tsar Pierre le Grand. Ce dernier avait demandé au philosophe : que faire des traditions populaires russes qui entravent le développement moderne de l’Empire ? Les jeter aux poubelles de l’histoire fut en quelque sorte la réponse du philosophe en sa grande sagesse ! Si bien que la liquidation du communisme apparaît tardivement comme la suite logique de ce conseil, à partir du moment où les élites politiques soviétiques constatèrent l’échec d’un certain socialisme d’État.

 

Or pour la nouvelle bourgeoisie d’État, il n’était pas question qu’elle le transformât en un socialisme du socius en sa totalité, en un socialisme luttant effectivement contre la forme-substance-capital du monde et son corrélat, la forme-substance-marchandise. Afin de conserver et d’augmenter ses privilèges, elle bascula dans la braderie générale du bien public puisque là se tenait l’extension du capital. Dès lors, plus rien de ce qu’avait construit les pères n’avait de valeur… Une fois encore on avait arasé le passé. Nous sommes devenus très modernes, hypermodernes devaient se dire en privé les acteurs principaux de cette mutation sans précédent.

 

 

De la tradition…

Que disait-elle la Tradition dans sa sempiternelle antienne ? Elle rappelait aux hommes que le principe même de l’humanité de l’homme n’était rien moins que la fidélité aux pères, que de se retrouver au plus près d’eux, après que biens des passions, après l’ivresse de la convoitise et de la jalousie, la violence des guerres qui les en éloignent. Pour ce faire, il fallait impérativement en éliminer les effets délétères, ce dont se chargeait le dire du mythe en rappelant les principes premiers et l’agir des rites en réactualisant la complétude du temps des origines, le Paradis perdu ou l’émergence du sens donnant sens au monde émergeant du chaos primordial…

 

Si, comme le dit un jour Heidegger, « un dieu peut nous sauver », il n’a jamais dit ni de quel dieu il s’agissait ni même s’il faudrait prier pour son advenue : car comment nommer un dieu possible ?… À l’évidence, mus par l’accélération sans précédent du progrès de la techno-science et l’arrogance qui en résulte, nous sommes les victimes consentantes de nos propres inventions. Nous, les « derniers des hommes », errons égarés dans le nihil de l’hypermodernité, au centre non point du vide, mais de « la présence totalitaire du plein » (84), tous orphelins de cette antique scène où l’homme dans une complétude remémorée dans une langue singulière et irréductible à elle-même y compris dans son silence, avec des gestes, des images, des statues, des masques, des maquillages, etc., retrouvait entre le combat (polémos) et l’harmonie (harmonié) sa juste place entre le chtonien de la Terre et l’empirée du Cosmos…

 

Ressaisir notre très antique sagesse, et aussi celle des sauvages, lesquelles n’excluaient pas, tant s’en faut, la violence, c’est, pour notre aujourd’hui, percevoir le désastre en ses manifestations quotidiennes. Y faire face sans frémir, sans gémir, sans pleurnicheries moralistes, c’est chercher à en comprendre l’origine et l’accomplissement… Quant à son dépassement, son au-delà, son advenue… les percevoir présuppose l’émergence d’une autre histoire de l’Être… Demain n’en est point la veille…

 

Claude Karnoouh

Paris-Saint Roman de Tousque-Trieste-Bucarest, 2009-2011

 

* Bertold Brecht, « Générations marquées », in Poèmes d’exil, vol. 6, 1941-1947, L’Arche, Paris, 1967, p. 15. Traduit par Gilbert Badia et Claude Duchet. Original, Geditchte 6, Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1964.

 

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1 Il suffit de constater l’état présent, « postcommuniste », des campagnes est-européennes, y compris celles qui voici un demi-siècle manifestaient encore des aspects d’un archaïsme rémanent vivant, pour se rendre compte qu’il n’est plus de présence de l’archaïsme que dans les livres et les musées d’art populaire et d’ethnographie (Cf. Claude Karnoouh, L’Invention du peuple, 2e édit revue et corrigée, L’Harmattan, Paris, 2008). Dans le genre détournement de la tradition, Le Musée du Paysan roumain de Bucarest, demeure l’un des chefs d’œuvre du kitsch postmoderne… Le pendant occidental de ce kitsch postmoderne se situe à Paris, au Musée du Quai Branly (ex-Musée des arts premiers !). Cf. le très pertinent article de Françoise Choay, « Branly : un nouveau Luna park était-il nécessaire ? », in Urbanisme, septembre-octobre 2006.

2 Alexandre Koyré, From the Closed World to Infinite Universe, John Hopkins Press, Baltimore, 1957 ; en français, Du monde clos à l’univers infini, PUF, Paris, 1962, cf., la conclusion.

3 Cf., Émile Durheim, Les Règles de la méthode sociologique, Alcan, Paris, 1895. L’hyperpositivisme de Durkheim le conduisit à considérer les faits sociaux comme des choses et le mena à mettre en œuvre une objectivation axiologiquement « neutre » et « objective » du fait social, comme si le sociologue et son objet humain n’avait pas une langue parfois commune et parfois non,  sans parler des problème soulevés par les « objets » qui parlent d’autres langues (le fondement ontologique du commentaire herméneutique de l’anthropologie !). C’est ainsi qu’il adopta une conception quasi technique du fait social dont les effets, à moyens termes furent, par exemple, le développement de l’éthologie et les comparaisons spécieuses entre les comportements animaux et humains. A propos de la mathématisation des fait sociaux cf., Raymond Boudon,

L’Analyse mathématique des faits sociaux, Plon, Paris, 1967 et Raymond Boudon et Pierre Lazarsfeld, (sous la direction de…) L’Analyse empirique de la causalité, Mouton et Co, Paris-La Haye, 1966. Pour une critique radicale de l’empirisme logico-mathématique de l’intelligence des affaires humaines, cf., Paul Feyerabend Against Method, Verso, Londres, 1975, Farewell to Reason, Verso/ New Left Book, Londres, 1987.

Certes, le niveau analytique de Durkheim n’est en rien comparable avec l’empirisme trivial et hyperspécialisé contemporain, Sans revenir sur la valeur d’un Marx Weber, il convient de rappeler Werner Sombart, célèbre sociologue en son temps et malheureusement oublié aujourd’hui des bureaucrates universitaires politiquement corrects, lequel avait perçu tous les pièges de l’objectivation. C’est pourquoi il souhaitait placer le discours sociologique dans le champ de la compréhension (Verstehen), et déployer une approche fondée sur une empathie interne avec le locuteur-sujet, en bref, sur une herméneutique, et non dans celui d’une interprétation externe (Begreifen), conceptuelle-objective s’appuyant sur une analytique fondée sur une prétendue neutralité axiomatique. Aussi les lecteurs quelque peu avertis ont-ils déjà noté la convergence des approches entre Werner Sombart et, par exemple, celles de Hans-Georg Gadamer.

4 Charles Péguy, L'Argent suite, 1932, édition posthume, in Œuvres en prose complètes, tome III, Pléiade, Gallimard, Paris, 1992, p. 856.

5 Ainsi, ce qui dans les entreprises privées et publiques se nommait, voici encore un demi-siècle, la « Direction du personnel », se dit aujourd’hui la « Direction des ressources humaines », lesquelles sont incluses dans l’ensemble des ressources avec les ressources technologiques et les matières premières. Une telle identification est précisément le résultat de l’objectivation infinie tant des hommes et de leurs produits que de la nature en général. En effet, la production des entreprises suppose le travail accompli par les humains sur la matière brute dûment transformée (à qui l’on donne une forme-substance), aussi ressources matérielles et les ressources humaines sont-elles devenues des ressources générales indissociables, le fonds même de la forme-capital du monde. Dans le calcul généralisé du profit, mettre au chômage des salariés, déplacer les lieux de production comme on déplace des stocks de marchandises, changer de machines-outils ou ne plus acheter telle ou telle matière première tient d’une combinatoire et d’équivalences comptables visant un seul et même résultat : le profit maximum sur le plus court terme.

6 Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous (analyse logique de la situation concrète) », in Études, Galilée, Paris, 1995.

7 Des remarques intéressantes sur le rapport mondanisation/mondialisation/globalisation se trouvent dans : Jean-Luc Nancy, La Création du monde ou la mondialisation, Galilée, Paris, 2002. Cf., chap. I, « Urbi et orbi ».

8 Le lecteur n’a pas été sans remarquer l’inflation des chiffres, de tous les chiffres, pertes, renflouements d’industries ou de banques en perdition, concentrations, chômage (y compris la dimension des escroqueries de type Ponzi !), qui émergent régulièrement depuis l’automne 2008, moment où la crise s’est manifestée dans l’évidence de sa force.

9 Par plaisir d’érudition, une fois n’est pas coutume, je rappellerai au lecteur curieux que le concept « capitalisme moderne » n’a pas été inventé par Marx, mais par Werner Sombart et employé en 1906 dans le premier tome de son ouvrage majeur : Der moderne Kapitalismus. Historisch-systematische Darstellung des gesamteuropäischen Wirtschaftslebens von seinen Anfängen bis zur Gegenwart. 6 vol., le dernier paru en 1916. Réédité en 1987 à Munich.

10 Comme moi, les hommes de ma génération sont témoins de la longue agonie de la forme politique et culturelle qui a pour nom l’État-nation, et qui représente un moment de la modernité radicale s’élevant contre les empires au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, mais qui, après la Seconde Guerre mondiale, est perçue comme le frein au développement planétaire de la forme-capital dont les États-Unis étaient devenus, après la Grande-Bretagne, l’incarnation privilégiée.

11 Je laisse de côté les sociétés de nomades de chasseurs-cueilleurs (Aborigènes australiens, Indiens d’Amérique du Nord et du Sud) totalement annihilées dès les premiers développements des contacts avec les colonisateurs européens.

12 Pour vérifier cette remarque, il nous suffit de constater combien aujourd’hui les disciplines classiques comme l’histoire du Haut-Moyen-Âge, de l’Antiquité, le latin, le grec, la philologie germanique, le vieux français ou anglais qui ne semblent pas a priori se tenir directement dans l’immanence du produire de la forme-capital, sont en voie d’extinction ou presque, en raison du calcul de rentabilité appliqué à l’ensemble des enseignements. Présentement, la majorité des étudiants de talent issus des classes privilégiées sont sélectionnés pour accéder aux domaines où le capitalisme engendre les rémunérations les plus élevées et le plus haut prestige symbolique : communication, journalisme, édition, publicité, haute administration, analyse politique, brokers, analystes financiers, ingénieurs « expats », etc. C’est pourquoi un président de la République française peut affirmer publiquement et sans vergogne que lire La Princesse de Clèves n’a plus aucun intérêt, et un président de la République roumaine déclarer qu’il faut en finir avec les études philosophiques et former essentiellement des mécanos et des garçons de restaurant ! La synthèse des buts postmodernes de la culture ayant été énoncés récemment par un célèbre publicitaire français, Ségala : « Celui qui n’a pas une montre Rolex à quarante ans a raté sa vie » (sic !). Il faut donc en conclure que la majorité des hommes ont raté leur vie !!!

13 Toutes ces associations n’empêchent nullement les révoltes de banlieues de surgir régulièrement. En effet, tant que les taux de chômage y sont très supérieures à la moyenne nationale ont ne voit pas comment cette jeunesse pourrait s’intégrer au socius général, et ce dès lors que le Parti communiste n’est plus qu’un parti de cadres moyens qui a déserté la base, abandonnant son statut de grand parti de masse avec ses organisations qui assuraient une véritablement formation politique à la jeunesse. Il en va de même pour tous les partis d’extrême gauche, NPA, LO, La Gauche, etc., le relais politique et éducationnel avec la base n’est plus de mise dans une société où l’ensemble du politique et de l’économique offert aux masses s’articule autour du spectacle médiatique, où tout ce qui se présente et s’offre dans l’espace public peut-être sans difficulté aucune identifié à de la « Pub ». De fait il n’y a plus d’espace public, il y a un seul et unique espace publicitaire.

14 En France, le cas de Bourdieu me paraît l’un des plus exemplaires discours jargonnant et arrogant des « sciences humaines ».

15 Gérard Granel, « L’effacement du sujet dans la philosophie contemporaine », in Concilium, n° 86, juin 1973, p. 51.

16 Gérard Granel, ibidem, p. 55. Un exemple parfait de cet état nous est donné par le devenir postmoderne des universités où l’essentiel du travail des enseignants se résume à des réunions d’organisation des réformes permanentes et de dépôt de projets de recherche sans recherches réelles.

17 Gérard Granel, ibidem, p. 54, « […] la production se retourne sur la subjectivité et l’asservit à une pratique théorique encore innommable ». Je ne sais pourquoi Gérard Granel jamais en peine de dénoncer les impostures n’a pas perçu que ces pratiques innommables sont celles des sciences humaines.

18 Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, in « Zentralpark. Fragments sur Baudelaire », Payot, Paris, 1982, §. 33, p. 240 (original, Charles Baudelaire, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1955).

19 Je reprends cette distinction de Jean-Luc Nancy qui pose ainsi le problème du sens du monde, in La Création du monde, op. cit., p. 40.

20 Bien évidemment ,les indigènes ne le diraient pas ainsi parce qu’ils n’ont pas ce type de narrativité que l’on nomme philosophie. Je m’essaie à le dire dans des mots-concepts intelligibles à mes lecteurs… car je serais bien incapable de formuler cette interprétation comme les indigènes pourraient le faire. J’écris en français, au XXIe siècle, pour un public francophone moderne, après plus de vingt-cinq siècles de philosophie, vingt de théologie chrétienne et plongé de longue date dans la mort des dieux et de Dieu.

21 Rodney Needham, Belief, Language and Experience, Oxford University Press, 1975, cf., chap. II. C’est dans cet ouvrage que Rodney Needham formule la critique la plus subtile de la théorie de la parenté de Claude Lévi-Strauss.

22 Remo Guidieri, « Essai sur le prêt », in L’Abondance des pauvres, Seuil, Paris, 1986. À coup sûr, avant Derrida, la meilleure déconstruction des impasses à la fois théoriques et pratiques du célèbre essai sur le don de Marcel Mauss.

23 Martin Heidegger, Séjours (bilingue), édit. du Rocher, Paris, 1992.

24 Le premier à montrer la fausseté de cette hypothèse et de ses corrélats (tous basés sur évolution de la complexité de la langue en fonction de l’évolution de la civilisation) fut Johan Gottfried Herder in, Abhandlung über den Ursprung der Sprache, Berlin, 1772. Traduction française et introduction de P. Pénisson, Traité sur l'origine de la langue, Paris, 1977. Dans cet ouvrage il est démontré qu’un peuple naît avec sa langue plénière et ses complexités. Et l’expérience nous a appris que le déploiement de la modernité simplifie les langues… On retrouve une fois de plus l’illustration de toutes les illusions des Lumières sur le progrès…

25 Remo Guidieri, Abundenta Sàràcilor, Idea, Cluj, Roumanie, 2009.

26 Il est intéressant de noter que Delacroix, après avoir vu les tableaux de Catlin exposés à Paris en 1845, ainsi que les danses données par les Indiens qui accompagnaient le peintre à la cour de Louis-Philippe, décrivit les sauvages comme « homériques ». Sous la plume de Baudelaire à propos du salon de 1846 où Catlin exposa, on peut lire la description suivante qu’il donne des représentations des Indiens : « M. Catlin a supérieurement rendu le caractère fier et libre de ces braves gens (c’était des Iowas. N.d.A) ; […] par leur belles attitudes et l’aisance de leurs mouvements, ces sauvages font comprendre la sculpture antique. » et puis au Salon de 1859, faisant un rapprochement avec Fromentin et ses tableaux des tribus les plus importantes du Liban, il écrit : « Tels nous apparurent il y a quatorze ans à peu près, ces sauvages du Nord-Amérique, conduits par le peintre Catlin, qui, même dans leur état de déchéance, nous faisaient rêver à l’art de Phidias et aux grandeurs homériques. », in Baudelaire, Œuvres complètes, tome II, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1976, cf., pp. 446-447 et p. 668.

27 Walter Benjamin a parfaitement saisi l’enjeu spirituel et pratique de l’« éternel retour du même » lorsqu’il écrivait : « L’éternel retour est une tentative pour réunir deux principes antinomiques du bonheur : celui de l’éternité et celui du <encore une fois> ». In Charles Baudelaire, op. cit., §. 35, p. 242.

28 Walter Otto, Essai sur le mythe, TER, Mauvezin, 1987.

29 Le premier vers de l’Iliade le dit le plus clairement : Μῆνιν ἄειδε θεὰ Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος (Chante déesse le ressentiment du fils de Pelée, Achille) […] Διóς δ᾿ έτελείετο βουλń (la volonté de Zeus s’accomplissait).

30 Parole de la Tradition qui n’est jamais, selon Walter Otto, un renvoi à la chute, au péché, au Salut. La religion grecque est fondamentalement opposée au christianisme…

31 Éthymologiquement, se dit d’un étranger qui parle une « langue étrange et comme balbutiante, que l’on ne comprend pas ». cf., Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1983, pp. 164-165.

32 Dans son livre fort passionnant sur La Création du monde ou la mondialisation, op. cit., Jean-Luc Nancy tente en partie de répondre à cette question, mais il ne fait que déplacer le problème vers un antérieur, lorsqu’ils nous dit joliment qu’en ultime instance le capitalisme est sans pourquoi (sans raison) comme la rose d’Angélus Silésius. C’est ce qu’il appelle le « rien-de-raison du monde ». Il en revient ainsi à l’éternité de la matière : « Cette éternité est l’éternité de l’espace-temps, absolument. La création est la croissance sans raison de cet espace-temps. Les deux concepts se répondent l’un à l’autre comme sur la limite exacte de la métaphysique et de la physique : et cette limite n’est pas celle qui sépare deux mondes, elle est celle qui partage l’indéfinité de l’univers (ou l’indéfinité de son expansion, ainsi que la désigne la cosmologie actuelle) et l’infinité de son sens. » pp. 56-57. On voit poindre ici un commentaire très raffiné de la foi chrétienne auquel il manque le grand Démiurge créateur et incréé.

33 Voir les excellents documents rassemblés par Robert Flacelière in, La Vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès. Hachette, Paris, 1958.

Pour les relations spécifiques et irréductibles du rapport dans la pensée grecque entre métaphysique et musique voir : Johannes Lohmann, Musiké et logos. Contribution à la philosophie et à la théorie musicale grecques, TER, Mauvezin,

34 Cf. Victor Goldschmidt, Les Dialogues de Platon, PUF, Paris, 1971 (2e édition), conclusion : « La raison, chez Platon, n’est l’« ancilla » d’aucune puissance. […] C’est bien une puissance souveraine chez nous, dans la mesure où elle reste fidèle à l’égard du Bien. » p. 344. On découvre dans les commentaires de l’auteur toute l’illusion des Lumières quant à la soumission de la Raison au Bien… car la Raison n’est ni fidèle au Bien ni au Mal, mais à sa logique immanente, voire à la logique induite par les foncteurs logiques d’une langue. Le Bien comme tel c’est précisément ce qui refuse d’une manière ou d’une autre la logique de la Raison en imposant une non-logique déraisonnable car Bien et Mal n’appartiennent pas à la Raison raisonnante et à ses procédures logiques, mais à la morale dont Antigone (déraisonnable par rapport à la loi humaine) demeure, par devers le temps, la figure tutélaire.

35 Emile Benveniste, « Catégories de pensée, catégories de langue », in Problèmes de linguistique générale, pp. 66-73, Gallimard, Paris, 1966.

36 Terence Malik est un metteur en scène tout à fait atypique. Il a étudié la philosophie dans les universités de Harvard et d’Oxford, et l’a enseignée au MIT. L’aspect fondamental de sa formation et de sa manière de penser l’Occident dans son rapport à l’Autre, se rapporte à sa connaissance précise de la pensée de Heidegger dont il a traduit en anglais Le Principe de raison.

37 Überlieferung, « tradition » au sens de délivrer ou remettre à la postérité, donc poursuivre une pensée-action vivante dans l’essence de son étant, et non réduite à une forme, laquelle pourrait être vidée de son sens authentique, n’être plus qu’une coquille vide comme on le constate dans tous les spectacles folkloriques.

38 Martin Heidegger, « Ma chère petite âme ». Lettres à sa femme Elfride (1915-1970), éditées par Gertrud Heidegger, avec une introduction d’Alain Badiou et Barbara Cassin, Seuil, Paris, 2007, p. 349, une lettre du 10 mai 1950. (Mein liebes Seelchen, Deutsche Verlags-Anstalt, Munich, 2005).

39 Ibidem.

40 Il n’est pas sans intérêt de souligner qu’entre la découverte de l’Amérique caraïbe en septembre 1492 par Christophe Colomb, la mise en cause des pratiques de la papauté et les prémisses de la Réforme avec la publication par Luther au mois d’octobre 1517 de ses 95 thèses, il n’y a que vingt-cinq ans, pendant lesquels l’Europe savante, celle de la culture et de tous les arts, celle des élites politiques et économiques entre de plain pied dans la modernité.

41 Parfaitement instrumenté par la légitimation théologico-philosophique réformée de la prédestination dont les néoconservateurs étasuniens et leurs commensaux sont présentement les plus radicaux propagandistes.

42 Sans trop prophétiser, on ne peut s’empêcher de constater que l’exemple des ex-pays communistes européens, et celui de l’URSS en tête, comme celui de la Chine « communiste » post-maoïste semblent emblématiser, une fois encore, la manière dont le devenir de la puissance techno-économique dans la modernité, implique une nouvelle manifestation impérative de cette trilogie. Comme si les étapes du capitalisme d’État communiste avaient servi, pendant un temps, afin d’ajuster et d’ajointer des pays « arriérés » à l’état en ce temps avancé de la techno-économie occidentale, en d’autres mots à intensifier la mainmise du Gestell.

43 Cf., voir Martin Heidegger, Séjours, la première note du traducteur.

44 Christian Duverger, L’Origine des Aztèques, Seuil, Paris, 1983.

45 Hocquart, Kings and Councillors. An Essay in the Comparative Anatomy of Human Society, édité avec une introduction de Rodney Needhaam et une postface de E. E. Evans-Pritchard, The University of Chicago Press, Chicago& Londres, 1970.

46 Malinovski, Argonautes of the Western Pacific, Londres, 1922.

47 Remo Guidieri, Trois essais sur les pièges et les outils, Carnets-Livres, Le Puy-en-Velay, 2008.

48 Pour une critique sérieuse du structuralisme de Claude Lévi-Strauss, voir Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 13 : « Ainsi, le relief et le dessein des structures apparaissent mieux, quand le contenu, qui est l’énergie vivante du sens, est neutralisé. »

49 Cf., « Remarques sur le Rameau d’Or » in Ludwig Wittgenstein, Philosophica III, T.E.R., Mauvezin, 2001.

50 Nietzsche avait eu l’intuition d’aborder la guerre de la période archaïque grecque comme thérapie. Il l’avait ressaisie dans un schéma ritualisé faisant fonction de catharsis (Die dionysische Weltanschauung). Chez les peuples primitifs qui ne sont pas, loin s’en faut de tendres rêveurs pacifiques comme a voulu le faire accroire une anthropologie inspirée par une idéologie rousseauiste simpliste, la guerre tient certes, comme toujours, de l’imposition par l’extrême violence d’une volonté de domination et de rapts (cf. Lawrence Keely, War before Civilization, Oxford University Press, Oxford, 1996). Ses schèmes de conflits exigent néanmoins un ensemble de cycles rituels qui n’ont absolument rien de commun avec les « Orages d’aciers » fonctionnels et programmatiques de la politique, de la technique et de l’économie modernes. Le moderne, selon l’analyse qu’en donna naguère Ernst Jünger, c’est précisément le passage du guerrier au militaire, de la bataille entre guerriers à la guerre totale des soldats où les militaires ne sont que la main-d’œuvre d’une Total Mobil Machung.

51 Pour une analyse synthétique de l’émergence de la chronologie causale, voir l’inégalable ouvrage de Christian Meier, La Naissance du politique, Gallimard, Paris, 1995 (original allemand, Die Entstehung des Politischen bei den Griechen, Suhrkamp Verlag, Frankfort sur le Main, 1990), le chapitre VIII sur « La naissance de l’histoire », en particulier tous les paragraphes consacrés à la simultanéité de l’émergence de l’histoire et de la démocratie.

52 Je pourrais donner des dizaines d’exemples, depuis l’Antigone de Sophocle sorte de modèle initial… Cette catharsis se voit et s’entend chez Shakespeare dans toutes les pièces royales, chez Corneille, d’une manière comique ou tragicomique chez Molière, pour ce qui concerne la louange du pouvoir, chez Beaumarchais pour sa critique jusqu’à Brecht… C’est pourquoi ce théâtre engendre des cabales, plus tard des luttes politico-culturelles…

53 Nous avons maints exemples de ces recherches d’antiquités dans les arts en quête de cures cathartiques : depuis le roi de France sculpté en empereur romain, les mises en scène de la Première république copiée sur des images de la République romaine (voir aussi les tableaux de David), jusqu’aux formes antiques « retrouvées » dans le cadre du néoplatonisme moderne de la Renaissance et, dont plus tard, à l’aube de la modernité radicale, Wagner fut, sans conteste aucune, l’illustrateur le plus exceptionnel.

54 Ainsi une révolte de marins brésiliens en 1955 avait été précédée d’une projection du Cuirassé Potemkine ! Avec retard, certes, Eisenstein avait réussi son pari.

55 Pour moi le film de Paul Thomas Anderson, There Will Be Blood, 2008, représente l’une des meilleures illustrations de ce monde de la programmatique cupide, bassement criminelle et hyperfonctionnel qui est celui de la fondation des grandes fortunes capitalistes étasuniennes au XIXe siècle dont celle de Rockefeller.

56 Victor Goldsmith, La Religion de Platon, PUF, Paris, 1949.

57 Karl Reinhardt, Eschyle, Euripide, (traduction d’E. Martineau), Minuit, Paris, 1972. Edition originale Tradition und Geist, Göttingen, 1960. Le titre allemand donne déjà le thème principal de l’ouvrage.

On peut affirmer à peu près même la chose pour ce qui concerne la situation de la foi populaire des paysans européens ou moyen-orientaux, face aux théologies savantes et officielles des monothéismes, christianisme et islam. Sous des formes plus ou moins explicites, ils ont conservé d’anciennes croyances qu’ils réactualisent au côté du culte officiel. Cf., sur ce thème le perspicace ouvrage de Mircea Eliade, De Zalmoxis à Gengis-Khan, Études comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l'Europe orientale, Paris, Payot, 1970, en particulier le chapitre consacré au culte de la mandragore dans les campagnes roumaines.

58 Mutatis mutandis une situation semblable se présente lorsque l’on expose des œuvres sacrées en des lieux profanes. Ainsi lorsque des icônes sont placées aux cimaises des musées, les qualités esthétiques ont effacé, relégué et gommé leur nature sacrée, c’est-à-dire leur qualité essentiellement théologique. Cf., Léonide Ouspensky, Théologie de l’icône, Cerf, Paris, 1960.

59 Dans le cadre du théâtre roumain, un parfait exemple de ces constructions syncrétiques (on pourrait même y déceler un collage hypermoderne) se rencontre dans la pièce de Mihai Maniuțu, Săptămina luminată (La semaine de Pâques) donnée en 1996 au Théâtre national roumain de Cluj. En Hongrie, un bon exemple avait été offert naguère par l’opéra István a Király (Le roi Stéphane, roi fondateur du royaume de Hongrie, présenté en 1985, sous le régime communiste) ou, plus récemment par les opéras du groupe hongrois rock-ethno-folk Tintin.

60 Possédé, κάτοχος, celui qui est habité ou inspiré par un dieu, ένθεος, lié au culte de Cybèle et aux rituels faits de danses orgiaques qu’en termes modernes nous nommerions des temps d’hystérie collective. C’est contre cette conception et ces traitements magiques, qualifiés de « primitifs », qu’Hippocrate, déjà moderne, s’élevait dans son célèbre texte sur la maladie sacrée, l’épilepsie, iερά νόσος.

61 J’entends ici l’antimodernisme en général, celui qui se donne comme défenseur de l’académisme quel qu’il soit, ou celui qui prétend, au travers de thèmes antiques, énoncer la plus radicale des mobilisations hypermodernistes comme l’a instrumenté le nazisme avec ses références aux anciens Germains pour entonner simultanément les hymnes à la technologie. Le Mythe nazi, titre d’un petit ouvrage de Philippe Lacoue-Labarthe qui développe une vision tout à fait fausse de la nature du mythe comme modernité. Les nazis ont fait appel aux mythologies germaniques, comme à la philosophie, à l’ethnographie, à l’anthropologie physique, à l’histoire, à la géographie, etc., parce qu’ils n’avaient pas d’autre conception du monde que celle de la scientificité relevant de la métaphysique moderne inscrite dans la Technique. Que leur « science de l’homme » fût fausse, controuvée, détournée, sans aucun doute, mais il n’empêche, c’était bien au logos qu’ils faisaient appel pour en travailler les arguments et non à l’énonciation et au spectacle sacrés du mythos et des rites tels que je me suis attaché à le montrer.

62 Le concept vient de l’essai de Ernst Jünger, Der Arbeiter.

63 Offert par Ernst Jünger à Martin Heidegger pour ses soixante-cinq ans.

64 Les guillemets chez Heidegger signale qu’il entend über comme « au-dessus », de linea, tandis que Jünger le prend comme « au-delà », trans linea. Or en allemand über possède simultanément les deux sens.

65 Walter Benjamin, op.cit., §. 35, p. 242.

66 Question abyssale s’il en est ! L’Occident triomphateur de toutes les cultures du monde, peut-il échapper à ce qui lui a permis cette victoire totale, à la métaphysique moderne ?

67 Dans ses souvenirs Bela Bártók rappelle qu’avant la Première mondiale, lorsqu’il parcourait les montagnes de Transylvanie en quête de musique archaïque, avait l’habitude de dire « Quand il y a une école primaire dans un village, il n’y a plus de tradition, ce n’est pas la peine de nous y rendre. »...

68 Christian Duverger, La Conversion des Indiens de Nouvelle Espagne, Seuil, Paris, 1987.

Claude Karnoouh, « L’origine de la globalisation », in Europe Postcommuniste, L’Harmattan, Paris, 2003.

69 Il s’agit de ne pas faire de confusion ni de jouer les naïfs obtus. A l’évidence, la science pense ses méthodes, ses hypothèses, ses protocoles expérimentaux, son épistémologie, les effets techniques de ses résultats, mais elle a perdu totalement de vue les conditions de sa possibilité et ainsi se trouve dans l’incapacité de placer quelque limite que ce soit à son déploiement. C’est en ce sens qu’elle ne pense pas, parce qu’elle ne pense ni ses possibilités de réalisation, ni celles de son accomplissement et de ses effets globaux.

70 Mike Davis, op.cit., l’ensemble du livre…

71 Cf., l’article de Françoise Choay, « Le Musée du quai Branly : a-t-on besoin d’un nouveau Luna Park ? »

Pour poursuivre dans la frime, le simulacre et le faux-semblant, il faut louer le Musée du paysan roumain de Bucarest qui entretient avec la tradition paysanne un rapport sublimement inauthentique. Une véritable œuvre postmoderne jouant simultanément sur la synchronie et l’histoire, la diachronie, dans un but essentiellement esthétique.

72 Mike Davis, Planet of Slums, op. cit.

73 Mike Davis, Late Victorian Holocausts. El Niño Famines and the Making of the Third World, Verso, Londres, 2001 (traduc. française, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement), La Découverte, Paris, 2003.

74 C’est ce que découvrit avec surprise Herder (et qu’il nomma Volksgeist), et avec lui tous ceux qui s’attachèrent au XIXe siècle à la culture populaire rurale.

75 Les traductions catholiques et orthodoxes sont identiques.

Septante : 19 οὐκ οἴδατε ὅτι τὸ σῶμα ὑμῶν

ἢ ναὸς τοῦ ἐν ὑμῖν ἁγίου

πνεύματός ἐστιν, οὗ ἔχετε ἀπὸ

θεοῦ, καὶ οὐκ ἐστὲ ἑαυτῶν;

20 ἠγοράσθητε γὰρ τιμῆς· δοξάσατε

δὴ τὸν θεὸν ἐν τῷ σώματι ὑμῶν.

Vulgate : 19 an nescitis quoniam membra vestra templum est Spiritus Sancti qui in vobis est quem habetis a Deo et non estis vestri ;

20  empti enim estis pretio magno glorificate et portate Deum in corpore vestro.

76 Avant la réforme proprement dite cette critique avait été déjà formulée au sein de l’Église par des penseurs comme Marsile de Padoue, cf., Le Défenseur de la Paix sur le thème de la spécialisation des fonctions. Dans son analyse critique de la société médiévale finissante il exige que les prêtres s’occupent du seul culte du Divin, ni de la politique ni du commerce.

77 La rigueur éthique de leur conception de la justice sociale a conduit, dès l’émergence de la contestation luthérienne, certains réformés à faire une lecture des Évangiles éclairée d’une lumière égalitariste contestant en sa totalité la hiérarchie sociale nobiliaire héritée du Moyen-Âge et les entrainant à des actions authentiquement révolutionnaires. Anabaptistes de Munster ou paysans souabes contre leur suzerain, leurs visées ressemblent à s’y méprendre à une sorte de préparation aux développement des communautés évangéliques antilatifundiaires du Nord-Est du Brésil à la fin du XIXe siècle, ou à la théologie de la libération (Jésuites et Dominicains) et aux actions révolutionnaires qu’elles promut parmi les catholiques indiens et métis sud-américains pendant la seconde moitié du XXe siècle. C’est encore au nom de cette conception du christianisme que le président Hugo Chavez et ses conseillers pensent la « révolution bolivarienne » vénézuélienne lorsqu’ils en appellent au Christ.

78 Non de code que Ernst Jünger donna à Hitler dans son roman allégorique sur la dictature absolue publié en 1940, Sur les falaises de marbre. Les laquais de ce Prince des ténèbres y sont nommés des Lémures…

79 A ce sujet, il convient de

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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 10:37

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A l'heure où, après la Grèce et sans doute avant d'autres pays, c'est l'ex- « tigre celtique » irlandais qui « vacille », il nous a paru bon de reprendre cet article de notre collègue qui nous rappelle fort à propos que les pays que le jargon « globish » mondialisé désigne sous le nom fort peu élégant de « PIGS », constituent autant de « dominos » dans un « jeu » contrôlé par une structure supranationale que les puissants souhaitent visiblement voir fonctionner en cercles concentriques. On avait pourtant parlé dans les milieux « irrévérencieux », lors de la création de la monnaie unique, « d'euromark », thème tombé ensuite en désuétude, et dont on peut à nouveau se demander désormais s'il n'était pas prémonitoire. Une monnaie qu'on a d'abord dit en état de faire contrepoids face à la monnaie mondialisée devenue purement virtuelle, le dollar. Comme l'Union européenne a pu être présentée comme un concurrent potentiel de l'empire nord-atlantique. Or, quand on creuse dans l'histoire de la construction de l'union européenne réellement existante, on découvre que ses prémisses furent élaborées à ...Washington dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et qu'elles visaient à créer sur ledit « vieux continent » une structure politiquement ingérable permettant de neutraliser les volontés de ses peuples et de les jeter contre les adversaires extérieurs des Etats-Unis. On pourrra toujours gloser pour savoir si les peuples européens ont voulu « l'Europe » car aucun mouvement populaire n'est jamais venu témoigner d'un tel rêve collectif, mais, en tout cas, ces peuples ont été ignorés chaque fois qu'ils ont pu prendre position sur la réalité du processus concret de construction de la seule Europe réellement existante, celle des traités de Rome, de Maastricht et de Lisbonne.

A mesure que l'antique civilisation méditerranéenne commune à toutes ses rives est devenue nominalement plus « européenne », puis plus réellement « atlantique », nord-atlantique en fait, le processus de démantèlement des acquis culturels et sociaux de cette civilisation s'est accéléré. Au moment où les colonels turcs connus pour leur alignement atlantiste coutumier semblent céder du terrain face à un gouvernement civil menant une politique plus digne de l'histoire de leur pays, ce que l'épisode de la flotille humanitaire de Gaza a souligné, c'est le pays où le nom de « Papandréou » avait pu autrefois signifier une volonté de dignité, de solidarité méditerranéenne et d'indépendance qui a succombé le premier au diktatvenu du Nord, sous la houlette d'un premier ministre peu respectueux du souvenir laissé par le nom qu'il porte. D'où, nous a-t-il semblé, la nécessité de rappeler comment ce processus a débuté, il y a quelques mois. Ce qui nous permet de constater que, pour le moment en tous cas, la réalité d'un monde multipolaire s'éloigne des côtes européennes de la Méditerrannée. Même si, plus loin vers l'Orient, on constate l'apparition de « puissances émergentes » qui pourraient faire contrepoids, si jamais les peuples prolongeaient ce processus pour le moment largement contrôlé par leurs élites possédantes. Et donc avant tout prudentes, car, comme l'habitude nous l'a montré, toujours marquées par la peur de perdre quelques uns de leurs fragiles avantages acquis. Depuis le printemps dernier pourtant, c'est un à un que les Etats vacillent sous le poids d'une dette injuste, alors que d'Athènes à Paris, de Londres à Rome, de Lisbonne à Dublin et de Madrid à Stuttgart, les peuples ont tendance à retrouver la chaleur des pavés. Phénomène qui fait écho aux mobilisations auxquelles on assiste dans les pays situés plus au Sud, eux aussi soumis, par dictateurs interposés, aux diktats de la haute finance « nomade », et supranationale.

La Rédaction


 

  La crise grecque :

 

Première «bataille» d'une «guerre» pour l'Europe

-

Automne 2010

 

 

Dimitris Konstantakopoulos *

 

«Nous ne mourrons pas pour Dantzig», disaient les Français il y a soixante-dix ans. «Nous ne paierons pas pour les Grecs», disent aujourd’hui les Allemands. Et si, entre temps, la force de l’argent a remplacé, en Europe, celle des armes, cela ne l’a pas rendue moins mortelle (ni même, en fin de compte, moins autodestructive).

 

L’attaque dont la Grèce fait l’objet de la part de forces «géo-économiques» puissantes, à savoir celles du capital financier totalement libéré de tout contrôle, d’un Empire de l’Argent en gestation, a une importance énorme au niveau mondial qui dépasse de loin la dimension de ce petit pays. C’est la première d’une série de batailles, qui vont déterminer l’avenir des États et des pays européens, celui de l’idée d’une Europe unie, indépendante, sociale, celle de notre démocratie et de notre civilisation.

 

La question à laquelle on essaie de répondre, en Grèce, est de savoir qui va payer la dette cumulée de l’économie mondiale, y compris celle due au sauvetage des grandes banques, en 2008. Est-ce que ce sera la population des pays développés, au prix de la suppression des droits sociaux et démocratiques acquis durant trois siècles de lutte, autrement dit, de la civilisation européenne? Ou bien les pays tiers? Va-t-on la payer par la destruction de l’environnement? Les banques vont-elles l’emporter sur les États, ou bien ces derniers l’emporteront-ils sur les banques?

 

L’Europe pourra-t-elle dominer de nouveau le monstre que constitue le capital financier totalement déréglé, en rétablissant une réglementation des flux de capitaux, dans le cadre d’un protectionnisme raisonnable et d’ une politique de croissance, en contribuant à la construction d’un monde multipolaire, donnant ainsi un exemple d’ordre mondial? Ou bien va-t-elle périr dans des conflits internes sans merci, en consolidant le rôle dominant, quoique vacillant aujourd’hui, des USA et demain peut-être, celui d’autres puissances, voire même de totalitarismes, au niveau mondial ou régional?

 

La crise grecque

Les gouvernements européens et leur Union, qui ont dépensé des sommes colossales pour le sauvetage des banques, imposent à la Grèce de prendre de mesures qui constituent la plus grande régression dans l’histoire du pays, exceptée la période de l’occupation allemande de 1941-1944, tout en la poussant dans la plus importante récession qu’elle ait connue depuis des décennies, la privant de toute perspective de croissance pendant un temps indéterminé. Ce qui, d’ailleurs, risque de rendre impossible le remboursement de sa dette, c’est-à-dire risque de faire de la Grèce une Lehman Brothers dans la nouvelle phase de la crise mondiale commencée en 2008.

 

Nous sommes arrivés à un point où la Banque centrale européenne prête aux banques à un taux de 1%, afin que celles-ci prêtent à l’État grec au taux de 6% ou 7%. En même temps, les gouvernements européens refusent de consentir a l’édition des euro-obligations par. ex., pouvant servir a la normalisation des taux payés par l’ Etat grec.

 

L’Allemagne contre l’Europe

Il y a vingt ans, l’Allemagne, nouvellement réunifiée, atteignant sa pleine «majorité stratégique», «acheva», par sa première action, la Yougoslavie multinationale et fédérale, en imposant à ses partenaires la reconnaissance des différentes Républiques. Le résultat en a été tout d’abord une série de guerres qui ont semé la ruine et la mort dans les Balkans, sans résoudre pour autant aucun de leurs problèmes, puis la mort dans l’œuf de la politique étrangère et de défense de l’UE et, enfin, le retour solennel des USA dans leur rôle de maître absolu du Sud-est européen.

 

Tout cela pourtant fera figure de simple délit, devant ce qui risque de se passer maintenant, comme conséquence de la courte vue de Berlin et de la manière dogmatique, extrêmement égoïste dont elle défend les règles de Maastricht, disposée, semble-t-il, à sacrifier un ou plusieurs de ses partenaires, appartenant même au «noyau dur» de l’ UE, la zone euro, en les faisant plonger dans le désastre économique et social.

 

Aujourd’hui, l’enjeu de la crise «grecque», de la crise «espagnole», «portugaise» ou d’ une autre demain, n’est pas seulement la politique européenne commune ni le sort des Balkans. C’est bien l’idée même de l’Europe unie qui risque de mourir, et sa monnaie commune avec elle, comme l’ont déjà noté les hommes politiques et les analystes économiques les plus pénétrants en Europe et au niveau international. Si en 1990-91, la politique allemande avait établi le… rôle des USA en Europe du Sud-est, la politique allemande actuelle conduit à la consolidation de leur rôle hégémonique aujourd’hui ébranlé dans les affaires européennes, sinon mondiales. Tout en privant l’Europe de la possibilité de jouer, en s’appuyant sur ses idées et sa civilisation, un rôle d’avant-garde dans la refonte si necessaire du système mondial.

 

Des erreurs historiques si colossales ne sont pas sans précédent dans l’histoire allemande : aujourd’hui, Berlin surestime sa puissance économique, comme il avait surestimé sa puissance militaire dans les années 1910 et 1930, contribuant ainsi à la destruction de l’Europe et de l’Allemagne elle-même, lors des deux Guerres mondiales. (1)

 

L’établissement de la monnaie unique et le mode de fonctionnement de l’UE, ont profité surtout à l’Allemagne qui refuse pourtant d’ «ouvrir sa bourse» à ses partenaires en difficulté. Elle ne défend pas l’Europe ni à l’extérieur, contre les attaques des banques internationales dominées par les Anglo-américains, ni contre celles du capital financier, nommés par euphémisme «les marchés». Elle ne la défend pas non plus à l’intérieur, non seulement parce qu’elle refuse d’assister un soi-disant partenaire, en l’occurrence la Grèce, mais aussi en l’insultant, par une campagne sadique et raciste des medias allemands, au moment où elle affronte des difficultés vitales ! (2)

 

L’ Allemagne et le traité de Maastricht

L’Allemagne a raison lorsqu’elle soutient que, en agissant de la sorte, elle défend les règles de Maastricht, qui interdisent toute sorte de solidarité et d’entraide entre les membres de l’UE et imposent, jusqu’à la fin des temps, une politique monétaire qui n’existe nulle part ailleurs au monde. Ces règles correspondent aux intérêts allemands, du moins tels que les conçoivent les milieux dominants de Berlin, et, surtout, à ceux des banques, et plus généralement des grands détenteurs du capital financier. C’est leurs profits que garantissent les règles de Maastricht, en association avec le régime de libéralisation totale des échanges de capitaux et de marchandises, qui interdisent explicitement ou implicitement aux Européens d’exercer une politique inflationniste, keynésienne, anticyclique, quand il le faut, mais aussi de se défendre contre l’antagonisme économique extérieur, de la part des USA ou de la Chine.

 

En soutenant cependant, à juste titre, que sa politique actuelle est dictée par le traité de Maastricht, qui doit être respecté comme l’Évangile, Berlin dévoile, malgré elle, le caractère monstrueux de l’actuel édifice européen. On n’a nullement besoin d’être économiste, le sens commun suffit, pour comprendre qu’aucune Union d’aucune sorte de personnes, de peuples, d’États, ni de quoi que ce soit, ne peut avoir une vie bien longue, si elle est fondée sur… l’interdiction de la solidarité entre ses composantes ! Les peuples de l’Europe n’ont pas consenti à l’idée de l’unification européenne pour … se ruiner ; ils y ont consenti pour acquérir davantage de sécurité et de prospérité.

 

En disant à ses partenaires … d’aller se faire voir ailleurs à la première difficulté, les dirigeants allemands délégitiment eux-mêmes, dans une grande mesure, aussi bien l’idée de l’Europe unie que celle de la monnaie unique, ainsi que leur propre ambition d’être à la tête de l’Europe. A quoi sert une Union qui a mobilisé tous ses moyens pour sauver les banques qui avaient provoqué la crise de 2008, et qui refuse de sauver un peuple européen menacé par ces mêmes banques renflouées au moyen de l’argent public ? La seule raison pour laquelle les membres de la zone euro, qui sont touchés par la crise, y demeurent encore, est leur crainte des conséquences d’un retrait (et divers intérêts de leurs milieux dirigeants). Mais pour combien de temps encore cette raison sera-t-elle suffisante, surtout dans le cas d’une éventuelle aggravation de la crise économique, qui transformera de vastes zones européennes en une sorte d’Amérique Latine ? De même qu’au XXe siècle, l’Allemagne paiera de nouveau, elle aussi, le prix de son égoïsme, politiquement, en minant son propre rôle et économiquement, en étouffant les acheteurs de ses produits. Mais elle risque de s’en rendre compte quand il sera trop tard pour réparer la situation.

 

La crise grecque comme crise de l’ eurozone

Il est presqu'évident que la crise grecque n’a pas à voir uniquement ni même essentiellement avec les problèmes intérieurs assez importants du pays, la faiblesse de son État et son système politique existant, source d’une vaste corruption. Ces problèmes, ainsi que le fait que la Grèce depense des sommes colossales pour se defendre d’une Turquie révisionniste, sont cependant des facteurs qui déterminent la forme, le moment d’apparition de cette crise et la capacité du pays à y faire face. Mais ils n’en constituent pas la cause, comme le prouve la crise en Espagne, au Portugal et ailleurs également. En Grèce, elle peut prendre l’aspect d’une crise de la dette publique, en Espagne de l’endettement privé, elle est cependant présente partout. Elle reflète l’incapacité à long terme des pays les plus faibles de l’Union à faire face, d’une part à une politique monétaire modelée sur les intérêts de l’Allemagne et des banques internationales, et d’autre part à la suppression de toute barrière de protection extérieure de la zone euro.

 

Le fonctionnement «intérieur» de la monnaie unique, faute de mécanismes compensatoires, conduit à un transfert permanant de plus-values du sud de l’Europe vers le nord. Le fonctionnement «extérieur» d’une zone euro qui s’est volontairement interdit toute protection contre la concurrence américaine et chinoise, toute politique industrielle et sociale, toute harmonisation fiscale conduit à la dégradation de la capacité européenne de production dans l’ensemble de l’Europe, en commençant par les plus faibles. L’ industrie grecque par exemple se délocalise de la Grèce du Nord vers les Balkans, les touristes désertent le pays d’une monnaie chère, l’euro, préférant le littoral turc. (4). Le problème va s’aggraver avec la fin, bientôt, des politiques de cohésion. Le problème structurel grec a certes accentué la situation et a amené la Grece en plein milieu de la crise européenne, mais ce n’est pas lui qui l’ a créé.

 

L’Europe du Sud n’est pas la seule à faire face à ces problèmes. La France, un pays plus central et métropolitain, coeur politique de l’ Europe, si l’ Allemagne en constitute le coeur industriel, les a également recensés et doit les affronter. Ils sont à l’origine du rejet de la constitution européenne par le peuple français en 2005. Depuis lors, d’importants intellectuels français ont mis en évidence l’impasse vers laquelle se dirige la zone euro. Par exemple Emmanuel Todd, Jacques Sapir, Bernard Cassen, ATTAC et Maurice Allais pour ne citer que quelques uns, soulignent qu’il est impossible qu’une Europe productive et sociale puisse survivre sans quelque forme de protectionnisme. L’obstination dans les règles de la zone euro telles qu’elles se présentent actuellement mène au totalitarisme, dit Todd. L’Europe se dirige vers la catastrophe avec le système ultralibéral d’échanges et la suppression de la préférence communautaire par les autorités de Bruxelles.

 

Jusqu’à présent, les idées de réforme de la zone euro ne pouvaient pas être appliquées, faute de volonté politique. Ce serait une tragédie pour le peuple grec si, à cause, entre autres, de la façon dont le système politique grec et une élite politique en pleine degenerescence gère le pays, il était appelé payer au prix de sa catastrophe l’énergie nécessaire à une réforme de l’euro, qui serait mise en place, si elle l’est un jour, trop tard pour que la Grèce puisse en profiter.

 

Économie et Géopolitique

Pour ce qui est cependant de la dimension géopolitique du problème, les dirigeants allemands ne semblent pas avoir tiré les enseignements de leur propre histoire, c’est-a-dire se rappeler leur incapacité, durant les décennies qui avaient précédé la Première Guerre mondiale, d’encaisser les profits attendus de leurs progrès scientifiques et technologiques. Le capitalisme-casino, engendré par le dérèglement de ces dernières décennies et auquel ils ont consenti de façon intéressée, caractérisée par l’absence totale de perspicacité stratégique, est un enfant anglo-américain. Aucun joueur, si bon et si fort qu’il soit, ne l’a jamais emporté sur le propriétaire du casino!

 

On est en droit de se demander si quelque plan stratégique ne se cache pas derrière la crise déclenchée actuellement, non seulement par raport à la dette grecque, mais aussi contre l’euro, au moment même où ce dernier s’apprêtait à devenir une devise mondiale. D’autant plus que, maintenant nous le savons, Goldman Sachs se trouvait derrière l’attaque contre la Grèce et l’ euro.

 

En se barricadant derrière le traité de Maastricht, dans une Europe-«dictature des banques», les Allemands ont certes profité de leur suprématie économique, mais ont en même temps permis que soit tendu un énorme piège potentiel, qui vient d’être activé, contre l’Europe unie. Il fallait, d’ailleurs, s’attendre à ce que les choses évoluent dans ce sens, quand on voit par exemple l’architecte de la politique monétaire européenne n’étant autre que l’homme de Goldman Sachs, Otmar Issing. Un, du reste, dans un vaste reseaux d’ influence de cette banque en Europe.

 

On voit donc peut-être aujourd’hui se développer le plan stratégique qui intègre la géopolitique et la géoéconomie dans l’architecture du traité de Maastricht. La crise était inscrite dans le traité-même, avec deux aboutissements possibles: soit la transformation de l’Europe en une structure totalitaire assujettie, soit sa dissolution en ses composantes, ou en tout cas son maintien dans un état de déchirement dû à ses problèmes internes, qui l’empêche de gagner son autonomie vis-à-vis des USA et d’imposer des règles au capital financier mondial.

 

La politique de Berlin semble être fondée sur l’espoir de tirer meilleur profit dans le cadre de la mondialisation que s’il revendiquait pour le compte d’une Europe réformée d’être sur un pied d’égalité avec les USA, dans le cadre d’un monde multipolaire aux flux des capitaux et des marchandises règlementés. Justement parce que l'Allemagne a sans doute encore le souvenir de ses défaites, quand elle avait recherché l’hégémonie européenne et mondiale. Mais, ce faisant, elle semble oublier que la mondialisation est dominée par le secteur financier et du crédit, et point par l’industrie qui constitue pourtant le point fort de l’ Allemagne. Qui risque, en fin de compte, de se retrouver dans la même situation qu’elle avait connue vers la fin du «grand» siècle libéral, à la veille de la Première Guerre mondiale.

 

Les dirigeants allemands pensent peut-être qu’un «renvoi» ou un retrait forcé de la Grèce de la zone euro serait une solution qui, d’une part «servirait d’exemple» pour les autres membres de l’Union et augmenterait, d’autre part, l’homogénéité d’un noyau dur européen qui s’est trop «ramolli». L’idée d’une «Europe à plusieurs vitesses» et en cercles homocentriques, telle que l’avait formulée Karl Lammers, reste très populaire en Allemagne. Seulement, les cercles risquent finalement de s’avérer hétérocentriques.

 

Il est évident que pour la Grèce, mais aussi pour d’autres membres de la zone euro, le problème se posera de lui-même et, à ce qui parait, plus tôt et non pas plus tard qu’on ne l’imagine. Rester dans la zone euro n’a un sens pour la Grèce et pour d’autres pays que si celle-ci est réformée très vite et en profondeur. Mais il n’est pas du tout certain qu’un ou plusieurs retraits aient pour l’Allemagne les avantages auxquels elle s’attendrait.

 

En persévérant dans cette politique, Berlin risque de plonger la zone euro et l’UE dans une crise très grave. Elle mènera, en même temps, à une défaite stratégique majeure de l’Europe dans l’est méditerranéen, contribuant ainsi à la réalisation de l’objectif stratégique central des USA dans la région, à savoir la constitution d’une zone d’influence américano-turque depuis la mer Adriatique jusqu’au Caucase et Chypre.

 

Une telle zone, dans l’optique de «l’occupation du centre» de «l’échiquier stratégique» selon Brzesinski, s’interposerait entre l’Europe et les hydrocarbures du Moyen Orient, entre la Russie et les «mers chaudes». Elle participerait en plus à l’Union européenne. Elle serait, en d’autres termes, un des centres d’une Eurasie dominée par les USA, un outil qui servirait à la «paralysie stratégique» de l’Europe et une base de «containment» contre la Russie. On devrait savoir, en Europe, mais il est douteux que l’on veuille le savoir, depuis les fameux rapports de Wolfovitz et de Jeremia qui ont crystallisé la stratégie post-guerre froide des Etats-Unis, que l’objectif stratégique de Washington est le non avènement de forces antagonistes, et pour y parvenir, cet État applique des politiques propres à empêcher dès maintenant une telle éventualité, en «programmant» si possible de crises ou en mettant des obstacles à des collaborations et des alliances entre divers pôles du système international. Dans un cas, l’Allemagne l’a bien compris, quand elle a decidé de construire le gazoduc NordStream, la liant directement avec la Russie, mais en général elle continue d’être stratégiquement aveugle.

 

* Journaliste, écrivain, économiste, Athènes, Grèce.

 

En guise de complément :

 

IL EXISTE UNE AUTRE VOIE !

la pression des grandes banques américaines, de la Commission et dSou ses gouvernements européens, le gouvernement grec vient d’adopter, bon gré mal gré, des mesures qui ne conduisent qu’à l’approfondissement de la crise à laquelle fait face aujourd’hui la Grèce, une des plus graves et plus dangereuses que le pays ait connue depuis sonindépendance, il y a deux siècles.

 

Ces mesures conduisent à une mort lente l’économie et la société grecques, mettent en danger l’avenir et l’indépendance de la Grèce, sa capacité de se défendre contre les visées turques en Thrace, en mer Égée, en Chypre. L’injustice sociale est si profonde qu’elle marquerade façon permanente l’âme de notre nation et minera, du point de vuemoral et politique, toute réforme future et tout effort de redressement.

 

Ceux qui sont appelés à supporter le poids de la crise, ce ne sont pas les couches qui sont responsables de la situation désastreuse dans laquelle nous nous trouvons, qui ont systématiquement pillé la richesse publique et refusent de payer des impôts, mais les salariés et les retraités. C’est le triomphe politique du «Magouillistan» grec.

Cette politique annule les rêves des jeunes et empoisonne l’âme des retraités. Elle bafoue de façon flagrante toute idée de souveraineté populaire. Aucun mandat n’a été donné pour l’adoption d’une telle politique. Si le gouvernement veut l’appliquer, le recours à un référendum s’impose.

 

Les forces internationales qui imposent ces mesures n’agissent pas dans le sens de la relance de l’économie grecque. Elles agissent afin de garantir les profits du capital financier mondial. Elles veulent faire de la Grèce un exemple de passage à la barbarie sociale, du modèle qu’elles promeuvent dans toute l’Europe. Leur politique fait écho aux projets géopolitiques de Washington dans notre région et aux projets géoéconomiques de l’Europe des banquiers. Elles nous prescrivent un avenir d’asservissement désastreux. Loin de pouvoir rembourser la dette, nous plongerons de plus en plus dans son carcan.

 

Il est fort étonnant que le gouvernement qui s’est hâté de nous précipiter dans cet abîme social, n’ait fait aucun effort afin de percevoir de ressources ordinaires et extraordinaires (imposition d’une amende permettant la régularisation de certaines pratiques dans le secteur du bâtiment, imposition exceptionnelle des surprofits des banques et de certaines entreprises, consommation de produits de luxe, fortune de l’église, pour n’en citer que quelques exemples). Pourquoi justement il n’impose pas une contribution exceptionnelle aux professions libérales prospères qui se déclarent pauvres vis-à-vis du fisc ? Quelle loi de l’assujettissement grec nous oblige à maintenir des troupes en Afghanistan, au moment même où les plus grandes banques de nos «alliés» misent sur la faillite de la Grèce ? George Papandréou serait pris plus au sérieux par eux, s’il retirait immédiatement les forces grecques au lieu de visiter les USA. Pour quelle raison le gouvernement d’un pays menacé d’effondrement n’a pas encore nommé, cinq mois après son ascension au pouvoir, des administrations dans les organismes publics ? Pour quelle raison le gouvernement ne défend pas le pays contre les attaques internationales, mais le laisse exposé sans arrêt aux diffamations ? On se rit en Allemagne et chez Goldman Sachs de nos autocritiques internationales sur notre corruption, puisque ce sont eux qui payaient les deux partis au pouvoir (Pasok et ND) et nos hauts fonctionnaires.

 

Dans des situations exceptionnelles, lorsque la survie d’un peuple etd’une nation est en danger, on doit recourir à tous les moyens possibles. On s’adresse aux Grecs de l’étranger. On réclame enfin expressément l’indemnisation des dommages de guerre (de la part del’Allemagne). On élargit ses sources d’emprunt vers la Chine et la Russie. On menace, si nécessaire, de cessation des paiements et de restructuration de la dette. Pour ses dépenses de défense nationale on se tourne vers ceux qui sont solidaires envers le pays, et non pas ceux qui minent son économie et on les convertit en un atout decroissance. On négocie, enfin, l’immense valeur géopolitique du terrain «Grèce». C’est ici que s’étaient réunies les troupes de l’OTAN qui se sont préparées contre la Yougoslavie. C’est de l’aéroport de Souda, en Crète, qu’avait décollé pour l’Irak le plus grand nombre de bombardiers. Si la Grèce n’était pas un allié aussi consentant, il ne serait en aucun cas possible aux divers centres de décision de l’empire de donner le feu vert à leurs banques d’attaquer la Grèce. En deux mots, un gouvernement qui serait conscient du moment historique,  fait tout, mais ne laisse pas le pays se ruiner, cédant paniqué sous la pression des Protecteurs et des intérêts des «Magouilleurs». Si le gouvernement et le premier ministre persistent dans cette voie, ils risquent d’être tenus pour responsables d’une parmi les plus grandes catastrophes dans l'histoire de la Grèce.

 

Cet article a été publié dans le journal grec “Epikaira”, le 4 mars 2010.

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1/ La classe ouvrière allemande suit maintenant ses dirigeants avec une discipline « exemplaire », exactement comme elle l’a fait au XXe siècle, en acceptant la baisse de ses revenus en contrepartie d’une stabilisation du chômage. Il nous faudrait un nouveau Hegel pour décrire comment la discipline, incarnation suprême de la Raison et le plus grand atout de l’Allemagne, semble se transformer en sa plus grande faiblesse. Mais il est assez utopique d’espérer que les acquis des Allemands vont être préservés dans une Europe qui tourne à la ruine sociale. Brecht a très bien décrit ce processus: Au début, tout le monde avait observé passivement ce qui se passait concernant les communistes. Puis on a observé tout aussi passivement ce qui se passait avec les Juifs. Et finalement, il n’ y a plus eu personne pour défendre qui que ce soit.

 

2/ Il nous faudrait peut-être recourir à la psychanalyse pour comprendre le mécanisme suivant lequel un écrasement, tel que celui subi par les Allemands en 1945, semble les empêcher toujours de digérer leur propre histoire, et surtout l’histoire des tragédies qu’ils ont subies et infligées. En tout cas, la campagne des medias allemands contre la Grèce relève d’un caractère ouvertement sadique et raciste, et nous apprend plus sur l’Allemagne que sur les Grecs. Je suppose que l’humanité se souviendra plus longtemps de la Vénus de Milo, telle que l’a présentée le magazine allemand Focus pour insulter le peuple grec, que du centre commercial de Sony, que l’Allemagne a choisi de bâtir à la place du Mur, symbole d’un Rien égoïste et absolu qui menace de mort la civilisation européenne. Quant aux medias allemands, ils ne sont pas très prolixes sur les déficits commerciaux continus de la Grèce envers l’Allemagne, du fait que celle-ci a profité des travaux publics grecs et a acheté les meilleures firmes grecques à des prix avantageux, en faisant payer par la compagnie Siemens les politiciens grecs socialistes ou conservateurs, ni sur le fait que l’Allemagne n’a toujours pas versé à la Grèce des dédommagements pour les ravages massifs qu’elle a provoqués au pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Berlin n’a même pas restitué les réserves d’or de la Banque de Grèce, volées par les troupes nazies allemandes nazi à l’époque !

 

konstantakopoulosd@yahoo.gr

konstantakopoulos.blogspot.com

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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 10:31

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La vague de grèves, de manifestations et de blocages d'entreprises, de lycées et d'universités qui a déferlé depuis plus de deux mois en France a retenu l'attention de beaucoup d'observateurs et de militants étrangers, preuve que ces événements sont perçus en liaison avec la crise mondiale du capitalisme et de son bras armé impérial. Certains craignent, une masse se réjouit. Ces manifestations témoignent de l'échec du président français qui s'était il y a peu enorgueilli du fait que désormais quand on faisait grève en France, personne ne le remarquait plus. Tant il croyait être parvenu à cantonner les grèves et les manifestations à des phénomènes locaux et catégoriels, tenus « sous contrôle », et à peine relatés par des médias à la botte. Car au cours des années qui se sont écoulées, c'est une France gérée par des riches parvenus sans scrupules qui s'est mise sur le devant de la scène et qui a cru qu'elle pouvait désormais occuper tout le terrain, « sans complexe ». Et cette nouvelle devanture d'une vieille bourgeoisie restée plus discrète semble avoir cru qu'il suffisait de jouer sur la démagogie, le racisme latent et la mise en opposition de « communautés » ethniques ou religieuses pour casser l'esprit civique et les solidarités de classe. Tout en réhabilitant discrètement les « valeurs » en vogue dans les années 1930 et 1940, et pendant les guerres coloniales et en préparant une police « musclée » ...au cas où. Et dont la force répressive a pu s'illustrer récemment, choquant encore plus les citoyens d'un pays se voulant démocratique.

     D'où le lancement de campagnes d'un goût douteux sur « l'identité nationale » dans un pays qui a rejoint sans l'accord de son peuple l'organisation militaire supranationale de l'OTAN, et qui participe désormais aux opérations répressive du gendarme d'un monde en rébellion. Dans un pays où les véritables décisions se prennent à Bruxelles, au niveau de cénacles de notables incontrôlables. Dans un pays donc où « la nation » a cessé d'être prise en compte, on a essayé de jouer les « Gaulois » contre les « racailles », voire les « vieux immigrés » contre les « Rroms », les Bleus contre les Noirs, etc. Sur fond de démantèlement constant des acquis sociaux obtenus de longues luttes après 1945, dans la foulée du programme du Conseil national de la Résistance, alors que le pays était pourtant ruiné et sans les immenses richesses qu'il possède aujourd'hui. Comment le peuple de France aurait-il pu croire que « les caisses étaient vides » devant un tel étalage de richesses par ses nouveaux riches ? Comment aurait-il pu croire qu'on ne pouvait payer les retraites sans travailler plus tout en gagnant moins ? Alors que tant de jeunes font la queue devant les agences pour l'emploi ? Où est-on aller trouver les milliards pour renflouer les banquiers irresponsables qui avaient dilapidé l'argent fourni par le travail de petites gens ? Le mouvement actuel, qui ne s'arrête pas mais se prolonge dans la durée sous la forme d'une guérilla protestataire innovante, a sonné le signal de la délégitimation des élites. De celles au gouvernement bien sûr. Mais plus largement, de toute ladite « classe politique » qui n'offre plus qu'une alternance sans alternative, et surtout, la délégimation des grands financiers supranationaux qui ne rendent jamais de compte à leur peuple, et dont les capitaux nomades passent d'un « paradis fiscal » à un autre, sans jamais subir de contrôles.

     C'est donc dans ce contexte que la masse est descendue dans la rue, a occupé les usines, a bloqué l'approvisionnement en essence. Avec l'appui d'une nette majorité de Français, et sans doute de beaucoup d'autres peuples eux aussi en colère contre les mêmes politiques ruineuses. L'annonce d'un changement de cap de la société ? En tout cas l'annonce d'un changement d'opinion.

La Rédaction


  Le plus grand mouvement de protestation français depuis 1968

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Délégitimation du système dominant sur fond de désagrégation des organismes politiques et syndicaux

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Automne 2010

 

  Bruno Drweski

 

    « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance2. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie.

Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde !

   Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement (Sarkozy NDR.) peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme ...

A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !

A l’époque se forge un pacte politique entre les gaullistes et les communistes. Ce programme est un compromis qui a permis aux premiers que la France ne devienne pas une démocratie populaire, et aux seconds d’obtenir des avancées (...)

Ce compromis, forgé à une période très chaude et particulière de notre histoire contemporaine (où les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France, comme aurait dit le Général), se traduit par la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc. (...)

Il aura fallu attendre la chute du mur de Berlin, la quasi disparition du Parti communiste, la relégation de la CGT3dans quelques places fortes, l’essoufflement asthmatique du Parti socialiste comme conditions nécessaires pour que l’on puisse envisager l’aggiornamento qui s’annonce. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait aussi que le débat interne au sein du monde gaulliste soit tranché, et ...laisse... place à une nouvelle génération d’entrepreneurs politiques et sociaux. Désavouer les pères fondateurs n’est pas un problème qu’en psychanalyse4. »

 

    Voilà ce qu'écrivait quelques mois après la prise de fonction du président Nicolas Sarkozy, Denis Kessler, le « patron des patrons », le chef du MEDEF5, organisation du patronat français, dans une revue d'affaires, en réponse aux multiples critiques que l'on faisait dans son milieu au gouvernement dont le caractère « brouillon », « incohérent » et « fantasque » soulevait les critiques. Alors que cet aspect était fait pour égarer l'opinion face à un plan bien précis de démontage de l'État social. Kessler résumait de façon claire et concise la situation de la France du point de vue de « ceux d'en haut » ! Plus de crainte à avoir sur le front social en raison de la « fin de l'hydre bolchevique » et volonté d'effacement du « compromis social » négocié dans la résistance à l'occupation nazie par les communistes et les gaullistes. Compromis qui a garanti aux Français des avancées sociales considérables et permis le lancement d'une dynamique de développement économique inconnue auparavant. Dynamique qui, en France comme ailleurs, se délite depuis la fin des années 1970 et du monde bipolaire, avec le retour du « néo »-libéralisme et la désagrégation progressive en Europe de l'Est et de l'Ouest de la gauche communiste. Désagrégation d'une gauche due autant aux graves erreurs faites par ses dirigeants que par leurs désirs grandissant de s'intégrer aux élites politiques, économiques, financières, médiatiques dominant la planète en voie de « globalisation ». Et en conséquence, de se séparer du peuple devenu inutile dès lors qu'il leur a servi de marchepied pour parvenir au sommet de la hiérarchie sociale. Ce processus a pu être observé nettement dans les anciens pays du camp socialiste où les dirigeants ex-communistes sont massivement devenus des néo-capitalistes. A l'Ouest, un processus semblable mais moins spectaculaire a touché la grande majorité des dirigeants sociaux-démocrates, communistes, d'extrême gauche et syndicaux. Retour sur scène donc du spectacle déjà offert en 1914 par la vieille « aristocratie ouvrière » qui avait déserté le camp de la révolution et de la paix pour celui de la guerre et du capital.

 

Cette désagrégation à la fois organisée et spontanée n'a toutefois pas empêché en France, pays de vieilles traditions de luttes depuis 1789, la poursuite de conflits sociaux qui se sont manifestés périodiquement, sous des gouvernements de droite comme « de gauche », malgré la désagrégation du camp communiste, clairement perceptible en France à partir de 1981. Camp communiste qui regroupait autour du Parti communiste français, le syndicat CGT et tout un tissu associatif, intellectuel et communal qui avait fait du « communisme français » depuis 1945 une quasi- « contre-société », parallèle aux réseaux de la droite française repris en main depuis 1958, à la faveur de la guerre d'Algérie, par les gaullistes dotés eux aussi d'une conscience sociale, étatique et nationale. Les nombreuses grèves ou manifestations qui ont eu tendance à augmenter entre la fin des années 1980 et 2010 témoignaient de la fatigue grandissante des Français devant le démantèlement de leurs « acquis sociaux », au fur et à mesure que devenaient de moins en moins crédibles les résultats toujours attendus de « réformes » censées apporter une nouvelle dynamique économique et garantir la « réalisation » de « self made men » réceptifs aux « valeurs » de « l'American dream ». Ces protestations restaient néanmoins le plus souvent « catégorielles », circonscrites à un milieu professionnel, sauf en 1995 lorsque le mouvement réussit à dépasser ces limites et à paralyser le pays. Signe d'un potentiel de mécontentement renaissant qui n'a fait qu'augmenter depuis. Les enquêtes d'opinions prouvant désormais qu'une majorité de Français, de gauche comme de droite, ne croient plus dans les vertus du capitalisme ...même s'ils ne perçoivent pas les moyens permettant de sortir de ce système de plus en plus inefficace socialement et mortifère pour la planète.

 

La France au centre des contradictions du capitalisme européen mondialisé

Pour comprendre l'engrenage qui a amené à la confrontation actuelle, il faut prendre en compte la contradiction grandissante existant entre une France de moins en moins hypnotisée par le « modèle anglo-saxon » et la pression de plus en plus forte des structures de l'Union européenne prises en main par des groupes d'influences et des lobbies anglo-saxons. Et la dernière crise financière mondiale a achevé de déciller les yeux de beaucoup de ceux qui avaient succombé jusque là au martèlement médiatique néolibéral. Il faut savoir que dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les USA ont inventé et réussi, avec l'appui du Vatican, à imposer en Europe une structure supranationale apte, d'un côté à les aider à faire front au défi soviétique et, d'un autre, à en faire une structure tatillonne de contrôle tellement complexe qu'elle rend les fonctionnements étatiques inefficaces, tout en assurant la promotion d'une élite sans attaches locales mais liée à Washington, à seslobbies bruxellois et aux bourses. L'UE en effet n'est pas à l'origine une idée « européenne » mais plutôt nord-américaine élaborée par l'agent d'influence d'outre-Atlantique, Jean Monnet, en opposition aux projets gaulliste et communiste6. Tel fut l'histoire du processus d'intégration européenne réellement existant, un processus entrant en contradiction avec les principes démocratiques et sociaux censés présider à sa « construction ». Or, au cours de la phase ascendante du néo-libéralisme, depuis la fin des années 1970, les structures bruxelloises sont parvenues à forcer dans la plupart des pays européens le démantèlement par pans des acquis sociaux introduits partout dans la foulée de la victoire sur le nazisme.

 

Le démantèlement du camp socialiste a ensuite donné à ce processus un coup d'accélérateur puisque, pour « s'adapter aux normes européennes » et fuir le vide postsoviétique, les pays candidats à l'adhésion à l'OTAN et à l'UE ont été forcés de détruire les restes de « l'État providence » avant l'adhésion. Et depuis, c'est en retour, à l'Ouest, le chantage aux délocalisations des entreprises vers l'Est où le « coût du travail » est moindre, et à l'immigration « sauvage » vers l'Ouest pouvant concurrencer les travailleurs occidentaux sur les salaires. Ce qui a poussé à démanteler, à l'Ouest aussi, « l'État providence ». D'une pierre deux coups ! Fin de l'État social d'abord à l'Est, puis à l'Ouest ! Tout cela au nom d'une démocratie qui était réelle en Occident, lorsqu'existait un vrai conflit droite/gauche, possible dans la situation de guerre froide, démocratie qui est devenue purement formelle en revanche depuis que presque toutes les forces politiques se sont soumises aux logiques financières dominantes et cherchent à amadouer les médiocrates eux aussi achetés par les grands argentiers.

 

Mais la France, où le processus de démantèlement de la gauche sociale et du gaullisme a peiné à se mettre en place, se retrouve aujourd'hui « dépassée » par ses « partenaires » européens, et donc poussée par Bruxelles à « terminer le boulot » mené à bien entretemps dans presque toute l'UE. Au moment même où la crise du capitalisme pousse de plus en plus de Français, d'Européens et de Terriens à remettre en cause ce modèle, ce qu'on a entre autre pu constater par le refus d'entériner la constitution européenne d'essence libérale en 2005 en France puis aux Pays-Bas. L'arrivée de Sarkozy au pouvoir s'est faite sur un malentendu, le candidat néolibéral, pro-USA, européiste, pro-israélien, réussissant à convaincre certains Français qu'il était le moins mauvais candidat du « changement », de « l'ouverture », du « dynamisme ». Succès de l'offensive de manipulation médiatique résultant de la prise de contrôle des médias français par la finance supranationale au cours des années précédentes.

 

La force du mouvement de masse

Le mouvement de masse actuel, qui a commencé dès la fin du mois d'août, est, de l'avis de tous, plus massif que celui de 1995, mais il a un caractère tout à fait différent de la grève générale de 1968, qui fut accompagnée alors d'un mouvement étudiant ambigu, mais qui a fait la une des journaux de l'époque. Le mouvement actuel voit émerger de nouvelles formes d'actions de la part des travailleurs, comme de la jeunesse lycéenne et étudiante qui s'y associe, sans que celle-ci ne porte aujourd'hui de sensibilité particulière. Preuve sans doute de la désagrégation de l'idéologie des classes moyennes « de gauche », « bourgeoise branchée » ou « bobo », qui avait commencé à bercer d'illusions les jeunes « soixante-huitards ». Mobilisation nouvelle donc dans une situation où la société reste largement atomisée par des clivages de quartiers, d'origines, de générations, de statut salarial stable ou précaire et, last but not least, par un surendettement plus ou moins massif qui empêche beaucoup de salariés de faire une grève longue ...tant que le pays ne s'arrêterapas tout entier et que la logique de l'économie usuraire ne sera pas remise en cause fondamentalement, par tous, en même temps.

 

Dans une situation où la propagande médiatique a généralisé comme idéal les comportements individualistes, et où la cohérence idéologique et organisationnelle des partis et desorganisations syndicales autrefois radicales s'est largement effritée. Dans une société où, selon les enquêtes d'opinion, plus de 70% des personnes interrogées appuient les exigences des manifestants et des grévistes en faveur du maintien d'un système de retraite par répartition à 60 ans. La question des retraites constitue toutefois un des multiples éléments de mécontentement parmi d'autres, ce qui explique, par exemple, pourquoi la jeunesse a rejoint le mouvement. Elle qui cherche avant tout à entrer sur un marché du travail décent. Les scandales financiers récents, auxquels sont mêlés des membres du gouvernement, ont contribué à accélérer la désaffection devant la société duspectacle célébrant le culte de l'argent prônépar Sarkozy. On ne doit pas oublier pour autant que la crise actuelle est le résultat de l'introduction tardive des décisions portant sur les retraites qui ont été signées à Barcelone à la fois par l'ex-président de droite Chirac et l'ex-premier ministre « socialiste » Jospin en 20027. L'intérêt que portent beaucoup d'Européens progressistes envers l'actuel mouvement en France découle donc tout naturellement du fait qu'il vise la même politique globale dont ils sont déjà victimes dans leurs pays.

 

La domestication incomplète des organisations syndicales

Sarkozy et son équipe ont cru, à l'image de l'ancien président du MEDEF cité plus haut, qu'il était désormais possible de passer en force suite au processus de domestication des syndicats français, et en particulier de la CGT, opéré dans le cadre de la Confédération européenne des syndicats, structure financée par l'UE et offrant de nombreux avantages matériels et symboliques aux leaders syndicaux8. Seul le tout récent et encore petit syndicat d'extrême gauche « Solidaires » tient donc aujourd'hui une ligne de revendication de classe systématique. Mais les bases syndicales, dans les entreprises, parfois au niveau des fédérations, en particulier à la CGT, ont démontré au cours du conflit actuel qu'elles souscrivaient en fait rarement à la nouvelle ligne visant au « dialogue systématique » avec des « partenaires sociaux » qu'à la base on s'entête à considérer toujours comme des « adversaires de classe ».

 

On assiste donc à un mouvement montant en fait à partir de la base, qui a tendance à perdre appui plus on monte dans les différents échelons administratifs syndicaux. D'un côté, les leaders des centrales syndicales qui cherchent surtout à démontrer leur « représentativité » auprès des autorités en organisant des « actions » d'un seul jour. Ou des manifestations suffisamment massives mais espacées pour qu'elles ne puissent devenir le ferment d'une mobilisation permanente tendant vers la grève générale paralysant tout le pays et permettant seule « de remettre toutes les pendules à l'heure ». Sans faire craindre aux salariés l'arrivée des huissiers pour ceux d'entre eux qui sont surendettés ou le licenciement en fin de contrat pour ceux n'ayant pas de contrat de travail stable. D'un autre côté, des militants syndicaux, surtout à la base, et une masse de mécontents qui cherchent à étendre le mouvement à l'ensemble du pays. Ces deux tendances, sur le fond contradictoires, se sont de fait affrontées tout au long du mouvement même si le besoin d'unité était fortement ressenti.

 

On ne pouvait pas s'attendre cependant à ce que la base réussisse d'emblée à renverser la vapeur, ce qui explique « l'essoufflement » apparent actuel, mais aussi l'émergence de nouvelles formes de luttes qui témoignent d'une nouvelle conscience qu'il sera difficile à démanteler tant elle est multiforme : participation « individuelle » à la grève certains jours et pas d'autres, participation de non grévistes souvent « travailleurs précaires » aux manifestations les seuls jours fériés, aides aux grévistes de la part de non grévistes, participation au blocus des raffineries ou des routes aux heures où ils le pouvaient (dans la journée ou la nuit) de la part de personnes qui ne pouvaient pas faire grève (chômeurs ou travailleurs sous contrats précaires), constitution de comités d'actions interprofessionnels locaux regroupant plusieurs catégories sociales (salariés, précaires, chômeurs, retraités, classes inférieures, classes moyennes, lycéens, étudiants, etc.). La surprise fut, surtout en province, dans une ville comme Amiens par exemple, la « montée » de manifestants du centre-ville issus des classes moyennes pour aider au blocage des entreprises concentrées dans les quartiers populaires et à fort taux d'immigrés. Ce phénomène annonce la fin du mythe des classes moyennes ascendantes dans le capitalisme sans frontières9.

 

Une nouvelle conscience

Une nouvelle conscience s'est formée, de nouveaux réseaux se sont constitués à la base, de nouveaux militants syndicaux se sont forgés face aux hésitations des leaders syndicaux et des partis de gauche. Au point où la mot « sabotage » est apparu çà et là. A cette occasion aussi, on a pu découvrir que, même les groupes « ultra-gauchistes », de tendance généralement trotskyste, n'étaient pas en état de remplacer leur rhétorique révolutionnaire de salon par une réelle prise en charge du mouvement de masse. Leurs appels à la grève générale ont été somme toute assez timides et plutôt incantatoires, mais aucune tentative d'action réellement révolutionnaire n'est venue. La colère populaire était en bas, excitée par la richesse insolente manifestée par les élites sociales, économiques, médiatiques, politiques actuelles, au moment où l'on demande au peuple de se serrer encore plus la ceinture. Au moment où le pouvoir « jette » au peuple des « débats » démagogiques sur « l'identité nationale » ou sur « la burqa », dont l'objectif ne vise qu'à diviser les classes populaires. Au moment où le pouvoir généralise les mesures sécuritaires, dépense l'argent dans la vidéo-surveillance, organise des chasses à l'homme, multiplie les contrôles racistes, tente de réhabiliter les idées en vogue à l'époque de Pétain ou dans l'OAS10. Le summum ayant été atteint cet automneavec la déportation des Tsiganesroumains (« Rroms ») etbulgares en tentant d'agiter la vieille peur petite-bourgeoise des « nomades voleurs », et au moment où le pouvoir tentait d'installer par des appels répétitifs la peur de l'hydre « terroriste » basée en Afghanistan ou dans le Sahara ...là où l'armée et les entreprises françaises sont actives, ce qui rapporte gros à certains, tandis que les contribuables français financent ces opérations sans y avoir aucunintérêt. Pour le moment, la logique de peur n'a pas fonctionné, même si les peurs sont incrustées dans une société française marquée par le vieil opportunisme petit-bourgeois.

 

La stratégie du pouvoir semble celle de vouloir engager les classes moyennes désormais en phase de déclassement sur la voie d'une néo-fascisation rampante, les séparant de façon suicidaire des classes populaires, tout en garantissant aux classes supérieures le maintien de leurs privilèges par le blocage de la vie politique et le blocage de l’ascension sociale. Ce scénario serait possible si l'espoir disparaissait. Pour le moment, il a plutôt tendance à renaître.

 

Un nouveau modèle de mobilisation ?

Le mouvement actuel ne s'est pas arrêté à ce jour, même si l'on peut constater qu'il est en phase de régression, qu'il n'a pas réussi à casser le rapport de forces et que les leaders des grands syndicats semblent décidés à le « conserver suffisamment au chaud » pour montrer au pouvoir qu'ils peuvent servir à quelque chose, comme relai d'une réelle force sociale. Tout en faisant en sorte que chaque « action » soit suffisamment isolée l'une de l'autre pour empêcher une mobilisation de masse qui mettrait sur le tapis la question du renversement de l'ordre existant et leur propre opportunisme. La situation n'est pas stabilisée car, comme personne ne s'attendait à la révolution, ni même à un recul du gouvernement appuyé par le patronat, l'UE, le FMI, l'OTAN, les États-Unis et leurs alliés, dans une situation où il n'existe pas d'alternative politique crédible, personne ne considère que les deux mois de mobilisation sont un échec. Les manifestations, grèves et blocages ont permis au pays « de se connaître », de se redécouvrir et de comprendre qui est qui. Un nouveau cycle de radicalisation vient seulement de s’ouvrir. Il a commencé à toucher peu à peu toutes les couches de la société, ébranlant l’ordre social délégitimé de façon assez profonde.

 

Il a d'abord témoigné du « réveil » de la classe ouvrière qu'on disait morte. Le pays s'est aperçu qu’il ne pouvait pas fonctionner sans dockers, sans camionneurs, sans ouvriers des raffineries de pétrole, sans cantinières, sans cheminots, sans traminots, sans éboueurs, sans marins, etc. Les automobilistes qui faisaient la queue devant les stations d'essence en tenaient généralement le gouvernement pour responsable, et non les grévistes bloquant les raffineries. Le pays semblait content en fait de redécouvrir que le travail est utile, indispensable même. Au moment où il découvrait aussi, après de multiples scandales financiers, qu’il fonctionnerait mieux sans traders egotistes, sans banquiers irresponsables, sans agence de notations manipulatrices, sans politiciens corrompus et ...sans Bourse ! La classe ouvrière serait-elle redevenue l'acteur central de tout projet émancipateur réel ?

 

Le mot d’ordre de grève générale est porteur car, dans une situation de précarisation massive, il montre que rien ne pourra changer sans confrontation globale. Mais en attendant, c'est une répétition générale qui semble s'être en fait produite. Un palier nécessaire sans doute. Car seule la grève générale pourrait contribuer à remettre en cause le système dans ses fondements. Elle ne peut toutefois se produire que comme prélude à la prise du pouvoir, objectif impossible lorsque les organisations politiques en sont encore à pratiquer le seul crétinisme électoraliste, se réveillant d'élections en élections, et négligeant la formation politique des masses et l'organisation de la lutte des classes dans les combats concrets. Ce que les communistes français avaient su plus ou moins faire, ou tout au moins canaliser, au cours des « trente glorieuses » qui ont succédé à la résistance au nazisme et au pétainisme. Une avant-garde de l'action en état de conquérir l'hégémonie culturelle ne peut se reconstruire dans la foulée d'un mouvement de protestation comme celui-ci, même s'il dure depuis plus de deux mois. Cela ne traduit pas un retard de la conscience populaire donc, mais au contraire, une conscience correcte de la profondeur de la crise qui démontre les limites des capacités du mouvement syndical réellement existant et l’absence d’outils politiques, de partis, pour la résoudre par une alternative globale, en France et dans le monde. Mais le peuple a compris qu’au-delà de la question des retraites, c’est tout le système capitaliste qui est en cause. Le système impérial financier mondialisé.

 

Vers une alternative politique nouvelle ?

Dans cette phase « d'entre deux », il s’est créé quelque chose d'imprévu. La mobilisation politique de masse au travers de journées d’action nationales, des grèves sectorielles dures, bloquantes, dans une solidarité d'action interprofessionnelle et inter-quartiers. La base revendicative s’est élargie sans cesse. La légitimité du pouvoir, et des pouvoirs, a été remise en cause à l'échelle de tout le pays, y compris dans des secteurs de la population réputés de droite, y compris donc au sein des élites plus traditionnelles que Sarkozy, et qui refusent le démantèlement de « l'exception française ». Dans une situation où les intellectuels ont été largement domestiqués par la médiocratie et l'université de cantonnement, de nouveaux humoristes sont apparus pour dire que « le roi est nu ». Il y aurait comme l’annonce d’une nouvelle marche en direction de l'hégémonie culturelle des forces de progrès social ?

 

Le mouvement, comme une vague, se poursuit, mais reflue sans que l'on ne perçoive un sentiment de défaite, car personne ne s'attendait dans le contexte actuel à un véritable changement. Il s'agissait seulement de se compter et de voir si l'on était en état de tenir dans la durée. Dans un état de division syndicale et politique au sommet, c'est la base qui, dans les manifestations, a apporté les slogans les plus originaux, les plus radicaux, les plus poétiques aussi, ou humoristiques. Face à la division en haut, c'est l'unité en bas qui constitue la surprise du mouvement actuel. Le peuple sait désormais qu'il existe toujours, et qu'iljugera à l'acte chaque dirigeant syndical ou politique, lointain ou plus proche. L'idée d'auto-organisation est donc dans l'air. Face non seulement au pouvoir français actuel, mais aussi aux institutions politiques, économiques, sociales, sécuritaires, médiatiques, européennes, mondiales, toutes soumises au contrôle des « marchés », c'est-à-dire de quelques groupes de privilégiés qu'il faudra démasquer. Voilà le rôle que devront jouer les organisations politiques réellement alternatives et les intellectuels qui constatent que le déclassement dont ils sont victimes ne s'arrêtera que le jour où ils mordront la laisse qu'on leur a mis autour du cou.

 

Pour le moment néanmoins la multiplication des luttes sociales en Asie et en Afrique du Sud, la persistance d'une alternative anti-globalitaire en Amérique du Sud, et les manifestations de mécontentement en Grèce, en Espagne, en Italie et même en Angleterre, à Stuttgart ou en Lettonie montrent que le mécontentement des « citoyens de base » augmente contre un capitalisme devenu économiquement inefficace et socialement nuisible. Cela veut-il dire que nous nous dirigeons vers un nouveau « Printemps des peuples » qui éliminerait les élites vieillissantes, supranationales, globalisées, navigant entre Bildenberg, Davos, Bruxelles, Wall Street, la CIA et le Pentagone ? Pour le moment, cette hypothèse semble plausible, mais une course contre la montre est ouverte entre les partisans de la révolution dans les rapports sociaux et les partisans d'un « pourrissement identitaire » qui généraliserait le conflit de « tous contre tous », pour le plus grand profit de ces quelques-uns privilégiés qui s'en tireraient encore une fois à bon compte. Il ne faut pas oublier que les classes dominantes maîtrisent et les médias et les techniques de manipulation, et que le laminage des classes moyennes qui correspond à la logique du capitalisme ne mène pas automatiquement vers le progrès social, mais qu'il a déjà produit, par exemple, après la révolution allemande de 1918, et le pourrissement social-démocrate et la montée du nazisme. Donc, le vieux monde libéral faiblit, mais rien ne donne pour acquis une issue radicalement révolutionnaire.

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Notes :

1Article écrit pour la revue de gauche roumaine criticatac : < http://www.criticatac.ro >

2Organe formé à la fin de l'occupation nazie pour préparer le programme de reconstruction nationale en réagissant contre la collaboration des élites politiques et patronales françaises avec l'occupant. Le CNR a constitué le fondement, au moins théoriquement, de toutes les politiques suivies en France jusqu'à l'arrivée de Nicolas Sarkozy même si entretemps, de nombreuses voix se sont faites entendre, en particulier dans la foulée des guerres coloniales et de celles de l'OTAN, en faveur de la réhabilitation d'une France plus traditionaliste et plus soumise aux aléas de la conjoncture internationale.

3 Confédération générale du Travail, la plus grande centrale syndicale, de tendance pro-communiste.

4 Denis Kessler, « Adieu 1945. Raccrochons notre pays au monde ! », Challenges, 04/10/2007. <http://www.challenges.fr/opinions/20071004.CHAP1020712/adieu_1945_raccrochons_notre_pays_au_monde_.html >

5 Denis Kessler était alors le Président de l'association du patronat français, ex-Conseil national du patronat français, rebaptisé « Mouvement des entreprises françaises », MEDEF.

6http://www.europaforum.public.lu/fr/temoignages-reportages/2008/10/roth-schuman/index.html >. Voir aussi : « Daily Telegraph du 19 septembre 2000 - Extraits : 19/09/2000 - (de notre correspondant à Bruxelles Ambrose Evans-Pritchard) - « Des documents secrets du gouvernement américain qui viennent d’être déclassifiés montrent que la communauté des services secrets américains a mené une campagne, tout au long des années 50 et 60, afin de promouvoir l’unification européenne. […] Les dirigeants du Mouvement européen (Retinger, Robert Schuman et l’ancien premier ministre belge Paul-Henri Spaak) étaient tous traités comme des employés par leurs parrains américains. Le rôle des États-Unis fut camouflé comme pour une opération secrète. L’argent de l’ACUE (American Committee on United Europe : Comité américain pour l’Europe unie) provenait des fondations Ford et Rockefeller, aussi bien que des milieux d’affaires ayant des liens étroits avec le gouvernement américain.[...]. Le Département d’État jouait aussi un rôle. Une note émanant de la Direction Europe, datée du 11 juin 1965, conseille au vice-président de la Communauté économique européenne, Robert Marjolin, de poursuivre de façon subreptice l’objectif d’une union monétaire. Cette note recommande 'd’empêcher tout débat jusqu’au moment où l’adoption de telles propositions deviendraient virtuellement inévitables'. »

7Avec des ministres membre de toute la « gauche plurielle », communistes compris. Ce qui permit l'incrustation d'une couche de notables domestiqués par le système au sein de l'appareil « communiste ».

8Décision d'adhésion qui est allée de pair avec la rupture de la CGT avec la Fédération syndicale mondiale.

9Voir à ce sujet, l'article de Bernard Conte sur le laminage des classes moyennes dans le capitalisme actuel et ses conséquences possibles pour la renaissance de la contestation sociale de masse : <http://www.comite-valmy.org/spip.php?article933 >

10OAS : Organisation de l'armée secrète qui, au moment de la guerre d'Algérie, a regroupé les durs du colonialisme et les nostalgiques du fascisme.

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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 10:27
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Nous reprenons ici un texte écrit par notre collègue de la rédaction pour une revue roumaine, Cultura. Il aborde à nouveau la sempiternelle question des campagnes anticommunistes qui se renouvellent systématiquement en Europe orientale, mais aussi occidentale. Campagnes qui contrastent avec les silences qui ont marqué et marquent toujours la réflexion publique sur l'héritage des dictatures de droite en Europe du Sud des années 1970 et leurs crimes. On voit donc bien que le but de ces campagnes ici, de ces silences là, vise moins à toucher le passé qu'à freiner l'analyse du présent et des problèmes que nos sociétés n'arrivent pas ou ne veulent pas surmonter, en particulier ceux qui occupent des postes de responsabilités. Cet article pose ou repose certaines questions sur le passé, le présent et le futur, questions que l'on peut éviter un temps mais qui ne pourront pas être éludées éternellement. Elles portent sur ce que furent les causes du développement du communisme réel en Europe au XXe siècle dans le contexte d'un capitalisme guerrier. Et sur les contradictions que le capitalisme a été incapable de dépasser à l'époque sans l'aiguillon du défi communiste, contradictions qui reviennent de nos jours alors que le communisme, sous sa forme européenne connue, a disparu. Mais comme les mêmes causes produisent les mêmes effets, les partisans du système actuel auraient intérêt à trouver rapidement des réponses adéquates. Mais qui en prend le chemin ?

La Rédaction


L'anticommunisme ou la maladie sénile du capitalisme

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Septembre 2010

 

Claude Karnoouh *

 

En Roumanie, comme ailleurs dans l’ex-Europe communiste, depuis vingt ans l’anticommunisme médiatico-spectaculaire ou académique est devenu le deus ex machina de tous ceux qui aspirent à entrer dans divers groupes s’auto-intitulant l’élite intellectuelle. Mais, au-delà, en Europe de l’Ouest, faire profession de foi anti-communiste comme le pratique depuis quelques décennies la « gauche » caviar, ressortit à ces simulacres propres à la postmodernité qui dans l’accomplissement du nihilisme généralisé renvoie à cet état post-idéologique et post-historique où il se trouve plus souvent plus de monde pour applaudir une quelconque troupe de braillards Pop-Rock que de manifestants pour s’opposer aux politiques d’austérité et de paupérisation imposées par les grands maîtres du capital.

 

Depuis un quart de siècle, l'anticommunisme de la « gauche » et de la droite ouvre les portes des carrières bien rémunérées d’enseignants, de chercheurs ou de journalistes, favorise l’attribution de bourses étrangères ou de financements européens, entraîne des invitations à toutes sortes de colloques et de congrès où les officiants, installés dans les salles de conférence d’hôtels de grand luxe, répètent, ad nauseam, les mêmes mots, les mêmes phrases, les mêmes arguments, en bref, tous les clichés archi usés sur le totalitarisme rouge, pour ensuite se vautrer dans la fange d’une compassion sinistre, masquant de fait une indifférence et une insensibilité au malheur réel des hommes soumis aux pouvoirs dictatoriaux, y compris à ceux de la dictature démocratique de l’exploitation capitaliste.

 

A preuve, il convient d’écouter avec attention le silence de ces bonnes âmes sur les conséquences humaines de la crise économique générale du présent !... Après les grand-messes occidentales anticommunistes des années 1970-1990, guerre froide oblige, nous avons assisté à l’Est à la mise en place des chœurs des pleureuses officielles qui, à intervalles réguliers, ressassent ce que tout le monde sait de très longue date, à savoir que le régime communiste, forme nouvelle à l’aube du XXe siècle du possible du politico-économique de la modernité, a trouvé son point d’Archimède (la possibilité d’une praxis) dans les mutations d’une extrême violence propres aux guerres mondiales du XXe siècle. Aussi, banalement, son installation (plus ou moins longue selon la force ou la faiblesse des anciennes classes dominantes) a-t-elle été marquée par une série d’actions politiques d’une grande cruauté, justifiées et articulées autour de sa conception fondamentale du déterminisme historique et de ses implications immédiates pour la sociologie politico-économique qui en découle : la lutte de classes. Or, un discours répétitif composé de lieux communs, de poncifs et de banalités présentés comme autant d’analyses originales peut-il, sans risquer de ridiculiser à jamais leurs auteurs, déplorer et ressasser ad infinitum les mêmes lamentations ?

 

La violence, accoucheuse de l'histoire

Que je sache, la violence est inscrite au cœur même des destins mythiques et historiques des sociétés humaines réelles, de toutes les sociétés humaines, des plus humblement primitives aux plus scientifiquement complexes. Et ce destin a peu à voir avec les cités idéalisées, bâties sur les sables mouvants de la métaphysique dont la rigueur de l’argumentation n’est autre que la logique des propositions grammaticales. A preuve, l’échec total, interprétatif et pratique, du kantisme politique pour une « Paix perpétuelle », lequel renvoie bien plus à la défense de la propriété privée par la transcendantalisation des lois constitutionnelles qui la garantissent.

 

Certes, le discours marxiste en tant qu’héritier des Lumières, avait lui aussi comme ligne de mire une société idéale, celle qui serait organisée par la fin l’exploitation de classe, c’est-à-dire par la réalisation de la fin de la nécessité. Rien de cela n’arriva car c’était d’une part sous-estimer économiquement et politiquement l’inventivité du capitalisme, sa capacité de renouvellement des diverses formes possibles d’exploitation (en particulier avec le déploiement d’une consommation massive grâce au piège du crédit, ce qu’un commentateur roumain nomme non sans humour le « Goulag glamour ») et, d’autre part, il convient de rappeler l’omission (ou l’impuissance !) de Marx et de ses successeurs directs (allemands et russes) d’élaborer une critique de la techno-science en tant qu’ultime bastion de l’espoir messianique d’une société sécularisée. C’est même l’inverse qu’ils développèrent !

 

Certes la religion fut l’opium du peuple, certes l’idéalisme platonicien et allemand ratiocinent le beau, le bon et le vrai avec des concepts déliés de toutes relations au réel, certes la philosophie ne fait qu’interpréter le monde, alors qu’elle devrait s’atteler sans cesse à le changer (primauté de la théorie de la praxis sur la théorie de la théorie), mais tout cela ne dit rien des contraintes immanentes et des « valeurs » transcendantes qui permettent au capitalisme industriel et financier de se déployer toujours plus intensément comme incarnation de la métaphysique dans sa phase ultime, la techno-science, se manifestant en tant que nouvelle physis dans le monde réduit non seulement aux choses produites (voir Marx, Heidegger, Granel), mais aux choses consommées en masse (voir Adorno, Benjamin, Baudrillard, Debord). Ce n’est donc pas en mettant en scène la déploration des terribles affaires humaines, si fatales soient-elles, que l’on peut espérer entendre quelque chose aux pratiques mortifères des hommes. Car, si la déploration entraînait l’interprétation, ce serait en définitive très facile de savoir pourquoi « Zeus aveugle celui qu’il veut perdre ». Pour se faire, il convient, comme nous l’enjoignait Spinoza, de ne pas pleurer, de ne pas rire, mais de comprendre, c’est-à-dire de s’adonner à cet exercice hautement difficile d’une part et très périlleux de l’autre, l’exercice de la pensée.

 

Comprendre le pourquoi d'une amnésie voulue

Ici, aux rives de l’Ister, tous les petits bavards (il y a aussi beaucoup de petites bavardes !) de l’anticommunisme oublient que la plupart d’entre eux ont des parents ou des grands-parents qui ont encore passé leur première jeunesse au cul des vaches, et que c’est justement la violence de la première phase du communisme qui, en élimant massivement des hommes détenant des poste de pouvoir et en en créant de nouveaux, permit l’ouverture d’une promotion sociale ascendante sans précédent parmi les paysans du Danube…

 

Comme l’écrivait jadis l’historien Marc Bloch en observant le comportement des Français après la défaite de 1940 : « Les hommes sont plus près de leur temps que de leurs pères ». Appelons cela adaptation, veulerie ou arrivisme propre à l’humain, chacun l’énoncera comme il l’entend. Le fait sociologique est là, bien là, l’écrasante majorité des élites intellectuelles et politiques roumaines du présent sont des enfants de paysans devenus en une dizaine d’années d’étude des cadres, voire les cadres supérieurs du régime communiste. Je pourrais être très méchant et préciser que ce n’est pas parce que leurs filles portent des robes de chez Zara et leurs garçons des costumes de chez Gucci qu’ils sont pour autant devenus des bourgeois au sens plein du terme, dans le meilleur des cas ils n’en sont que de pâles copies… Semblables aux pelouses d’Oxford et de Cambridge qui ont nécessité cinq siècles de travail quotidien pour posséder cette épaisseur, ce moelleux capable de résister aux semelles des chaussures les plus rigides et de se montrer si accueillantes au moment de la sieste, on ne fabrique pas des bourgeois (pour le meilleur et souvent pour le pire) en un clin d’œil ! Nombre de romans de Balzac nous l’enseigne si on sait les lire comme il se doit (Le Père Goriot, Les Illusions perdues, Grandeur et misère des courtisanes).

 

Bref, tous ces parvenus faisant maintenant profession de foi d’anticommunisme, outre servir leurs maîtres en bons valets fripons qu’ils sont, jouent un rôle cardinal dans le travail de l’amnésie nationale. Ils sont là pour faire oublier qui furent leurs pères, en d’autres mots quel était l’état de la société d’où ils viennent et comment furent obtenues ses transformations sous l’égide des communistes. Ceux-là présentent le passé des années 1930 comme si les communistes avaient détruit une sorte de « paradis » où régnaient l’harmonie sociale et le bien-être déjà troublés par les agissements d’une gauche communiste clandestine insupportable. Car tout ce bruit, tout ce vacarme, toutes ces clameurs, ces vociférations n’occupent l’espace sonore que pour créer l’amnésie de la réalité de la société roumaine de l’Entre-deux-guerres.

 

Ces braves chantres du capitalisme hyperlibéral mâtinés de la rhétorique convenue sur la démocratie selon les clichés du nouveau comité central bruxellois, oublient tout bonnement l’état lamentable des campagnes roumaines des années 1930-1940, (soit 80% de la population).1 Pour leur permettre d’ôter leurs œillères, je les renvoie aux livraisons de la revue Sociologia româneascà et aux diverses observations qui y sont consignées par les équipes de recherche mises en place par Dimitri Gusti et dirigées par Henri Stahl. On leur rappellera encore les vitupérations du jeune Cioran, les critiques sévères d’Argetoianu et de Mihail Manoilescu sur les mœurs délétères des élites, et les textes plus tardifs d’historiens comme Vlad Georgescu ou Florin Cosntantiniu2, au fil de toutes ces pages de jadis et naguère ont découvre une étrange ressemblance entre la corruption et l’incompétence des élites de l’Entre-deux-guerres et une majorité du personnel politique et des intellectuels publics postcommunistes (« Boierii mintii ») opérant dans notre présent.

 

Questionnement radical ou reconstruction idéaliste ?

Donc non point « beaucoup de bruit pour rien », mais beaucoup de bruit pour oublier, pour oublier simultanément en idéalisant le passé anté-communiste misérable (malgré quelques réalisations tangibles) et noircir, au-delà de sa rude réalité, le passé communiste, ses réels progrès techno-économiques, sanitaires et d’enseignement, souvent payés d’un prix humain fort lourd. Or ce n’est assurément pas en reconstruisant un idéalisme de rêve positif ou négatif que l’on peut comprendre la raison (fût-elle déraison !) qui pousse les hommes à penser dans telle ou telle direction puis à soumettre leurs choix ultimes à l’épreuve de leur réalisation avec, souvent, le coût énorme qu’elle engendre. Ceci étant affirmé à l’égard du communisme, je rappellerai au lecteur que la modernité comme telle se caractérise par des destructions matérielles et sociales gigantesques. L’état de notre présent en est la preuve quotidienne : disparition de sociétés en tant que civilisations et cultures, cinq siècles de colonisation intense ont eu des effets délétères, n’en déplaise à ceux pour qui le monde se résume à quelques capitales occidentales ; destructions irrémédiables de patrimoine (villes rasées, bombardées, systématisées, sans cesse reconstruites sur les ruines de l’antérieur) ; dévastation irréversibles des conditions naturelles de la vie, ravages écologiques de l’industrialisation fondés sur la base d’une croissance productive et du profit sans fin envisageable.3

 

Echapper à la vérole de la pensée lorsqu’il s’agit d’examiner le communisme exige un questionnement radical comme le philosophe Jacobs Taubes (professeur de judaïsme et d’herméneutique à l’Université libre de Berlin) l’avait naguère mis au travail à propos de Carl Schmitt, de Martin Heidegger et du nazisme. Sa formulation ne s’énonçait pas avec les erreurs factuelles patentes et les imbécilités moralistes d’un Farias et d’un Faye (pour Heidegger) ou d’un Zarka (pour Schmitt), mais animée par un questionnement en effet radical : comment deux des trois meilleurs penseurs du XXe siècle, peut-être les plus radicaux et les plus profonds, (il ajoute toujours Walter Benjamin, communiste et grand admirateur de Schmitt), ont-ils pu accorder quelques temps leur confiance à une forme politique au bout du compte vulgairement démagogique et populacière ? Que trouvaient-ils dans les visées politiques profondes du mouvement, au-delà de sa soupe politicienne et de ses clichés les plus vulgairement racistes, qui puisse appeler l’espoir de rédemption de la nation allemande et au-delà, de toute l’Europe ?

 

Taubes répond longuement à cette question dans deux petits ouvrages essentiellement consacrés à Carl Schmitt4. Quant à Heidegger, le lecteur curieux d’autres approches que les ordures crachées par Farias ou Faye, trouvera matière à réfléchir en abordant la remarquable synthèse critique du rapport de Heidegger au nazisme au moment du Rectorat (1933) dans un texte fondamental de Gérard Granel paru en roumain chez Idea, « Despre universitatea », où se trouve le commentaire du célèbre « Discours du Rectorat » (« Die Selbsbehauptung des Deutschen Universität »), ainsi que sur le site de lapenseelibre.fr, le texte de Maximilien Lehugeur, « Martin Heidegger, objet politique non-identifié » (n°. 4, avril-mai 2004).

 

Reprenons donc ce mode de questionnement pour ce qui concerne le communisme. Pourquoi des esprits aussi raffinés, subtils, éduqués (Gebildet) que Walter Benjamin, Berthold Brecht, Lukács, Sartre à sa manière, un poète et un romancier comme Aragon, un peintre comme Picasso ont-ils, à un moment ou à un autre, parfois tout au long de leur vie, accordé leur confiance, confié leurs espoirs, offert leur intelligence à la critique radicale du capitalisme et mis leurs actions au service de la lutte communiste ? Qu’y avait-il dans ces discours, dans ces pratiques politiques et culturelles qui appela leur confiance dans un futur meilleur, dans un futur où enfin serait respecté l’homme en tant qu’individu et en tant qu’être social inscrit dans un socius enfin échappé de l’état d’« homo homini lupus », d’un socius pacifié où la fraternité et l’entraide eussent vaincu l’envie et la convoitise permanentes ? Car là est le problème… qui ne se peut réduire aux débats universitaires d’une bonne ou d’une moins bonne lecture de Marx et de Lénine : en dernière instance, il s’agit de construire réellement une nouvelle société devenue fraternelle.

 

Pourquoi le communisme tenta-t-il les esprits audacieux ?

Foin d’anachronismes… revenons à la fin de la Première Guerre mondiale, à la crise de l’Entre-deux-guerres, à la Seconde Guerre plus encore meurtrière… Ne fallait-il pas tenter autre chose que ce qu’avaient réalisé les démocraties bourgeoises si bien policées qu’elles exterminaient leurs soldats-citoyens dans l’apothéose de la technique triomphante, qu’elles anéantissaient des générations entières de jeunes gens dans les Orages d’acierGestalt) : le travailleur en sa totalité, Der Arbeiter toujours selon Ernst Jünger ? A l’époque, le nazisme et le communisme orthodoxe non seulement étaient en concurrence directe, mais avaient de la concurrence, tant les nationaux-bolcheviques allemands, l’ultra gauche allemande et italienne, que les dissidents du PCF imaginant encore un renouveau du syndicalisme révolutionnaire… si bien décrits par Ernst Jünger, et soumettaient la société en sa totalité à la militarisation comme forme (

 

Bref, face à la faillite des régimes bourgeois, face à l’énorme mutation de la société révélée par les effets socio-psychologiques inouïs et impensés engendrés par la production industrielle de masse (parfait exemple de l’être-pour-la-mort-accélérée !), tous voulaient, en leur guise, un monde meilleur, y compris, énigme insondable de l’âme humaine, au prix de meurtres de masse. Dans la tourmente de l’histoire, dans le changement funeste d’un cycle historique, les hommes pensent que le dieu du bonheur terrestre est une présence immédiate, et qu’au bout du compte il saura reconnaître les siens ! Voilà qui n’était pas une aberration de l’esprit quoiqu’en disent aujourd’hui les ignorants qui s’appliquent à pratiquer l’anachronisme permanent propre au postmoderne, c’est-à-dire qui ne pensent le monde que dans le champ d’un éternel présent sans passé, et donc sans futur différent (a-topique)… Pour ceux qui vécurent plus de quatre années de massacres sur tous les fronts, au sortir de la Première Guerre mondiale totalement industrielle, vouloir la fin des boucheries, cela ne représentait pas, loin s’en faut, un bric-à-brac d’illusions sordides.

 

Mais, vouloir le bonheur en déclenchant la violence apocalyptique, ouvre souvent des résultats inédits pour les promoteurs de l’agir. Le nazisme succomba en raison de sa conception totalement métaphysique de la guerre, illustrant jusqu’à la caricature un entêtement mêlant obéissance et vanité propre aux Allemands et que dénonçait déjà Kant dans son Anthropologie. Le communisme est-européen succomba à son tour ayant, avec le temps de l’hyper technique, produit en son sein les groupes socio-économiques qui ne croyaient plus en ses idéaux car ils en connaissaient ou en devinaient les vices programmatiques, préférant des coups d’État pacifiques vers le capitalisme (sauf en Roumanie) et le vol massif de la propriété publique comme capital initial de la nouvelle élite, plutôt qu’une renégociation et une réactualisation globales du système afin de faire face aux nouveaux défis technoscientifiques du monde. Il se peut qu’une telle remise à jour se révélât impossible au regard des nouveaux modes de penser le monde qui avaient pénétré l’Est bien avant son effondrement (feuilletons, Jeans, Pop-Rock et cigarettes étasuniennes, en bref, le « rêve américain ») ! Voilà, me semble-t-il, l’analyse la plus élémentaire que l’on puisse faire de ce tournant de notre histoire hyper moderne, de ce « Court XXe siècle » pour reprendre la formule d’Hobsbawm.

 

Donc la question se pose présentement : pourquoi analyser la période communiste en terme de mémoire vengeresse et de procédures d’avocats ? Pourquoi mettre en œuvre un discours anticommuniste quand le régime en tant que tel a disparu, quand les cadres qui le servaient avec obéissance sont aujourd’hui les anciennes-nouvelles élites (ciocoi noi) de l’économie et de la politique ? Quelle est donc la fonction de ces discours, de ces institutions qui se comportent comme des Don Quichotte et luttent contre des moulins à vent puisque ce communisme-là comme système de pouvoir n’existe plus ? Plus précisément, que dissimulent-ils ces discours incendiaires sous l’abondance d’un verbiage si répétitif qu’il en devient presque obscène (cf., en Roumanie les textes quasi surréalistes de Tismaneanu ou de son laquais Mihaies appelant à une croisade anticommuniste !). Pour être plus précis je formulerai la question de cette manière : Quelles sont les urgences de notre présent que l’anticommunisme spectaculaire oblitère et qu’il conviendrait de penser dans leur généalogie pour en comprendre le devenir des possibles ?

 

Les problèmes éludés du présent

Quelles sont, de fait, les lancinantes interrogations de nos contemporains, hommes politiques, managers du grand business ou syndicalistes ? De quoi débat-on au G.20 ? Qu’est-ce qui, hormis le sport spectacle, occupe ondes de radio et canaux de TV, journaux et revues sérieuses ? Est-ce le danger communiste ? Certes non ! L’obsession du moment et qui dure et qui dure, c’est la réduction du niveau de vie des salariés et des retraités en raison de la crise économique dans l’ensemble du monde occidental et la situation explosive du Moyen-Orient. Or, que je sache, cette crise économique n’est pas due aux communistes, pas plus que la poudrière du Moyen-Orient. Bien au contraire, par la volonté des élites du communisme réel, la chute par implosion du système communiste tardif a apporté une bouffée d’oxygène au capitalisme : de nouveaux marchés, de nouvelles délocalisations, des avantages fiscaux énormes, une main-d’œuvre qualifiée, bon marché, à la fois surplace et émigrée, le développement du crédit régi par des lois beaucoup moins contraignantes qu’en Europe occidentale.

 

Pendant dix-huit ans l’Europe de l’Est, plus la Chine, ont permis à l’économie occidentale de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit tout en mettant en œuvre, par l’intermédiaire de l’intégration à l’Union européenne, un contrôle des peuples et des institutions tout aussi contraignant que celui de l’URSS pendant la période stalinienne. Pour certains analystes, non marqués par les idées communistes, les normes imposées par Bruxelles, que ce soit dans les domaines économiques, pédagogiques, culturels ou de la recherche scientifique (en particulier dans les humanités), sont non seulement aussi contraignantes, mais souvent bien plus stupides ou arrogantes, bien plus ignorantes des spécificités locales que naguère les volontés du Bureau politique du PCUS.5

 

Dès lors que le communisme réel européen, celui qui s’est déployé en plusieurs phases souvent contradictoires entre 1948 et 1989 dans le glacis soviétique (entre 1917 et 1991 en URSS), n’appartient plus qu’au domaine de l’analyse historique, pourquoi tant de tentatives de chasses aux sorcières déployées ici et là à l’encontre d’un ennemi imaginaire ?6 Contre quoi et qui s’élèvent les peuples d’Europe aujourd’hui ? Contre le FMI, la BCE, l’avidité des banques privées, le cynisme des entreprises multinationales, les contradictions de Trichet, les singeries d’un Barroso7, les discours arrogants et insultant de la Chancelière allemande (le seul des dirigeants d’Europe occidentale à avoir fait ses classes dans les très bonnes écoles du Parti communiste d’Allemagne de l’Est ! Aussi sait-elle parler au peuple avec cet ineffable humour dont était déjà doté Honecker !).

 

Créer la suspicion anticommuniste pour interdire la pensée

Il faut donc s’en remettre au simple bon sens, l’anticommunisme du présent a deux fonctions essentielles, la première que j’ai amorcée au début de ce texte, l’oubli de la réalité de l’Entre-deux-guerres et, plus largement analysée dans les deux ouvrages susmentionnés, la création d’une atmosphère de suspicion propre à interdire toute pensée approfondie sur les choix communistes pendant la longue crise du « Court XXe siècle » qui s’étend d’Août 1914 à la capitulation du Japon en Août 1945. En effet, une analyse de ces choix pourrait suggérer qu’il demeure encore quelque chose de positif dans le moment communiste de l’Europe qui eût pu être amélioré, modifié ou transformé en conservant son esprit initial de pacification des rapports économiques !

 

C’est l’idée qui court tout au long de l’excellent essai d’Alexandru Polgár dans Genealogii ale postcomunismului (« Restul comunismului », pp. 29-48). Les instituts de la mémoire des crimes du communisme à l'Est détiennent cette fonction essentielle, focaliser la pensée sur les morts, sur les crimes du communisme, oubliant d’une part les pertes dues à la véritable lutte de classe qui ne se peut réduire jamais aux discours adornés des séminaires universitaires, mais qui se tient toujours dans des combats meurtriers, et last but not least, oblitérer les crimes du capitalisme… Lesquels se sont commis très nombreux pendant de longs siècles à commencer par l’extermination des Amérindiens et le commerce des esclaves (avec la bénédiction de l’Eglise catholique, apostolique et romaine et celle de ses sœurs ennemies, les Eglises réformées !) et finissant momentanément aujourd’hui sur les champs de bataille de l’Afghanistan et de Gaza.

 

Mais ce n’est pas tout… L’anticommunisme qui fleurit dans les milieux universitaires, parmi les intellectuels de toutes sortes, les médias et une majorité de la classe politique, sert de liant à une classe de parasites de l’État chargés de maintenir une sorte de contrôle idéologique sur les établissements et les institutions chargées d’assurer la propagande des jugements officiels politiquement et historiquement corrects, et, par la même occasion, de faire taire toute voix dissidente, fût-elle des plus modérée. Reconnaître sans fard l’installation plus ou moins violente du communisme est chose légitime, encore faut-il la replacer dans le contexte de l’hyper violence de la Première Guerre mondiale, au cœur des ravages de la crise économique des années 1930 et au centre de l’apocalypse de la Seconde Guerre mondiale. Ecarter cette approche, c’est maquiller l’histoire, c’est-à-dire obscurcir la politique avec des considérations moralistes à deux sous. Or, précisément, l’anticommunisme est ce maquillage-là dont le seul but demeure, au bout du compte d’exonérer les élites dirigeantes de l’Entre-deux-guerres de leurs responsabilités écrasantes dans l’installation du fascisme et du nazisme. Car ce sont pas les singeries d’un Patapievici, d’un Mihaies, d’un Liiceanu ou pis, la rouerie d’un Tismaneanu (qui devrait faire travailler sa mémoire et savoir, par expérience familiale, ce que signifie fascisme et nazisme en Europe orientale), ce ne sont donc pas leurs pitreries ridicules ni celles des jeunes laquais avides de promotion qu’ils emploient pour leurs basses besognes qui, au bout compte, nous ferons oublier ces temps d’apocalypse…

 

Nous savons, tous savent que les révolutions, quelles qu’elles soient, bourgeoises jadis, communiste naguère, plus récemment nationalistes, comportent leur énorme fardeau de misère et de crimes, mais jamais, ô grand jamais, la déploration, surtout la déploration intéressée, ne s’est identifiée au labeur de la pensée, au contraire elle n’a de cesse que de l’asservir aux intérêts des puissants du moment. En effet, servir le pouvoir n’a jamais été le service de la pensée, mais celui de la police (Platon à Syracuse, Heidegger à Fribourg en firent la cruelle expérience). Car penser c’est précisément énoncer, sans autre raison pratique immédiate que l’énonciation elle-même, ce que le pouvoir ne veut jamais entendre : la vérité.

 

* Professeur invité à l'Université des beaux-arts de Bucarest.

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Notes :

1 Des conversations privées avec mes étudiants, avec des paysans, avec des ouvriers mis au chômage après 1990, m’ont, la plupart du temps, confirmé ces remarques.

2 Cf., Bogdan Murgescu, România si Europa. Acumularea decalajelor economice (1500-2010), Polirom, Iasi, 2010, pp. 268-269 et p. 269 la note 253.

3 Dans leur précipitation propagandiste anticommuniste tous les politruks du libéralisme avaient dénoncé les ravages réels causés par l’industrialisation insouciante de l’environnement des Soviétiques, asséchant des cours d’eau et des mers intérieures, désertifiant des surfaces de steppes, polluant les sols de déchets industriels, etc… Pourquoi, ces  « braves gens » ne manifestent-ils pas leur indignation devant ce qui semble devenir la plus grande catastrophe écologique des temps modernes (avec Tchernobyl), l’explosion de la plateforme d’extraction pétrolière de la BP dans le Golfe du Mexique en face de la Louisiane et la véritable inondation de brut qui est en train de recouvrir toute la région jusqu’en Floride, ravageant tous les espaces sauvages, dont les célèbres marais des Bayous, et bientôt les récifs coralliens !

4 Jacob Taubes, Carl Schmitt. Gegenstrebige Fügung, et Die Politische Theologie des Paulus, 1993, où il y a aussi des extraits d’Ad Carl Schmitt dont la conférence de 1952 « Carl Schmitt, un penseur apocalyptique de la contre-révolution », on en trouvera une excellente traduction française au Seuil, Paris, 1999.

5 Voir à ce sujet les ravages pédagogiques et culturels engendrés par l’organisation de l’enseignement universitaire selon les accords de Bologne. Le seul résultat tangible de ces accords c’est une intensification du tourisme universitaire qui n’a rien à voir avec les voyages initiatiques de l’âge d’or des universités catholiques médiévales.

6 A ce sujet voir les deux ouvrages de fond concernant la Roumanie, mais en fait valables pour d’autres pays de l’ancien glacis soviétique, Genealogii ale postcomunismuliu, Idea, Cluj, 2009, et Iluzia anticomunismului, Cartier, Chisinau, 2008.

7 Ne parlons pas du Pinocchio nommé à la présidence de l’UE ainsi que de la soi-disant ministresse des Affaires étrangères dont on se demande si véritablement elle existe. Ne parlons pas non plus de la masse des fonctionnaires aussi inconsistants que grassement payés… Il suffit d’observer ceux qui représentent l’UE en Roumanie et comment la délégation fonctionne pour mesurer l’absurdité de l’entreprise et la nullité de ces bureaucrates.

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