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  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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17 avril 2021 6 17 /04 /avril /2021 21:46

Avec la multiplication des crises, économiques, sociales, politiques, sanitaires, etc. un climat de peur généralisé s’est répandu et nombreux sont ceux qui posent la question si ces phénomènes sont fortuits ou planifiés. D’autant plus qu’ils aboutissent à la limitation grandissante des libertés publiques qui fait ressembler de plus en plus les Etats occidentaux à des dictatures non assumées. Ce à quoi un esprit rationnel doit tenter de répondre en prenant le recul nécessaire pour démêler les processus de développement spontané du capitalisme, les réactions de la nature face au développement de ce système et les tentatives de se servir de ces évolutions pour garder le contrôle des populations dans un système à bout de souffle. Ce sur quoi réfléchit l’auteur de cet article qui sera immédiatement suivi d’un second numéro.

La Rédaction

 

 

DE LA PEUR :

 

Pour en finir avec les peurs du siècle

-

Avril 2021

 

 

Pierre Lenormand*

 

En ce mois de mars 2021, nos contemporains sont partagés entre trois attitudes :

 

- Ils sont d’abord dominés par les inquiétudes, les angoisses, et tout particulièrement celles liées à la ‘pandémie’. Chez une partie d’entre eux, les réactions émotionnelles, pouvant aller jusqu’à la peur panique, ont pris la place des comportements rationnels. Oubliant les défenses collectives, serions-nous devenus un peuple ‘fatigué’, privé d’avenir et réduit à l’espoir de notre seul salut personnel ? La question est d’ailleurs gravement posée : « Doit-on avoir peur ?»

 

- La généralisation de ces peurs de masse s’accompagne d’une acceptation des mesures liberticides qui se sont multipliées et aggravées depuis vingt ans, laissant la plupart de nos contemporains sans ressort face à l’avalanche des régressions sociales. Les luttes sociales sont pourtant multiples, mais de manière isolée, fragmentaire, et reléguées à l’arrière-plan par nos médias. Et d’aucuns s’interrogent : « Pourquoi sommes-nous si soumis »?

 

- Nous sommes pourtant de plus en plus circonspects et même fiants envers le pouvoir politique et le système social qui le sous-tend, et sceptiques devant des mesures qui ne convainquent guère : mais nous n’osons trop souvent nous y opposer, tant nos gouvernants convoquent sans cesse ’la science’ et ‘les scientifiques’ sélectionnés à l’appui des décisions qu’ils prennent. Les vérités ‘officielles’ qui nous sont imposées sans débat sont déterminées par des influences extérieures à la recherche du vrai, jusqu’à mettre en doute la validité même et la capacité explicative de la science. Comment, et à quelles conditions, revenir à la raison »?

 

Aux côtés des résistances sociales qui perdurent, une nouvelle exigence se dessine, celle de nouveaux combats populaires, proprement politiques. Un vrai sursaut pourrait survenir. Mais ne faut-il pas pour cela sortir de la peur ?

 

 

I. DEREGLEMENT CLIMATIQUE ET PANDEMIE, NOUVELLES PEURS DU SIECLE ?

 

Depuis trois décennies les campagnes alertant contre le réchauffement climatique multiplient des messages inquiétants : températures toujours plus élevées, catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes et graves, niveau de la mer toujours plus haut, fonte accélérée des banquises et des glaciers : ils reposent tous sur des observations réelles, dont les causes et l’ampleur ne font pas l’unanimité. Mais chaque année de nouvelles études viennent réaffirmer « l’urgence climatique » et raviver les inquiétudes qui lui sont liées. D’autres inquiétudes, concernant l’approvisionnement du monde en eau, sont reprises par les multinationales regroupées au sein du Conseil mondial de l’Eau, qui organise tous les trois ans depuis 1997, un Forum mondial de l’Eau. Les Objectifs du Millénaire pour le Développement, adoptés en 2000 à New York par 193 États membres de l'ONU alertent sur la raréfaction des ressources naturelles, dont l’eau et la biodiversité. Prenant la suite en 2015, les Accords de Paris viennent remettre le climat au premier plan des menaces qui pèsent sur la planète. C’est ‘l’Homme’ qui en est la cause, et chacun d’entre nous au travers des simples gestes de notre quotidien. Ce qui permet de faire oublier d’autres menaces, d’autres injustices et surtout de cacher les véritables responsables de tous les drames que nous vivons.

 

Cet alarmisme culpabilisateur ne fait qu’exacerber un contexte idéologique semeur d’inquiétudes vieux de plus d’un demi-siècle. Dès les années 60 le théologien protestant ‘libertaire’ Jacques Ellul et le prêtre catholique Ivan Illitch dénoncent la « société technicienne » comme l’inverse du progrès, et dans une vision anti-cartésienne du monde dénoncent les institutions et remettent en question l’idée même de croissance. Le rapport du Club de Rome ‘Halte à la Croissance’ est publié en 1972, précédant de peu le coup d’état de Pinochet, qui en 1973 installe au Chili la nouvelle phase ‘néolibérale’ du capitalisme. Les catastrophes de Seveso (1976) et Bhopal (1984), l’émission télévisée « Vive la crise » (1984) et l’accident nucléaire de Tchernobyl (1986) installent une ambiance durable de pessimisme et de renoncement aux conquêtes sociales, amplifiée par la dissolution de l’Union soviétique en 1991. Le Rapport Brundtland « notre Avenir à tous » (1987) puis la conférence de Rio (1992), laissant entrevoir avec le « développement durable » des lendemains moins inquiétants, ne sont qu’une rémission provisoire. Tout cela ressemble en fait à une sorte de néo-malthusianisme qui ne dit pas son nom et qu’on ne veut sans doute pas nous rappeler car nous savons que l’humanité a su dépasser au XIXe et au XXe siècles la désespérance malthusienne.

 

De nouveaux marchands de peurs

Avec le nouveau millénaire les ‘menaces’ se multiplient : percée du terrorisme, y compris dans les pays occidentaux avec la destruction des Twin Towers (2001), troisième rapport du Groupe d'Experts intergouvernemental sur l'Évolution du Climat (GIEC) prédisant un réchauffement climatique dramatique pour la planète. C’est aussi en 2001 qu’est publiée la traduction du livre « la société du risque » de l’allemand Ulrich Beck, immédiatement saluée par François Ewald, ex-maoïste, professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM), et Denis Kessler, économiste, universitaire et numéro 2 du Mouvement des Entreprises de France (MEDEF), tous les deux étant par ailleurs à la tête de compagnies d’assurances et de réassurances. Dans la société capitaliste, le ‘risque’ est, en effet, source de profit. L’ouvrage vient ainsi donner une légitimité scientifique et patronale à un concept qui serait désormais caractéristique de notre société contemporaine (1). Sur les traces d’Illitch et Ellul, devenus les inspirateurs durables des fractions radicales de l’écologie politique (2), c’est aussi au début des années 2000 que sont publiés les principaux textes développant en France les thèmes régressifs du « post-développement » et de la « décroissance » avec les deux ouvrages fondateurs de ce courant, ‘Décroissance ou barbarie de Paul Ariès (2005), et ‘Le pari de la décroissancede Serge Latouche (2006).

 

Ils s’accompagnent de la remise au goût du jour des vieilles angoisses millénaristes, au travers d’un nouveau courant de pensée apparu avec l’ouvrage de l’Étatsunien Jared Diamond Collapse (2008). C’est l’année d’une crise financière mondiale née de la spéculation immobilière. Tsunami et catastrophe nucléaire de Fukushima (2011) ravivent les inquiétudes. Les attentats djihadistes de 2015 à Paris exaspèrent les angoisses sécuritaires. Les ‘effondristes’ théorisent désormais la prochaine fin du monde, et célèbrent même parfois les vertus de la ‘catastrophe’(3). Ces collapsologues sont nombreux en France : le biologiste Pablo Servigne et le socio-écologiste Raphaël Stevens (Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, 2015). Le mathématicien Yves Cochet (4), ancien ministre de l’environnement de Jospin et ex-député européen, (« Devant l’effondrement, essai de collapsologie », 2019) prédit la chute de la civilisation industrielle d’ici 2030.

 

La crise des gilets jaunes vient donner pour certains d’entre eux de nouveaux arguments et un nouvel élan aux luttes ‘pour le climat’ qui sous le double slogan « fin du mois, fin du monde » s’efforcent d’associer cause sociale et cause écologique. Avec l’appui des multinationales conservationnistes de l’environnement, de nouvelles associations comme ‘Youth for Climate’, mouvement ‘citoyen’ initié par la jeune suédoise Greta Thunberg, relancent en Belgique et en France la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre avec les ‘Vendredis pour le climat’.

 

Covid-19, danger immédiat

C’est alors que l‘épidémie du SARS-CoV-2 partie de Chine atteint l’Europe en février 2020. Les chiffres toujours plus élevés des contaminations, de morts et de malades en réanimation font l’objet d’un matraquage quotidien, exacerbant le climat d’angoisse latent dans la population. Et même si les chiffres mériteraient d’être analysés de près, les 90 000 morts attribués en février 2021 à la covid-19 sont un puissant argument pour convaincre chacun d’entre nous de la gravité extrême de la pandémie. On passe ainsi des sourdes inquiétudes climatiques ou sécuritaires aux menaces immédiates du coronavirus, qui peut toucher nos proches et chacun d’entre nous. Et l’épidémie, loin de s’éteindre, s’étend, voire s’aggrave. Dans les familles, dans les discussions - virtuelles ou non - avec les amis, les voisins, c’est la pandémie qui impose son ordre du jour et envahit tout ce qui reste d’espace d’échanges.

 

Parachevant le tableau, les très réelles atteintes à la biodiversité alimentent enfin, outre les délires du survivalisme et du transhumanisme, de nouveaux thèmes régressifs autour de la ‘sixième extinction’, véhiculés par les nouveaux ‘activistes’ d’‘Extinction Rébellion‘ projetés au premier plan par les médias. Poussant le trait jusqu’au bout, l’astrophysicien Aurélien Barrau annonce en 2021, « le monde est mort, et c’est une bonne nouvelle » (5). Fort de son statut scientifique et de l’aura qui l’entoure, il développe son propos, dans une tribune où la grandiloquence le dispute à l’hermétisme : «  (…) L’hypothèse ici considérée, la mort du monde donc, est tout sauf nihiliste. Si elle s’avérait exacte, elle autoriserait, au contraire, un réagencement du réel sans précédent. Et cela sans nécessiter de renversement politique ou économique organisé qui n’adviendront (sic) très certainement pas ». Vive la fin du monde.

 

Pendant la crise, en effet, les affaires continuent, ‘business as usual’, et suivant les tendances lourdes du capitalisme vieillissant : violences de la désindustrialisation, du chômage de masse, de la mise en concurrence des travailleurs et des territoires entre eux, explosion de la dette publique. Le Ministre de Affaires étrangères J.Y. Le Drian lui-même redoute que « le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire…». La pandémie et ses conséquences économiques servent en effet de motif supplémentaire aux fermetures d’entreprises, et à de nouvelles délocalisations (6).

 

L’actualité continue à livrer quotidiennement de nouveaux message anxiogènes : fin février, les médias nous annoncent qu’avec les nouveaux variants « les compteurs s’affolent » « l’épidémie flambe » à Nice, et à Dunkerque les élus évoquent une « semaine de la dernière chance ». Mi-mars, des reconfinements ‘territorialisés’ sont décidés, notamment en Ile de France, pour ménager des hôpitaux surchargés, où déprogrammations et transferts de patients covid ont repris. Et on prépare l’opinion à des mesures encore plus sévères.

 

Depuis de longues années, diagnostics pessimistes et prévisions alarmantes, amplifiés et mis en scène de manière dramatique par les médias et les pouvoirs publics, ont nourri une peur de masse qui a gagné une grande part de nos concitoyens. Effet de sidération qui entrave la prise de recul et la réflexion rationnelle nécessaire à la reprise en main de notre présent et de notre avenir. Et ceux qui malgré tout s’y risquent se heurtent alors à de multiples formes de répression, qui visent tout particulièrement le mouvement social.

 

 

II . ANGOISSES ET REPRESSIONS : LES POLITIQUES DE LA PEUR.

 

Aux racines des peurs : menaces, dangers, risques.

Les psychologues ont montré comment la peur pouvait être pour chacun d’entre nous un réflexe salutaire. Des formes actuelles plus insidieuses se sont répandues, touchant au quotidien des personnes et des familles, alimentaires et sanitaires notamment. Elles participent désormais d’une peur de masse, liée au fait que nous serions en effet rentrés dans une société de l’incertitude, un monde de menaces, identifiées comme autant de dangers, qui quantifiés statistiquement sont promus comme des risques, monnayables car assurables

 

La théorie du risque a explicitement inspiré le petit ouvrage intitulé « Doit-on avoir peur ? » (Editions du 1 - Philippe Rey, 2021) rassemblant sous la direction d’Eric Fottorino une vingtaine de contributions portant sur les cinq risques retenus : sanitaire, alimentaire, nucléaire et industriel, sécuritaire et terroriste. Curieusement les grands accidents chimiques (AZF, Lubrizol, Beyrouth) ne sont qu’évoqués en passant. On remarquera que les risques liées aux catastrophes naturelles - ne relevant pas de systèmes marchands d’assurances - ne sont pas pris en compte. Une place importante est faite à l’épidémie de coronavirus, considérée il est vrai comme une crise à la fois sanitaire et économique, largement déterminée par notre ‘société industrielle’. Mais bizarrement, le risque climatique n’a pas été retenu non plus (7).

 

Quelle réponse ? La plupart des contributions écrites de 2015 à 2021 ne répondent pas vraiment à la question posée. Mais Jean-Pierre Dupuy qui a enseigné la science politique à la prestigieuse université Stanford (au coeur de la Silicon Valley, Californie) part du ‘risque nucléaire et industriel’ (ici curieusement associés) et prend clairement position (‘La bombe nous protège parce qu’elle nous menace », page 43-48) : «Nous avons intérêt à ce qu’une voix dise la catastrophe ne va pas avoir lieu, et qu’une autre voix, même minoritaire, dise qu’elle va avoir lieu. Il faut cette voix pour que nous ayons peur ». L’équilibre de la terreur qui a marqué la guerre froide pourrait lui donner raison. Mais il va plus loin : même aujourd’hui, l’existence de l’arme atomique est utile, voire nécessaire : « Une dénucléarisation totale, comme le préconisent beaucoup d’Américains (?) ne serait pas une bonne solution (…) On n’alarme pas assez, c’est la question». Et l’introduction de Fottorino renvoie pour conclure au même Jean-Pierre Dupuy : « Oublier ou refuser d’avoir peur, c’est peut-être laisser au pire la possibilité d’advenir (…) Contrairement au dicton, la peur a peut-être le pouvoir d’écarter le danger. »

 

Ce thème de la peur ‘bonne conseillère’ n’est pas récent : le philosophe Gérard Bensussan rappelle en novembre 2020 les thèses du philosophe allemand Hans Jonas qui, dans ‘Le principe responsabilité (1979) « fait de la peur un guide pour l’action (…) hautement utile à la politique, car elle fonde et stimule la responsabilité sociale de ceux qui ont à décider. Il estime pour sa part que la peur esquisse une voie courageuse, un souci éthique et une inquiétude pour ceux qui viendront après nous ». (8)

 

Dans ce recueil, seul André Comte-Sponville dans sa contribution ‘il me parait urgent de résister à l’ordre sanitaire’ prend quelque distance avec cette sorte d’injonction à la peur. Appelant Montaigne à la rescousse (« ce dont j’ai le plus peur, c’est la peur ») il écrit en septembre 2020 : « c’est pourquoi notre époque me fait peur : elle est effrayante à force d’être effrayée… » Mais aucun des 18 contributeurs ne pose la question de l’utilisation, par ceux qui détiennent le pouvoir, des inquiétudes et des peurs chez nos concitoyens. Et pourtant ...

 

Effrayer pour régner :

Etats d’exception, états d’urgence sont les instruments classiques des ‘politiques de la peur’ à vrai dire fort anciennes, et propres aux diverses formes de tyrannies. Au début des années 2000, c’est le terrorisme, la peur qu’il inspire à la population, et plus encore sans doute aux gouvernants, qui les suscitent. Dans un article de la revue ‘Lignes’(2004/3, p.109-118) le philosophe Jean-Paul Dollé écrivait : « La politique de la peur repose sur un axiome : l’obéissance est d’autant plus facilement obtenue de la part des sujets que ceux-ci pensent pouvoir être débarrassés de leur peur par un pouvoir qui leur accorde protection à proportion de leur accord volontaire. C’est le secret de la servitude volontaire. Le prince est tout puissant de l’impuissance acceptée par tous … » Et il conclut : « Tel est le ressort de la politique de la peur. Plutôt vivre à genoux que mourir debout ! ».

 

Sept ans plus tard, Serge Quadruppani (9) en propose une définition : « celle qui, menée par la droite comme par la gauche, empile les lois liberticides, développe sans relâche les techniques de surveillance et les fichiers, et choisit de brandir toujours plus haut la menace ‘terroriste’. C’est celle qui, au nom du 11 septembre, s’en prend quotidiennement aux étrangers, aux jeunes, aux internautes, aux prostitués, aux chômeurs, aux autres, à tous les autres. (…) Pour les dirigeants politiques qui tentent vainement de gérer l’économie globale, la politique de la peur permet de compenser leur quasi-impuissance par un activisme répressif surmédiatisé ». De telles politiques « participent d’une stratégie globale décrétant (…) sous de multiples formes, un état de guerre permanent ». Mais à la différence de la guerre proprement dite « dont la durée est forcément limitée», cet état de guerre « peut se perpétuer de manière illimitée.» (Jean-Paul Dollé, ibid)

 

Ainsi toutes les inquiétudes, réelles ou supposées, sont instrumentalisées. La découverte de 480 contaminations par le virus Ebola en France et leur médiatisation ‘il va y avoir des morts !’ avait déjà inspiré à Francis Arzalier, en 2014 un billet intitulé ‘La France a peur’: « Cette grand-messe médiatique de l’effroi anesthésie une opinion mieux que le firent en d’autres temps Jéhovah, Jésus, Allah, ou leurs disciples. Le commun des mortels, désespéré par l’austérité, le chômage, et la destruction des industries, voit la réalité comme un spectacle indéchiffrable, irrationnel ».

 

Avec l’épidémie de coronavirus, on passe à une nouvelle étape, qu’analyse le psychologue et psychanalyste Francis Martens : « En fait, le coronavirus est l’allié objectif des systèmes de surveillance rapprochée, et de tous ceux qui en font joujou ou profession. (…) Technologiquement, tout est déjà en place - sans le moindre débat. La synergie aveugle du pouvoir financier et de l’emprise technologique règle la marche. La peur sert de catalyseur. Anesthésiés par le virus et par la crainte d’une mort fort déplaisante, au fil de « réunions de crise » et d’injonctions subséquentes, nous sommes - pour notre bien - prêt(e)s à tout accepter » (revue belge ‘Politique’, 11 août 2020, « La peur, cette mauvaise conseillère ! »)

 

A ceux qui me reprocheraient de donner la parole à des complotistes patentés, j’appellerai pour ma défense une personnalité a priori - et de ce point de vue - insoupçonnable, le secrétaire général de l’ONU, l’Espagnol Antonio Guterres. Dans une Adresse au Conseil des Droits de l’Homme, il a déclaré le 22 février 2021 : « Brandissant la pandémie comme prétexte, les autorités de certains pays ont pris des mesures de sécurité sévères et des mesures d’urgence pour réprimer les voix dissonantes, abolir les libertés les plus fondamentales, faire taire les médias indépendants ». On peut être sans illusion sur les ‘autorités’ qu’il vise sans les nommer, mais c’est dit.

 

Instrumentaliser les peurs : interdire, infantiliser, culpabiliser

Suite aux attentats terroristes du 13 novembre 2015, l’état d'urgence est décrété le 14, au nom duquel le préfet de police interdit de manifester à Paris (10). Il est prolongé de 2015 à 2017, et suivi de la loi de sécurité intérieure de juillet 2017 (11). L’« état d’urgence sanitaire » est institué par la loi du 23 mars 2020, prolongé à quatre reprises, et au moins jusqu’au 1er juin 2021. Les uns et les autres donnent aux préfets des pouvoirs renforcés. Les instruments législatifs restreignant les libertés publiques se sont ainsi multipliés, assortis d’interdictions et de sanctions.

 

Avec le covid-19, confinements et couvre-feux complètent l’arsenal, avec des instruments de contrôle inédits comme les diverses « attestations de déplacement dérogatoire. » prévoyant des pénalités en cas de non respect. S’appliquant à chacun d’entre nous, des mesures strictes comme les « gestes-barrières » sont imposées au nom de la distanciation dite ‘sociale’, assorties de 135 € amendes (12).

 

Face à la crise climatique, des ‘petits gestes’ quotidiens étaient et sont aussi vivement recommandés ‘pour sauver la planète’, sans pour autant revêtir de caractère obligatoire. Les effets du réchauffement climatique restent en effet une menace à moyen ou long terme, dont le caractère d’urgence n’apparaît pas immédiatement, au point d’imposer toute une bataille d’idées pour l’imposer dans les têtes. De leur côté, les accidents industriels, ou les attentats terroristes font partie des menaces, mais restent rares et touchent une proportion très faible de la population, pour laquelle ils apparaissent improbables. Mais avec la pandémie on passe à un niveau supérieur, à un double point de vue : la menace est immédiate (c’est aujourd’hui) et générale (c’est tout le monde).

 

On comprend ainsi comment elle plonge dans la terreur et tétanise des pans entiers de la population, et comment (pour des raisons objectives ?) elle justifie de la même façon la rigueur des mesures, incompréhensibles parfois, ou ridiculement tatillonnes. C’est que, nous explique-t-on en haut lieu, « nous sommes en guerre » !, ce qui suppose obéissance et soumission. Mais ce système d’interdits et d’obligations, assorti de punitions, est vécu par tous ceux, et ils sont nombreux, à souffrir de ce carcan réglementaire comme une entreprise d’infantilisation généralisée, de mieux en mieux analysée par des journalistes, des psychologues et des militants, qui sont de plus en plus nombreux à exiger : « cessez de nous traiter comme des enfants ! ».

 

Les mêmes interdits et les leçons de morale qui les accompagnent produisent un autre effet délétère. La dénonciation du « relâchement » et du « laisser aller ». Les jours de beau temps voient se multiplier les opérations de police sur le Canal Saint Martin, sur le quais des fleuves et sur les bord de mer. Dans les grands médias les passants sont mobilisés pour dénoncer les gestes et comportements « irresponsables », des jeunes notamment. Pour la fraction tétanisée de la population, chacun d’entre nous est en effet devenu le « porteur potentiel d’un virus littéralement « terroriste ». L’effet premier de cette image (…) créée et implantée dans les consciences (…) est d’installer la terreur ». Nous sommes tous devenus des coupables potentiels. A la culpabilisation personnelle ‘ne visitons pas nos anciens pour ne pas les contaminer’ s’ajoute une culpabilisation collective : « si vous ne vous protégez pas vous mettez en danger les autres ! » (13). Les pratiques de délation ont repris, les soignants sont fermement invités à se faire vacciner, et/ou menacés d’une vaccination obligatoire.

 

Infantilisation et culpabilisation détruisent ainsi sûrement la responsabilité individuelle et collective à laquelle pourtant les autorités scientifiques et politiques nous appellent sans cesse. Les uns et les autres nous expliquent que toutes ces mesures, aussi difficiles à supporter, aussi préjudiciables à la vie personnelle, à la vie sociale et à la vie économique soient-elles, sont décidées pour notre bien. Vu la défiance qu’elles inspirent, on ne s’étonnera pas que ces mesures - dont pourtant une part sans doute est justifiée - soient contestées, et mal appliquées. Mais il faut d’autant plus s’y conformer qu’elles reposent « sur la science et les scientifiques ». Et pourtant, devant la multiplicité des messages reçus, leurs contradictions et leurs incohérences, il est difficile de distinguer le vrai du faux. On n’échappera donc pas à une interrogation sur le fond….

 

(A suivre : Des sciences prises en otage ou s’ouvrant aux débats éclairés ?)

 

mars 2021

 

* Géographe, retraité, militant du ‘Collectif communiste Polex’ (cercle de réflexion sur la politique internationale) et de l’Association nationale des communistes.

 

NOTES :

 

(1) Dans le même recueil ‘doit-on avoir peur ?’ Jean-Paul Fressoz montre (‘à chaque drame, on affirme que rien ne sera comme avant’, pages 57-62) que la gestion des risques n’est pas une question nouvelle, et ne peut donc pas ‘caractériser’ notre époque. Pour autant, le recours à cette notion est à ranger parmi les opportunités dont se nourrit le néolibéralisme.

 

(2) Citons parmi les développements posthumes de leurs idées, la publication d’un « Manifeste convivialiste » en 2013, rejetant une modernité « de la démesure et de la globalisation ». Dans une nouvelle mouture, parue en 2020, on observera, parmi de fort estimables préconisations, l’absence totale de référence au capitalisme, et a fortiori de toute révolution, au profit « d’un ensemble de directions dans lesquelles il faut cheminer pour permettre l’instauration d’un monde post-libéral (…) du local au planétaire… ».

 

(3) La ‘catastrophe’, la ‘bifurcation’ et le ‘chaos’ sont aussi des notions utilisées en physique dans l’étude de la dynamique des systèmes, pouvant donner une sorte de label scientifique à ces écrits. On aura noté l’origine universitaire et scientifique de la plupart de ces marchands de peur, promus comme autant de vedettes médiatiques. Elle donne une légitimité, largement usurpée, mais mollement combattue, à leurs prophéties.

 

(4) Réfugié dans sa longère de la campagne rennaise avec ses chevaux et ses panneaux solaires, Yves Cochet a été longtemps président de « l’Institut Momentum » qui réfléchit aux sorties de « l’anthropocène ». Ce nouvel âge serait la période à partir de laquelle l'influence (néfaste) de l’être humain sur les écosystèmes serait devenue dominante. Elle commencerait pour les uns à la révolution industrielle, pour d’autres à la première explosion atomique. Certains la font remonter à la révolution agricole du néolithique, ce qui incriminerait 10 000 ans de l’histoire humaine, ce qui m’apparaît plus inquiétant. C’est pourquoi on peut lui préférer une autre dénomination, celle de « capitalocène » plus pertinente à mon sens.

 

(5) Notons pour l’anecdote qu’une clientèle branchée, végétarienne et végan, peut trouver dans ces prophéties un argument de vente : il y a plusieurs mois, s’est ouvert Avenue Victoria à Paris un restaurant dénommé « Dernier bar avant la fin du monde ».

 

(6) « On sent bien qu'on risque de nous la refaire à l'envers encore cette fois-ci… que les services publics à réparer et les métiers en ligne de front à valoriser passeront leur tour encore cette fois-ci… que le monde d'après pourrait bien être le monde d'avant… en pire. Mais d'où ça va venir ? D'abord clairement du marché du travail, comme en témoignait déjà l'invective de Geoffroy Roux de Bézieux trois semaines avant le dé-confinement : «Il faudra bien se poser tôt ou tard la question du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise économique et faciliter, en travaillant un peu plus, la création de croissance supplémentaire.» (Anne-Laure Delatte, économiste : « Le monde d’après : celui d’avant, en pire ? » (article paru dans « Libération », 18 mai 2020.)

 

(7) Dominique Bourg pourtant met la menace climatique au premier plan. Après avoir rappelé les 300 000 morts par covid initialement prédits en France par l’Imperial College, il poursuit : « les dangers sont infiniment plus grands avec le climat. (...) Nous aurons probablement atteint les 2° de plus en 2040, et à ce moment là plusieurs lieux sur terre deviendront littéralement inhabitables. (…) Notre civilisation vient de recevoir un avertissement » (p.18). De même, Noam Chomsky (Danger d'extinction, trad. Nicolas Calvé, Editions Ecosociété, Montréal, 2020) met aussi au premier plan d’un effondrement global «Changements climatiques et menace nucléaire».

 

(8) Comme le note Pascal Acot dans son petit et précieux ouvrage « L’écologie de la libération » (le Temps des Cerises, 139 pages, 2017), Hans Jonas a souligné à juste titre les responsabilités des générations actuelles. Mais il le fait dans une vision pessimiste du monde, qu’il oppose au « principe espérance » du philosophe marxiste Ernst Bloch. Celui-ci soulignait que « l'élaboration d'utopies est une fonction essentielle de la conscience humaine, par laquelle elle esquisse les traits d'un monde meilleur ».

 

(9) Quadruppani Serge : ‘La politique de la peur’ (Seuil, 2011)

 

(10) Ce que dénoncent plusieurs intellectuels français dont Serge Quadruppani toujours et Frédéric Lordon : « C’est une victoire pour Daech que d’avoir provoqué la mise sous tutelle sécuritaire de la population tout entière (…) S’il existe quelque chose comme une valeur française, c’est d’avoir refusé depuis au moins deux siècles de laisser la rue à l’armée ou à la police (...) nous n’acceptons pas que le gouvernement manipule la peur pour nous interdire de manifester ».

 

(11) La Loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) du 21 juillet 2017 fait suite à la loi sur la sécurité intérieure (LSI) adoptée sur proposition de Sarkozy en mars 2003, qui instituait de nouveaux délits et de nouvelle sanctions, visant notamment les « rassemblements menaçants ou interdits », les « gens du voyage » et les « squatteurs », et élargissait les possibilités de fichage.

 

(12) Sans oublier les fermetures des restaurants, bars, cinémas et théâtres et commerces ‘non essentiels’, des zones commerciales, et la mise en place de diverses « jauges » pour les établissements restés ouverts. Jusqu’aux recommandations insistantes à ne pas dépasser six convives pour le réveillon de Noël, désormais étendues aux rencontres en extérieur.

 

(13) Thomas Werden, « la culpabilisation collective, une arme idéologique absolue » (France-soir, tribune du 8 décembre 2020)

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