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  • : Le blog de la-Pensée-libre
  • : Philo-socio-anthropo-histoire. Revue en ligne éditée par une partie de l'ancienne rédaction de "La Pensée" exclue en 2004, élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
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  • Cette revue de Philo-socio-anthropo-histoire est éditée par une équipe de militants-chercheurs. Elle est ouverte à tout auteur développant une pensée critique sur la crise de civilisation du système capitaliste occidental.
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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 11:14

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Goerges Labica manie ici l'humour et l'ironie. Nos lecteurs ont remarqué que notre revue privilégie, indépendamment des styles et des opinions, les articles qui poussent à porter un regard critique sur nos sociétés engourdies dans la torpeur d’une crise de la pensée et de l’action. Parmi les victimes collatérales de l’affaissement intellectuel contemporain, l’humour, l’ironie et le style littéraire arrivent sans doute en première place. En plus de vivre dans la misère et la précarité envahissantes, il nous faut encore supporter l’ennui sans limites rabâché par de piètres sires. Si, à la veille de mai 1968, « la France s’ennuyait », celle des bons mots du « général », alors que dire aujourd’hui ? C’est donc avec un intérêt mêlé de joie que notre rédaction a reçu ce « conte » au style très « voltairien », qui laisse le champ ouvert à des possibles ou à des échecs, à des impasses ou à des perspectives. Il décrit ce que nous voyons tous, ici ou là, mais que peu osent encore percevoir dans sa logique « globale ». Ce « conte » est un appel à rompre avec tous les faiseurs d’illusions sans plus aucun talent, un appel à conquérir tous les pouvoirs sur ceux qui ne peuvent plus rien, sauf préserver leurs privilèges en poussant les uns contre les autres à coup de décervelage systématique et de fragmentation sociale organisée.                                                                  

La Rédaction

 

 

La supérette

-

 Hiver 2009

 

Par Georges Labica *

 

 

1. Jetés hors de chez eux par la crise des subprimes, quelques familles étasuniennes avaient décidé de s’associer, en mettant en commun les économies qui leur restaient. Après avoir examiné diverses hypothèses et réfléchi à divers projets, ils étaient tombés d’accord pour ouvrir une supérette, dans la petite ville, où ils avaient été contraints  de chercher refuge, après la perte de leur logement et pour certains, celle de leur emploi. Le modeste bâtiment, qu’ils avaient, en bonne partie, restauré eux-mêmes, se situait dans la périphérie, à proximité donc de cultures maraîchères. Ce qui leur avait permis, dès l’ouverture, d’offrir à l’achat des marchandises, essentiellement légumes et fruits, à un moindre coût, puisqu’ils n’avaient recours à aucun intermédiaire, grossiste ou transporteur. La clientèle ne se fit pas attendre et son nombre grossit rapidement. Ils purent, par conséquent, s’agrandir et diversifier leurs rayons, de la boucherie charcuterie aux conserves et aux produits de ménage, en passant par les condiments, les pâtes, le riz, etc. Ils avaient aussi un étal de fleurs. Ils assuraient eux-mêmes la marche de leur commerce. Hommes, femmes et même adolescents, en dehors des activités scolaires, s’étaient distribué les tâches. Les uns assuraient, avec leurs propres véhicules, l’approvisionnement direct, les autres les ventes, la maintenance, les relations avec les producteurs et la publicité. Ils avaient choisi de se mettre en autogestion. Ils s’étaient, pour ce faire, constitués en association de membres égaux. Leur assemblée prenait toutes les dispositions assurant le fonctionnement de la chaîne, un trésorier élu se voyant chargé de la comptabilité générale, des salaires, équivalents pour tous, et de la répartition des gains entre les familles.

 

Leur succès leur valut très vite les inévitables tentatives de grandes surfaces cherchant à prendre le contrôle de leur entreprise, soit sous la forme d’acquisition-fusion, soit sous la forme de gérance. Des banques, en dépit de la période de sécheresse des crédits, due à la crise, allèrent jusqu’à leur proposer des fonds, pour les aider à ouvrir des succursales, ou pour leur permettre de créer une société par actions. Leur notoriété prit toutefois une envergure plus considérable en parvenant jusqu’au sommet de l’Etat. Non seulement, ils reçurent des félicitations appuyées, mais ils furent donnés en exemple à toute la nation pour le courage dont ils avaient fait preuve dans l’adversité. Leur réussite, à elle seule, fournissait la preuve qu’il était possible à chacun de surmonter la crise, fût-ce grâce à des initiatives d’inspiration « socialisante », et que le « rêve américain » n’était pas mort. Nos « socialistes » quant à eux, ne se laissèrent ni émouvoir, ni, moins encore, acheter. Ils déclinèrent même l’invitation qui leur était faite de se rendre à Washington.

 

Tranquillement, sans éclat, ni forfanterie, ils firent école, ils « contaminèrent » comme ils disaient in aparté. D’une part, ils essaimèrent, en ouvrant en effet des succursales qui menaçaient, à leur tour les gros concurrents, et dont ils gardaient strictement le contrôle. D’autre part et surtout, c’est leur modèle qu’ils exportèrent. Les avantages économiques, pour l’offre comme pour la demande, du système autogestionnaire, firent des émules et s’étendirent à bien d’autres formes de commerce, de la mécanique à l’immobilier déliquescent et, peu à peu, à la gestion, au point que des services à caractère public et même des municipalités envisagèrent de l’adopter, nonobstant les difficultés et les résistances de plus en plus fortes, qu’ils rencontraient. Tant le désarroi et la méfiance envers le système, produits par l’ampleur de la crise, commençaient à travailler le soubassement social.

 

2. Quelques six mois auparavant, de singuliers faits divers avaient défrayé la chronique, passionné les médias et jeté le plus grand trouble dans les milieux  politiques. Banques et banquiers en avaient été les vedettes, à leur insu. Quelques cas apparurent significatifs.

 

Deux individus de belle tenue s’étaient présentés, une fin de matinée, à la banque X, et avaient demandé, avec des airs fort sérieux, à en rencontrer le fondé de pouvoir, pour une affaire de la plus haute importance. Une fois en sa présence, ils l’avaient contraint, sous la menace de leurs revolvers, de signer plusieurs gros virements à des comptes numérotés domiciliés à l’étranger. Ils l’avaient assuré qu’en cas d’appel à la police ou de non exécution, dans les deux jours, lui-même et sa famille s’exposeraient aux plus grands dangers. L’opération ayant été accomplie, la presse fut informée et rapporta l’événement, avec, comme à son habitude, force détails de son cru. La police dut, dans un temps assez bref, convenir de l’échec de l’enquête qu’elle avait ouverte concernant les détenteurs des comptes ainsi alimentés.

 

Presque au même moment, le directeur d’un Hedge Fund, dont le siège, véritable bastion électronique, occupait une immense villa dans la banlieue de X, fut kidnappé dans des conditions ténébreuses. Il aurait été enlevé à sa sortie d’une boîte de nuit privée, après avoir congédié ses gardes du corps. La rançon exigée, de plusieurs millions de dollars, devait être livrée sous les cinq jours, sous peine d’exécution. Le temps imparti étant écoulé et les associés n’ayant pas jugé bon de réunir la somme, le directeur fut effectivement exécuté. Son corps fut retrouvé au petit matin devant le siège d’un journal, un calicot su sa poitrine déclarant : « Ainsi qu’annoncé, M. X a été jugé et condamné pour les milliers de victimes, imputables à ses pratiques de rapine spéculative. Le système qui l’a couvert et qui cherche à sauver ses pairs du désastre qu’ils ont eux-mêmes provoqué, ne restera pas impuni. Sa destruction est désormais engagée ».

 

Un important PDG appartenant au complexe militaro-industriel fut séquestré dans sa propriété, avec sa famille et ses employés, par un groupe d’hommes s’étant introduits chez lui, à la faveur de la nuit. Sous la menace de leurs armes, ils avaient réuni l’ensemble des occupants et enfermé dans leurs appartements l’épouse et les enfants, en tant que garants du respect de l’interdiction de communiquer avec l’extérieur, tous les moyens de s’y employer (téléphones et ordinateurs) ayant été soit confisqués, soit mis hors d’usage. Ils réquisitionnèrent le personnel, afin d’entreprendre des travaux autour de chaque bâtiment du domaine. Un certain nombre de trous furent creusés, à l’intérieur desquels furent alternativement déposées des mines et des bombes, reliés à un dispositif de commande mobile. Alertées par des collaborateurs, préoccupés par l’absence de leur patron, et par l’impossibilité d’entrer en contact avec son domicile, les forces de police se déployèrent pour procéder à un encerclement serré. Aux sommations de leurs chefs les invitant à se rendre, moyennant la promesse d’un sort négocié, les étrangers répliquèrent en exigeant le dépôt, sous 24h, devant le portail d’entrée, d’une somme tout à fait considérable. Au cas contraire, ils provoqueraient l’explosion de la maison, avec tous ses occupants. Etant précisé que rien ne devrait être tenté sur la personne qui irait recueillir les fonds. Ils s’éclipsèrent sans laisser de traces.

 

3. Le rapport entre ces braquages et autres enlèvements avec les créateurs de la supérette n’avait rien d’évident, aucun élément d’enquête ne permettant de l’étayer. Il se trouva cependant que des financiers flairèrent le rapprochement, considérant le décalage entre les réalisations et les capitaux engagés. Mais il ne s’agissait là que d’une hypothèse, qui, de surcroît, avait valeur générale, d’autres faits analogues s’étant produits dans le pays. Par contre, certains amis du groupe, qui connaissaient ses réelles disponibilités financières, s’étaient étonnés de la rapidité avec laquelle s’était opérée l’extension de l’entreprise. Mais ils y voyaient un modèle plutôt qu’un délit, le désir de répéter l‘opération à leur compte l’emportait largement sur celui de la condamner.

 

4. De telles pratiques criminalo-entrepreneuriales se multipliaient dans d’autres pays, sans qu’il soit possible évidemment de faire le départ entre les purs actes de banditisme et les procédés de compensation de la part de victimes de la conjoncture. Il apparaissait  que, pour la première fois, aux yeux du plus grand nombre, les masques étaient tombés. Le système capitaliste en tant que tel était enfin considéré comme responsable d’une situation qui entendait faire payer la crise par les citoyens contribuables,  et en exonérait ceux là mêmes qui l’avaient provoquée.

 

Le prétendu « retour de l’Etat » confirmait l’étroite complicité unissant politiques, hommes d’affaire et maffieux de tout poil. Les Conseils d’administration de la classe dominante agissaient conformément à leur vocation. Après avoir assuré la pression sur les salaires, qu’exigeaient le service du néolibéralisme et de la concurrence « libre et non faussée », indispensable à « l’autorégulation »  du marché, ils volaient au secours des prédateurs à coup de centaines de milliards, qu’ils avaient déclaré introuvables pour satisfaire les moindres demandes sociales et qui représentaient les fruits du travail. Les préposés à l’idéologie, arrogants ou crétins, s’empressaient de renverser leurs discours de la veille ou de l’avant-veille. Du « nous l’avions bien vu venir » aux « nationalisations » et autres mesures « socialistes », à coiffer un Bush de la casquette de Lénine, comme on l’avait dit, on découvrait que le destructeur par excellence, le capitalisme mondialisé, prenait la figure de l’héautontimoroumenos baudelairien, du bourreau de soi-même, qui pouvait, de son propre mouvement en effet, se détruire lui-même, mais en détruisant ceux qui avaient vocation à le détruire. C’était à qui réformerait, refonderait ou moraliserait le capitalisme, rendrait « honnête » le marché, sanctionnerait les parachutes dorés, mais se contenterait de surveiller les opérations spéculatives et modérer le recours aux paradis fiscaux. Toujours est-il que la résignation à une fatalité qui gouvernerait le monde économique comme la pesanteur le monde physique, entendons les « lois du marché » assimilées aux lois de la nature, dont les gourous sans vergogne prédisaient les effets, à la manière des météorologues le temps qu’il avait fait la veille, cette résignation était à l’agonie. Désormais, on voyait la grimace derrière la bonne mine, autrement dit les coupables, telle cette théorie de personnages tout-puissants, - banquiers, assureurs, PDG, hauts fonctionnaires, conseillers, directeurs du Trésor ou de la Caisse des dépôts, sortant du cabinet d’un président de la République, où ils venaient d’autopsier leur propre cadavre, ou bien, de l’étage au-dessus, les brochettes du G 20, ou du G 8, se demandant s’ils allaient être condamnés au rôle de fossoyeurs. L’ennemi, les ennemis avaient des visages sur lesquels on pouvait mettre des noms.

 

C’en était fini de l’abstraction du « patron »,  du « chef », ou de « l’exploiteur », aussi bien que des « réformes allant dans le bon sens », de « la réduction du chômage », de la « sauvegarde du pouvoir d’achat », etc. Des institutions étaient enfin directement identifiées comme les associations de malfaiteurs qu’elles étaient depuis leur création, - OMC, FMI, BN…Les milliers de victimes occasionnés par leurs diktats en faveur de l’acquittement des intérêts de la dette et de la « bonne gouvernance » avaient beau être invisibles, ou rendus tels, ils n’en demeuraient pas moins des laissés pour compte, promis à la misère ou à la mort. Concurremment se forgeait la conscience des immenses réservoirs de force que représentaient les masses, face à une minorité de décideurs, qui, il est vrai, disposaient du pouvoir, des moyens d’information/inculcation, de l’argent et des armes. Mais que pourraient-ils, « quand tous les pauvres s’y mettront » ? Les pauvres pauvres, toujours plus nombreux dans les grandes démocraties, les USA, par exemple, avec près de 50 millions, ou la France avec 7 millions dont 2 millions d’enfants, auxquels s’ajoutaient les précarisés et les « travailleurs pauvres », découverts par la sociologie post-moderne, et tous les hors droits (migrants, sans papiers, sans logement, tous les handicapés d’une société à deux vitesses), lesquels, à leur tour, prenaient rang parmi ces centaines de millions de travailleurs dressés, il est vrai aussi, les uns contre les autres, par une impitoyable compétition entre grands groupes impérialistes.

 

5. Il eut été bien étonnant, et de fait complètement inattendu, qu’une telle masse se dressât dans l’unité, l’harmonie et la raison, de façon pacifique. Le couvercle de la marmite, à peine soulevé, ce fut le bordel, l’anarchie, faisant pendant à celle du marché, le tourbillon général qui emporte les esclaves dont les chaînes tombent, les déportés tirés des camps, les enfants loups mis en présence des hommes, tous hagards, égarés, ne sachant quelle conduite tenir devant la situation nouvelle. En réalité, aucune métaphore ne tenait vraiment, c’était pire, car le ressort déclenché était celui de la fureur et du ressentiment. D’une colère poussée à la haine. Le modèle de la supérette ne pouvait faire école et l’adoption de l’autogestion, au moins dans un premier moment, ne dépassait pas le local. Libre cours fut donc laissé aux règlements de comptes, du cassage de gueule du petit chef au saccage du bureau directorial. Reconnu dans la rue, tel député corrompu, tel animateur de télévision conifiant l’opinion, tel élu prévaricateur ou concussionnaire, tel flic ripou, cogneur ou raciste, tel « patron voyou » (label officiel), tel éditorialiste de la presse à la botte, tel « intellectuel » cire pompes, et, bien entendu, tel agent immobilier ou courtier d’affaire, subissait un ramassage sans sommation, du horion ou du crachat au coma. Responsable, pas responsable ? Et de quoi ? Questions rendues obsolètes. On pensait à Marat déclarant que le nombre de sacrifiés par la révolution  était sans commune mesure avec les interminables théories de cadavres dues à la royauté.

 

A noter que pour des raisons de révérence débile mais dûment intériorisée, vedettes du sport comme du grand et du petit écran, vautrées cependant sur des revenus équivalents à plusieurs milliers de SMIG, se voyaient épargnées. Eclataient également des émeutes spontanées, provoquées par la faim ou le dénuement,  sous la forme de bris de commerces et de pillages de supermarchés. Luxe et opulence, passés de l’offense à la provocation, se traduisaient en attaques contre telle boutique de mode, tel restaurant et tel hôtel réservés au gratin. La crise étant mondiale, comme on sait, et s’aggravant de jour en jour, il n’y eut pratiquement pas de pays soustrait au grands charivari social, les expressions et mouvements de violence variant de l’un à l’autre en fonction des situations vécues, i.e., de l’accumulation des frustrations et des sévices subis. On imagine sans mal combien les choses pouvaient être différentes, selon qu’il s’agissait de la Sierra Leone, du Pérou, de la Grande-Bretagne, du Sri Lanka, de Dubaï ou de la Serbie. Ici, en Afrique par exemple, des insurrections populaires se trouvaient manipulées par des chefs de guerre désireux de se substituer aux régimes en place ; ailleurs, en Asie du Sud-est, une répression féroce s’abattait sur les manifestants, faisant de nombreux morts et blessés et remplissant les prisons ; ailleurs encore, en France, les forces de l’ordre recevaient, au nom de l’union nationale contre le recours à la violence, le soutien de la gauche comme de la droite ouvertement associées pour l’occasion. Dans les campagnes latino-américaines, les paysans révoltés étaient écrasés par les milices privées des latifundistes, comme jadis ceux de l’Europe médiévale par les mercenaires féodaux…Des groupes avant-gardistes, ou d’extrême gauche, s’inséraient dans le mouvement par des actions spectaculaires. Le PDG de M…, couvert de millions pour avoir ruiné son entreprise, était abattu devant son domicile, un ministre de l’intérieur gardé en otage pendant une huitaine. Un tir de bazooka, à partir d’une voiture, frappait le siège du patronat. Des résidences secondaires de très grand standing étaient incendiées. Des bombes, placées de nuit par des nageurs sous-marins, sous la coque de voiliers ou de cabin cruisers, estimés à des valeurs insolentes, provoquaient l’explosion de bassins réservés à la plaisance. Dans la conjoncture, en dépit des indignations des classes politiques toutes « sensibilités » confondues, ces diverses actions revêtaient un sens qu’elles n’étaient jamais parvenues à posséder auparavant, en périodes considérées comme calmes. Elles contribuaient à la prise de conscience et inspiraient la nécessaire extension des luttes.

 

6. La crise gagnant en malfaisances, avec l’accroissement de fermetures d’entreprises, les licenciements massifs, la dégradation  du pouvoir d’achat et, plus généralement, des conditions d’existence (travail, santé, éducation, logement, loisirs), le creusement, d’un mot, de toutes les inégalités, à coups d’injustices, de discriminations et de flicages, il apparaissait de plus en plus clairement, aux yeux d’un nombre et plus en plus étendu de personnes, que le laminoir de la crise ne laisserait rien en l’état et que le retour à la situation de départ, jugée « normale », était interdit. Il ne s’agissait pas seulement des travailleurs, des pauvres et des exclus, les couches moyennes étaient également touchées : les commerçants ; les professions libérales ; les petites et moyennes exploitations agricoles ; les PME de l’industrie et de l’artisanat, asphyxiées par le manque de crédits et, en tant que sous-traitantes, par la faillite des multinationales.

 

La lave ne cessait de monter dans le volcan social. Après une période tâtonnante et marquée de réactions isolées et sporadiques, elle déferlait dans les avenues des métropoles en courants énormes qui envahissaient tout et rendaient vaines les tentatives pour les contenir et, moins encore, les contrôler. Les effectifs de police, toujours renforcés, étaient débordés et, avec eux, l’ensemble du système sécuritaire, aussi sophistiqué ait-il été. Les désertions de militaires appelés en renfort proliféraient. Edifices et sièges officiels, Bourses, Centres de radiotélévision, commissariats, ministères, jusqu’aux palais présidentiels, se voyaient emportés et investis par les foules. On était à des lieues des comptes gouttes protestataires qu’une gauche, au bout de ses lâchages, lâchetés, et complicités avec le pouvoir, prétendait offrir aux mécontentements, avec ses délégations, pétitions, manifestations, à la fois formelles  sectorielles et fugaces, et grègrèves sans lendemain. Devant le brutal surgissement de classes en lutte, les histrions autoproclamés représentants du monde ouvrier et des forces populaires, étaient évacués comme des scories. A l’instar de ce qui s’était passé à toutes les périodes historiques révolutionnaires, le mouvement affirmait ses propres exigences et produisait ses propres leaders. La radicalité était à l’ordre du jour, qui établissait à quel point un fossé s’était creusé entre l’opposition creuse et complaisante d’une « classe politique » de gauche, qui ne parvenait plus à se distinguer elle-même de son homonyme de droite, et la conscience que les masses avaient prise de l’intolérable d’une situation, révélée par la crise en cours dans sa pleine vérité.

 

Aussi n’était-ce pas l’Etat qui faisait retour, mais bien le politique, enfoui sous le néo-libéralisme, et rétabli dans son rôle, par ceux-la mêmes, les exploités, qui en étaient les légitimes détenteurs et les .garants. Les silenciados, comme on dit fortement en Amérique latine, prenaient ou reprenaient la parole. La détresse claquait comme un drapeau. Bandeaux et menottes se détachaient tout seuls, comme des peaux mortes. Des enfants, descendus de leurs tas d’ordures, rencontraient une dignité, toute neuve.  La volonté populaire se substituait aux injonctions des actionnaires. Avec elle, la violence émancipatrice réaffirmait sa nécessité, contre les palinodies consensuelles qui ne la condamnaient, et avec quelle conviction !  qu’afin d’en réserver le monopole au pouvoir et, partant, de sacraliser l’ordre dominant. Les bourgeoisies en place, solidement assises sur le socle de l’intouchable propriété privée, jouissaient de la sorte de toute liberté pour gouverner par les peurs, qu’elles suscitaient constamment, et  l’invention de terrorismes, qui masquait les atrocités du leur. D’où, relancé par le Patriot Act, sur le prétexte des Twin Towers, le perfectionnement incessant des dispositifs sécuritaires - satellites de surveillance, réseaux d’écoute, caméras, Echelon et Edwige, succédant au Gladio, prolifération et toute-puissance des services de renseignements, visant l’incarcération idéologique « citoyenne » et la répression de toute contestation, surtout sociale, le tout n’ayant nulle autre signification que celle d’une guerre aux pauvres, auxquels on assimilait l’ensemble des dominés. La débâcle imputée à l’éclatement de la « bulle financière » était en train de rendre inopérant tout ce bataclan.

 

7. Ladite débâcle du capitalisme mondialisé était-elle pour autant assurée ?

 

Parvenus à la nouvelle étape de leur globalité, en tant qu’ils étaient mondiaux et qu’ils entraînaient des foules, les mouvements anti-systémiques n’en présentaient toujours pas moins  de fortes disparités. Sans prétendre à un tableau géopolitique complet, il était possible de faire quelques observations, passibles d’être rapidement remises en question par de nouveaux développements. Les nations  dites « occidentales » et « démocratiques », les plus frappées parce qu’elles formaient l’épicentre du séisme, renouaient avec leurs traditions de luttes sociales. En Europe de l’Ouest, la conscience de classe s’arrachait de la léthargie, où l’avait plongée l’alternance de régimes libéraux, sociaux-démocrates ou « socialistes », et rendait au monde du travail son initiative politique. En France, particulièrement, tout se passait comme si le patrimoine historique des révolutions refaisait surface, pour se débarrasser d’usurpateurs clownesques inféodés au service du profit. Compte tenu de leurs spécificités, il n’en allait pas autrement pour l’Allemagne, qui tenait enfin sa réunification ; pour le Royaume Uni, où les dockers triomphaient de Thatcher and Co ; pour l’Italie et pour l’Espagne, qui parvenaient, au terme de plusieurs décennies d’ersatz, à se débarrasser, l’une du fascisme l’autre du franquisme ; pour le Portugal, lui aussi insuffisamment désalazarisé, revenait vers ses œillets ; pour la Grèce, qui échappait au filet de Yalta…. L’exemple le plus significatif peut-être était donné par les Etats-Unis, où l’on assistait à une véritable résurrection de ce qui avait été jadis la classe ouvrière la plus dynamique du monde. Se trouvaient comme effacées les décennies d’abrutissement et de supercheries du bipartisme, la dernière ayant coïncidé avec l’éclatement de la crise. En Europe de l’Est, une nouvelle génération, qui ne se sentait nullement comptable des errements du passé, remettait ses pas dans ceux des anciens, sans partager leur nostalgie, mais convaincue qu’ils n’avaient pas eu tort. Dans les pays scandinaves, où les tensions n’atteignaient pas des seuils aussi critiques, les choses paraissaient devoir se dérouler moins brutalement. L’Espagne, l’Irlande et l’Islande, que des politiques plus proches de l’aventurisme étatsunien avaient mises davantage mat en point, se voyaient contraintes de s’engager dans des voies plus radicales.  Dans le grand corps russe, 17 remuait encore. La fange des oligarques spoliateurs et des politiciens restalinisés n’en avaient plus pour longtemps. Les contre révolutions perdaient leur couleur. Elles passaient de l’orange au rouge. Les pays d’Amérique latine, qui avaient déjà pris de l’avance en matière de bouleversements politiques et qui étaient rodés au congédiement expéditif de gouvernements fin pourris se préparaient à franchir une nouvelle étape. La révolution bolivarienne gagnait comme un feu dans le maquis. Des régimes qui s’étaient vus contraints de liquider les ultimes traces de leurs dictatures et s’étaient distanciés du tyran du Nord, étaient mûrs pour des transitions, dont ils possédaient plus que les prémisses. Qui sait si le sous continent indien, de son côté, n’allait pas, la fantasmagorie de la non-violence définitivement  écartée, épouser le modèle népalais ? On aurait dit que le monde arabe, quant à lui, n’attendait qu’une étincelle. Ses masses déchaînées, au sens propre comme au sens figuré, par le coup qu’ajoutait la crise à la somme de leurs servitudes, défenestraient leurs satrapes, aussi cruels qu’imbéciles. La violence était à son comble : palais incendiés, militaires et policiers lynchés, ministres et ex-hauts responsables lapidés, spéculateurs pendus sans procès. Non seulement la justification religieuse n’avait aucune part aux événements, mais les islamistes, qui tentaient de détourner la colère à leur profit, se voyaient rejetés, en tant que futurs oppresseurs, tout aussi libéraux que ceux qu’ils prétendaient combattre. Le peuple palestinien, une fois encore, semblait faire exception. Rompus à toutes les formes d’oppression, ses bourreaux, bloqués dans leur fanatisme, disposaient désormais sans obstacles des moyens d’une extermination complète, avant leur propre disparition. L’Iran, qu’un tir atomique israélien n’avait pas encore frappé, reprenait sa marche vers la démocratie, bloquée par le régime des mollahs. L’Asie, en dépit de différences de situations non négligeables, mais encore incertaines quant à leur déroulement, représentait, du moins pour le moment, une zone plus paisible, grâce aux capacités, valables surtout pour la Chine, qu’offrait le fait d’avoir engrangé la plus énorme quantité de dollars et d’avoir un niveau de consommation extrêmement bas. La reprise de la Longue Marche néanmoins était moins éloignée qu’il ne paraissait. Le Japon voisin rencontrait la chance d’en finir avec son hyper capitalisme féodal. L’Afrique, laminée par des formes d’exploitation qui avaient pris le relais des coloniales en les aggravant, écrasée par la dette, déchirée par des rivalités « tribales », orchestrées et rythmées par les divers impérialismes en compétition pour l’accaparement de ses richesses, se donnait toujours comme la part maudite de l’humanité. On avait l’impression qu’elle hésitait, ou se sentait impuissante, entre une violence subie, dont on savait à quel point elle avait été meurtrière, et une violence volontaire, dont, en la quasi absence de forces organisées et de leaders irréprochables, le risque ne pouvait être écarté de manipulations internes pourvoyeuses de nouvelles épreuves. Devrait-elle attendre, de la part d’un « Occident » lui-même libéré, la sollicitude et les solidarités dont elle avait été si férocement privée ?

 

8. L’avènement d’un « autre monde », cette fois, dans le réel et non plus dans des élucubrations mystificatrices, était à l’ordre du jour, à travers ces soulèvements sans précédent, répondant à une crise elle-même sans précédent du capitalisme. Mais on ne pouvait pourtant faire bon marché de l’extraordinaire réserve de nuisances des classes dominantes.

 

S’imposait, en premier lieu, la considération  de cette donnée que le capitalisme, tout au long de son histoire, était toujours parvenu à surmonter ses propres crises. L’actuelle, par son caractère proprement inouï, dans sa profondeur (elle touchait la totalité du système) et dans son extension (elle était planétaire) échapperait-elle à la règle ? A voir le nombre, la qualité et l’ampleur des dispositifs mis en place pour lui faire face et la surmonter, il s’avérait prudent d’en douter et de tenir, jusqu’à la preuve, encore hésitante, du contraire, qu’il n’y avait décidément  pas d’infarctus des modes de production. Marx, qui était pourtant convaincu qu’il fallait que creusât la « vieille taupe », autrement dit que le « fossoyeur » prolétarien remplît son office, n’avait pas écarté l’hypothèse d’une mortelle rupture d’anévrisme. La suite en a tranché. Sans revenir à 1929, dont les Etats-Unis sortirent par leur participation à la guerre plutôt que par le New Deal, il suffit de prendre quelques cas dans la kyrielle des crises qui se sont succédées simplement depuis les années 80 du siècle dernier, ce qui ne fait qu’une trentaine d’années. En octobre 1987, le krach boursier avait concerné les Etats-Unis et l’Europe ; en 1988, la faillite provoquée par les junk bonds avait déjà suscité l’intervention de l’Etat des E.U, qui avait ponctionné 500 milliards de dollars dans les caisses d’épargne ; en 1991, la bulle financière avait crevé au Japon ; en 2000, le même phénomène avait provoqué une catastrophe en chaîne, des scandales Enron, Wordlcom et Vivendi, jusqu’à la tourmente argentine de la fin 2001. Aujourd’hui, la mobilisation générale avait été décrétée chez les pays riches, les émergents se contentant d’un rôle d’observateurs.

 

 Dans la confusion d’ensemble, puisqu’au sein même de la communauté européenne, malgré les rodomontades unitaires, chaque pays tirait la couverture à soi, c’était à qui, des financiers, des cuistres de l’économie et des think thanks, proposerait les mesures les plus audacieuses, afin de s’en sortir aux moindres frais. Un unique point d’accord : il fallait sauver le capitalisme. On ne regardait pas aux moyens, quitte, sans états d’âme, à brûler ce qu’on avait encensé, - l’apologie du marché, les déréglementations, les privatisations, la flexibilité et les délocalisations ou les succès des traders et autres golden boys les plus rapaces. On ne craignait pas de dénoncer, comme si elle n’avait été qu’un accident de parcours, dans la spéculation financière, la perversion du système, à laquelle une bonne thérapie permettrait de recouvrer la santé. Encore était-il notable qu’en plein effondrement, diagnostiqué comme tel, que d’avisés charognards pariaient sur l’avenir, s’empressaient d’acquérir logements et commerces en déshérence. L’Etat lui-même n’escomptait-il pas tirer des profits substantiels des participations qu’il prenait dans des banques et des entreprises moribondes ?

 

Car, le capitalisme n’a pas de politique qui lui soit inhérente. La démocratie est le régime, qui sans doute lui convient le mieux, en ce qu’il lui laisse les coudées franches,  mais il a prouvé, à de nombreuses reprises, qu’il sait y renoncer, quand sa survie est en cause, par le recours à des formes autoritaires dissimulées, à la dictature franche et ouverte ou aux fascismes. Le capitalisme d’Etat, ce monstre qu’il n’avait cessé de vilipender,  ne lui faisait plus peur, sous la condition, bien entendu, de socialiser les pertes dues aux capitaux « toxiques » et de garder la haute main sur l’Etat.

 

Divers scenarii se présentaient comme possibles. Le premier, au début de l’insurrection de masse, et provisoirement encore dans certains cas particuliers, avait consisté à édifier un barrage de mesurettes, qui desserraient certaines contraintes (TVA, par exemple), en promettaient d’autres contre les nantis (primes patronales, impôts sur la richesse), procédaient à des « nationalisations », de fait inévitables, ou promouvaient à grand fracas des avancées prétendument « démocratiques ». Ce scénario de compromis social, tablant sur le retour au calme, avait dû rapidement céder le pas à la proclamation d’un état d’urgence ne reculant devant aucune disposition répressive. Les bourgeoisies acculées avaient jeté toutes leurs forces dans la bataille et opposaient leur potentiel ultra perfectionné de violences à la violence populaire, armée de son seul nombre et de sa volonté de libération. L’état de servitude consentie, une fois balayé par l’agressivité de la crise, l’unique issue politique demeurait l’Etat de classe reposant sur son propre poids. Que si, par le plus grand des miracles, les capi di tutti capi capitalistes avaient renoncé à leur hégémonie, qui se serait plaint de l’économie de sang versé ainsi rendue possible ?

 

9. Il n’existait donc pas d’autre alternative à la barbarie que le socialisme. Le paradoxe, pour ne pas parler de brutale contradiction, avait surgi en toute lumière entre la nécessité d’en finir avec le capitalisme, qui paraissait enfin à portée de main, et l’absence de forces susceptibles de la porter. La situation pouvait être dite révolutionnaire, à l’échelle du monde entier, grâce précisément à la « mondialisation », mais ses opérateurs potentiels ne l’étaient pas. Ils demeuraient ligotés par leurs bourgeoisies dans un système auquel, à de rares exceptions près, tout l’éventail des « gauches » s’était soit soumis, soit rallié. Les mouvements de masses, par leur propre dynamisme, avaient ruiné les consensus les mieux indurés et rendu à la lutte de classe ses propriétés de vecteur international. Les réseaux de communication, eux aussi mondialisés, ne se substituaient pas aux luttes, comme l’avaient cru, de bonne ou de mauvaise foi quelques songe-creux, mais ils possédaient l’avantage de leur servir de porte-voix, en diffusant partout expériences et solidarités. Au point de réplique où elle était parvenue, l’effervescence planétaire, quel qu’ait été le degré atteint au sein des différentes conjonctures, libérait une espérance, qui n’avait pas non plus de précédent. Le temps des foyers vite éteints, aussi bien que celui des transitions avortées et des révolutions dévoyées, touchait à son terme. Il devenait loisible de penser que c’était dans les métropoles mêmes où il était apparu, s’était épanoui et avait exercé sa domination mondiale, que le capitalisme courait le plus grand danger. Au bout d’un siècle et demi d’une histoire gavée de fureurs, de peurs et d’errements de toute espèce, Marx finirait peut-être par avoir raison. Le processus révolutionnaire, si malmené, si controuvé hors de sa terre natale, allait triompher, comme annoncé, mais longtemps démenti,  dans les pays les plus développés économiquement,  politiquement, où les affrontements  de classe avaient épousé les formes les plus radicales. Ayant abattu la Bête, ils auraient alors à proposer au concert de nations égales le modèle le plus antinomique de celui qu’ils avaient imposé, des siècles durant, dans les larmes et le sang. La fondation, de la démocratie, serait enfin la tâche commune. Les premières mesures adoptées dans les situations nationales en voie de libération s’y employaient.

 

Dans la guerre provoquée par la crise, cette hypothèse possédait la probabilité la plus haute. Elle donnait, pour la première fois, à l’alternative d’un ordre international de justice et de progrès sociaux, sa chance réelle. Son échec se payerait des plus graves régressions et d’un nouvel esclavage. Sa victoire, sur laquelle misait une prudence confiante, marquerait en effet la fin de la préhistoire de l’humanité.

 

* Georges Labica: Philosophe, Professeur émérite, Université de Paris X, France.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 11:11

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Ce texte aborde une question a priori étroite, celles des limites que rencontre aujourd’hui la stratégie militaire choisie par les États-Unis, mais, par ce biais, il nous montre à quelles limites plus « globales » cette puissance est arrivée. L’auteur revient sur le passé en montrant que les puissances anglo-saxonnes, de tradition maritime, ont depuis longtemps préféré les stratégies d’évitement, aviation en particulier, pour diminuer le plus possible le nombre de morts dans leur propre camp, augmentant simultanément celui des civils ou des « alliés ». Les État-Unis ne peuvent donc pas s’appuyer sur un peuple qui accepterait de prendre des risques importants au nom de « ses valeurs », c’est pourquoi ils doivent donc essayer de trouver dans les pays conquis, des alliés acceptant de se sacrifier pour eux. On sait ce qu’il advint de la stratégie de Nixon et de Kissinger de « vietnamisation » de la guerre, aussi peut-on penser que la stratégie similaire appliquée au « Grand Moyen-Orient » est loin d’être gagnée. D’autant plus que, cette fois, comme le montre l’auteur, la crise financière globale aidant, les moyens matériels nécessaires à la stratégie de suprématie aérienne devant accompagner « l’indigénisation » des guerres commencent à manquer. Sans mentionner que les forces d’appoints sont souvent pénétrées par les réseaux de renseignement des résistances locales qui n’attendent que le moment opportun pour pousser les troupes « alliées » à retourner leurs armes. Scénario d’ores et déjà envisagé par les militaires. 

Cet article montre aussi que, à côté des limites financières auxquelles semble être arrivé le système « global », l’efficacité des forces aériennes nord-américaines est mise à mal, non seulement à cause du manque grandissant de moyens, du coût excessifs de l’entretien, mais aussi du processus de concentration capitalistique qui s’est produit au sein du complexe militaro-industriel, comme dans tous les autres secteurs de l’économie …Concentration qui, d’ailleurs, se poursuit intensément à l’ombre des « aides » nationales et internationales consenties en raison de la crise par les pouvoirs publics en faveur des intérêts privés les plus puissants.

On pourrait conclure de tout cela que le destin de la puissance nord-américaine et de ses alliés est scellé, ce que l’échec israélien au Liban en 2006 semblerait avoir confirmé. Probablement, cependant, il faut prendre en compte le fait que Washington a toujours magistralement su jusqu’à aujourd’hui, faire payer les coûts de ses entreprises par la planète entière, y compris par ses victimes. Rien ne dit qu’il n’en sera pas de nouveau ainsi, tant de sociétés ayant été effrayées par le développement de l’insécurité et d’un terrorisme aveugle, dont on ne voit pas les sources, mais qui font qu’elles s’accrochent à « l’unique » puissance « manifeste »… souvent à la source de leurs malheurs. Constatons aussi que toutes les forces rebelles à l’ordre-désordre dominant, dans leurs diversités, anti-impérialistes, anti-néo-colonialistes, anti-libérales, anti-capitalistes, alternatives, révolutionnaires, internationalistes, nationalistes, etc. voient aujourd’hui s’ouvrir devant elles un boulevard qu’elles osent rarement emprunter.

Par manque d’analyse théorico-pratique et de stratégie, par manque de vision d’avenir, par manque de projet alternatif élaboré, par manque de capacités de renouvellement conceptuel ou manque de capacités matérielles, ou, enfin, par manque d’enracinement populaire ou national. Ce qui pose la question : existe-t-il, aujourd’hui, un sujet historique en état de rassembler ne serait-ce que dans un des pays mal contrôlé par « l’empire » les populations qui rejettent ce contrôle ? Nous percevons en détail dans cet article les effets de la crise du « modèle capitaliste anglo-saxon » imposé à la planète, et, en conséquence, le fait que sa force de moins en moins évidente ne se maintient qu’en raison de la faiblesse des débris des anciennes forces anti-impérialistes, des hésitations, voire parfois des peurs, des nouvelles forces potentiellement alternatives.

La Rédaction

 

 

L’airpower américaine, entre crise financière et opérationnelle

-
 Janvier 2009

 

Par Karim Lakjaa * 

 

Résumé

Les Etats-Unis vivent actuellement une crise financière majeure. Dans le même temps, l’un des piliers de leur suprématie vacille. Il s’agit de l’airpower ou puissance aérienne. L’US Air Force, la Navy et les Marinesvoient leur parc d’appareils vieillir et les coûts de maintenance s’alourdir. Les nouveaux aéronefs sont acquis en nombre limité à des prix exorbitants. Il en résulte une perte capacitaire sérieuse qui contraint les Etats-Unis à devoir s’appuyer sur des forces aériennes supplétives (irakienne ou afghane) dans la méfiance et dans l’inquiétude quant à l’issue de ces conflits.

 

Introduction

La crise financière partie des Etats-Unis accapare l’attention des médias et à travers eux l’opinion publique, tout comme l’élection de Barak Obama. Diverses causes sont avancées pour expliquer cette « crise financière occidentale » comme la qualifie l’International Institute for Strategic Studies[1] (IISS). Pour éviter la désintégration du système financier mondial, les principaux gouvernements occidentaux n’ont pas hésité à mettre en œuvre des mesures exceptionnelles. Les Etats-Unis ont ainsi injecté, malgré un 1er refus du Congrès, près de 700 milliards de dollars US dans le sauvetage de leurs établissements bancaires.

 

Cette somme est à rapprocher d’une autre : celle que représentent les dépenses liées à la « guerre globale contre le terrorisme » qui, depuis le 11 septembre 2001, a englouti 824 milliards de dollars US (171,1 milliards pour l’Afghanistan et 653 milliards de pour l’Irak[2]). Comment croire qu’il n’existe aucun lien de cause à effet entre ces deux masses financières ? Comment ne pas comprendre qu’une économie, fût-elle la 1ère du monde, ne peut entretenir aussi longtemps un tel effort militaire à un prix aussi élevé, notamment les 600 000 emplois détruits depuis janvier 2008 ?

 

Quoi qu’il en soit, cette crise financière en cache une autre tout aussi importante pour l’avenir du monde. La place des Etats-Unis sur la scène internationale doit, en effet, beaucoup à la doctrine militaire de l’airpower[3] ou de la puissance aérienne, conceptualisée notamment par Ader en France, Douhet en Italie et Mitchell en Amérique du Nord. En témoignent la Seconde Guerre mondiale (à travers les bombardements massifs de l’Allemagne, comme ceux de Dresde, mais aussi ceux de Nagasaki et Hiroshima à l’arme nucléaire), le Viêt-nam (avec les tapis de bombes larguées par les B-52), la Première guerre du Golfe de 1990-1991, l’intervention de l’OTAN contre la Yougoslavie, puis contre l’Afghanistan et de nouveau contre l’Irak. Des films retracent cette toute puissance aérienne américaine : Le docteur « fol amour » (pour les bombardiers stratégiques), Le vol de l’intruder (guerre du Vietnam), ou Top Gun (Navy).

 

La guerre du Golfe 1991 constitue, ainsi, une illustration parfaite de cette doctrine. Comme le soulignait le général soviétique Vladimir Slichenko, ce conflit « démontre que les frappes aériennes, à elles seules, façonnent les bases de la victoire. Dans l’opération Desert Storm, la puissance aérienne est la cause principale de la victoire car la supériorité aérienne a modifié le visage de la guerre dans tous ses aspects »[4]. Mais peut-être convient-il avec le lieutenant colonel J.P Hunerwadel[5] de l’USAF, de modérer un tel enthousiasme pour cette manière de faire la guerre à distance : « certains estiment que la dépendance excessive d’Israël sur la puissance aérienne contribua à la défaite apparente » en 2006 au Liban.

 

C’est donc paradoxalement au moment même où plus aucune menace n’existe dans le ciel à l’égard des 3 500 appareils US, (soit deux fois plus que toutes les armées de la planète réunies), que sa force de frappe et de suprématie aérienne connaît une crise sans précédent caractérisée par deux phénomènes complémentaires :

-         L’incapacité des Etats-Unis à maintenir leur instrument militaire aérien

-         La nécessité pour eux de s’appuyer sur des forces locales aussi modestes que les forces aériennes irakienne et afghane

Ce, sur fond d’incertitudes quant à l’issue de ces conflits…

 

1) L’INCAPACITE À MAINTENIR UN INSTRUMENT MILITAIRE AÉRIEN À UN NIVEAU CONSTANT

Cette incapacité renvoie au vieillissement du parc d’aéronefs militaires américains, à l’explosion des coûts de production et de maintenance et à la perte de potentiel opérationnel.

 

Le vieillissement du parc d’aéronefs militaires américains

Les Etats-Unis possèdent, désormais, une flotte aérienne vieillissante. Anthony Cordesman et Karl Ulrich Kaeser du Center For Strategics & and Internationak Sudies (CSIS) notent ainsi que « Les F-15 en sont au point où certains se sont désintégrés dans les airs »[6]. En effet, le 2 novembre 2007, un F-15 est tombé en pièces lors d’un vol, en raison de la fatigue de sa structure résultant de 27 ans de service. L’âge moyen des 441 F-15 est de 25,5 ans et celui des F 16 est de 16,7. Les B-52 ont en moyenne 46,6 ans et les KC-135 (avions citerne) de 46 à 48 ans selon le modèle. Les prévisions de retrait de ces derniers porteraient leur service à près de 80 ans. L’âge moyen de l’ensemble des appareils américains est passé de 10 ans en 1991 à 20 ans en 2008. Depuis 1997, l’US Air Force n’a reçu aucun nouveau bombardier.

 

L’explosion des coûts de maintenance, de vol et de production

Le vieillissement des structures des appareils engendre des conséquences quant au coût de la maintenance et de l’heure de vol. Le coût d’une heure de vol d’un F-15 a doublé en 10 ans. Cela est également vrai pour les 14 principaux types d’avions en service. De même, les coûts de productions ne restent pas stables. Le bombardier B-2B a vu son prix augmenter de 300 %. Le F22 raptor est l’avion le plus avancé technologiquement de l’US Air Force (USAF). Conçu à l’origine pour la domination aérienne, il coûte 200 millions de dollars US (150 millions d’euros) pièce. Au cours de son programme de conception, son prix a triplé. Quant au F-35, son tarif est de 90 millions de dollars US pièce. Il convient d’apprécier ces sommes au regard du prix d’un F-15 en 2000 : 54 millions de Dollars US. Le V-22 Osprey, avion à décollage et atterrissage vertical est 5 fois plus cher que le CH-46, l’hélicoptère qu’il remplace. Son coût unitaire est de 100 millions de Dollars US. Plus globalement, selon la RAND Corporation[7], le coût des armements a progressé de 5% par an, ces dernières décennies. Celui des armes incorporant de la haute technologie a cru de 10%. En 1970, le matériel et l’équipement représentaient 45% du coût d’un avion contre 62% en 2005. Cette évolution à la hausse a contraint le chef d’Etat major de l’armée de l’air américaine, le général Michael Moseley, à demander en mars 2008, une enveloppe supplémentaire annuelle de 20 milliards de Dollars US.

 

Une autre cause dans l’explosion des coûts est certainement à rechercher dans la concentration capitalistique du secteur de l’aéronautique militaire américaine. Si en 1940, il y avait 16 constructeurs, en 2008, ils n’étaient plus que 3 : Boeing, Northrop Grumman, et Loockeed Martin. La prédiction faite par Norman Augustine en 1986 semble donc se réaliser : « En 2054, le budget entier de la défense ne permettra que l’acquisition d’un seul et unique aéronef. Cet avion devra être partagé entre l’Air Force et la Navy, chacune 3,5 jours par semaine ; à l’exception de l’année bissextile au cours de laquelle il sera utilisé par les Marines, le 29 février »[8]. Vieillissement et surcoût ont une conséquence directe sur les capacités aériennes américaines.

 

 La dégradation des capacités aériennes américaines

Le nombre de F22 envisagé initialement était de 750. Il a été réduit à 183, d’où une importante perte capacitaire. Le coût unitaire du F22 est tel que l’USAF n’en percevra que 20 par an. Il faudra donc attendre 26 ans pour que les 441 F-15 soient totalement remplacés. 177 de ces avions devraient être maintenus jusqu’en 2025 ! Le général Paul Selva constate que ces avions ont été utilisés au-delà de leur durée de vie initiale[9].  Si certains appareils sont hors d’usage, d’autres seraient inutiles. En effet, pour le secrétaire à la défense, Robert Gates, « le F22 n’a aucun rôle à jouer dans la guerre contre le terrorisme »[10].

 

Quant au F-35, il ne sera pas disponible en temps et en heure pour assurer le même éventail de missions que les appareils qu’il remplace (F-16 et F-18), créant un déficit de capacités au sein de l’USAF et de la Navy[11]. Au point que cette dernière ne disposera plus d’assez d’avions pour équiper ces 10 porte-avions. Il en ira de même pour les 3 porte-aéronefs des Marines. La durée de vie des F-18 sera étendue des 6 000 heures prévues initialement à 10 000 heures pour combler le vide créé par le manque de F-35.

 

Le V-22 Osprey a été régulièrement maintenu au sol après plusieurs crash, dont l’un a tué 23 Marines. Ceux-ci ont interdit de vol leurs Osprey pendant 18 mois… L’Osprey a été déshabillé de sa protection contre les armes nucléaire, biologique et chimique. Il est donc incapable d'effectuer des manœuvres de combat. Tout au plus, peut-il manœuvrer de manière défensive. Enfin, il est impossible pour des soldats de descendre d’un V-22 à la corde, contrairement au CH-46… Or, cette capacité est fortement utilisée dans le cadre de la Global War On Terror  (GWOT).

 

Ces éléments associés à d’autres comme la fin de la « Guerre froide », conduisent à un reformatage de l’USAF. Le nombre d’avions de combat est ainsi passé de 5 783 en 1992 à 3 985 en 2000 pour atteindre 3 542 en 2008. Le nombre de bombardiers a baissé quant à lui de 276 en 1992, à 208 en 2000, et 180 en 2008. Le même processus est cours pour les avions de transport, les avions « citerne » et les hélicoptères[12]. Anthony Cordesman et Karl Ulrich Kaeser estiment en conséquence que désormais « la posture stratégique des Etats-Unis et de leurs forces armées est en danger ».

 

De même, l’Air Force Association[13] note que cette situation est singulière pour une société dont la sécurité est censée reposer sur sa capacité à projeter sa puissance militaire de par le monde afin de défendre ses intérêts vitaux et ceux de ses alliés. Or, l’acuité de la guerre contre l’insurrection en Afghanistan et en Irak rend cette situation à terme intenable. D’où la nécessité de s’appuyer sur des forces locales comme les forces aériennes irakiennes et afghanes, exprimée sans ironie par la RAND Corporation : « l’USAF sera en capacité de réduire son engagement dès que l’Iraqi Air Force (IqAF) et l’Afghan Air Corp (AAC) s’envoleront »[14].

 

2) LA NECESSITE POUR LES ETATS-UNIS DE S’APPUYER SUR DES FORCES LOCALES AUSSI MODESTES QUE LES FORCES AERIENNES IRAKIENNES ET AFGHANES

Cette nécessité résulte de la situation en Afghanistan et en Irak, du rôle actuel de l’USAF sur ces deux théâtres. Mais le transfert à ces forces aériennes risque « au mieux » de prendre du temps et se fera dans la méfiance.

 

La situation en Afghanistan et en Irak

La RAND Corporationanalyse la situation dans ces deux Etats soit comme la résultante de violences religieuses (Irak), soit comme un conflit entre seigneurs de la guerre (Afghanistan)[15]. Pour faire face à ces deux engagements, les Etats-Unis disposent de 160 000 hommes en Irak et 26 000 en Afghanistan.

 

Le World Security Institute (WSI) de Bruxelles, dans son rapport de septembre 2008 sur la situation en Afghanistan la présentait comme suit : « les engagements directs des troupes de l’International Security Assistance Force (ISAF) et de l’Opération Enduring Freedom (OEF) connaissent une escalade ». Il y aurait 10 000 insurgés en Afghanistan et de plus en plus de combattants étrangers[16]. Le commandant de l’ISAF, le général David G. McKiernan notait qu’assurer la stabilité dans ce pays est difficile car c’est l’un des plus pauvres Etats de la planète et que le taux d’alphabétisation y est d’à peine 30%[17]. Préconiserait-il l’envoi de livres et d’instituteurs en lieu et place de troupes supplémentaires ?

 

En Irak, la situation n’est guère plus brillante. 2,4 millions d’Irakiens ont fui leur pays et se sont réfugiés dans les Etats voisins. 2,7 millions d’autres sont des réfugiés de l’intérieur. Les forces irakiennes de sécurité, tous types confondus, emploient 600 000 personnes, soit 10% de la population active[18]. L’Irak occupe moins les journaux télévisés. Néanmoins, on y meurt tous les jours de façon violente et prématurée, plus qu’ailleurs dans le monde. Le lieutenant colonel Rob Levinson[19] considère de manière sceptique « le caractère décisif du dernier surge (l’envoi à Bagdad de soldats supplémentaires) ». Il ajoute que « les troupes présentes sur le terrain s’avèrent incapables d’être décisives sur le terrain ». Cela n’est pas sans rappeler un certain passé.

 

L’usage de l’airpower en Afghanistan et en Irak. De la fin de la 1ère Guerre Mondiale à aujourd’hui

Dès la fin de la 1ère Guerre mondiale, l’Irak et l’Afghanistan sont devienus un champ d’expérimentation dans le domaine de la lutte aérienne anti-insurrectionnelle. La force aérienne a été appréhendée comme le moyen de maintenir un contrôle sur le Moyen-Orient et de réduire le coût de la politique impériale britannique. En mai 1919, une tonne de bombes[20] fut larguée quotidiennement contre l’Afghanistan, principalement sur la ville de Djalalabad, et sans que les Afghans n’aient la capacité de se défendre. Un maximum de 2 tonnes par jour fut atteint. Le 24 mai 1919, Kaboul a également été bombardée. Le Palais royal fut même partiellement touché.

 

En 1920, éclatait en Irak une rébellion. Elle fut matée par voie aérienne. La Royal Air Force au cours de nombreuses missions totalisant 4 000 heures de vols, a utilisé 97 tonnes de bombes, 183 000 munitions et n’a enregistré que 9 tués, 7 blessés et 11 appareils détruits. Sur les 100 000 rebelles, 9 000 perdirent la vie. Certains furent victimes des gaz de combat de type « moutarde », voire d’armes au phosphore. En effet, Churchill d’abord comme secrétaire d’Etat à la guerre puis aux colonies se déclarait alors en accord avec l’expérimentation de gaz de combat contre « les tribus arabes récalcitrantes ». Il affirma officiellement : “Je suis fortement favorable à l’usage de gaz toxiques contre ces tribus non civilisées[21]. Le chef d’Etat major de la Royal Air Force, Sir Hugh Montague Trenchard, expliqua même que « si les Arabes n’ont personne à combattre au sol, aucune arme à récupérer, et personne à tuer, mais doivent tenir compte d’avions qui sont hors de leur portée, ils sont certains de perdre. Il n’y aura donc plus de risque d’un désastre ou de lourdes pertes comme en subit souvent l’infanterie légère dans les pays non civilisés »[22]. Une analyse fort à propos pour éclairer l’emploi actuel de la puissance aérienne en Iraq et en Afghanistan…

 

Le rôle actuel de l’USAF en Irak et en Afghanistan

Un peu plus de 80 ans plus tard, que ce soit en Afghanistan ou en Irak, la puissance aérienne a joué un rôle clé dès le début des opérations. En Afghanistan[23], après les 120 premiers jours de guerre, 12 600 sorties aériennes avaient été effectués et 7 000 tonnes de bombes et autres munitions avaient été larguées. Avec la poursuite de la guerre, cette place dans le dispositif militaire n’a pas faibli. Pour la RAND Corporation, l’airpower peut fournir une contribution majeure au succès en Irak et Afghanistan[24]. C’est un démultiplicateur d’efficacité pour les troupes au sol. Les Etats-Unis continuent à employer leur forces armées aériennes dans des opérations de combat, des missions d’entraînement, d’équipement, de conseil et d’assistance en Irak et Afghanistan. L’Air Force joue donc un rôle central dans ce cadre.

 

Sur ces deux théâtres, elle a réalisé 130 000 missions[25] de soutien aérien et 375 000 heures de vol. Anthony Cordesman[26] adresse d’ailleurs une mise en garde au sujet de cet usage massif du Close Air Support en invitant les forces armées à mettre en œuvre une très grande prudence en matière d’attaques aériennes, afin de réduire les dommages collatéraux parmi les civils et la « production » d’insurgés qui en résulte...

 

Uniquement en Irak, les Etats-Unis disposent de 300 appareils, soit 1/3 de l’ensemble des appareils de l’armée de l’air française. Ses opérations consistent en du renseignement, de la surveillance, du transport, du support aérien aux troupes au sol, de la dissuasion envers toute intervention extérieure. Mais à terme, les forces aériennes irakiennes et afghanes devront être capables de conduire des opérations de contre-insurrection, de « contre-terrorisme », de collecte et d’analyse de renseignements et de planification.[27]

 

Le renforcement des forces aériennes irakiennes et afghanes

Il s’agit notamment de montrer dans le cadre de la GWOT un visage local[28] : au sol un Afghan ou un Irakien et, dans les airs, un Américain. Déjà en 2002, l’Air Force Association notait que la puissance aérienne des Etats-Unis et leurs alliés pouvait travailler de manière efficace avec les troupes locales pour atteindre les objectifs[29]. Cependant, à terme, une partie du soutien aérien devait également être le fait des forces locales. Pour le Colonel Robin S. Read [30]de l’USAF, « développer la capacité des partenaires et en tirer avantage représenteront un élément absolument essentiel ».

 

L’Iraqi Air Force (IqAF)

L’Iraqi Air Force (IqAF) constitue une composante à part entière des forces armées irakiennes combattant aux cotés de l’armée de terre et de la marine. L’IqAF exerce 4 fonctions : le commandement et contrôle, la reconnaissance, la mobilité sur le champ de bataille et le transport. Elle dispose d’une cinquantaine d’avions et hélicoptères : 3 C130 (américains) pour le transport ; 8 SAMA CH2000, 5 CompAir 7SL, 2 Seeker, 1 Cessna Caravan pour la surveillance, le renseignement et la reconnaissance (ISR) ; 16 UH – 1 (américains) et 10 MI-17 (soviétiques ou russes) pour la mobilité tactique ; 5 Bell Jet Ranger d’entraînement. Il est à noter que les CompAir 7SL sont maintenus de manière permanente au sol pour des raisons de sécurité.

 

En décembre 2005, a été créé un groupe de travail visant à renforcer les capacités aériennes irakiennes : le Comparative Aircraft Working Group (CAWG). Ce comité a produit une étude tendant à l’acquisition par le gouvernement irakien « officiel » de 164 avions (à turbine) pour un montant de 0,5 à 2,5 milliards de Dollars US. Ce plan a été approuvé par le général Kamel Abdel Sattar Barzany, commandant en chef de l’IqAF. Mais le CAWG a limité les ambitions irakiennes. Là, où les aviateurs irakiens entendaient disposer d’une capacité d’intervention offensive, le CAWG n’a autorisé qu’ « une capacité d’attaque légère »[31]. Le département américain de la défense a accepté, en 2008, la vente de 24 hélicoptères d’attaque pour un montant de 2,4 milliards de Dollars US. En septembre 2008, le pouvoir officiel irakien a indiqué être intéressé par l’achat de 36 appareils de combat F-16 pour un montant de 3 milliards de Dollars US.

 

L’Afghan Air Corp (AAC)

Avant l’intervention militaire américaine en Afghanistan suite au 11 septembre 2001, le régime des Taliban possédait sur le papier[32] une centaine de Mig 21 et de Mig 23. L’Afghan Air Corp (AAC) n’est aujourd’hui qu’un simple élément de l’Afghan National Army (ANA). Il a pour missions : le transport de personnalités, l’évacuation médicale, le transport humanitaire, et le soutien aérien à divers ministères. Il dispose en 2008 de 21 avions et hélicoptères (contre 9 en 2007): 1 AN – 24, 1 AN – 26, 3 AN – 32 pour le transport ; 8 MI-8/MI-17 et 6 MI-35 pour la mobilité tactique ; 2 LC-39 pour l’entraînement. Il s’agit principalement d’appareils russes, qui ont pour beaucoup été modifiés lors de l’occupation soviétique afin d’être adaptés au relief afghan caractérisé par une très haute altitude. Ils sont au demeurant peu coûteux à l’usage. Néanmoins, le gouvernement afghan n’est pas en capacité de faire face aux dépenses que ces avions représentent, et encore moins au développement d’une véritable armée de l’air. Il faudra donc faire appel aux pays membres de l’OTAN et aux pays européens[33].

 

Un transfert de mission prenant du temps et accompli dans la méfiance

Il faut environ 4,5 années pour former un pilote de combat[34]. Le transfert prendra donc du temps. D’autant qu’il nécessitera pour constituer une véritable flotte opérationnelle, des moyens financiers importants, indisponibles pour le moment, notamment en cette période de crise financière. De plus, l’introduction de capacités d’attaques au sol (Close Air Support ou CAS) et de contre-insurrection (COIN) nécessitera de nombreuses précautions[35], pour deux raisons notamment.

 

Premièrement, il existe un danger que ces capacités soient instrumentalisées par des individus ou des groupes pour des vendettas familiales ou claniques, voire des luttes entre factions religieuses. L’USAF pourrait donner l’impression de choisir un camp au détriment des autres. Il y a également le risque que l’USAF soit malencontreusement prise dans les violences inter-religieuses ou claniques.

 

Pour éviter cela, l’USAF devrait créer une interopérabilité avec l’IqAF, et mettre en œuvre une procédure intégrée de définition et de validation des cibles, lui conférant une visibilité complète sur les opérations irakiennes de type CAS et COIN. Il s’agit de filtrer, et le cas échéant d’invalider les cibles. Des contrôleurs aériens tactiques, des analystes du renseignement devront donc être présents sur le terrain en Afghanistan et en Irak, même après un retrait des troupes américaines. Cela permettra de s’assurer que les cibles ne seront pas choisies en fonction d’intérêts personnels, ou de celui de groupes politico-religieux, sans parler des réseaux de résistance qui ont infiltré les forces liées à l’occupant.

 

Deuxièmement, les Etats voisins (Israël compris) de l’Irak pourraient s’alarmer du développement des forces aériennes de Bagdad, perçues comme potentiellement offensives à terme. La formation d’une force irakienne mécanisée dotée de 141 chars M1 Abrams inquiète déjà certains pays dans la région.

 

L’Air Force et l’airpower continueront donc à jouer un rôle essentiel en matière de contre-insurrection, de « contre-terrorisme », de sécurisation des infrastructures et des frontières, de dissuasion de toute attaque extérieure[36]. L’emploi de l’USAF en Irak et en Afghanistan, ainsi que dans cette région du monde se poursuivra et ira en s’accroissant, y compris dans l’hypothèse d’un retrait substantiel des troupes américaines au sol[37]. Le niveau de l’action de l’USAF pourrait être inversement proportionnel à celui[38] des troupes au sol. Le chef d’Etat major de l’armée de l’air américaine notait déjà en 2005 : « Au fur et à mesure que les forces iraqiennes montent en puissance, nous nous rapprochons d’une réduction de notre présence sur le terrain. Cependant, je ne vois pas la composante aérienne sortir du théâtre aussi rapidement »[39]. En effet, les troupes américaines au sol devraient commencer leur retrait (annoncé ces derniers jours par Barak Obama pour 2011 en Irak) bien avant que les forces aériennes irakiennes et afghanes soient en capacité d’agir de manière opérationnelle et indépendante. Ce qui fait de l’USAF, le seul acteur capable de soutenir les forces locales[40].

 

Maintenir des bases en Irak et en Afghanistan ainsi que sur le territoire de leurs voisins

Dans cette perspective, l’USAF aura besoin d’un accès à une ou deux bases que ce soit en Irak (Balad et Al Asad) ou en Afghanistan (Bagram et Kandahar) afin de mener une contre-insurrection continue, dans des coûts raisonnables[41]. Du côté de Bagdad, cette idée engendre davantage d’appréhension qu’à Kaboul.

 

Des bases établies dans des pays voisins ou proches (Koweït et Kirghizstan) de l’Irak et de l’Afghanistan seront également nécessaires, même si mener des opérations à partir de telles installations s’avère être plus coûteux, plus complexe et moins efficace. Les Etats-Unis tirent ici les leçons de la campagne aérienne contre l’Afghanistan en 2001 – 2002. Celle-ci avait ainsi été marquée par des distances importantes à franchir pour les avions américains, que ce soit ceux de la Navy employés à partir de leur porte-avions situés à plus de 700 miles du théâtre d’opérations ou que ce soit pour les bombardiers stratégiques positionnés sur l’Ile de Diego Garcia à plus de 2 500 miles. Un problème identique s’était posé en 2003 lors de la campagne contre l’Irak. Mais ce faisant la guerre du Viêt-nam serait-elle oubliée ? Lors de ce conflit, l’USAF avait enregistré 447 attaques à distance de sécurité, entraînant la destruction de 75 avions, la mort de 155 soldats et près de 1 702 blessés. La seule base de Balad en Irak a connu plus de 400 attaques à distance de sécurité. 

 

Face à cette activité des insurgés irakiens, l’opération Desert Safeside a été conduite par la force opérationnelle 1041. Au cours de celle-ci, 17 cibles de hautes importantes et une centaine de combattants ont été capturés en 60 jours. Huit caches d’armes ont été également découvertes. Le général Robert H. Holmes, le colonel Bradely D. Spacy, le colonel John M. Busch et le colonel Gregory estiment en conséquence que l’Afghanistan et l’Irak constituent du fait de « l’incertitude et (de) l’asymétrie de bataille non contiguë et non linéaires », « des lieux dangereux pour les bases aériennes » et que « les aviateurs expéditionnaires doivent (donc) se préparer pour le combat »[42]. Combat tant aérien que terrestre puisque selon leur propre terminologie, maintenir de telles bases engage l’USAF dans « une guerre terrestre »…

 

3) Les scenarii catastrophes envisagés pour l’Afghanistan, l’Irak et l’Iran

Les opérations aériennes en Irak et Afghanistan devraient cesser d’ici 2017 à 2012, à moins qu’un régime « islamiste » ou « dictatorial », c’est-à-dire opposé aux occupants, ne s’empare du pouvoir dans l’un de ces Etats ; qu’un Irak récalcitrant se dote d’armes de destruction massive ; voire que l’Iran nucléarisé n’agresse Bagdad.

 

Vers la fin des opérations aériennes en Irak en en Afghanistan entre 2017 et 2022

Les opérations CAS et COINS conduites par l’USAF devraient en principe cesser en 2017 en Irak et après 2022 en Afghanistan[43]. Dans un monde parfait… Peu d’observateurs avaient prévu la chute du mur de Berlin et dans sa foulée celle de « l’empire soviétique », l’éclatement de la Yougoslavie, et enfin les attentats du 11 septembre 2001. La RAND Corporation est donc prudente et envisage 3 scenarii basés sur ce qui est de leur point de vue le pire, comme l’avènement d’un régime « islamiste » ou « dictatorial » (baasiste) en Irak ou le retour au pouvoir des Talibans en Afghanistan. La prudence est certes de mise. Mais, cet excès de prudence en dit long quant à la situation sur les deux théâtres d’opérations ainsi que sur les chances de succès des Etats-Unis et de leurs alliés.

 

L’avènement d’un régime « islamiste » ou « dictatorial » (baasiste) en Irak ou le retour au pouvoir des Talibans en Afghanistan

 

La RANDappréhende donc un scénario qui verrait l’accession au pouvoir d’un régime islamiste en Iraq, d’un islamisme indépendant et donc différent de celui en partie au moins au pouvoir actuellement. Dans un telle perspective, le rôle de l’USAF en matière de contre-insurrection et de soutien aux troupes de ce régime serait réduit, même si ce dernier devait soutenir encore la politique internationale des Etats-Unis[44]. Toutefois, cela n’empêcherait pas Washington d’intervenir militairement contre des groupes « terroristes » dans des zones échappant au contrôle du gouvernement local, avec ou sans sa bénédiction. L’USAF n’assurerait plus la dissuasion à l’égard des voisins de Bagdad, à une exception près. En effet, la RAND préconise un accord tacite dans l’hypothèse d’une « agression » conduite par un Iran détenteur de l’arme nucléaire contre un Irak « chiite », aux velléités d’indépendance à l’égard du voisin perse[45].

 

Dans les trois scenarii (pouvoir « islamist »e ou « dictatorial » indépendants en Irak, retour des Talibans au pouvoir en Afghanistan), l’USAF réduirait sa coopération, son soutien et sa protection. Qui plus est, Bagdad et  Kaboul deviendraient davantage un objectif (comprendre une cible) de la planification militaire américaine qu’un partenaire de cette planification[46]. L’Air Force réorienterait ces vecteurs afin de dissuader les deux capitales de poursuivre des actions agressives envers leurs voisins pour certains alliés des Etats-Unis.

 

Un Irak doté d’armes de destruction massive

La RAND imagine même un 4ème scénario, porteur de dangers encore plus grand : celui d’un Irak non coopératif et doté d’armes de destruction massive, et de moyens de les utiliser (missiles, avions, drones). Dans ces circonstances, les Etats-Unis n’auraient pas d’autres choix aux yeux des auteurs du rapport que de soutenir des rebelles (entraînement, équipement, conseil et assistance) contre un tel gouvernement irakien devenu récalcitrant. Un politique identique s’appliquerait à un gouvernement afghan réfractaire ; égalité de traitement oblige.

 

À lire ces lignes, 7 ans après le 11 septembre, l’intervention en Afghanistan qui s’en est suivie et 5 ans après l’invasion de l’Irak, le lecteur peut légitiment se demander si tout cela a servi à quelque chose d’utile du point de vue des attaquants, si ce n’est à gâcher 800 milliards de Dollars US, des millions de vies (morts, blessés, réfugiés) et à créer davantage d’instabilité régionalement et globalement…  Il convient, ici de se demander si le nouvel occupant du bureau ovale, au-delà de quelques annonces comme la fermeture de l’odieux camp de prisonnier de Guantanamo, aura de réelles marge de manœuvre pour changer la donne.

 

Des marges manœuvres réduites pour Barak Obama alors que risque de s’ouvrir un front interne

Le colonel Rob Levinson de l’USAF prédit que « refroidi par l’expérience irakienne, voire afghane, très décevante, notre futur président, probablement imité par notre dirigeant des corps de l’armée et de la marine, réfléchira à deux fois avant de se lancer dans une situation où la probabilité d’une bataille prolongée est assez élevée. Le vieil adage, « ne vous battez jamais avec un cochon dans la boue car vous en sortirez toujours couvert jusqu’au cou et les cochons aiment ça » présidera à leurs pensées. Il est fort probable que le président décide de se tourner vers la force aérienne »[47]. Il complète ses propos de cette manière : « Face à la nécessité d’une intervention militaire à découvert, la puissance aérienne pourrait constituer le premier… et dernier recours ». D’ici là, la flotte militaire américaine aura encore vieilli. Le coût des nouveaux avions aura lui aussi progressé…

 

D’ici là, Barak Obama devra gérer un autre front où les pertes dépassent déjà en nombre celui de tous les morts et blessés américains en Irak et Afghanistan. En effet, depuis janvier 2008, 600 000 citoyens américains ont perdu leur emploi[48]. Cette guerre-là, économique et intérieure, ne pourra être ignorée très longtemps.

 

 * Karim Lakjaa, Doctorant en Droit international – Université de Reims, Diplômé du Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques de Paris (CEDS), Collaborateur occasionnel de la Revue Militaire Suisse, de Damoclès (CDRPC) et du Quotidien d’Oran (Algérie), Envoyé spécial de Jeune Afrique en Irak en 1998.

 

 Notes :

[1] Alexander Nicoll et Sarah Jonstone, “The West’s financial crisis”, IISS Strategic Comments, Volume 14, Issue 08, octobre 2008.

[2] Amy Belasco, “the Cost of Iraq, Afghanistan and Other Global War on Terror Operations Since 9/11”, Congressional Research Service, RL33110, 14 juillet 2008pages 16 et 19.

[3] Voir l’excellent ouvrage de Joseph Henrotin, L’airpower au XXIème siècle: enjeux et perspectives de la stratégie aérienne,  Bruylant, Bruxelles, 2005, 584 pages.

[4] Alec M. Rinson, “Distinguishing Sapce Power from Air Power: Implications for the Space Force Debate”, Air University, avril 1998, page 16.

[5] Colonel J.P Hunerwadel, « L’échec d’Israël”, Air & Space Power, Automne 2008.

[6] Anthony Cordesman et Hans Ulrich Kaese, “America Self-Destroyng Airpower”, Center For Strategics & and Internationak Sudies (CSIS), Burke Chair in Strategy, 1er octobre 2008, page 2.

[7] Mark V. Arena, Obaid Younossi, Kevin Brancato, Irv Blickstein, Clifford A. Grammich, Why Has the Cost of Fixed-Wing Risen ?, RAND Corporation, 2008.

[8] Norman Augustine, Augustine’s Law, New York, Viking Penguin, 1986.

[9] National Journal, « Aging Aircraft », 14 mars 2008.

[10] Michael Hoffman, “F22 Decisions Delayed Until End of Bush Term”, Defense New, 10 juin 2008.

[11] Anthony Cordesman et Hans Ulrich Kaese, America Self-Destroyng Airpower, Center For Strategics & and Internationak Sudies (CSIS), Burke Chair in Strategy, 1er octobre 2008, page ii.

[12] Anthony Cordesman et Hans Ulrich Kaese, “America Self-Destroyng Airpower”, opus cité, page 3.

[13] « Return of the Bomber, the Future of Long-Range Strike », Air Force Association special Report, février 2007, page 7.

[14] Anthony Cordesman et Hans Ulrich Kaese, “America Self-Destroyng Airpower”, opus cité, page xvi.

[15]David E. Thaler, Theodore W. Karasik, Dalia Dassa Kaye, Jennifer D. P. Moroney, Frederic Wehrey, Obaid Younossi, Farhana Ali, Robert A. Guffey, Future U.S. Security Relationships with Iraq and Afghanistan, U.S. Air Force Roles, RAND Corporation, 2008,  page xx.

[16] Anthony Cordesman, Follow the Money : Why the US Is Losing the War in Afghanistan, Center For Strategics & and Internationak Sudies (CSIS), Burke Chair in Strategy, 19 septembre 2008, page 5.

[17] Cité par  Anthony Cordesman, « Follow the Money : Why the US Is Losing the War in Afghanistan”, Center For Strategics & and Internationak Sudies (CSIS), Burke Chair in Strategy, 19 septembre 2008, page 13.

[18]Anthony Cordesman, « Iraqi Forces and US Withdrawals”, Center For Strategics & and Internationak Sudies (CSIS), Burke Chair in Strategy, 16 septembre 2008, page 22.

[19] Colonel Rob Levinson, « Que ferons nous la prochaine fois ? Combattre les guerre d’après l’Iraq », Air & Space Power, Automne 2008.

[20]Clive Richards, « The Origins of Military Aviation in India and the Creation of the Indian Air Force, 1910 – 1932 », Air PowerReview, Volume 11, n°1, printemps 2008, page 23.

[21] Jonathan Glancey , “Gas, chemicals, bombs: Britain has used them all before in Iraq ”, The Guardian, 19 avril 2003.

[22] Peter Sluglett, “Britain in Iraq: 1914-1932”, Columbia University Press, 2007, [http://www.globalpolicy.org/security/issues/iraq/history/1976sluglett.htm].

[23] “The Afghan Air War”, Air Force Association Special Report, septembre 2002, page 25.

[24]David E. Thaler, Theodore W. Karasik, Dalia Dassa Kaye, Jennifer D. P. Moroney, Frederic Wehrey, Obaid Younossi, Farhana Ali, Robert A. Guffey, page 93.

[25] Jefrrey Kappenman, « Army Unmanned Aircraft Systems : decisive in battle », JFP, n°49, 2ème trimestre 2008, page 20.

[26] Anthony Cordesman, “Stability Operations: The Lessons of Iraq and Afghanistan”, Center for Strategic and International Studies, 10 juillet 2008.

[27] Idem, page 93.

[28] Idem page 110.

[29] “The Afghan Air War”, Air Force Association Special Report, septembre 2002, page 27.

[30] Colonel Robin S. Read, « La guerre irrégulière de l’US Air Force, l’avenir », Air & Space Power, Automne 2008.

[31]Anthony Cordesman, “Stability Operations: The Lessons of Iraq and Afghanistan”, Center for Strategic and International Studies, 10 juillet 2008, page 98.

[32] “The Afghan Air War”, Air Force Association Special Report, septembre 2002, page 11.

[33]David E. Thaler, Theodore W. Karasik, Dalia Dassa Kaye, Jennifer D. P. Moroney, Frederic Wehrey, Obaid Younossi, Farhana Ali, Robert A. Guffey, page 105.

[34] Idem, page 99.

[35] Idem, page 101.

[36] Idem, page 109.

[37] Idem, pages xiii, 89, 95.

[38] Idem, page 89.

[39] Eric Schmitt, « U.S. General Says Iraqis Will Need Longtime Support from Air Force », New York Times, 30 août 2005”.

[40]David E. Thaler, Theodore W. Karasik, Dalia Dassa Kaye, Jennifer D. P. Moroney, Frederic Wehrey, Obaid Younossi, Farhana Ali, Robert A. Guffey, page xix.

[41]David E. Thaler, Theodore W. Karasik, Dalia Dassa Kaye, Jennifer D. P. Moroney, Frederic Wehrey, Obaid Younossi, Farhana Ali, Robert A. Guffey page xix.

[42] Général Robert H. Holmes, du colonel Bradely D. Spacy, Le colonel John M. Busch et le colonel Gregory J. Reese, “La nouvelle guerre terrestre de l’armée de l’air”, Air & Space Power, printemps 2008.

[43] Idem, page 118.

[44] Idem, page 120.

[45] Idem, page 121.

[46] Idem, pages 121 et 122.

[47] Colonel Rob Levinson, « Que ferons nous la prochaine fois ? Combattre les guerre d’après l’Iraq », Air & Space Power, Automne 2008.

[48] « Le pire est encore à venir pour l’économie réelle », Les enjeux, novembre 2008, page 15.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 11:09
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Comme nous l’avons indiqué dans notre numéro précédent, ce texte aussi devait être publié dans la revue « Rébellion », et c’est dans notre revue, pour les mêmes raisons, qu’il va finalement paraître.Ce texte analyse le contexte dans lequel Barack Obama se prépare à prendre ses fonctions de présentant de la première puissance mondiale. Au service des intérêts de ceux qui ont bâti cette puissance, et dans un contexte où cette puissance est confrontée à une crise majeure et à un affaiblissement onsidérable de sa légitimité internationale. Crise de légitimité ne voulant pas dire remise en cause des fondements de cette légitimité, d’où la grande ambiguïté qui caractérise le changement de décors en cours à Washington. Changement de décors, mais pas changement de scène, encore moins de pièce, tant que les peuples du Monde, y compris celui des Etats-Unis, ne seront pas parvenus à prendre, ou tout au moins à influencer, le pouvoir sur la puissance financiaro-politico-militaro-médiatique qui gère, mal, le destin de l’humanité.
La Rédaction

Comment fabriquer l'homme providentiel

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Décembre 2008

 

Claude Karnoouh

 

À peine vingt-cinq jours après l’élection de Barack Obama, après des moments d’enthousiasme proche du délire collectif, d’exaltation quasi messianique pour le premier homme de couleur accédant à la Présidence des États-Unis, après la frénésie européenne, essentiellement française et allemande, traversant tous les milieux sociaux, toutes les classes sociales, depuis le Front national à l’ex-future candidate du PS jusque dans les colonnes de l’Humanité, après les professions de foi tenues sur les vertus de la démocratie étasunienne, après l’enivrement des jeunes « blacks » des banlieues dites « chaudes » qui déliraient de joie en s’appropriant le nouvel élu ; dix jours après, pendant que les peuples assommés d’une propagande profondément ethniciste s’enivrent encore de cette « divine surprise » et s’extasient devant le bel Obama et la première First Lady de couleur, il faudrait savoir raison garder. Car, au bout du compte, c’est un homme politique que les Étasuniens ont élu, et non une rock star charismatique, quoique par moments l’on puisse en douter, et le nouvel élu semble avoir pris le pli de se présenter devant le peuple dans un style glamour très people, une sorte de synthèse harmonieuse entre Harry Belafonte et Oprah Winfrey.

 

Un simple coup d’œil sur l’équipe de campagne du candidat Obama, un recueil des biographies des premières personnes nommées pour occuper les postes cruciaux de conseillers présidentiels et de secrétaires d’État de la future administration remettent les choses à leur place. Ces nominations illustrent, une fois encore, la parole du prince Salina dans le Guépard : « Il faut que tout change pour que tout demeure en place ».

 

L’important pour les vraies élites dirigeantes – aux États-Unis le complexe militaro-industriel-financier (dénoncé, en son temps par le Président Eisenhower) – ce n’est pas le parti formant tel ou tel gouvernement et gérant le pouvoir, mais, en fonction de la conjoncture, celui qui, tout en faisant semblant de répondre spectaculairement aux aspirations des masses, est capable de maintenir leur pouvoir et de le renforcer afin de conserver tous les avantages, financiers, politiques, symboliques, qu’il procure. Dans son ouvrage sur les États-Unis, le sociologue Denis Lacorne remarquait que le capitalisme le plus avancé, le plus moderne, et donc le plus ouvert à une intensification toujours plus accusée de la mondialisation, était à l’égard des mœurs le plus tolérant et le plus ouvert à toutes les nouvelles formes de socialisation et sexualisation. [i]L’auteur relevait qu’au tournant des années 1970-1995, les États-Unis étaient un champ de lutte entre l’ancien capitalisme conservateur, représenté par la droite du parti républicain, héritière des modèles du XIXe siècle, et un capitalisme moderne, incarné par des milliardaires tels que les financiers Georges Soros et Bill Gates et une majorité des membres du nouveau parti démocrate représenté par le couple Clinton. Pour ces derniers, ni les mœurs ni l’origine ethnique ne peuvent faire l’objet de discrimination politique (ni, bien sûr, culturelle) pourvu que mœurs et groupes n’enfreignent pas les lois. De fait, il s’agit d’une positivité, développée par l’affirmative action, tournant parfois au grotesque, ainsi lorsque ses thuriféraires imposent des contraintes au langage pour en faire la langue du politiquement correct. Dans un mélange où sont mises en avant des différences culturelles, vraies ou fausses, construit-on une société où, comme dans la sphère des marchandises, tout n’est que simultanéité et collage.

 

Ainsi, homosexuels, travestis, lesbiennes, gens de couleurs, hispaniques, chinois, coréens, juifs, amérindiens, etc., ne sont pas considérés au premier chef comme ils devraient l’être dans un État de droit, des citoyens égaux -le combat pour les droits civiques fut constitutionnellement légitime- mais comme les membres de communautés dont on épingle et réifie les origines ou les pseudo-différences. Tous ces groupes, y compris les « Afro-Américains branchés » (cinéastes, acteurs, chanteurs pop-rock-rap-hip-hop, très « bling-bling »), militants des partis institutionnalisés, appartiennent à l’upper middle class : ce sont des électeurs très actifs, des lobbyistes zélés et des consommateurs importants. Les protéger et les défendre représente une affaire politico-économique et idéologique à ne pas rater. Une société fondée sur le collage et la juxtaposition de communautés n’est pas une société de citoyens ni une société qui reconnaît le paradigme des classes sociales en conflit, mais un assemblage d’intérêts qui se complètent ou s’affrontent pouvant entraîner la désagrégation de l’État le jour où la machine se dérègle gravement. L’autre effet de cette culturalisation du corps social, c’est qu’il masque ou efface dans le discours officiel pour le consensus les rapports de classe, implicites ou explicites, conscientisés (comme expérience existentielle) ou regardés d’un seul point de vue objectif. Une fois encore, les faits, têtus pour qui sait les regarder en face sont là : « la tolérance multiculturelle, rappelait Slavoj Žižek, est l’idéologie hégémonique du capitalisme global. » [ii] La relation essentielle du capitalisme s’inscrit toujours entre les deux pôles du socius que son essence engendre dans le rapport du capital au travail, instauré et réinstauré, pour la production encore plus intense des marchandises : celui de la pauvreté et celui de la richesse. Combien de miséreux et de travail faut-il pour fabriquer les multimilliardaires de la finance et du management, les multimillionnaires du show et du sport business, les top-modèles qui par leur consommation ostentatoire entretiennent les rêves des revues « people » ?

 

Au début du XXe siècle, le président des États-Unis, Théodore Roosevelt disait vrai quand il affirmait : « The business of America is precisely business » : messianisme et prophétisme industriel, marchand, mêlés. Il complétait ainsi la doctrine Monroe avec celle, éminemment empirique, du « big stick ». Un État-entreprise : l’exemple même, selon Marx, de l’État dont le personnel politique, quelle que soit l’origine sociale, représente la classe qui dirige et domine la grande économie (industrie et finance), incarné par le mot-valise du complexe militaro-industriel. De ce point de vue le film de Cimino, Heaven Gates (Les portes du Paradis) et l’ouvrage de l’historien Howard Zinn, A People History of the United States (Une histoire populaire des États-Unis)[iii]sont de parfaites illustrations de la nature particulière et bien réelle du totalitarisme Usa. La seule transcendance s’y présente sous une double face : sous l’égide d’un dollar faisant la publicité de la foi en Dieu (« In God we trust » est-il écrit sur chaque dollar), et avec la sacralisation quasi mystique de la propriété privée. Dès qu’aux États-Unis une force authentiquement populaire s’élève pour changer l’équilibre des pouvoirs et remettre en cause la distribution de la propriété, elle est, sans marge de négociation, écrasée par un jeu très habile où se conjuguent l’application de la loi et la répression physique d’une extrême violence.

 

Je tiens l’élection de Barack Obama pour l’une des plus belles opérations de marketing politique organisée et réussie aux États-Unis par sa classe dirigeante. Je sais que cette affirmation en choquera plus d’un parmi les bonnes âmes de la social-démocratie (sans parler de la flagornerie coutumière des intellectuels à ses ordres) et parmi les aveugles naïfs (fussent-ils bardés de diplômes universitaires) pris par l’« obamania », confondant un homme politique, fût-il métis, mais banalement élu, avec l’homme providentiel qui, dans l’épreuve se révèle un grand stratège politique. Une analyse minutieuse de la manière dont le sénateur Obama a accédé au pouvoir présidentiel montre la nature exacte de cette élection qui, usant de la démocratie de masse, pour mieux ressaisir un pouvoir discrédité moins par les guerres néocoloniales déclenchées en Irak et en Afghanistan que par les dysfonctions profondes de la machine économique : crise productive, krach boursier, déflation et dépression économique globale à l’automne 2008.

 

Pour tenter de saisir ce qui s’est passé, il convient de nous tourner d’abord vers la faillite de l’administration Bush. Si elle a totalement ou presque raté son coup pour mettre en œuvre la domination impériale globale, c’est de n’avoir pas mesuré avec plus de lucidité les coûts économiques de telles opérations. Selon une habitude propre à tous les pouvoirs coloniaux et néocoloniaux, l’administration Bush a méprisé l’ennemi jugé comme un « sous-homme » terrorisé par la puissance d’un armement hautement technologique.

 

Mais l’homme de l’hyper-technologie oublie des choses essentielles propres à l’homme archaïque, le courage et le mépris envers la mort chez des peuples guerriers ou insoumis. Lorsque le président Bush annonça, « The job is done, war is over », ses conseillers se doutaient-ils que huit ans après le bombardement et l’invasion de l’Irak, ce pays serait toujours instable, en parti insoumis, et quasiment ingouvernable. Quant à l’Afghanistan, la majeure partie de son territoire demeure hors du contrôle des troupes de l’Alliance. Pour trouver les moyens financiers de ces guerres de « basse intensité », l’ancien président de la Fed, A. Greenspan a mis en place une dérégulation générale de l’économie de manière à intensifier le flux de l’épargne mondiale et le diriger vers les États-Unis. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la victoire sur l’Allemagne nazie et le Japon, les États-Unis ont mis au travail leur puissance pour donner à ses élites et à ses classes moyennes le niveau de vie le plus élevé du monde sur le dos des autres. Malgré un développement technoscientifique sans équivalent dans l’histoire, l’artificialité entre les jeux financiers du crédit, la production réelle des richesses et leur consommation finit par dérégler un équilibre toujours fragile des échanges lorsque, par exemple, les créditeurs, pour une raison ou pour une autre, décident de récupérer massivement leurs valeurs boursières en espèces. Dans un système où le moteur essentiel de la croissance économique s’appuie sur la consommation des ménages d’une part, sur l’immobilier d’autre part, il suffit d’un accroc dans le flux de la production-crédit-consommation, d’une surproduction, d’un mouvement de chômage imprévu, des crédits trop importants par rapport aux réserves monétaires de quelques institutions financières importantes, pour faire tomber l’édifice comme un château de cartes.

 

C’est ce qui advient présentement à une échelle inégalée depuis 1929. Nous avons pu compter les sommes immenses (des fonds publics) consentis par les États afin que des très prestigieuses banques, des non moins prestigieuses compagnies d’assurance (ayant assuré des prêts à très haut risque) dispersées dans les pays riches et certains pays émergeants, pour qu’elles ne soient pas mises en état de cessation de paiement et déclarées en banqueroute totale comme l’a été voici deux mois Lehmann Brothers, l’une des six majors de New York. C’est dans ce contexte de tensions entre l’Europe (l’Europe qui compte, car aujourd’hui l’heure de vérité a sonné pour les pays économiquement croupions, les nouveaux venus de l’ex-empire soviétique) et les États-Unis que les responsables politiques et économiques parlent de rebâtir un système de règles afin d’aménager et réguler à nouveau les échanges mondiaux financiers et industriels. L’heure est grave et beaucoup parlent de la nécessité d’un nouveau Bretton Wood. La crise qui, voilà à peine trois mois ne faisait que commencer, empire de jour en jour. Pour le dire avec le titre d’un remarquable film sur la naissance du capitalisme : There will be Blood ! Ça va saigner ! Ça saigne déjà du côté du chômage. Voilà le contexte dans lequel se sont déroulés les deux derniers mois de la campagne présidentielle aux États-Unis. Ce contexte ne peut pas être écarté pour comprendre la grande victoire du sénateur Obama.

 

Voici quatre ans, Barack Obama, n’était qu’un jeune sénateur de l’Illinois, nouvellement élu au Congrès, à peu près inconnu ou presque dans la vie politique. Il ne s’était pas fait remarquer pas des prises de positions radicales. Il avait simplement voté contre l’intervention en Irak, une minorité, et il n’était donc pas le seul. Soudain, voici deux ans, il se déclara candidat à la présidence des États-Unis. S’il faut une certaine mégalomanie pour briguer un tel poste, le système politique « à deux têtes » ne permet jamais l’émergence d’une candidature sauvage, surtout en son sein, capable de rassembler les donateurs nécessaires afin de mettre en œuvre une campagne efficace sur tous les médias audiovisuels (qui, à cette occasion, encaissent des bénéfices énormes). Comme par enchantement le sénateur Obama reçut immédiatement des sommes considérables, bien plus importantes que celles obtenues par sa plus sérieuse concurrente démocrate, Hillary Clinton, vieux routier de la politique, sénatrice de l’État de New York, et surtout, épouse et conseillère de l’ancien président Clinton, rompue à tous les mystères et les pièges bureaucratiques et politiques de la capitale fédérale. Il y aurait eu de quoi être quelque peu surpris. De plus, Barack Obama, enfant d’une famille divorcée très modeste ne pouvait donc en appeler à une dynastie puissante et wasp des Roosevelt ou des Bush, ni à une communauté importante comme le richissime catholique d’origine irlandaise, les Kennedy, ni, comme Ross Perrot, à sa fortune personnelle. Par ailleurs, on ne le trouve pas porteur de quelque gloire acquise au préalable dans d’autres domaines ; il n’est pas l’héritier d’une très ancienne position sociale comme Théodore Roosevelt (et plus tard son cousin Frank Delano Roosevelt), tous deux descendants d’une des familles hollandaises ayant participé à la fondation de New York (et le second, par sa mère, avait pour ancêtre l’un des membres du Mayflower) ; il n’a jamais joué un rôle de premier plan dans l’armée comme le général Dwight Eisenhower, ou son concurrent, MacCain, fils et petit-fils d’amiral qui, s’il n’a jamais eu un rôle important dans l’aviation embarquée de l’US Marine, n’en a pas moins l’aura de l’ex-prisonnier de guerre au Nord Vietnam ; il n’a pas fait carrière dans le cinéma comme Ronald Reagan, célèbre certes, mais moins comme acteur de talent que comme dénonciateur de communistes sous le maccarthysme en tant que président du syndicat des acteurs à Hollywood, puis, plus tard, en tant que gouverneur de la Californie (l’État le plus riche des États-Unis) ; il ne représente pas un puissant groupe politique de démocrates, d’un État du Sud au statut particulier, le Texas, comme l’était Lyndon Johnson ou, autre cas de figure, Jimmy Carter, riche lui aussi, certes non texan, mais Georgien, et donc le premier Président d’un État du Sud profond : avec retard on jouait avec lui la réconciliation totale avec les Confédérés.

 

On ne peut même pas faire appel à lui pour le comparer à l’origine pauvre de son modèle, Abraham Lincoln, car si ce dernier venait d’une famille analphabète de la Frontier, il ne s’en était pas moins forgé, bien avant son élection en 1861, à l’âge de cinquante-deux ans, non seulement une solide réputation politique, mais, comme avocat, était devenu le représentant des industriels du Nord, dévoué aux intérêts des compagnies de chemin de fer qui partaient à la conquête des États-Unis et n’avaient plus que faire d’un système esclavagiste archaïque, caractéristique de l’ancienne économie rurale des États du Centre-sud et du Sud. Ceux-là voulaient un prolétaire « libre », sans plus d’attache à l’égard de ses employeurs qu’un contrat léonin, travailleur plus corvéable encore qu’un esclave qui, en tant que propriété privée, pesait directement sur le patrimoine de son maître et son manque à gagner si d’aventure il ne pouvait, pour une raison ou pour une autre, travailler. Lincoln fut l’antiesclavagiste au profit d’un prolétariat sans syndicat, sans défense, soumis au bon vouloir des industriels, à la police, voire parfois à la garde nationale ou à l’armée de l’Union.

 

On ne sait pas vraiment d’où Barack Obama tira la gloire qui lui permit d’avancer sa candidature, si ce n’est la manière dont ses mentors insistèrent sur le fait qu’il était un métis noir, jeune, sympathique, sorte de nouveau Kennedy de couleur, pouvant redonner de l’espoir aux États-Unis et répétant sans cesse : « nous changerons, nous pouvons le faire ». Est-ce bien là un programme politique ? Ses sympathisants se sont-ils demandé un seul instant s’il n’y avait pas là une manière à la fois bien raciste et bien simpliste de penser la valeur politique d’un homme, même si au lieu d’être négative comme le fut longtemps, la positivité attribuée à la couleur de la peau ou au sexe féminin ne gommait en rien le racisme latent qu’elle sous-tend ? Comme si la grande politique était question de couleur de peau ou de genre masculin ou féminin. Il y a eu de très grands leaders noirs en Afrique, Kenyatha, N’Krumah ou Lumumba, des femmes politiques très habiles et très obstinées, Mesdames Ghandi, Golda Meir, Bhutto, Thatcher, d’authentiques grands acteurs politiques quand bien des rois, des présidents de la République ou du Conseil, des premiers ministres, n’étaient que des gestionnaires tristes et obtus. Le véritable acteur du néoconservatisme anglo-saxon n’a jamais été Ronald Reagan avec ses mots d’esprit, mais l’austère Madame Thatcher. L’affirmative action n’a jamais été un gage d’égalité plutôt une aumône charitable. Vers le mois de mars 2008 les commentateurs mesuraient le fond du combat politique entre Hillary Clinton et Barack Obama comme un match entre l’image que renvoyait un homme de couleur confronté à une femme blanche. Mais jamais on entendit de débats sur le fond de leur programme respectif s’ils en avaient réellement sauf, peut-être lors de leur dernier débat où il semble que dans le domaine de la politique intérieure, en particulier pour tout ce qui concerne la politique sociale, Hillary Clinton se montra bien plus progressiste Barack Obama.

 

Homme venu d’une famille modeste, époux d’une femme noire étasunienne, issue elle aussi d’une famille extrêmement modeste, tous deux boursiers, rudes travailleurs, qui ont fait de bonnes études de sciences politiques, de relations internationales et de droit dans d’excellentes universités, ni l’un ni l’autre n’ont appartenu à de prestigieux instituts de politologie, à des think-tanks de relations internationales, ou à ces grands cabinets d’avocats d’affaires où de jeunes débutants, enfants des « bonnes » familles (des riches, fussent-ils de la high class ou roturiers) et des étudiants méritants et brillants, sont repérés par des chasseurs de têtes pour commencer à préparer une carrière politico-économique sous la houlette de professeurs ou de collègues aguerris ayant déjà travaillé dans les hautes sphères de l’administration fédérale. Car même un président d’origine pauvre comme Bill Clinton, avait commencé, dès le BA obtenu, un apprentissage de politique internationale dans la prestigieuse université de Georgetown, spécialisée dans la préparation des futurs hauts fonctionnaires fédéraux, diplomates, conseillers politiques, dirigeants de la CIA, du FBI et de diverses agences. Son talent lui donna accès à une bourse Rhodes qui lui permet d’étudier à l’université d’Oxford en Grande-Bretagne pendant deux ans, pour ensuite revenir à l’université de Yale y faire des études de droit.

 

Très beau parcours d’un apprentissage prépolitique qui lui ouvrira les portes de l’enseignement du droit à l’Université d’Arkansas, avant d’y commencer une carrière politique comme attorney général, juge d’État, puis en tant que gouverneur. En définitive, riches ambitieux, pauvres talentueux, ce qui caractérise le système politique étasunien depuis la Guerre d’Indépendance, et surtout depuis la fin de la guerre de Sécession, c’est que la même élite politico-économique (celle qui se confirme d’une part et émerge de l’autre pendant la dernière moitié du XIXe siècle) dirige le pays, jadis directement, et depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale plutôt, mais pas toujours (voire les Bush et Carter) par l’intermédiaire d’hommes-paravents. Il existe certes des exceptions, et depuis 1945 des présidents tentèrent d’obtenir une véritable indépendance, mais chaque fois leur volonté fut mise en échec. L’un, Nixon, dut démissionner, l’autre fut assassiné, Kennedy. Au premier on planta le Watergate comme un poignard dans le dos parce qu’il avait voulu garder un pouvoir autonome à la Présidence qui lui aurait permis de résoudre, avec son conseiller Kissinger, de manière plutôt équitable la guerre entre les Israéliens et les Palestiniens ; quant au second, aidé de son frère Bob, Attorney général (ministre de la justice) il lança des enquêtes et des procès contre la Mafia qui lui avait assuré sa victoire électorale en mobilisant ses forces, en particulier dans l’État du Michigan, décisif pour gagner… Erreur impardonnable ![iv]Il arriva aussi une très déplaisante mésaventure à Bill Clinton dont la passion (ma foi compréhensible !) pour les jeunes femmes permit de bloquer toute recherche sérieuse d’une véritable solution à l’impasse israélo-palestinienne : Monika Lewinsky ayant été la bonne personne au bon moment. En effet, comment dans un pays demeuré puritain, pourrait-on faire confiance à un Président des États-Unis qui se fait faire des turluttes dans le bureau ovale de la Maison blanche. Allons, ce n’est pas sérieux ! C’est bon pour les Présidents français, joyeux lurons comme leurs compatriotes dont ils sont les plus éminents représentants. Les États-Unis ont une culture politique dure, violente pour ceux qui ne se soumettent pas aux diktats des élites et des lobbies les plus puissants.

 

Aussi, malgré les louanges adressées par les flagorneurs de tous poils à la démocratie étasunienne, l’Histoire de la conquête depuis les côtes de la Virginie jusqu’à la Californie (cf. le film de Raph Nelson, Soldier Blue et celui de Terence Malik, New World), celle de la guerre de Sécession (cf. le roman de Stephen Crane, The Red Badge of Courage et le film qu’en fit John Huston) ou celle de son mouvement ouvrier (cf. l’étonnant film d’Herbert J. Biberman, Salt of The Earth)[v]sont-elles là pour démontrer que cet État n’a pas été moins répressif et sanglant que ceux de la vieille Europe. Même un homme prudent et mesuré comme le pasteur Martin Luther King perdit la vie pour des discours fort modérés, rien qui ressemblât au programme des Black Panthers, lesquels furent purement simplement assassinés. Demandons à Angela Davis d’une part, aux champions noirs des jeux Olympiques de Mexico en 1968, de l’autre, qui osèrent lever leur poing droit ganté de noir pendant l’hymne national étasunien, comment ils ont été traités ensuite par la plus « ancienne démocratie du monde » ! Je n’ai pas entendu le sénateur Obama rendre l’hommage que méritent ces combattants de la liberté, de la dignité humaine et de la véritable démocratie, par ailleurs tous des noirs descendant d’esclaves ! Barack Obama, comme d’autres noirs, a été coopté par l’élite blanche pour la servir.

 

Par exemple Colin Powell : West Point, brave officier pendant la guerre du Vietnam, continuant une brillante carrière bureaucratique qui le mena jusqu’au poste de chef d’État-major des armées dirigeant la première guerre d’Irak, puis à celui de Secrétaire d’État, avec la responsabilité d’endosser, sur ordre du Président Bush junior (ou mieux sur ordre de ses adjoints rapprochés, Dick Cheney, Wolfovitch, Rumsfeld et Perle) la responsabilité des énormes bobards déblatérés devant l’assemblée générale de l’ONU quant à la présence d’armes de destructions massives (chimiques et biologiques) en Irak… Un énorme mensonge… reconnu aujourd’hui sans qu’il lui en soit tenu en rien rigueur ; on le dit même pressenti pour un poste de haute responsabilité dans l’administration Obama. De la même manière, Madame Rice fait ce que le pouvoir réel lui dit de faire, rien de plus, rien de moins… mais toujours avec le sourire et de somptueux escarpins Ferragamo. Aux États-Unis les élites économico-politiques sont divisées en deux tendances qui se partagent dans une parfaite alternance le pouvoir depuis plus de deux siècles, avec de petites exceptions comme la présence de Ross Perrot qui, en prenant 19 % environ de l’électorat de Bush père, permit à Bill Clinton d’être élu. C’est cette élite qui, en dernière instance, prépare les esprits à telle ou telle candidature et détient les moyens financiers de la promouvoir. C’est pourquoi le système étasunien ne permet jamais à un candidat indépendant et désargenté, comme l’écologiste Ralph Nader par exemple, de faire une campagne capable de lui attirer suffisamment de votes dans tous les États. Il faut voyager, acheter des plages de télévision et de radio, louer des salles de meeting, des salles de conférence, des hôtels, avoir un minimum de personnels permanents à sa disposition, en bref posséder des ressources financières sans vraiment compter. Rappelons-nous les finances à la dérive d’Hillary Clinton vers la fin de sa campagne, ayant dû gager une partie de ses biens personnels pour obtenir de nouveaux crédits…

 

Hormis deux années comme sénateur, Monsieur Obama, entraîné par son épouse dans la politique du côté du camp démocrate, avait fait auparavant une modeste carrière au sénat de l’Illinois, occupé à la défense de lois sociales que l’on qualifierait en France de centre gauche. Sa seule véritable prise de position nationale a été, en tant que sénateur – le fait est hautement louable –, d’avoir voté contre l’invasion de l’Irak, mais rien de plus… ni pour un homme encore jeune, une carrière politique en vue, voire mondaine, comme les enfants Kennedy ; ni leader d’opinion, encore moins membre de groupes alternatifs hautement respectables comme, par exemple, les journalistes de la station de radio et de télévision Democracy Now, critique permanente de la politique de l’administration Bush depuis sa prise de pouvoir, sous la ferme direction d’Amy Goodman. À l’évidence ne faisant jamais allusion aux analyses de Noam Chomsky, pourfendeur résolu et opiniâtre de l’impérialisme étasunien depuis plus d’un demi-siècle, Monsieur Obama se présente en homme modéré, du centre – que dis-je de l’extrême centre – et s’il paraît plus démocrate qu’il ne l’est en réalité, c’est que la politique extérieure et intérieure des néocons de l’administration Bush avait mis en place un système quasi totalitaire de contrôle social, politique et policier mondial qui fait qu’aujourd’hui il est bien plus difficile d’entrer aux États-Unis que de passer les frontières de la défunte URSS, que ce pays n’a plus aucun respect pour un minimum de droit international, si bien que les États-Unis peuvent détenir de prétendus terroristes dans diverses prisons, à Guantanamo et hors de leur territoire national, dans divers États croupions ! C’est un effet de léger contraste (comme on dit un effet de réel) qui assure à Monsieur Obama ce succès sans pareil… Il est vrai que l’entrée à la Maison Blanche d’un président métis, d’une « first lady » descendante d’esclave étasunien est une révolution dans la vie sociale étasunienne, tant le pays fut jusque fort récemment un pays majoritairement raciste… mais cette révolution des mœurs ne préjuge en rien une modification profonde de la politique sociale ! L’Union Sud-africaine est aujourd’hui politiquement dirigée par les noirs de l’ANC (ex-communiste) quand il y a vingt ans y régnait encore le système de l’Apartheid ! Tous les indices montrent que cette nouvelle élite noire sud-africaine, avec son style, n’est pas moins féroce pour la défense de ses privilèges récemment acquis, que naguère les Africaaners et leur racisme insupportable de petits blancs calvinistes. Le nouveau capitalisme mondial n’a plus besoin de ce genre d’exclusion pour faire avancer le profit et maintenir son pouvoir.[vi]Mais ce qui me surprend, c’est qu’une majorité de citoyens américains qui appartiennent à une vraie gauche (on dit là-bas libéral) ayant voté pour Monsieur Obama, le regarde comme une sorte de messie… Comme si, parce qu’il est noir, il serait habité d’une spiritualité capable de mettre en œuvre une politique vraiment différente de celle exigée pour la défense des intérêts de l’empire… mais combien parmi ces citoyens étasuniens seraient-ils capables d’accepter une baisse de leur niveau de vie afin de rééquilibrer les échanges mondiaux ? La question demeure en suspend, mais je doute qu’ils acceptent une telle politique d’équité mondiale dans une économie majoritairement globalisée…

 

Certes nul ne peut contester que la crise économique qui semble plus intense et grave que celle de 1929, ait joué un rôle essentiel dans l’élection d’Obama, il n’empêche, le jeune sénateur de l’Illinois n’a pas refusé le plan Paulson, un cataplasme sur une jambe de bois, visant à renflouer les banques et leurs dirigeants avec de l’argent public, sans leur demander de rendre des comptes sur leur gestion et, pourquoi pas, sans exiger des poursuites judiciaires à l’encontre de ceux ayant commis des fautes professionnelles inadmissibles, en particulier, pour n’avoir pas pris les garanties suffisantes (les provisions bancaires) pour les risques très importants liés à tout investissement de très haute rentabilité sur des débiteurs aux revenus faibles… Á ses « spécialistes », la soif du profit sans limite a fait perdre le sens des plus banales réalités économiques. Le candidat Obama a donc joué le jeu des patrons de la finance étasunienne, et le soutien sans faille que lui ont accordé Georges Soros et Warren Buffet, par exemple, en dit long sur ses relations avec le capitalisme purement financier. Pour le moment ce sont toujours les plus démunis qui sont mis à la porte de leur habitation. Où vont-ils vivre ? Campent-ils dans des roulottes ou des tentes, ou sont-ils simplement jetés sur le pavé ? S’est-on posé aussi la question des classes moyennes ? Leur paupérisation est déjà en route. Ainsi en cet été 2008, les États-Unis sont non seulement le pays le plus haï dans le monde, mais celui qui dès septembre entraîne la planète dans son naufrage économique… Déconsidérés à l’intérieur, haïs à l’extérieur, les États-Unis sont en état de récession économique avancée, objet de spéculations massives à la baisse de la part d’institutions financières qui visent, à moyen terme, une énorme surconcentration du capital, et donc de gigantesques bénéfices, facteurs, à l’évidence, d’autres crises peut-être fatales !

 

Pour ne pas perdre tout soutien afin de poursuivre leur politique impériale, les États-Unis devaient donc donner impérativement une autre image de leur système politique. Plus encore, si l’on ne veut pas que le pays devienne ingouvernable, que des révoltes surgissent ici et là, non plus des ghettos noirs ou latinos, mais parmi la population blanche paupérisée, il fallait faire quelque chose de nouveau sans que cela menace en quoi que ce soit le système politico-économique. Plus personne ne croyait dans les valeurs classiques étasuniennes : démocratie, welfare, défense de la liberté. Comment résoudre le problème rapidement par l’image, puisque ceux soulevés par la réalité sont autrement plus ardus, et peut-être pour certains insolubles sans de très graves dysfonctions, sans des sacrifices porteurs à terme de très violents mouvements sociaux que les forces de l’ordre devront nécessairement résoudre avec violence ? Comment donc travailler l’image, c’est-à-dire le simulacre ? Il fallait donc trouver l’homme providentiel… On hésita à coup sûr. Impérativement il fallait un homme ou une femme façade qui n’appartienne pas à la classe politique présente au pouvoir depuis trois décennies, obligatoirement un personnage nouveau, produit de la méritocratie et non de l’aristocratie sociale, il fallait donc qu’il vienne d’une couche sociale très modeste. C’est le cas, et tous les discours de Monsieur Obama depuis la convention de 2004, lors du discours en faveur de John Kerry, martèlent le thème du « Rêve américain » si cher aux Américains, comme Kennedy avait martelé jadis celui d’un nouvel élan, d’une « New Frontier » pour l’accomplir. Il fallait que ce personnage nouveau ne se soit pas compromis avec les décisions les plus belliqueuses de l’administration Bush, mais surtout, il fallait faire pendant à l’administration Bush qui avait nommé en la personne de Colin Powell le premier secrétaire d’État noir de l’histoire des États-Unis, mais, mieux encore, qui lui avait donné comme successeur la première femme noire, Condoleezza Rice, ancienne Conseillère à la Sécurité nationale entre 2001 et 2005. Le multiculturalisme, forme dégénérée de la reconnaissance de l’altérité et réduction de la politique à sa culturalisation spectaculaire, triomphait sous l’égide de Républicains néoconservateurs, car, eux aussi, avaient compris que la présentation du politique comme réduction multiculturelle est une manière de neutraliser l’économie, de chercher la fin de l’économie politique par l’absorption la plus vaste de mouvements qui sembleraient s’opposer au mode de production capitaliste.[vii] « L’histoire du capitalisme n’est-elle pas la longue histoire de la manière par laquelle : la structure idéologico-politique dominante se révéla capable de concilier (et d’atténuer le caractère subversif) des mouvements et des demandes qui paraissaient menacer sa survie même ? »[viii] Ce que les communistes, en bons héritiers de l’Aufklärung, n’avaient pas compris en raison de leur entêtement stupide à repousser les remarques de Nietzsche sur le nihilisme inhérent à la culture académique et à la culture de masse. En bref, les Démocrates ne pouvaient faire moins que les Républicains, à la fois pour, au plan fondamental, maintenir l’économie politique hors du champ d’un vrai débat quant au devenir du pays et, simultanément, capter les votes d’une majorité de couleur, surtout ceux des noirs et des latinos. Que reste-t-il donc après le poste de Secrétaire d’État déjà attribué à un homme et à une femme de couleur ? Celui de Président parbleu… Selon cette logique antipolitique de la concurrence culturelle, Monsieur Obama, bien sous tous rapports, collait parfaitement au portrait type d’un président de la République renouvelé, homme nouveau dans la politique, homme sans compromission avec la vieille garde politicienne, homme de couleur marié à une femme noire brillante, et bon père de famille. Voilà construite l’image parfaite, capable de représenter une nouvelle Amérique qui sait, le moment venu tourner la page et repartir du bon pied vers des « lendemains qui chantent », preuve s’il en fallait qu’il n’y eut pas que les Soviétiques qui orchestraient ce type d’espoir, de fait, il est commun à tous systèmes politiques modernes qui souhaitent changer sans véritablement changer… On prétend changer de politique, parfois, dans certains cas très urgents changer une partie de la classe politique, voire même de système de représentation politique[ix], pour prétendre à la réalisation du bon gouvernement, fondement même de l’idéalisme politique, jamais celui du réalisme. C’est depuis l’autonomisation de la sphère politique toujours le même paradigme, c’est Machiavel contre Spinoza, Clausewitz contre Kant, Carl Schmitt contre le néokantisme, Mao contre le marxisme académique, etc. On comprend donc pourquoi la classe dirigeante, des gens comme par exemple le vieux sénateur Ted Kennedy et sa nièce la fille de John, Caroline, les financiers déjà cités G. Soros, W. Buffet, des multimilliardaires comme B. Gates ou comme l’acteur Georges Clooney, Oprah Winfrey ont d’emblé soutenu Obama et non Hillary Clinton… Obama a donc été choisi pour faire oublier l’administration Bush et les catastrophes successives qu’elle a déclenchées. Pour faire oublier, mais non pour guérir et changer réellement. Obama est donc le nouveau neuroleptique politique étasunien, une nouvelle version collective du prozac.

 

À preuve que Monsieur Obama n’est que l’interface d’une élite qui en fait son nouveau gadget, son cabinet de campagne, majoritairement constitué de conseillers ayant appartenu de près ou de loin au clan Clinton, avec comme stratège international Brzezinsky (celui du Président Carter) dont il devra appliquer les principes de la domination impériale plus habilement formulés dans le « Grand échiquier ».[x]Il y a aussi les « bons » républicains, comme le secrétaire à la défense Gates maintenu à son poste, et dont on se demande s’il ne travaillait pas pour Obama depuis sa nomination sous la seconde administration Bush, en remplacement de l’incompétent et délirant Rumsfeld. Il y a encore le secrétaire au Trésor, le président de la Fed de New York, Timothy Geither qui fera tandem avec Lawrence Sammers, placé à la tête du Conseil national économique, ce dernier ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton et ancien président d’Harvard. Du beau monde. Mais déjà Madeleine Albright a été l’observatrice du futur président à la Réunion du G20 de novembre 2008 à Washington. Il y a aussi les appels du pied aux Républicains modérés, certains voient déjà arriver au gouvernement Colin Powell et Arnold Schwarzeneger. Et puis enfin il y a Rahm, le lobbyiste très expérimenté de Washington (ancien conseiller de Freddie Mae en faillite aujourd’hui !), l’homme qui possède aussi la nationalité israélienne, sioniste radical, nommé secrétaire de la Maison Blanche (i.e. chef de l’administration présidentielle), prêchant la guerre contre l’Iran et une aide inconditionnelle à Israël. Avec ces conseils et d’autres, on ne voit pas très bien les États-Unis contraindre leur principal allié au Moyen-Orient à signer enfin une paix, sinon juste, à tout le moins honorable avec les Palestiniens. Enfin, au moment où j’écris ces lignes, il semblerait qu’Hillary Clinton négocie avec Obama le poste de Secrétaire d’État, et le cercle serait ainsi bouclé.

 

Comme Ronald Reagan en son temps pour les Républicains, Obama un homme de paille pour les Démocrates et, au-delà pour le pays en sa totalité, que dis-je pour le monde ! Malgré les slogans, les rodomontades, malgré les louanges béates et bébêtes des masses de par le monde, le changement tant claironné ne semble guère pour demain… Un peu de sécurité sociale pour les pauvres, à peine un peu de tolérance pour les critiques alternatifs sans danger, permettra de faire passer le principal immuable… Une chose est sûre, Barack Obama n’est pas le produit d’un quelconque mouvement social qui l’aurait hissé à la candidature comme ultime recours face à une crise insoluble par les moyens traditionnels. L’enthousiasme qu’il suscite est venu a posteriori, comme les effets d’une publicité martelée à tout moment dans un pays désemparé par une crise économique sans équivalent depuis plus de soixante-dix ans… Obama est comme le dernier tome d’Harry Potter, ou la dernière version du ipod de Mac, dès qu’on en annonce la sortie pour le lendemain, immédiatement d’immenses queues se forment à l’entrée des supermarchés culturels. Preuve qu’à force de persévérance, et selon la loi de Mac Luhan, le message est bien passé dans les têtes, avec les effets escomptés.

 

Monsieur Obama a choisi de mettre ses discours sous l’aile protectrice et prestigieuse d’Abraham Lincoln. Certes, il est le président qui a aboli l’esclavage (tout en refusant le droit de vote aux noirs !), mais, comme je l’ai déjà souligné, en tant qu’agent du capitalisme du Nord et de l’Est, il décide ainsi, avec le chemin de fer, la conquête des marchés du Sud, la création d’un prolétariat massif et sans force politique face à ses employeurs. Lincoln, en son temps, était l’homme porteur du plus radical modernisme… Comme Monsieur Obama l’est aujourd’hui pour un capitalisme qui, réduisant l’essentiel des différences communautaires à de pseudo-différences culturelles (multiculturalisme), les différences biologiques et les comportements sexuels à de prétendues différences socioculturelles, vise à effacer ce qui demeure le fond de la différenciation et de l’antagonisme explicite ou implicite dans un pays hypermoderne, la différence entre les riches et les pauvres, dussent les premiers instrumenter les seconds en terme de culture. Et il faut la bêtise crasse et la bassesse des petits blancs du Sud pour manifester, ici dans les campus, là à l’entrée de petites villes du Sud, un racisme abject que l’on connaît de longue date. Sauf que présentement, il faudrait leur dire tranquillement qu’il n’y plus aucun espoir pour eux, qu’ils ont perdu la partie, que le capitalisme mondialisé par les hommes politiques blancs qu’ils ont élus (les Bush par exemple) les a exclus du jeu.

 

 Car pour un Bush, un Blair, un Brown, un Sarkozy, un richissime arabe, indonésien, chinois, indien ou africain, a toujours plus de valeur qu’un petit blanc raté vivant au fin fond de l’Alabama, des Midlands ou de la Corrèze. Monsieur Obama est là aussi pour faire entendre ce nouveau cours des choses, d’abord par l’image, puis si cela ne suffit pas, par la force. Il est le nouveau visage du capitalisme planétaire, le nouveau visage lisse, souriant, brave et multiculturel de l’ordre impérial étasunien. C’est pourquoi, au risque d’en choquer certains, Monsieur Obama me semble être tout à fait le type d’homme que le héros noir d’un admirable roman sociographique, La Croisade de Lee Gordon, de l’écrivain noir américain Chester Himes, critique violemment, le définissant comme le « nègre blanc (sic !) ».[xi]Oui, Monsieur Obama a intégré tous les traits des serviteurs de l’élite politico-financière étasunienne dominée sans conteste par les blancs… Étant donné les dérégulations mises en place par les administrations Clinton d’abord puis Bush ensuite qui ont inexorablement plongé le pays dans le marasme, que dis-je, dans la faillite économique, Monsieur Obama a été modelé par des publicitaires pour être l’image « of the right man at the right place at the right moment ». L’enthousiasme de l’ensemble du monde occidental[xii] et d’une partie de l’Afrique ne peut que donner raison à ses mentors et légitimer leur entreprise.

 

Dans la presse quotidienne, c’est en Italie que l’on trouve un regard lucide et cynique au sens étymologique, c’est-à-dire capable d’affronter le réel dans le blanc des yeux sans négliger et l’ironie et le sarcasme. Dans La Stampa du 13 novembre 2008, Enzo Bettiza sous le titre Nonostante Obama écrit : « Dorénavant, Obama devra ôter le masque fascinant de la rock star en concert et affronter le monde à visage découvert, et même jouer par la bande avec les Européens, laissant les pièges et les chausse-trapes au patrimoine de la politique mondiale de l’ancienne administration. […] Une fois le masque tombé, il devra aussi abandonner maintes promesses faites durant sa campagne électorale, particulièrement les plus excessives et les plus naïves qui lui permettaient d’apparaître sans aucun doute comme le Messie du changement. » Je pense que déjà la réalité s’est imposée avec les personnes qui composent son équipe rapprochée… Aussi, une fois encore aura-t-on vérifié que dans la démocratie représentative de masse postmoderne, les promesses politiques et économiques n’engagent que ceux qui y croient… C’est lorsque les gens les plus touchés par la crise se rendront compte qu’il n’y aura pas de solution pour eux que des révoltes pourront éclater. Ce sera alors le moment de vérité, le moment où le masque de la rock star souriante et lisse de Monsieur Obama se transformera en celui grimaçant et menaçant du samouraï au combat.

 

En guise de conclusion

Si les élites étasuniennes avaient voulu véritablement montrer au pays un changement symbolique fort (ne parlons pas d’un changement de système que seule une révolution pourrait susciter), elles auraient choisi non pas un métis dont le père ne fut pas un descendant d’esclave, mais un Indien, un peau-rouge comme on l’écrivait dans les albums de bandes dessinées de ma jeunesse. Les noirs sont, à leur corps défendant, le produit de la conquête européenne et donc du pouvoir blanc aux États-Unis. À ce sujet le cinéaste John Ford ne s’y est pas trompé avec Sergeant Rutledge (traduit en français par Le Sergent noir) Il a montré en un temps où le politiquement correct n’était pas encore l’idéologie dominante, comment les compagnies de soldats noirs de l’Armée fédérale, objets d’un racisme dur et affiché de la part des soldats et des officiers blancs, participèrent, par ailleurs, à la conquête de l’Ouest sans trop s’inquiéter du sort génocidaire réservé aux Amérindiens.[xiii]Si l’élite avait souhaité un symbole fort d’une Amérique reconnaissant sa dette aux autochtones que ses conquérants ont spoliés de leurs terres, de leur culture et de leurs croyances, c’est un Indien qu’elle aurait dû promouvoir au poste suprême. Juste retour des choses après tant de siècles de crimes et d’injustice.[xiv]Mais agissant ainsi, elle aurait implicitement reconnu l’illégitimité du pouvoir blanc et par ricochet aussi celui des noirs. Sait-on jamais ? Dieu seul le sait ou le Diable !

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Notes :

[i] Denis Lacorne, La Crise de l’identité américaine. Du melting-pot au multiculturalisme, Fayard, Paris, 1997.

[ii] Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Climats, Castelnau-le-lez, 2004, cf. p. 15.

[iii] Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Agone, Marseille, 2002 (A People History of the United States, Harper Perennial, New York, 1992).

[iv] Comme très souvent aux États-Unis ce ne sont pas les savantes études universitaires et académiques de politologie et de sociologie politique qui approchent au mieux une certaine plausibilité des causes, mais des romans ou des films, soit sociographiques soit politiques. Dans le cas Kennedy, le travail qui semble approcher au plus près cette plausibilité des origines causales de l’assassinat de John Kennedy, puis celui de son frère Bob, est constitué de deux fulgurants romans du célébrissime James Ellroy, American Tabloid, Alfred A. Knopf, New York, 1995 (même titre en français, Rivages noir, Paris, 1997) et The Cold Six Thousand, Alfred. A. Knopf, New York, 2001 (traduction française (sic!) American Death Trip, Rivages thriller, Paris, 2001).

[v] Le réalisateur Herbert Biberman est une sorte de héros, il appartient au groupe des dix à Hollywood qui, en 1947, refusèrent de répondre du chef d’accusation de « communistes » devant la commission des activités antiaméricaines du Congrès. Il fut condamné à six mois de prison, à mille dollars d’amende pour outrages aux membres de la commission et, bien sûr, mis à l’index pendant plus de sept ans. De fait, il ne trouva plus jamais de producteur et dut financer lui-même ses films. Le Sel de la terre est une sorte de cinéma vérité avant la lettre ou une sorte de retour au Kino Pravda soviétique ( La Grève d’Eisenstein, ou Arsenal d’Aleksander Dovjenko), reconstruisant la trame dramatique d’une grève de mineurs au Nouveau Mexique avec les ouvriers comme acteurs dont le financement fut assuré par leur syndicat. Le thème du film aurait dû être l’une des références de Monsieur Obama, en effet, il s’agit d’une grève de mineurs d’origine mexicaine qui veulent être traités de la même manière que les ouvriers d’origine européenne… dans le film les Mexicains parlent des Européens comme des blancs… Il semble en effet que cet aspect de la culture étasunienne soit totalement étrangère à Monsieur Obama, car j’ai lu dans la grande presse d’information qu’il est grand amateur de film du genre de L’Homme araignée

[vi] Les Verts allemands viennent d’élire à la présidence du parti un citoyen d’origine turque dont les parents étaient venus travailler en RFA comme simple Arbeitsgast (travailleur invité).

[vii] cf. Claude Karnoouh, « Un Logos sans ethos. Considérations sur les notions d’interculturalisme et de multiculturalisme appliquées à la Transylvanie », in Postcommunisme fin de siècle, L’Harmattan, Paris, 2002.

[viii] Slavoj Zizek, op. cit., p. 93.

[ix] Je pourrais multiplier les exemples. Ainsi lorsque les chefs de l’Armée impériale allemande forcèrent l’Empereur Guillaume II à abdiquer alors qu’ils lui avaient personnellement juré fidélité, pour installer à Weimar une République permettant d’éviter la débâcle totale, et, très rapidement, bien mieux à même de liquider, avec cette même armée, la révolution bolchevique naissante de 1918-1919. Ou, plus récemment, l’implosion du pouvoir communiste dans les pays de l’Est qui, à quelques exceptions près, et sous la forme de la démocratie représentative classique, laisse le champ libre aux anciens apparatchiks communistes reconvertis en indomptables défenseurs de l’économie libérale. Cf. La Grande braderie à l’Est ou le pouvoir de la kleptocratie (sous la direction de Claude Karnoouh et Bruno Drweski), Le Temps des Cerises, Pantin, 2004.

[x] Zbigniew Brzezinski, The Great Chessboard, Basic Book, New York, 1997.

[xi] Chester Himes est aussi célèbre pour ses romans policiers se déroulant à Harlem, avec ses héros, deux policiers noirs, dont le plus connu qui a enchanté ma génération, La Reine des pommes, demeure l’une des plus remarquables descriptions de la vie quotidienne de ce ghetto newyorkais au tournant des années 1950-1960.

[xii] Si j’en crois la presse roumaine et hongroise, dans ces deux pays l’élection de Monsieur Obama ne suscite aucun enthousiasme particulier.

[xiii] Pour saisir l’ampleur de ce massacre, voir un travail universitaire de haute qualité : David E. Stannard, American Holocaust (The Conquest of the New World), Oxford University Press, New York, Oxford, 1992. Plus saisissant encore, parce que tentant de restituer l’expérience existentielle des troupes de vas nu-pieds blancs, employés par les autorités d’État ou les compagnies privées comme chasseurs de scalps et d’oreilles d’Indiens dans l’Ouest et le Sud-ouest des États-Unis, voir le roman étonnant et détonnant de Cormac McCarthy, Blood Meridian or The Evening Redness in the West, Random House, New York, 1985. (Traduction français.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 11:08
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Remarque introductive de la rédaction 

 

Confronté à la censure de fait des grands médias, y compris de la plupart de ceux qui se proclament « alternatifs » ou « critiques », les adversaires réels de l’ordre global ont peu de possibilité de faire valoir leurs thèses auprès de ceux-là mêmes qui les attendent. Dans ce contexte, notre collègue et ami, Jean-Pierre Page, a été sollicité pour donner une interview par une revue se voulant radicalement critique de la réalité capitaliste, et à laquelle d’ailleurs plusieurs membres de notre équipe et d’autres avaient accordé auparavant leurs articles. La rédaction de cette revue, « Rébellion », se qualifiant de socialiste radicale, cachait le fait qu’elle était dirigée en partie par des personnes ayant occupé des fonctions au sein de groupes politiques comme Unité-Radicale ou le Mouvement national-républicain. Groupes qui représentent à nos yeux une des multiples tendances visant à renforcer l’incrustation dans les sociétés contemporaines de « communautarismes », c’est-à-dire de communautés fermées juxtaposées, construites sur une base ethnique, « raciale », ritualiste ou néo-tribale, participant de fait non pas à « l’arc en ciel des cultures », mais au processus opposé de fragmentation planétaire de la masse des sociétés voulu par les tenants de l’uniformisation des élites possédantes, et des systèmes politiques et économiques.

Nous savons que, dans le contexte du flou idéologique régnant depuis plus de trois décennies, des personnes honnêtes peuvent être amenées un temps à se fourvoyer dans des groupements divers. Nous savons aussi que l’aventure humaine est le résultat d’une démarche de progrès constant, qui implique que des personnes s’étant fourvoyées dans des courants nauséabonds, racistes, obscurantistes, découvrent finalement leurs errements. Mais nous ne pouvons accepter que ces phénomènes positifs restent inexpliqués et cachent une partie fondamentale du passé individuel, à partir du moment où ce passé concerne des personnes occupant une place visible sur la scène sociale et médiatique, même à un niveau modeste. Ce qui est le cas d’une partie au moins de la rédaction de la revue « Rébellion ». C’est la raison pour laquelle l’interview ci-joint a été retirée avant publication dans la revue en question, et qu’il a été diffusé depuis par le biais de réseaux et sites compatibles avec la base sociale à laquelle il s’adresse. C’est aussi la raison qui explique notre propos présent, et le fait que, après quelques nouvelles petites modifications, cette interview soit publiée par notre revue.

 

Syndicalisme :

L’internationalisme ne saurait se réduire à une aspiration morale

-

Novembre 2008

 

Par  Jean Pierre Page*

 

La rédaction : Quel fut votre parcours syndical et politique ? Pourquoi votre engagement syndicaliste ?

 

Je suis un militant syndical et politique ! Je suis communiste ! J' ai pendant une vingtaine d'années occupé des responsabilités au sein de la direction nationale de la CGT comme membre de la commission exécutive confédérale et également au sein du PCF comme membre du Comité Central ! Dans la même période, j'ai été un des deux fondateurs de l'Observatoire de la mondialisation qui a joué un rôle décisif dans l'échec de l'Accord multilatéral sur l'investissement que l'OCDE négociait secrètement. Cette victoire a été l'acte de naissance de ce que l'on a appelé le Mouvement anti-mondialisation, devenu par la suite alter mondialiste ! Dans ce contexte, j'ai travaillé et participé à l'animation de plusieurs centres de recherches, de réseaux, en France et à l'étranger, c'est d'ailleurs toujours le cas, ainsi qu'aux comités de rédaction de différentes revues dont " La Pensée libre". J'ai donc été amené à exprimer mes convictions dans des milieux différents ; dans les entreprises comme dans les universités, au sein d'institutions comme celles de l'ONU ou dans des rencontres internationales, et cela dans de très nombreux pays. J'ai écrit quelques livres en particulier sur la guerre dans l'ex-Yougoslavie, et beaucoup d'articles qui ont été publiés dans plusieurs langues.

 

Comme tout un chacun, j'ai été marqué par mon milieu social, mes parents étaient des travailleurs aux fortes convictions. Mon père avait été déporté en Pologne, évadé, caché par une famille polonaise, puis libéré par l’Armée rouge. C'est dans cette époque bouleversée qu'il a épousé ma mère dans le sud de la Pologne. Nous avons après-guerre conservé des attaches très fortes avec ma famille polonaise, dont plusieurs membres occupaient des responsabilités au sein du nouveau gouvernement de la Pologne populaire. Dès les années 50, dans le contexte de la guerre froide, nous allions régulièrement visiter ma famille, et moi-même j'y séjournai plusieurs mois chaque année ! Je dirais que mon parcours a été un peu atypique, c'est souvent ce que l'on en a dit, d'autant qu'avant mes occupations professionnelles, j'ai passé une partie de ma jeunesse aux Etats-Unis ou, parallèlement à des études d'histoire de l'art, j'étais très impliqué dans ce qu'on appelait l'avant-garde artistique. C'est ainsi que tout en dirigeant une importante galerie d'art à Boston, je participais activement à bien des  manifestations, en particulier aux cotés de Wharol ou de plasticiens d'Amérique Latine.

 

J'ai à mon retour en France, poursuivi  après 1968 cette activité et exposé avec mon groupe au Musée d'art moderne. Puis j'ai rompu avec ce milieu trop coupé, à mes yeux, des réalités sociales et politiques. J'ai commencé à travailler dans une grande entreprise du transport aérien ou j'ai fait toute ma carrière professionnelle, et c'est là que j'ai occupé mes premières responsabilités syndicales. Très vite, et bien que défendant  des positions souvent critiques à l'égard de la Confédération générale du travail (CGT) et du Parti communiste français (PCF), je me suis vu confier, jeune, des taches et des fonctions importantes, d'abord dans l'entreprise, puis au niveau départemental, et national. C'est ainsi que je suis devenu le secrétaire général de l'Union départementale CGT du Val-de-Marne, une des plus importantes organisations au sein de la CGT, puis le responsable du département international. Les circonstances ont fait que très vite, j'ai été impliqué au plus haut niveau dans d'importantes luttes sociales et politiques, et donc en contact  avec ceux qui étaient les principaux dirigeants de la CGT et du PCF de cette époque!

 

QU : Comment, vu de l’intérieur, avez vous observer l’évolution de la CGT à partir des années 1990 ? Quel jugement portez-vous sur le bilan de la direction de Bernard Thibault ?

 

Les orientations actuelles de la CGT, qui contribuent à désarmer le monde du travail face à l'offensive du Capital, ne  datent pas de Bernard Thibaut, même si elles sont souvent identifiées à lui. Cela ne saurait  le dédouaner. En fait, déjà à la fin des années 1970 et du Congrès de Grenoble, le débat était engagé au sein de la direction sur  l'orientation de la CGT, ses pratiques, ses alliances, et ses engagements internationaux! Ces questions étaient posées en termes de rupture avec le passé, et l'histoire du syndicalisme de lutte de classes en France, pour des raisons qui étaient liées aux premières manifestations de la crise du système capitaliste, à l'analyse qui en était faite, et au besoin d'y résister ou de s'y adapter.

 

Bien sûr, le contexte politique  n'y était pas indifférent du fait des changements intervenus avec l'arrivée de Mitterand au pouvoir et du débat ouvert dans le PCF sur la stratégie portée par le Programme commun et la subordination au PS ! Cette période correspondait également à ce que l'on a appelé "l'eurocommunisme"!

 

Au fond et par opportunisme, bien des questions de fond n'ont jamais été réglées dans la CGT, y compris  plusieurs années plus tard. Elles se sont cristallisées sur des sujets comme celui de l'indépendance syndicale, ce qui permettait d'éviter de discuter de l'essentiel. Tout était vu à travers ce prisme et la recherche obsessionnelle d'une nouvelle crédibilité reposant sur la capacité de la CGT à produire des  propositions, à faire la démonstration de sa capacité à négocier, à prendre une distance vis à vis du politique et à refuser tout isolement syndical au plan national et européen. Tout cela se faisant au détriment d'un véritable débat de contenu parmi les syndiqués, d'un engagement militant et revendicatif dans les entreprises, en particulier sur le sujet décisif des salaires et du pouvoir d'achat, mais aussi sur la protection sociale, les privatisations. Cette dérive a conduit à l'abandon progressif des références de classe, en faveur de thèmes et de préoccupations sociétales, privilégiant l'individu, souvent vu en opposition au collectif ! Faut-il ajouter à cela les effets du contexte international marqué par l'effondrement de l'URSS et l'offensive impérialiste, la déstabilisation de la Fédération syndicale mondiales (FSM) à travers  la perte de nombre de ses affiliés !

 

L'affaiblissement de l'influence et de la force organisée de la CGT a ainsi souvent été utilisé dans ces conditions comme la conséquence de ses orientations passées, justifiant aux yeux de certains une démarche plus réaliste, plus pragmatique, et plus conforme à celle « raisonnable » du syndicalisme européen, dont il fallait impérativement se rapprocher au risque de disparaître corps et bien! L'évolution de la CGIL italienne ou encore des Commissions ouvrières espagnoles, le fait qu'après 20 ans, la CGT continuait à se voir toujours refuser son affiliation à la Confédération européenne des syndicats (CES), et ce malgré son départ de la FSM allaient justifier pour des dirigeants comme Louis Viannet de procéder à des adaptations, à ses yeux rendues inévitables ! Pour avoir travaillé étroitement avec lui et pendant plusieurs années, je ne partageais pas cette façon de voir, en particulier dans le domaine dont j'avais la charge: l'international ! Mon attitude posait à ce point problème que la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et la CES ont fait de mon départ une des conditions à l'approbation de la demande d'affiliation de la CGT à la CES. Les orientations du département international de la CGT étant selon elles  incompatibles avec celles de la CES et de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) !

 

Il y a eu bien sur eu des résistances à cette évolution, il y en a encore beaucoup, en particulier au niveau des entreprises, dans certaines branches et régions, et la normalisation conduite sur le modèle syndical européen par Thibault est des plus chaotique ! Cela tient aussi au niveau et à la faiblesse de la direction qu'il a autour de lui !  Voilà  pourquoi  les résultats sont mitigés ! On a même vu Thibaut se faire mettre en minorité et humilié au sujet du positionnement de la CGT à l'occasion du débat sur la ratification de la constitution européenne. C'est sans doute pourquoi certains syndicalistes européens considèrent toujours la CGT de façon un peu suspecte et  anachronique dans le paysage syndical ! 

 

Le  bilan de Thibaut  à la veille d'un prochain congrès de la CGT tout comme celui du syndicalisme européen est une totale faillite. Depuis qu'il est secrétaire général, l'affaiblissement de la CGT s'est poursuivi et accéléré. Contrairement à ce qui avait été annoncé, il n'a nullement été enrayé ! Aucun résultat tangible, non seulement  aucune avancée sociale n'a été obtenue, mais bien au contraire, c'est le recul, la régression dans tous les domaines : pouvoir d'achat, conditions de travail, retraites, droit syndical et même exercice du droit de grève, .....! Par contre les compromissions, la bureaucratisation, l' institutionnalisation, en particulier au niveau européen, la fonctionnarisation du syndicalisme CGT ont progressé ! Sa base militante, le  niveau de conscience de celle ci, sa capacité d'initiative, son engagement, et de ce fait son indépendance réelle vis a vis du Capital, se sont considérablement affaibli ! Pour Sarkozy et le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), c'est une véritable aubaine ! Thibaut qui, contrairement à une image complaisamment véhiculée par les médias au début de son mandat et pour cause, a en fait une peur bleu de toute idée de confrontation et donc de luttes ! Sa vision est celle d'un syndicalisme qui participe à la « bonne gouvernance », et accompagne, comme partenaire, les institutions européennes ou internationales pour co-élaborer le contenu d'une prétendue  régulation du capital. À sa décharge, il est vrai qu'on lui avait un peu forcé la main pour devenir Secrétaire général de la CGT. Depuis, il a fait ce que certains souhaitaient et il a été beaucoup assisté en ce sens, et l'est toujours.

 

À ceux qui pourraient se demander qu'elle est l'utilité de Bernard Thibaut, on pourrait répondre qu'il a rendu un formidable service au capital en capitulant avant même d'avoir livré bataille ! Loin d'avoir contribué à renouveler la pensée syndicale et l'action de la CGT, Thibaut a fait preuve d'un conformisme sans limites, au sens de mise en conformité. Contrairement à ces prédécesseurs que j'ai bien connus pour avoir travaillé avec eux, tous des militants ouvriers, de grande expérience, cultivés et curieux, j'ai toujours été frappé par la faiblesse de son analyse, une certaine ignorance du monde qui nous entoure, son absence de vision et d'anticipation. Certes, on ne lui demandait pas autre chose quand il reçu pour son intronisation au congrès de Strasbourg le parrainage de Nicole Notat, Secrétaire générale de la CFDT et d'Emilio Gabaglio secrétaire général de la CES !

 

QU : La base syndicale de la CGT apparaît comme plus combative que sa direction empêtrée dans sa co-gestion du « dialogue social » avec l’Etat et le patronat. Un syndicalisme de combat est-il dans ce contexte toujours encore possible en France ? Et sur quel terrain ?

 

Il est un fait que la direction de la CGT est loin de représenter la grande majorité des syndicats d'entreprises qui pourtant constituent sa base ! Cela tient à son type de fonctionnement, à la façon dont s'organisent par exemple les congrès nationaux, à l'ignorance dans laquelle les adhérents sont tenus quant aux questions en débat ! Il n'est pas exagéré de dire qu'il y à un véritable fossé, qui par ailleurs se creuse entre la réalité de la vie syndicale dans les entreprises, les luttes qui s'y mènent et la façon dont la bureaucratie de Montreuil prend cela en charge ! Ainsi, de nombreuses luttes syndicales parfois longues, vaincues ou victorieuses restent dans l'anonymat alors qu'elles mériteraient la solidarité de toute les structures de la Confédération.

 

Ce qui a fait l'originalité du syndicalisme français pendant des décennies, c'est cette capacité qu'il avait à donner une dimension nationale, voire internationale, à des luttes de branches et d'entreprises. Rappelez-vous les grèves des transports routiers, des Renault ou encore celles des cheminots en 1995, ou des personnels de santé ! Cela était possible car le syndicalisme CGT à l'encontre d'une conception de type réformiste reposait sur la confédéralisation, cette solidarité entre toutes les structures qu'elles soient horizontales : les Unions régionales, départementales et locales, ou verticales :  les Fédérations au service des luttes d'entreprises permettant ainsi les rassemblements, les « tous ensemble » professionnels et interprofessionnels, la recherche de l'unité la plus large ! L'alignement, ou tout du moins la volonté d'aligner la CGT sur le modèle qui prévaut dans les pays anglo-saxons, à littéralement désarmé les syndicats en les privant d'efficacité et  de ce qu'ils sont en droit d'attendre de leur Confédération ! Dans certains conflits, comme celui de la SNCM de Marseille et du transport maritime entre la Corse et le continent, le refus de s'engager de la part de la Confédération et personnellement de Bernard Thibault a été utilisé par le gouvernement et le patronat contre les travailleurs en lutte, délibérément privés de la solidarité qu'ils réclamaient, et vécu par eux comme une trahison !

 

Cela n'est d'ailleurs pas sans créer des conflits !  Signe des temps, il fut une époque où, quand un désaccord arrivait, on se mettait autour d'une table et on discutait avec l'objectif de trouver une solution.  Après tout ne pas être tous  d'accord ce n'est pas un drame ! Aujourd'hui, incroyable mais vrai, Thibaut engage des actions en justice et devant les tribunaux contre des organisations de la CGT, comme c'est le cas actuellement vis a vis de l'Union locale des syndicats CGT de Douai ! Procès qu'il perd d'ailleurs vis-à-vis  de militants connus pour leur combativité !

 

Il y a actuellement beaucoup de luttes en France, mais la CGT se refuse à les valoriser, et il y a aussi de grandes attentes pour voir les confédérations prendre des initiatives d'ampleur, mais celles ci restent l'arme aux pieds ! Le militantisme syndical, cette belle école de la démocratie qui incarne le dévouement, le désintéressement à une cause, celle du monde du travail est dévalué !  On a même vu une dirigeante de la CGT déclarer ces dernières semaines "que la CGT a les moyens d'organiser des grèves mais qu'elle ne le fera pas car elle préfère de loin la négociation". Pourtant, la situation l'exige quand on assiste à ce déferlement de décisions qui aboutissent à un recul social sans précédent et disons-le, à un véritable recul de civilisation. Songez : on parle de faire travailler les gens jusqu'à 70 ans et, malgré cela, Thibault et Chereque font comme si de rien n'était !

 

S’il est juste de stigmatiser la responsabilité des capitalistes dans cette situation de crise profonde, structurelle et durable, il est non moins important,  de caractériser les  causes qui ont conduit à celle-ci, d'autant que la crise va connaître des développements. Nous n'en sommes qu'au début et ce n'est pas le G20, et encore moins Obama, qui vont y changer quelque chose ! Pour un syndicaliste conséquent, comment ne pas voir là des raisons supplémentaires de lutter contre la nocivité d'un système voué à la recherche du profit le plus élevé ! C'est quand même incroyable, on parle de la crise du système capitaliste sans précédent, y compris par rapport à  la référence de 1929, et les dirigeants syndicaux, Thibault en tête, sont sans voix ! Inaudibles ! C'est aussi le cas de la CES et de la Confédération syndicale internationale (CSI) qui a succédé, fin 2006, à la Confédération syndicale internationale des syndicats libres (CSIL), instrument syndical  des puissances occidentales pendant la Guerre froide et à la Confédération mondiale du travail (CMT), d'origine confessionnelle  soutenu par le Vatican ! Lisez leurs communiqués, c'est affligeant de platitude ! Quant ils devraient non seulement appeler à l'action mais éclairer le monde du travail sur ce qui se passe, sur les causes, car, enfin ,cette crise donne de formidables arguments pour contester les choix du Capital et satisfaire la demande sociale !

 

Par exemple, il existe en France et ailleurs une forte revendication en matière de salaires évalués à plus de 30%, idem s'agissant de la qualification, de la formation. Ces exigences fortes ne sont pas prises en compte de façon concrète, depuis les entreprises jusqu'au niveau national ! Comment alors ne pas constater cette perte de crédibilité dans l'action syndicale, car, en principe, se syndiquer, s'organiser, doit servir à quelque chose, à se défendre et obtenir des résultats en bas de sa feuille de paie. Refuser de se battre, c'est au fond admettre qu'on ne peut changer l'ordre des choses ! Cette pédagogie du renoncement auquel se livre les dirigeants syndicaux ne peut conduire qu'à s'interroger sur la finalité même du syndicalisme, ou tout du moins de ce syndicalisme-là! Car, voyons les choses en face, il ne faut évidemment pas être grand clerc pour comprendre que, pour le capital, il n'y a d'autres alternatives que de s'attaquer au travail qu'il considère comme un « coût », tout en poursuivant le pillage des ressources de l'humanité et la destruction de notre environnement. La mondialisation capitaliste à visage humain cela n'existe pas, que reste-t-il alors aux syndicats ? le choix entre résister, se battre, ou alors négocier l'application du programme du capital.

 

En fait, nous sommes entrés dans une période de clarification, une période nouvelle où il faut choisir, où, finalement, tout le monde est au pied du mur. Il fut une époque où le syndicalisme pouvait  justifier sa légitimité en négociant "le grain a moudre", selon l'expression de l'ancien secrétaire général de Force ouvrière (FO), André Bergeron. Cette période est révolue, le Capital a, comme le disait Marx,  tout noyé "dans les eaux glacées du calcul égoïste ". De deux choses l'une, ou l'on admet que le capitalisme est un horizon indépassable, et il faut le dire, ou sinon, il faut savoir en tirer les conséquences pour confronter la logique et les choix de ce système inhumain ! Renoncer à cela, c'est se ranger du côté de l'idéologie dominante, et l'idéologie dominante comme disait encore une fois Marx, "c'est l'idéologie de la classe dominante". Il n'y a donc rien d'étonnant et rien de nouveau à ce que les peuples soient maintenus dans l'oppression par une idéologie anti-humaniste et anti-scientifique. C'est dire la responsabilité historique de ceux qui prétendent parler au nom des intérêts du monde du travail afin de contribuer à contester radicalement cette idéologie et donc le  système capitaliste lui-même; et le faire radicalement ne serait se faire par l'usage de  la rhétorique mais bien par une action concrète, une action révolutionnaire !

 

QU : Chargé des relations internationales de la CGT, vous avez été en relation avec les principaux dirigeants syndicalistes du monde. Comment évaluez vous leurs évolutions et les formes que prennent les résistances à la mondialisation  à travers le monde ?

 

Je suis toujours en contact et je consacre une bonne partie de mes activités à répondre aux sollicitations nombreuses que des syndicats m'adressent à l'échelle internationale. J'ai accumulé une certaine expérience et une vision que je continue à partager avec d'autres militants ! La CGT a toujours été une référence forte sur le plan international, faite de respect à l'égard de la classe ouvrière française connu pour sa combativité, son esprit de résistance. L'engagement anti-colonialiste, anti-impérialiste et anti-fasciste de la CGT, le sacrifice héroïque de ses militants, de nombre de ses dirigeants, ont contribué à donner de celle-ci une image  assez prestigieuse. Bernard Thibaut a dilapidé cet acquis, lié à la fois à notre histoire et à notre identité. Le département international de la CGT qui fut pendant des décennies un des plus importants secteurs de travail de la confédération a été quasiment liquidé au bénéfice d'une immersion dans la bureaucratie syndicale bruxelloise. C'est là un gâchis considérable de voir une part de notre culture et de notre histoire syndicale réduite presque à néant ! C'est d'ailleurs un sujet d'étonnement et d'incompréhension dans bien des syndicats du monde et sur tous les continents. Même si subsistent certaines activités, en particulier au niveau de fédérations ou de régions, on est très loin de ce qui a existé et qui fut un sujet de fierté légitime. Fort logiquement, du fait de l'évolution qui a été la sienne, la CGT a été admise à la CES, Viannet ayant accepté les 4 conditions fixés par la CFDT et la CES ! Depuis, mais ce fut une formalité, Thibaut a fait rentrer la CGT, sans aucun débats interne véritable et par la petite porte, à la CSI !

 

Il y a évidemment une grande diversité au sein du Mouvement syndical international, diversité de situations,  d'histoire, de pratiques militantes. Toutefois, ce que je constate, c'est que jamais autant qu'aujourd'hui le besoin d'internationaliser les luttes n’a été si nécessaire ! Nous vivons une situation par certains cotés, paradoxale : le syndicalisme international est en crise, et dans le même temps, jamais l'exigence de solidarité internationale, d'internationalisme n'a été si forte ! Cette situation contradictoire tient beaucoup au fait que les syndicats des pays riches qui ont dirigé et dirigent encore le mouvement syndical international sont, pour paraphraser Enrico Berlinguer,  arrivés à un point d'épuisement de leur démarche et vision du syndicalisme. Ce syndicalisme-là est sans aucune exception, quasiment inaudible, assez déliquescent, marginalisant de ce fait les travailleurs et leurs intérêts. A contrario, on assiste depuis plusieurs années, en particulier en Amérique latine et en Asie, à des renouvellements et des résultats importants. La dernière grève générale en Inde a mobilisé près de 60 millions de travailleurs. En Amérique Latine, le mouvement syndical occupe une place originale dans ce vaste mouvement populaire qui a permis non seulement des changements politiques, mais à travers ces derniers, la récupération et le contrôle des richesses nationales au service  de la justice sociale ! Le mouvement syndical est ainsi au premier rang du combat pour l'indépendance et la souveraineté nationale ! Et pour un contrôle populaire à travers de véritables pouvoirs de décisions, et non des droits de contrôle comme c'est souvent le cas dans les pays industrialisés et qui sont donc des hochets que l'on accorde aux travailleurs et à leurs syndicats.

 

Si certains, notamment dans le mouvement syndical européen, continuent avec arrogance à se considérer comme un modèle, ils devraient réfléchir avec humilité à leur bilan, et tirer les conséquences de leurs actes. Depuis 25 ans, ils ne peuvent se prévaloir d'aucun résultat, et ils ont perdu des millions d'adhérents, comme c'est le cas en Allemagne, en Grande-Bretagne, et ne parlons pas ici des Etats-Unis, causant de ce fait un formidable préjudice à ceux qu'ils sont censés représenter ! Fort heureusement, il en va autrement dans beaucoup d'autres pays du monde, en particulier dans le tiers-monde !

 

QU : Par rapport à cette histoire d’un syndicalisme « d’accompagnement » lié aujourd’hui à la CSI, quel fut l’histoire de  la Fédération syndicale mondiale (FSM) ? Et quel peut-être son rôle aujourd’hui ?

 

Il y a dorénavant deux confédérations syndicales internationales : la CSI et la FSM ! La CSI est issue de la fusion de la CISL et de la CMT. La CISL est le résultat de la  scission de la Fédération syndicale mondiale en 1949 sur une base anti-communiste, et  au tout début de la Guerre froide. Cette scission fut  perpétrée par l'AFL-CIO, la centrale syndicale des Etats-Unis, et les dollars de la CIA, les TUC britanniques, etc. La FSM avait été créée  en 1945, dans le contexte de la victoire sur le fascisme, par la majorité des confédérations syndicales du monde. la CGIL italienne, tout comme la CGT française, les syndicats soviétiques, ou les TUC britanniques, ou encore le CIO des Etats-Unis étaient parmi ses fondateurs ! 

 

La FSMfut longtemps la première organisation syndicale internationale en nombre d'affiliés, mais elle a évidemment subi le contre-coup de l'effondrement de l'URSS et de régimes socialistes d'Europe de l'Est ! Après une période de stagnation, il est intéressant de noter qu'elle occupe de nouveau une place originale sur la scène internationale, en se revendiquant des principes du syndicalisme de classe et d'une démarche anti-impérialiste ! Organisée dans plus de 130 pays, dont beaucoup de pays du tiers-monde, elle compte plus de 120 millions d'adhérents, ce qui  en fait une organisation incontournable. Son congrès de La Havane, en décembre 2005, a constitué en quelque sorte un nouveau départ, en rupture avec les pratiques anciennes de cette organisation, que met en oeuvre une nouvelle direction, beaucoup plus dynamique ! Enfin,  sa crédibilité s'est renforcée par une démarche très unitaire et ouverte à des grandes centrales syndicales sans affiliation internationale avec lesquelles elle travaillent concrètement, comme le CITU de l'Inde, le Zenroren du Japon, ou encore la Confédération des syndicats de Chine, et bien d'autres ! Cette évolution a contribué à son renforcement particulièrement significatif, avec la récente affiliation de la CTB du Brésil, issue de la grande centrale latino-américaine: la CUT ! 

 

Cela dit, une majorité d'organisations syndicales dans le monde n'appartiennent à aucune centrale internationale. Cela tient au fait que l'institutionnalisation du syndicalisme international ne répond plus, depuis de longues années, aux besoins concrets de luttes, et d'organisation à l'échelle mondiale comme au niveau des groupes transnationaux. Il y a un énorme besoin d'articulation depuis le local, c'est-à-dire depuis l'entreprise, jusqu'au niveau international. Le syndicalisme par ailleurs, souffre d'une approche restrictive de sa vision du monde du travail. Avec le développement de la précarisation, du travail à domicile, du travail informel, du chômage, des millions et des millions de travailleurs échappent aux formes d'organisation traditionnelles d'un syndicalisme qui organise essentiellement ceux qui ont des droits et sont protégés par des conventions collectives. Il faut donc pour lui s'ouvrir, et de toute urgence, à cette réalité d'une classe ouvrière qui a été profondément bouleversée par l'offensive du capital !

 

Comment le syndicalisme réfléchit-il à sa propre crise, à sa capacité non seulement à représenter le monde du travail tel qu’il est devenu, mais aussi à proposer une vision, une analyse syndicale et globale de la mondialisation qui puisse déboucher sur des objectifs, un projet cohérent, une alternative, et par conséquent sur un autre monde possible qui ne peut être celui de la soumission du travail au capital ? Ce débat nécessaire a eu lieu à La Havane, insuffisamment certes, mais il a eu lieu ! En fait, cette réflexion traverse toutes les organisations syndicales, et parce que rien n’est uniforme, raison de plus pour encourager la discussion et ne pas chercher à répondre à des problèmes aussi fondamentaux par des réponses seulement organisationnelles et institutionnelles ! Il faut donc se garder d'une vision uniforme du syndicalisme. Comme il existe un débat dans la CGT, il en va de même dans toutes les organisations syndicales et celles-ci sont loin de l'uniformité que l'on nous présente parfois. Aux USA, en Allemagne, en Italie, en Afrique du Sud ou au Brésil et dans bien d'autres pays, il y a des syndicalistes qui défendent des conceptions de luttes, de luttes de classes, démocratiques et unitaires, même si les dirigeants de leurs confédérations se situent eux sur un tout autre terrain !

En fait, la question à laquelle il faut répondre est : Quels sont les choix qui se posent au syndicalisme ?

 

S’agit-il d’humaniser la mondialisation, de la réguler dans le cadre de ce que les employeurs décident ? Ou, au contraire, s’agit-il de contester les choix du Capital, mettre en question la propriété et les pouvoirs de décision, du lieu de travail jusqu’au niveau de l’État ?

 

À ces questions, on serait bien en peine de trouver des réponses en termes d’objectifs et d’actions, dans le « big bang » qu'avait annoncé la CISL, la CMT, la CES, et en France toutes les confédérations syndicales, CGT comprise, avec la création de la CSI. Je constate d’ailleurs que dans les propres rangs de ces organisations, de  nombreuses critiques et désaccords continuent à s'exprimer. Comme celle-ci venant d'un dirigeant de la CISL « ... il n’y a aucune analyse quant à la nature actuelle du capitalisme, qui pourtant a conduit à un tournant au détriment du monde du travail, aucune analyse de ce qu’est la classe ouvrière aujourd’hui ! Peut-on reconstruire la force du Mouvement dans la perspective d’une lutte avec le Capital transnational avec comme seule ambition pour la nouvelle Internationale d’exercer plus d’influence sur la Banque Mondiale et le FMI ? »

 

Avec la profondeur de la crise, le capital, qu’il soit français, européen ou transnational, partage au moins une même vision : le code du travail, les réglementations sociales sont autant de carcans qui freinent la compétitivité. Il faut donner la liberté d’agir aux entreprises en se débarrassant de tout ce qui peut l’entraver. Ainsi au plan international, les négociations au sein de l’OMC constituent un des lieux privilégiés de cette offensive. Après le G20 de Washington, l'accent est mis sur les responsabilités du FMI, et l'Organisation Internationale du Travail revendique depuis longtemps un nouveau partenariat avec cette institution en faveur d'une « nouvelle gouvernance » ! Qu’en disent et que feront les syndicats à l’initiative de ces projets rétrogrades ? Que proposeront-ils comme projet de lutte et comme alternative ? Une campagne mondiale pour le travail décent, qui débouche sur une mise en cause des conventions et normes sociales édictés par l'OIT depuis sa fondation ? Mais suivre cette voie ce serait pour le syndicalisme pratiqué vis-à-vis de lui-même une forme d'hara kiri! Est-il prêt à çelà ?

 

Il ne saurait y avoir de perspective pour le syndicalisme, a fortiori pour le syndicalisme de classe, sans qu'il revienne à des règles et des principes, à des « fondamentaux » comme l'on dit !

 

- sans une attitude résolue face au capital, c'est-à-dire une attitude fondée sur  l'action encouragée, coordonnée, articulée en permanence au plan professionnel et interprofessionnel, depuis l'entreprise jusqu'au niveau national et international. Aucune forme d'action ne saurait être privilégiée au détriment d'une autre. La négociation ne peut être que le résultat de l'action ! On ne saurait dissocier les objectifs les uns des autres quand c'est toute la politique du capital qu'il faut affronter!

 

- il doit viser au rassemblement de toutes les victimes du capital, sans exclusive aucune : les travailleurs avec droits comme les travailleurs sans droits, les jeunes et les plus agés, les hommes et les femmes, les nationaux et les migrants.

 

- il doit rechercher en permanence l'unité sans a priori, et sans exclure qui que ce soit, de l'entreprise à l'international, et prendre des initiatives concrètes en conséquence.

 

- il doit être placé sous le contrôle des travailleurs eux mêmes, par leur consultation et le respect scrupuleux de leur pouvoir de décision.

 

- il doit être, dans son fonctionnement comme dans l'élection de ses dirigeants, représentatif des travailleurs, et rompre avec la bureaucratisation, la corruption,  l'institutionnalisation et des comportements étrangers au mouvement ouvrier.

 

QU : L’Amérique latine est actuellement le lieu où de nombreuses expériences politiques allient la construction du socialisme et la défense de l’indépendance nationale face à l’impérialisme US. Vous êtes souvent présent à Cuba, que pensez-vous des acquis de sa révolution et de la situation économique et sociale de l’île ? Et, concernant le Venezuela, les réformes entreprises sous l’égide de Hugo Chavez semblent commencer à porter des fruits, que pouvez-vous dire sur les transformations sociales et politiques dans ces pays ?

 

Des changements rapides et profonds sont en train de transformer l'Amérique Latine et la Caraïbe. Parce qu'ils s'opèrent à travers une démarche globale c'est-à-dire : politique économique, sociale et culturelle, ils ne sont pas sans faire réfléchir bien d'autres peuples dans différentes régions du monde ! Après des siècles de colonisation, de pillage, de corruption, de mise sous tutelle par les Etats-Unis, d'années de répression barbare par des dictatures sanguinaires, la force et l'unité du mouvement populaire a modifié complètement la donne. Qui aurait pu imaginer celà, moins de 20 ans après l'effondrement de l'URSS ? Non seulement Cuba et son peuple ont  résisté avec héroïsme, mais cet exemple contagieux a encouragé tous ceux qui luttaient pour une autre alternative, un autre avenir que celui décidé par "le Consensus de Washington". Décidément, il n'y a que les batailles qu'on ne mène pas qu'on ne gagne pas.

 

Il y a bien sûr, une grande diversité de situations, et les gouvernements de gauche ou de centre-gauche qui se sont imposés ces dernières années, et à travers des élections, ont tous en commun qu'ils ont été portés en avant par de puissants mouvements populaires, ou par ailleurs, les populations indigènes ont joué un rôle considérable ! Cela s'est fait dans un contexte marqué par l'agressivité et la brutalité des stratégies impérialistes pour imposer leur suprématie au reste du monde. Celles-ci ont été mises en échec, l'infaillibilité des Etats-Unis s'est ainsi trouvée questionnée comme jamais auparavant. Il ne s'agit pas d'idéaliser les choses, prendre ses désirs pour des réalités, mais ces changements sont indiscutables ! Il est clair qu'en mettant en échec le traité de libre-échange des Amériques (ALCA), les peuples d'Amérique latine ont imposé une autre vision des choses. Cette défaite de l'hégémonisme et de l'unilatéralisme a eu une valeur pédagogique, sans laquelle l'ALBA (Alternative bolivarienne des Amériques) n'aurait jamais vu le jour. Il est donc possible de dire « NON » à Washington, et de construire autre chose en comptant sur ses propres forces !

 

C'est ce que font aujourd'hui la plupart des Etats latino-américains, en reprenant en particulier par la nationalisation le contrôle de leurs richesses nationales que les transnationales particulièrement US et européennes exploitaient avec cynisme, au détriment du développement des peuples de cette vaste région. Une attitude plus résolue face à la dette, le départ ou la prise de distance du FMI et de la Banque mondiale. En 2006, Correa, le Président de l'Equateur a même déclaré "persona non grata" le représentant de la Banque mondiale. Une coopération sans précédent par une intégration régionale plus poussée, bilatérale et multilatérale, des initiatives comme la Banque du Sud, ou encore de grands travaux à l'échelle du continent comme le gigantesque projet de raffinerie  "Abreu e Lima" entre le Venezuela et le Brésil, enfin une  ré-orientation des relations internationales par le  développement sans précédent des relations sud/sud, en particulier avec l'Asie, bouleverse complètement les données de la géopolitique !

 

Dans ce contexte, il est indéniable que le dynamisme opérée par Hugo Chavez, la fermeté dont il fait preuve et, par dessus tout, la vision politique anticipatrice qui est la sienne contribuent à favoriser ce mouvement. Mais il n'est pas le seul et il n'est pas seul ! Rétrospectivement, il faut vivre en Amérique Latine pour mesurer à sa juste valeur l'influence de la vision cubaine et de la pensée tout particulièrement de Fidel Castro qui a irrigué pendant un demi-siècle la pensée politique du continent. Elle prouve aujourd'hui toute sa validité a travers cette situation nouvelle. 175 ans après, le rêve de Simon Bolivar d'une unité latino-américaine prend forme ! Cela n'est pas tombé du ciel, mais est le résultat d'un combat pour la dignité, la souveraineté, l'indépendance et la solidarité. Rien n'est jamais acquis de façon définitive, mais une chose est certaine : les peuples d'Amérique latine et de la Caraïbe sont plus forts, et même si les inégalités sont indiscutables et si les défis sociaux sont considérables, les choses ont commencé a changé ! L'impérialisme d'ailleurs ne s'y trompe pas, en multipliant les agressions, du « plan Colombie » au « plan Panama », du blocus économique aux tentatives de coups d'état, ou encore en recherchant par la partition et l'éclatement de certains pays, la déstabilisation politique de ceux parmi les plus déterminés dans l'affirmation et la défense de leur souveraineté. Pour l'heure, cette stratégie a échoué et la solidarité latino-américaine joue à plein, comme on l'a vu après l'agression de la Colombie contre l'Equateur !

 

Bien sûr, la lucidité commande de voir les choses en face. Le changement, a fortiori à cette échelle, n'est pas un long fleuve tranquille, il y a des attentes, des insatisfactions, des erreurs, mais ce qui importe c'est la tendance des choses. Au Brésil, où 50 millions vivent en dessous du seuil de pauvreté, il faut mesurer ce que représente l'arrivée de l'électricité dans un foyer qui en a toujours été privé ! Aujourd'hui, 148 municipalités ont été déclarées libre de l'analphabétisme en Bolivie, grâce a la solidarité cubaine et vénézuélienne. Enfin, comment ne pas évoquer dans le domaine de la santé l'opération  « Milagros » (miracle) qui a permis de libérer de la cataracte 208.000 malades de 21 pays latino-Américains, grâce encore une fois  à la solidarité cubaine et vénézuélienne.  Comme le dit Fidel Castro, « la guerre contre le sous-développement, la pauvreté, la faim est la seule guerre vraiment humanitaire. »

 

QU : Vous avez activement participé à la campagne pour le « NON » lors du référendum sur la constitution européenne. l’Europe technocratique de Bruxelles a-t-elle amélioré les conditions de vie des travailleurs européens ? L’idéologie libérale domine dans sa logique de « réforme » conduira-t-elle à l’effacement définitif de nos derniers acquis sociaux ?

 

Il n'est pas de domaine où « l'Europe » ne soit synonyme de régression. Sur le plan économique, c'est un véritable fiasco, la récession est partout à l'ordre du jour et la vassalisation économico-financière vis-à-vis de notre suzerain, pardon ! partenaire, nous entraîne chaque jour un peut plus vers de nouvelles catastrophes dont les peuples européens payent l'addition ! Le sommet de Washington a non seulement accouché d'une souris, mais on a vu comment Bush et son administration considéraient l'Europe et son président c'est-à-dire avec le plus profond mépris ! Sur le plan social, l'Europe de l'emploi est une farce, certes tragique, il n' y a guère que la CES pour encore justifier l'injustifiable et se déclarer prête à négocier plus de libéralisation et de précarité ! Sur le plan politique, l'échec de Lisbonne a vu sa confirmation après le référendum irlandais et il y a fort à penser que si l’on généralisait ce principe démocratique de consultation des citoyens, l'Union européenne tremblerait elle même sur ses bases ! C'est un point d'ailleurs que le rapport Cohen-Tanugi intitulé "Euromonde 2015", rien que ça, préconise de modifier dans les constitutions nationales, parce que souligne l'auteur: "On ne peut plus faire de referendums nationaux" ! Il suffisait d'y penser!

 

Sur le plan de la sécurité, jamais l'Europe depuis la deuxième guerre mondiale ne s'est trouvé confrontée à autant des risques de conflits ! Au point dit-on que Sarkozy voudrait voir se calmer le jeu entre Russes et Etats-uniens résultant de cette affaire de bouclier de défense anti-missiles, à laquelle, non sans raison, les Russes viennent de répondre ! Sur le plan de l'élargissement à l'Est, même avec des mercenaires comme la plupart des régimes en place dans ces pays « nouvellement adhérents », c'est très désordre. Et, si l’on ajoute à cela l'irresponsabilité des présidents ukrainien et géorgien, on prend des risques très sérieux ! Sur le plan militaire, l'intégration totale à l'OTAN dans le dispositif et la stratégie des Etats-Unis propulse l'Europe aux quatre coins  de la planète, comme en Afghanistan, avec les résultats que l'on sait.

 

Cette énumération, je pourrais la poursuivre ! « L'Europe » est un fiasco et un danger, à commencer pour les Européens eux-mêmes. Elle est à l'image de la crise du système capitaliste dont elle est issue, et il ne pouvait en être autrement, technocratique ou pas! C'est la nature même de la chose qui produit de tels effets ! À mes yeux il n'y a donc pas d'arrangements possibles, sauf à vouloir choisir le pire ! Cela appelle des décisions politiques conformes à ce que les peuples attendent, et franchement, aujourd'hui ce n'est pas du côté de l'Union européenne qu'ils attendent une réponse à leurs problèmes et à leurs interrogations sur l'avenir. À y regarder de plus près, ce serait même plutôt l'inverse !

 

On dit qu'au dîner des chefs d'État à l'occasion du sommet du G20 à Washington, Georges Bush était flanqué à sa droite de Lula, à sa gauche de Hu Jintao et du roi d'Arabie Saoudite, et que le président de l'Union europénne était, lui, relégué en bout de table, mécontent disent les mauvaises langues. Sans commentaires !

 

QU : Sur quelles bases pourrait dès lors se mettre en place une alternative au système capitaliste, en France et en Europe ? Est-elle encore possible ?

 

Ce n'est pas la France et l'Europe seules qui ont besoin d'alternative au capitalisme, c'est le Monde entier, l'humanité toute entière ! Cette réponse, c'est le socialisme. Et lui seul peut relever les défis auxquels nous sommes confrontés. Oui, plus que jamais, le choix est bien entre "socialisme ou barbarie". ll le faut, et c’est une responsabilité qu’il nous faut assumer, car, au final, dans des conditions différentes, mais partout ne sommes nous pas confrontés à une même logique, celle du marché, c’est-à-dire à la recherche du profit le plus élevé ? Ne nous sommes pas par ailleurs confrontés aux mêmes adversaires ? Ne faut-il pas, par conséquent, affirmer cette exigence forte : « le monde n’appartient pas aux multinationales, il est  le nôtre » et en tirer les conséquences en termes d’objectifs et de lutte ?

 

Prenons un exemple, celui du plein emploi pour tous et partout dans le monde. Il s’oppose à toute solution d’adaptation ou d’accompagnement. En fait, la généralisation du concept « d’employabilité » a permis aux Etats-Unis de passer d’une société de pauvres sans emploi à une société de pauvres avec emploi. C’est ce que nous connaissons en France avec le CPE ! Il faut donc prendre le contre-pied de ces orientations que l’on cherche à imposer au nom de la lutte contre le chômage et la pauvreté, et il faut le faire à partir d’une approche globale. Il en va de même avec le problème des délocalisations ou la défense des services publics !

 

C’est pourquoi, les peuples, les travailleurs, leurs organisations ont plus que jamais besoin d’internationaliser leurs luttes, d’articuler celles-ci depuis leurs lieux de travail, leurs villages, jusqu’à l’échelle mondiale, en favorisant et en coordonnant leurs actions dans les groupes multinationaux à travers leurs syndicats, leurs partis comme à travers les communautés...

 

Il s’agit de construire et multiplier les réseaux, les contre-pouvoirs face aux institutions supranationales, aux institutions financières, aux puissances hégémoniques qui s’arrogent le droit de décider pour le monde. Il s’agit de se donner les moyens d’un vaste débat tout autant sur la stratégie que sur les contours qui devraient être ceux d’une société capable de mettre l’ensemble des ressources productives du monde au service des besoins et des aspirations des travailleurs, et donc des habitants de la planète.

 

Ce qui est décisif et radical dans cette situation, c’est que l’internationalisme aujourd’hui ne saurait se réduire à une pétition de principe à une aspiration morale. Il doit se concrétiser en termes d’engagements concrets, de comportements conséquents et, déjà, à partir des réalités nationales auxquelles tous sont confrontés. Pour le dire clairement, il s’agit de se doter d’un programme et d’une pratique sociale effectivement internationaliste, de telle façon à affaiblir les positions du capital dans son propre pays pour prétendre avancer vers des succès globaux et continentaux.

 

Dans cet esprit, la solidarité internationale n’a d’intérêt que si elle peut contribuer à la mise en mouvement des travailleurs et des peuples et, par conséquent, à la réalisation de leurs objectifs propres. Ce qui renvoie aux orientations, aux priorités, aux méthodes, aux moyens et aux formes d’organisations dont on dispose, si l'on veut prétendre peser sur la politique mise en œuvre tant par les entreprises, les institutions que les gouvernements.


* Militant syndical. Ancien responsable du département international de la Confédération Générale du Travail (CGT), France

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 11:05

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« L’ébranlement de l’État est toujours en même temps un ébranlement de l’éthique de l’État […] Quand le <Dieu terrestre> chute de son trône et que le règne de la raison et de la vie morale objectives deviennent un magnum latrocinium, les partis mettent en pièces le puissant Léviathan et chacun se découpe sa part de viande dans son cadavre. Que reste-t-il alors de l’< éthique de l’État.>? » Carl Schmitt

La rédaction 


La « nouvelle » question d’Orient :

Histoire juridique ou histoire politique…

-

Octobre 2008

 

 Par Claude Karnoouh

 

Comment ressaisir la question ?

Lorsque j’étais encore lycéen, au milieu des années 1950, en classe de seconde et de première s’il m’en souvient bien, l’une des plus redoutables questions d’histoire à laquelle mes condisciples et moi-même pouvions être confrontés se nommait : « La question d’Orient ». Question redoutable parce que les événements dont il était question déroutaient les jeunes élèves français éduqués encore dans l’esprit d’un ferme jacobinisme et d’une histoire nationale se déployant sur un territoire qui, depuis à peu près huit siècles, s’étendait, peu à peu, comme un continuum en expansion concentrique autour d’un pôle quasi inchangé : l’Île-de-France, le Vexin français et le nord du bassin moyen de la Loire (Orléans, Beaugency, Notre Dame de Cléry, Vendôme, comme le chante une très ancienne antienne de France), si bien que la Révolution de 1789, celle de 1792, la  « Patrie en danger » et son État-nation n’avait fait, cette fois au nom de la liberté politique, de l’égalité législative et de la fraternité idéale d’un peuple idéal, que poursuivre cette conception territorialement rassemblée d’une monarchie d’abord féodale puis absolue dont les élites avaient engendré, peu à peu, et bien avant son énonciation proprement étatique par la République, le noyau fondateur d’une nation politique.

 

Mais dès que l’on nous enjoignait à regarder au-delà de nos frontières méridionales, vers le Levant, et plus particulièrement en direction des Balkans d’abord, du Moyen-Orient ensuite, pris dans la tourmente de la lente et inexorable décomposition de l’Empire ottoman, les événements semblaient alors prendre un tour anarchique, que dis-je, totalement irrationnel. Pour nous, tout ce que le professeur nous contait apparaissait sans logique discursive aucune, sans instrument permettant à de jeunes intelligences de rationaliser quelque peu ces guerres incessantes, ces mutations permanentes de frontières, ces renversements d’alliances engendrant des réarrangements incessants d’États-nations nouvellement créés. Une seule chose nous apparaissait avec quelque clarté : les grandes puissances de l’époque commandaient aux orientations géopolitiques globales. C’était à peu près la seule idée que nous avions plus devinée que comprise. En effet, on pouvait voir comment au moment du congrès de Berlin en 1878, la France, la Grande-Bretagne, le Reich allemand, l’Empire russe, l’Italie, et l’Empire ottoman avaient, pour un bref moment, réglé momentanément le partage de leurs zones d’influence dans les Balkans et préparé celles du Moyen-Orient, au Liban, en Terre Sainte, en Egypte… Plus tardivement, après quelques sérieux cours d’histoire de la diplomatie, je compris bien plus clairement que c’est au Congrès de Berlin que les États formant présentement les Balkans furent au sens littéral du mot fabriqués par les jeux d’une diplomatie européenne souveraine. En ce lieu furent prises les décisions qui permirent de transformer les diversités ethnico-religieuses des Balkans en différence nationale de petits États. Aucun d’entre eux n’avait le droit de s’étendre au-delà d'une certaine limite ; chacun se trouvait enserré dans un rets de liens diplomatiques, dynastiques (les familles royales germaniques importées dans les Balkans, sauf pour la Serbie qui imposa la sienne : mauvais exemple qu’on fait encore payer à ce peuple) et économiques opposés les uns aux autres.

 

 Toute la politique étrangère de ces États était (et nous le verrons plus avant), de fait, impuissante face aux machinations et aux intrigues permanentes des grandes puissances européennes. Quant à la mouvance subtile des jeux politiques intérieurs de ces pays comme ceux des diverses confessions chrétiennes et musulmanes dans les pays du Proche-Orient, la pauvreté de nos pauvres cours maintenait ces événements dans une sorte de domaine inintelligible d’où il ressortait cependant que les grandes puissances européennes, face à cet orientalisme « barbare » et à son exotisme excitant, selon la critique qu’en fit Edward Saïd, étaient là pour civiliser des espaces peuplés de « sauvages » en usant de toutes sortes d’arguments empilés en désordre, comme autant d’accessoires de théâtre jetés dans le magasin leur servant de réserve : ici, il « fallait » défendre les catholiques contre les visées des orthodoxes, là les chrétiens contre les musulmans, voire les druzes protégés des Britanniques, ailleurs jouer les unes contre les autres les diverses confessions musulmanes…

 

 Un peu de profondeur historique nous montre combien la théorie du « choc des civilisations » proposée par Huntington est d’une piètre valeur : le pauvre bougre n’a rien inventé, il a simplement mis au goût du jour, à l’heure de l’unipolarité étasunienne, ce qui, naguère, s’énonçait à l’aune des missions « civilisatrices » de la France, de l’Empire allemand, de la Grande-Bretagne, du Tsar, un peu plus tardivement de l’Italie en Libye et dans la Corne de l’Afrique. En d’autres mots, la question d’Orient flottait dans une confusion parce que les directives officielles de l’enseignement de l’histoire en France masquaient un non-dit essentiel, les jeux devenus classiques de l’impérialisme occidental et de l’Empire russe sur un pouvoir archaïque agonisant, l’Empire ottoman : ce que, selon les clichés journalistiques de l’époque, on appelait l’« homme malade de l’Europe ».

 

Ce non-dit permettait de dissimuler, sous les paroles des bonnes intentions moralistes de l’enseignement français, le fait que cette géopolitique (dont nous n’avions eu d’échos que l’écume irrationnelle) n’était point là pour œuvrer à la guérison de l’« homme malade », mais, au contraire, pour l’achever aux meilleurs bénéfices de chacun, et s’en partager les dépouilles… Ce que l’on omettait encore de nous préciser (et c’est pour cela que nous avions l’impression d’une histoire confuse, totalement illogique, sans aucun fil conducteur), c’est que le dépeçage de l’Empire ottoman officiellement prôné par le discours tenu sur la légitimité éthique du droit des peuples à vivre au sein de l’État-nation de l’ethnie-nation, s’il correspondait aux aspirations de certaines nouvelles élites bourgeoises, industrielles, financières, intellectuelles et techniques, était utilisé par les puissances impériales comme contrôle politique efficace – parce que prétendument plus « démocratique » – des populations locales et, last but not least, comme moyen de dissimuler le but ultime de ces conflits, à savoir, l’ouverture des marchés locaux au capitalisme occidental, contribuant ainsi à la maîtrise des biens et des flux financiers qui déjà travaillaient dans une perspective mondialiste.

 

Or, après deux guerres mondiales, après la chute de plusieurs empires et la perte de pouvoir de quelques puissants États-nations, il semble que les intentions impériales n’aient guère évolué en leur essence, hormis le fait, certes non négligeable, que l’équilibre entre grandes puissance s’est profondément modifié pour n’en voir plus émerger qu’une seule, devenue le pôle central de la puissance politique, militaire et économique… les États-Unis d’Amérique. Certes, la Chine, l’Inde et l’Union européenne sont des acteurs économiques de poids, voilà l’évidence même, mais aucun de ces pays ou fédération d’États n’échappe aux déterminations financières étasuniennes d’une part, et à la faiblesse de leur puissance politique respective, de l’autre. Pour les uns, la Chine et l’Inde, leur puissance militaire est encore trop faible imposer leur politique face aux États-Unis.

 

 Quant à l’Union européenne sa force militaire étant quasiment inexistante sans l’aval étasunien avec ou sans l’OTAN, elle se retrouve donc incapable d’avancer les solutions tactiques autonomes nécessaires à la défense de ses propres intérêts stratégiques et économiques.

Si en son essence l’impérialisme occidental (j’y inclus aussi le Japon qui en est le produit) n’a guère changé, son argumentation et sa légitimation se sont aussi peu transformées, sinon qu’au début des années 1970 on leur a adjoint les droits de l’Homme conçus comme autant de droits de l’individu contre l’État, en omettant les droits du citoyen, lesquels sont ses devoirs envers l’État. En fait, entre les premières guerres de libération nationales jusqu’aux traités de paix sanctionnant la fin de la Première Guerre mondiale à Versailles, Trianon et Saint Germain, et leur quasi-reconduction après la Seconde, le fractionnement des empires multiculturels, multiethniques, multireligieux s’est argumenté en avançant un discours fondé sur le droit des peuples à disposer d’un État et en présupposant que la population de cet État y était linguistiquement homogène ou presque.

 

 De ce fait, les diplomates et les pouvoirs qu’ils représentaient (qu’ils représentent encore) reconnaissaient sans contestation possible la suprématie absolue de la langue officiellement reconnue par l’État (comme langue nationale) sur toute autre langue parlée dans son espace de souveraineté, et ce malgré la présence évidente de nombreuses minorités, sachant qu’une police et une armée locales les materaient aisément en cas de trop vives agitations, et, plus cyniquement, plantant ici et là des mines afin de déstabiliser à tous moments un pouvoir politique dès lors qu’il montrerait quelque volonté d’indépendance. Là où l’on ne pouvait pas jouer sur la langue, au Moyen-Orient, très majoritairement arabisant, alors les mêmes jeux travaillaient les communautés ethnico-religieuses. C’était là la vision politique à la fois explicite et implicite du président des États-Unis Wilson, celle des politiciens français, britanniques et italiens… Théorie unitaire et homogène de la communauté étatico-nationale qui partait soit de l’expérience politique constitutionnelle étasunienne où l’unité étatique est fondée sur la légitimité constitutionnelle : être citoyen des États-Unis d’Amérique, c’est accepter quelles que soient sa langue maternelle et sa religion la Constitution des États-Unis et ses amendements, et y reconnaître le fondement même du Bien, du Bon et du Beau.

 

 Ou alors on se plaçait dans la tradition française où l’unité de la nation représente l’a priori d’une collectivité politique d’individus aux droits égaux et garantis en tant que personne dans une seule et unique langue, celle de l’État : ici, le citoyen idéal est celui qui reconnaît la souveraineté absolue de l’État lequel, en échange, garantit constitutionnellement les droits de l’Homme et du citoyen tel qu’ils s’énoncent dans la parole de la seule et unique politique-langue reconnue par l’État. En France, ce n’est donc pas la Constitution qui fait le citoyen, mais l’État dans sa politique-langue. Il faut aussi néanmoins préciser qu’il y a des États-nations centralisés comme la France, l’Albanie ou fédéraux comme la République fédérale d’Allemagne, ou langue nationale et langue officielle se confondent ; il y a des États (Espagne, Italie, Irak) avec une langue officielle et plusieurs langues nationales co-officielles, et des États (Suisse, Canada, Finlande, Afghanistan) où coexistent plusieurs langues officielles et plusieurs autres langues nationales reconnues par l’État ; et enfin des États comme l’Érythrée, la Suède, le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique qui n’ont point de langue officielle au niveau central ou fédéral, même s’il y est une dans certains États des États-Unis. Toutefois la théorie étasunienne et la théorie française des fondements juridico-politiques de l’État-nation (amplement comparées par Tocqueville et par une pléiade de politologues) étaient, dans ce que leurs praxis impliquent d’actions politiques quotidiennes, totalement étrangères aux expériences historiques (aux théologies politiques et aux pratiques politiques) des peuples d’Europe centrale et balkanique ainsi qu’à ceux du Moyen-Orient.

 

En effet, lorsque l’on regarde le paysage ethnique, linguistique et religieux de l’Europe centre-orientale et balkanique issu des remodelages militaro-diplomatiques sanctionnés par les Traités, on constate à l’évidence que les États successeurs n’étaient que de petits empires multiethniques, multireligieux, multilinguistiques aux conflits nationaux plus radicalisés encore en raison du discours général démocratique et des nouvelles pratiques politiques peu démocratiques légitimant le pouvoir de l’ethnie dominante de ces nouveaux États-nations. Monarchie constitutionnelle ou République, dès lors que le suffrage universel (le principe majoritaire où un homme-citoyen, quel qu’il soit, vaut une voix !) y était le principe politique légitimant en ultime instance l’exercice de la gestion politique du pays, ces pays avaient perdu l’unité symbolique propres aux conceptions de l’empire, unité soutenue par une figure tutélaire transcendante (l’Empereur ou le Roi, voire L’Empereur-roi), représentant l’unité supérieure d’un ordre politique (plus souvent politico-religieux) sur un ensemble de communautés hétérogènes aux droits coutumiers parfois différents, et garantis par cette figure.

 

Dorénavant, et au-delà du suffrage universel, il s’agissait d’un ordre s’appuyant sur une nouvelle transcendance, celle d’une unité linguistico-ethnique « a-historique » propre à une communauté et une seule comprise et mise en forme comme collectivité politique homogène et unitaire. Ce n’était plus la « République une et indivisible », mais la communauté ethno-nationale une et indivisible ! Comme l’écrivait en un raccourci saisissant le Polonais Czeslaw Milosz décrivant la situation de l’Europe centrale, orientale et balkanique pendant l’Entre-deux-guerres (qui vaut aussi présentement pour le Moyen-Orient où se surimpose ce qu’il convient d’appeler par son nom : une reconquête néocoloniale) : ce monde, écrivait-il en substance, était en état de guerre civile permanente plus ou moins intense (aujourd’hui les spécialistes parleraient de conflits de basse intensité). Agrémenté d’un féroce antisoviétisme, cette « guerre civile généralisée » (Weltburgerkrieg selon un penseur comme Jünger et, bien plus tard, selon l’historien conservateur et heideggérien Ernst Nolte) entraîna ces pays dans le cycle sans fin des déchirements revanchards mortifères, pour être, au bout du compte, subjugués par les réels vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis d’Amérique et l’Union soviétique. Mais l’URSS avait entre temps en partie du remiser son idéologie purement internationaliste au profit d’une « néo-féodalité » plurinationale certes, mais où il y avait désormais des groupes « plus égaux que d’autres ».

 

La situation politique théorique et pratique issue des Traités révélait sa nature totalement contradictoire. Dans les faits, on constatait l’impossibilité d’engendrer une quelconque harmonie entre le droit des peuples (au sens hégélien de l’État issu de la volonté générale comme avancée de l’Esprit absolu), le droit des minorités nationales en tant que droit des peuples certes, mais cette fois compris inversement, comme droits particuliers de collectivités culturelles politiquement organisées au sein d’un État unitaire et, enfin, le droit des individus, comme droits de l’homme et du citoyen. C’est cette contradiction insoluble qui entraîna irrépressiblement cet état de conflit permanent entre tous les pays successeurs d’où sont, en grande partie, sorties et la Première et la Seconde Guerre mondiale en Europe. Situation conflictuelle qui n’a rien eu de commun avec l’unité paradigmatique du conflit planétaire nommé « Guerre froide », avec ses deux pôles à la fois clairement antagonistes et traversés d’intérêts complémentaires selon l’ouvrage roboratif de M. Lewinson, Vodka-Cola. En 1991, quand l’un des termes du paradigme disparut, au moment même de l’implosion du système communiste ou de son autodestruction, une fois la contrainte et le mythe du pouvoir soviétique disparue, les conflits ethnico-nationaux réapparurent en pleine lumière, comme le refoulé qui fait retour.

 

Cependant, à l’épreuve des jours, la situation politique n’est jamais parfaitement claire, ni manichéenne. En effet, dès lors qu’au sein des États-nations successeurs vivaient des minorités nationales pouvant représenter parfois presque la moitié de la population de l’ethnie majoritaire, les grandes puissances qui avaient imposé la destruction des empires et leur remodelage en États-nations, imposèrent simultanément les droits politiques et culturels des minorités nationales. De fait, à l’intérieur de l’espace de souveraineté d’un État fondé pour l’exercer pleinement, le droit des peuples qui avait servi à légitimer sa fondation, se retournait contre l’État en tant que droit des minorités nationales. Il en résulta un brouillage de la politique internationale et nationale : ce qui avait valu pour les uns, un État, n’était plus reconnu à d’autres que comme des droits particuliers dans le cadre des lois constitutionnelles générales d’un autre État. Le droit des peuples était devenu le droit des minorités nationales qui, sous couvert de protection culturelle, réduisait à son tour non seulement la souveraineté de l’État, mais encore le droit des individus, en ce que la vie politique des membres d’une minorité nationale était, au premier chef, soumise à un droit collectif particulier différent du droit général des individus. Aussi, l’application du droit des minorités, avec les limites qu’il donnait au pouvoir de l’État et avec les avantages ou les restrictions qu’il pouvait respectivement attribuer ou imposer aux minorités, recréait-il une société politique de droit quasi médiéval au sein même de l’État démocratique moderne.

 

 Dès lors, des communautés linguistiques et/ou religieuses regardées comme des peuples relevaient, pour certains aspects importants de leur vie civile et culturelle, d’un droit particulier : ni du droit du peuple (constitution) ni du droit individuel (droit de l’homme et du citoyen), mais de l’ambiguïté immanente propre aux droits des minorités, à la fois constitutionnelle, civique et culturelle. En Occident, les grandes puissances avaient depuis la Renaissance éliminé toutes traces autre que « folkloriques » des groupes ethniques minoritaires. Mais ces puissances pouvaient en revanche « défendre » ces mêmes minorités en « Orient » car cela leur permettait de s’ingérer dans les affaires intérieures qu’elles ne percevaient pas autrement que comme des « États pacotilles » censés singer l’Occident sans jamais pouvoir accéder à son « bien-être ». Les Soviétiques avaient, pratiquement seuls, compris cette logique, mais, comme ils ne purent échapper aux contraintes économiques et sociales qu’impliquaient la modernisation à marche forcée de l’État et sa montée en puissance dans un général de guerre larvée et très vite généralisée, ils furent amenés à utiliser des méthodes contraignantes qui pouvaient difficilement engendrer un enthousiasme illimité parmi les  peuples de l’Est de l’Union.

 

Entre 1920 et le milieu des années 1930, tant à la SDN que lors de multiples conférences internationales, les États européens les plus puissants et les moins puissants usèrent de ce droit ambigu des minorités pour peser sur la politique, la géopolitique et l’économie des divers pays d’Europe centrale et balkanique. C’est ce même droit, retourné une nouvelle fois en droit du peuple, qui servit de justification pour l’intégration des Allemands des Sudètes, ceux de la région de Dantzig, de Poméranie orientale au IIIe Reich, et ceux du nord de la Slovénie à l’Autriche de l’Anschluss ; c’est encore ce droit qui légitima l’annexion par la Pologne de l’enclave de Cieszyn (Cesky Tesin) immédiatement après Munich, et qui est toujours appelé par les Hongrois de Transylvanie, de Slovaquie, de Voïvodine pour une réintégration au sein de la « mère patrie hongroise », la Hongrie royale ; c’est toujours au nom de ce droit que pendant l’Entre-deux-guerres l’État polonais intervenait en Lituanie, en Ukraine ou en Biélorussie ; c’est enfin ce droit qui justifia l’intégration de l’Ukraine occidentale, de la Bucovine du nord à l’Ukraine soviétique en 1944, etc… Mais les événements changent peu, car c’est grâce à la même ambiguïté de ces droits que les États-Unis peuvent légitimer leur soutien aux revendications des Kurdes d’Irak, mais ne rien faire pour ceux de Turquie.

 

Dans les faits, qui sont la seule vérité de l’intention pour rappeler Hegel, tous ces États modernes nouvellement créés avaient tendance, selon des modèles préexistants en Europe, à pratiquer de fermes et parfois de féroces politiques d’assimilation et d’intégration qui, à terme, selon le modèle anglo-britannique, jacobin français ou le Kulturkampf  bismarckien, devaient faire disparaître les minorités nationales.

 

Dans le domaine culturel et administratif, ces nouveaux États manifestaient une souveraineté obsessionnelle soutenue par une bureaucratie corrompue et tatillonne, tandis que de l’autre, des actions de politique intérieure suscitées par d’autres États ou des instances internationales et orchestrées par l’intermédiaire de minorités au nom du droit des minorités, limitaient cette même souveraineté, créaient les frustrations d’un orgueil national bafoué et engendraient une xénophobie exacerbée. Il s’ensuivit les tensions insolubles déjà relevées, et ce d’autant plus vives que les ruines occasionnées par les dépenses pharamineuses de la Première Guerre mondiale auxquelles s’ajoutèrent celles qui furent consécutives à la crise économique de 1929, avaient réduit les possibilités d’intégration sociale et politique grâce à une généralisation du salariat à la masse des paysans appartenant à toutes les confessions religieuses, paupérisés et déracinés, contraints à l’exode rural et à la bidonvillisation dans les banlieues des villes industrielles.

 

 C’est pourquoi, de facto, l’Europe centre-orientale et balkanique de l’entre-deux-guerres, au plan des relations internationales, se trouvait aux prises de cet état de guerre permanent déjà relevé et, au plan intérieur, à une guerre civile latente qui donnait l’occasion aux gouvernements de promulguer l’état d’exception et de suspendre ainsi certains articles constitutionnels et certains droits individuels. Aussi, ne faut-il point être surpris que le minimum de démocratie sociale, politique et juridique y fut loin d’être respecté : numerus clausus appliqué à certaines minorités leur interdisant d’accéder, selon la loi, à diverses institutions ou à certaines professions libérales. On avait là l’exemple même du revers du droit des minorités nationales, son application négative. Plus encore, l’état d’exception entraînant la suspension de certains articles de la constitution et du droit des individus, le pouvoir politique pouvait en toute légalité interdire des partis politiques, des syndicats ou diverses associations (en général de gauche, mais pas toujours) et emprisonner légalement des individus au seul fait qu’ils étaient seulement suspectés de contrevenir à ces stipulations juridiques…

 

À la même époque, plus au Levant, la situation n’était guère meilleure. Pire à coup sûr, en ce que l’indépendance de pays comme l’Egypte, l’Irak ou l’Iran n’était rien moins que nominale, la réalité de facto y était simplement coloniale, comme celle des pays sous mandats français ou britannique (Syrie, Liban, Jordanie et Palestine). Comme en Europe centre-orientale les révoltes s’y succédaient, avec des tonalités à la fois nationalistes pour l’application du droit des peuples (indépendance nationale au sens le plus moderne de ce concept), de classes (révolte d’ouvriers agricoles), mais aussi religieuses sous le jeux du droits des minorités : conflits en Palestine entre immigrants juifs et populations locales palestiniennes chrétiennes ou musulmanes ; conflits libanais entre les diverses communautés religieuses, maronites, chrétiens orthodoxes, gréco-catholiques, musulmans sunnites, druzes, chiites ; tensions conflictuelles en Irak entre les Sunnites détenant la royauté, soutenus par la puissance tutélaire et les Chiites arabes au Sud en partie laissez-pour-compte, les Kurdes au Nord, pour choisir les exemples les plus significatifs et aussi les plus sanglants. Aujourd’hui, une autre puissance tutélaire a enlevé le pouvoir aux sunnites d’Irak pour tenter de l’accorder aux chiites et aux Kurdes… tout en reconstruisant le système des tribus. Non pas « autres temps autres mœurs », mais autres temps et mœurs identiques, seul le bénéficiaire change…

 

En légitimant au nom du droit des peuples (Volksrechte) l’éclatement d’empires devenus d’un point de vue politique (la légitimité de l’exécutif devant être le résultat d’une sanction électorale) et économique (il fallait obtenir la libération totale du marché intérieur) archaïques, les grandes puissances occidentales (i.e., les nations impérialistes au sens marxiste), ouvrirent une béance incontrôlable, la boîte de Pandore du fractionnement politico-ethnique qui engendra une situation ingérable à terme, sinon par la force immédiate la plus brutale, par la contrainte la plus anti-démocratique y compris lorsqu’elle se présente comme aujourd’hui dans le discours de l’imposition de la démocratie de type occidental aux « barbares ». Ce que Luciano Canfora a parfaitement résumé lorsqu’il écrit dans son excellent ouvrage L’Idéologie démocratique : « […] dans l’Occident euro-atlantique, c’était une idée très largement admise que l’existence d’un lien nécessaire entre système politique dit <démocratique> et un facteur <racial> – l’expression est certes répugnante, mais c’est exactement de cette façon que l’on présentait les choses. Une semblable conviction est peut-être encore aujourd’hui au fondement des initiatives impérialistes présentées récemment à l’opinion publique sous le nom <déconcertant> d’opérations visant à <exporter la démocratie>. »

 

Au moment que le droit des peuples fonctionnait comme droit des minorités dans le cadre de la politique intérieure, ce simple état des faits était déjà gros de tous les conflits à venir. Cette situation de conflits potentiels avait été parfaitement perçue et analysée dès le début des années 1920 par un historien français très à droite, Jacques Bainville, et par un économiste britannique libéral proche des travaillistes modérés, Keynes, dans leurs très sévères critiques de tous les Traités de Paix qui, de Versailles, à Trianon et Saint Germain, conclurent la Première Guerre Mondiale.

  

En effet, sur la base de la volonté politique de briser les empires continentaux rendue possible par leur défaite, les vainqueurs de la Première Guerre mondiale construisirent donc sur une aporie juridique de petits États multiethniques (multilinguistiques) qui, à leur tour, engendreraient une aporie géopolitique en confondant l’unité d’États représentant de vieilles nations politiques et ces nouveaux États se légitimant selon l’axiomatique (ethnologique, linguistique, sociologique et philosophique) d’une nation culturelle, quasi atemporelle, essentialisée en une ontologie politique. Versailles marquait donc l’acte de décès des équilibres politiques européens établis tant bien que mal, après la défaite napoléonienne, entre les empires et les royaumes lors du Congrès de Vienne entre 1814 et 1816 (parfois sur le cadavre d’États éradiqués (Pologne, Bohême, Norvège, etc.), pour lui substituer un nouvel ordre néo-impérial dominant de petits et de moyens États idéalement monoculturels dans des espaces de souveraineté réels de multi-ethnisme et de multiculturalisme. Or, si le droit des peuples sert à légitimer l’État de la nation politique, il entraîne des relations internationales pacifiques ou non, mais fondées explicitement sur le réalisme sans moralisme de négociations ou de guerres de puissance à puissance : en termes schmittiens de rapports sans cesse rééquilibrés entre amis et ennemis.

 

 Si, en revanche, le droit des peuples, investi d’un autre sens, sert à la création d’une nation initialement culturelle avant d’être politique, il sert simultanément à légitimer les minorités nationales – vivant au sein de l’État-nation culturel devenue à son tour nation politique – à réclamer leurs droits particuliers ou, dans des cas de partages territoriaux, à exiger le rattachement à un État voisin qui serait celui de leur culture-langue (par exemple, la demande réitérée des Hongrois de Transylvanie à être rattachés à la Hongrie ou celle des Albanais du Kosovo ou de Macédoine à être inclus dans l’Albanie politique). De fait, au fil des crises, cette construction juridico-politique et politico-juridique se révéla incapable de construire l’État des citoyens parce que, aussi bien de jure que de facto, l’État de la nation-culture-ethnie ayant donné son nom générique à l’État, fabriquait de trop nombreux citoyens de second ordre. Ainsi dans la grande Pologne d’avant la Seconde Guerre mondiale, environ 33% des habitants n’étaient pas Polonais et pour la plupart pas même catholiques-latins, soit juifs, soit grec-catholiques, soit orthodoxes, soit luthériens, pas même polonisant de langue maternelle, soit yiddishophones, soit germanophones, soit biélorussophones, soit ukrainophones. De même pour la Tchécoslovaquie avec ses importantes minorités allemandes en Bohême et en Moravie, hongroises et ruthènes en Slovaquie et en Ruthénie subcarpathique.

 

Droit et identité ou la suite de l’aporie juridique du droit des minorités

Au début du XXe siècle, une solution à cette aporie avait été proposée qui s’articulait sur une conception des Lumières néo-kantiennes de la citoyenneté politique. Si dans un État moderne la religion est affaire personnelle et tient donc d’une liberté individuelle garantie constitutionnellement (un des droits de l’homme et du citoyen), le choix d’appartenir à une minorité nationale ou à la majorité nationale pourrait ressortir à la même démarche. C’était là la solution proposée par les austro-marxistes Karl Renner et Otto Bauer. Très belle solution en vérité, élégante, pacifique, valorisant l’autodétermination de la personne, mais, de fait, une abstraction sans relation aucune avec la réalité socio-anthropologique, un jeu conceptuel fort habile, détaché de la plus banale observation de la vie des communautés plus ou moins archaïques d’Europe orientale, et ce d’autant plus que ces communautés se percevaient, en général pacifiquement, comme des unités culturelles distinctes les unes des autres. Cette conception fut reprise en 1917 par Joseph Staline, le nouveau Commissaire du peuple aux nationalités, dans la nouvelle Russie soviétique où les « nationalités » étaient censées être « nationale dans la forme et socialiste dans le fond ».

 

Avant que l’autonomie « nationale-culturelle » ne débouche sur un tel risque de morcellement, il fit machine arrière à partir de 1929, réhabilitant par le fait même le concept d’une nation russe « première nation parmi des nations égales », et donc noyau de la nouvelle Union soviétique. Même dans les États successeurs, elles étaient loin d’être de petits isolats, conservatoires d’archaïsmes pour folkloristes et ethnologues. Il s’agissait d’une majorité de collectivités juxtaposées, essentiellement rurales, d’habitants de petites villes ou de paysans fraîchement urbanisées, de véritables communautés civilisationnelles, profondément attachées à leurs traditions linguistiques, cultuelles et rituelles, pour qui la notion de citoyenneté, et ce qu’elle porte de droits fondamentaux et de devoirs, ne renvoyait à aucun sens d’une praxis connue ou reconnue… Il faut rappeler que le nationalisme allemand et la monarchie habsbourgeoise finissante avait, avant 1918, joué constamment sur la rivalité entre ces populations pour empêcher toute coalition d’intérêts dirigée contre un ordre encore largement féodal qui n’en pouvait plus de survivre.

 

 Pour leurs membres, la vision des austro-marxistes, s’ils avaient pu, par un quelconque hasard, en entendre parler, eût composé un langage totalement ésotérique, celui d’un monde à eux inconnu. Les austro-marxistes, intellectuels urbains raffinés, la plupart d’origine bourgeoise, parlaient à la fois aux bourgeois et aux prolétaires les plus urbanisés comme à autant d’individus de la nouvelle civilisation urbaine qui eussent consciemment choisi entre divers types de sociabilité adaptés aux nouvelles conditions de l’économie, c’est-à-dire, à la modernité industrielle et capitaliste. Dès lors, pour les austro-marxistes, le choix de la nationalité était conçu sur le même modèle que celui qui présidait au choix d’une association syndicale ou professionnelle, selon des solidarités et des intérêts de classes ou professionnels dans le cadre des nouvelles institutions propres au monde nouveau qui commençait à pénétrer, bouleverser et totalement transformer l’ancien…

 

Selon ce schème, l’enfant né dans un État multiethnique de citoyens, une foi devenu adulte et, en fonction d’un destin singulier, aurait eu la garantie constitutionnelle de pouvoir choisir son identité nationale et ainsi la possibilité d’en changer, comme celle de pouvoir changer de religion sans pour autant encourir une quelconque condamnation, ou mise à l’index… Ce que la loi soviétique prévoyait et que certains États socialistes ont essayé aussi d’adopter après 1945. Mais c’était sans doute trop tard. Le train du jacobinisme était passé à la fin du XVIIIe siècle, et celui de la « communauté de peuples fraternels » n’étant pas (encore ?) sorti des usines alors inexistantes dans cette partie de l’Europe.

 

Cela eût pu convenir au monde de la bourgeoisie financière, industrielle et commerciale ; cela eût pu en partie convenir au nouveau prolétariat peuplant les bidonvilles des nouvelles banlieues industrielles de l’empire en voie d’industrialisation rapide ; mais le monde traditionnel européen (comme celui du Moyen-Orient toujours aujourd’hui) relevait encore d’une situation inverse : on n’y choisissait pas (sauf rarissime exception), ni aujourd’hui encore, son identité, c’était un ensemble complexe de références, de comportements, de croyances, de traits linguistiques, de réseaux de solidarités tribaux, communautaires et/ou confessionnels indispensables faute d’État-providence riche et puissant, donnés avant même la naissance des personnes parce qu’en eux, au-delà de l’histoire quotidienne, se tenaient à la fois l’immanence et la transcendance de ce qui fondait leur être-dans-le-monde, c’est-à-dire de ce qui assurait la perpétuation a-historique d’une communauté d’appartenance ethnico-religieuse.

 

Avant toute citoyenneté étatique engendrée par le combat politique contre de vieilles formes de pouvoir, avant ce combat plus ou moins inconnu du monde rural ou nomade, et dans un univers où, au gré des guerres, les souverainetés pouvaient changer du jour au lendemain sans que la majorité des gens en fût informée avant longtemps, l’individu dont la vie se déroulait au sein de relations sociales étroitement enserrées dans les rets d’une famille étendue, d’un système d’alliance composant le schème d’une parentèle ou d’un lignage lui-même réticulé dans un réseaux de villages, se définissait et était défini par une identité linguistique et ethno-religieuse. En d’autres mots, il suffisait de dire : je suis X de tel village, le fils ou la fille de Y et de Z, la bru ou le gendre de A et de B pour que tout le monde sache à qui l’on avait affaire. Parfois un prénom et un sobriquet associés à un lieu-dit suffisaient à identifier et à qualifier l’individu. Aussi, point n'était-il besoin de carte d’identité pour connaître immédiatement un « état-civil ».

 

 Plus précisément encore, des particularités du costume pouvaient apporter des précisions complémentaires sur les origines des gens : telle vallée, tel vallon, tel quartier de village, telle maisonnée. C’est pourquoi le système de l’ancien empire avec l’incarnation d’une légitimité du pouvoir a-historique et transcendantal incarné dans la figure du Prince et de l’obéissance personnelle qui lui était due, pouvait s’harmoniser, du moins en partie, avec des lois différentes selon la communauté d’appartenance de chacun. (Comme en Europe occidentale au Moyen-Âge où, par exemple, dans les grandes villes universitaires il y avait la loi picarde, la loi brabançonne, la loi anglaise, la loi romaine, la loi bourguignonne pour juger, selon les coutumes de leur « natione » d’appartenance, les étudiants contrevenants aux règles de la vie laïque). Pourvu que le Prince soit reconnu en tant que souverain éminent, alors les différences de législation des groupes ethniques (ou religieux selon le cas) pouvaient fonctionner pleinement, sans heurt y compris lors de mariages mixtes. C’est sur ce système que fonctionnait l’Empire ottoman, et dans certains domaines l’Empire russe, voire l’Empire austro-hongrois. Au moins depuis que cet empire avait été forcé de renoncer aux politiques d’uniformisation religieuse qui avait vidé, par exemple, la Bohême de ses hussites, comme le furent auparavant plus à l’Ouest les juifs, les cathares, les musulmans d’Espagne, les protestants en pays catholique et les catholiques en pays protestant. Ce modèle, hérité du monde musulman, avait d’abord été emprunté par les Turcs puis par les États hongrois et polono-lithuanien. C’est cette tolérance que la Prusse et l’Autriche avaient voulu supprimer d’abord, avant de devoir l’accepter, tout en jouant du « divide et impera ».

 

Redisons-le une fois encore, on brisa les empires en vertu du droit des peuples pour en faire les États-nations d’une ethnie dominante tout en maintenant la présence de très nombreuses minorités qui en contestaient la légitimité. Ainsi on construisit simplement une Europe où l’on avait multiplié au sein de tous les États successeurs les conflits modernes qui avaient miné auparavant les empires. Or, les droits de l’homme fondés sur une conception entièrement individualiste d’une société rassemblée en tant que telle sous la férule de la volonté générale (problématique de Rousseau reprise par Hegel), ne pouvaient répondre aux désirs de minorités exigeant des droits particuliers au sein d’un État. Pour qu’il y ait droits de l’homme au sens qui leur sont donnés dans la déclaration française du même nom, il faut une nation conçue sur les bases d’un a priori théorique unitaire et culturellement homogène, fondement du contrat et de son abstraction existentielle tels qu’ils avaient été formulés par l’abbé Grégoire : la nation d’un seul peuple, une République  « une et indivisible », une langue et une seule. D’aucuns savent la férocité avec laquelle la République française des droits de l’homme éradiqua tous les particularismes régionaux présents sur son territoire de souveraineté.

 

 Férocité qui éradiqua donc aussi non seulement les très anciens privilèges et les droits historiques des diverses provinces, mais aussi les langues parlées par les divers peuples qui y vivaient… Certes la Révolution n’avait pas véritablement innové, elle avait poursuivi, en la radicalisant à l’extrême, une dynamique commencée de très longue date, dès la fin du Moyen-Âge avec Louis XI, immédiatement après la fin de la guerre de Cent ans. La monarchie anglaise procéda de même dans les deux « îles britanniques », avant comme après Cromwell et la « Glorious Revolution ». L’Espagne, malgré l’Inquisition puis l’expulsion des juifs et des musulmans, ne parvint pas à extirper les souvenirs des libertés basques et de la Catalogne, …ce dont elle subit encore les conséquences déstabilisatrices.

 

Dans le monde rural, dans les bourgs, mais aussi dans les villes d’Europe centre-orientale, et au Moyen-Orient où l’occupation des espaces urbains sont encore aujourd’hui archaïques (c’est-à-dire lorsque d’une part la campagne était encore une civilisation paysanne et non une société d’agriculteurs, et les villes des juxtapositions de quartiers ethno-religieux particuliers non-interchangeables), on naissait (et on naît parfois encore) dans une langue-culture et dans une religion-culture. Ensemble, ces caractéristiques donnaient à la personne sa totale identité, une identité pour toute sa vie dès lors qu’elle demeurait en ce lieu ou en des lieux proches. Cette identité était (elle l’est encore parfois aujourd’hui) si forte que chacun la conservait même lors d’un départ vers le monde urbain, voire, à la première génération au moins, lors d’un exil définitif dans les divers pays d’Europe occidentale, en Amérique du Nord ou du Sud… Une telle situation montre que le statut du sujet dans une monarchie constitutionnelle ou du citoyen dans une république des États successeurs était secondaire pour l’identification essentielle de la personne.

 

On trouve la preuve de ce que j’avance, par exemple (mais il y en aurait bien d’autres) dans la désertion massive de l’armée impériale austro-hongroise des régiments tchèques, roumains et autres vers la fin de la Première Guerre mondiale. Ces soldats n’agirent pas ainsi sous l’emprise de la couardise, ni sous l’empire d’un quelconque impératif catégorique moral fondé sur les droits de l’homme bafoués parce qu’ils eussent perçu, au bout du compte, l’aspect criminellement absurde de cette guerre qui faisait précisément fi de tous les droits de l’homme en raison de l’état de guerre comme état d’exception. Pendant la guerre, ils découvrirent dans les armées adverses des hommes appartenant au même groupe ethnolinguistique qu’eux. Aussi, au moment de la défaite et de la gestation des nouveaux États-nations, agirent-ils de cette manière, trahissant leur Prince et l’État impérial, en raison d’une légitimité plus puissante, celle de l’esprit communautaire et de la solidarité organique qu’il implique, devenus plus puissant que le serment donné au Prince et aux lois organiques générales. Les intellectuels qui légitimèrent cet abandon parlèrent à la fois de droits historiques et de droits ethniques des peuples, mais encore, sans souci du ridicule, de « justice immanente de l’histoire » (sic !)…

 

 En bref, ils agirent ainsi non pas sous la force du « Right or wrong my country first », mais d’un « Right or wrong whatever is the State, my community first ». Aujourd’hui, de tels exemples se rencontrent dans tous les pays du Moyen-Orient et ce d’autant plus que le très puissant État d’Israël, et donc dans une certaine mesure « exemplaire », fournit l’exemple même de l’État sans véritable constitution, fondé en ultime instance sur un critère culturalo-religieux transcendant, le discours quasi a-historique de l’ancien testament repris tant par les religieux que par les athées, tant par le Likoud que par les travaillistes. C’est pourquoi il ne peut y avoir ni contrat ni donc de véritable citoyenneté dans ce cas, puisque le contrat y est regardé comme antérieur à toute l’histoire moderne, à l’histoire antique, c’est celui d’un peuple élu pour recevoir la Loi du Dieu unique fondateur, à la fois principe, dynamique et apocalypse du monde, un Dieu pour un peuple « élu » une fois pour toutes. C’est pourquoi ceux qui ne sont pas les membres de l’espace religieux fondateur et producteur de l’identité, ne peuvent y être en essence que des citoyens de second ordre ; et c’est pourquoi, à leur tour, ils ne se peuvent reconnaître dans un État qui ne les inclut pas comme autant membres légitimes, comme éléments du particulier dans la légalité générale… On trouvera de semblables situations chez les États théocratiques musulmans de type saoudien qui dénient aux chrétiens d’êtres sujets ou citoyens de l’État.[1] Mais on remarquera dans les jeux de domination directe (coloniale) ou indirecte (impériale), combien les puissances colonisatrices ou néo-coloniales ont toujours manœuvré cyniquement sur l’échiquier politico-juridique mouvant du communautarisme religieux et/ou ethnique, pour engendrer d’aussi grandes catastrophes humaines que celles produites par des dictatures locales qui cherchaient ou cherchent à construire, certes parfois avec une brutalité extrême, les bases de la modernité politique, une société de citoyens selon soit le modèle anglo-britannique de communautés résiduelles linguistiquement uniformisées, soit français du jacobinisme unificateur, soit selon le modèle prusso-bismarckien du Kulturkampf  qui, à la différence des deux précédents, fut formé trop tard pour réussir à imposer la germanisation. Quant à ses « clônes », arrivèrent moins encore après 1918 à l’imiter dans la foulée de la défaite du Reich et de ses alliés.

 

Quelques remarques finales

Tant au plan de la détermination d’une identité nationale que dans le cadre de la géopolitique, l’aporie du légal et du légitime au sein de l’État d’un peuple-ethnie-nation, c’est-à-dire l’aporie entre droit individuel ou droit des individus, droit du peuple (droit issu de la volonté générale par et dans l’État) et droit historique (qu’il vaudrait peut-être mieux nommer droit historique et ethno-culturel) est né au XIX siècle. C’est au cours de l’expansion de la France révolutionnaire, puis de l’Empire napoléonien, puis des idées qu’ils véhiculèrent parmi diverses élites que s’est engendré irrésistiblement, d’abord en Allemagne et en Europe centrale, ensuite en Europe orientale et balkanique, puis, vers la fin du XIXe siècle au Moyen-Orient, plus tard en Afrique, en Asie et aux Amériques, cette aporie sous la forme de solutions syncrétiques instables sans cesse avortées entre le droit des peuples en tant que collectivité de citoyens détenant la liberté politique plénière et la conception herderienne complétée par la vision fichtéenne de la nation, c’est-à-dire celle d’une communauté linguistico-culturelle en tant qu’État-culture-nation légitimé par le droit historique comme preuve et garantie d’une essentialisation des origines. Ce fut là le modèle aporétique de tous les États successeurs, mais aussi celui de la Turquie à l’aurore de sa période post-ottomane, jeune turque puis kémaliste. Chateaubriand, avec son intelligence aiguë, avait perçu, lors de la guerre d’indépendance de la Grèce, la faiblesse d’une telle conception politique quand elle est appliquée aux relations internationales : « La Grèce, écrivait-il en 1840 dans un chapitre de ses Mémoires d’outre-tombe, a repris cette liberté que je lui souhaitais en la traversant naguère[2]sous la garde d’un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale ou n’a-t-elle fait que changer de joug ? » Toutefois, le grand homme avait omis d’envisager les effets de cette situation juridique sur la politique intérieure et sur le droit des individus. En effet, dès lors que le citoyen accompli (le citoyen « authentique ») se confond avec l’homme de l’ethnie ayant donné son nom à l’État de l’ethnie-nation, l’aporie entre droit individuel et droit du peuple en tant qu’État-peuple (au sens hégélien) devient parfaitement évidente et fut à l’origine de toutes les guerres balkaniques depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale incluse.

 

Or cette aporie se perpétue aujourd’hui avec la même intensité. Certes, apparemment inexistante pendant les quarante-cinq années de guerre froide, elle se montra au grand jour dès les premiers signes de la perestroïka, pour ensuite exploser d’une vigueur nouvelle au moment de l’implosion du pouvoir communiste en Union soviétique et sa rapide disparition. Aujourd’hui, en observant avec le simple bon sens l’actualité des conflits qui ont récemment ensanglanté les Balkans et qui ensanglantent toujours le Moyen-Orient on peut parfois retrouver une situation qui, mutatis mutandis, ressemble aux guerres des Balkans à la veille de la Première Guerre mondiale, même si le terrorisme d’État et de factions diverses s’y adjoint à une échelle inconnue auparavant, quoique, et non sans un pointe d’humour, il convient de rappeler que la Première Mondiale a éclaté en prenant le prétexte d’un attentat, le meurtre à Sarajevo de l’Archiduc héritier d’Autriche par un « terroriste » serbe. A présent, au cours des diverses phases de la destruction de la Yougoslavie et, plus récemment, dans le déroulement de la seconde guerre lancée par les États-Unis contre l’Irak nous rencontrons, outre l’expression renouvelée de cette aporie, l’illustration des diverses manières dont le particulier est instrumenté, voire reconstitué parfois de manière artificielle (ce qui ne l’empêche point de fonctionner), par les grandes puissances afin de détruire un jeune État en voie de modernisation, se pensant déjà comme l’une des incarnations de l’universel à l’encontre des sphères particulières tout en les incluant toutes.

 

C’est précisément parce que le droit historico-ethnique ou historico-religieux d’un peuple (de fait la sanction juridique d’une unité organique donnée, et présentée par le discours historique comme a-historique) est aporétique tant à l’égard du droit de l’individu (droit de l’homme et du citoyen dans le cadre de la loi constitutionnelle) que du droit du peuple comme accomplissement historique de l’État au-dessus de tous les particularismes (celui de l’historico-politique, c’est-à-dire du contrat en tant que base pratico-théorique de la volonté générale s’incarnant en politique, et donc de la légitimité en train de s’instaurer), qu’il peut être appliquer de manières fort variables, entraînant une véritable perversion du politique, le système trop répandu des « deux poids, deux mesures ». En effet, quoi de plus facile que d’infléchir dans un sens ou dans l’autre, positif pour les uns, négatifs pour les autres, un discours historiciste, anthropologique ou philosophique, donnant un sens a-historique et un statut d’essence à une ethnie-peuple que l’on veut transformer en État-nation.

 

Par une ironie féroce, les guerres ayant conduit au démembrement de l’ex-Yougoslavie, et le conflit certes plus pacifique ayant entraîné la séparation de la Tchécoslovaquie, après le démantèlement de l’URSS et les tentatives de démantèlement de certaines républiques issues de l’URSS, ont démontré post factum l’artificialité de ce type de créations par les Alliés de 1914-1918. Que ce soit le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes (devenu plus tard le Royaume de Yougoslavie), ou la Tchécoslovaquie, ces entités représentaient, de fait, des systèmes de souveraineté sans véritable contrat ni surtout volonté générale. À l’évidence, depuis le Traité de Trianon, chaque fois que l’équilibre européen était profondément ébranlé, nous fûmes témoins de l’extrême fragilité des entités yougoslave et tchécoslovaque, lesquelles volaient en éclats dans la plus grande violence dès que l’autorité extérieure les ayant imposées s’affaiblissait. Pour faire de ces entités des États visant l’universel, il eût fallu une puissante idée incarnée par une praxis politique collective de l’universel, légitimatrice de ce type union.

 

 Cela marcha tant bien mal, et plutôt mal que bien, pendant que ces États étaient en état d’assurer la mobilité sociale, le développement économique, le progrès social, ou tout au moins semblaient le rendre possible. Le repli ethnocentrique, vers des « solidarités premières » est toujours le signal de la désagrégation d’un « grand projet » étatique, impérial ou national. Cela fut possible sous le communisme, où malgré de nombreuses dysfonctions, le combat de la résistance titiste, la figure charismatique de Tito d’origine croate et la rupture avec l’Union soviétique stalinienne, avaient fourni les éléments d’un début de pratique de la généralité. Toutefois, et malgré les flots de paroles et de textes distillés par les idéologues aux ordres, dès lors que ces États n’eurent ni le temps nécessaire, ni la force politique, ni les moyens économiques, ils furent incapables d’imposer un agir pour l’en-commun de la citoyenneté.

 

Et il a suffi d’une crise assez puissante et irréversible qui, après la crise de l’endettement et la disparition de la puissance tutélaire soviétique, fit disparaître à leur tour ces deux États et resurgir immédiatement le particulier, lequel, à son tour, n’eut de cesse que de réprimer les particularismes qui demeuraient en son sein, engendrant ainsi une dynamique du fractionnement ad infinitum. Ainsi s’instaura la constitution d’États croupions, de parodies d’État comme l’avaient déjà été certains États successeurs de 1920. Dès lors, il ne peut être inconvenant de s’interroger sur le pouvoir du Monténégro, de la Bosnie-Herzégovine, de la Slovénie, d’un futur Kosovo « indépendant » ou, après l’éclatement de l’Irak, sur celui des trois futures entités pré-étatiques (souhaitée par les USA mais non par les partis irakiens représentatifs), celle des Kurdes, des sunnites, des chiites, ou, au Liban, si derechef il se morcellerait en autant de souverainetés politique que de communautés religieuses que compte ce pays !

 

On peut à juste titre parler de perversité de l’usage du droit historico-ethnique des peuples dès lors que l’on observe sans préjugé l’expérience politique (i.e. historique) des États puissants. Ces États ont toujours férocement combattu tout séparatisme menant non seulement à l’indépendance, mais à la fédération ou confédération de l’une de leurs parties… Lorsque pour leurs propres intérêts (certes archaïques par rapport au développement de la modernité) les États du sud des États-Unis souhaitèrent se séparer de l’Union pour constituer une confédération, le pouvoir fédéral du Nord aux visées plus centralisatrices et aux intérêts éminemment industriels engagea ce que les spécialistes définissent comme la première grande guerre moderne, avec son aspect de mobilisation totale et générale, comme l’explicitent outre les pertes militaires inédites, surtout d’énormes pertes civiles. La France aussi dont les élites n’en finissent jamais de soliloquer sur les vertus de la patrie des droits de l’homme y adjoignant au nom de ces mêmes droits, sous la pression de l’UE et de l’Allemagne, il est vrai – sans se rendre compte de la contradiction qu’elles énoncent –, la défense du droit des minorités nationales dans le reste du monde, oublie bien des crimes de guerre commis lors de ses guerres coloniales ou pendant la décolonisation, ou reste sourde aux demandes de certains Corses : non pas à celles d’une indépendance à coup sûr illusoire, mais à celles, plus réalistes, qui se satisferaient du statut de région autonome comme on le trouve en Italie pour la Sicile, la Sardaigne ou la Vénétie julienne-Friul-Trieste.

Plus encore et cela rend la situation politique à la fois tragique et grotesque, lorsque les chantres des droits de l’homme (mais, cette fois, des droits individuels désertés de toute expérience existentielle) insistèrent sur la nécessaire séparation des États de la fédération communiste yougoslave, ils se gardèrent d’avertir les peuples concernés que ces États croupions en gestation ne seraient capables d’aucun pouvoir. En effet, que pèse un ministre des affaires étrangères de Slovénie, de Croatie, du Monténégro, d’une Serbie réduite à son propre fantôme, du Kosovo, face à ses partenaires britannique, français ou allemand, sans parler de ceux des États-Unis, de la Chine ou de l’Inde…

 

Faut-il présentement rappeler que la puissance ne se vocifère pas devant des assemblées hystérisées d’aveuglement nationaliste et simultanément impuissantes ? Faut-il préciser que la puissance ne se laisse pas instrumenter par des tiers qui se comportent en maîtres commandant à leur valetaille qui se doit obéir sans broncher. Ceux qui ont lu de bons auteurs ont compris de longue date que la puissance ne formait pas un agencement théorique d’axiomes et de théorèmes élaborés pour la beauté argumentaire et conceptuelle d’une analyse logique des formes du pouvoir. Ceux-là ont compris que la puissance ne se montre en tant que puissance de sa puissance que dans l’autonomie des décisions de son action, en d’autres termes, dans l’autonomie de sa praxis politique.

 

Cette simple constatation me paraît si juste que l’on pourrait, une fois encore, en corroborer la véracité par l’observation quotidienne de la politique contemporaine du Moyen-Orient post-ottoman où, chaque fois que des hommes politiques agirent pour créer les conditions permettant la construction d’un État-Nation moderne non-communautaire, voire anti-communautariste et/ou laïc, les puissances occidentales tutélaires agirent de telle sorte (complots divers, coups d’État, blocus économique sans merci, etc.) qu’elles firent capoter ces projets pour entraîner ces peuples vers de terribles guerres civiles communautaires et religieuses. Ces hommes politiques éprouvèrent comme expérience existentielle, parfois au prix de leur vie, combien la vraie puissance exige de violence pour s’imposer.

 

Vue sous cet angle, la même situation prévalut et prévaut encore dans les Balkans, certes parfois fermement retenue par la menace de rétorsions de l’Union européenne. Par exemple pour prévenir toute action militaire de la Grèce lorsqu’il s’est agi de reconnaître la Macédoine (avec son drapeau où apparaît le soleil des rois antiques de Macédoine) qu’elle prétend non existante, car le terme de Macédoine est censé appartenir à sa propre communauté nationale en raison de l’origine culturelle grecque de Philippe et d’Alexandre de Macédoine…

A l’exemple balkanique et moyen-oriental de la nature tragique de cette aporie des droits, il convient d’ajouter aujourd’hui le conflit tout aussi sanglant du Caucase, où depuis l’effondrement de la force fédérale soviétique (certes répressive, mais simultanément facteur de paix et de compromis !), la région n’en finit pas avec des guerres où chaque petit peuple et surtout les élites de ces peuples, veulent leur micro-État afin de s’arroger les prébendes du transport du pétrole et celles  engendrées par toutes sortes de trafics…

 

De fait, lever cette aporie relèverait d’un idéal rêvé de la politique, ou de ce que les Anglo-saxons appellent wishful thinking… Pour se faire, il faudrait que le droit des minorités nationales (poursuite logico-politique du droit des peuples) se cantonne à la seule défense de la culture (langue, enseignement, arts littéraires, arts populaires et folkloriques) selon le choix de l’individu sans que s’y mêlent et s’y confondent les enjeux politiques de l’État. Or, il s’agit là d’une hypothèse d’école fondée sur une pure illusion méthodologique, logique et juridique. Car d’aucuns savent que, pour l’État, il n’y a pas de culture en-soi, de culture pour la culture, comme l’idéalisme esthétique de la philosophie allemande du début du XIXe siècle avait inventé le concept de l’art pour l’art. D’aucuns savent encore que la puissance de la langue, la force de l’enseignement des diverses matières humanistes et en particulier de l’histoire, la valorisation des arts populaires relèvent, de manière plus ou moins médiate, de la politique, c’est-à-dire d’un agir de la puissance pour le renforcement de sa propre puissance et pour l’imposition de la légitimité qu’elle veut lui donner.

 

À sa manière, la défense de la culture est simultanément une offensive politique… Tout le XXe siècle nous en fournit de multiples exemples, non seulement dans les États dit totalitaires, mais aussi dans les démocraties anciennement parlementaires devenues présidentielles. Le bon sens le prouve à travers la simple présence de ministères de la culture dans la plupart des régimes démocratiques. Or qui place la gestion de la culture sous l’égide de l’institution ministérielle, c’est-à-dire sous la responsabilité d’un ministre, la rapporte directement à l’action politique, ou mieux à l’action politico-économique d’un gouvernement !

 

Au bout du compte, l’aporie que j’ai relevée et tentée de déconstruire au cours de ces quelques pages rend raison, une fois de plus, à Machiavel et à Hobbes, à Clausewitz et surtout à Carl Schmitt. En politique, le droit n’est jamais que le maquillage juridique de la puissance s’affirmant dans son autoréférentialité. Dès lors, autant que la guerre, le droit, les jeux sur les divers droits, leurs détournements, leurs affinements ou leurs vaticinations ne renvoient qu’aux résultats momentanés, parfois éphémères, de l’agir politique et aux décisions qui en commandent le déploiement. Le droit est bien ce qu’il fut toujours, l’apanage de la raison du plus fort maquillée en valeurs juridico-éthiques…[3]Aussi, nous le constatons journellement, lorsque tel droit ne convient à plus à la légitimation de l’action de la puissance, et dès lors qu’elle en détient les moyens politiques, le change-t-elle : les États-Unis d’Amérique nous ont habitué à ces pirouettes juridiques.

 

Quant à la légitimité morale, c’est ailleurs qu’il convient de la rechercher. On la trouve dans la manière dont chacun d’entre nous agit, dans le courage qui habite la solitude de celui qui décide de répondre à l’impératif catégorique éthique laïc ou religieux. Au moment de ce choix, il n’y a plus d’État, ni d’institutions, ni de communautés, ni de classes sociales à valeur transcendantale. Il ne peut être non plus question de ce terrible précepte qui forge l’action de l’homme d’État : Salus populi suprema lex esto (« Que le salut du peuple soit la loi suprême », sous-entendu, puisqu’il s’agit évidemment du peuple-État au sens hégélien, « Que le salut de l’État soit la loi suprême »). Cependant, cela ne peut forger l’impératif éthique, car, comme s’interrogeait Rousseau, dans une lettre adressée à Mirabeau le 27 juillet 1767, sur la manière de résoudre l’aporie suivante : qu’adviendra-t-il lorsque le « salus populi suprema lex esto sera prononcé par le Despote? » En effet, puisque la « loi doit être au-dessus de l’homme » pour reprendre une autre formule de Rousseau dans la même lettre, la loi peut être le fait non seulement du despote, mais d’une assemblée légalement élue qui voterait des lois iniques, des lois immorales du point de vue de l’individu, mais des lois venue d’une assemblée légalement constituée. C’est ainsi que le « petit peintre viennois » put clôturer l’existence de la République de Weimar.

 

 C’est là qu’intervient la défense de la dignité humaine de l’homme ; c’est là que se tient l’immanence même de la liberté de l’homme ; c’est là que se situe l’enjeu crucial du choix individuel, au-delà et en deçà de la loi et du droit, au-delà et en deçà de l’agir pour le bien de l’État comme bien suprême ; pour finir, c’est là le choix qui décide ou pour le bien ou pour le mal. Nous sommes alors confrontés, et ce quelles que soient les formes de gouvernement que les hommes se sont données, à la réédition d’un très antique dilemme qui, depuis Antigone, nous est posé sans relâche : légalité et suprématie de la loi d’une part, légitimité et suprématie de l’éthique individuelle, de l’autre ! Ce choix ne peut avoir aucune solution théorique, parce que sa seule vérité se tient, non pas dans une intentionnalité soutenue par un discours, si brillamment argumenté soit-il, mais, serait-elle modeste, dans la praxis de chacun illustrant l’application à un cas particulier d’un référent supérieur, amour chrétien, respect de la personne et de la dignité humaines.

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Notes:

[1]Le Liban de son côté étant légalement (et grâce à la décision de la troisième république française qui établit ses institutions, le séparant de la Syrie en proie à des insurrections nationales à trois reprises) une juxtaposition de théocraties claniques chrétiennes et musulmanes. La plupart de ces États continuant de prôner le principe de la vieille entité étatique multiconfessionnelle protégée par le souverain, ou désormais l’État. C’est ce qui explique pourquoi en particulier l’Iran se veut un État islamique accordant à ses citoyens juifs, chrétiens-arméniens ou zoroastriens la protection et même une représentation parlementaire, en tant que communauté religieuse constituée.

[2] Le « naguère » fait référence à son voyage à Jérusalem en 1810, au cours duquel il traversa la Grèce sous suzeraineté ottomane.

[3] Ce que les bolcheviks avaient compris, mais ce qui ne leur suffit pas.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 11:03

Depuis la fin du monde bipôlaire en 1991, nous avons été habitué,consciemment ou non, à observer la situation mondiale au travers des grilles d’analyses formées aux États-Unis, analysant les situations prévalant dans les différentes régions du monde en fonction de leur position („adaptation” ou „retard”) par rapport au modèle pour le moment dominant. Mais l’histoire nous apprend que les processus politiques et idéologiques suivent l’évolution du savoir, des sciences, des techniques, des productions, des voies de communication. Or, la suppression du „rideau de fer” en Europe et le développement des relations interasiatiques ont ouvert la voie à de nombreuses possibilités d’échanges jusque là impensables. Les voies ferrées transcontinentales eurasiatiques permettent désormais de relier deux fois plus vite et à un coût deux fois moindre les rives de l’Océan Pacifique à celles de l’Océan Atlantique. Une donne tout à fait nouvelle dans l’histoire. Dans la foulée, nous assistons au développement des tubes et de convergences internationales, mais aussi de tensions, inédites.  

La nouvelle Organisation de coopération de Shanghaï  a vu le jour et englobe désormais tout les pays du noyau central de l’Eurasie. Et simultanément, contrairement à ce qui s’est fait partout depuis la fin des années 1970, le redémarrage, contradictoire quant à ses effets mais bien réel cependant, de l’économie de plusieurs pays de l’espace post-soviétique, à commencer par la Russie et la Biélorussie, se fait dans le cadre d’un système accordant à la puissance publique un rôle régulateur jugé récemment encore iconoclaste. Est-ce là le signal d’un changement d’époque ? Serait-ce là l’aube d’une nouvelle étape de la civilisation humaine ? Il est bien trop tôt pour le dire, mais l’enjeu est devenu à ce point crucial pour toutes les puissances actuelles et en devenir, qu’on ne peut manquer de remarquer l’évolution des processus d’intégration mais aussi des tensions qui règnent tout au long des voies de communication qui vont de la péninsule coréenne jusqu’en Europe médiane. Elles témoignent sans doute de l’émergence d’un nouvel „espace de jeu” entre les puissances, descendantes et ascendantes. Et l’on peut donc penser que les développements ayant lieu en ce moment dans l’isthme Baltique-mer Noire, comme en Asie centrale et dans la péninsule coréenne, auront des conséquences fondamentales pour l’avenir du monde.

 La rédaction


Biélorussie, Pologne, Ukraine : le triangle incontournable de l’axe transcontinental eurasiatique

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Août- 2008

                                                                              

 Par Bruno Drweski

                                                      

S’il existe aujourd’hui plusieurs nations distinctes et formées habitant la grande plaine située entre, d’un côté la Russie et la masse continentale eurasiatique et d’un autre côté, l’Allemagne et la façade maritime de l’Europe, l’isthme Baltique-mer Noire n’en constitue pas moins toujours une entité géographique pertinente en soi. Il reste en effet le point de passage transcontinental quasi-obligé. Et il reste un espace marqué par des traditions historiques propres (1). À l’heure où émerge d’un côté de plus en plus nettement un pôle économique asiatique extrême-oriental dynamique, et où les pays d’Europe occidentale continuent à occuper une place majeure dans la vie économique, politique et culturelle internationale, les pays situés entre ces deux zones d’activité ne peuvent échapper aux conséquences de leur situation géographique. Ils participent, en objet ou en sujet, au „grand jeu planétaire”.  

   

Cela concerne en premier lieu les États post-soviétiques parmi lesquels la Russie en phase de renaissance occupe une place bien entendu prépondérante. Mais cela explique aussi l’importance „incontournable” accordée à l’Ukraine, à la Biélorussie et à la Pologne, tant par Moscou que par Bruxelles (UE et OTAN), les grandes capitales européennes ou Washington, voire Pékin, Delhi ou Téhéran. D’autant plus que l’affaiblissement relatif et constant des capacités productives de la grande puissance nord-américaine depuis plusieurs décennies rend cette dernière particulièrement nerveuse devant les possibilités qu’ouvre le développement d’un axe économique et commercial intégrant tous les pays situés sur la voie reliant l’Océan Atlantique à l’Océan Pacifique, c’est-à-dire les pays du „heartland”, de la masse continentale eurasiatique. Et la constitution progressive de l’Organisation de coopération de Shanghaï, d’abord en réaction contre le prosélitysme taliban en Asie centrale et au Xinjiang, puis surtout contre les tentatives interventionnistes des Etats-Unis en Eurasie, souligne le renforcement constant des solidarités euro-asiatiques. Rappelons que, à l’heure actuelle, cette organisation regroupe la Chine, la Russie et la plupart des États d’Asie centrale, que l’Iran a demandé son adhésion, et que l’Inde, le Pakistan et la Mongolie y ont obtenu un statut d’observateur.  

   

            Si nous rajoutons à cela l’essor marqué de pays ou régions voisinant cet axe de communication eurasiatique en gestation, comme l’Inde, l’Asie du sud-est, l’Iran, voire l’Asie centrale ou le „grand Moyen-Orient”, nous comprenons à quel point le rôle de l’isthme Baltique-mer Noire est fondamental pour l’avenir. Les trois pays clefs de cet espace constitueront-ils, dans cette perspective, bientôt un verrou ou, au contraire, un boulevard ?

 

Crises et perspectives prometteuses

On ne peut bien entendu pas écarter l’idée que les tensions récurrentes qui se manifestent depuis le démantèlement de l’URSS dans les rapports entre Moscou, Varsovie, Kiev ou Minsk reflètent le retour d’un refoulé historique tendant à imposer une refonte des rapports de force entre voisins et partenaires obligés tous sortis de l’empire des tsars puis de la „communauté socialiste”. Mais on ne peut pas non plus rejeter l’idée que le „grand échiquier”, pour reprendre le titre du célèbre ouvrage du stratège polono-américain Zbigniew Brzezinski (2), se déroule entre autre dans cet espace au milieu d’intérêts contradictoires, de pressions diverses, d’interventions, d’intrigues, tendant d’un côté à pousser les pays de l’isthme Baltique-mer Noire à s’intégrer dans une grande Eurasie économique, voire culturelle, en phase de constitution ou, au contraire, à bloquer ce processus afin de retarder l’émergence de foyers économiques et culturels concurrents par rapport à l’ordre-désordre mondial existant, et à son pôle central en crise manifeste.

 

Même si les causes intérieures de ces crises et soubresauts qui ont parcouru depuis 1989 les relations entre la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie sont indéniables, on doit analyser à la fois les crises intérieures et les crises dans les rapports externes de ces pays avec leurs voisins, dans le contexte général que nous venons de présenter. Pour cela, nous devons d’abord rappeler les points de jonctions et les points de tensions qui ont ponctué l’évolution des relations entre ces pays et la Russie.

 

Les points d’ancrage des rapports polono-, ukraino-, biélorusso-, russes

            La géographie et l’histoire ont imposé des voies de passage aux hommes et aux marchandises qui constituent aujourd’hui autant d’enjeux économiques et stratégiques pour les grandes puissances. Historiquement, l’Ukraine fut, comme l’appellent les historiens polonais „la Porte des peuples”. Ce fut en effet par les steppes ukrainiennes qu’affluèrent en Europe centrale et occidentale les Indo-européens, puis les nomades qui allaient détruire le monde antique, et enfin les Mongols qui allaient menacer l’Europe chrétienne. La Pologne prit ensuite, avec la Lithuanie, le contrôle de tout ce territoire, et la Russie prit au même moment possession de tout l’espace d’où étaient parties les „grandes invasions”. Une nouvelle voie de passage située plus au nord se développa dans la foulée de la destruction par Moscou de l’empire tatar de la Horde d’Or. C’est par l’actuelle Biélorussie que passa ce nouvel axe de communication qui reliait la nouvelle capitale „de toutes les Russies”, Moscou, à la nouvelle capitale de la Pologne, Varsovie, qui succéda à Cracovie au XVIème siècle.

 

            Et c’est désormais par cet axe que passèrent les armées de Napoléon, du tsar, de Guillaume II, de Hitler et de Staline. C’est aussi par cet axe que passaient une grande partie des marchandises qui empruntèrent d’abord surtout les chemins de fer construits par les tsars et reliant petit à petit l’Europe occidentale à la Russie, puis la Russie à l’Orient asiatique et centre-asiatique.

            Aujourd’hui, le verrou imposé par les deux guerres mondiales et la Guerre froide a sauté, et les voies de chemin de fer reliant l’Asie à l’Europe prennent une importance majeure. Depuis l’ouverture en 2003 au trafic international de la voie ferrée à écartement large (et conçue dans les années 1970 pour amener vers la forge polonaise de Katowice en Silésie le fer soviétique), les coûts de transports et les temps de trajet entre les pays d’Extrême-Orient et d’Europe occidentale ont été diminués de moitié par rapport à la voie maritime traditionnelle contournant l’Asie et passant par le canal de Suez (3). Mais les tensions récurrentes dans les rapports entre Varsovie et Moscou ont ralenti l’impact de ce changement, malgré le fait que deux des trois partis de la coalition gouvernementale polonaise qui fut au pouvoir avant 2007 aient été en principe classés, au départ, dans le camp „pro-russe”. On peut se poser la question des causes de ce blocage à répétition.

 

            Le président Poutine était néanmoins parvenu de son côté à „contourner l’obstacle” en signant avec la Slovaquie et l’Autriche un accord permettant de prolonger à partir de la ville de Slovaquie orientale de Kosice vers Bratislava et Vienne une autre ligne de chemin de fer à écartement large. Cela fera de la „russophile” Slovaquie et de la „neutre” Autriche le futur „port sec” de toute l’Asie, au dépens en partie au moins d’une Pologne qui risque d’être marginalisée et repoussée à la périphérie de son destin géographique. Les frustrations historiques sur lesquelles opèrent les grands stratèges „globaux” ne peuvent suffire à expliquer à elles seules le retour à Varsovie de sentiments qui vont visiblement à l’encontre des intérêts à long terme de la Pologne, et des sentiments d’une opinion et d’entrepreneurs qui ne sont pas majoritairement russophobes (4). Il doit bien y avoir des pêcheurs en eau trouble qui réactivent les vieilles frustrations.

 

Nous avions déjà développé cette question dans plusieurs études précédentes (5). Mais l’accord conclu par Vladimir Poutine avec Bratislava, c’est-à-dire un gouvernement européen décrété outre-atlantique „populiste” n’aurait pas non plus été possible, ou tout simplement utile, sans l’évolution des rapports de force internes en Ukraine, suite à l’affaissement relatif du camp dit „orange”, même s’il se maintient encore au pouvoir aujourd’hui. Car, héritage de l’époque soviétique, les voies de chemin de fer à écartement large qui débouchent en Slovaquie et en Pologne passent par l’Ukraine et non par la Biélorussie. D’où la nécessité pour le Kremlin, pour les entrepreneurs-oligarques russes désormais „disciplinés”, mais aussi les pouvoirs chinois de s’assurer la bienveillance des autorités au pouvoir à Kiev et d’aider à promouvoir les forces favorables à une intégration inter-continentale. Notons toutefois aussi que la ville portuaire russe de Kaliningrad pourrait devenir un autre point d’aboutissement du trafic en provenance d’Asie orientale.

 

Notons que si, à l’Ouest, c’est le „verrou polonais” et dans une certaine mesure ukrainien qui freinent l’intégration économique de l’espace euro-asiatique, à l’Est, c’est la tension dans la péninsule coréeenne qui gêne les tentatives des entrepreneurs sud-coréens, voire japonais, pour se lancer dans la construction du grand axe ferroviaire et routier qui devrait normalement permettre de rejoindre à travers la Corée du Nord, la Chine ou l’Extrême-Orient russe les voies d’accès directes vers l’Europe. Là encore, on doit poser la question qui a intérêt à ce que la tension se maintienne et rebondisse constamment dans la péninsule coréenne. Mais, si l’on compare les évolutions dans la partie orientale de l’axe de communication transeurasien et dans l’isthme Baltique-mer Noire, on doit constater que si le degré de tensions politiques reste incomparablement plus fort en Asie du Nord-Est, le poids des hommes d’affaires sud-coréens semble lui aussi incomparablement plus fort, ce qui explique les progrès lents mais réguliers dans le développement des communications de cette région depuis peu (6).

 

En ce qui concerne le trafic routier, c’est la voie passant par l’autoroute Moscou-Brest (Litovsk) qui est fondamentale. Son prolongement en Pologne d’un côté, vers l’Asie centrale ou la Chine de l’autre, est à l’ordre du jour. Et si la Russie, après avoir restauré l’ordre sur son territoire et mis sous contrôle les oligarques et „mafias” locales, peine à financer sur un espace aussi vaste un réseau routier de qualité, on constatera qu’en Pologne, le rythme particulièrement lent de la construction de l’autoroute reliant Francfort sur l’Oder à Brest-Litovsk ne semble pas pouvoir être uniquement imputé aux lenteurs bureaucratiques et aux difficultés que rencontrent les indispensables expropriations. Varsovie a d’ailleurs privilégié la construction de l’autoroute médidionale qui relie la Silésie à l’Ukraine plutôt que celle qui contournerait la capitale et aboutirait en Biélorussie et en Russie.

 

Avec le „pic pétrolier” (7) prévu, ce sont cependant les „tubes” acheminant le gaz naturel et le pétrole qui prennent aujourd’hui une importance considérable dans les rapports internationaux. Là encore, nous avons assisté au cours des deux décennies écoulées à des tensions récurrentes dans les rapports entre Moscou et les capitales des États de l’isthme Baltique-mer Noire. Chaque partenaire cherchait bien évidemment à renforcer sa position et ses revenus provenant de l’acheminement de l’énergie. Mais chaque partie devrait aussi avoir intérêt à ne pas „tuer la poule aux oeufs d’or”, ce qui parfois semble pourtant le cas.

 

Moscou s’est d’abord appuyée sur la Biélorussie „russophile” pour tenter de faire pression sur une Ukraine plus „rebelle”, afin de compléter le réseaux de tubes acheminant le pétrole et le gaz russes, mais aussi centre-asiatiques. Puis aujourd’hui, vu le coût économique et politique du soutien à Minsk pour la Russie, et vu la politique sociale du président Loukachenko qui n’est pas favorable à l’expansion sans contrôle dans son pays du capitalisme russe, Moscou a joué le jeu de la mise en concurrence entre la Biélorussie et l’Ukraine. Il fut donc d’abord décidé d’acheminer via la Biélorussie le gaz provenant des champs de Yamal puisque les conduits provenant des autres champs passent par l’Ukraine, et débouchent soit sur la Pologne soit sur l’Europe danubienne. Cela en particulier ouvre à Moscou des possibilités de mise en concurrence, puisque les rapports entre la Pologne et la Russie restent épineux

 

Le rapprochement assez spectaculaire entre Moscou et Berlin dans la foulée de l’opposition à l’invasion de l’Irak a semble-t-il créé une dynamique nouvelle en Europe, qui a facilité la signature de l’accord russo-allemand prévoyant la construction imprévue d’un tube reliant les deux pays sous la mer Baltique. Ce qui permettait du coup de démontrer que la Pologne et les deux États jugés jusque là „incontournables”, Biélorussie et Ukraine, ne le sont pas totalement (8). Cette construction sera coûteuse et non exempte de dangers écologiques, ce que soulignent du coup les Polonais (9), mais elle permet de démontrer que Moscou et Berlin peuvent s’entendre par-dessus la tête de pays qui manifestent une tendance à jouer sur leur situation géographique pour „faire monter les enchères”, un peu trop au goût des puissances. Cela étant, Moscou comme Berlin, Bruxelles ou Pékin savent tous qu’ils ont sur le long terme intérêt à trouver à Kiev, Minsk et Varsovie des partenaires stables et apaisés, une fois que les rapports de forces auront été clarifiés et les capacités réelles d’influence de chacun examinées.

 

Et les tentatives faites sous l’égide des États-Unis et de certains cercles européens atlantistes de promouvoir un axe d’approvisionnement alternatif en passant par les pays du „GUAM” (Géorgie-Ukraine-Azerbaïdjan-Moldavie entre l’Asie centrale, le Caucase, la mer Noire, l’Ukraine, la Pologne ou les Balkans) semble devoir être un projet mort-né depuis le nouveau rapprochement de l’Ouzbékistan, puis finalement du Turkménistan, avec Moscou. Cela n’en témoigne pas moins de la recherche effrénée par les pays méfiants envers la Russie d’une voie d’accès énergétique pouvant échapper au transit russe, preuve s’il en  est de l’importance mondiale de l’enjeu.

 

Les tensions politiques récentes démontrent toutefois que la tache de trouver de nouveaux équilibres entre les différents intérêts sera ardue, tant sans doute en raison des méfiances localement enracinées, que des pressions exercées au sein de ces pays par certains oligarques russes ou certains lobbies atlantistes. A cela, il faut ajouter le fait que la Russie de Medvedev et Poutine, mais aussi la Biélorussie, et, par extension, la Chine, sans parler de la Corée du nord, présentent souvent aux yeux des opinions occidentales abbreuvées d’images passées par le filet des grands „networks” un visage rarement apaisant.

 

Le "jeu de bascule” ukrainien

Vu de l’extérieur, l’Ukraine semble hésitante dans ses choix stratégiques mais, vu de l’intérieur, on perçoit que, hormis les intérêts contradictoires qui traversent ce pays, il y existe aussi une forte propension chez tous les acteurs du jeu politique ukrainien à rechercher des compromis à tous prix permettant d’accorder aux tenants de chaque option géo-stratégique la prise en compte de ses options. Cela pousse la plupart des leaders ukrainiens à jouer plutôt un jeu de bascule que de s’engager dans la voie d’un choix unilatéral, radical et définitif. Depuis son indépendance en 1991, l’Ukraine a connu un affrontement permanent entre la présidence de la république et le parlement, mais la „Révolution orange” semblait avoir clos ce chapitre, et permis d’engager définitivement le pays dans la voie d’un Occident …qui n’était pas prêt financièrement à l’accueillir. Le retour en force des partisans d’un recentrage du pays suite aux élections législatives qui ont suivi a donc rouvert une possibilité de jeu pour Moscou. La décision en avril 2007 du Président Iouchtchenko de dissoudre le parlement national (Conseil suprême, „Rada” en ukrainien, ce qui se traduit toujours par „Soviet” en russe) a paru être une tentative risquée de rétablir son pouvoir qui allait en s’effilochant, et à s’accrocher l’appui de ses tuteurs occidentaux. Mais depuis, on négocie en permanence à Kiev un compromis intérieur qui aura forcément des conséquences dans les relations avec le voisin russe.

 

Si la „Révolution orange” a conquis le coeur des Ukrainiens de l’ouest et du centre, elle ne fut pas la vague unanimiste qu’on a répandu dans les „grands médias” de l’Ouest. Ce mouvement fut une coalition entre les „occidentalistes” et les nationalistes, minoritaires en Ukraine, et le „centre” du pays (à la fois géographique et politique) excédé par l’immobilisme d’une classe dirigeante issue de la nomenklatura, et gérant le pays d’une manière clanique et corrompue. C’était donc une coalition de circonstance savamment orchestrée par des ONG formées et liées aux grands centres de pouvoirs occidentaux qui tenta de forcer les choses (10). Mais la réalité géopolitique et géo-économique de l’Ukraine n’en avait pas disparu pour autant, même si Victor Ianoukovitch, le candidat malheureux aux présidentielles, a trop compté au départ sur cette situation pour remporter l’élection. Cependant, le camp „révolutionnaire” n’était pas si radical que cela a pu paraître. Victor Iouchtchenko avait été auparavant président de la Banque centrale d’Ukraine, puis premier ministre sous la présidence de Koutchma, et Ioulia Timoshenko, la „princesse du gaz”, a fait fortune grâce à des manipulations financières sur la distribution du gaz russe. Une grande partie de la nouvelle équipe „orangiste” était donc prête à conclure de nouveaux compromis avec les milieux dont elle était issue, la nomenklatura post-soviétique, si le vent recommençait à tourner, ce qui explique pourquoi beaucoup de députés „orange” ont quitté depuis leur partis d’origine pour rejoindre le parti de Ianoukovitch.

 

Victor Iouchtchenko fut présenté comme l’homme des Ukrainiens pro-occidentaux contre les pro-russes. En fait, son pays est plutôt divisé non pas en deux camps, mais au moins en trois. L’ouest de l’Ukraine, qui fut polonais, autrichien puis de nouveau polonais, reste toujours plus rural, plus agricole et plus pauvre que l’Est. Et l’intégration des pays d’Europe centrale à l’UE, avec en particulier la construction du „mur de Schengen”, n’a pas contribué à arranger les choses. L’est et le sud de l’Ukraine fournissent environ 3/4 du budget national ukrainien, et la forte croissance des économies russe et chinoise entraînent l’importation de produits sidérurgiques ukrainiens, ce qui a permis à l’Ukraine orientale de renouer avec la croissance, et de tirer tout le pays vers le haut. C’est le centre de l’Ukraine, avec Kiev, qui a longtemps hésité avant de basculer du côté „orange” au moment de la „révolution”, sans jamais pour autant avoir intérêt à une rupture avec la Russie, ni avec la langue russe qui y est toujours massivement utilisée. Et comme Victor Iouchtchenko n’a jamais vraiment réussi à écraser électoralement Victor Ianoukovitch, son adversaire en 2004, il était normal que le poids de son orientation géo-stratégique réapparaisse tôt ou tard, d’autant plus que la croissance russe et chinoise se maintiennent, tandis que les offres occidentales en direction de Kiev restent très limitées.

 

Et comme les difficultés structurelles du pays n’ont toujours pas été réglées depuis 2005 par la fragile coalition „orange”, les élections législatives de mars 2006 ont fait du Parti des Régions dirigé par Victor Ianoukovitch, le grand vainqueur qui a pu dès lors imposer au pays un nouveau compromis entre „l’Est” et l”Ouest”. C’est dans ce contexte que la Russie, sentant que le vent tournait à Kiev, en a profité pour mettre l’Ukraine en concurrence avec la Biélorussie comme pays de transit, et marquer des points dans les deux pays, avec comme objectif ultime de permettre aux entreprises russes appuyées par le Kremlin de prendre le contrôle de certains secteurs clefs à privatiser dans les deux pays à la fois.

 

Depuis sa défaite aux élections présidentielles, mais profitant de sa base économique solide dans ses bations industriels de l’est et du sud du pays, où les entreprises ne sont pas toutes obsolètes, quoiqu’on en dise en Occident, le Parti des Régions a vu son audience s’élargir vers l’ouest du pays. Et les déceptions de „l’après-orange” ont poussé le Parti socialiste ukrainien à se rallier finalement à ce parti, qui a aussi reçu finalement un certain appui „tactique” du Parti communiste, assez implanté en milieu ouvrier, ce qui ramena Victor Ianoukovitch à la tête du ouvernement en août 2006, après un intermède somme toute assez court de deux ans. À la tête d’un gouvernement rassembleur donc. Le conflit a alors rebondi lorsque le président Iouchtchenko a semblé penser qu’en démontrant sa totale yauté à l’OTAN, il pourrait obtenir les appuis nécessaires pour financer une politique permettant de contre-balancer le poids de la partie relativement prospère du pays. Or entre 55% et 60% des Ukrainiens, suivant les sondages, sont opposés à l’adhésion de leur pays à l’OTAN ; et la perspective d’une adhésion à l’Union européenne est tout simplement irréaliste, quand bien même serait-elle souhaitée (11).Alors que de plus en plus de députés du camp „orange” rejoignaient le Parti des régions, le président a d’abord choisi l’épreuve de force : en proclamant la dissolution du parlement. Mais le rapport de force qui s’est aussitôt manifesté sur le terrain a imposé de nouvelles négociations imposant la conclusion d’un nouveau compromis. Et le retour au pouvoir suite aux dernières élections, comme premier ministre, de Ioulia Timochenko ne semble pas avoir fondamentalement changé la donne politique. Le camp dit pro-russe sait désormais, après ses déboires de 2004, faire preuve d’une grande maturité politique. Alors que Moscou joue désormais plus prudemment en Ukraine, c’est l’Union européenne qui, en manifestant bruyamment ses sympathies pour Iouchtchenko ou pour Mme Timochenko, l’autre chef de file concurrente du camp „orange”, apparait comme mettant en danger les tentatives de compromis, et donc l’esprit même de ce qu’on appelle l’« Etat de droit » et la démocratie. Cela sans rien proposer par ailleurs de concret sur le plan économique aux Ukrainiens, ni sur une éventuelle adhésion à l’UE. Est-ce que cette situation veut dire que le „reflux” de l’Ukraine vers son „arrière-pays” russe et eurasiatique est pour autant inéluctable ? Ce serait sans doute aller trop vite que de l’affirmer. Il n’en reste pas moins que la réalité géopolitique et économique du pays ne peut plus échapper à aucun Ukrainien, même à l’ouest du pays, ce qui donne des atouts durables à Moscou, et permet d’envisager à nouveau le développement d’un long processus d’intégration de l’espace post-soviétique, qui se réalisera d’abord par le biais de l’économie et des transports, malgré la récurrence prévisible de nouveaux soubresauts politiques. La question reste de savoir si les dirigeants russes sauront désormais manifester le doigté nécessaire pour ne pas enrayer ce processus. C’est ce qui leur souvent manqué dans l’histoire, en particulier envers les populations habitant ce qu’ils appellent leur „étranger proche”.

 

La Biélorussie, un allié à la fois solide et encombrant

            Si Minsk fut pour Moscou l’allié indispensable pendant toute la période où la puissance russe fut humiliée après 1991, on ne saurait présenter le régime du président Loukachenko comme étant un simple „vestige soviétique dictatorial”, ne s’accrochant à Moscou que par rigidité idéologique ou manque d’imagination. La Biélorussie, ancien „atelier d’assemblage” de l’URSS et centre de plusieurs industries de pointe, a très tôt compris qu’il lui était nécessaire de retrouver dans l’ex-URSS des partenaires qu’elle ne pourrait jamais trouver à l’Ouest. Petit à petit, Loukachenko a reconstruit les réseaux économiques démantelés, d’abord lors de l’ère Eltsine et des gouverneurs patrons, au point où l’économie de son pays ne connut pas l’effondrement qui caractérisa la „transition” dans les pays voisins. Minsk a su aussi jouer sur sa position tout à fait incontournable pour le commerce russe vers l’Ouest. Et, comme la société locale possèdait des traditions enracinées de radicalisme social, Loukachenko savait qu’il n’était pas question de démanteler systématiquement les acquis sociaux de l’époque soviétique, de s’attaquer de front au rôle des entreprises comme centres de solidarité, de liquider les subsides sociaux, la garantie d’emploi, etc. (12)

 

            Au moment où Poutine est parvenu au pouvoir à Moscou, Loukachenko était l’un des dirigeants de l’ex-URSS les plus populaires en Russie. Certains le voyaient déjà candidat aux élections russes, une fois les deux pays « réunifiés ». Et il avait beaucoup d’amis parmi les dirigeants régionaux de Russie, ainsi que chez les militaires. Car la Biélorussie est un des centres de l’industrie militaire héritée de l’Union soviétique. C’était trop aux yeux de Poutine. Et comme, en dépit de ce qu’on appelle à l’Ouest sa politique « étatiste », Poutine (et depuis Medvedev) reste partisan du capitalisme, pourvu que les entrepreneurs soutiennent le pouvoir politique, il ne pouvait éprouver de sympathie pour la façon dont fonctionne le régime de Loukachenko, qui maintient de façon relativement efficace certaines « conquêtes du socialisme » avec une dose de marché. Dès que la situation de l’Ukraine a évolué dans une direction qui permettait d’espérer un retour en force des partisans de Ianoukovitch, un partisan du capitalisme axé vers la Russie, Poutine a pris des mesures pour amener Loukachenko à réduire ses ambitions et à accepter la privatisation des fleurons de l’économie locale en faveur des oligarques russes acceptant la suprématie du Kremlin.

 

            Depuis 1995, Minsk se heurte aux pressions grandissantes et aux sanctions des puissances occidentales qui souhaitent que son système politique, social et économique change (13). Mais l’intérêt économique de la Biélorussie se trouve surtout orienté vers l’Est et le transit Est-Ouest, ce que les pays de l’UE ne peuvent ignorer, tant ils ont eux aussi besoin de la croissance russe. Minsk a su jusqu’à présent jouer sur cette situation, y compris avec les maîtres du Kremlin. Mais la position de Loukachenko n’est pas aisée pour autant, et rien ne dit qu’il pourra continuer perpétuellement à naviguer dans un espace qui reste malgré tout réduit, même si la Biélorussie, qui ne produit pas de pétrole, a aussi su jouer sur ses capacités de raffinage pour établir un rapport de forces pas totalement déséquilibré dans ses négociations avec le partenaire russe. Mais le Kremlin ne peut pas pour autant souhaiter que les promoteurs d’une nouvelle „révolution colorée” en Biélorussie ne parviennent à entraîner une partie substantielle de la population, alors qu’ils ont tenté à plusieurs reprises ce type d’opération.

 

            Après avoir tant bien que mal maintenu les capacités de ses industries de pointe, la Biélorussie s’est attelée à soutenir ses capacités de production alimentaires. Une décennie a été nécessaire pour instaurer l’autosuffisance dans ce secteur, produire les quantités nécessaires d’aliments, d’engrais, développer les industries de transformation et de productions de machines agricoles. Le pays est parvenu aujourd’hui à exporter même des tracteurs dans tout l’espace post-soviétique et le tiers monde. Mais l’Etat a investi beaucoup, bien entendu d’abord à perte, selon une logique iconoclaste pour tout économiste libéral. Et maintenant il ne peut donc être question pour le gouvernement de Minsk d’envisager la privatisation de ces secteurs sans prendre en compte au moins la valeur de ces investissements (14). La privatisation devrait donc être assez massive, mais restée limitée aux secteurs tertiaires et à la partie du secteur secondaire qui n’est pas jugée stratégique du point de vue des intérêts de l’Etat ou des intérêts sociaux des citoyens. Et c’est là que des heurts pourront continuer à se produire entre Minsk et Moscou.

 

             Si la politique menée par Alexandre Loukachenko n’est pas exempte de duretés et d’incohérences, elle suit globalement une ligne stratégique prévisible pour les citoyens du pays, ce qui explique en grande partie le calme politique qui règne à Minsk. La Biélorussie a connu une des plus faible régression économique dans l’espace post-soviétique après 1991, et aujourd’hui son taux de croissance à deux chiffres lui a permis de dépasser son niveau de développement de l’époque soviétique. Pour un pays présenté comme le „Jurassic park soviétique” ce n’est finalement pas si mal, ce qui explique sans doute l’énervement que Loukachenko éveille chez les libéraux de l’Ouest et …de l’Est. Car quoiqu’on pense, le modèle Loukachenko n’est pas seulement socialement et économiquement iconoclaste du point de vue libéral, il montre que, dans une certaine mesure, „ça peut marcher”. Et, comme en plus, la Biélorussie vient de rejoindre le Mouvement des États non alignés, aux côtés du Venezuela, de Cuba, de la Malaisie, de l’Iran, de la Syrie, etc., elle n’est pas isolée dans le monde, même si elle s’est choisie des partenaires économiques ou politiques „exotiques”. Son voisin de l’Ouest, la Pologne a, de son côté, axé toute sa politique sur l’alliance avec la grande puissance d’outre-atlantique, somme toute pas moins éloignée que les „exotiques” pays non alignés.

 

La Pologne entre les fantômes de son passé et les perspectives ouvertes par sa situation géographique

            Rosa Luxemburg, la fondatrice du parti qui allait donner naissance au Parti communiste polonais avait, avant 1914, voulu démontrer l’impossibilité d’une indépendance complète de la Pologne en raison de la situation de son pays qui imposait que « des capitaux occidentaux utilisent des mains polonaises pour produire des marchandises exportables vers les marchés de l’Est ». À l’opposé du spectre politique polonais, le fondateur du nationalisme polonais radical, Roman Dmowski, opta après la Révolution de 1905, et poursuivit ce raisonnement y compris après 1917, pour une coopération avec la Russie, devait-elle devenir rouge, afin que puisse se développer une bourgeoisie polonaise protégée de la concurrence allemande et en état de profiter des débouchés « infinis » qui s’ouvraient à l’Est.

 

            Quel paradoxe de l’histoire a fait que, depuis 1989, alors que la voie de communication Europe-Asie est enfin ouverte, les élites au pouvoir à Varsovie semblent avoir oublié les réflexions des fondateurs des deux radicalismes polonais, de gauche et de droite ? Que la Pologne ait beaucoup souffert sous le joug des tsars ou de Staline, personne ne le conteste. Que la souveraineté de la Pologne ait été limitée à l’époque de la « communauté socialiste », rares sont ceux qui le nient. Mais la Pologne a aussi beaucoup souffert de l’arrogance prussienne et allemande, ou de l’indifférence des Anglo-saxons de 1939 à 1989, sans parler des conséquences de l’attitude ouvertement polonophobe de Lloyd George lors des négociations qui allaient aboutir au traité de Versailles. Et il est pourtant aujourd’hui malvenu d’y faire référence dans les médias polonais, un peu comme il était malvenu auparavant de rappeler les moments d’oppression russe. Il y a donc toujours des « taches blanches » dans les discours officiels polonais, y compris sur le terrain historique. Alors on doit poser la question : pourquoi ce pays dont les habitants semblent souhaiter selon les enquêtes d’opinion, un apaisement dans les relations avec la Russie et où, après avoir été quasiment éradiqués des écoles depuis 1989, les cours de langue russe sont parmi les plus populaires dans le privé, renoue-t-il avec la méfiance systématique envers Moscou, à chaque fois qu’une tentative de compromis est sur le point d’aboutir (15) ?

 

            Rappelons qu’après 1989, la Pologne a été l’un des derniers pays de l’ancien bloc de l’Est à souhaiter le départ des troupes soviétiques (au demeurant peu nombreuses : deux divisions à peine) de son territoire. Elle avait certes manifesté une sympathie, compréhensible de son point de vue, pour l’indépendance de l’Ukraine et de la Biélorussie, ses « confins » traditionnels, mais cela n’avait pas signifié au départ le développement d’une attitude d’inimitié sans bornes envers Moscou. Eltsine avait reconnu la responsabilité de l’URSS dans le massacre de Katyn et les déportations de Polonais de 1939 à 1941. Et les Polonais ont surtout eu peur à l’époque du « chaos » qui semblait s’installer dans le pays d’Eltsine d’où les mafias cherchaient à pénétrer le territoire polonais. Poutine a aujourd’hui restauré dans son pays un minimum d’ordre, et voilà que les dirigeants polonais s’inquiètent de ce qu’ils semblaient souhaiter la veille.

 

Que la démocratie russe ne soit pas idyllique, tout le monde en convient, mais les donneurs de leçons polonais ou occidentaux sont-ils à l’abri des violations des droits de l’homme avec, par exemple, les vols secrets de la CIA qui ont balayé le ciel et la terre d’Europe, en particulier en Pologne ? (16) On pourrait multiplier les exemples de ce qu’à Moscou on appelle désormais les « doubles standards occidentaux en matière de droits de l’homme ».

 

Quand le président « ex-communiste » Aleksander Kwasniewski fut élu en 1995, il manifesta d’abord un désir de retrouvaille avec Moscou. Il alla même jusqu’à rencontrer aussi le président Loukachenko. Sa femme manifestait alors ouvertement son désir de travailler personnellement au rapprochement avec la Russie et toutes les anciennes républiques soviétiques. Puis cette dynamique fut vite enrayée, et la Pologne se trouva engagée en direction de l’OTAN, puis happée dans l’invasion de l’Irak, ce qui ne lui rapporta pas les contrats mirifiques promis et n’empêcha pas son armée de continuer à s’embourber dans un pays quitté depuis par une grande partie des ex-partenaires de la « coalition des volontaires ». Et quand Lech Kaczynski, l’actuel président de la République, fut élu, il conclut une alliance gouvernementale avec deux partis dit de « droite radicale » ou de « gauche populiste » qui s’étaient faits dans l’opposition les promoteurs d’une politique de modération envers la Russie, même si cela allait de pair pour les premiers avec un anticommunisme tonitruant. Mais la Pologne poursuivit cependant son engagement stérile en Irak, et les pommes de discordes avec Moscou se sont multipliées au même moment. Elles furent à la fois symboliques (rappel répété des répressions staliniennes) et économiques (guerre douanière de fait entre les deux pays portant entre autres sur les exportations polonaises de viande). Varsovie a bruyamment manifesté son appui à la « révolution orange » en Ukraine, semblant du coup effacer de sa mémoire les horreurs commises par les nationalistes extrémistes ukrainiens à l’égard des Polonais au cours de la Seconde Guerre mondiale. S’il s’agissait d’histoire et d’un retour du refoulé uniquement, les rapports pourraient certes rester épineux entre Varsovie et Moscou, mais ils ne devraient pas moins l’être avec Kiev ou Vilnius. Et ils devraient être bien meilleurs avec Minsk, la Seconde Guerre mondiale n’ayant que peu opposés les deux peuples farouchement opposés tous deux aux armées d’Hitler. Il ne s’agit donc pas ici que d’histoire réelle, mais de blessures réactivées ici, négligées là, selon les besoins de la conjoncture du moment au pouvoir. On ne peut donc se contenter de l’explication « historiciste » pour expliquer les tensions existantes aujourd’hui dans les rapports polono-russes, qu’elles portent sur le transit gazier et pétrolier, la dépendance énergétique, les exportations de viande polonaise, l’installation en Pologne de bases anti-missiles américaines, etc. Il faut aussi rappeler que le Kremlin n’est pas en reste sur le plan symbolique, puisqu’il a choisi de remplacer officiellement la fête de l’anniversaire de la Révolution d’octobre par l’anniversaire de l’insurrection russe victorieuse …au XVIIe siècle qui permit de repousser l’armée polonaise qui occupait le Kremlin et d’installer au pouvoir la dynastie des Romanov.

 

En fait, on voit que chacun des deux pays tente d’établir un nouveau rapport de force avec son partenaire obligé, en recourant au besoin à la protection d’un allié lointain, les Etats-Unis en l’occurrence pour la Pologne. Mais à ce jeu ne gagnera en fin de compte que le plus fort, et la Pologne, avec l’appui d’un allié à la fois lointain et surtout  traditionnellement changeant dans ses appuis, et de partenaires pour le moins hésitant envers elle au sein de l’UE, a fort à craindre de se retrouver à l’arrivée, plus faible qu’au départ, abandonnée par ses « alliés » et poussée à conclure un compromis à la va vite avec une Russie stratégiquement bien située, et que tout le monde courtise désormais, de l’Allemagne à la Chine. Cela étant, l’histoire a démontré la très grande capacité de nuisance des Polonais envers la Russie. Le « boulet polonais » fut dur à tirer tant pour les tsars que pour les Soviétiques, et il a expliqué en partie l’effondrement des deux régimes. Moscou a donc tout intérêt à conclure malgré tout un compromis durable et mutuellement acceptable avec Varsovie, tandis que cette dernière doit enfin accepter le rang qui est le sien compte tenu de ses potentiels réels sur la carte du monde.

 

Quelle avenir pour l’Eurasie, et donc pour la planète ?

Par ce survol de la situation actuelle, des potentialités politiques et économiques et des soubassements historiques, nous avons pu constater à quel point les choses restent complexes, alors même que les observateurs économiques et les entrepreneurs piaffent d’impatience devant le potentiel de développement « infini » qu’ils découvrent entre le Pacifique et l’Atlantique. Incontestablement les trois grands pays de l’isthme Baltique-mer Noire ont un rôle important à jouer dans ce scénario. Mais pour se faire, ils doivent désenclaver leurs mentalités, rompre avec leur sentiment d’isolement et prendre en compte le fait que désormais ils ne sont plus des pays périphériques par rapport aux grands axes de communication maritimes internationaux, mais qu’ils occupent une position précaire certes, mais centrale, « incontournable », dans les grands axes de communications internationaux, qui seront transcontinentaux, grâce au développement des chemins de fer, du ferroutage, du trafic de conteneurs, des autoroutes, des tubes. Parfois il semblerait que les « larges masses » de la population sont plus conscientes des grandes possibilités offertes par les évolutions des rapports internationaux que les élites nationales qui restent marquées par les clichés et les frustrations héritées du XIXe et du XXe siècle.

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Notes :

  1.        Cf. Bruno Drweski,"L'espace Baltique-mer Noire, héritage d'une longue histoire commune", in “Les confins de l'OTAN - l'Espace Baltique - mer Noire”, Nouveaux Mondes  n° 9, sous la direction de J.C. Lallemand, Genève, automne 1999, pp. 3-16.

2.        Zbigniew Brzezinski, The Grand Chessboard: American Primacy and Its Geostrategic Imperatives, Basic books, 1997.

3.        Ireneusz Laczek, „Prendre le train du business - Un port sec”, Traduction et notes (BD) de Bruno Drweski, Trybuna, Varsovie, 30 mai 2003. http://www.paris-berlin-moscou.org/page_71.html; Bruno Drweski, "Le corridor de transport Europe-Asie", Mise en contexte de Bruno Drweski de l'article "Prendre le train du business",  http://www.paris-berlin-moscou.org/page_72.html 

4.        Bruno Drweski, « Pologne – Russie : Mythes, réalités et perspectives », La Pologne, (sous la dir. François Bafoil), Paris, Fayard-CERI, 2007, pp. 459 – 476.

5.        Bruno Drweski, - " La Russie des Polonais ou l'obligation de sortir des clichés historiques", in Outre-terre - Revue française de géopolitique, n°4, avril 2003, p. 214-226.

6.        Association d'amitié franco-coréenne, « Bientôt un pont terrestre entre l'Europe et l'Asie »,16 ars 2008, http://amitiefrancecoree.ober-blog.org/article-17775794.html ; Alexandre Latsa, « Le pont ferroviaire eurasiatique, nouvelle route de la soie du XXIe siècle! »,Agora ox,16mai2008, http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=39950 

7.        Cf. Le site spécialisé sur le sujet : http://www.peakoil.com

8.        cf.  http://www.leblogfinance.com/2006/10/gdf_contrat_ave.html 

9.        Même si les tankers qui sillonent dors et déjà la mer Baltique font eux-aussi peser la crainte d’une très grave marée noire.

10.   Pierre BEAUDET, „Les lendemains de la « révolution orange » en Ukraine”, 3 octobre 2005  http://www.alternatives.ca/article2096.html 

11.   Jacques Sapir, article sur l’Ukraine sous presse dans Bastille-République-Nations, n°031, juin 2007.

12.   Bruno Drweski, "Biélorussie, Ukraine", in Les Etats postsoviétiques - Identités en construction, transformations politiques, trajectoires économiques, sous la dir. de Jean Radvanyi, Armand Collin, 2003 ; 2ème édition entièrement remise à jour, 2004.

13.   Pierre Lévy, „La voie biélorusse indispose Bruxelles”, Bastille-République-Nations, n°030, 14 mai 2007.

14.   Idem.

15.   Bruno Drweski, „Pologne-Russie …”, Op. Cit.

16.   Ignacio Ramonet, „CIA, vols secrets”, Le Monde diplomatique, mars 2007.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 11:01

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L’article qui suit a été écrit, directement en anglais, pour un public américain, et il est paru sur le site de Counterpunch  www.counterpunch.org/bricmont08122006.html . Le but ici est le même que celui poursuivi dans Impérialisme humanitaire (Aden Bruxelles, 2005), à savoir essayer de renforcer le mouvement anti-guerre en en critiquant les faiblesses idéologiques et les illusions. Mais le thème abordé ici - l’influence sioniste sur la politique des États-Unis au Proche-Orient - est différent de celui du livre et est surtout pertinent aux États-Unis.  

La version anglaise m’a valu un grand nombre de courriels, venant de gens que je ne connaissais pas, ce qui montre le caractère délicat du sujet. La plupart étaient très favorables mais certains fanatiquement hostiles. Le texte a été traduit par Mme Laurence Zufic, de Palestine 13, que je remercie ; j’ai légèrement adapté le texte original, en y ajoutant de plus des notes et quelques remarques à l’intention du public francophone, dans l’espoir de clarifier les malentendus possibles.

La rédaction 

 


La dé-sionisation de la mentalité américain

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Août 2008

                                                           

Par Jean Bricmont*

                                         

Les citoyens des États-Unis s’entendent constamment dire qu’ils doivent se défendre contre des gens qui « les  haïssent », mais sans comprendre pourquoi on les hait. La cause en est-elle leur démocratie laïque ? Leur appétit pour le pétrole ? Il y a beaucoup de démocraties dans le monde qui sont nettement plus laïques que les États-Unis ( la Suède, la France…), et beaucoup de pays qui veulent acheter le pétrole au meilleur prix ( la Chine) sans créer une haine particulière au Proche-Orient.

 

Bien sûr, il est vrai que, dans l’ensemble du Tiers-Monde, les Américains et les Européens sont souvent considérés comme arrogants et ne sont pas particulièrement aimés. Mais le niveau de haine qui conduit un grand nombre de gens à se réjouir d’un événement tel que le 11 septembre est particulier au Proche-Orient. En effet, la signification politique principale du 11 septembre ne réside pas dans le nombre de personnes tuées ou même dans le succès spectaculaire des attaquants, mais dans le fait que l’attaque fut populaire dans de grandes parties du Proche-Orient (1). La fureur des dirigeants américains prouve qu’ils l’avaient compris. Un tel degré de haine nécessite une explication.

 

 

Je ne vois à cela qu’une seule explication : le soutien des États-Unis à Israël. C’est évidemment Israël qui est l’objet principal de haine, pour des raisons que nous discuterons plus loin, mais, puisque les États-Unis soutiennent Israël sur tous les plans politiques ou presque, qu’ils en font constamment l’éloge comme étant la «seule démocratie du Proche-Orient » et qu’ils en sont le principal soutien financier, le résultat est un « transfert » de haine.

 

Pourquoi hait-on tant Israël ? La mise en application constamment repoussée des « plans de paix » en faveur de colonies plus nombreuses et de plus de guerres aggrave cette haine, mais la cause fondamentale se situe dans les principes sur lesquels cet État est fondé. Il y a essentiellement deux arguments qui ont justifié la création de l’État d’Israël en Palestine : l’une est que Dieu a donné cette terre aux Juifs, et l’autre est l’Holocauste. Le premier est extrêmement insultant pour des gens qui sont profondément religieux, ce qui est le cas de la majorité des Arabes, mais qui ont une croyance différente. En ce qui concerne le deuxième argument, cela équivaut à faire payer un crime à des gens qui ne l’ont pas commis.

 

Ces deux arguments sont profondément racistes, car ils reviennent à affirmer qu’il est juste que les Juifs, et eux seuls, puissent établir en Palestine leur État, alors que celui-ci serait de toute évidence arabe, comme la Jordanie ou le Liban, sans la lente invasion sioniste (2). On peut aussi illustrer le problème par la « loi du retour » : tout Juif, où qu’il soit, même s’il n’a aucun lien avec la Palestine, et ne souffre d’aucune persécution, peut, s’il le souhaite, émigrer en Israël et facilement en devenir citoyen, tandis que les habitants qui ont fui en 1948, ou leurs enfants, ne le peuvent pas. Si l’on ajoute à cela le fait qu’une cité proclamée Sainte par trois religions est devenue «  la capitale éternelle du peuple Juif » (et la leur uniquement), on peut commencer à comprendre la rage que tout ceci provoque à travers le monde arabo-musulman.

 

C’est précisément cet aspect raciste qui rend la plupart des Arabes furieux, même s’ils n’ont aucun lien personnel avec la Palestine, (s’ils vivent, par exemple, dans les banlieues françaises). Cette situation dé-légitimise les régimes arabes qui sont impuissants face à l’ennemi  sioniste, et après la défaite des deux principaux dirigeants relativement laïques de la région, Nasser et Saddam Hussein (ce dernier grâce aux États-Unis), mène à une poussée du fondamentalisme religieux.

 

Très souvent, le racisme, ou l’humiliation quotidienne, est beaucoup moins acceptable que l’exploitation économique ou la « simple » pauvreté. Considérons l’Afrique du Sud : sous le régime d’apartheid, les conditions de vie des Noirs étaient mauvaises, mais pas nécessairement pires que celles qui ont cours dans d’autres pays d’Afrique, ou même en Afrique du Sud aujourd’hui. Mais le système était intrinsèquement raciste, ce qui fut ressenti comme un outrage pour les Noirs partout dans le monde, y compris aux États-Unis. C’est pourquoi le conflit en Palestine est  plus profond que le statut de citoyens de seconde classe des Arabes Israéliens ou même le traitement infligé aux Territoires occupés. Même si un État palestinien était établi sur ces derniers, et même si l’égalité pleine et entière était accordée aux Arabes Israéliens, les blessures de 1948 ne guériraient pas rapidement, et la question du « droit au retour » continuerait à être posée.

 

 Les dirigeants arabes, même les religieux, peuvent, bien entendu, signer des accords de paix avec Israël, mais ils seront fragiles tant que la population arabe les considérera injustes et ne les acceptera pas au for intérieur. La Palestine est l’Alsace-Lorraine ou le Taiwan du monde arabe, et le fait qu’il est impossible de la reprendre ne signifie pas qu’elle puisse être oubliée. (Ceci n’est pas une argumentation en faveur de l’idée de «rayer Israël de la carte »  ou en faveur de « la solution d’un seul État » ; je souligne simplement ce qui me paraît être la racine et la gravité du problème. En fait, je n’argumente en faveur d’aucune solution particulière, en partie parce qu’aucune ne me semble accessible sur le court terme, mais plus fondamentalement, parce que je ne pense pas que des étrangers au Proche-Orient doivent suggérer de telles solutions.)

 

Rien n’indique que ce qui précède soit compris en Israël par plus qu’une poignée d’individus ; si les Arabes les haïssent, c’est, à leurs yeux, simplement un exemple de plus qui prouve que tout le monde déteste les Juifs et qu’ils doivent « se défendre » (c’est-à-dire attaquer les autres de manière préventive) par tous les moyens. Cette incompréhension est tragique, mais pourquoi tout cela est-il incompris aux États-Unis également ? Traditionnellement, il y a deux réponses à cette question : l’une est que la population américaine est manipulée dans son soutien à Israël par le gouvernement, les marchands d’armes ou l’industrie du pétrole, parce qu’Israël est un allié stratégique des États-Unis, l’autre est que les États-Unis sont manipulés par le lobby pro-israélien. L’idée qu’Israël est un allié stratégique, si par cela on entend un allié utile (utile, par exemple, pour les intérêts pétroliers, entendus au sens large), bien que largement acceptée, particulièrement par la gauche, ne survit pas à un examen critique.

 

Cela a pu être le cas en 1967 ou même durant la Guerre froide, bien qu’on puisse argumenter que, même à cette époque, les États arabes étaient attirés par l’Union soviétique uniquement parce qu’elle leur apportait un soutien (bien qu’inefficace), dans leur lutte contre Israël. Mais à la fois en 1991 et en 2003, les États-Unis ont attaqué l’Irak, sans une quelconque aide de la part d’Israël, en suppliant même Israël de ne pas intervenir en 1991, dans le but d’éviter que leur coalition arabe ne s’effondre. Ou considérons l’occupation post-2003 en Irak, et supposons que le but de cette occupation soit le contrôle du pétrole. En quel sens Israël aide-t-il à cet effet ? Tout ce qu’il fait (les attaques en été 2006 contre Gaza et le Liban par exemple), lui aliène encore davantage les Arabes ; et le soutien des États-Unis à Israël rend le contrôle du pétrole plus difficile, pas plus facile : en effet, même le parlement irakien, le premier ministre et des dirigeants religieux chiites, qui sont ce que les États-Unis ont de mieux comme alliés là-bas, condamnent violemment les actions d’Israël au Liban.

 

Finalement, imaginons que les États-Unis fassent un revirement à 180° et prennent soudain le parti des Palestiniens, et les soutiennent comme ils l’ont fait avec les Kosovars (albanais) contre les Serbes qui, d’ailleurs, étaient, comme les Israéliens, plus riches et plus « occidentaux » que leurs adversaires. Un tel revirement en politique n’est pas du tout impossible : quand l’Indonésie a envahi Timor Oriental en 1975, les États-Unis ont soutenu l’invasion en fournissant à l’Indonésie la plupart de ses armes. Pourtant, 25 ans plus tard, les États-Unis soutinrent ou, du moins, ne s’opposèrent pas à l’accession de Timor Oriental à l’indépendance.

 

Quel impact cela aurait-il ? Quelqu’un peut-il douter qu’un tel changement de politique faciliterait l’accès des États-Unis aux puits de pétrole et les aiderait à obtenir des alliés stratégiques (s’il en était encore besoin) à travers tout le monde musulman ? Au Proche-Orient, la principale accusation contre les États-Unis est qu’ils sont pro-israélien parce qu’ils sont « manipulés  par les Juifs ». Par conséquent, si Washington changeait de position, l’hostilité contre les États-Unis, y compris concernant le contrôle du pétrole, ne pourrait même plus être formulée. C’est pourquoi la notion d’Israël comme « allié stratégique » n’a aucun sens.

 

Ceci nous conduit à la réponse du « lobby pro-israélien », qui est plus proche de la vérité, mais n’est pas l’entière vérité. Pour obtenir une image complète, on doit comprendre pourquoi le lobby fonctionne aussi efficacement qu’il le fait, et cela dépend de facteurs extérieurs aux actions du lobby lui-même. Après tout, les sionistes militants qui forment le lobby sont une minorité parmi les Juifs, qui eux-mêmes forment une petite minorité au sein de la population américaine. Le lobby pro-israélien ne fonctionne pas comme les autres lobbies, par exemple, ceux de l’industrie du pétrole et de l’armement, ce qui est une des raisons pour lesquelles il est facile de nier l’impact du lobby pro-israélien, tant qu’on ne comprend pas comment s’exerce son influence.

 

Bien sûr, comme les autres lobbies, le lobby pro-israélien fournit des fonds aux campagnes électorales et son pouvoir dérive en partie de sa capacité à cibler les gens au Congrès qui ne respectent pas sa « ligne ». Mais s’il n’y avait que cela, il pourrait aisément être défait – en effet, il y a d’autres sources de fonds pour les campagnes électorales, les grands lobbies industriels par exemple, et si l’on pouvait affirmer que des candidats pro-israéliens sont payés pour servir les intérêts d’un autre État, leurs adversaires pourraient dénoncer les gens qui reçoivent de l’argent du lobby comme des sortes d’agents d’une puissance étrangère. Imaginez un lobby pro-français, pro-chinois ou pro-japonais qui essaierait d’influencer de manière significative le Congrès américain. Il est certain que l’argent seul ne peut suffire.

 

Mais le lobby pro-israélien, et lui seul, peut éviter ce type de critiques, parce que quiconque dénonçant un adversaire financé par lui comme un quasi agent d’une puissance étrangère se verrait immédiatement accusé d’antisémitisme. En fait, imaginons que les hommes d’affaires soient mécontents de la politique américaine au Proche-Orient – ce qui d’ailleurs pourrait très bien être le cas (3)  – et veuillent la changer ; comment pourraient-ils s’y prendre ? Toute critique de l’influence du lobby sur la politique américaine déclencherait immédiatement l’accusation d’antisémitisme, à travers l’équation antisionisme=antisémitisme.

 

Par conséquent la force du lobby pro-israélien réside en partie dans cette seconde ligne de défense, qui est elle-même liée à son influence sur les médias, qui peuvent diaboliser tout individu critique à son égard. Mais même cela pourrait être aisément combattu – tous les médias ne sont pas sous l’influence de ce lobby, et plus important encore, les médias ne sont pas tout-puissants : au Venezuela, ils sont anti-Chavez mais Chavez remporte régulièrement les élections. En France, les médias étaient en grande majorité en faveur du « oui » pour le référendum sur la Constitution européenne et pourtant le « non » l’a emporté. Le problème, et c’est pourquoi le lobby pro-israélien est si efficace, c’est qu’il exprime une vision du monde qui n’est que trop largement acceptée par trop d’Américains. Après tout, rien n’est plus ridicule que d’accuser quelqu’un d’antisémitisme parce qu’il veut ou professe de mettre les intérêts de l’Amérique au-dessus de ceux d’Israël. Pourtant, il est probable que l’accusation sera efficace, mais seulement parce des années de lavage de cerveau ont prédisposé les gens à considérer les intérêts américains et israéliens comme identiques – même si, au lieu de parler « d’intérêts », on dit parfois « valeurs ».

 

Associée à cette identification s’ajoute une vue systématiquement hostile du monde arabo-musulman, qui à la fois accroît l’efficacité du lobby et est en partie le résultat de sa propagande. Malgré tous les débats sur l’anti-racisme et le « politiquement correct », il y a un manque presque total de compréhension du point de vue arabe sur la Palestine, et en particulier, sur l’aspect raciste du problème. C’est cette triple couche de contrôle (les dons sélectifs d’argent, la carte de l’antisémitisme, ou plutôt ce bobard, et l’intériorisation) qui donne au lobby sa force spécifique. C’est pourquoi il est si simple également de nier sa force en disant par exemple que, de toute évidence, « les Juifs ne contrôlent pas l’Amérique ». C’est vrai, mais le contrôle direct n’est pas la manière dont cela fonctionne.

 

Les gens qui pensent que ce sont les industries de l’armement ou du pétrole qui mènent le jeu à Washington en ce qui concerne la politique étrangère devraient au moins répondre à la question suivante : comment cela fonctionne-t-il ? Il n’y a aucune preuve que l’industrie du pétrole par exemple ait fait pression en faveur de la guerre en Irak, des menaces contre l’Iran ou de l’attaque du Liban (4). (Il y a par contre beaucoup de preuves que le lobby pro-israélien a fait pression pour la guerre en Irak. Voir Jeff Blankfort : A war for Israel, sur http://www.leftcurve.org/LC28WebPages/WarForIsrael.html.) Ils sont censés agir secrètement, bien entendu, mais où sont les preuves qu’ils agissent ainsi ? Et s’il n’y a pas de preuves, même de preuves indirectes, comment peut-on le savoir ? Les profits directs de la guerre en Irak, du moins pour les grandes compagnies (5), ne se sont pas encore réalisés, et il y a maintes indications que l’économie américaine va beaucoup souffrir des dépenses relatives à la guerre et des déficits associés (6). D’un autre côté, il suffit d’ouvrir n’importe quel journal  ou de regarder n’importe quel programme télévisé pour y lire ou entendre des opinions exprimées par des sionistes qui appellent à davantage de guerre. Toute guerre a besoin de propagande de guerre et d’une idéologie qui la soutienne, et les sionistes la fournissent tandis que rien de tel n’est offert par le Big Business en général et l’industrie du pétrole en particulier.

 

On peut aussi penser à des précédents historiques, comme le lobby chinois (composé d’exilés chinois pro-Kouomintang, pro-Taïwan, de l’après-1949 et d’ex-missionnaires, soutenus par leurs Églises) dans les années 1950 et 1960. Ce lobby a conduit les États-Unis à maintenir l’assertion ridicule qu’un milliard de gens étaient représentés par un gouvernement (Taïwan) qui n’exerçait pas le moindre contrôle direct sur eux. Il fut aussi très influent dans le soutien à la guerre de Corée et à celle du Vietnam (7). Mais quels intérêts servaient-ils ? Ceux des capitalistes américains ? Mais ces derniers font d’énormes profits en Chine après que celle-ci ait été reconnue par les États-Unis à l’époque de Nixon. Et la même chose est vraie au Vietnam.

 

En fait, ces deux pays, de même que le reste de l’Asie, étaient anti-colonialistes et anti-impérialistes, ainsi qu’anti-féodaux (en partie parce que les structures féodales ne leur permettaient pas de résister aux invasions étrangères). Mais ils étaient anti-capitalistes (en théorie puisque le capitalisme existait à peine là-bas) en grande partie parce que leurs agresseurs – les Occidentaux – étaient capitalistes. Ce  qui fait que la leçon principale que l’on peut tirer de l’histoire du lobby chinois est qu’il maintint – pendant des décennies – la politique américaine prisonnière de forces revanchardes et cléricales qui étaient étrangères au courant dominant de la pensée américaine et qu’il fut en fait nocif pour l’Amérique capitaliste, au moins à terme. Mais ils ont été efficaces parce que leur idéologie – un mélange de peur et de mépris raciste pour « l’esprit asiatique » - était en parfaite harmonie avec les préjugés occidentaux. Remplacez le lobby chinois par lobby pro-israélien, esprit asiatique par esprit arabe et la peur du communisme par celle de  « l’islamo-fascisme », et vous aurez une image assez exacte de ce qui se passe en ce moment dans la relation États-Unis -- Proche-Orient.

 

Que devrait faire la gauche ? Tout simplement, traiter Israël comme le fut l’Afrique du Sud dans le temps et attaquer de front le lobby. La raison pour laquelle Israël agit comme il le fait est qu’il se sent fort et ce, pour deux raisons : l’une est sa « toute-puissante armée » (qui vient d’être mise à l’épreuve au Liban, de façon non concluante, pour ne pas dire plus), et l’autre est son contrôle presque total sur la prise de décision politique à Washington, particulièrement au Congrès. La paix au Proche-Orient ne pourra survenir que quand ce sentiment de supériorité israélienne sera détruit et c’est  aux Américains qu’appartient la responsabilité de faire une moitié du travail, à savoir arrêter le soutien presque instinctif que les États-Unis apportent à Israël.

 

Il y a, en principe, deux façons de procéder : l’une est d’en appeler à la générosité américaine et l’autre à leur intérêt personnel. Aucune des deux stratégies ne devrait être négligée, mais la gauche ne met pas assez l’accent sur la deuxième. C’est sans doute parce que la notion d’intérêt personnel n’est pas vue comme « noble » et parce que la poursuite de «  l’intérêt national américain » a beaucoup trop souvent signifié le renversement de gouvernements progressistes, l’achat d’élections, etc… Mais si l’alternative à l’intérêt personnel est une forme de fanatisme religieux, alors l’intérêt personnel est de loin préférable : si les Allemands avaient suivi une politique d’intérêt personnel dans les années 1930-1940, même une politique impérialiste, mais rationnelle, la Deuxième Guerre mondiale aurait pu être évitée. De plus, si les États-Unis se distanciaient d’Israël, ils poursuivraient une politique opposée à leurs  politiques traditionnelles, et qui serait beaucoup plus humaine. L’autre problème est qu’une bonne partie de la droite (de Buchanan à Brzezinski) voit, très justement, que les intérêts américains sont opposés à ceux d’Israël, et la gauche n’aime pas faire cause commune avec de tels individus, ce qui est psychologiquement compréhensible. Mais si une cause est juste (et, dans ce cas, urgente) elle n’en devient pas moins juste parce que des gens que nous n’aimons pas la font leur. (Le même argument s’applique à l’hostilité vis-à-vis d’Israël due à un véritable antisémitisme). La pire chose que la gauche puisse faire, c’est de laisser le monopole d’une cause juste à la droite (8).

 

La gauche ne peut pas attendre des Américains qu’ils changent du jour au lendemain, qu’ils abandonnent le fondamentalisme religieux, qu’ils laissent tomber leur dépendance par rapport au pétrole ou qu’ils embrassent le socialisme. Mais un changement de perspective au Proche-Orient est possible : la force du lobby est aussi sa faiblesse, à savoir l’effet du roi qui est nu ; tout le monde le redoute mais la seule raison de le redouter, c’est que tout le monde autour de soi en fait autant. Livré à lui-même, le lobby n’a que très peu de pouvoir. Pour changer cela, il faudrait systématiquement prendre la défense de tout homme politique, tout journaliste, tout professeur qui est pris à partie par le lobby pour ses vues ou ses déclarations, sans tenir compte de leurs opinions politiques sur d’autres sujets. (Pour faire une comparaison, agir comme les défenseurs des libertés civiques le font vis-à-vis de la liberté d’expression). (9)

 

Quand les militants anti-guerre détournent la critique à l’égard d’Israël en rejetant la responsabilité de la guerre sur l’industrie du pétrole ou le Big Business, particulièrement en ce qui concerne la guerre au Liban ou les menaces sur l’Iran, on doit leur demander de fournir des preuves à l’appui de leurs dires. Il faut critiquer tous les défenseurs d’Israël ou du lobby pro-israélien, y compris ceux qui en minimisent l’importance, à l’intérieur des cercles progressistes. Quand des hommes politiques et des journalistes affirment qu’Israël et les États-Unis ont des intérêts communs, demandez-leur quels services Israël a rendus aux États-Unis récemment. Bien sûr, on peut toujours relever quelques services (mineurs) ; mais alors, demandez-leur ce qu’une analyse coûts/bénéfices faite de sang-froid révèlerait et pourquoi une telle analyse est impossible à faire de manière publique. S’ils parlent de valeurs communes (la position de repli habituelle) fournissez une liste de lois israéliennes qui discriminent à l’égard des non-Juifs.

 

Réduire l’importance du lobby nécessiterait un changement de la mentalité américaine vis-à-vis des populations du Proche-Orient et vis-à-vis de l’islam, tout comme achever la guerre du Vietnam a nécessité un changement dans la vision que l’on avait des Asiatiques. Mais rien que cela aurait un effet grandement humanisant sur la culture américaine.

 

Il est vrai qu’un changement dans la politique américaine vis-à-vis du conflit israélo-palestinien ne changerait rien à l’impérialisme traditionnel – les États-Unis soutiendraient encore les élites dominantes partout et feraient pression sur la plupart des pays pour qu’ils fournissent un « climat favorable aux investissements ». Mais le conflit au Proche-Orient, impliquant l’Irak, l’Iran, le Liban, la Syrie, la Palestine, a tous les aspects d’une guerre religieuse (10) – avec l’islam d’un côté et le sionisme comme religion occidentale plus ou moins laïque de l’autre. Et les guerres de religion tendent à être, de toutes les guerres, les plus brutales et les plus incontrôlables. Ce qui est en jeu dans la dé-sionisation de l’esprit américain, ce n’est pas seulement le sort des malheureux habitants de la Palestine mais aussi des souffrances indescriptibles pour les gens de cette région et peut-être pour le reste du monde. L’ironie suprême dans tout ceci est que le sort d’une grande partie du monde dépend de la capacité des Américains à exercer leur propre droit à l’autodétermination, ce qu’évidemment ils devraient faire.

 

Remarques (pour la version française)

1. Certains lecteurs (en particulier ceux de tendance marxiste) peuvent penser que ce que j’appelle « guerres de religion », ne sont en fait que des conflits économiques déguisés. Si seulement cela pouvait être vrai ! Les êtres humains ont malheureusement des passions irrationnelles d’un point de vue strictement économique, principalement l’attachement à un groupe (qui souvent mène au nationalisme) et la religion. Si les hommes recherchaient réellement à maximiser leurs fortunes de façon rationnelle, le monde ne serait peut-être pas très beau, mais il serait bien meilleur qu’il n’est ; en particulier, il y aurait beaucoup moins de guerres. Les gens qui « expliquent » les guerres par les intérêts économiques devraient expliquer pourquoi les capitalistes font souvent de bien plus grands profits en  temps de paix qu’en temps de guerre : on peut penser aux capitalistes allemands après 1945 ou aux capitalistes américains qui investissent en Chine aujourd’hui, ou encore au fait que l’économie américaine n’a nullement souffert de la fin de guerre du Vietnam, au contraire. Comme le disait Bertrand Russell : « Désirer son enrichissement personnel est relativement raisonnable ; pour Marx, qui avait hérité des économistes britanniques orthodoxes la psychologie rationaliste du 18e siècle, l’auto-enrichissement semblait être le but naturel des actions politiques de l’homme. Mais la psychologie moderne a plongé bien plus profondément dans l’océan de folie sur lequel flotte, incertaine, la fragile barque de la raison humaine. L’optimisme intellectuel d’un âge passé n’est plus possible pour celui qui étudie actuellement la nature humaine. Néanmoins, cet optimisme persiste dans le marxisme, faisant en sorte que les marxistes sont rigides lorsqu’ils traitent de la vie de l’instinct. La conception matérialiste de l’histoire est un exemple typique de cette rigidité. » (11)

 

2. On ne peut pas juger de l’influence du sionisme aux États-Unis en partant de la situation française - celle-ci est radicalement différente de celle qui prévaut aux États-Unis, et il faut soigneusement étudier la vie politique et intellectuelle aux États-Unis pour comprendre ce qui s’y passe. Les analogues américains de BHL, Finkielkraut, Adler, Kouchner, etc. sont bien plus bellicistes et radicaux que ces derniers : ils sont extrêmement méprisants envers les Arabes (T. Friedmann au New York Times), soutiennent explicitement la torture (A. Dershowitz, professeur de droit) ou justifient les guerres israéliennes au nom de la théorie de la « guerre juste » (M. Walzer, philosophe). Il faut également savoir (et, pour ceux qui minimisent le rôle du sionisme, expliquer), que les votes au Sénat et au Congrès sont pratiquement « staliniens » lorsqu’il s’agit d’Israël (par exemple, 410 voix contre 8 lors de la résolution du Congrès appuyant la récente attaque d’Israël au Liban) ; cela est vrai y compris lorsqu’il s’agit de subsidier massivement cet État, avec l’argent du contribuable américain; que des syndicats investissent l’argent de leurs affiliés dans des bons du trésor israéliens (ce qui rend la solidarité avec les Palestiniens pour le moins difficile) ; que tous les hommes politiques importants affirment sans cesse l’identité d’intérêts entre les États-Unis et Israël, alors qu’ils seraient bien en peine de donner un seul exemple récent (mettons, après 1990) où Israël a réellement rendu service aux États-Unis ; qu’une telle dévotion de la classe politique d’un pays en principe indépendant envers un autre pays est un fait unique dans l’histoire ; que des articles sur le Proche-Orient critiques envers Israël qu’on peut lire dans  le Guardian ou The Independent ou même Haaretz, ne sont jamais publiés aux États-Unis ; que les principaux mouvements anti-guerre (en particulier United for Peace and Justice ou MoveOn) ne mentionnent jamais l’occupation de la Palestine et s’opposent à ce qu’on le fasse lors de manifestations ; qu’alors que les critiques les plus virulentes sont adressées régulièrement à l’administration Bush ou à la politique étrangère des États-Unis, il est quasiment impossible de critiquer de la même façon Israël ou ses réseaux d’influence, surtout dans les milieux de gauche ou libéraux, sauf quand Israël est vu comme étant un « pion » des États-Unis.

 

3. Dans la discussion sur les causes d’une guerre, il faut faire attention à ce qu’on considère comme une « preuve ». Le simple fait que certaines forces bénéficient d’une guerre ne prouve pas qu’elles l’ont encouragée, sinon il faudrait penser que les États-Unis ont poussé les nazis à se lancer dans leurs guerres, vu que c’est cela qui a permis aux États-Unis de devenir la première puissance mondiale. Les « preuves » qui montrent que les guerres sont dues à l‘action des lobbies pétroliers ne sont néanmoins souvent que des raisonnements de ce type-là : ils en profitent, donc… Il y a quand même quelque chose de bizarre dans l’idée que ce sont les puissances économiques, grâce à leur influence invisible, qui provoquent les guerres, et que ceux qui élaborent publiquement des programmes politiques explicitement bellicistes, soutiennent constamment la « nécessité » de guerres préventives dans les médias et occupent de hautes fonctions dans les partis politiques au pouvoir, ne jouent qu’un rôle accessoire.

 

4. Finalement, il y a la question de l’antisémitisme, qui mériterait tout un article, mais sur laquelle on peut faire plusieurs remarques. Avant d’accuser quelqu’un d’antisémitisme pour cause d’opposition à Israël ou au lobby sioniste, il faut se rendre compte que les antisémites, réels ou supposés, sont les sorcières de notre temps. Cette accusation est la façon la plus simple d’éliminer quelqu’un d’un débat. Toute personne un peu sensée fera porter la charge de la preuve, là comme ailleurs, sur l’accusation, pas sur l’accusé. De plus, comme cette accusation sert surtout à culpabiliser les Européens et les  Américains, il faut souligner qu’il y a quelque chose de curieux dans une « éthique » qui exige que les Européens et les  Américains se repentent sans cesse de crimes du passé auxquels il ne peuvent rien faire et qui n’ont pas été commis par eux, mais tout au plus par leurs parents, tout en n’exigeant nullement qu’ils se sentent responsables des crimes commis aujourd’hui au Proche-Orient et sur lesquels ils pourraient agir, vu que la politique de leurs gouvernements les encourage. Ensuite, on peut observer que les milieux les plus sionistes aujourd’hui sont souvent issus de traditions politiques plutôt antisémites : une partie de l’extrême-droite européenne, Aznar, Fini, les conservateurs britanniques, les fondamentalistes américains.

De plus, les Juifs forment une petite minorité parmi les sionistes et la plupart des Juifs sont bien moins fanatiques que les chrétiens sionistes. Ce qui fait que le rapport entre antisionisme et antisémitisme est bien plus compliqué que ne veulent le faire croire les sionistes. De toute façon, le but de mon article était de critiquer une vision du monde qui nous pousse à la guerre contre l’islam, pas simplement un groupe de lobbyistes. Finalement, ma réaction personnelle à l’accusation possible d’antisémitisme est simple : je suis en réalité bien plus opposé à la politique hégémonique américaine qu’à Israël, qui reste un problème localisé, alors que les politiques américaines sont dramatiques pour le Tiers-Monde dans son ensemble. Mais, d’une part, les sionistes soutiennent les États-Unis partout où ils sont influents (voir par exemple les attaques fréquentes d’Alexandre Adler contre Chavez) et, d’autre part, le conflit au Proche-Orient prend des proportions dignes d’un conflit « religieux », c’est-à-dire sans issue pacifique possible, ce qui le rend particulièrement dangereux. Néanmoins, si j’étais juif, alors je serais bien plus antisioniste que je ne le suis, simplement par réaction de survie : en provoquant une haine massive et croissante et en se présentant comme les uniques représentants du « peuple juif », les sionistes, comme les nationalistes allemands ou japonais dans le passé, préparent des catastrophes pour le peuple qu’ils prétendent défendre.

 

*Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l'université catholique de Louvain.

_____________________

 Notes :

1.      Pour s’en convaincre, on peut lire le reportage publié immédiatement après ces événements par le Wall Street Journal (18 septembre 2001), et cité dans Impérialisme humanitaire (p. 24).

2.      Je n’utilise pas le terme « raciste » pour signifier l’existence d’une différence raciale entre Juifs et Arabes, mais pour désigner une attitude radicalement déshumanisante, niant chez l’autre ce qu’on admet pour soi-même (la possibilité d’avoir un état en Palestine).

3.      La récente victoire de Lamont contre Lieberman dans les primaires démocrates au Connecticut, qui se sont jouées principalement sur le thème de la guerre en Irak, pourrait bien être un signe de ce mécontentement. En effet, Lamont est issu de la grande bourgeoisie d’affaire traditionnelle, alors que Lieberman est un des politiciens favoris du lobby pro-israélien.

4.      Je reviendrai sur cette question dans les remarques ci-dessous.

5.      Beaucoup de personnes citent régulièrement Halliburton, mais en oubliant de mentionner que cette compagnie ne fait même pas partie des cent plus grosses compagnies américaines. Penser qu’une compagnie de si peu d’importance détermine la politique étrangère des États-Unis, c’est se faire une curieuse idée des mécanismes de pouvoir.

6.      On peut répondre qu’ils n’avaient pas prévu les difficultés liées à la guerre en Irak. Mais, le problème est : qui n’avait pas prévu cela ? Beaucoup de membres de « l’élite » américaine , dans les milieux d’affaire, le Pentagone ou les services de renseignement, craignaient précisément ce qui s’est passé et étaient opposés à la guerre. Mais leurs voix étaient rarement audibles dans les médias.

7.      Bien sûr, le lobby chinois n’est pas le seul facteur expliquant ces guerres. Je ne veux pas nier l’existence de facteurs géo-politiques ou économiques dans celles-ci, mais établir une comparaison avec la situation actuelle au Moyen Orient, et ainsi illustrer le rôle des facteurs idéologiques ou « irrationnels ».

8.      Ceci renvoie à l’éternel débat entre les gens pour qui être de gauche signifie être moralement « pur », quitte  à se situer en dehors de l’histoire, et ceux pour qui il faut changer réellement l’état du monde, ce qui revient souvent à choisir le moindre mal.

9.      En France, cela voudrait dire défendre la possibilité de s’exprimer librement pour des personnalités aussi diverses que Boniface, Ménargues, Dieudonné, Chomsky, Garaudy ou Faurisson. Ceci est évidemment autre chose que défendre les idées de ces personnalités.

10.  Je ne veux pas dire qu’il y a réellement un conflit entre une religion entière et une autre, mais que le conflit a un caractère passionnel et irrationnel, qui est typique des religions.

11. Bertrand Russell, The Practice and Theory of Bolshevism. On lira également avec intérêt le livre de James Petras (The Power of Israel in the United States, Clarity Press, 2006), qui est un militant anti-impérialiste de longue date et dont les analyses sont inspirées par le marxisme, mais qui analyse la réalité sans préjugés.

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 11:00

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Introduction commune : Bruno Drweski et Claude Karnoouh 

 

Si, pour ce numéro de La Pensée libre qui signe la reprise de notre publication, nous dérogeons, une fois n’est pas coutume, à la règle que nous avions établie naguère de consacrer chaque numéro à un seul essai, c’est parce Bruno Drweski et Claude Karnoouh se sont retrouvés sur un commun terrain analyse. La situation de la paysannerie au moment de l’entrée dans l’Union européenne des anciens pays du glacis soviétique, au moment où ils se sont réunis aux puissants pays d’Europe occidentale, aux pays fondateurs de la révolution scientifique, technologique, économique, financière et industrielle, à la fois source et déploiement de la modernité au reste du monde. Ces pays, pour diverses raisons politiques, religieuses et sociales, firent longtemps figure d’arrière-cours archaïque, de conservatoire d’une civilisation agraire dès longtemps disparue à l’Ouest. Très ancienne observation, qu’une lecture des récits publiés par des voyageurs occidentaux du XIXe siècle en Pologne, en Hongrie et en Roumanie prouve sans effort… Lorsque l’Angleterre démocratico-nobiliaire imposa les « enclosures » pour briser la micro-agriculture rurale et fabriquer du prolétariat, la plupart des élites politiques des pays d’Europe centrale et orientale mettaient en œuvre le second servage ! Quand la Révolution française sanctionnait par la loi l’émergence de la petite propriété roturière (la vente des biens nationaux), fondant ainsi ce qui sera le soutien populaire de la bourgeoisie pendant plus d’un siècle, le joséphisme de l’empire d’Autriche avait fait long feu : en Hongrie, en Transylvanie, en Galicie, en Bucovine, les paysans vivaient parfois comme des bêtes dans leurs tanières de bois couvertes de chaume… Et ce retard hanta toujours les révolutionnaires communistes des pays d’Europe centrale et orientale, à commencer par Lénine, Rosa Luxemburg, Trotsky, Bela Kun, Staline, Rakosi, et tant d’autres, qui s’affrontèrent sur les moyens de le rattraper.


Certes les régions des pays nouvellement admis dans l’UE présentent des différences dues à la recomposition après la Première et la Seconde Guerre mondiale des frontières nationales et à l’histoire de leur entrée dans le champ du capitalisme industriel. Ainsi, Bruno Drweski détruit bien des clichés véhiculés par les enseignements occidentaux sur la Pologne, en montrant bien la grande hétérogénéité de son monde rural née des charcutages territoriaux du XXe siècle : à l’Ouest, l’ancienne Pologne prussienne développée depuis le début du XXe siècle sous les Teutons, à l’Est et au Sud-Est, l’ancien sous-développement du second servage ; à l’Ouest, terre reprise en 1945 sur les Teutons vaincus, de grands sovkhozes, à l’Est les communistes qui divisent les énormes propriétés foncières de la noblesse latifondiaires pour créer de toutes pièces une véritable petite paysannerie jamais collectivisée qui devra tout au régime communiste, y compris son acheminement au moderne garanti sous la forme du part-time farming, entre salaire garanti à l’usine et prix agricoles garantis au village… Dans cet accomplissement de la modernité polonaise où un tiers du pays et des populations qui l’occupaient ont été déplacés vers l’Ouest en 1945-49 en raison des ajustements de frontières à l’Est avec la feue Union soviétique, où l’ascension sociale et urbaine d’une partie des élites paysannes a été un facteur éminent de modernisation des comportements, les traditions rurales se sont perdues et simultanément sont devenues des objets de consommations strictement touristiques. Demeure dans la mémoire collective, contre la rationalisation de la production uniformisée selon les normes de l’UE, le goût pour les vrais produits du terroir, dans la parole de Bruno Drweski, ceux qui portent encore l’odeur des fleurs des champs, des fruits des vergers familiaux et l’étable…


Ce qui nous a semblé pertinent dans cette double publication, c’est aussi le contraste de la situation des villages roumains que trace Claude Karnoouh. Ici le régime communiste a modernisé radicalement : sovkhoze d’une part pour des produits agricoles très spécialisés, vignoble et verger, production de lait, de poulets, kolkhozes villageois pour de vastes plaines collectivisées et petites propriétés centrées essentiellement sur l’élevage de haute qualité dans les zones de collines et de montagnes au-dessus de 500 mètres. Ici aussi de très grands contrastes entre l’Est et le Sud du pays, l’Ouest, le Centre et le Nord, en gros entre les régions représentants les anciennes principautés vassales de la Porte (Valachie, Moldavie) et les terres placées sous la souveraineté autrichienne et hongroise dès la fin du XVIIIe siècle (la Transylvanie au centre, à l’Ouest le Banat, au nord et au nord-est, l’ancien Partium hongrois, le Maramures et le Crisrana).


Le coup d’État de décembre 1989 a engendré une mutation de la structure rurale, les sovkhozes se sont transformés en sociétés par action, rachetées par les directeurs techniques et financiers qui occupaient les postes en décembre 1989 ; quant aux kolkhozes, en raison d’une démagogie électorale irresponsable (pour garantir l’élection triomphale des comploteurs de décembre 1989), ils ont été reprivatisés pour donner de petites exploitations sans moyens techniques, peu viables, une micro-agriculture d’autosuffisance totalement incompatible avec le cours néolibéral de l’économie roumaine et, ensuite, à partir de 2006, avec les exigences normatives de l’UE. Dans un pays qui compte au moins 40 % d’actifs vivant plus ou moins du travail rural, où les industries de base (mines, sidérurgie, cimenteries, etc.) sont mises à l’encan, bradées et restructurées par la mise au chômage massif des ouvriers, la crise sociale est pour le moment évitée, comme en Pologne, grâce à l’exportation massive de travailleurs et de travailleuses non-qualifiées en Europe occidentale. C’est ainsi qu’une certaine modernisation des mœurs arrive lors du retour au village de ces travailleurs émigrés qui envoient au pays plus de quatre milliards d’euros par an. Tout est brusquement bouleversé, changements architecturaux (maisons surdimensionnées aux formes hollywoodiennes), hyperconsommation de gadgets de toutes sortes, et donc hypermonétarisation des rapports socio-économiques. Or, à la différence de la Pologne, à l’épreuve des jours du postcommunisme, des « thérapies de choc », de l’émigration, des contraintes productives de l’UE, on constate que c’est l’époque communiste qui, en dépit d’une action modernisatrice évidente dans les campagnes (éducation, culture, prévention sociale et médicale, travail garanti, promotion sociale assurée pour beaucoup qui quittaient la vie rurale), a préservé des pans entiers des traditions populaires dont certains aspects pouvaient être repérés deux ou trois siècles auparavant. Paradoxalement ce ne sont pas les communistes qui ont fait du « passé table rase », mais le capitalisme libéral qui domine depuis janvier 1990. Aussi doit-on remarquer que plus le choc économique du changement est rapide, et donc violent, plus les effets sociaux, architecturaux, écologiques sur les populations rurales entraînent des situations de tiersmondisation.


À leur manière complémentaire, ces deux brèves études montrent, s’il en était encore besoin, que la vérité de la phénoménologie marxiste du capitalisme se lit parfaitement dans la fin des régimes communistes en Europe de l’Est et en URSS. En effet, l’implosion du régime « communiste » et la mise en place d’une économie libérale sans réserve, bien plus que la collectivisation massive en Roumanie ou que la formation d’une petite agriculture protégée par l’État en Pologne, a accéléré d’une manière vertigineuse la ruine des traditions rurales, c’est-à-dire un système cohérent de relations sociales à la fois matérielles et symboliques, certes déjà mis à mal par deux guerres mondiales qui avaient profondément bouleversé les communautés paysannes de la région, y portant, de la manière la plus féroce, l’ouverture à la modernité technique.


En Pologne comme en Roumanie, nous assistons, certes de manière quelque peu différente, à la fin de la civilisation paysanne, et à son remplacement par une société d’agriculteurs entièrement soumise à tous les aléas (positifs et/ou négatifs) des spéculations financières à l’échelle planétaire. N’est-ce pas cela la marque du triomphe absolu du fétichisme de la marchandise…


« L’archaïsme moderne polonais »

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De la débrouille « socialiste » à la « liberté américaine »

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Juin 2008

 

 

Par Bruno Drweski*

 

Il existe dans la langue populaire polonaise, depuis plusieurs générations, une expression, « Wolna Amerykanka », que l’on peut traduire mot à mot par « liberté américaine », mais qui veut en fait dire, « tout est permis pour le plus fort et sans aucune autre règle ». C’est là la source de toute l’ambiguïté du philo américanisme polonais actuel, celui des pouvoirs bien entendu, et celui de ceux des fils et filles du peuple de Pologne qui pensent pouvoir passer au travers du trou de l’aiguille. L’espoir donc de pouvoir être du côté du plus fort, et la compréhension que cela est cynique et sans espoir pour la plupart.
Pour la masse des Polonais, c’est-à-dire pour les 80 % d’entre eux dont les parents ou les grands-parents habitaient la campagne, c’est par les changements dans les campagnes qu’ils ont appris ce qu’était la modernité réelle. Aujourd’hui deux Polonais sur trois habitent en effet, suite à ces changements, « la ville », mais en fait souvent un de ses « faux bourgs », un quartier semi-rural situé à la périphérie d’une grande ville, une « blokowisko » mal terminée, ou une petite ville éparpillée dans la grande plaine polonaise.


Pourquoi le cas polonais présente-t-il un intérêt ?
Parce que, à la différence de la campagne roumaine, la Pologne a réalisé la modernisation de ses campagnes déjà bien avant la fin de la période « socialiste ». Mais aussi, parce que cette modernisation vient seulement d’être à peu près achevée, en accéléré, ce qui donne aux Polonais un recul qui les différencie de ce que l’on trouve plus à l’Ouest, et sans doute aussi plus à l’Est. Et comme cela concerne une masse de presque 40 millions de personnes, cela pourrait aussi à l’avenir avoir des conséquences sur l’avenir de la PAC européenne.


Il faut d’abord revenir un peu en avant dans l’histoire. La partie de la Pologne qui a été annexée à la Prusse avant 1918 avait déjà de fait réalisé sa modernisation capitaliste avant même la renaissance de l’État polonais : habitat « en dur » avec « facilités », réseau routier et ferroviaire moderne permettant l’écoulement des denrées agricoles et la pénétration des campagnes par les produits industriels, monétarisation, imposition, éducation, exploitations viables, urbanisation de la main-d’œuvre « en surplus », etc. Rien de bien différent, même si c’est en plus pauvre, de ce que l’on trouvait à l’ouest de l’Elbe, en Rhénanie, en Belgique, dans la France des grandes plaines, etc. À cela vinrent s’ajouter en 1945, les territoires « recouvrés » par la Pologne suite aux accords de Potsdam (1/3 de la superficie de l’État polonais d’aujourd’hui), d’où les Allemands restants furent évacués au profit de Polonais venus des régions « archaïques » devenues soviétiques, ou de la « Pologne centrale » en quête d’un « Far West » prometteur. Là, on créa surtout des grandes fermes d’État autour desquelles s’agglutinèrent des paysans « individuels », mettant ainsi les pieds dans un habitat moderne, relié au « vaste monde » par la route ou le chemin de fer, et quittant le monde de la ruralité traditionnelle en ayant quitté en même temps leurs régions d’origine. Ce « Far West » polonais assura lui aussi une modernisation accélérée des rapports sociaux, mais « à la polonaise », c’est-à-dire en une génération, et sous la protection d’un État qui « fonctionnait avec des fonctionnaires » qui avaient eux-mêmes quitté la campagne en même temps que leurs administrés, et qui ont donc géré l’État, comme ils avaient vu le faire dans leur enfance, comme des seigneurs dirigeant leurs grandes propriétés… et régissant de fait la vie de la société rurale située autour d’eux, celle des paysans devenus (petits) propriétaires suite aux réformes du tsar Alexandre II de 1864.


Là où les choses ont vraiment changé après 1944, c’est dans l’ancienne Pologne autrichienne et russe qui n’avait été que marginalement touchée avant cette époque par le vent de la modernité. Les communistes confisquèrent donc la grande propriété foncière qu’ils partagèrent au profit des petits paysans misérables des environs. Ceux-ci reçurent des petites propriétés et, malgré quelques tentatives en fait peu conséquentes de collectivisation dans les années 1949-1956, ils les conservèrent dans l’ensemble en l’état jusqu’en 1989. De 1944 à la fin des années 1960, on assista donc à un long démontage des rapports sociaux et économiques traditionnels, puis avec l’arrivée au pouvoir d’Edward Gierek, on assista à la massification du phénomène des « paysans-ouvriers », des petits agriculteurs « traditionnels » qui complétaient leurs ressources en allant travailler régulièrement dans les fermes d’État, à la ville, à l’étranger, ou qui se lançaient dans des activités commerciales « parallèles » avec les « pays-frères ». La très brutale occupation nazie avait forcé les Polonais à survivre en prenant des leçons accélérées d’économie de marché (noir) !


Donc, la campagne polonaise se modernisa avant les campagnes roumaines. Cela devint visible dans les « années Gierek » (celles qui éveillent une grande nostalgie aujourd’hui,… y compris pour les jeunes générations qui ne les ont pas connues : la force du mythe !) . C’est au cours de ces années-là que le centre et l’est de la Pologne connurent : les migrations plus massives vers les villes, parfois vers l’étranger, la généralisation du tourisme rural, en particulier dans les régions montagnardes traditionnellement périphériques, la « double activité paysan-ouvrier ». Car environ un « paysan » sur deux travaillait alors comme salarié « à l’usine », profitant du réseau de transport public, et cultivait son champ (trop petit pour une société devenue consumériste) le soir à son retour.


Le Parti « communiste » jouait sur l’ambiguïté d’une culture polonaise « nobiliaire ». Il marginalisa les campagnes tout en offrant aux paysans, et à leurs enfants, le droit de « s’anoblir » par une politique d’avancement social massif, ne serait-ce qu’à l’usine, dans l’administration ou dans les cités HLM. Ce fut l’époque où le paysan renonça, sous l’impulsion d’un Parti « communiste » qui flattait « le peuple travailleur des villes et des campagnes », à s’entre-vouvoyer en employant la deuxième personne du pluriel, pour se vouvoyer à la troisième personne du singulier, comme on le faisait pour Marie-Antoinette ! Le Parti limita désormais le vouvoiement « populaire » à ses réunions internes. Tous les Polonais se trouvaient donc formellement « anoblis » par la grâce du parti communiste.


Simultanément, l’État « socialiste », « protecteur », « patriarcal » et protectionniste, préservait la campagne polonaise de la concurrence des denrées étrangères. L’État fixait les objectifs généraux de production par une politique des prix subventionnés et d’échanges de services complétant la « planification scientifique », ce qui introduisait une monétarisation très graduelle des échanges villes campagnes. Le rural polonais devint en une génération un « rurbain ». Le petit paysan avait un pied dans la ville, dans l’usine, dans les petits services. Le « koulak de fait » bénéficiait de son côté de la protection de l’État pour acheter engrais, pesticides, aliments industriels pour le bétail, et pour écouler sur le marché « contrôlé » ses productions.


Aujourd’hui, cela est terminé. Le petit paysan a vu son quotidien urbain « précarisé », ce qui le pousse vers des migrations, temporaires ou durables vers des villes plus lointaines (le phénomène des SDF est apparu dans les années 1990) ou vers la Grande-Bretagne, l’Irlande ou les autres pays de l’Union européenne « accueillant » une main-d’œuvre qui fuit le chômage (2 à 4 millions de Polonais ont émigré depuis 2004, plus si l’on commence à compter à partir de 1989, voire encore avant). Le « gros paysan », désormais PACsé avec l’UE, est passé à une exploitation agricole « moderne », ou plutôt « postmoderne », à la fois subventionnée et contrôlée au sommet. A cette seule différence, notable, que les changements subis par la masse des Polonais ont été tellement rapides qu’ils n’ont pas oublié que les rapports humains peuvent être différents de ceux qui sont exigés par la « démocratie de marché ». Le « bazar » de l’après 1989 leur est tombé sur la tête un peu trop vite pour les rendre amnésiques.


Le palais des Polonais n’a pas oublié que, même sous la « modernité » gierkienne, les charcuteries et les viandes polonaises avaient un goût de viande, à des années lumières du carton « chimifié » qu’on fait avaler à la masse des Européens de l’Ouest depuis des lustres. Que les pâtisseries polonaises n’étaient pas forcément ravissantes aux yeux, mais qu’elles étaient faites avec des produits qui avaient connu l’odeur de l’étable, que la farine polonaise était produite de blés divers ayant un goût… qui explique pourquoi les « paysans modernes » de la Beauce exigent de leurs boulangers qu’ils leur vendent du pain fait avec du blé importé… d’Ukraine, et non pas produits selon les normes PACsées UE. Bref, les Polonais, comme les Allemands (« kauf Ossie ! » lit-on désormais sur certains panneaux publicitaires à l’est de l’Elbe) auparavant, ont remarqué que les produits que l’économie « socialiste avancée » n’avait pas pleinement réussi à « moderniser », d’où les pénuries ! – On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ! – avaient un goût que l’agroalimentaire normalisé ne garantit plus. J’entends encore cette paysanne polonaise se rendant au marché et à qui son voisin lui dit :


- « Mais ce que tu produis avec ta « chimie », c’est de la m… !
- Oui je sais, mais ce n’est pas pour les gens, c’est pour la vente ! »


Cru mais vrai ! L’esprit civique n’a pas encore effleuré les apprentis bourgeois. Voilà pour aujourd’hui. C’était déjà un peu le cas sous Gierek, mais cela ne toucha pas toute la Pologne, et on pouvait encore croire que cela était dû aux déformations du « socialisme ». Les gens avaient compris déjà à ce moment-là que l’odeur de poisson qui se répandait dans la cuisine quand on faisait cuire un « poulet d’État » était due aux « méthodes scientifiques d’élevage » tandis qu’on pouvait, chez la voisine ou chez le cousin, se procurer « un vrai poulet », de vraies pommes de terre, du vrai lait. Les Polonais n’ont donc pas à suivre aujourd’hui la mode de l’écologie. Ils ont compris en quelques mois, que les méthodes modernes de production importées en accéléré après 1989 ne menaçaient pas seulement l’emploi dans les campagnes, mais généralisaient la mise en vente de produits alimentaires au goût de carton, dans des emballages certes beaucoup plus « alléchant » que la grisaille « socialiste ». Mais de là à se lécher les babines, il y a un gouffre, que les Polonais n’ont pas pu franchir. La fin du protectionnisme patriarcal de l’État socialiste post-féodal a aussi permis la monétarisation massive des rapports commerciaux et humains qui rappelle plus souvent la politique brutale « d’enclosure » anglaise du début de la Révolution industrielle que la « démocratie de marché soft » du discours social libéral eurocratique et médiocratique.


Certes, l’agriculture polonaise avait déjà perdu son aspect « bucolique » dans les années 1970. C’est alors que les chaumières ont disparu au profit des blocs de bétons qui parsèment désormais la campagne polonaise. Autour des fermes d’État qui rassemblaient 25 % environ des agriculteurs et des usines disséminées dans les campagnes par les pouvoirs, les 75 % de paysans « individuels » (privés) « combinaient », s’arrangeaient, pour se procurer par des moyens « informels », les semences, les engrais, le ciment, les outils, les prises électriques, etc. Ainsi, lorsqu’une ferme collective « recevait » des semences de maïs, les paysans voisins se mettaient eux aussi tout d’un coup à produire du maïs, sans avoir acheté pourtant une seule graine de maïs… On obtenait ces graines à l’entreprise d’État, « en douce », contre petits services, « vrais poulets », produits ramenés d’un voyage « touristique » à l’est ou à l’ouest (bijoux en or soviétiques, jeans ou calculettes occidentales, textiles turcs, chaussures est-allemandes, salamis hongrois, cigarettes américaines, etc.), ou tout simplement vodka. Comme on disait alors : « de toute façon, la propriété d’État n’est à personne, alors tout le monde peut se servir ».

 

Les employés de l’État « laissaient passer » biens et denrées « publiques ». Parfois les transactions passaient par le « sommet », le 1er secrétaire du Parti local traitait la chose avec le curé, lors d’une visite (nocturne !), entre voisins. On ne compte pas les histoires dans les villages de celui qui avait vu le curé, la nuit, jeter par-dessus la clôture quelque chose dans le jardin du 1er secrétaire, ou de la femme du directeur de l’entreprise d’État voisine qui se rendait à la confession avec un sac bien lourd à la main (elle pouvait, elle n’était pas membre du Parti). C’est en Pologne qu’on aurait dû tourner « Don Camillo » ! C’était cela le folklore de la Pologne populaire.


Dans ce paysage, que restait-il du vieux folklore polonais ? Quelques fêtes et quelques rites qui disparaissaient au gré de la montée de la génération du « baby-boom » télévisuel d’après guerre et abreuvées depuis les années 1970 de télénovelas sud-américaines. Déjà dans les années 1970, les costumes populaires n’étaient plus portés que pour les touristes ou pour les grandes manifestations politiques, comme la « fête de la moisson », que l’on célébrait en grande pompe dans le stade du dixième anniversaire de la Pologne populaire à Varsovie (et qui dans les années 1990 devint le grand bazar où affluaient les « commerçants de l’Est » venus vendre les produits d’un « ex-empire » soviétique démonté).


Un rite est toujours la forme que prend une croyance populaire pour s’exprimer. Le jeune paysan polonais d’après guerre n’était déjà plus lié au monde post-néolithique sur le plan social ou productif. Seules subsistaient quelques habitudes relationnelles. Tout était plus lent qu’aujourd’hui, et on avait donc le temps de se visiter et de se parler lors des longues soirées arrosées. Au pire, on serait en retard au boulot ! Et alors ? Et si l’on était à l’heure, on s’arrangerait entre copains pour faire une petite sieste. Je me rappelle un ami ingénieur des établissements de réparation de matériel ferroviaire de Zurawica qui pestait contre le fait qu’il trouvait en permanence ses ouvriers en train de dormir sous les locomotives… et qui pourtant, n’a jamais imaginé menacer aucun « paysan-ouvrier » de sanctions disciplinaires. Il m’expliquait que ses ouvriers avaient plus d’une heure de trajet de leur campagne et qu’il leur fallait garder quelques forces pour cultiver leur champ en rentrant du « travail ». En fait, le paysan « socialiste » polonais travaillait comme ses ancêtres avaient travaillé dans les grands domaines féodaux pendant des siècles, en faisant semblant de travailler dès que le paysan voisin qui était en principe chargé par le seigneur (de faire semblant) de surveiller la progression des travaux s’approchait, puis en retournant à son rythme nonchalant dès qu’il avait le dos tourné. C’est cela que le capitalisme réel, rhénan ou anglo-saxon, a essayé de transformer entre 1939 et 1944 puis depuis 1989. Avec leurs moyens habituels respectifs !


La Pologne « socialiste » n’avait pas non plus besoin de rituels paysanistes à la roumaine, elle avait conservé le rituel rassurant de l’Église catholique plus que toléré par le Parti « communiste », ce qui permettait aux yeux des Polonais de faire le lien nécessaire entre le passé et le présent. Si l’on allait faire la procession de la fête-Dieu après avoir défilé pour le 1er mai, pourquoi faire semblant de vouloir encore danser le Krakowiak ou la Polonaise plutôt que le Twist ? Et pourquoi aussi sacrifier aux rites mi-païens mi-chrétiens que l’Église avait tolérés pendant des siècles ? Sous le « socialisme » en Pologne, le passé était certifié, le présent somme toute supportable et l’avenir garanti (en même temps que les prix et l’absence de chômage !).


Qu’est ce qui a changé en 1989 donc ? L’avenir n’est plus garanti, la (post-)modernité est donc réalisée. Les fermes d’État ont été démantelées. Les « managers socialistes » se sont partagés avec quelques proches de l’Église, les machines, les bâtiments utiles et les terres les plus intéressantes pour une bouchée de pain, laissant le reste en friche, renonçant parfois à entretenir les vieux manoirs et palais qui servaient à l’administration , et laissant les ouvriers agricoles sans travail. Certains ont depuis quitté le village, pour les grandes villes (le phénomène des SDF est apparu en Pologne dans les années 1990), ou pour les pays développés de l’UE. D’autres, n’ayant plus la possibilité de trouver du travail, ne serait-ce qu’en raison de la suppression des lignes de cars et de train « non-rentables », isolés dans un village sans perspectives, ont sombré souvent dans l’alcoolisme.


Il y a cependant un domaine où la « tradition » est réapparue : le clivage « traditionnel » entre l’est et l’ouest du pays, que les communistes avaient réussi à diminuer, ou tout au moins à masquer, est réapparu bien vivant. La vieille Pologne prussienne fait partie de la « Pologne qui gagne », tandis que celle des Russes et, plus encore, celle des Autrichiens, hormis les îlots des centres-villes de Varsovie et Cracovie, fournit les charters qui naviguent en permanence, grâce aux vols « low cost », entre le « paradis social britannique » et la Pologne « flexible et jetable ». Un tel « paysan », quand il rentre au village, ne va pas organiser la « fête de l’abattage du cochon » et, quand il marie son enfant, il ne va pas organiser des libations qui durent trois jours, entrecoupées de danses et de cérémonies traditionnelles dont il ne perçoit même plus le sens.


Que veulent dire désormais pour ces Polonais, les coutumes et les rites paysans ? Ils sont tout à la fois attirés, comme tous les « postmodernes », par le clinquant de la grande ville, et nostalgiques d’un parfum d’étable qu’ils ont eu, eux au moins, l’occasion de connaître quand ils étaient « à l’abri » d’un État socialiste qui ne fut en fait qu’une station de transit (« soft » ? socialement au moins) entre la prémodernité postféodale d’avant 1939 et la postmodernité actuelle. Le paysan polonais est donc devenu postmoderne avant même d’avoir pu réaliser qu’il avait été moderne, le temps d’une saison. C’est ce « rien », cette expérience courte du « transit », qui permet aux Polonais des campagnes (mais comme nous l’avons vu, 80 % des Polonais sont des « exilés » de la campagne) de considérer avec beaucoup de scepticisme ce qu’il y a dans leur assiette, ce qu’ils voient à la TV et ce qu’on leur demande de croire.


Mais c’est peut-être là que la tradition se maintient le mieux. Les Polonais ont été convertis soudainement en 966 par leur prince au christianisme pour des raisons politiques a priori incompréhensibles pour la masse. Ils n’ont pas compris ce qui leur arrivait et en quoi consistait la nouvelle religion qui s’exprimait dans une langue inconnue. Ils ont donc pris dès le départ l’habitude de toujours regarder avec scepticisme les idéologies et cultes promus par les pouvoirs. Ils n’ont pas rejoint en masse les armées des croisés au Moyen-Âge contrairement aux Européens de l’ouest, ils ne se sont pas non plus entre-tués au moment de la Réforme. Ils n’ont jamais cru nécessaire de basculer dans la guerre civile au nom de la religion ou de l’idéologie. Leurs ancêtres étant passés du paganisme au christianisme, puis du catholicisme au protestantisme et à la contre-réforme quasiment du jour au lendemain, pourquoi le passage du nationalisme à la mode en 1939 au communisme puis au libéralisme les surprendrait ? Le paysan polonais sait que le pouvoir change de légitimité du jour au lendemain sans lui demander son avis, et en général avec les mêmes dirigeants, et surtout sans prévenir, comme en 1989 pour la dernière fois. Il sait que les rites des uns valent bien les rites des autres. Il n’y voit qu’un « marqueur identitaire » dans la grande sagesse divine qui touche tous les êtres vivants. Il n’a pas la force de condamner telle ou telle évolution sur laquelle il n’a pas prise, mais il reste sceptique.


Il sait désormais que la « Pologne éternelle » n’existe plus, car elle n’a jamais existé. Et les départements d’ethnographie des universités polonaises ont été remplacés par des départements d’anthropologie sociale, car il existe une société rurale en Pologne, mais il n’existe plus de paysans. C’est dans ces départements qu’on étudie ce qui a disparu, et quelles sont les réalités réelles de la « rurbanité » polonaise d’aujourd’hui : ce que les gens dans ces campagnes estiment nécessaire de préserver d’un passé qui n’existe plus, mais qu’on a encore en mémoire, sous son palais, et au bout de sa langue.

 

* Maître de Conférences habilité à diriger les recherches, INALCO, Professeur invité à l'Université d'Etat de Rzeszow, ancien Rédacteur en chef de La Pensée.

 

Bibliographie :
Banski Jerzy, Rydz Eugeniusz (dir.), (2002), Spoleczne problemy wsi, Varsovie, PAN Rosner Andrzej (2000), « Zrodla utrzymania ludnosci wiejskiej », in Chlop, rolnik, farmer, Varsovie, Instytut spraw publicznych, p. 53-65
Szafraniec Krystyna (1998), « Polish peasants between "Real socialism" and "Real capitalism" » , Eastern European Countryside, n°4, p. 49-64.

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Notes :

 [1] Notons d’ailleurs que cela fut aussi au départ le cas pour les Juifs qui, par exemple, survécurent dans les ghettos à la politique de « rationnement » nazi (180 calories par jour !) en créant des ateliers clandestins de productions artisanales qui permettaient « d’échanger » clandestinement des denrées alimentaires, ce qui explique pourquoi le ghetto de Varsovie par exemple « survécut » jusqu’en juillet 1942 : 95% des (maigres !) denrées consommées par les habitants du ghetto provenaient du marché noir avec les campagnes polonaises. C’est lorsqu’ils constatèrent que la politique de famine était un échec relatif, que les nazis passèrent à une politique « industrielle » d’élimination des Juifs « inutiles ». Mais cela prouve aussi que c’est au cours de la guerre que la campagne polonaise a appris l’échange « commercial » sur une base directe, massive, et illégale (puni en principe de mort par les nazis). Jusque-là, c’était surtout les « seigneurs » qui géraient avec les commerçants chrétiens ou juifs, l’approvisionnement des villes.

[2] C’est ce qui explique l’enterrement massif de Edward Gierek au milieu des années 1990 et le fait que son fils, inconnu dans le monde politique, fut élu député au parlement national sur son simple nom, sans même avoir fait de campagne électorale, avec environ 75% des voix. Aujourd’hui, la « gauche polonaise » a préféré l’envoyer en « exil » parlementaire à Strasbourg, où il perd peu à peu le contact avec ses électeurs et leur radicalisme passif !

[3] Combien de fois sous le « communisme », n’a-t-on pas entendu les récits sur le désintérêt manifesté par les pouvoirs « incultes » dans les premières années d’après guerre pour les petits monuments historiques disséminés dans les campagnes, pillés ou dévastés ? Une étude comparative avec l’après 1989 mériterait d’être faite, car rien n’indique que le sort de ces mêmes monuments, après la destruction des fermes d’Etat qui avaient fini par s’en occuper, aie été cette fois plus clément. Voilà pour l’histoire réelle du « patrimoine européen » sous la « construction de l’Europe ». Une histoire qu’il restera à écrire.

 


 

 Où en est le village roumain en 2008 

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Juin 2008

 

Par Claude Karnoouh(1)

 

Penser aujourd’hui le monde rural roumain exige d’en finir tant avec l’« Éloge du village roumain » de Blaga [2] et toutes ses dérives protochronistes [3] qu’avec les descriptions, fussent-elles en leur temps exemplaires et remarquables de précisions et de lucidité, offertes par les monographies de village des membres de l’école de Gusti [4]. Pour le premier la beauté de la langue de son texte (bien que sa poésie soit bien plus grandiose) ne peut masquer l’aveuglement d’un protochronisme incapable de faire face à la pénétration de la modernité dans les sociétés rurales roumaines ; quant aux seconds, ce qu’ils décrivirent avec intelligence ne correspond, présentement, qu’à quelques bribes d’éléments sociaux, économiques et rituels archaïques, que l’on ne peut retrouver que dans la mémoire des plus anciens. Ces éléments mnémoniques ne représentent plus que les traces d’un ancien état social en voie de putréfaction avancée.

 

Pourquoi l’enthousiasme des responsables politiques de la recherche, de l’enseignement et de la pratique sociale des années 1920 et 1930, n’est plus là quand la Roumanie rurale est au seuil d’une grande mutation qui produit une crise sociale et spirituelle sans précédent, peut-être moins spectaculaire mais plus violente que celle engendrée par les mesures draconiennes de collectivisation prises par les communistes. Après 1989, tous les acteurs sociaux se prétendant intellectuels, quelles que soient leur préparation et leur spécialité, se découvrirent subitement le talent de commentateur politique, de spécialiste des relations internationales, celui de politologues avertis, etc. Chacun se mit à scruter du point de vue d’élites privilégiées un pays dont la population paysanne représentait en 1989 plus ou moins 40 % de la population active ou semi-active. Cet abandon n’est pas seulement le fait des Roumains, mais aussi des chercheurs étrangers. Pendant les années de « gloire » du national-communisme ceausiste, sociologues et anthropologues étasuniens, belges, anglais et français quadrillaient le pays comme on délimite un champ de bataille [5].

 

Il n’était pas un recoin de campagnes roumaines qui n’avait pas reçu la visite de l’un ou de plusieurs d’entre eux. Aujourd’hui on est donc en présence de l’abandon de l’objet rural dont on peut penser qu’il est dû au manque d’intérêt qu’il suscite chez les universitaires, au manque d’enjeux professionnel, au déficit de gloire éphémère qu’il rapporte, au fait que l’essentiel des crédits de recherche affectés par les instances nationales, les ONG ou l’UE pour les Européens ne visent que des « friandises intellectuelles », des sujets sans conséquences ni dangers interprétatifs, des sujets qui ne fâchent personne, et, surtout, qui ne doivent pas jeter le trouble dans la bonne conscience des nombreuses bureaucraties endormies sur les assurances des énoncés d’une langue de bois droit-de-l’hommiste auprès de laquelle le discours stalinien apparaît présentement comme habité d’une subtilité poétique insoupçonnée.


Penser le réel, comme nous y engageait déjà Thucydide (souvent oublié, malgré les louanges de circonstances adressées à la Grèce antique), c’est toujours faire face à ce qui se produit dans son présent (quand il s’agit du passé il s’agit de reconstruire le réel comme récit), tel qu’il se produit dans la perception de l’observateur et non imaginer ce que, pour le meilleur ou pour le pire, nous eussions souhaité qu’il se produisît. Dès lors, il convient de repousser le whisful thinking passé (le Paradis perdu de la tradition !) ou futur (demain se sera la Parousie d’un monde sans la domination de la nécessité, demain tout sera gratuit). Faire face à la réalité humaine c’est, hormis parfois dans l’espace de l’art, faire face au vulgaire, à l’abjection, à l’anomie, au vide spirituel d’une majorité parmi les vivants.


Or ce qui advient aujourd’hui dans les campagnes roumaines, ou à tout le moins parmi celles de Transylvanie que je connais mieux, signe, sans retour possible, une fin, celle de la paysannerie en tant que forme d’une civilisation qui prit forme à la fin du néolithique, avec la sédentarisation des hommes, la domestication des animaux et des plantes. Cependant cet état terminal de la civilisation paysanne européenne (déjà accompli en Europe occidentale) ne nous permet pas encore d’accepter ceux qui, dans notre présent immédiat, pour plaire aux bailleurs de fonds de l’UE, éliminent sa présence d’un revers de main. J’ai lu ainsi sous la plume de certains « spécialistes » de la Roumanie rurale qu’il n’y aurait présentement plus de paysans traditionnels en Roumanie. Balivernes que tout cela. Dans leur précipitation à servir leur maître, ces laborieux plumitifs, plus prompts au plagiat qu’à l’effort d’une recherche personnelle, ont mis, comme à leur habitude, la charrue avant les bœufs. La réalité est toujours ruse, masque, tromperie et dissimulation, c’est pourquoi elle est toujours plus complexe que sa réduction conceptuelle, et ce d’autant plus que la transition engendre ce que les anthropologues nomment communément des syncrétismes. Il s’agit de systèmes sociaux hybrides, composés comme des patchworks, faits de bribes de passé archaïque et de bribes de présent moderne, voir d’hypermoderne ; en synergie, ces systèmes sociaux manifestent une extrême fragilité des cohérences sociales, conceptuelles et spirituelles boiteuses et, last but not least, des contradictions quasi insolubles qui, à long terme, peuvent engendrer des résolutions radicales qui seront malheureusement redoutables pour le bonheur des hommes.


Aujourd’hui donc, le problème du village roumain et de la campagne roumaine se présente dans une complexité parfois inextricable parce que la reprivatisation des sols dans les régions de plateau, de collines et de montagnes, sur fond d’une grossière démagogie électoraliste, s’est réalisée au début des années 1990 en dehors de toute rationalité technique, sociale, économique et financière à la hauteur des défis auxquels le pays était confronté. De fait, dans de nombreuses régions du pays de l’ex-Europe de l’Est les politiciens (et leurs chiens de garde intellectuels) ont favorisé la reconstitution d’une société agraire faite de micro-exploitations, accentuant parfois plus encore la fragmentation foncière d’avant 1947, comme si les quarante ans de régime communiste n’avaient pas transformé tant le paysage agraire que les mentalités, et parfois de manière radicale…


Aussi, confronté très rapidement à l’intégration européenne qui soulève dans le monde rural des problèmes bien plus complexes que dans le monde industriel déjà unifié par des logiques programmatiques de production identiques partout dans le monde, la campagne roumaine est-elle présentement confrontée à quatre types de crises qui s’entrecroisent et auto-alimentent en permanence de croissantes contradictions.


Si l’on se place du point de vue des petits exploitants qui dans certaines régions de Transylvanie ressemblent à ceux qui travaillaient sous les communistes en part time farming sur leurs lopins privés, il faut convenir que leur situation s’est détériorée en raison d’une monétarisation générale de toutes les relations socio-économiques. Et comme de surcroît l’inflation permanente (autre facteur économique très faible dans la vie économique communiste) touche tous les domaines, tandis que les coûts de production croissent sans limite prévisible, la vie quotidienne augmente semblablement, intensifiant par là même les flux monétaires dans la société paysanne : engrais, semences, vétérinaire, médicaments pour les animaux, études des enfants, habillement, médecins, médicaments non remboursés pour les hommes, et divers impôts, etc., suivent une courbe ascendante. Enfin, le système bancaire commandé de manière générale par les directives ordonnées par Bruxelles, le FMI et la Banque mondiale ne vise, en aucune manière, à privilégier des formes de prêts à très faibles intérêts à la paysannerie comme cela se fit en France, en Italie ou en République fédérale allemande pendant les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale… Non plus qu’aucun gouvernement ait reconnu depuis décembre 1989 le glissement inexorable du pays vers une économie de marché de type tiers-monde, si bien que les idées de microprêts n’ont jamais été promues par aucun des gouvernements qui s’y sont succédé quelle qu’ait été leur couleur politique, tout en se demandant si l’on peut parler en Roumanie de véritable couleur politique tant la « valse » des appartenances politiques semble faire partie des coutumes des élites.


Or ce ne sont pas les prix du marché agricole qui peuvent apporter les liquidités nécessaires à la vie des gens des campagnes. Que ce soient les animaux de boucherie, les volailles, le lait, les produits laitiers, le miel ou la laine, les prix à la production se sont effondrés, tant et si bien que l’on assiste à une baisse parfois drastique de l’élevage et donc de la production laitière, à l’abandon des prés naturels et à la mise en jachère sine die des prairies artificielles en quelques années envahies de ronces et de fougères. On constate donc une réduction de l’élevage artisanal de haute qualité (que le régime communiste utilisait pour l’exportation) et des cultures en général dans les petites exploitations, dès lors qu’il est souvent moins onéreux d’acheter des produits tout préparés que de les produire soi-même.


Enfin, et ce n’est pas un moindre problème, il suffit de lire la presse et quelques rapports produits par la bureaucratie bruxelloise pour apprendre que bien des fonds de l’UE qui en théorie devaient être consacrés à des aides structurales spécifiquement rurales sont, de longue date et en grande partie, détournés de leurs finalités initiales… Voilà un tableau qui n’est guère plus réjouissant.

2) Un second élément relevé lors d’observations dirigées par le simple bon sens, montre que nous sommes en présence d’un commerce de gros qui intensifie la destruction de la civilisation paysanne parce qu’il tient aux stratégies des chaînes d’hyper et de supermarchés appartenant à des sociétés multinationales. En dépit de plaidoyers sur les bienfaits de la concurrence libérale, ces entreprises de distributions ont recours à des accords implicites de non-concurrence, ce qui leur permet de maintenir une position de force face aux petits ou moins petits producteurs dès lors qu’aucune loi socio-économique ne vient tempérer leur appétit de profits. Elles imposent les prix d’achat inférieurs au prix de production des produits agricoles qui doivent être fabriqués selon un strict cahier des charges, sans que, selon une habitude séculaire, les paysans ne comptent dans le prix de vente le temps passé à la fabrication du produit fini. Ces entreprises relèvent donc d’une situation de monopole qui leur permet de dicter leurs conditions aux producteurs, lesquels (sans véritables syndicats capables de défendre leurs intérêts) dès lors qu’ils ne cèdent pas, sont purement et simplement brisés, et ce d’autant plus qu’ayant investi dans l’outillage et la sélection des plantes et du bétail pour satisfaire aux exigences « de qualité » des produits, ils sont tombés dans la totale dépendance des banques auprès desquelles ils ont emprunté. Ainsi, cette dynamique promue par la politique économique des hypermarchés constitue un facteur important qui, favorisant la concentration de la production et de la spécialisation, entraîne, à très court terme, la fin programmée de la civilisation rurale roumaine.


L’éternité du village roumain s’est révélée incapable de résister à l’offensive du capitalisme de troisième type, celui de l’hyperconsommation, celui du crédit généralisé, de la civilisation des gadgets et des fringues, des spectacles des télévisions par satellite… Preuve s’il en fallait encore qu’il n’était pas comme l’affirmait Lucian Blaga une incarnation de l’ontologie d’une éternelle roumanité ahistorique, atemporelle, mais une formation sociale historique qui, aujourd’hui, a achevé son temps. C’est cela la lucidité phénoménologique, celle qui permet de ressaisir l’essence de l’humain dans une conscience de la finitude qui lui est propre.


Plus encore, concentration et spécialisation sont renforcées par les règles européennes en ce qu’elles furent élaborées pour des pays aux histoires socio-économiques très différentes ; des pays où, la révolution industrielle des campagnes une fois quasi achevée, la population active agraire n’y dépassait pas 5 à 7 % dans les années 1980. La Roumanie de décembre 1989, avec presque 40 % de paysans, renvoyait à une autre période de l’histoire agraire de l’Europe.


La conséquence de cette fin de la civilisation rurale engendre donc une libération de masses de paysans, et la mise à disposition de l’industrie d’un énorme potentiel de travailleurs non qualifiés (la politique économique communiste avait très partiellement réalisé ce projet moderne par excellence). Or, les industries locales (y compris les industries occidentales délocalisées) ne peuvent en général absorber ce surcroît de main-d’œuvre, et lorsqu’elle le peut, les salaires qu’elles accordent sont si bas que les paysans ainsi libérés du travail agraire préfèrent immédiatement partir louer leur force de travail à l’étranger, accélérant plus encore la fin de la tradition rurale (sans parler des problèmes psychosociaux soulevés par les masses enfants demeurées aux villages sous la tutelle de leurs grands-parents). Dès lors que des générations d’hommes et de femmes en pleine force de l’âge sont absentes de manière endémique des villages, la reproduction des fondements spirituels, conceptuels et matériels de la tradition, des éléments rituels et sociaux perpétuant la tradition, disparaît et celle-ci se meurt faute d’esprits pour en perpétuer tant l’essence spirituelle et que la substance empirique. Quand l’esprit s’absente du lieu, la société qui l’habite en tant qu’être-là-dans-le-monde, est simultanément congédiée…

3) Ces paysans expatriés comme travailleurs vivent misérablement à l’étranger, mais, en revanche, envoient et rapportent au village des sommes de devises assez considérables qu’ils n’investissent jamais (sauf rarissimes exceptions) dans des projets productifs ruraux. L’argent accumulé est investi dans des constructions somptuaires ; présentement des villas de deux, trois étages et parfois plus, avec piscine et même ascenseur intérieur, des clôtures de verre et d’acier inoxydable occupent de plus en plus d’espace villageois : un combat ostentatoire bat son plein et chacun en fait à sa tête pour démontrer qu’il est plus riche que le voisin, et puisqu’aucune loi d’urbanisation rurale ne vient les contraindre à respecter un style (comme cela fait en Europe occidentale dans diverses régions protégées), leurs investissements transforment du tout au tout l’architecture des villages (on peut faire des maisons de bois à l’intérieur extrêmement moderne, les États-Unis, la Norvège et la Suède en sont de bons exemples), et ceux-ci finissent par perdre très rapidement les traits qui en faisaient des villages roumains caractéristiques de telle ou telle région. Tant et si bien que, de plus en plus, les villages de Transylvanie ressemblent à d’affreux petits Disneyland… Le kitch de la laideur la plus abominablement obscène y règne en maître, sans atteindre jamais le génial délire post-retro-post hypermoderne des châteaux tsiganes, rappelant les châteaux du Rajasthan.


De plus tous, sauf les aveugles, tous devraient constater combien, au fil des jours, les campagnes roumaines se transforment en de véritables dépôts d’ordures. Partout, dans les champs, les prés, les pâtures, les forêts, sacs et bouteilles en plastique, bouteilles de bière cassées, boîte, capsules et déchets de métallique, gravas divers envahissent herbe, buissons et hautes futaies. Quant aux lacs, aux étangs et aux rivières, ils se sont transformés en de vastes égouts à ciel ouvert.


Aussi peut-on se demander combien de temps le tourisme rural (hormis dans les zones allemandes du sud de la Transylvanie) sera-t-il attractif si l’originalité des diverses zones rurales roumaines cesse et si les campagnes finissent par ressembler à n’importe quelle banlieue du tiers-monde… Certes, il restera toujours les musées du village placés ici et là dans le pays. Mais, vous conviendrez avec moi qu’il leur manqueront toujours deux choses essentielles : les milles bruits des hommes et des animaux au labeur et l’ineffable odeur du fumier…

4) Enfin, je voudrais souligner combien ce syncrétisme anomique qui domine la vie villageoise actuelle est dû pour une large part à la précipitation à la fois ignorante et servile avec laquelle les politiciens roumains ont accepté les lois rurales européennes. Cette législation imposée sans retenue ni véritable attention aux faits locaux, sauf à proclamer un bavardage de complaisance, ne favorise pas, bien au contraire, l’éducation civique des populations, l’apprentissage d’une authentique démocratie locale et nationale responsables. Dans un monde rural paradoxalement demeuré partiellement archaïque pendant l’époque communiste – car, en dépit d’une rapide industrialisation, mais en raison de la faiblesse du rôle du marché et d’une corruption traditionnelle, la monétarisation des rapports administratifs et humains y était demeurée moins dominante que les relations d’échanges de services et de troc –, les règles de gestion des exploitations agricoles imposées par l’UE sont aujourd’hui, et pour longtemps encore, impraticables, à moins de faire comme les staliniens, de l’imposer à l’aide d’une violence extrême.


Qui assommera son cochon, son veau ou son mouton avant de l’égorger ? Qui conduira l’animal dans un abattoir souvent situé à plus de 50 km de son village quand il n’en a pas les moyens ? Qui ne fera pas de l’eau-de-vie à sa guise et la vendra au noir ? Qui d’une manière ou d’une autre n’utilisera pas sa cuisine comme estaminet dominical ? Qui ne fera pas au noir obiele (chaussettes russes), pieptari (gilets), gubari (sayons), cerge (couverture de laine épaisse), opinci (sandale), harnais, charrues, herses, rouleau et charrettes à chevaux ? Qui ne fera pas le garagiste de tracteur et le maréchal-ferrant clandestins ? Etc… En ayant choisi la vitesse pour complaire à l’UE et s’y étant soumis, de fait, pour des raisons bien plus politiques qu’économiques, les politiciens et les prétendues élites roumains ont, dans les faits, contraint les paysans (mais aussi nombre d’habitants des bourgs et des petites villes) à se tenir hors-la-loi pour simplement survivre. Le pouvoir politique n’a donc pas créé les conditions d’une pratique quotidienne permettant au peuple des campagnes de commencer à vivre selon les règles et les modes d’une citoyenneté responsable… Or ceux qui ont un peu lu et vécu sans idées idéologiquement préconçues savent que ce ne sont ni les séminaires, ni les cours d’université, encore moins les colloques insipides multipliés à l’infini qui forgent la citoyenneté, mais l’exercice quotidien d’une praxis où le citoyen s’appropriant sa propre pratique dans le respect des lois, peut en contester le bien-fondé pour y déterminer son avenir. Cela n’a d’autre mot que la conscience de la citoyenneté, c’est-à-dire celle de ses droits, mais aussi et simultanément de ses devoirs…

 

(1) Claude Karnoouh. Ancien chercheur au CNRS. Ancien professeur invité à l’Université Babes-Bolyai, Cluj. Professeur invité à l’Université Saint Joseph de Beyrouth (Liban).

_________________

Notes :
2. Il s’agit de la célèbre phrase qui ouvre cet éloge, « Elogiul satului românesc », prononcé comme discours de réception à l’Académie roumaine en 1936 : Veşnicie s-a nascut la sat, « l’éternité est née au village ».
3. Protochroniste, ce nom et cet adjectif définissent le mode de pensée d’essayistes, de publicistes, de romanciers, d’historiens, d’ethnologues, de sociologues, voire de philosophes et de sociologues qui suggèrent que la nature archaïque du village roumain d’antan, aujourd’hui devenu une relique archéologique ou muséale, demeure, par devers les mutations inédites de l’histoire de la modernité, le fond inentamé d’une Roumanie immuable et immobile dans l’éternité de son essence atemporelle.
4. École sociologique d’enquête multidisciplinaire et d’action socio-sanitaire mis en place après la Première Guerre mondiale par le professeur Dimitri Giusti, devenu ministre de l’Education nationale de la Grande Roumanie.

5. Il faut rendre hommage aux travaux de l’équipe de géographes français dirigées par Josette Rey de l’ENS de Lyon qui a donné une sorte de bilan général de la décollectivisation et de la reprivatisation, ainsi qu’à Katherine Verdery et Gail Kligman pour leurs recherches reprises sur les terrains qu’elles avaient étudiés dans les années 1970 et 1980.
Sans y reprendre des recherches systématiques, j’ai souvent écrits de petits essais sur la Roumanie rurale postcommuniste en fonction d’observations que j’y fait tout au long des douze années où je fus professeur invité à la chaire de philosophie de l’Université Babeş-Bolyai de Cluj.

 

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:57

 

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Après un quart de siècle d’offensive planétaire antimarxiste, il nous a semblé utile pour La Pensée libre de publier ce texte qui reprend une analyse marxiste de la situation globale actuelle. Parce que nous pensons que l’on avait enterré Marx trop vite ; parce que le vide conceptuel dominant aujourd’hui démontre la nécessité au moins de « revenir aux référents fondamentaux ». Impérialisme ou globalisation ? Et leurs corollaires internationalisme ou altermondialisme ne sont pas que des changements sémantiques. Ils procèdent ici de choix tactiques, histoire de faire un « lifting » aux vieilles dominations, un désir d’échapper aux vieilles contraintes… par une fuite en avant conceptuelle.

Mais ces contraintes ont-elles disparu pour autant ? Le stade suprême du capitalisme a peut-être été atteint, mais ses caractéristiques ont-elles vraiment disparu à ce qui peut apparaître comme son stade terminal ? Il nous a semblé que l’auteur de cet article produit pour un colloque qui s’est tenu en Chine, et diffusé aussi sur le site belge www.marx.be, abordait de façon intéressante toutes ces questions, ce pourquoi nous avons retenu sa proposition de le publier en France. Certains trouveront cette étude sans doute un peu trop « classique ». Toutefois, l’affirmation de réalités incontestables n’est pas forcément une marque d’archaïsme, et force est de remarquer que les promoteurs de la (post)modernité savent souvent utiliser des mots nouveaux, mais expliquent rarement en quoi ils introduisent des concepts réellement nouveaux. Il faut donc décortiquer les mots anciens certes, mais aussi voir en quoi les mots nouveaux, à la mode, contiennent de véritables innovations, ou non… et beaucoup de non-dits somme toute assez « archaïques ». Y a-t-il donc une continuité ou une rupture dans le développement du capitalisme depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui ? 
Les guerres omniprésentes, et en particulier celle d’Irak, montrent que l’impérialisme de grande puissance existe toujours …et que les nations se défendent en conséquence. Peut-être existe-t-il un seul « empire » ; or celui-ci a pour noyau trois composantes indéniables : l’ethnicisme anglo-saxon et néo-protestant centré vers l’intérieur des États-Unis, le néo-conservatisme basé aux États-Unis, mais orienté vers un cosmopolitisme de façade tourné vers l’extérieur et le sionisme au moins comme base d’appui moyen-oriental dudit « empire ». Il y a donc toujours un centre et des périphéries. Il y aurait véritablement empire, au sens le plus fort de ce terme, si, comme dans l’empire romain à son apogée, tous les citoyens du « monde-empire » avaient la citoyenneté US (et en conséquence, le droit de vote aux États-Unis). Ce n’est pas le cas et ce n’est pas un hasard. L’observation du mur édifié à la frontière entre le Mexique et… quoi au juste ? L’empire ? La métropole ? est bien là pour nous montrer qu’il y a les « in » et les « out », et pas seulement en termes sociaux.
Il existe certes, ce que l’auteur démontre, une compétition inter-entreprises capitalistes et des éléments de concurrence entre les entités étatiques ou supra-étatiques capitalistes. Mais, depuis la Seconde Guerre mondiale, Washington est parvenue à dominer et pénétrer l’ensemble des sociétés capitalistes, créant ainsi un impérialisme asymétrique. Aujourd’hui le Pentagone est le garant de la sécurité mondiale du capitalisme, mais les États-Unis apparaîtront encore nécessaires tant qu’il n’y aura pas d’alternative « globale », pour le maintien de certains acquis au moins de la civilisation. D’autre part, la barbarisation simultanée du capitalisme américanisé et globalisé provoque une fuite en avant guerrière accompagnant le gaspillage consumériste qui témoigne de la vitalité du concept d’impérialisme, que les nationalismes ou les « intégrismes » réactifs confirment d’ailleurs à leur façon (cf. B. Drweski, « l’impérialisme : un concept accompli », Approches marxistes, n°5, mi-2005). L’auteur nous permet ici de discerner en quoi un analyse marxiste, et léniniste, n’est pas inutile pour comprendre le présent et l’avenir. Restera à expliquer pourquoi le socialisme n’a pas (encore ?) pris la relève de cet impérialisme essoufflé ? Ou une autre forme d’alternative plus imaginative, plus créative que le « socialisme réel » ?

La rédaction


 

Une analyse marxiste de la globalisation actuelle

 

 

-

Automne -Hiver 2006

 

Henri Houben** 

 

(Contribution à la Première Conférence de la World Political Economics Society, sous le thème : « Economic Globalization and Modern Marxist Economics », Changhaï, 2-3 avril 2006)*

 

Lorsqu’on aborde la question de la globalisation actuelle, il est important, selon moi, de ne pas commettre deux erreurs. La première, et incontestablement la plus importante, est de ne pas partir de l’étude de Lénine sur l’impérialisme, qui reste d’une actualité cruciale. La seconde est de ne pas reconnaître les changements et les adaptations qui se sont déroulés depuis cette époque. La globalisation actuelle est d’abord et avant tout la situation de l’impérialisme propre à notre époque.

1. L’actualité de l’analyse de Lénine sur l’impérialisme
Lénine écrit son texte sur l’impérialisme, en 1916, en pleine guerre mondiale. Son point de vue est que cette guerre est le résultat de politiques impérialistes menées par chaque Etat européen belligérant et que ces politiques viennent elles-mêmes des stratégies des grandes entreprises dans leurs conquêtes des marchés. 


Il souligne qu’il y a un changement qualitatif du capitalisme dans le passage de la situation dominée par la libre entreprise et les firmes de taille petite ou moyenne à l’ère des monopoles. Là où régnaient le « libre marché » et la concurrence sur le plan surtout économique se substitue la compétition entre géants sur tous les plans. Là où l’Etat servait avant tout à assurer le cadre du développement économique, par des investissements, par le contrôle des travailleurs et par l’unification monétaire succède un Etat impérialiste, prêt à tout pour défendre ses monopoles. Là où les contradictions opposaient travailleurs et patrons et firmes entre elles, les antagonismes prennent désormais un caractère planétaire et mettent en présence non seulement les classes sociales, mais des Etats entre eux. Là où le capitalisme pouvait apporter un développement des techniques et de la science et représenter un progrès par rapport au féodalisme, prend place un capitalisme rentier, parasitaire, vorace, pour qui le critère ultime des choix est la hausse maximale des bénéfices. 


Aujourd’hui, l’époque de l’impérialisme est loin d’être révolue. Au contraire, elle est plus présente que jamais. Et ce qui a surtout changé, c’est l’ampleur avec laquelle les caractéristiques de l’impérialisme agissent.

1.1. Un monde dominé par les monopoles
Ainsi, en 1916, les monopoles intervenant à une échelle directement planétaire sont plutôt rares. Ils existent surtout dans le domaine des matières premières, déjà dans le pétrole avec Royal Dutch/Shell suivie bientôt par l’Anglo-Iranian Petroleum Company (qui deviendra BP) et la Standard Oil de Rockefeller (aujourd’hui ExxonMobil et, en partie, ChevronTexaco).
Á l’heure actuelle, c’est plutôt l’inverse. Rares sont les secteurs qui ne sont pas régis par des géants mondiaux, qui ont une base productive un peu partout sur le globe. Il n’y a plus que deux grands constructeurs d’avions commerciaux : Boeing et Airbus. Il n’y a qu’une douzaine de multinationales automobiles. Elles assurent près de 90% de la production mondiale en 2004, comme le montre le tableau 1. En 1990, pour obtenir une proportion pareille, il fallait 25 firmes. La plupart ont fusionné entre elles ou ont été rachetées par des constructeurs plus puissants. 

 

Même si le secteur a beaucoup changé, il y a trois grandes compagnies pétrolières : Royal Dutch/Shell, BP et ExxonMobil. Trois autres sociétés sont également très importantes, mais sont la moitié de la taille des précédentes : Total, ChevronTexaco et PhillipsConoco.
Autre secteur touché par la vague des fusions et concentrations : l’industrie pharmaceutique. Autrefois dispersée, parce que les produits sont multiples, elle est aujourd’hui réunie sous l’égide d’une douzaine firmes qui contrôlent 60% des ventes mondiales, comme l’indique le tableau 2.

On pourrait ainsi continuer l’énumération des différents secteurs.
La vague des fusions et des acquisitions a été très importante dans les années 1990. Elle a connu une ampleur sans précédent, ainsi que le montre le tableau 3.

On voit que les fusions et acquisitions sont passées de 1.719 en 1985 à 11.169 en 2000 et qu’au niveau des montants en jeu, ils ont été multipliés par vingt durant cette période, de 150 milliards de dollars en 1985 à 3.400 milliards en 2000. En dix ans, de 1991 à 2000, les sommes totales se chiffrent à 14.099 milliards de dollars pour pratiquement 65.000 transactions. Par la suite, avec le krach boursier de 2001, ces statistiques ont baissé. Mais les opérations, dignes d’un gigantesque Monopoly à l’échelle planétaire, reprennent depuis 2004.

1.2. Le développement des marchés financiers
Ce jeu de capital s’accompagne d’un développement, lui aussi démesuré, des marchés financiers. A l’époque de Lénine, la banque servait de centre de gestion du capital et donnait à celle-ci un pouvoir considérable. Aujourd’hui, elle est rejointe par toute une série de sociétés financières de toute origine : fonds de pension, fonds spéculatifs, compagnies d'assurance…
Il est possible de prendre beaucoup d’indicateurs de ce phénomène. Mais limitons-nous ici à la capitalisation boursière. Le développement de celle-ci est reprise dans le tableau 4.

 

On observe une croissance très importante : 16% en moyenne par an de 1990 à 1999 pour l’ensemble du monde et 20,7% pour la capitalisation boursière américaine. C’est bien plus rapide que le PIB (produit intérieur brut) : seulement une croissance annuelle moyenne 3,3%. De ce fait, la capitalisation boursière représentait environ 40% du PIB mondial en 1990. Elle le dépasse en 1999 et en 2004. Aux Etats-Unis, elle est supérieure au PIB national de 39%.

1.3. De l’exportation de capitaux à la production internationale
L’exportation de capitaux a pris des proportions gigantesques. C’est ce que montre le tableau 5.

 

En 1980, le stock d’investissements à l’étranger équivalait à 4,4% du PIB mondial. Cette part n’a cessé d’augmenter au cours des années pour atteindre en 2004 23,9%.
En 1914, l’orientation de ces investissements concernait en premier lieu le secteur des matières premières : « Environ 55 pour cent du capital total était dirigé vers le secteur primaire, 20 pour cent vers les chemins de fer, 15 pour cent vers les activités manufacturières, 10 pour cent vers le commerce et la distribution et le reste vers les entreprises d’intérêt général, les banques, etc. Des investissements industriels, qui étaient surtout orientés vers des marchés locaux, se concentraient surtout en Europe, aux Etats-Unis, dans les « dominions » du Royaume Uni et en Russie ; tandis que, à part le minerai de fer, le charbon et la bauxite, presque tout l'investissement en métaux se trouvait dans l'Empire britannique ou dans les pays en voie de développement ». A ce moment, la Grande-Bretagne représentait environ 45,5% du stock d’investissements à l’étranger.


Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’il y a un changement notable. L’Angleterre cède sa place aux Etats-Unis qui assure l’essentiel des investissements : 44,9% en 1960, 44% en 1975 et encore 42% en 1980, selon la CNUCED. La production manufacturière accroît sa part continuellement : « En 1960, environ 35 pour cent de l'investissement accumulé des Etats-Unis et du Royaume Uni se trouvaient dans l'industrie manufacturière, comparés à environ 25 pour cent en 1938 et 15 pour cent en 1914 ». La part des activités manufacturières dans l’investissement américain atteint même 45% en 1975.


Un changement s’opère dans ce secteur. Jusqu’alors, les investissements des multinationales ont pour but de fournir un marché local. A partir de 1960, des firmes investissent dans un pays étranger, généralement dans le tiers-monde et surtout en Asie du Sud-Est, qui développe des zones franches, afin d’approvisionner la métropole. Ainsi, les premières usines « tournevis » apparaissent au début des années 60 dans le secteur électronique : « La première chaîne de montage offshore dans le secteur des semi-conducteurs a été mise sur pied par Fairchild à Hong Kong en 1962. En 1964 General Instruments a transféré une partie du montage micro-électronique à Taiwan. En 1966 Fairchild a ouvert une usine en Corée du Sud. A peu près au même moment, plusieurs entreprises américaines ont mis sur pied des chaînes de montage de semi-conducteurs dans la zone frontière du Mexique. Vers la fin des années 1960, des firmes américaines se sont établies au Singapour et ensuite en Malaisie ».


C’est un point de départ d’une expansion de la production à l’étranger. « Par exemple, en 1966, les multinationales américaines employaient seulement 1.750 ouvriers industriels en Malaisie, 1.232 au Singapour et 4.804 à Taiwan. En 1987 l'emploi dans des firmes industrielles en Malaisie a grimpé à 54.000, à Singapour à 38.400 et à Taiwan à 49.100. Chacun a vu des taux d'augmentation bien au-delà de 1.000 pour cent – dans les cas de la Malaisie et de Singapour la croissance a été d'environ 3.000 pour cent ».


L’industrie automobile connaît un développement identique. Le point de départ semble la restructuration des activités européennes de Ford en 1980. Auparavant, chaque filiale européenne visait avant tout son marché local. En 1980, Ford décide de les orienter en fonction d’un seul marché régional intégré, l’Europe. Les unités de production sont spécialisées : les opérations d’assemblages le sont par modèle et les usines produisant des moteurs ou autres pièces sont concentrées en quelques lieux qui fournissent toutes les usines du continent. Ford sera suivi par General Motors en 1985 : celle-ci installe son centre de décision pour l’Europe en Suisse. Bientôt, les autres constructeurs européens procéderont de même. Aux Etats-Unis, les firmes vont s’installer au Mexique et intégrer les unités de fabrication dans leur structure productive de l’Amérique du Nord. En Asie du Sud-Est, c’est Toyota qui est en pointe : concentrant les unités d’assemblage en Thaïlande, la fabrication des moteurs en Thaïlande et en Indonésie, les transmissions aux Philippines…


Il est intéressant de noter qu’en 1980 Ford développe en même temps le concept de voiture mondiale. Le but est de fabriquer un véhicule à partir de pièces venant du monde entier. Mais l’opération échoue et à la fois la production et la conception des automobiles demeurent essentiellement continentales (jusqu’à nos jours).


Robert Reich, ancien secrétaire américain au Travail, reprend un autre exemple dans son livre sur la mondialisation : celui de la Pontiac Le Mans. Il veut expliquer qu’aujourd’hui la production est mondialisée : « Quand un Américain achète une Pontiac Le Mans de General Motors, par exemple, il ou elle s'engage sans le savoir dans une transaction internationale. Des 10.000 dollars payés à GM, environ 3.000 vont à la Corée du Sud pour des opérations de travail et de montage de routine, 1.750 au Japon pour des composants développés (moteurs, essieux et électronique), 750 à l'Allemagne de l'Ouest pour le design, 400 à Taiwan, Singapour et le Japon pour des petites pièces, 250 à la Grande-Bretagne pour la publicité et le marketing, et environ 50 à l'Irlande et à la Barbade pour le traitement de données. Le reste – moins de 4.000 – va à des stratèges à Detroit, à des avocats et des banquiers à New York, à des lobbyistes à Washington, à des travailleurs des assurances et de la santé dans l'ensemble du pays, et aux actionnaires de General Motors – dont la plupart vivent aux Etats-Unis, mais dont un nombre croissant sont des étrangers ». Il veut ainsi illustrer sa thèse qu’il y a des intérêts séparés entre les multinationales, qui agissent au niveau mondial, et les Etats, qui restent nationaux. Les temps auraient changé depuis Charles Wilson, président de General Motors, devenant secrétaire à la Défense en 1953 et qui répondait à la question de journalistes pour savoir s’il n’y avait pas incompatibilité entre ces deux tâches : « Je ne peux pas le concevoir parce que pendant des années j'ai pensé que ce qui était bon pour notre pays était bon pour General Motors, et vice versa. La différence n'existait pas. Notre firme est trop grande. Ca va de pair avec le bien-être du pays. ».


Malheureusement pour Robert Reich, la démonstration tourne court. En effet, l’exemple donné ne fonctionne pas. Il est basé sur l’accord de coopération entre General Motors et Daewoo, mais celui-ci n’est pas appliqué et la Pontiac Le Mans ne se vend pas. L’industrie automobile reste fondamentalement organisée à une échelle continentale et non mondiale.


On reviendra plus tard sur la question des liens entre multinationales et leurs Etats d’origine. Mais on peut préciser ici qu’il n’y a pas (encore) de production véritablement mondialisée, parce qu’il n’existe pas de création de valeur à l’échelle mondiale. Chaque système national subsiste avec ses spécificités et avec ses développements propres. Une heure de travail dans un pays ne vaut pas (nécessairement) une heure de travail dans un autre. Les conditions de travail sont contrastées entre les régions du monde. Et, en particulier, les forces de travail sont payées très différemment à la fois en fonction de valeurs différentes, mais aussi de rapports de forces différents. Ce qu’on appelle mondialisation dans ce cadre porte sur le fait que les multinationales profitent de ces différences, avec l’aide de leurs Etats respectifs et des institutions internationales comme le FMI, la Banque mondiale et l’OMC, pour tirer le plus grand bénéfice possible. De cette façon, s’il n’y a pas de création de valeur mondiale, il y a transfert de plus-value des travailleurs du monde entier – et notamment du tiers-monde – vers ces centres de pouvoir capitalistes.


Aujourd’hui, l’exportation des capitaux concerne tous les secteurs, celui des services ayant rattrapé son retard ces dernières années. C’est ce qu’on peut observer dans le tableau 6, qui concerne seulement les Etats-Unis, pour lesquels on dispose de statistiques détaillées

Le secteur des services passe de 31% en 1970 à 74,3% en 2004. Il prend des parts sur le secteur primaire dès 1970. Il en prend sur le secteur manufacturier surtout à partir de 1990. Un nouveau comptage, intégrant certaines parties autrefois attribuées à la production au secteur des services, explique cette chute. Mais seulement en partie, pas complètement.

1.4. Le partage du monde entre impérialistes
Les monopoles agissant à l’échelle planétaire se partagent le monde. Mais cette répartition est sans cesse contestée. Si les multinationales sont des géants, elles ne se livrent pas moins une concurrence acharnée. Les vagues de fusions et d’acquisitions en sont la preuve. C’est à qui mangera l’autre le premier, à qui prendra le plus de parts de marché, à qui s’accaparera la plus grande partie des bénéfices (de la plus-value).


Dans cette lutte, les Etats sont loin d’être inactifs. En effet, si la manière d’intervenir n’est sans doute plus identique à ce qu’elle était en 1953, elle n’en demeure pas moins importante. Ainsi, les Etats-Unis promeuvent le libre commerce, le droit à la propriété intellectuelle afin de soutenir leurs firmes impliquées dans le développement des nouvelles technologies. Le département de la Défense est plus actif à soutenir les entreprises américaines, leur passant régulièrement des commandes. De même, la création d’un grand marché intégré sur le continent européen est au profit des entreprises situées dans cette région, donc en premier lieu des sociétés européennes elles-mêmes. Pour gagner la compétition mondiale, une compagnie doit d’abord être forte sur son propre marché intérieur. Et que dire du Japon, dont le puissant ministère de l’Economie, du Commerce et de l’Industrie (METI : Ministry of Economy, Trade and Industry) établit régulièrement des plans pour favoriser les firmes japonaises dans la compétition mondiale.


De ce fait, acquérir des zones où l’influence est prépondérante reste un objectif permanent de ces Etats impérialistes. Le monde est partagé. Les Etats-Unis ont incontestablement un leadership planétaire. Mais, sur certains territoires, en fonction du passé et des intérêts présents, il y a des disputes ou des désaccords entre les Etats-Unis, d’une part, et l’Union européenne ou le Japon, d’autre part, même si ces antagonismes ne prennent pas à ce jour un caractère violent de grande ampleur. Ainsi, l’Afrique de l’Ouest met en jeu l’Europe, puissance coloniale traditionnelle, et les Etats-Unis, qui y cherchent des ressources pétrolières pour leur économie. L’Amérique latine, longtemps chasse gardée et arrière-cour industrielle des Etats-Unis, est soumise à des incursions européennes. L’Asie est l’enjeu de convoitises surtout entre les multinationales américaines et japonaises (avec, dans certains secteurs, une présence de firmes européennes).

2. L’apport du socialisme
Ce qui a surtout changé depuis l’analyse de Lénine sur l’impérialisme est l’apparition du socialisme en 1917. Cela a été une révolution non seulement pour la Russie tsariste, mais également pour le monde entier.


D’abord, cela a montré de façon concrète qu’il y avait une alternative au capitalisme et à l’impérialisme et indiqué que le capitalisme était condamné à terme par l’histoire. Après la Première Guerre mondiale, les forces révolutionnaires n’ont pas pu gagner d’importantes parties du continent européen, trahies par les dirigeants des partis sociaux-démocrates (le SPD allemand notamment). Après la Seconde Guerre mondiale, toute une série de révolutions ont éclaté en Europe et en Asie. Une bonne partie de l’humanité s’est libérée du joug impérialiste, avec les victoires des partis communistes en Europe de l’Est, en Chine, en Corée et au Vietnam.
La guerre mondiale, initiée par le courant bourgeois le plus nationaliste, raciste et criminel (les fascistes et nazis), a montré jusqu’à quel degré de barbarie le capitalisme pouvait aller. Le socialisme apparaissait à une majorité de la population comme un système libérateur. Et cela a été effectivement le cas, permettant à des millions de gens qui étaient soumis à la faim, à la misère et aux privations sous le capitalisme de récolter les fruits de leur travail. Ce sont les Etats-Unis qui ont pris le relais des fascistes pour devenir le rempart de l’impérialisme à la progression du socialisme. Ils ont lancé le plan Marshall pour diviser l’Europe. Ils ont participé activement à la reconquête de la Grèce. Leur politique agressive a mené à la guerre de Corée. Les Américains ont remplacé ensuite les colonialistes au Vietnam pour empêcher la réunification du pays.


A plusieurs reprises, ils ont été vaincus ou mis en échec. En 1959, ils ont été chassés de Cuba, cette petite île des Antilles, qui servait de paradis à la classe dominante américaine. En 1975, ils ont été sortis du Vietnam et d’Indochine, après d’interminables boucheries dont ils sont responsables.


Ensuite, l’apparition du socialisme a suscité aussi le développement des mouvements de libération dans le tiers-monde. La victoire socialiste en Chine a incontestablement servi d’exemple à beaucoup de peuples du tiers-monde. Cela a montré qu’une libération était possible, qu’un développement économique était possible, que les peuples pouvaient prendre leur sort en mains, sous la direction d’un parti communiste.


Le tiers-mondisme a pris de l’essor. En 1955, il y a eu la conférence de Bandoeng, réunissant la grande majorité des pays du tiers-monde, y compris la Chine. En 1956, la crise de Suez a montré qu'un ancien pays colonisé, l’Egypte, pouvait résister aux provocations de ses anciens colonisateurs. Dans les années 60, la plupart des pays africains ont connu la décolonisation, parfois formelle, mais reconnaissant l’indépendance politique théorique. Ces développements ont permis l’éclosion de révolutions nationales comme en Algérie, au Moyen-Orient, au Nicaragua... Dans certains pays, les représentants américains ont été chassés comme en Iran. Dans les années 70, les pays du tiers-monde ont revendiqué de pouvoir assurer 20% du commerce.


Depuis lors, les puissances impérialistes ont repris l’offensive, sous l’égide des politiques menées par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et par Ronald Reagan aux Etats-Unis. Malgré cet effort d’imposer de nouvelles formes de colonialisme, les grands pays du tiers-monde comme la Chine, l’Inde, le Brésil et d’autres ont de plus en plus de poids dans le concert international actuel.


Enfin, l’apparition et le développement du socialisme ont permis l’essor d’acquis sociaux dans les pays impérialistes, notamment en Europe. Ces acquis sont l’aboutissement de longues luttes ouvrières : la sécurité sociale, l’augmentation des salaires, la diminution du temps de travail… Après avoir conduit à des guerres impitoyables et dramatiques, après s’être fondé sur la misère ouvrière pour se développer, le capitalisme a dû prendre des voies plus douces, plus sociales en Europe, dont les partis sociaux-démocrates ont été l’expression. Mais, pour une bonne part, ceci est la conséquence de la victoire du socialisme en URSS et en Europe de l’Est. Si les travailleurs n’avaient pas obtenu certains avantages, ils auraient opté et lutté directement en faveur de ce socialisme qui se développait.


Le socialisme et ses conséquences internationales sont des changements majeurs, dont l’analyse sur la globalisation aujourd’hui doit tenir compte. Une étude sur la globalisation ne peut demeurer sur le champ économique, elle doit être globale. Comme le notait déjà en son temps Lénine.

3. Les deux modifications essentielles dans l’impérialisme actuel
Pour analyser la mondialisation actuelle, il faut tenir compte de deux changements essentiels.
D’abord, il y a la crise économique structurelle. Celle-ci éclate en 1973, avec le quadruplement du prix du baril de pétrole. Mais elle est fondée structurellement par le ralentissement des gains de productivité, par la baisse tendancielle du taux de profit…


C’est pour contrer la diminution des revenus et du patrimoine des détenteurs de capitaux qu’est lancée une vaste contre-offensive patronale, souvent qualifiée de politique néolibérale et identifiée par les gouvernants britanniques et américains de l’époque, Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Leur but est à la fois de réduire les pouvoirs conquis par les pays du tiers-monde et par les travailleurs, d’une part, et de redistribuer les richesses créées en faveur des capitalistes, d’autre part.


Ces politiques réussissent sur ce dernier point. Ainsi, la part du pour-cent le plus riche aux Etats-Unis voit sa part dans la richesse nationale évoluer favorablement à partir de 1980. Ce que présente le tableau 7.

Dans les années 60, cette part est relativement stable autour de 30%. Avec la crise économique en 1973, elle baisse à 21,9%. Les politiques reaganiennes permettent aux plus riches de regagner rapidement leurs fortunes perdues dans le krach boursier des années 1973-1974 et 1979-1981. Et même davantage. En 1995, ils parviennent à un niveau jamais atteint depuis la Seconde Guerre mondiale : 38,5%. Le nouveau krach de 2001 réduit le patrimoine financier. En effet, la composition de celui-ci parmi le pour-cent le plus riche concerne surtout la détention d’actions.
Le second élément de changement est justement le coup porté par la victoire de la contre-révolution en URSS et en Europe de l’Est. Cela se traduit par l’effondrement de ces pays et leur démantèlement partiel, accompagné d’une régression sans précédent. Ce que Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, ancien chef économiste de l’administration Clinton puis vice-président et chef économiste à la Banque mondiale, a qualifié de « plus grande augmentation historique de la pauvreté en si peu de temps (en dehors des guerres et des famines) ».


Mais cette situation dans le pays qui a inauguré la révolution socialiste ainsi que la construction d’un système alternatif au capitalisme a eu un impact phénoménal sur le reste de la planète. La contre-offensive patronale a été renforcée et accentuée. Les acquis des travailleurs sont réduits rapidement. La pression sur le tiers-monde s’est accrue. Les marges de manœuvre sont réduites.
Le monde est « unifié » dans le cadre de l’impérialisme, sous la houlette des Etats-Unis, impérialisme clairement dominant depuis la Seconde Guerre mondiale. L’OMC est créée pour asseoir cette domination. Certains néo-conservateurs ont intitulé cette phase de ce qu’ils appellent la victoire définitive du capitalisme sur le socialisme la « fin de l’histoire ». De succès, il ne peut évidemment pas être question. Mais cela indique l’arrogance de l’impérialisme.

4. Les États-Unis : vers l’hégémonie planétaire
Depuis 1990, les Etats-Unis ont pris le chemin de l’offensive vis-à-vis de leurs anciens alliés impérialistes. Autrefois leader du « monde dit libre », ils se retrouvent avec la disparition de l’URSS comme la puissance mondiale principale. Très vite, ils se fixent comme objectif d’empêcher toute autre puissance d’être capable de les rivaliser. C’est ce qui ressort du document intitulé « Defense Planning Guidance » et rédigé en 1992 par Paul Wolfowitz et Lewis Libby. Celui-ci a été commandé par le secrétaire à la Défense de l’époque, Dick Cheney.
Mais le problème numéro un est celui de l’économie. Les Etats-Unis sont progressivement rattrapés par l’Europe et par le Japon sur le plan de la productivité. Le tableau 8 le montre très bien.

 

En 1950, l’économie européenne est à la moitié du niveau de celle des Etats-Unis. Et le Japon se trouve au cinquième de la situation américaine. Le rattrapage est permanent. Il atteint un point culminant pour l’Europe en 1980, pour le Japon en 1990. A ce moment, aux Etats-Unis, paraît un livre intitulé « Made in America », publié par le Massachusetts Institute of Technology, montrant que dans huit secteurs industriels, les firmes japonaises sont plus performantes que les entreprises américaines et prédisent même presque un déclin manufacturier des Etats-Unis.
Une fois débarrassés de la lutte contre l’URSS, les Etats-Unis se lancent donc dans une nouvelle offensive pour regagner de fait leur position de leader économique mondial. Ils instaurent un Conseil économique national, au service du président américain. Ils transforment leur diplomatie de « guerre froide » en actions commerciales en faveur des multinationales américaines. Ils orientent les actions de la CIA et de la NSA (National Strategy Agency) vers des objectifs économiques. Et cela porte son effet. Puisque, dans le tableau 8, on voit qu’à partir de 1990, aussi bien l’Union européenne que le Japon reperdent du terrain.


Sous l’administration Clinton, une nouvelle politique économique est définie. Elle est fondée sur l’ère de l’information, la société de la connaissance. Une innovation majeure est lancée, sur base des techniques utilisées par les militaires du Pentagone : Internet. Mais, en fait, la « nouvelle compétitivité américaine » a bien d’autres fondements.


D’abord, il y a la relocalisation de la production manufacturière de base, mais créatrice de valeur (et donc de plus-value), dans le tiers-monde, notamment au Mexique, en Amérique centrale et en Asie de l’Est. Il s’agit surtout de l’électronique de consommation de masse et le secteur du textile et de l’habillement.


On peut voir l’évolution de ce phénomène, si on additionne la valeur ajoutée manufacturée et les importations de produits manufacturés aux Etats-Unis. Il peut y avoir un double comptage, si, par exemple, des machines ou des pièces sont fabriquées aux États-Unis, exportées à l’étranger et si, avec celles-ci, on réalise des marchandises qui seront à nouveau importées outre-Atlantique. Mais on suppose que ces montants restent faibles. De toute façon, ils ne peuvent altérer la représentation que cela nous donne dans le tableau 9.

 

On observe une croissance aussi bien de la valeur ajoutée manufacturée que des importations, mais cette dernière est plus forte. Jusqu’en 1990 environ, les importations provenant des pays capitalistes développés sont plus importantes. Celles venant du tiers-monde progressent rapidement, mais elles prennent le pas sur les autres en 2004.
Ce constat est encore plus évident dans le tableau 10, qui reprend les mêmes données que le tableau précédent, mais exprimées en pourcentage.

La part de la production manufacturière américaine ne cesse de baisser. Celle des importations n’arrête pas de grimper. Cela indique l’importance accrue de la fabrication manufacturière de l’étranger pour la consommation américaine. Mais, en 1990, la part des importations des pays capitalistes est encore le double de celle du tiers-monde. En 2004, la part du tiers-monde est la plus importante. En 1973, les importations sont limitées : tout ou quasiment est fabriqué aux Etats-Unis mêmes. En 2004, la manufacture n’assure plus que la moitié de la production nécessaire aux Etats-Unis, les importations du tiers-monde en prennent plus d’un quart, et celles de l’Europe, du Japon et du Canada un peu moins d’un quart.


Qu’est-ce que cela signifie ? D’abord, c’est l’indication d’une dépendance croissante de l’économie américaine des produits fabriqués dans le tiers-monde. Donc un besoin aussi de le contrôler, car une rupture dans l’approvisionnement aurait des conséquences fâcheuses pour la première économie de la planète. Ensuite, cela permet effectivement aux Etats-Unis de profiter de transferts internationaux de plus-value, basés sur la production étrangère. En effet, ces transferts peuvent avoir plusieurs facettes : des bas prix pratiqués sur les produits importés, le textile, les télévisions, les radios, etc. ; mais aussi la réalisation de bénéfices à l’étranger qui sont rapatriés ou encore le paiement de royalties pour les brevets ou d’autres services. Enfin, c’est la possibilité de payer des salaires plus bas aux Etats-Unis mêmes, puisque la valeur de la force de travail peut être réduite par le bas prix de ces produits importés.


Le second fondement de la « nouvelle compétitivité américaine » est le développement des marchés financiers. Ce qu’on a déjà vu au point 1.2. On estime que chaque gain de 10% en capital sur les marchés boursiers engendre une croissance de la consommation des ménages américains de 0,5 à 1%. Si on prend la limite supérieure de cette estimation et si on constate que le patrimoine en actions des ménages a augmenté de 200% de 1990 à 1999, on peut évaluer la croissance de la consommation américaine à 770 milliards de dollars. Comme durant ce temps, le PIB américain a progressé de 3.465 milliards de dollars, on peut estimer la consommation des ménages due à la hausse des actifs boursiers à environ 22%. Ce qui est loin d’être négligeable.
A cela s’ajoute le fait que les capitalistes apportent leurs fonds à l’économie américaine, principalement en ce qui concerne les titres boursiers. Le tableau 11 en présente quelques aspects.

Ainsi, le montant annuel moyen de croissance du PIB s’élève de période en période de 1991-1994 à 1995-1999 et finalement à la dernière phase marquée pourtant un krach boursier. Mais l’apport net en capital venant de l’étranger augmente encore plus vite. Durant les dernières périodes, les différentes crises en Asie du Sud-Est, en Russie, au Brésil, en Argentine, en Turquie, les croissances lentes en Europe et au Japon ont incité les bourgeoisies du monde entier à placer leur argent dans l’économie jugée la plus sûre de la planète, les Etats-Unis (ce que souligne la ligne 5 du tableau 11 : les investissements étrangers en titres). En définitive, pour la dernière période, la croissance américaine semble complètement poussée par les apports étrangers de capitaux annuels moyens, puisque le montant de ces apports correspond à la hausse annuelle moyenne du PIB.


De nouveau, on soulignera la dépendance américaine pour ces fonds. Si ceux-ci n’arrivent pas – et en 2005, on estime le montant total à plus de 6% du PIB, entre 700 et 800 milliards de dollars -, les comptes extérieurs américains seront complètement déséquilibrés, risquant de provoquer une chute du dollar, donc de l’ensemble du système monétaire mondial et, à sa suite, de l’ensemble de l’économie planétaire.


Enfin, quatrième élément de la « nouvelle compétitivité américaine », les Etats-Unis se centrent sur les services et les technologies de pointe qu’ils peuvent faire payer très cher à l’étranger ou dont ils peuvent faire payer les brevets très chers, grâce aux règles sur la propriété intellectuelle. C’est le cas de Microsoft, d’Intel et d’autres compagnies. Alors que les étrangers possèdent des avoirs supérieurs de 2.500 milliards de dollars à ce que détiennent les Américains dans le reste de la planète, les revenus de ces placements américains sont plus élevés que ce gagnent les autres aux Etats-Unis : « Chaque dollar placé par un agent des Etats-Unis à l’étranger rapporte, en moyenne, 8% (compte tenu de la dévalorisation des dettes par l’inflation). Á titre de comparaison, lorsqu’un étranger fait un placement aux Etats-Unis, il reçoit en moyenne 4% ». C’est un constat que les experts américains tirent eux-mêmes : « Entre 1995 et 2004, les Etats-Unis ont gagné plus de 200 milliards de dollars en revenu étranger net malgré des déficits du compte courant pour un total de plus de 3.000 milliards de dollars durant cette période ».


La part des profits provenant de l’étranger augmente dans les revenus des entreprises américaines. Le tableau 12 présente cette hausse.


Durant les années 1960, ces profits étrangers représentent 6,3% du total des bénéfices des firmes américaines. Cela passe à 11,4% dans les années 1970, puis à 15% dans les années 1980. La stagnation des années 1990 est surtout due à la croissance plus forte aux États-Unis mêmes. Mais, dès que celle-ci connaît des ratés, la part des profits étrangers augmente à nouveau et atteint près de 20% dans les dernières années.


Les États-Unis profitent d’un transfert international de plus-value, qui dope à la fois leur économie et les revenus et patrimoines des capitalistes les plus aisés. Si la croissance américaine est jugée exceptionnelle depuis 1991, c’est parce qu’elle se fonde sur l’essor des marchés financiers, l’appui étranger et l’extorsion de fonds du reste du monde. Ces montants pourraient permettre aux pays ou contrées du tiers-monde de se développer. Ils sont généralement utilisés à des besoins de luxe des riches américains ou à accroître encore la richesse et le pouvoir financier de cette classe parasitaire.


Pour soutenir cette puissance économique, les Etats-Unis se dotent de capacités militaires qui dépassent de loin tout ce qui se fait ailleurs. Après une courte période de réduction des budgets militaires au début des années 90, ils ont relancé la course aux armements à la fin de la décennie. Aujourd’hui, ils financent près de la moitié des dépenses militaires dans le monde.

5. La globalisation et l’ultra-impérialisme
En 1916, Lénine défend la thèse de l’impérialisme face aux conceptions de Kautsky. Notamment il critique celle de l’ultra-impérialisme que celui-ci développe. Ce serait l’aboutissement de la concurrence capitaliste à la création d’un seul monopole qui dominerait le monde, à l’entente entre Etats impérialistes pour assurer cette suprématie unique.


La critique de Lénine est cinglante. Il écrit : « L’analyse théorique, ainsi que la critique économique et politique, de l’impérialisme par Kautsky sont entièrement pénétrées d’une tendance absolument incompatible avec le marxisme, qui consiste à estomper et atténuer les contradictions les plus essentielles et à maintenir à tout prix au sein du mouvement ouvrier européen une unité chancelante avec l’opportunisme ».


Aujourd’hui, à travers les thèses sur la globalisation, fleurissent des idées similaires. Les plus célèbres sont celles de Tony Negri et de Michael Hardt. Selon eux, l’impérialisme serait remplacé par l’empire. Ce serait une domination planétaire des intérêts d’une classe dirigeante plus ou moins unifiée. Les Etats-Unis n’en seraient pas le leader, mais le bras armé. Tous les Etats, y compris la Chine, participeraient à cette domination. La guerre entre impérialismes serait dépassée. Seules subsisteraient des opérations de police, pour punir les Etats récalcitrants ou les peuples rebelles. La révolution nationale-démocratique mettrait en place un Etat « nationaliste » qui entrerait inévitablement dans le cadre de la domination impériale. Elle ne serait plus révolutionnaire. La classe ouvrière ne serait plus l’avant-garde de la révolution socialiste. Ces idées circulent, notamment dans le mouvement altermondialiste. Mais pas toujours sous ces formes aussi tranchées.


Comme Lénine face à Kautsky, il nous faut critiquer ces points de vue, car ils estompent et atténuent les contradictions les plus essentielles de notre société.


En fait, l’unité et la pacification entre capitalistes n’est jamais qu’une façade. La compétition entre firmes, entre géants, est féroce. Les vagues de fusions et d’acquisitions en sont la preuve. Chaque firme tente d’éliminer ses concurrents. Alain Minc, gourou français du management, décrit cet univers capitaliste : « C’est une guerre qui s’y mène, avec son front, la bataille pour les grandes positions mondiales, ses percées, les grands contrats d’exportation et ses arrières, le marché intérieur, aussi décisifs que dans toutes les guerres. Cette dimension conflictuelle des affrontements économiques n’est pas nouvelle, mais elle n’a cessé de s’aiguiser, dès lors que la disparition de la croissance réduisait la dimension du champ de bataille, et accroissait simultanément l’appétit des acteurs ou plutôt leur sens de la survie. Dans cette guerre qui n’ose dire son nom, la mobilisation, là aussi, est évidemment décisive et elle prend la forme du complexe étato-industriel. Le vocabulaire, les mœurs, les habitudes du monde des affaires ne représentent guère davantage que le code de courtoisie des guerres d’autrefois, mince pellicule de sociabilité qui occulte la brutalité des faits et des coups ».


La crise économique et le développement des marchés financiers incitent à ce que les antagonismes, loin de s’estomper, s’aiguisent fortement. Les besoins de rendement et de rentabilité s’imposent de manière plus forte. Les critères de rendement habituel de ces sociétés financières s’élèvent à 15% minimum. Pour cela, il faut supprimer des emplois, éliminer les concurrents, voire les absorber. C’est donc une compétition intense qui se joue et non une tendance à la pacification.


Les Etats impérialistes sont amenés à défendre leurs multinationales et donc à entrer en compétition les uns contre les autres, malgré l’apparente unité de vues. C’est le cas nettement dans le domaine énergétique, dans celui de la défense et de la conquête spatiale.


Ainsi, les projets américains au Moyen-Orient dérangent des intérêts européens. La maison Blanche veut asseoir son contrôle sur les ressources pétrolières pour avoir un levier qui empêcherait l’émergence d’une puissance concurrente. Les Etats-Unis sont peu dépendants du golfe Persique pour leur approvisionnement. Seule l’Arabie Saoudite leur exporte massivement du pétrole. En revanche, l’Union européenne dépend de façon plus importante du Moyen-Orient et elle aimerait passer outre les recommandations américaines pour accroître cette part, notamment vis-à-vis de pays considérés comme peu fiables par Washington : l’Iran, la Syrie, la Libye… Pour les Américains, on peut assurer l’hégémonie par la guerre et en affirmant ouvertement qu’on veut réformer la région conformément à ses vues. Pour les Européens, il faut développer une politique plus souple, basée sur quelques concessions accordées aux populations arabes. Ces deux orientations ne sont pas compatibles à terme.


Même constat pour les politiques spatiales. La stratégie américaine est fondée sur le monopole, voire l’exclusivité, des Etats-Unis sur tous les aspects aéronautiques. L’Union européenne, par exemple, développe une industrie spatiale concurrente à celle des Etats-Unis. Elle détient une part d’environ 33% du marché, contre 50% aux Etats-Unis et sa volonté est clairement de dépasser ces derniers. De nouveau, les projets ne sont pas compatibles. Or, l’industrie aéronautique est directement connectée à l’Etat, qui passe généralement les commandes aux compagnies du secteur. Et même, les aspects civil et militaire sont étroitement liés : Boeing et Airbus, qui se disputent la première place dans la construction d’avions commerciaux, sont également d’importants producteurs d’équipements militaires.


Le projet européen de relancer la compétitivité en Europe entre en conflit avec celui des Etats-Unis de rester la seule puissance hégémonique et d’empêcher tout rival d’émerger. De ce point de vue, l’Union européenne, que ce soit sous sa forme libérale ou sociale-démocrate, ne représente pas une alternative à la domination impérialiste des Etats-Unis. Il ne s’agit nullement de remplacer un capitalisme sauvage, celui des Etats-Unis, par un autre, qui serait plus civilisé, celui de l’Europe. Il s’agit de remplacer une classe dominante hégémonique par une autre. Par le passé, l’élite européenne a déjà montré qu’elle était capable du pire : colonialisme, fascisme et nazisme, déclenchement de deux guerres mondiales…


Les rapports ne sont pas figés. Aujourd’hui, les Etats-Unis disposent d’une avance sur tous les plans. Mais qu’en sera-t-il dans dix ans ? La croissance économique américaine actuelle peut-elle continuer ? Ne déclenchera-t-elle pas des crises, des krachs, qui, eux, bouleverseront les rapports de forces actuels ?


En 1916, Lénine écrivait déjà : « Est-il concevable de supposer que, d’ici une dizaine ou une vingtaine d’années, le rapport de forces entre les puissances impérialistes demeurera inchangé ? C’est absolument inconcevable ». Et, de fait, il y a vingt ans, on n’imaginait pas l’effondrement de l’URSS. On n’imaginait pas l’arrogance impérialiste américaine. On n’imaginait pas le sursaut économique américain face au Japon, par exemple…

6. La crise générale du capitalisme
Le monde actuel, la mondialisation impérialiste sont construits sur une gigantesque bombe. La croissance américaine, qui est l’élément qui sous-tend l’arrogance impérialiste, est dangereuse, risquée, parasitaire et désastreuse sur le plan humain.


Sur le plan économique, le développement des marchés financiers ne peut excéder durablement celui de l’économie réelle. Il faut un ajustement, qui risque d’être brutal. De même, l’apport étranger, aujourd’hui crucial, engendre un cercle vertueux de hausse de la consommation des ménages américains tirant les importations. Mais cela peut se transformer rapidement en un cercle vicieux. Si les marchés boursiers s’effondrent, cela peut stopper la consommation des ménages. Ceux-ci sont d’ailleurs endettés pour l’équivalent de 80% du PIB américain. C’est deux fois plus que le taux d’endettement observé à la veille du krach de 1929.


Cette croissance est fondée sur la suprématie américaine sur le plan économique, monétaire, politique et militaire. C’est grâce à cela que les Etats-Unis attirent les capitaux étrangers dont ils ont tant besoin. Si cette « confiance » dans la suprématie est ébranlée, cela peut inciter les capitalistes internationaux à ne plus investir chez l’oncle Sam et peut accélérer la crise économique.


De ce fait, la croissance américaine nécessite l’affirmation hégémonique de Washington. Donc le contrôle sur les matières stratégiques comme les matières premières, le pétrole, les microprocesseurs ou la conquête spatiale. Donc la lutte contre les opposants ou même les pays indépendants. Donc l’obligation de quasi tous les Etats de participer à la globalisation et à son contrôle par l’OMC, le FMI et la Banque mondiale. Donc le besoin de mener des opérations militaires de contrôle ou de punition vis-à-vis des régions rebelles. Donc la nécessité aussi d’accroître sans cesse les marchés pour les multinationales américaines.


D’un côté, les contradictions du système économique américain poussent Washington à avancer plus loin dans l’affirmation hégémonique, sans quoi la suprématie économique risque d’être remise en cause et, avec elle, celle de la bourgeoisie américaine (et donc cela mettrait en péril ses revenus et son patrimoine). De l’autre côté, cela s’oppose à tout le développement du XXème siècle jusqu’en 1990, avec décolonisation et affirmation d’indépendance des différents Etats du tiers-monde. Cela s’oppose aussi aux volontés de résistance des peuples et à leurs capacités d’organisation. Un monde multipolaire et pluraliste, issu d’une aspiration séculaire des populations du monde, se développe et cela heurte l’ambition hégémonique unilatérale américaine.


De ce point de vue, les Etats-Unis voient dans la Chine l’adversaire numéro un à leurs ambitions. Ils s’opposent avant tout à la direction du parti communiste chinois, qui assure l’orientation de la Chine dans la voie socialiste. Mais le développement chinois les inquiète également par son envergure. Sur base des différentiels actuels de croissance, la Chine dépasserait les Etats-Unis en termes de PIB entre 2030 et 2040. La croissance chinoise est donc supérieure. Celle des pays asiatiques voisins, avec lesquels la Chine est liée, aussi. Le développement chinois et celui concomitant de l’Asie pourraient faire en sorte qu’il y aurait une zone – la plus importante en termes de population et de croissance économique – qui échapperait au contrôle américain. Ce qui est insupportable à la Maison Blanche.


Cette croissance économique capitaliste dont les Etats-Unis sont le centre est instable. La volonté hégémonique américaine, liée à cette croissance, heurte les aspirations des peuples de pouvoir se développer de façon libre, indépendante et permettant que cela leur profite (et non à une poignée de grands actionnaires de multinationales américaines). Les Etats-Unis voient dans la Chine, d’abord une puissance socialiste, ensuite le concurrent qu’ils essaient par tous les moyens d’empêcher d’émerger. Tous ces éléments, liés à l’impérialisme et caractérisant la globalisation actuelle, rendent le monde profondément instable et peuvent déboucher sur des guerres de plus en plus violentes et généralisées à l’échelle planétaire.


7. Conclusions
Lénine expliquait que la guerre mondiale était la conséquence des politiques impérialistes. Ce fait, ajoutait-il, marque plus que tout autre que le système capitaliste est un système condamné par l’histoire, que l’impossibilité d’échapper à cette tendance – si ce n’est par le déclenchement de révolutions socialistes empêchant les tendances belliqueuses du capitalisme d’aller à leur terme - indiquait que ce système était plongé dans une crise inexorable, une crise générale, impliquant tous les aspects, économique, politique, idéologique. « L’impérialisme est le prélude de la révolution sociale du prolétariat », écrit-il dans la préface de ce livre essentiel.

 

Aujourd’hui, après les années du capitalisme triomphant qui ont suivi la victoire de la contre-révolution en URSS, on devrait en revenir à ces analyses marxistes fondamentales, qui sont plus actuelles que jamais.

 

*Version corrigée du 2 mai 2006.

 

**Institut d'études marxistes, Belgique.

 

Source : OICA (Organisation internationale des constructeurs automobiles).

 

Source : Fortune, Global 500, July 25 2005 pour les chiffres d’affaires par firme, EFPIA (European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations) pour le total de l’industrie pharmaceutique.

 

Source : Calculs sur base des tableaux de la Balance des Paiements américain

 

Source : Basé sur Council of Economic Advisers (2006), The Annual Report, in Economic Report of the President, Washington, February 2006, p.388.

 

 

pays Véhicules produits Pourcentage %
    General Motors
Etats-Unis

 
8.965.476  14 
    Suzuki
Japon

 
1.976.824 3.1
    Isuzu
Japon

 
500.337  0.8 
      1 GM élargi  Etats-Unis 11.442.637  17.8 
   Ford
Etats-Unis
  6.644.024  10.4 
   Mazda
Japon
  1.275.080  2.0 
      2 Ford-Mazda   Etats-Unis 7.919.104  12.3 
      3 Toyota
Japon

 
  7.874.694  12.3 
   Nissan
Japon
  3.230.326  5.0 
  Renault
France

 
  2.663.008  4.2 
      4  Alliance Renault-Nissan
France
  5.893.334  9.2 
      5 Volkswagen
Allemagne

 
  5.095.480  7.9 
      6  DaimlerChrysler
Allemagne
  4.627.883  7.2 
     7  Peugeot
France
  3.405.245  5.3 
     8  Honda
Japon
  3.237.434  5.0 
     9  Hyundai
Corée
  2.766.321  4.3 
    10   Fiat
Italie
   2.119.717  3.3
    11 Mitsubishi
Japon

 
  1.428.563   2.2
  12 BMW
Allemagne

 
  1.250.345 

1.9 

 

 

 

    Country Sale Pourcentage %
 1 Pfizer   Etats-Unis  52.921  9.6
 2  Johnson & Johnson Etats-Unis  47.348  8.6 
 3  Glaxosmith kline  Grande Bretagne 37.304  6.8 
4 Novartis Suisse  28.247  5.1
 5  Roche Suisse  25.166  4.6 
 6  Merck  Etats-Unis  22.939  4.2
 7  Bristol Myers Etats-Unis  21.886  4.0 
 8  AstraZeneca Grande Bretagne  21.426  3..9
 9  Abott Laboratories Etats-Unis   20.473  3.7
 10  Sanofi-Aventis France  18.710   3.4
 11  Wyeth Etats-Unis   17.358  3.2
 12  Eli Lilly Etats-Unis   13.858   2.5
 13  Autres 222.364     40.4
 14 Total   550.000   100.0 
  1985 1990 1995 2000 2003 1991-2000
Nombre  1.719 4.239  4.981  11.169  7.743  64.845 
Montant  150 205  896  3.440  1.318  14.099 
  1990 1995 1999 2002 2004
Etats-Unis 3.059  6.858  16.635  11.055  16.324 
Japon  2.918 3.667  4.547  2.069  3.558 
Union européene à 15 2.170  3.779  9.117  5.580  9.321 
Autres  1.253 3.485  5.849  4.567  7.966 
Total mondial 9.400  17.788  36.149  23.271  37.168 
  1980 1990 2000 2004
Stock d’investissements (1)  524 1.785  6.148  9.732 
PIB (2)  11.808 22.519  31.647  40.671 
Ratio (1)/(2) (%)  4.4 7.9  19.4  23.9 
  1970 1980 1990 2000 2004
Mines  27.8 22.1  13.3  7.1  4.9 
Manufactures  41.3 41.4  38.3  26.1  20.7 
Services  31.0 36.6   47.9 66.8  74.3 
Total  100.0 100.0  100.0  100.0  100.0 
 

1

958

 1

962

 1

969

 1

972

1

976

 1

983

 1

989

1

992

1

995

1

998 

2

001

par

t(%)

 3

0.4

3

2.2 

3

1.3 

3

1.6 

3

1.9 

3

3.8 

3

7.4 

3

7.2 

3

8.5 

3

8.1 

3

 6.8

  1950 1960 1970 1980 1990 1998
USA  100.0 100.0  100.0  100.0  100.0  100.0 
Union européene  47.2 60.4  67.8  70.6  68.3 65.1 
Japon  20.1 35.2  64.6  72.3  80.9  74.7 
  1973 1980 1990 1995 2000 2004
Industrie manufacturière américaine  321.9 587.5  1040.6  1289.1  1566.6  1545.4 
Importations d’Europe, Japon et Canada 34.5  90.4  243.6  350.2  506.5  683.9 
Importations du tiers-monde  8.0 33.8  132.0  257.7  462.7  841.3 
Total importations  42.5 124.2  375.7  607.8  669.1  1525.3 
Total structure productive  364.4 711.7  1416.3  1896.9  2535.7  3070.7 
  1973 1980 1990 1995 2000 2004
Industrie manufacturière américaine 88.3  82.5  73.5  68.0  61.8  50.3 
Importations d’Europe, Japon et Canada  9.5 12.7  17.2  18.5  20.0  22.3 
Importations du tiers-monde  2.2 4.7  9.3  13.6  18.2  27.4 
Total importations 11.7  17.5  26.5  32.0  38.2  49.7 
Total structure productive  100.0 100.0  100.0  100.0  100.0  100.0 
  1991-1994 1995-1999 2000-2004
Hausse PIB 317.3  439.2  493.2 
Apport net de capital étranger 63.4  178.7  493.7 
Différence 253.9  260.5  -0.5 
Part en comparaison du PIB (en %) 20.0  40.7   100.1
Investissement étranger en titres  111.3  274.1 535.6 
Part en comparaison du PIB (en %)  35.1 62.4  108.6 
  1960-1969 1970-1979 1980-1989 1990-1999 2000-2004
Profits tirés de l’étranger  6.3 11.4  15.8  15.0  19.9 

 

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 10:55
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Remarque introductive de la rédaction

L’essai que nous proposons aux lecteurs de La Pensée libre en surprendra plus d’un comme il nous a surpris nous aussi. Son style argumentaire ainsi que ses sources n’appartiennent pas, pour partie, à ce à quoi nous faisons référence habituellement sous nos climats lorsqu’il est question de politique. Ici, il s’agit d’une généalogie de l’onto-théologie du politique en Europe, et plus particulièrement dans les ex-pays communistes de tradition orthodoxe. Le cheminement phénoménologique emprunté par l’auteur pour aborder ses thèmes de réflexion ne vise point une explication, mais, au sens le plus fort, une interprétation. Partant d’une confrontation entre légalité et légitimité dans le cadre théorique et pratique de l’état d’exception planétaire né de la présente croisade impériale étasunienne contre le terrorisme, l’auteur nous entraîne à réfléchir à ses effets sur les pays de la prétendue « Nouvelle Europe ».

 Mais plus encore, pour en saisir la spécificité, il se dirige, non seulement vers les origines onto-théologiques du politique dans la tradition byzantine (le césaro-papisme ou mieux, le papisme-césariste de Byzance), mais, et c’est là à coup sûr l’aspect le plus original de ce texte, au cœur même de la théologie de la Trinité, c’est-à-dire dans les modes de division du divin, dans les débats sur la double nature de Jésus-Christ (terrestre et/ou divin), sur la procession du Saint-Esprit et les crises que l’ensemble de ces interprétations ont suscitées et que l’auteur comprend comme autant de sources de la sécularisation.

Que l’origine de la modernité sociopolitique se tienne dans l’onto-théologie chrétienne, l’idée est loin d’être neuve (cf. Hobbes, Hegel, Marx, Engels, Nietzsche, Carl Schmitt, Heidegger), mais l’objet des commentaires de ces philosophes occidentaux s’est, pour l’essentiel, cantonné aux auteurs latins antiques et médiévaux (Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin, Marcile de Padoue, Machiavel par exemple)… En réactualisant les débats, parfois tragiques, ayant marqué les interprétations chrétiennes originelles du théologico-politique (la position du Basileus byzantin héritier des Empereurs romains), l’auteur (même si, d’une part, il regarde les pratiques du communisme réel sous un angle auquel nous sommes loin d’adhérer en sa totalité, et si, de l’autre, il idéalise par trop et, de se fait, déréalise en partie les pratiques politiques de l’espace publique occidental), nous rappelle les plus anciennes sources de la politique au sein de l’Europe et de son Proche-Orient, ce vieux monde d’où est née la pensée de l’onto-théologico-politique, puis le politique comme tels, même si, dans ses régions les plus orientales, l’avènement du moderne y fut tronqué, inachevé et, derechef, encore à rebâtir (cf. Georges Corm, L’Europe et l’Orient.

De la balkanisation à la libanisation, une modernité inachevée, La Découverte, Paris, 1991). Il n’empêche, ni Coca-Cola, ni Pepsi-Cola, ni Toyota, ni les multiples gadgets pacifiques ou militaires qui hantent présentement l’esprit des hommes riches et pauvres ne devraient nous le faire oublier. C’est pourquoi nous pensons que ce texte, dans le flux de la mondialisation amnésique, contribue, à sa manière, inhabituelle pour notre rhétorique argumentaire universitaire, à sauver ces origines de l’oubli mortifère propre à la modernité tardive. Comme aimait à le rappeler Simone Weil, les origines du nazisme se tenaient dans l’Empire romain (cf. Simone Weil, « Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme », in Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1960 ; le texte original paru en 1939) et non dans la Première Guerre mondiale qui, à l’échelle d’une histoire pluriséculaire, n’en a été qu’une prémisse tardive, certes particulièrement sanglante … À coup sûr, l’influence implicite de Simone Weil a suggéré à l’auteur cette voie pour nous rappeler que, malgré l’« agitation glaciaire » du présent, la modernité politique et ses divers avatars relèvent d’une très lointaine provenance.


Sécularisation et État d’exception en Europe de l’Est et ailleurs *
-
Octobre 2005
 
Par Virgil Ciomos**


1. « Idéalisme » européen et « réalisme » américain. Les ambiguïtés de « l’état d’exception » [1]

Dans le rapport annuel sur le terrorisme, publié par la commission des droits de l’Homme du Département d’État nord-américain, les pays de l’Europe de l’Est bénéficient d’une place non seulement importante mais aussi « stratégique ». Au-delà des amabilités diplomatiques, bien accueillies parmi ceux qui se rappellent embarrassés le prix à payer lorsqu’une grande puissance se montre flatteuse à leur égard, et en dépit de leur modeste poids militaire, ces pays, lointains ou suffisamment lointains pour que le contribuable américain puisse les confondre avec d’autres, sont considérées en particulier la Roumanie, comme autant de vrais alliés dans la longue et difficile lutte contre menace terroriste.

Si les anciens pays communistes de l’Europe orientale sont devenus de « vrais » amis des États-Unis, c’est justement par rapport à d’autres qui sont devenus de « vrais » ennemis. Omnis determinatio est negatio. Leur attitude proaméricaine est loin d’avoir fait l’unanimité au sein de la grande famille européenne, c’est plutôt l’inverse. Les « majors » de cette ancienne-et-nouvelle Union européenne, la France et l’Allemagne, ont fait savoir aux nouveaux membres que le projet européen n’est pas seulement une « bonne aubaine » économique de s’enrichir, mais un espace politique singulier car ouvert, qui exige une maturité « prouvée » et une vision de longue durée qui dépasse tout opportunisme à court terme.

Serait-ce que le projet européen parait trop « idéaliste » pour les ambitions de la nouvelle classe politique d’Europe de l’Est issue, non pas d’une quelconque « génération spontanée » comme les médias et la classe politique occidentaux voudraient le faire croire, mais d’une sorte de clonage de « jeunes loups » issus de l’ancienne nomenclature communiste ? Son « réalisme » politique, autoproclamé « réformiste », serait-il le pendant est-européen du « réalisme » politique américain, la réplique, mise à jour, du « réalisme » soviétique d’antan à dont, affirment-ils avec force, ils auraient été les victimes ? L’attitude pro-étasunienne de l’est-européen représente, pourrait-on dire, le retour de l’ancien refoulé soviétique assumé pour mettre fin à la longue névrose obsessionnelle de la période communiste et post-communiste.

Pour preuve, la manière dont les pays de l’ancien bloc communiste ont affiché une unanimité dans l'adhésion, tout au moins officielle, lors de la seconde guerre contre l’Irak. Cette unanimité proclamée au nom du réalisme, pourrait pourtant devenir une exception embarrassante aux yeux des Occidentaux (avec la notable exception de l’Italie). Il est vrai que l’U.E. n’a pas réussi à régler la scission violente des anciennes républiques de Fédération yougoslave. Le spectre de Sarajevo et le recours aux automatismes géopolitiques plus ou moins refoulés (qui avaient jadis réglé les enjeux des relations franco-allemandes, par exemple), l’ont pratiquement paralysée. De plus, les vraies solutions, le développement durable proposé par les Européens, requièrent le temps long. C’est ainsi que l'ethnisation géographique relevant exclusivement de critères religieux proposée par les Américains, l’a très rapidement emporté sur le développement commun[2]. Il est néanmoins tout aussi vrai – car c’est toujours une question de temps –, que les États-Unis mêmes ont été sauvagement frappés, physiquement et symboliquement, sur leur propre territoire par le terrorisme islamique[3]. Mais l’état d’exception – décrété immédiatement après les attentats du 11 septembre 2001 par le Président américain – était-il la seule réponse possible dans une situation aussi complexe ? Quelles seront, pour les nombreux pays d’Europe de l’Est, – sortis eux-mêmes d’une exception historique nommée « le communisme » –, les conséquences à long terme d’un état d’exception devenu la « règle » ? Remarquons, en passant, que le Moyen-Orient est confronté depuis plus longtemps encore au même type d’état d’exception. Quels seront donc les effets de l’état d’exception – qui touchent, à la limite, tous les États, fussent-ils pré- ou postmodernes, dans un monde en voie rapide et fatale de globalisation ? L'état d’exception devient la règle autant pour les pays en voie de développement que pour les États-Unis, les premiers devant, de surcroît, se préparer à une longue et imprévisible « croisade » vers l’Est.

2. Entre la possibilité juridique et la réalité politique
Deux jours après les attentats du 11 septembre 2001, le président des États-Unis promulgua l’USA Patriotic Act. Cependant, au-delà du blitzkrieg et sa surprise totale, quoi de neuf du point de vue juridique ? Depuis la Révolution française, de nombreux états de guerre, de siège, d’urgence, se sont succédés. Ainsi le décret napoléonien du 24 décembre 1811 prévoyait trois situations : l’état « normal » – celui de paix –, quand les autorités civiles et les autorités militaires agissent de manière indépendante. L'état de guerre supposait une collaboration étroite entre ces deux autorités en vue de leur but commun : la victoire sur l’ennemi. En revanche, en cas d’état de siège, la seule autorité censée agir était l’armé.

La possibilité de suspendre la constitution était déjà prévue par la constitution des 22 frimaires, an VIII de la République[4], ce qui n’est pas prévu par toutes les constitutions modernes européennes dont les auteurs ont parfois manifesté une sainte horreur de l’« anomie »[5] (à la lettre, avant le sens qu’en donna Durkheim) ! Après le décret pris par les nazis le 28 février 1933 qui suspendait les articles de la constitution de la République de Weimar concernant les libertés personnelles, l’Allemagne a été gouvernée, pendant douze ans (Seconde Guerre mondiale incluse), sous la rigueur requise par l’état d’exception. (L’« anomie » – comme la guerre – servant souvent à dissimuler des intérêts politiques particuliers…) Voilà une exception qui – en dépit de sa légalité – risquait de durer longtemps. Et pourtant, après la guerre, cela n’a point empêché les tribunaux militaires commis à cet effet, de développer leurs argumentations sur les atrocités de la Seconde guerre mondiale (à l’époque, la guerre était encore définie comme l’exception de la paix)[6], comme sur celles qui sont commises dans les guerres qui ont suivi. La poursuite par la cour de La Hayes des Serbes, Bosniaques, et Croates, des chrétiens ou des musulmans, auteurs de crimes commis pendant la guerre civile en Yougoslavie en sont la preuve. De plus, la reconnaissance juridique reconnue à cette cour de justice est même une condition obligatoire pour que ces pays puissent être admis dans l’Union européenne. Or, les « Military commissions » américaines n’ont rien de commun avec ces tribunaux.

Le seul cas de l’indefinite detention serait suffisant à le démontrer. En effet, selon ce nouvel ordre militaire, les détenus – soupçonnés de mettre en oeuvre des actions hostiles à l’État de droit – sont non seulement « retenus » sans aucune accusation ou preuve précises pendant une semaine, pour être ensuite, dans le meilleur des cas, expulsés au-delà des frontières (comme des « aliens »). Mais, qui plus est, ils se retrouvent privés de toute détermination juridique, même des droits qui avaient été formulés par la Convention de Genève adoptée le 12 août 1949. Ainsi, tous ces nouveaux detainees ressemblent par certains aspects aux prisonniers des camps nazis en ce que la vie « nue » (c'est-à-dire privée de déterminations juridiques)[7] des prisonniers juifs rejoint l’indétermination la plus « pure » aussi. Voilà en quoi consiste l’essence même d'un biopouvoir « pur ». Une fois de plus, nous avons donc affaire aux citoyens les plus abstraits du monde de par leur propre nullité juridique dans un monde en train d’être « déconstruit » selon la stratégie postmoderne la plus élaborée qui prévoit des frappes chirurgicales de « prévention ». L’US Patriot Act rend possible la création d’un « individu » purement statistique (ce n’est pas par hasard que les détenus sont appelés par des numéros arbitraires) : juridiquement, il ne possède aucune qualité. Il s’agit des personnes réduites au « degré zéro » de leur vie-devenue-nue ; vie purement biologique où la « nudité » est prise au sens propre du terme (ce qui revient à l’inverse de la « pureté » de la raison « pure » kantienne.) d’un simple étant parlant (surtout pour d’interminables interrogatoires) face à une souveraineté de fait (qui dans ce cas est aussi de droit, sic !) « purement » abstraite. C’est la violence « pure » (le sadisme sui generis en sus) de l’état l’exception. Pour paraphraser encore Spinoza : seule la négation n’a pas de déterminations.

3. Les deux sens de l’état d’exception
L’anarchisme – la privation (an-) imposée a tout principe (arkhè) qui détermine – des terroristes qui ne respectent aucune loi sinon la loi de la pure violence, semble s'être converti en indétermination de principe (mais appliquée « rationnellement » aux prisonniers). Le nihilisme, à la fois « empiriste » et « rationaliste », dans les deux cas d’exception se reflète en miroir. Ainsi la violence contre le symbolique refoulé des déterminations nous revient en boomerang comme terreur indéterminée, imprévisible, du réel et vice versa. Ce nihilisme en acte[8] entraîne un mouvement de « régression » (empirique) et de « progression » (rationnelle), à la fois humaine et historique, vers le point-zéro de toute détermination possible que sont la mort par l’attentat anonyme et son analogue « rationnel » les frappes chirurgicales « intelligentes », tout aussi anonymes. La mort (par suicide) de celui qui exécute l’attentat en s’exécutant lui-même comme pars pro toto[9], comme la mort sous la torture, relèvent de la contribution que la même technique apporte dans les deux cas au nihilisme. Ses effets nous ramènent au degré zéro, « purement qualitatif " (eschatologique), de tout phénomène ; par analogie, de tout destin humain devenu « virtuel » (des spectres sans corps) et dévoilent ainsi le phénomène et le destin de masse « purement » quantitatif, cumulatif, qui est celui historique. La mort symbolique – définie en tant que fin de toute détermination ou, si l’on veut comme Sein-zum-Tode[10] de l’être humain[11] – nous montre en miroir la pulsion fatalement destinée à échouer de tout acte humain qui amorce la fin (i.e. la mort) de l’histoire « réelle ». Or toute finalité relève d’une sorte de « fin »… Pour atteindre à la « pureté » qualitative du transcendantal (celle de la pensé, par exemple), il faut d’abord éliminer toute « trace » empirique quantitative[12]… Car il ne faut jamais laisser de traces (y compris de traces humaines). La « réduction phénoménologique » qui rendait possible, dans un autre contexte, cette étrange « manifestation » humaine, « purement » qualitative, arrive, par un véritable chiasme, à ses conséquences « vécues » (pour ainsi dire) les plus concrètes, celles qui relèvent de la facticité même de la mort, à son tour « purement » quantitative.

Et, même si la pureté dite « transcendantale » de la raison (d’État) suppose la nudité assumée et montrée par la mort empirique (du terroriste, du prisonnier), il est toujours possible (Hegel dixit) que la mort, symbolique [?] et réelle à la fois, accède à la condition de possibilité et d’existence d’un concret qui coïncide avec l’universel, l’universel concret s'entend, défini comme possibilité qui rejoint sa propre facticité. Dans les deux cas, il s’agit toujours d’exceptions, sauf que la première signifie une différence entre deux déterminations exceptionnelles (qui restent toujours des déterminations) : celle propre au « concret » du terroriste et celle propre à l’« universel » de l’état (d’exception). En revanche, la deuxième exception relève d’une différence qui se scinde en identité « supprimée et conservée » (Aufhebung) : un état d’exception (à la fois) concret et universel, libre de toute détermination et de toute loi déterminée : « libre ». C’est ainsi qu’une eschatologie temporelle devient, à la fois, possible et factice, comme dépassement (fin) et conservation (commencement) d’une tout autre histoire « seconde » – celle de la liberté – qui s’ouvre seulement après la « fin » de l’histoire même (purement cumulative), fût-elle celle des exceptions terroristes ou celle des états exceptionnels[13]. L’exception peut donc désigner non seulement une simple détermination « spéciale » imposée par la force – celle d’être un islamiste ou le « gendarme » du monde (ce qui reviendrait à la simple singularité et, par la suite, à la simple exception de leurs déterminations paronymes) –, mais, et aussi un « manque », une libération, de toute détermination possible. Ceci n’empêche pas le deuxième sens de l’exception d’être souvent (sinon toujours) invoqué pour occulter le premier.

 

 Sous la couverture de l’état d’exception, on peut légitimer des états très précis de pouvoir discrétionnaire centraux, voire même marginaux : gouvernementaux, services secrets. Dans le second cas il ne s’agit plus d’une exception quelconque devenue état d'urgence à cause de sa revendication violente, mais d’une violence pure « supprimée et conservée » relevant de l’origine même du politique, située au-delà de toute exception déterminée possible : une « violence (seconde) de et dans toute violence (première) », définissable comme « exception (seconde) de et dans toute exception (première) »[14]. Ce n’est guère le cas du premier sens de l’exception, où le « manque » de détermination ne concerne pas l’universalité idéale et concrète d’un citoyen moderne qui le place au-delà de toute appartenance de groupe ou de nation « déterminés », mais, au contraire, dans la singularité « réelle » (et, par la suite, limitée par son manque d’idéalité authentique) de l’individu ou de l’État, fût-il l’état d’« exception » (terroriste) ou « exceptionnel » (l’État gendarme). Ce contexte, des contraires non encore « supprimés et conservés » dans l’ordre du juridique, du politique, du militaire, où l’exception induit toujours l’exclusion, n'aboutit qu'imparfaitement à la synthèse de l’universel concret hégélien authentique incarné par le citoyen libre[15]. Au contraire, le sujet « humain » est soit en dessous – l’exception-victime qui revient à une singularité dénouée limitée par son manque d’idéalité, soit au-dessus – l’exception-bourreau qui renvoie à l’universalité formelle, limitée par son manque de réalité, de la loi. C'est ainsi que la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave se maintient[16]. Ici, l’ancienne logique fonctionne tant avec des termes universaux, les bourreaux, qu’avec des termes singuliers, les victimes. Si on connaît mieux, semble-t-il, le statut actuel des « singuliers » d’exception, les terroristes, on ignore, assez souvent, celui des « universaux » d’exception (ou, plutôt, « exceptionnels »), les gendarmes.

Pourtant, ce statut juridiquement « idéal » (et au-dessus de la loi) est tout aussi présent à l’attention juridique des pays de l’Europe orientale, la Roumanie en tête, qui, il y a peu, ont finalement reconnu le « manque » de détermination juridique des soldats américains du point de vue de leur propre justice. La reconnaissance juridique de l’« idéalité » de ces soldats étrangers, exigée partout dans le monde, devient paradoxalement une preuve de « réalisme » politique propre aux pays de la nouvelle Europe. L’arbitraire juridique des soldats « internationaux », quoique appartenant pour l’essentiel à un seul État, reste une qualification d’exception conférée par l’État nord-américain lui-même. Etre tout simplement étasunien révèle aussi l’exception à la règle nationale – qui, dans ce cas-là, reste, de toute manière, une simple « exception » ; ce qui reviendrait à dire qu’être étasunien suppose, implicitement, puisque internationalement engagé, être « universel ». La reduplication contenue dans le nom même des « États-Unis » suppose la reduplication de l’exception même en tant qu’« exception de l’exception ». La « qualité » juridique de ces soldats « universaux », et abstraits parce que hors de tout contexte national, est suspendue dans l’indétermination pure de l’« idéalité », puisque les États-Unis demandent aux autres États – devenus des exceptions par rapport à leur « universalité » exceptionnelle – de faire de ses propres soldats des exceptions, c’est-à-dire de les reconnaître comme étant « exemptés » de leurs lois.

Une telle conjoncture autorise à esquisser, même si de manière schématique, les conditions de possibilité d’une théorie et, surtout, les conditions d’existence d’une pratique des droits fondamentaux dans les pays d’Europe de l’Est.

Par analogie avec l'ambiguïté entre le volontarisme extrinsèque, celui qui impose « par la loi » une exception déterminée dont la principale conséquence est la « synthèse » en acte (relevant, elle aussi, d’ambiguïté sinon de confusion) entre la norme juridique, la décision de son application et sa conséquence principale : le transfert de l’auctoritas dans le camp indéfini du pouvoir exécutif (jusqu'a s'y confondre) et, d’autre part, la volonté supposée libre (source indéterminée de toute loi) ouvre sur le débat philosophique et classique concernant la source même de l’autorité propre à la loi[17] (le « non-lieu » juridique et, donc, « anomique » mais intrinsèque de tout lieu juridique).

Le statut théorique et pratique des droits fondamentaux dans les pays de l’Europe orientale reste, lui aussi, suspendu entre deux possibilités. La première confusion (inspirée du sens premier de l’état d’exception) dépend d’un choix plus ou moins « libre » entre deux possibilités : soit une théorie (et une pratique sous-jacente) selon laquelle l’exception relèvera toujours d’une violence universelle surajoutée au droit propre aux « maîtres », fussent-ils Occidentaux ou une élite nationale réformatrice, « militante », soit une pratique (et une théorie sous-jacente) qui, en revanche, serait propre aux « serviteurs » (agissant en miroir avec leurs maîtres) –, selon laquelle, pour s’affirmer, l’exception aura toujours besoin d’une violence concrète exceptionnelle, induite en Europe orientale par les prétendues révolutions de masse anticommunistes de 1989, définies par les anciens pouvoirs communistes comme des actes terroristes. En conséquence, il y a et aura toujours une alliance possible, et presque « naturelle », entre tous les pays candidats ou nouveaux membres de l’Union européenne et les États-Unis, engagés avec leur statut indéterminé de garant de cette violence « pure », et censés « exporter » leur révolution à l’échelle planétaire à travers les nouveaux pouvoirs ou les mouvements « de masse ». L’autre alternative dépend, en revanche, d’une toute autre théorie et d’une toute autre pratique juridiques : l’état d’exception ne relèverait plus d’une rupture – qu’elle soit révolutionnaire ou terroriste, nationale ou internationale – dans la continuité de l’histoire, mais d’une décision libre (y compris par rapport au droit, dût-il être le fruit d’un « acquis communautaire »), et, par la suite, d’une « violence » pure (c'est-à-dire politique) définie à son tour en tant que liberté par rapport à toute loi déterminée, la seule à pouvoir imposer la loi même d’une manière responsable. Il s’agit donc d’une liberté indéterminée qui ne s’imposera pas par une force surajoutée à la loi, mais en tant que force politique intrinsèque et autoritaire.

4. La démocratie à l’« orientale » ou l’exception devenue règle
Est-ce qu’un choix (plus ou moins libre) entre les deux possibilités était vraiment possible pour les pays d’Europe de l’Est, sachant bien que leur histoire, incomplètement moderne, les a conduits presque fatalement vers la première ? Si les États-Unis invoquent aujourd’hui des événements extérieurs exceptionnels pour imposer un état d’exception intérieur, les anciens pays communistes ont toujours invoqué l’inverse, à savoir, des événements intérieurs « exceptionnels » pour imposer un état d’exception extérieur. Ces pays dont le système communiste était une exception (et historiquement eschatologique) par rapport au capitalisme, avaient besoin d’une reconnaissance internationale. Aujourd’hui encore ils ont besoin d’une semblable reconnaissance internationale en tant que pays d’exception, c’est-à-dire longuement marqués par le système communiste, et ce, pour occulter le fait intérieur (trop ignoré par les Occidentaux) d’avoir fonctionné, et de fonctionner encore, sous le régime juridique de l’état d’exception[18].

Ainsi, la Roumanie, après l’arrivée des Soviétiques en 1944, est entrée dans un processus de « démocratisation » par la dictature, fût-elle celle « du prolétariat », caractérisé par un état d’exception qui dura quelques décennies. En 1945, la Roumanie obtint son premier régime « démocratique » (bénéficiaire d’une grandiose fraude électorale) ; en 1948, on assista à la nationalisation des principaux moyens de production ; en 1949, on vit la fin de la monarchie et le début de la République « populaire », avec son cortège, moins « populaire », de crimes de masse selon des discriminations politiques, sociales, voire parfois professionnelles. Le prix de ce processus surveillé et encouragé par Moscou, est maintenant connu : plus de 250.000 hommes et femmes représentant pratiquement les anciennes élites politiques et professionnelles qui sont morts dans des conditions atroces entre 1949 et 1965 dans les goulags communistes roumains, accusés d’être des « agents secrets » des pouvoirs « étrangers »[19]. Après 1965, le régime juridique de l’état d’exception a été camouflé par la fusion formelle, et donc administrative aussi, entre le Parti Communiste et l’État roumain, puis, immédiatement après, par la militarisation progressive de l’économie du pays. Depuis, l’auctoritas politique et la potestas exécutive se sont confondues en la personne « exceptionnelle » d’un dirigeant unique qui était à la fois « secrétaire » général du Parti et chef de l’État. C’était, par ailleurs, le cas de presque tous les pays communistes, les lois n’y ayant pas d’autre autorité que celle qui leur accordait le Parti, défini en tant que pars pro toto. En effet, seul le Parti communiste – le « vrai et véritable » souverain - demeurait dans l’indétermination devenue volonté « pure ». Par exemple, aucun membre du Parti communiste roumain ne pouvait faire l’objet d’un dossier policier (de la Milice) qui puisse être conservé dans les archives de la police politique sans l’aval du Parti ; outre qu’il y avait une totale soumission de la police (Milice) au Parti, celle-là était doublée et contrôlée par une police de la Milice. Or, comme les communistes étaient chez les « Américains » et leurs alliés plus ou moins hors-la-loi ou plus ou moins tolérés[20], ce n’est donc pas l’effet du hasard si, sous la « menace » imminente de l’impérialisme occidental, les communistes ont toujours gouverné sous le régime de l’état d’exception.

Ainsi, on peut aisément s’imaginer que cet état d’exception qui, dans le cas roumain, a duré plus de 40 ans[21], ait laissé de profondes traces dans la théorie et, surtout, dans la pratique des droits fondamentaux. L’autorité qui avait imposé, toujours par la violence, la loi était non seulement libre de toute détermination juridique (purement souveraine), mais aussi totalement étrangère à la force intrinsèque (quoique indéterminée) de toute loi. D’où la fameuse institution communiste du commissaire politique que Carl Schmitt avait déjà prévue et analysée dans les années 1920, justement pour faire la différence entre la norme et la décision de son application[22], systématiquement réunies jusqu’à la confusion par les communistes. C’est la raison pour laquelle l’autorité (politique) fut absorbée par le pouvoir exécutif[23], et tous ceux qui s’y opposèrent furent bannis ou exécutés d’une manière ou d’une autre. Or, l’effet de cette confusion est toujours présent dans la société roumaine post-communiste, car, sans une différence nette entre la norme et son application, on ne pourra jamais connaître et, par conséquent, libérer la loi en tant que pure (mais aussi simple) loi. C’est précisément cette absence de différence qui fait qu’il n’y a pas de véritables débats juridiques en Roumanie[24] sans parler de la condition tout à fait précaire du droit judiciaire. De cette manière, la seule autorité de la loi reste une force extérieure (mais déterminée) et, de ce fait, dépendante d’une décision politique (toujours « déterminée », c’est-à-dire : intéressée) qui ne réagit qu’en fonction des situations d’exception et surtout sous la pression plus ou moins « courtoise » de l’Union européenne. L’effet immédiat (mais de longue durée) de ce manque intrinsèque d’autorité de la loi est, comme nous le savons de longue date, la corruption généralisée : la Roumanie a suffisamment (même trop) de lois, mais presque personne ne les respecte, y compris l’exécutif lui-même.

La confusion à résonances totalitaires entre le législatif et l’exécutif reste donc à l’ordre du jour en Roumanie même pendant cette période actuelle de pré-adhésion à l’Union Européenne ; en effet, plus des deux tiers des lois roumaines sont rédigées et imposées par le gouvernement qui « assume » toutes les responsabilités juridiques sous la forme devenue déjà banales d’ordonnances approuvées automatiquement (dans le meilleur des cas) « par paquet », presque sans discutions et toujours en régime d’« urgence », par les deux chambres du parlement roumain[25]. Ce qui fait que l’acquis communautaire si longuement négocié en Occident, et résultat des cinquante ans de paix en Europe, est assumé en Roumanie sous le régime plutôt « violent » d’une urgence ou, si l’on veut, d’une exception perpétuelle. De fait, nous ne savons même pas ce que nous avons si rapidement négocié. En revanche, on pourrait plutôt dire que, pour les électeurs roumains, l’Union Européenne relève d’une exception devenue règle. Et pourtant, loin de se limiter à l’héritage (assez proche) du communisme, les réverbérations dans le présent du passé pré-moderne de la Roumanie comme celui des autres pays d’Europe orientale, s’ancrent plus profondément encore dans les ténèbres du temps passé. Si la Roumanie et la Bulgarie demeurent les derniers pays à entrer dans l’Union européenne, c’est peut-être aussi l’effet d’une très tardive sécularisation du pouvoir éternel, celui de l’Église, et du pouvoir temporel, celui de l’État, dans le monde de l’Orthodoxie orientale.

II. Les ambiguïtés de la sécularisation

5. L’Orient chrétien ou une amphibolie[26] de l’histoire

Le IVe siècle de notre ère a marqué un moment crucial dans l’histoire du christianisme. En effet, après avoir connu la consécration populaire grâce à ses nombreux martyres, la religion de l’homme-Dieu s’installe définitivement, en tant qu’Église impériale dans la cité même de Constantin Ier, le Basileus (Seigneur, Roi, Empereur) de tous les Romains. Pourtant le contexte était assez complexe pour ne pas dire confus. Pour préserver l’unité de son empire menacé par l’hérésie de l’arianisme (une sorte de « terrorisme » dogmatique de l’époque),[27] Constantin convoqua en 325, à Nicée, le premier Concile de l’ère chrétienne. C’est là le début même de l’Église institutionnelle proprement dite, dirigée par ses évêques convoqués pour faire face à un état de crise (d’exception) et, par conséquent, le commencement de sa propre sécularisation. Car, quoique le christianisme « orthodoxe » se soit finalement imposé (les pères latins, ennemis de l’arianisme, étant les plus nombreux, cela finit par convaincre Constantin), l’empereur lui-même, le véritable (parce que le « dernier ») « maître » (et, par la suite, l’auctoritas exceptionnelle du Concile) n’était pas encore baptisé : il était « indéterminé » (au-dessus des déterminations) par rapport aux pères chrétiens et, de ce fait, une « exception » du point de vue du christianisme – fût-elle « orthodoxe ». De plus, à la fin d’une vie assez tourmentée, Constantin aurait demandé le baptême non point au clergé orthodoxe, mais à l’évêque arien de Nicomédie, Eusèbe, le basileus de la religion contre laquelle il avait si longuement lutté…

On pourrait conclure, même rapidement, que l’Église chrétienne institutionnelle est née sous le régime d’un état d’exception provoqué, d’une part par les forces centrifuges représentées par les provinces romaines ariennes (minoritaires) qui s’opposaient à l’État impérial – vecteur, à son tour, d’une globalisation sui generis et soucieux de sa propre intégrité –, et, d’autre part, par son premier Père souverain – l’empereur (dans ce cas, maître du monde éternel) –, qui était non seulement un païen[28], mais aussi l’incarnation du pouvoir exécutif (maître du monde temporel aussi). La confusion entre l’État (et son César) et l’Église (et son Dieu ainsi asservi) dans l’unique personne du Basileus – événement d’exception dû à cet état d’exception qui allait « guider » toute l’histoire de la Byzance chrétienne – s’avère être une forme « refoulée » d’arianisme[29]. Le simple fait « théologico-politique » que, hormis son rôle (plus ou moins) séculier, l’empereur jouait en même temps celui de Père de toute l’Église – principe institutionnel fondateur du système césaro-papiste –, allait parfaitement de pair avec les principes hérétiques déclarés de l’arianisme, lequel prêchait la supériorité irréductible (car exceptionnelle) du Père créateur par rapport aux deux autres Personnes de la Trinité : le Fils et le Saint Esprit. Dans ce contexte théologico-politique, pour que le Père s’affirme dans sa toute puissance « rationnelle » d’exception – en tant que Maître –, il fallait que le Fils meure en tant que simple exception « empirique », c’est-à-dire en tant que Son Serviteur. Nous récupérons ainsi le premier sens de l’exception. De cette manière, la victoire théorique (dogmatique) du christianisme contre l’arianisme oriental (grâce, une fois encore, aux pères occidentaux) a été doublée – autre paradoxe – d’une victoire pratique (institutionnelle) de l’arianisme contre le christianisme. Ce qui ne va pas se passer (toujours) en Occident, futur topos de la modernité, où le pouvoir temporel et le pouvoir éternel seront finalement séparés[30]. Et, autre paradoxe, ce ne sera pas la seule fois qu’une victoire théorique remportée d’abord contre les hérésies en Orient connaîtrait ensuite ses conséquences pratiques en Occident.

En outre, la mort de Constantin Ier est survenue le 22 mai 337, c’est-à-dire le jour même de la Pentecôte, au moment même de la grande fête de la transmission aux Apôtres – paradosis – du Saint Esprit– Pneuma[31] –, par Jésus-Christ le Ressuscité. C’était-là, pour beaucoup, le signe, à la fois temporel et éternel, de la survenue « dans » l’histoire ou, encore mieux, en tant qu’histoire d’une toute autre forme d’institution (non déterminée, mais non moins chrétienne), à savoir la communauté monastique (monas, c’est-à-dire l’exception même dans l’exception), de tous ceux qui ont entendu et, surtout, répondu à l’appel – klesis – de ce « nouvel » Esprit, celui de la Résurrection dans le Christ, le prototype de tout forme future d’universel concret. Or, ce seront les « étrangers » à ce monde (les exceptions du visible comme de l’institutionnel), les « pneumatophores », c’est-à-dire les véritables « porteurs de l’Esprit », qui allaient fonder une Église (ek-klesia) autre, invisible, celle des moines du désert : l’exception indéterminée du monde visible (un visible « indéterminé » au cœur même du visible). Dès lors, à l’extériorité de l’Église institutionnelle et de ses règles « rationnelles », s’opposerait l’intériorité d’une Église spirituelle, sans règles, ou plutôt, au-delà des règles. En effet, il ne faut point oublier que dans l’Orient chrétien, les ordres ne seront jamais soumis, pour ainsi dire, aux « ordres ». Ils restèrent pour toujours dans l’indétermination de leur propre exception, à la fois concrète et universelle. Au moment de la menace ottomane, ce désert « vivant » (qui frappait par sa mortification à l’égard toute détermination subjective) va régresser jusqu’au Mont Athos, en s’intériorisant par un mouvement vertical[32]. Au centre de cette nouvelle communauté – non ecclésiastique et, surtout, non hiérarchique – il y eut donc le problème trans-subjectif de la Tradition définie en tant que transmission spirituelle (ou, si l’on préfère, comme transfert de l’Esprit), dont le véhicule, à la fois historique et eschatologique, sera le très rare charisme de la paternité spirituelle, celui de l’enfantement des fils dans le Saint-Esprit, ce Tiers « caché » de toute paternité, de toute filiation et, par la suite, de toute transmission (ou transfert) possible. Dans ce contexte, l’exception relèvera d’une transmission et, par conséquent, du changement d’un pouvoir « anonyme » – celui de l’Esprit – par le biais du charisme d’une paternité à son tour et toujours « anonyme »[33]. Par cette nouvelle théologie de l’Esprit et de sa transmission, nous récupérons, ainsi, le deuxième sens de l’exception.

Le destin du christianisme oriental va donc se jouer entre ces deux pôles : celui d’un Père Tout-Puissant d’une part, première personne (une exception déterminée) de la Trinité ou, plus précisément, « premier » parmi les personnes divines, prototype de l’Un immuable, « sans égal et sans division », un Père dont le Fils relève – dans cette hiérarchie au parfum si grec – d’un mode plutôt « intermédiaire » et auquel on doit obéir jusqu’à la mort, et le Saint Esprit d’autre part, troisième personne ineffable de la Trinité (une exception indéterminée), le véritable Intermédiaire « anonyme » entre ses extrêmes et, par conséquent, entre ses exceptions – le Père et le Fils ; et par la suite donc, une véritable exception dans l’exception, abîme d’un passage défini en tant que Pâques (ou, si l’on veut, comme transfert de ce pouvoir « supprimé et conservé ») qui annule toute hiérarchie (toute institution) entre les personnes divines (ou non) : Celui qui nous a révélé que toute « modulation » trouve son origine dans l’Un, Lui-même ainsi divisé, et auquel nous devons nous confier jusqu’à la Résurrection en tant que « citoyens » libres de toute détermination (et de toute institution déterminée).

6. Sur les deux sens de la sécularisation
De manière générale, on comprend la sécularisation, à tout le moins en Occident, comme une séparation institutionnelle entre l’Église et l’État, tandis qu’à son tour, cette séparation engendre comme l’effet d’une différenciation d’ordre purement spatial. Du point de vue topo-logique, séculariser voudrait dire restituer à chacune de ces institutions la vocation qui lui est propre : le pouvoir du monde céleste au clergé, celui du monde terrestre au prince. Toutefois, l’étymologie de ce mot impose une « certaine » correction puisque le néo-latin « sécularisation » dérive de l’étymon latin saeculum qui, parmi d’autres termes, a donné « siècle » un mot dont le sens temporel, et donc chrono-logique, est évident. De plus, saeculum, tout comme aevum, son synonyme, possédait deux sens opposés, ce qui dans les cultures anciennes était assez habituel: il désignait à la fois l’éternité comme dans la formule « les siècles des siècles », et le temps présent, sens souvent perdu dans les langues néo-latines[34], pour lesquelles le présent de l’indicatif n’a rien à voir avec le parfait et son « arianisme grammatical ». Car pour la plupart des langues modernes, le parfait c’est toujours déjà du passé, c’est-à-dire ce qui eut lieu. On peut ainsi retrouver la même situation dans le vieux grec où ses équivalents, aion, tout comme aei, son synonyme, désignaient à la fois l’éternité et le temps (ou, plus précisément, l’« ici-présent »)[35]. Dans l’ancien grec on pouvait encore construire un « présent » en partant du parfait. Toutes ces coïncidences relèvent d’une simultanéité en acte entre l’éternité « arienne » de la transcendance divine et la temporalité, toujours « arienne », de l’immanence humaine. Par la suite, l’éon de la sécularisation, y compris celle de l’Église et de l’État, deviendra l’effet temporel défini en tant qu’État de l’éternité, c’est-à-dire l’Église : son actualisation temporelle, sera une actualisation séculière de l’éternité - saeculum.

L’univocité indivise (arienne) du Père et de son pouvoir éternel – donc transcendant – se traduit par l’univocité toujours indivise (et arienne) du Fils et de son pouvoir temporel immanent. Aussi, le Patriarche doit-il être simultanément un Basileus, et, par analogie, le Basileus doit être, se la même manière, un patriarche[36] : « Sur la terre, comme aux cieux », il est dit dans le « Notre Père »[37]. L’Orthodoxie historique était donc fatalement destinée à devenir une religion d’État. Depuis Pierre le Grand, le clergé orthodoxe, réformé « à l’occidentale », avait déjà « bénéficié » des plus hauts rangs militaires : les métropolites étaient des généraux, les archevêques, des colonels et ainsi de suite. Aussi dire « Mon Seigneur » voulait-il dire encore, « Mon Général ». Même sous les régimes communistes censés être athées, les prêtres étaient payés – comme en Roumanie, par exemple – en tant que fonctionnaires de l’État (d’où une certaine familiarité implicite entre l’Orthodoxie institutionnelle et le Protestantisme institutionnel). Aussi, quoique sur des positions défensives par rapport à l’offensive de l’athéisme communiste, le clergé bénéficiait-il, néanmoins, d’importants avantages dont les retraites, tout à fait « conséquentes » n’étaient pas les moindres[38]. Si dans l’Orient chrétien, il n’y avait pas une vraie séparation, et donc une négation entre l’Église et l’État, c’est justement parce qu’il n’y avait pas de vraie séparation, et donc de vraie négation entre le Père et Lui-même (ce qui reviendrait, comme on l’a déjà vu, à une sorte d’exception dans l’exception même manquée). Bien évidemment, et par analogie, son Fils, « premier », devait être, Lui aussi, dans une situation analogue (c’est-à-dire divisée). Cette analogie purement « homogène » – comprise comme analogia entis des pères de l’Église comme des théologiens latins – sera au centre de la doctrine d’inspiration néoplatonicienne dont l’essentiel revenait à la doctrine très connue à l’époque des processions, et dont l’origine serait un principe « purement » transcendant parce que unique. Pour résumer en quelques mots : l’Esprit procède du Père.

L’étrangéisation (la sécularisation) par analogie du monde temporel (séculier) suppose l’accomplissement d’un projet onto-théo-logique dont l’histoire même va représenter son parcours phénoménologique[39]. La liturgie cosmique relèvera, elle aussi, d’un simple mouvement descendant de phénoménalisation du transcendant. Il n’y aura qu’une seule logique autosuffisante et auto-consistante – et, par analogie, une seule réalité – dans sa réalisation (son exécution). Le symbolique se présentera toujours en tant que « système » achevé, cohérent et décidable (certains dictateurs préférant l'appeler « scientifique »), de pratiques dont la valeur sera simultanément formelle et légale, factuelle et applicable. En invoquant Saint Maxime le Confesseur on a souvent affirmé : par son Incarnation, le Logos éternel s’est fait Lui-même symbole temporel. L’analogie se révèle être ainsi le retour – à valeur tauto-logique [a=b(a)] – d’un Logos univoque[40]: le symbolique fusionne avec le réel dans une seule et même personne, et ce, au prix d’une « hallucination » et, surtout, en s’imaginant pouvoir remplacer, par le biais de la violence, le réel même[41]. Le passage immédiat (sans reste) à l’histoire, ou, si l’on préfère, ce « passage à l’acte » historique comme condition de possibilité et d’existence de tout régime totalitaire (parce que « scientifique »), explique non seulement les rapports théologiques toujours étroits entre les Orthodoxes et les Protestants, mais aussi la fin politique tragique de leur propre histoire moderne[42]. Voilà donc quelques conséquences importantes et prévisibles, à la fois historique et eschatologiques, du premier sens de la sécularisation et, par là-même, de l’exception.

7. Le refoulement originaire de la volonté divine ou La naissance de la liberté humaine
Pour résoudre les principales difficultés posées par la sécularisation, il ne suffit pas de les aborder théologiquement, dans l’Incarnation de Dieu et de sa « volonté divine », même si on fait la différence nécessaire entre la simple manifestation du principe – fût-elle d’inspiration néoplatonicienne – et la révélation du principe – événement uniquement chrétien.[43] Le plus important ne sera pas la révélation (comme simple affect primaire) de la volonté divine « en tant que telle », mais ce qui se révèle être de l’ordre du négatif : du refoulement intérieur à cette même volonté. Si le Père connaît un mode propre au négatif, le Fils sera, Lui-aussi, « modulé » selon le même négatif : le Fils sera toujours « divisé » puisqu’Il est le dieu qui peut mourir. Présentement, on peut facilement s’imaginer l’énorme difficulté pour le monde grec ou juif anciens – marqué par la très puissante vulgate néoplatonicienne –, qu’il y eut d’accepter l’existence hors norme (i.e. a-normale), dans la Personne supposée être « parfaite » (i.e. parfaitement homogène) du Christ (l'hébreux Messiah), non seulement d’une « modulation » négative, mais d’une séparation abyssale définie au-delà de toute analogie pour deux contraires irréductibles.[44]

Et pourtant, au milieu du VIIe siècle, il y eut un Grec, Saint Maxime le Confesseur, qui osa affirmer qu’en la personne de Jésus-Christ coexistent deux volontés radicalement hétérogènes – l’une, humaine, celle de Jésus, l’autre, divine, celle du Christ – dont la différence allait jusqu’à la contradiction « ultime » du créé (l’exception de l’incréé) – l’homme – et de l’incréé (l’exception du créé) – Dieu-Jésus-Christ (on peut remarquer ici la reduplication et, par la suite, la division de ce nom « composé ») qui devient ainsi l’image d’un symbolique devenu réel, une différenciation (c'est-à-dire une exception) dans la différence même (c'est-à-dire dans l’exception). C’est la raison même pour laquelle Saint Maxime allait devenir l’opposant le plus redoutable d’une hérésie encore plus subtile que l’arianisme – le monothélisme : monas – « une seule » – thelema – « volonté ». Si le Christ, Fils du Dieu éternel était aussi Jésus, fils de l’homme historique, alors Il ne pouvait plus y avoir une seule volonté homogène (i.e. onto-théologique), celle plus ou moins « psychotique » de son Père. Dès lors le topos sans dimension de cette rencontre anti-nomique et extrêmement difficile, parce que mortelle, entre l’homme et son Dieu –où l’« extrémité » de notre vie est la mort même – sera la Croix de l’expiation : la transmission du Logos, la Pentecôte, le « non-lieu » de l’effusion de Son Esprit, car la mort reste pour nous tous la seule frontière – l’exception dans l’exception[45] – vraiment commune entre le créé et l’incréé[46]. Aussi et d’une manière assez paradoxale, le moment même de l’effusion sur la Croix du Saint Esprit – le seul Esprit approprié au Logos – coïncide avec le retrait du Père. L’exode sur la Croix relève, à son tour, d’une véritable Pâques et, par la suite, d’un passage (une transmission[47]) d’un Tiers – Celui qui a été et restera le Saint Esprit –, défini en tant que « retour ». Car le retrait du Père suppose le re-trait de l’Esprit par le Fils[48] et, par la suite, une nouvelle Pentecôte – « ana-chronique » –, de la Résurrection. A son tour l’éternité passe dans le temps en tant que nouvelle temporalité qui surgit dans le temps même (et dont l’ana-chronisme relève, lui aussi, d’une résurrection) : c’est-là la temporalité de l’intermédiaire purement spirituel[49].

Dans ce deuxième sens, la sécularisation n’est plus un simple effet mondain, plus ou moins direct, d’une volonté divine, paternelle, dont l’histoire mondiale serait administrée par ses lieutenants : les césaro-papistes puisque le Fils divin de ce Père divin – qui n’est plus un « lieutenant » – est, en Lui-même déjà sécularisé car divisé. C’est seulement ainsi que la volonté humaine – absolument libre – peut aller jusqu’à la négation de tout autre volonté, fût-elle divine. En effet, selon toujours Saint Maxime le Confesseur, Dieu a aimé si fortement l’homme que, dans son plan providentiel, il n’a pas voulu faire l’économie de sa liberté. Depuis sa création, l’homme possède déjà cette liberté souveraine de refuser même l’« action » de l’Esprit et, par conséquent, d’aller jusqu’à l’athéisme.

8. L’Occident chrétien ou la conversion intérieure du transcendant
L’ennemi le plus redoutable de Saint Maxime – on aurait déjà pu le deviner – était le Basileus de Constantinople. Malheureusement, sa confession – ferme et courageuse – devait lui coûter, finalement, non seulement l’exil (car il était devenu une « exception »), mais aussi, et surtout, l’amputation de sa main droite et l’arrachement de sa langue (le signe de l’indétermination de son propre logos parlé ou écrit). Les seuls qui l’ont vraiment soutenu dans son long et difficile combat ont été les papes de Rome. Or, tout cela était assez prévisible non seulement à cause des calculs stratégiques du Basileus qui (comme dans le cas du Constantin Ier) voulaient récupérer la partie orientale de l’Empire – dont la population était majoritairement monophysite, hérésie qui avait induit le monothélisme et qui réduisait la nature de Jésus-Christ à sa « simple » divinité (analogue d’un arianisme inversé) –, mais surtout à cause des effets politiques de la doctrine de Saint Maxime, qui affirmait (et demandait) que, pendant l’office chrétien de l’anaphore par exemple, le nom du Basileus devait être prononcé à côté de ceux des laïcs. La sécularisation de l’Église et de l’État n’est donc pas tant une victoire extérieure du monde laïc à l’encontre du monde confessionnel, puisque la laïcité se révèle être, au bout du compte, l’accomplissement d’une perspective théologique qui avait déjà opéré la séparation entre les choses terrestres et les choses célestes en la personne même de Jésus-Christ. On peut seulement, dans ce contexte, s’interroger sur le fait que d’autres religions monothéistes n’ont pas produit, pour le moment, une laïcité comparable.

L’œuvre de Saint Maxime connut un certain succès dans l’Occident chrétien où elle serait traduite, plus tard, par Jean Scot Erigène. Pour ce qui est de la chronologie propre à sa doctrine, une telle perspective (qui supposait l’existence des deux volontés dans la personne du Christ) ne devait plus supposer la simple phénoménalisation de l’éternité en tant que temps – doctrine qui va toujours fournir des « arguments » pour les systèmes « théologico-politiques » –, mais une véritable co-existence anti-nomique du temps et de l’éternité dans une histoire (à la fois) humaine et divine souvent conflictuelle ! Comment donc trouver une « forme » topo-logique appropriée de séparation pour cette antinomie chrono-logique ? En d’autres mots, comment imaginer une co-existence entre le fini de l’État et l’infini de l’Église à l’intérieur même de ce monde pourtant extérieur ? L’Occident chrétien allait développer une phénoménologie topo-logique assez originale de cette différence en assumant une double analogie : celle qui est entre le temps historique et l’extériorité de l’espace public institutionnel (exception de l’espace privé) d’une part et, d’autre part, celle qui est entre l’éternité destinale et l’intériorité de l’espace privé confessionnel (exception de l’espace public). L’antinomie chrono-logique entre le temps et l’éternité sera ainsi convertie en tant qu’antinomie topo-logique entre l’intérieur « factuel » et l’extérieur « formel ». Le pli dangereux (parce que mortel) entre le temps (du serviteur) et l’éternité (du maître) devenait, à son tour, le pli – tout aussi dangereux (parce que mortel) – entre le public institutionnalisé et le privé des convictions, celui qui a amené, en fin de compte, à la naissance du politique moderne et d’une civil society. Car c’est justement dans ce pli « liminaire » (à essence politique) qui témoigne toujours d’une présence privée, revendicatrice s’élevant contre les institutions publiques dans une place devenue, ainsi et à la fois « privée » comme « publique » parce que non-institutionnalisée, qu’on est et sera toujours (et pour ainsi dire) « é-liminés » (les terroristes témoignent de la même « fascination » pour les « lieux » publics « indéterminés »). C’est dans ce sens précis, quoique indéterminé, que la place de toute médiation, comme d’ailleurs tous les « sites » des médias, représente(nt) le « non-lieu » (fondamentalement inhabité, mais qui fonde toute habitation humaine) où les institutions – l’exception extérieure – et les citoyens – l’exception privée – se rencontrent en tant qu’exception dans l’exception (politique).

On dit souvent qu’avec la modernité occidentale la religion institutionnalisée est devenue une simple affaire privée – définie comme une exception par rapport aux affaires publiques (res publica) et que c’est de cette manière que le christianisme a pu induire, « en échange », une laïcité extérieure appropriée (définie comme une exception par rapport à la conscience religieuse) dont les contours seraient dessinés selon la mesure de son universalité et, ensuite, de sa mondialisation. On dit aussi que l’état d’exception qui concerne l’institution religieuse – source de tout intégrisme – s’est finalement converti dans une auctoritas laïque, point originaire de toute souveraineté juridique. Mai, peut-on vraiment garder la perspective analogique entre les choses d’en haut – le transcendant, toujours a-topique – et les choses d’en bas – l’intériorité de la foi, toujours privée ? Cette « intériorité » est-elle, au fond, autre chose qu’une extériorité re-pliée sur elle-même ? Sans pouvoir entrer ici dans les détails d’une telle discussion, un examen, fût-il très rapide, de l’histoire occidentale nous montre déjà que les événements politiques les plus importants ont souvent démontré le dépassement de la « schizophrénie » sui generis qui fonctionne, aujourd’hui encore, entre le public des institutions et le privé des convictions. Le politique relève (on l’a déjà vu !) plutôt du passage (réciproque) entre les deux et, par conséquent, de leur frontière commune (« non-lieu » de tout événement) – fût-elle une « barricade » ou, au contraire, une « table ronde ». Or, si le politique est vraiment l’« être d’un passage » à la limite entre le public (institutionnel) et le privé – ce qui reviendrait à une société civile sui generis, définie en tant qu’exception dans l’exception – et si l’espace dit « public » – qui est l’agora – « représente » justement le « non-lieu » approprié (i.e. l’exception dans l’exception) – parce que jamais habité – de sa propre phénoménologie, alors l’agora même ne sera jamais un espace purement « extérieur », mais seulement l’analogue extérieur (i.e. dimensionnel) d’une frontière (i.e. limite) sans dimension, celle qui dé-limite (dans les deux sens du terme) l’intérieur et l’extérieur.

 

Autrement dit, le caractère a-topique – sans dimension – de la frontière de ce passage trouve un analogue dans le caractère vide (in-habité, quoique toujours bordé) de l’espace public. Les institutions – fussent-elles modernes ou post modernes – ne se situent pas tout à fait sur l’espace public en tant que place publique, mais autour de la place (quoiqu’elles essaient souvent de la confisquer). Les institutions ont, d’ailleurs, leur propre « intériorité », en tant que topoi auto-nomes. En fait, en sa « qualité » de « non-lieu » propre au passage anti-nomique entre le public et le privé, l’agora n’est pas le lieu d’une institution mais, plutôt, le « non-lieu » de la de-stitution... Aussi, le citoyen occidental – le vrai ! (c’est-à-dire l’homme politique sui generis) – sera-t-il, lui aussi, toujours « divisé » entre un extérieur – l’espace public institutionnalisé – et un intérieur – l’espace privé (fût-il confessionnel). Son individuation se passera ainsi et toujours à la frontière. Même si sa vie dite « privée » est seulement un analogue spatial et, par la suite, encore extérieur d’une « intériorité » qui lui échappe.

9. Le « jeu » des lois
Qu'est-il alors le sens d’un droit qui survit à sa propre déposition[50] ? C’est le même type de questionnement qui avait animé – après avoir été déjà amorcé par Hegel – certains textes « théologico–politiques » de Carl Schmitt, de Walter Benjamin[51] et, plus tard, de Jacob Taubès[52] et Giorgio Agamben[53], des textes dont l’origine remonte, en fait, jusqu’aux Épîtres de Saint Paul (ceux qui ont inspiré des passages décisifs dans la Phénoménologie de l’Esprit) consacrés à l’accomplissement et au dépassement (messianique) de la loi. Tout ce qu’on peut avancer en faveur d’une future direction de recherche, reviendrait à l’importance même de ce droit « dernier » – droit « second » dans tous les droits « premiers », espace de « jeu » indéterminé des lois, le seul capable de donner (non-)lieu à une étude « pure » c'est-à-dire libre des lois mêmes, pour les désactiver. Car seulement le « jeu » libre des lois (et, donc, leur changement par débat politique) pourrait encourager une telle étude. Malheureusement, c’est ce qui, pour le moment, manque le plus à l’Europe de l’Est.

* Ce texte fait d’abord l’objet d’une communication lors d’un colloque de l’Agence universitaire de la francophonie qui s’est tenu à Cl (Roumanie) du 1er au 3 juin 2005. La première version de ce texte n’ayant pas été retenue pour une publication dans les actes du colloque en raisons, semble-t-il, de ses interprétations « hétérodoxes », La Pensée libre, en dépit de divergences de vues de la part de son directeur et de ses rédacteurs explicitées dans la note introductive, a tenu à manifester son sens de la liberté des débats en publiant cet essai.

** L’auteur, docteur en philosophie, est maître de conférence à l’Université de Cluj (Roumanie) et professeur invité à l’Université de Poitiers où il enseigne essentiellement Aristote, Kant, Hegel, Husserl et Heidegger ainsi que les relations entre philosophie et théologie chez les Pères de l’Église.

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Notes :

[1] L'auteur de l'essai fait ici allusion aux thèmes et aux débats récents qui font de Carl Schmitt la principale référence moderne en la matière. Cf., Carl Schmitt, Théologie du Politique, traduction de l’allemand par J-L. Schlegel, Gallimard, Paris, 1988. Cette édition française rassemble en un seul volume Politische Theologie I et II, la première publiée en 1922, la seconde en 1970 ; et, Théorie de la constitution (Verfassungslhere, Berlin, 1989) P.U.F., Paris, 1993, dans la traduction de Lilyane Deroche, avec une très longue et particulièrement intéressante préface d’Olivier Beaud. (N.d.R)

[2] L’état d’exception ne fait qu’amorcer le mouvement (i.e. le recul) anachronique de l’histoire.

[3] Signalons que, plus le temps passe, plus les auteurs de la plupart des attentats attribués aux « islamistes », en particulier ceux du 11 septembre 2001 aux États-Unis, apparaissent, pour beaucoup d’observateurs fiables, contestables, et que, par ailleurs, l’origine des groupes armés islamistes en tant que tel remonte à leur création, lors de la guerre d’Afghanistan, par les services spéciaux des États-Unis. (N.d.R).

[4] Cf. Giorgio Agamben, Etat d’exception. Homo sacer, Éd. Seuil, Paris, 2003, pp. 10-17.

[5] C’est le cas des lois faisant fonction de constitution en Grande-Bretagne, ou de la constitution italienne, par exemple.

[6] Il convient de signaler quelques exceptions notoires où des tribunaux fonctionnèrent avant sur ces critères : en1870 après Sedan ; à Versailles en 1918 où les Français souhaitèrent, sans succès, de faire mettre en accusation le Kaiser pour crimes de guerres. En revanche aucun tribunal ne fut mis en place pour juger les très nombreux crimes de guerres commis pendant les guerres balkaniques de 1911-1913. (N.d.R)

[7] Giorgio Agamben. op. cit.

[8] Plus précisément : un nihilisme qui ne relève plus d’un schématisme non encore défini, mais d’un schématisme de l’indéfini même.

[9] Analogue infernal de l’auto-affection kantienne par l’intuition comme par l’entendement.

[10] Cf. M. Heidegger, Etre et Temps, Deuxième section : « Dasein et Temporalité », Chapitre premier : L’être-tout possible du Dasein et l’être pour la mort, trad. Emmanuel Martineau, Ed. Authentica, 1985, pp. 231-267.

[11] Que Kant avait déjà amorcé sans s’en apercevoir dans sa Critique de la raison pure.

[12] Cf. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, traduction de Jules Barni, revue par P. Archambault, Flammarion, Paris, 1987, p. 209.

[13] La solidarité intrinsèque entre le savoir absolu hégélien et son accomplissement : la technique, d’une part, et la fin de l’histoire, d’autre part, a été reprise non seulement par les néo-hégéliens contemporains comme Alexandre Kojève (cf. Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Paris, 1947, surtout le commentaire dans le Livre III au Chapitre VIII, « L’attitude post-historique : le sage »), mais elle est aussi au cœur même des quelques doctrines politiques les plus « prisées » parmi les théoriciens des pouvoirs démocratique contemporains tel que l’illustre Fukuyama avec la façon dont il rassemble en une seule dynamique « chute du communisme », « fin de l’histoire », « démocratie » et accomplissement des bio- et nanotechnologies.

[14] Cf. Walter Benjamin, Critique de la violence, in Oeuvres, t. I, Gallimard, Paris, 2000. Pour toutes les citations de ce passage.

[15] Selon Hegel, la conscience de soi naît seulement au moment du dépassement de la loi, définie en tant que force. Cf. G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, traduction par Jean-Louis Lefèvre, Editions Aubier, Paris, 1991, in le chapitre « Force et entendement », plus précisément aux pp. 139-144.

[16] On peut se demander comment le système politique représentatif peut échapper à ou, à tout le moins, adoucir cette dialectique (psychanalysé aussi par Lacan).

[17] (On a parlé, par contraste, d’une « vieille Europe », avec toutes ses « singularités » plus ou moins anachroniques)[17] Finalement, la force indéterminée et, par conséquent, libre de la loi dépasse toujours la loi déterminée.

[18] L’état d’exception créé par la Première Guerre mondiale avait déjà préparé le terrain aux premiers États totalitaires européens. Mussolini et Hitler, Franco et Staline sont rapidement devenus les figures emblématiques de ce type d’État qui introduisait la confusion entre l’autorité et le pouvoir exécutif.

[19] Entre le terroriste et le partisan il n’y a qu’un simple pas à faire.

(Effectivement, tous les mouvements de résistance dans l’histoire ont été accusés de « terrorisme » par les pouvoirs, toutefois, l’expérience historique et l’analyse socio-économique de chaque mouvement clandestin permettent finalement de départager les deux catégories à la frontière, il est vrai, mouvante. Cf. Carl Schmitt, La Théorie du partisan, Calman-Lévy, Paris, 1972, en particulier le chapitre intitulé : « De Lénine à Mao » pp. 267-274.) (N.d.R).

[20] En Europe l’exemple parfait d’une interdiction totale d’existence politique des communistes était représentée par la République fédérale allemande (RFA) ; quant à la situation étasunienne, elle n’était pas meilleure à la lumière de toute l’histoire du mouvement ouvrier au sein des États-Unis (le traitement des socialistes, des anarchistes, en général des grévistes), de la guerre de Corée et surtout de l’expérience maccarthiste au début des années 1950, sans compter à la même époque, la guerre anglaise en Malaisie, hollandaise en Indonésie, française en Indochine, reprise au début des années 1960 par les États-Unis sous le nom de guerre du Vietnam. (N.d.R).

[21] Jusqu’à la fin de cette période la « menace capitaliste » était restée intacte.

[22] Cf. Carl Schmitt, La Dictature, Ed. du Seuil, Paris, 2000.

[23] On a souvent parlé du primat du politique par rapport à l’économique dans les sociétés communistes, mais on a aussi souvent ignoré la confusion entre le pouvoir législatif – totalement soumis au politique – et le pouvoir exécutif.

[24] Or, s’il n’y a pas d’espace de jeu juridique il n’y a pas, non plus, d’espace de jeu politique.

[25] L’ennui profond de cette pratique de délégation de responsabilité explique l’absentéisme, assez inquiétant, des parlementaires roumains. Mais l’absentéisme reste le problème central de toute démocratie prise dans la logique de l’état d’exception.

[26] L’auteur fait ici référence à la notion aristotélicienne d’« amphibolia », ambiguïté de construction des prédicats interprétatifs. (N.d.R).

[27] Arianisme : « hérésie » formulée par Arius (vers 280-336), prêtre d’Alexandrie, dans un contexte philosophique et théologique fortement marqué par le néoplatonisme. Elle consiste essentiellement dans le rejet de la consubstantialité (homoousia, en grec) du Fils - le Logos - et du Père. Ainsi, comme dans le néoplatonisme, le Logos représente le reflet d’une simple procession du Père, en tant que première créature.

[28] En passant, remarquons l’analogie entre la qualité non-chrétienne de Constantin, le « Père » fondateur de l’Église chrétienne institutionnelle et la qualité non-juive de Moïse, le « Père » qui a institutionnalisé la religion juive.

[29] Dans ce contexte précis, il serait intéressant d’étudier les analogies entre l’islamisme et l’arianisme. En effet, l’arianisme est une tendance chrétienne qui a marqué les premiers siècles du christianisme avant d’être réprimée, puis de renaître, bien plus tard et dans un contexte politico-théologique totalement différent, sous la forme des Cathares dans le sud de la France, des Frères polonais au XVIe siècle, des Protestants unitariens en référence à Sébastien Castellion et Michel Servet présents aussi chez les Hongrois de Transylvanie. A leur façon, les Témoins de Jéhovah contestent aussi la Sainte Trinité, tout en refusant radicalement l’héritage de l’arianisme et de l’unitarisme. Les Arianistes, comme les Musulmans, refusent le dogme de la Sainte Trinité et considèrent que Jésus était un être humain et un prophète. Dans cette vision, le dogme de la Sainte Trinité serait une forme de paganisme incompatible avec le monothéisme. Pour certains historiens de l’Antiquité tardive et du haut Moyen-Âge, la répression dont l’arianisme fut l’objet de la part du pouvoir byzantin pourrait expliquer la facilité avec laquelle les troupes musulmanes ont été accueillies par les peuples chrétiens de la partie orientale de l’Empire byzantin. (N.d.R)

[30] La loi de la sécularisation a été votée en Roumanie même avant d’avoir été votée en France, mais elle n’a jamais produit une laïcité comparable.

[31] Ce mot se traduit aussi par « souffle ». (N.de.R)

[32] Cf. André Scrima, « Réflexions sut les rythmes et la fonction de la tradition athonite », in Le Millénaire du Mont Athos. 963-1963, t. II, Ed. de Chevetogne, 1964.

[33] Entre autres, la transmission prévoyait un changement de nom et, par conséquent, la perte d’identité pour en acquérir une autre, ce qui est courant dans l'initiation, qu'elle soit chrétienne ou non.

[34] En français, pour exprimer un présent dans la durée on dit : « dans le siècle » ou « dans ce siècle », équivalent de « mon ou notre, temps », le temps présent locuteur. (N.d.R)

[35] Les mots kronos, aion, zoe, sont des qualifications temporelles qui mériteraient bien plus que le résumé qu’en permet le cadre de cet essai.

[36] Il est à remarquer que la démonstration étymologico-philologique de l’auteur rejoint les conclusions historiques de Gilbert Dagron dans son ouvrage majeur, Empereur et prêtre. Essai sur le « césaro-papisme » byzantin, Paris, Gallimard, 1995. (N.d.R).

[37] Dit quelque peu rapidement, le dépassement de toute religion limitée à une théologie du Père – fût-il le symbole d’un monothéisme – doit passer, ainsi, par l’opération d’une castration symbolique.

[38] Même après la révolution de 1989, le Parlement roumain a eu du mal à renoncer (sous la pression de l’Occident) au statut juridique qu’il prévoyait pour la seule Église orthodoxe roumaine, celui d’« Église nationale »… La situation administrative des prêtres, quant à elle, est demeurée identique… Toutefois soulignons que c’est exactement la même relation entre l’État et l’Église qui prévaut dans les pays catholiques comme la Pologne et la Croatie où elle a le statut officiel d’Église nationale !

[39] Pour l’intelligence de ce passage de l’auteur, on apportera la précision suivante : « Notre droit criminel se meut sur les sentiers d'une théologie sécularisée et implique un concept de culpabilité emprunté au domaine sacré. En théorie politique, on a fait valoir et maintes fois répété que tous les concepts importants de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés ». CF., Hans Blumemberg, La Légitimité des temps modernes, Gallimard, Paris, 1999, (Die Legitimität der Neuzeit, Frankfort s/M, 1988) dans la traduction de Marc Sagnol, Jean-Louis Schlegel et Denis Trierweiler, p. 21. Ces remarques se réfèrent explicitement à Carl Schmitt qui était, ne l’oublions point un philosophe du droit et un Catholique.

[40] La signification chrétienne authentique de la double négation supposée dans le préfixe ana se révèle à nous dans le terme central de cette religion, l’anastasis : la Résurrection – comme dans la différence véritablement ontologique entre la résurrection de Lazare qui revient, pourtant, à la vie mortelle, et celle du Christ, qui dépasse, dans la Pâques (Pessah : passage), toute vie et toute mort déterminées.

Il resterait à présent à savoir si le préfixe ana manifeste véritablement une double négation. Est-ce vraiment une verneunung ? (N.d.R)

[41] Par le fantasme d’un Troisième Reich de « race seigneuriale » ou d’un Âge d’or de l’humanité sans classes, par exemple.

[42] Nous pensons, bien évidemment, à leurs régimes totalitaires.

[43] Aucune manifestation – fût-elle épiphanique ou prophétique – du Logos n’est comparable à la révélation du Logos en tant qu’universel concret.

[44] Et pourtant, comme Heidegger l’a souligné, Aristote avait déjà démontré que le principe unique se dit d’une manière multiple et qu’à l’intérieur même de l’Un, il y a un négatif – le Multiple –, avec lequel il constitue le Principe (cf. Aristoteles, Metaphysik IX 1-3, Gesamtausgabe, B. 33, Ed. Vittorio Klostermann, Frankfurt s/M, 1981, pp. 27-28).

[45] Les mathématiciens modernes imagineront, plus tard, un passage à la limite (à la frontière).

[46] Saint Grégoire de Nicée connaissait encore cette analogie entre Jésus le Christ et la frontière.

[47] La trans-mission dépasse toute mission déterminée.

[48] Le filioque reste le problème le plus sensible à gérer dans les rapports pourtant œcuméniques ouverts depuis longtemps entre les Catholiques et les Orthodoxes.

On appelle « querelle du Filioque » la querelle théologique, à partir du VIIIe siècle, entre l’Église catholique romaine et l'Église orientale (futures Églises orthodoxes) à propos du dogme de la Trinité. Cette querelle, ainsi que des différends d'ordre culturel et politique conduisit au Grand Schisme de 1054, séparant le catholicisme de l’orthodoxie. La querelle porte précisément sur la procession du Saint-Esprit, c'est-à-dire le rapport entre le Saint-Esprit d'une part, le Père (Dieu) et le Fils (Jésus-Christ) d'autre part. Le premier concile œcuménique de Constantinople en 381 affirme : « Nous croyons dans l'Esprit Saint, qui est seigneur et qui donne la vie. Il procède du Père. » À partir du VIIIe siècle, la liturgie latine augmenta la formule initiale : « Il procède du Père et du Fils », en latin Filioque (ex Patre Filióque procedit). L'introduction du Filioque dans le credo occidental eut lieu sous le règne de Charlemagne empereur d’Occident, mais il avait été déjà employé, notamment en Espagne, afin de réfuter l’arianisme. (N.d.R).

[49] C’est le temps dont parle Karl Löwith dans son Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, (Weltgeschishte und Heilsgeschenhen. Die theologischen Voraussetzungen der Geschichtsphilosophie, Stuttgart, 1983) Gallimard, Paris, 2002, dans la traduction de Marie-Christine Challiol-Gillet, Sylvie Hurstel et Jean-François Kervégan, pp. 227-228.

[50] Voir l’analyse des quelques réponses possibles à cette question dans le livre, déjà cité, de Giorgio Agamben, pp. 108-110.

[51] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, in Oeuvres, t. III, Gallimard, Paris, 2000.

[52] Jacob Taubès, La théologie politique de Paul. Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud, Ed. Seuil, Paris, 1999.

[53] Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains, Ed. Payot & Rivages, Paris, 2000.

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